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[1840] La vision des démocraties modernes, par Alexis de Tocqueville

Sunday 4 September 2016 at 00:30

Pour aiguillonner la réflexion, extrait d’un article du très libéral Tocqueville sur la Démocratie…

Source : Le Partage, Alexis de Tocqueville, 02-08-2016

Extrait de “De la Démocratie en Amérique, vol II” (Quatrième Partie : Chapitre VI) publié en 1840. 


Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à l’étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs habitudes laborieuses et rangées, à la retenue qu’ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs. Je pense donc que l’espèce d’oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera à rien de ce qui l’a précédée dans le monde; nos contemporains ne sauraient en trouver l’image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression qui reproduise exactement l’idée que je m’en forme et la renferme; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tacher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde: je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a plus de patrie.

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Au-dessus de ceux-la s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre?

C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.

Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.

J’ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu’on ne l’imagine avec quelques unes des formes extérieures de la liberté, et qu’il ne lui serait pas impossible de s’établir a l’ombre même de la souveraineté du peuple.

Nos contemporains sont incessamment travaillés par deux passions ennemies: ils sentent le besoin d’être conduits et l’envie de rester libres. Ne pouvant détruire ni l’un ni l’autre de ces instincts contraires, ils s’efforcent de les satisfaire à la fois tous les deux. Ils imaginent un pouvoir unique, tutélaire, tout-puissant, mais élu par les citoyens. Ils combinent la centralisation et la souveraineté du peuple. Cela leur donne quelque relâche. Ils se consolent d’être en tutelle, en songeant qu’ils ont eux mêmes choisi leurs tuteurs. Chaque individu souffre qu’on l’attache, parce qu’il voit que ce n’est pas un homme ni une classe, mais le peuple lui-même, qui tient le bout de la chaîne.

Dans ce système, les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent.

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Il y a, de nos jours, beaucoup de gens qui s’accommodent très aisément de cette espèce de compromis entre le despotisme administratif et la souveraineté du peuple, et qui pensent avoir assez garanti la liberté des individus, quand c’est au pouvoir national qu’ils la livrent. Cela ne me suffit point. La nature du maître m’importe bien moins que l’obéissance.

Je ne nierai pas cependant qu’une constitution semblable ne soit infiniment préférable à celle qui, après avoir concentré tous les pouvoirs, les déposerait dans les mains d’un homme ou d’un corps irresponsable. De toutes les différentes formes que le despotisme démocratique pourrait prendre, celle-ci serait assurément la pire.

Lorsque le souverain est électif ou surveillé de près par une législature réellement élective et indépendante, l’oppression qu’il fait subir aux individus est quelquefois plus grande; mais elle est toujours moins dégradante parce que chaque citoyen, alors qu’on le gêne et qu’on le réduit à l’impuissance, peut encore se figurer qu’en obéissant il ne se soumet qu’à lui-même, et que c’est à l’une de ses volontés qu’il sacrifie toutes les autres.

Je comprends également que, quand le souverain représente la nation et dépend d’elle, les forces et les droits qu’on enlève à chaque citoyen ne servent pas seulement au chef de l’État, mais profitent à l’État lui même, et que les particuliers retirent quelque fruit du sacrifice qu’ils ont fait au public de leur indépendance.

Créer une représentation nationale dans un pays très centralisé, c’est donc diminuer le mal que l’extrême centralisation peut produire, mais ce n’est pas le détruire.

Je vois bien que, de cette manière, on conserve l’intervention individuelle dans les plus importantes affaires; mais on ne la supprime pas moins dans les petites et les particulières. L’on oublie que c’est surtout dans le détail qu’il est dangereux d’asservir les hommes. Je serais, pour ma part, porté à croire la liberté moins nécessaire dans les grandes choses que dans les moindres, si je pensais qu’on put jamais être assuré de l’une sans posséder l’autre.

La sujétion dans les petites affaires se manifeste tous les jours et se fait sentir indistinctement à tous les citoyens. Elle ne les désespère point; mais elle les contrarie sans cesse et elle les porte à renoncer à l’usage de leur volonté. Elle éteint peu à peu leur esprit et énerve leur âme, tandis que l’obéissance, qui n’est due que dans un petit nombre de circonstances très graves, mais très rares, ne montre la servitude que de loin en loin et ne la fait peser que sur certains hommes. En vain chargerez-vous ces mêmes citoyens, que vous avez rendus si dépendants du pouvoir central, de choisir de temps à autre les représentants de ce pouvoir; cet usage si important, mais si court et si rare, de leur libre arbitre, n’empêchera pas qu’ils ne perdent peu à peu la faculté de penser, de sentir et d’agir par eux-mêmes, et qu’ils ne tombent ainsi graduellement au-dessous du niveau de l’humanité.

J’ajoute qu’ils deviendront bientôt incapables d’exercer le grand et unique privilège qui leur reste. Les peuples démocratiques qui ont introduit la liberté dans la sphère politique, en même temps qu’ils accroissaient le despotisme dans la sphère administrative, ont été conduits à des singularités bien étranges. Faut-il mener les petites affaires où le simple bon sens peut suffire, ils estiment que les citoyens en sont incapables; s’agit-il du gouvernement de tout l’État, ils confient à ces citoyens d’immenses prérogatives; ils en font alternativement les jouets du souverain et ses maîtres, plus que des rois et moins que des hommes. Après avoir épuisé tous les différents systèmes d’élection, sans en trouver un qui leur convienne, ils s’étonnent et cherchent encore; comme si le mal qu’ils remarquent ne tenait pas a la constitution du pays bien plus qu’a celle du corps électoral.

Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs.

Une constitution qui serait républicaine par la tête, et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître.

Alexis de Tocqueville

Source : Le Partage, Alexis de Tocqueville, 02-08-2016

Source: http://www.les-crises.fr/la-servitude-des-democraties-modernes-anticipee-par-alexis-de-tocqueville-en-1840/


Documentaire : “La Guerre à venir contre la Chine” par John Pilger

Saturday 3 September 2016 at 00:50

Source : Le Grand Soir, John Pilger, 08-08-2016

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John Pilger est un journaliste de renommée mondiale, documentariste et auteur. Il a remporté à deux reprises la plus haute distinction britannique pour le journalisme. Ses films ont remporté des prix de l’académie de télévision en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Deux de ses films, sur le Cambodge et le Timor oriental, comptent parmi les plus importants du 20e siècle. The Coming War on China est son 60e film.

Daniel Broudy : Vous êtes en train de boucler le travail sur votre dernier projet dont le titre, semble-t-il, peut également déclencher des sentiments de crainte considérables. Son titre, The Coming War (La guerre qui à venir), est assez déprimant. Pouvez-vous expliquer ce qui provoque chez vous ce regard particulier sur les événements du monde, tels que vous les voyez se dérouler en Asie de l’Est ?

John Pilger : Le film reprend le thème d’une grande partie de mon travail. Il vise à expliquer comment une grande puissance peut s’imposer tout en avançant à visage couvert et en occultant le danger qu’elle représente. Ce film traite des États-Unis – qui doutent désormais de leur pouvoir de domination – qui sont en train de rallumer la guerre froide. La guerre froide a été lancée à nouveau sur deux fronts : contre la Russie et contre la Chine. Je me concentre sur la Chine dans un film sur la région Asie-Pacifique. Il est situé dans les îles Marshall où les États-Unis ont fait exploser 67 bombes atomiques, des armes nucléaires, entre 1946 et 1958, laissant cette partie du monde gravement endommagée en termes humains et environnementaux. Et cet assaut sur les îles Marshall se poursuit. Sur la plus grande île, Kwajalein, il y a une base importante et secrète des États-Unis appelée Ronald Reagan Test Facility, qui fut créée dans les années 1960 pour – comme les archives que nous utilisons le démontrent sans ambiguïté – « lutter contre la menace de la Chine. »

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Le film se déroule aussi à Okinawa, comme vous le savez. Une partie du thème est de montrer la résistance au pouvoir et à la guerre par un peuple qui vit le long d’une rangée de clôtures des bases américaines dans leur pays d’origine. Le titre du film est une sorte de mise en garde, car il est conçu comme un avertissement. Les documentaires comme celui-ci ont la responsabilité d’alerter les gens, et si nécessaire les prévenir, et de montrer la résistance aux plans rapaces. Le film montre que la résistance à Okinawa est remarquable, efficace et peu connue dans le monde. Okinawa dispose de 32 installations militaires américaines. Près d’un quart du territoire est occupé par des bases américaines. Le ciel est souvent couvert d’avions militaires ; l’arrogance de l’occupant constitue une présence physique quotidienne. Okinawa est de la taille de Long Island. Imaginez une base chinoise bourdonnante juste à côté de New York.

Je suis allé filmer dans l’île de Jeju, au large de la pointe sud de la Corée, où quelque chose de très similaire est arrivée. Les gens sur Jeju ont essayé d’arrêter la construction d’une base importante et provocatrice à environ 600km de Shanghai. La marine sud-coréenne la gardera prête pour les États-Unis. C’est en réalité une base américaine où des destroyers de la classe Aegis mouilleront ainsi que des sous-marins nucléaires et des porte-avions – juste à côté de la Chine. Comme Okinawa, Jeju a une histoire d’invasions, de souffrances et de résistances.

En Chine, je décidé de me concentrer sur Shanghai, qui a été au cœur de l’histoire moderne et des convulsions de la Chine, et de la restauration moderne. Mao et ses camarades y ont fondé le Parti communiste de Chine, dans les années 1920. Aujourd’hui, la maison où ils se sont rencontrés clandestinement est entourée par les symboles de la consommation : juste en face se trouve un Starbucks. En Chine, on peut croiser l’ironie à chaque coin de rue.

Le dernier chapitre du film se déroule aux États-Unis, où j’ai interviewé ceux qui planifient et « jouent à la guerre virtuelle » avec la Chine et ceux qui nous alertent sur les dangers. J’y ai rencontré des gens impressionnants : Bruce Cummings, l’historien dont le dernier livre sur la Corée retrace l’histoire secrète, et David Vine, dont le travail complet sur les bases américaines a été publié l’année dernière. J’ai filmé une interview au Département d’Etat avec le secrétaire d’Etat adjoint pour l’Asie et le Pacifique, Daniel Russell, qui a dit que les Etats-Unis « n’en étaient plus à construire des bases. » Les États-Unis possèdent environ 5.000 bases militaires – 4000 aux États-Unis et près d’un millier sur tous les continents. Rassembler tout ça, lui donner un sens, rendre justice à chacun autant que possible, constitue à la fois le plaisir et la douleur du cinéma. Ce que le film dira, j’espère, est qu’il existe de grands dangers qui ne sont pas reconnus. Je dois dire que me retrouver aux États-Unis pendant une campagne présidentielle qui n’aborde aucun de ces sujets, c’était comme fouler le sol d’une autre planète. .

Ce n’est pas tout à fait correct. Donald Trump a été pris de ce qui semble être un intérêt sérieux, sinon passager. Stephen Cohen, l’autorité de renom sur la Russie, a effectué un suivi, en soulignant que Trump fait clairement savoir qu’il souhaitait des relations amicales avec la Russie et la Chine. Hillary Clinton a attaqué Trump sur ce point. Soit dit en passant, Cohen lui-même a été insulté pour avoir suggéré que Trump n’était pas un cinglé assoiffé de sang par rapport à la Russie. Pour sa part, Bernie Sanders est resté silencieux ; quoi qu’il en soit, il s’est rallié à Clinton. Comme ses courriels le montrent, Clinton semble vouloir détruire la Syrie afin de protéger le monopole nucléaire d’Israël. Rappelez-vous ce qu’elle a fait pour la Libye et Kadhafi. En 2010, en tant que secrétaire d’Etat, elle a transformé un différend régional en mer de Chine en un litige avec les Etats-Unis. Elle l’a promu en une question internationale, un lieu de crise. L’année suivante, Obama a annoncé son « pivot vers l’Asie », le jargon employé pour désigner la plus grande accumulation de forces militaires américaines en Asie depuis la Seconde Guerre mondiale. L’actuel secrétaire de la Défense, Ash Carter, a récemment annoncé que les missiles et les hommes seraient basés aux Philippines, face à la Chine. Cela se passe alors que l’OTAN poursuit son renforcement militaire étrange en Europe, tout près des frontières de la Russie. Aux Etats-Unis, où les médias sous toutes leurs formes sont omniprésentes et la presse est constitutionnellement la plus libre du monde, il n’y a pas de débat national, et même pas de débat tout court, sur ces développements. Dans un sens, le but de mon film est d’aider à briser le silence.

Daniel Broudy : Il est tout à fait étonnant de voir que les deux principaux candidats démocrates n’ont pratiquement rien dit de concret sur la Russie et la Chine ni sur ce que les États-Unis font et, comme vous l’avez dit, il est ironique de voir Trump, qui est un homme d’affaires, parler de la Chine de cette façon.

John Pilger : Trump est imprévisible, mais il a clairement dit qu’il n’avait pas envie de faire la guerre à la Russie et à la Chine. À un moment donné, il a dit qu’il serait même neutre dans le Moyen-Orient. Ce qui est une hérésie, alors il a fait marche arrière sur ce point. Stephen Cohen a dit qu’il [Cohen] avait été attaqué uniquement pour avoir murmuré [les points de Trump]. J’ai récemment écrit quelque chose de similaire et et mes propos ont bouleversé une certaine base dans les médias sociaux. Plusieurs personnes ont suggéré que je soutenais Trump.

Maki Sunagawa : Je voudrais aborder certains de vos travaux antérieurs qui touchent au présent. Dans votre film, Stealing a Nation, Charlesia Alexis parle de ses plus beaux souvenirs de Diego Garcia, en soulignant que, « Nous pouvions manger de tout ; on n’a jamais manqué de quoi que ce soit, et on n’a jamais acheté quoi que ce soit, sauf les vêtements que nous portions. » Ces paroles me rappellent les lieux et les cultures pacifiques et intactes à travers le monde qui existaient avant que les techniques colonisatrices classiques aient été appliquées aux peuples et aux environnements autochtones. Pourriez-vous détailler un peu ce que vous avez découvert lors de vos recherches sur Diego Garcia qui illustre par des faits cette force insidieuse que nous subissons encore aujourd’hui ?

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ohn Pilger : Ce qui est arrivé aux habitants de Diego Garcia fut un crime épique. Ils ont été expulsés, tous, par la Grande-Bretagne et les États-Unis. La vie que vous venez de décrire, la vie de Charlesia, a été délibérément détruite. Depuis leur expulsion, qui a commencé dans les années 70, les habitants des Chagos ont organisé une résistance infatigable. Comme vous le dites, leur histoire est celle des peuples autochtones partout dans le monde. En Australie, les peuples autochtones ont été expulsés de leurs communautés et brutalisés. En Amérique du Nord, l’histoire est similaire. Les populations autochtones sont profondément menaçantes pour les sociétés de colons, car elles représentent une autre vie, une autre façon de vivre, une autre façon de voir les choses ; elles peuvent accepter la surface de notre mode de vie, avec des résultats souvent tragiques, mais la perception qu’elles ont d’elles-mêmes n’en est pas prisonnière. Si nous les « modernistes » étions aussi intelligents que nous croyons l’être, nous apprendrions d’elles. Au lieu de cela, nous préférons le confort spécieux et les préjugés de notre ignorance. J’ai eu beaucoup de contacts avec les peuples autochtones de l’Australie. J’ai fait un certain nombre de films sur eux et sur leurs oppresseurs, et j’admire leur résilience et résistance. Ils ont beaucoup en commun avec le peuple de Diego Garcia.

Certes, l’injustice et la cruauté sont similaires : les habitants des Chagos ont été trompés et intimidés pour les obliger à quitter leurs foyers. Afin de les effrayer à partir, les autorités coloniales britanniques ont tué leurs chiens de compagnie bien-aimés. Puis ils les ont embarqués sur un vieux cargo avec une cargaison d’excréments d’oiseaux, puis les ont largués dans des bidonvilles de l’île Maurice et des Seychelles. Cette horreur est décrite en détail d’un ton presque méprisant dans les documents officiels. L’un d’entre eux, écrit par l’avocat du Ministère des affaires étrangères, est intitulé, « Le maintien de la fiction ». En d’autres termes : comment faire passer un gros mensonge. Le gouvernement britannique a menti à l’Organisation des Nations Unies en affirmant que les habitants des Chagos étaient de « travailleurs temporaires ». Une fois expulsés, ils ont en quelque sorte retouché les photos ; un document du ministère de la Défense a même prétendu n’y avait jamais eu de population.

Ce fut un tableau grotesque de l’impérialisme moderne : un mot, d’ailleurs, qui a pratiquement disparu des dictionnaires. Il y a quelques semaines, les Chagossiens ont vu leur appel à la Cour Suprême britannique rejeté. Ils avaient fait appel d’une décision prise par la Chambre des Lords en 2009 qui leur a refusé le droit de rentrer chez eux, malgré une série d’arrêts de la Haute Cour prononcés en leur faveur. Lorsque la justice britannique est appelée à statuer entre les droits de l’homme et les droits d’une grande puissance, ses décisions peuvent se révéler ouvertement politiques.

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Daniel Broudy : En entendant les gens parler de la grande beauté de Diego Garcia au cours des deux dernières décennies, et les activités marines de loisirs étonnantes disponibles pour tous ceux qui ont la chance d’y être stationnés ou temporairement affectés, je suis toujours frappé par l’ignorance déterminée de tous ceux qui vont et viennent allègrement sans rien connaître de l’histoire de l’île. C’est peut-être dû aux médias que beaucoup de gens consomment et qui jouent un rôle dans la création de ce détachement. La ligne claire qui autrefois séparait la publicité commerciale civile et les relations publiques militaires semble avoir disparue dans ces médias de masse. De nos jours, les publications civiles affichent des titres tels que Le Classement des Meilleures Bases Militaires Outre-Mer. L’auteur d’un récent article soulignait que les militaires engagés admettent que leur motivation principale d’engagement est de « voir du pays ». Je me demande si le système actuel permet, encourage à se percevoir comme une sorte de voyageur du monde cosmopolite et contribue ainsi à développer un sens superficiel du reste du monde, occultant des réalités et des histoires terribles, comme à Diego Garcia, situées hors de notre perception. Pensez-vous que le processus de commercialisation et de “glamourisation” de ces activités militaires joue un rôle dans le maintien de ce réseau mondial de bases militaires ?

John Pilger : Convaincre les jeunes hommes et femmes à rejoindre une armée de volontaires se réalise en leur offrant une sécurité qu’ils ne pourraient pas avoir dans une période économique difficile et en présentant le tout comme une aventure. Ajoutons à cela la propagande patriotique. Les bases sont autant de petites Amériques ; vous pouvez être à l’étranger sous des climats exotiques, mais sans y être vraiment ; c’est une vie virtuelle. Lorsque vous croisez des « indigènes », vous pouvez supposer que l’aventure dans laquelle vous vous trouvez inclut une autorisation pour les bousculer ; ils ne font pas partie de la petite Amérique, de sorte qu’ils peuvent être maltraités. Les habitants d’Okinawa en savent quelque chose.

Je regardais quelques films d’archives intéressants sur l’une de ces bases sur Okinawa. La femme d’un soldat basé là-bas a dit : « Oh, nous essayons de sortir une fois par mois pour avoir un repas local pour avoir une idée de l’endroit où nous sommes. » L’année dernière, dans l’avion au départ des îles Marshall, mon équipe et moi devions passer par le Ronald Reagan Missile Test Site sur l’atoll Kwajelein. Ce fut une expérience kafkaïenne. On a relevé nos empreintes digitales, enregistré nos iris, mesuré notre taille, nous avons été photographiés sous tous les angles. C’était comme si nous étions en état d’arrestation. Ce fut la porte d’entrée vers une petite Amérique avec terrain de golf, pistes de jogging, pistes cyclables et des chiens et des enfants. Les gens qui arrosent les terrains de golf et contrôlent le niveau de chlore dans les piscines viennent d’une île de l’autre côté de la baie, Ebeye, d’où ils effectuent quotidiennement des allers-retours, transportés par les militaires. Ebeye est longue d’environ un km et demi, et 12.000 personnes s’y entassent ; ce sont des réfugiés des essais nucléaires dans les îles Marshalls. L’approvisionnement en eau et l’assainissement y fonctionnent à peine. C’est de l’apartheid dans le Pacifique. Les Américains de la base n’ont aucune idée de la façon dont les insulaires vivent. Ils [les membres de la communauté militaire] font des barbecues face aux couchers de soleil. Quelque chose de semblable est arrivée à Diego Garcia. Une fois que les gens ont été expulsés, les barbecues et le ski nautique pouvaient se mettre en place.

A Washington, le secrétaire d’Etat adjoint que j’ai interviewé a dit que les États-Unis étaient en fait anti-impérialistes. Il était impassible et probablement sincère, et insipide. Il n’est pas un cas rare. Vous pouvez dire à des gens de niveau académique aux États-Unis que « Les Etats-Unis ont le plus grand empire que le monde a jamais connu, et voici pourquoi, voici la preuve. » Il est probable que cela sera reçu avec une expression d’incrédulité.

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Daniel Broudy : Certaines choses dont vous parlez me rappellent quelque chose que j’appris par des amis du Département d’Etat. Il y a toujours un risque que les employés du Département d’Etat ou des personnes qui servent dans l’armée à l’étranger « virent local », c’est-à-dire qu’ils commencent à sympathiser avec la population locale.

John Pilger : Je suis d’accord. Quand ils compatissent, ils se rendent compte que toute la raison de leur présence est absurde. Certains des dénonciations les plus efficaces proviennent d’ex-militaires.

Daniel Broudy : Peut-être que les clôtures, plutôt que de maintenir les étrangers [les locaux] à l’extérieur, servent à rappeler à ceux qui sont à l’intérieur qu’il y a une barrière et que parfois vous n’êtes pas autorisés à franchir cette barrière.

John Pilger : Oui, c’est « eux d’un côté et nous de l’autre ». Si vous allez à l’extérieur de la clôture, il y a toujours le risque d’apprendre quelque-chose sur une autre société. Ce qui peut conduire à se poser des questions sur le pourquoi de la présence d’une base militaire à cet endroit. Cela ne se produit pas souvent, car il y a une autre ligne de clôture qui traverse la conscience militaire.

Maki Sunagawa : Lorsque vous regardez en arrière sur vos lieux de de tournage à Okinawa ou lorsque vous avez filmé certaines scènes pour ce projet, quels sont vos souvenirs les plus marquants et / ou choquants ? Y a-t-il des scènes ou des conversations qui vous collent à la peau ?

John Pilger : Eh bien, il y en a un certain nombre. J’ai eu le privilège de rencontrer Fumiko [Shimabukuro], qui est une source d’inspiration. Ceux qui ont réussi à faire élire le gouverneur Onaga et obtenir que Henoko et toutes les bases entrent dans le débat politique japonais sont parmi les personnes pétris de principes les plus dynamiques que j’ai rencontrés, tellement inventifs et gentils.

En écoutant la mère d’un des jeunes qui est mort suite à ses terribles blessures lorsqu’un chasseur US s’est écrasé sur l’école [à Ishikawa] en 1959, je me suis brutalement rappelé la peur dans laquelle les gens vivent. Un enseignant m’a dit qu’elle n’arrêtait pas de regarder en l’air avec angoisse chaque fois qu’elle entendait le bourdonnement d’un avion au-dessus de sa classe. Lorsque nous tournions à l’extérieur de Camp Schwab, nous étions (ainsi que tous les manifestants) délibérément harcelés par d’énormes hélicoptères Sea Stallion, qui volaient en cercles au-dessus de nos têtes. C’était un avant-goût de ce que les Okinawans subissent tous les jours. On entend souvent cette complainte chez les progressistes dans les sociétés confortables lorsqu’ils sont confrontées à des vérités qui dérangent : « Mais qu’est-ce que je peux faire pour faire changer les choses » ? Je suggère qu’ils fassent comme les habitants d’Okinawa : ne pas baisser les bras ; continuer la lutte.

« Résistance » n’est pas un mot qu’on entend souvent en Occident ou dans les médias. Il est considéré comme un mot « d’ailleurs », qui n’est pas employé par des gens polis, des gens respectables. C’est un mot difficile à détourner et à changer. La résistance que j’ai trouvée à Okinawa est une source d’inspiration.

Maki Sunagawa : Oui, je suppose que lorsque vous faites partie de la résistance, il est pas si facile de percevoir son efficacité. Très souvent, quand je fais des recherches sur le terrain, des interviews, des prises de notes, il me faut un certain temps pour prendre du recul et observer les détails de façon plus objective pour avoir un aperçu plus large du tableau. Au cours de la réalisation de ce film, avez-vous appris quelque chose de nouveau et d’important ?

John Pilger : Eh bien, faire un film comme celui-ci est vraiment un voyage de découverte. Vous commencez avec une vision générale et quelques idées et hypothèses, sans jamais vraiment savoir où tout cela vous mènera. Je n’avais jamais mis les pieds à Okinawa, et j’y ai trouvé de nouvelles idées et de nouvelles expériences : une nouvelle perception des gens, et j’espère que le film le montrera.

Les îles Marshall ont également été une découverte pour moi. Ici, à partir de 1946, les États-Unis ont testé l’équivalent d’une bombe d’Hiroshima chaque jour pendant douze ans. Les habitants servent encore de cobayes. Des missiles balistiques inter-continentaux sont tirés depuis la Californie sur les lagunes dans et autour de l’atoll Kwajelein. L’eau est empoisonnée, les poissons non comestibles. Les gens survivent en bouffant des boîtes de conserves. J’ai rencontré un groupe de femmes qui étaient des survivantes des essais nucléaires autour des atolls de Bikini et Rongelap. Toutes avaient perdu leurs glandes thyroïdes. Elles avaient la soixantaine. Elles ont survécu, incroyablement. Elles étaient d’une générosité rare et avaient un sens aigu de l’humour noir. Elles ont chanté pour nous et nous ont offert des cadeaux, et nous ont dit qu’elles étaient heureuses que nous soyons venus pour filmer. Elles aussi font partie d’une résistance invisible.

John Pilger

Traduction “Toute ressemblance entre le sort fait à ces peuples et un autre au Moyen-orient n’est sûrement pas fortuite” par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.

Maki Sunagawa est un chercheur post-universitaire à l’École supérieure de communication interculturelle à l’Université Chrétienne d’Okinawa. Elle rédige actuellement un livre basé sur ses recherches sur la propagande d’entreprise et d’Etat et son utilisation et ses effets à Okinawa depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Daniel Broudy est professeur de rhétorique et linguistique appliquée à l’Université Chrétienne d’Okinawa. Ses activités de recherche portent sur l’analyse critique des textes et représentations symboliques du pouvoir qui prévalent dans la culture post-industrielle. Il est co-éditeur de Synaesthesia : Communication Across Cultures,  membre de Veterans For Peace, et écrit sur les pratiques discursives contemporaines qui façonnent l’esprit du public.

Source : Le Grand Soir, John Pilger, 08-08-2016

Source: http://www.les-crises.fr/documentaire-la-guerre-a-venir-contre-la-chine-par-john-pilger/


Chelsea Manning par elle-même. (Amnesty International)

Saturday 3 September 2016 at 00:25

Pour ne pas oublier la personne à l’origine de la fuite des câbles diplomatiques américains…

Source : Le Grand Soir, Chelsea Manning, 09-08-2016

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A l’heure où l’on essaie de faire taire à tout prix la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, après sa tentative de suicide du 5 juillet 2016 suite à ce que l’ONU a qualifié d’actes de torture, par la menace juridique d’isolement définitif pour le restant de sa peine (30 ans), il importe plus que jamais de faire entendre et de diffuser sa parole. Amnesty International UK lui a consacré un podcast de sa série ’In Their Own Words’ (consacrée aux histoires des militants pour les droits humains dans le monde entier) en février 2016 : l’essentiel de sa transcription, traduite ici, peut y contribuer. Elle y raconte par lettre sa vie en prison, mais parle aussi de son histoire, ce qui a fait d’elle ce qu’elle est devenue et ce qui lui a fait faire ce qu’elle a fait.

J’ai passé mon enfance à Crescent, dans l’Oklahoma. C’est une toute petite ville, remarquable surtout par son nombre incroyable d’églises : je n’oserais même pas avancer un chiffre. Un de ces endroits amicaux où tout le monde se connaît, et où il n’est pas rare qu’on n’ait jamais franchi les frontières de l’Etat.

Je n’avais pas la vie facile. Mon père voyageait beaucoup pour ses affaires, je passais donc la plupart de mon temps avec ma mère et ma sœur. Malheureusement, mes parents buvaient beaucoup, et tous deux pouvaient se montrer violents. Mais ma sœur m’a beaucoup aidée. Elle a été un exemple pour moi dans des temps difficiles.

Ayant peu d’occasions de socialiser, je me suis naturellement intéressée aux ordinateurs, qui me servaient à la fois de parents et de babysitters, et vers 1997 j’ai commencé à explorer l’Internet et à faire mes propres sites web. J’étais surtout motivée par un mélange de curiosité et de solitude.

Je me souviens n’avoir eu personne pour m’aider à y voir clair dans mes sentiments et à trouver les mots pour les exprimer. Par exemple, à 8 ans, j’ai confié à une conseillère d’orientation que je ne savais pas pourquoi je voulais jouer avec les filles, ou jouer à la marelle, ce genre de choses. Mais elle n’a rien trouvé d’autre à me répondre que « les garçons sont différents des filles ». C’était comme s’il n’y avait rien entre les deux. Et les autres gosses me taquinaient beaucoup : « Ce que t’as l’air d’un pédé alors », « T’arrêtes pas de pleurer », « Regardez-le, on dirait une fille » – me rappelant constamment ma différence, et combien peu je la comprenais.

J’ai passé un temps fou à essayer d’entrer dans la chambre de ma sœur, avant d’y parvenir à force d’ingéniosité. Ce que j’y faisais n’était pas bien terrible. Je jouais juste avec ses poupées Barbie, et j’essayais ses jeans délavés et sa veste en cuir. Je me rappelle combien sa chambre était coquette et rangée, et mon désir de pouvoir décorer la mienne de la même manière.

Jusqu’à 15 ans, je suis restée dans le déni. J’ignorais mes sentiments, jusqu’à ce qu’ils me submergent. Alors, je m’achetais du maquillage et des vêtements de fille, en regardant partout comme un gosse qui achète des cigarettes, puis je les portais un moment avant de les jeter et de recommencer un peu plus tard. Mes pensées étaient malsaines, elles faisaient écho aux mauvais conseils reçus dans mon enfance. Tu es un monstre. Personne ne t’aime. Tu es trop efféminé. Sois un homme. Les quelques questions que j’avais posées à mes amis (comme : « est-ce qu’on peut parfois se sentir poussé à porter des vêtements de fille ? ») avaient donné des réactions désastreuses et m’avaient conduite à tout nier et à me cacher.

Mais, sur Internet, j’étais plus à l’aise pour être honnête. Je pouvais être une fille du Texas de 16 ans ou un Anglais de 24. Cela demandait beaucoup d’imagination et de cohérence, mais j’étais davantage moi-même que dans la vraie vie et dans cet univers complètement inventé, je pouvais taper mes pensées et mes sentiments les plus intimes. Dans les années 2000, la communauté trans n’était pas très présente en ligne, mais la communauté gay oui, et je m’y sentais à l’aise. Je m’y suis fait beaucoup d’amis, même sans savoir leurs noms ni de quoi ils avaient l’air.

La première fois que je me suis habillée en femme en public, c’était lors d’une permission pendant la guerre en Irak, en 2010. Et j’ai été étonnée de voir comme ça marchait bien, et comme cela me paraissait naturel.

Mon père avait divorcé en 2005, mais sa nouvelle femme me détestait, et après de nombreuses disputes, j’avais emprunté la petite camionnette de mon père pour errer dans le Midwest pendant quelques mois, puis m’établir à Chicago pour l’été. Comme j’évitais les centres pour SDF qui étaient très anti-gays et anti-trans, il n’était pas rare que je passe la nuit dans la camionnette, et que je me fasse harceler par la police. C’est malheureusement une expérience encore courante aujourd’hui pour de nombreux jeunes gays et trans.

La guerre en Irak entrait dans une phase d’augmentation de ses effectifs cet été-là, et j’ai commencé à me demander si je pouvais faire une différence au cas où la guerre poursuivrait sa spirale incontrôlable. J’avais l’impression que mon pays avait besoin de moi, alors j’ai demandé à mon père comment m’enrôler. A son avis, je devais m’adresser au recrutement dans la Navy ou dans l’Air Force – mais cela ne m’intéressait pas. A voir tous ces soldats courir partout dans Bagdad et Bassora, je me disais que l’armée avait besoin d’augmenter ses forces au sol. J’espérais aussi que la vie militaire me « viriliserait » par ce qu’elle attendrait de moi. Et donc je me suis officiellement engagée le 1er octobre 2007, et j’ai commencé mon entraînement dès le lendemain.

J’espérais pouvoir aider au rapatriement des soldats envoyés en Irak et en Afghanistan, et protéger les civils qui étaient obligés de vivre dans ces pays. Je pensais que peut-être, si je faisais vraiment du bon travail, je pourrais maximiser notre capacité à percer à jour les insurrections et à mettre au point des stratégies pour les contrer, accélérant ainsi les choses. J’avais vraiment bon espoir.

Mon rôle d’analyste du renseignement multisource était de rassembler toutes les informations brutes provenant de différentes sources, telles que rapports d’interrogatoires, rapports d’observation, communications interceptées, images satellite, et de les combiner pour produire des synthèses ou – trop souvent – des diaporamas.

Tout le temps de ma mobilisation j’ai travaillé entre 12 et 14 heures par jour, tous les jours de la semaine, sans jours de repos complets, et la plupart du temps la nuit. C’était la nuit que les entraînements avaient lieu et que la logistique et les opérations de combat se décidaient. Souvent, je devais traiter de 40 à 100 e-mails, avec la conscience d’enjeux très élevés.

Si réduit qu’ait été mon temps de repos, j’avais souvent du mal à dormir, surtout avec le soleil rayonnant au-dehors et le vrombissement continu des générateurs près de mon mobile home. Alors je passais beaucoup de temps sur Internet, quand je pouvais obtenir une connexion correcte, et j’écoutais beaucoup de musique. Je ne parlais plus tellement aux gens au bout d’un moment. Tous ces gens qui mouraient autour de moi quotidiennement, tous ces efforts pour me montrer un « homme », commençaient à me peser. J’étais très anxieuse et souvent déprimée.

J’étais inondée de chiffres, de rapports, de coordonnées, de noms, de photos ! Submergée finalement. A un moment donné, le travail que je faisais a cessé de me faire l’effet d’une corvée abstraite et intellectuelle, pour devenir terriblement réel. Il s’agissait de vrais gens, vivant dans de vrais endroits. A toutes nos erreurs de planification, des innocents mouraient. A toutes nos erreurs d’appréciation, des innocents étaient détenus pendant des semaines ou des années. Nos erreurs sont devenues un fardeau pour moi, nos négligences aussi. Par exemple, nous n’avons pas pris la mesure du fait que le gouvernement irakien détenait des prisonniers sous des charges fallacieuses, et torturait ses citoyens pour faire des exemples. Une partie de moi en souffre encore.

BULLETIN D’INFORMATIONS, 6 AVRIL 2010 : L’armée américaine a confirmé l’authenticité de la vidéo de juillet 2007 qui vient d’être postée sur WikiLeaks.org, où l’on peut voir des forces armées américaines en train de faire feu sans distinction sur des civils irakiens, tuant 12 personnes, dont 2 employés de Reuters, et blessant 2 enfants. Les voix qu’on y entend semblent avoir cru que leurs cibles portaient des armes, mais les images montrent sans erreur possible qu’il s’agissait de caméras.

Le Pentagone n’a jamais rendu publique cette vidéo, ayant dégagé les auteurs du massacre de leurs responsabilités. WikiLeaks indique que le site a pu décoder la bande après l’avoir reçue d’une source interne à l’armée qui voulait qu’elle soit rendue publique.

Je n’avais alors qu’une vague idée des conséquences possibles. Je craignais un renvoi de l’armée. Deux ans de prison me semblaient le bout du monde à l’époque. Je m’attendais aux pires issues possibles, mais sans avoir une conscience précise des implications concrètes. Dans l’abstrait, je m’attendais à être démonisée et passée à la loupe. Je pensais que tous les défauts que je pouvais avoir, tous les reproches que l’on m’avait faits, toutes les fois où j’avais merdé seraient utilisés contre moi au tribunal de l’opinion publique. J’avais surtout peur que la question de mon genre soit utilisée contre moi et contre mes pareilles. Rétrospectivement, je pense que ces craintes étaient fondées.

L’ANIMATRICE : Chelsea fut arrêtée par l’équipe chargée des enquêtes sur les violations des lois militaires (CID), le 27 mai 2010. 4 jours après, elle était transférée au Camp Arifjan au Koweit, où elle devait passer les deux mois suivants à l’isolement.

Au début, tout semblait relativement normal. J’ai passé deux jours dans une tente avec d’autres gens. Ce n’est que lorsqu’on m’a placée en régime de détention maximale, dans une sorte de grande cage de métal à l’intérieur d’une tente, que la situation a vraiment empiré. Je m’attendais à être traitée comme tout autre prisonnier militaire, avec respect et dignité.

Il faisait chaud et sombre dans cette tente. Seuls les repas donnaient une idée de l’heure qu’il pouvait être. Finalement, tout s’est brouillé dans ma tête, et mes souvenirs de cette époque sont très confus. A être toujours seule dans cette tente, je n’avais aucune idée de ce qui se passait au-dehors, c’est à peine si je savais quel mois on était, ou depuis combien de temps j’étais là. Je ne savais même pas quels étaient les chefs d’accusation contre moi au juste.

Après quelques semaines à vivre dans cette brume mentale, j’ai commencé à devenir complètement dépendante de l’équipe qui me surveillait et me donnait à manger. Comme ils étaient ma seule connexion au monde extérieur, je croyais tout ce qu’ils me disaient, alors que, je m’en aperçois maintenant, ils n’étaient ni bavards ni fiables. Tout était possible.

Quand j’ai été transférée à la base de Quantico, j’ai été soumise à peu près aux mêmes conditions de détention, sauf que je me trouvais cette fois dans un immeuble climatisé en Virginie et que j’ai été autorisée à recevoir des visiteurs qui m’ont enfin informée de ce qui s’était passé les 2 ou 3 mois précédents. Je vivais dans une petite cellule de 6 m². Il y avait toujours au moins deux Marines qui me surveillaient depuis un miroir sans tain. Je n’avais pas le droit de posséder quoi que ce soit dont je n’aie pas un usage immédiat. Si je voulais aller aux toilettes, je devais demander un rouleau de papier, et le rendre dès que j’avais fini. Pareil pour les brosses à dents, les livres et parfois même mes lunettes. J’avais parfois le droit de regarder la télé, mais c’étaient les Marines qui contrôlaient ce que je regardais, et ils changeaient de chaîne dès qu’il y avait quelque chose qui ressemblait à un bulletin d’informations.

C’était un tel cauchemar surréaliste, que ça en devenait comique. Il faut avoir le sens de l’humour dans de telles situations, sinon on ne peut pas y faire face. De telles conditions de vie allaient bien au-delà de ce qu’on associe généralement à l’isolement cellulaire. Enfin quoi, il fallait que je demande la permission pour tout, même pour m’adosser au mur, et il y avait un gardien qui me regardait me brosser les dents tous les matins. C’était dingue.

L’ANIMATRICE : Après plus de 3 ans à l’isolement, le 21 août 2013, la deuxième classe Chelsea Manning fut condamnée à purger une peine de 35 ans dans une prison militaire pour avoir transmis à WikiLeaks des documents classés top secret en 2009 et 2010. Pendant son procès, elle a été empêchée de faire valoir ses propres preuves ou ses motivations, y compris son affirmation qu’elle avait agi dans l’intérêt public en révélant des abus militaires.

Mes avocats étaient consternés. L’un d’eux s’est mis à pleurer. Personne n’osait dire un mot, alors j’ai pris la parole. Je leur ai dit qu’ils avaient fait un travail formidable et travaillé très dur, et que je n’aurais pas pu leur en demander davantage.

Pourquoi ai-je annoncé publiquement : « Je suis Chelsea Manning, je suis une femme », le jour qui a suivi le verdict ? Eh bien, parce que c’est qui je suis. Je voulais le faire avant, mais mes avocats me l’avaient déconseillé. Je me sentais honorée de disposer d’une tribune telle que la télévision nationale et j’étais fière d’avoir pris la décision d’être honnête sur mon identité avec toutes mes connaissances. Et ce fut gratifiant, car j’ai reçu en retour un déluge de soutiens.

Fort Leavenworth est une base militaire très étendue, mais pas très peuplée, sur les bords de la Missouri River dans le Kansas. Elle est connue pour son école d’officiers venus du monde entier – et pour sa prison. J’ai décidé de m’intégrer et de m’efforcer d’y être à l’aise. Tous les matins je regarde la femme que me renvoie le miroir dans les yeux et je lui dis : « Allez, tu peux y arriver ». C’est le moment où je me motive pour la journée. Je crois qu’il est très important de diviser de longues années en petites unités faciles à maîtriser.

Ici, je suis une détenue comme les autres, et c’est tout ce que je demande. Je travaille de 7 h à 16 h, avec une heure et demie de pause-repas, dans une petite équipe de menuiserie qui fait des choses de grande qualité. Quand nous avons de la chance, il nous arrive de recevoir des commandes pour des articles élaborés, mais en général il s’agit de commandes en gros pour des articles militaires de série. C’est une occupation très agréable. Chaque équipe fabrique ces objets du début à la fin, ce n’est pas du travail à la chaîne. Et quand je retourne dans ma cellule le soir, je passe en revue les lettres, les cartes, les journaux et les magazines de la journée. Je me débrouille pour faire ma lessive, ou je vais à la bibliothèque pour y échanger des livres ou y taper des lettres. Quand le temps le permet, j’adore prendre de l’exercice physique. Et je tire le meilleur parti possible du téléphone. Puis je prends une douche et je me couche, après une heure environ de lecture en général.

J’ai fait une demande pour être traitée médicalement dès août 2013, mais le traitement lui-même n’a débuté qu’en février 2015. En décembre 2014, j’ai commencé à porter du maquillage – mais ce n’était qu’une solution de fortune.

Prendre des hormones est une expérience très étrange. Mes émotions sont plus immédiates et plus profondes. Auparavant, je les refoulais au fond de ma tête en me disant, on verra ça plus tard. Maintenant, quand je me sens triste, je pleure. Quand je suis heureuse, j’en ris de joie, et quand je me sens seule, je m’adresse à quelqu’un qui m’est cher. Physiquement, ma peau est devenue plus douce et plus sensible. La vie est plus riche, plus pleine.

J’ai décidé d’apprendre autant de choses que je pourrais. Je me fixe beaucoup de petits buts et de petits objectifs pour la journée ou pour la semaine, tels que la rédaction d’un essai pour un cours universitaire, la lecture sur un sujet donné, ou l’acquisition d’une technique. Mais tous se rejoignent dans le but d’enrichir mes connaissances, ma compréhension et mes points de contact avec le monde et les gens qui m’entourent.

Ce qui me donne le plus d’espoir, ce sont les lettres et les cartes que je reçois de toutes sortes de gens. J’ai de nombreuses lettres de jeunes gays et trans, chose que je trouve extraordinaire parce que c’est un moyen de communication depuis longtemps oublié. Au début de mon incarcération, je ne savais même pas où mettre le timbre, donc j’imagine combien cela doit être important pour ces jeunes d’apprendre à faire quelque chose d’aussi inhabituel à notre époque digitale. Ces lettres signifient beaucoup pour moi. J’y puise la force de continuer.

En fait, il m’est arrivé d’imaginer que je pouvais voyager dans le temps et me rencontrer alors que j’étais adolescente. Je connais toutes les peurs qu’elle avait, toutes les vulnérabilités qu’elle cachait. Je voudrais la prendre par la main et lui dire que tout ira bien. Je lui dirais qu’elle n’est pas un monstre, qu’elle est aimée et appréciée plus qu’elle ne le croit, qu’elle peut être heureuse et en bonne santé en restant fidèle à elle-même. Toutes choses que j’ai fini par comprendre, et toutes choses que j’aurais tellement eu besoin d’entendre quand j’étais jeune : que nous sommes tous des êtres humains, et que nous pouvons tous être aimés inconditionnellement.

L’ANIMATRICE : Chelsea est toujours à Fort Leavenworth. Elle ne sera pas libérée avant 2045, si elle purge sa peine entière. Amnesty appelle à sa libération immédiate. On lui a fait payer trop cher pour qu’elle serve d’exemple, et les abus qu’elle a rapportés n’ont jamais été examinés. En 2015, après un nouveau procès contre l’Armée, elle a gagné le droit d’obtenir un traitement hormonal transitoire. Mais elle ne peut toujours pas se laisser pousser les cheveux, et elle est toujours forcée de s’habiller en homme. Tel est donc son combat actuel. Si, aujourd’hui, l’armée américaine reconsidère la façon dont ses forces transgenre doivent être traitées, c’est en grande partie grâce à Chelsea.

C’était « In Their Own Words », une série podcast d’Amnesty International présentée par Anna Bacciarelli. Michelle Hendley a prêté sa voix à Chelsea Manning, qui n’est pas autorisée à nous parler depuis sa prison.

Traduit par Vernon LATHAM.

Source : Le Grand Soir, Chelsea Manning, 09-08-2016

Source: http://www.les-crises.fr/chelsea-manning-par-elle-meme-amnesty-international/


Clinton: une course contre la montre face aux “Affaires”, par Stéphane Trano

Saturday 3 September 2016 at 00:01

Source : Marianne, Stéphane Trano, 24-08-2016

La fin de l’alignement des planètes est-il arrivé pour Hillary Clinton? Changement de tactique de la part de Trump, aveu dérangeant de l’Administration Obama sur l’Affaire des emails, ordonnance inattendue d’un juge fédéral, appels à la fermeture de la Fondation Clinton: la candidate, qui a toujours balayé d’un revers de main tous les soupçons qui la concernent, est-elle en train de reconstituer le camp républicain malgré-elle?

Photo: AmericaRisingPac

Photo: AmericaRisingPac

La campagne pour l’élection présidentielle américaine prend peu à peu, pour Hillary Clinton, l’aspect d’une course contre le temps. Un signe qui ne trompe pas est la prudence qui gagne, depuis la fin de semaine dernière, les principaux médias du pays: ils ne peuvent plus se contenter de souligner l’avance spectaculaire – de 20 points parfois – donnée à la candidate démocrate sur son adversaire républicain au fil des sondages, depuis les clôtures des conventions nationales des deux principaux partis.

Le New York Times a rappelé, , que le  raz-de-marée attendu en faveur de Clinton – dont il s’est fait l’un des principaux promoteurs – n’est pas aussi certain qu’il y paraît, et appelle ses partisans à modérer leur enthousiasme. Le quotidien écrit ainsi que « le pays est trop fragmenté et sa température politique trop surchauffée pour qu’une seule personne puisse émerger comme un choix consensuel pour les deux tiers de l’électorat. » Une reculade amusante, une semaine après avoir titré en faveur de Clinton et avec un enthousiasme mal dissimulé : « La campagne est-elle finie ? » Et le cas est loin d’être unique.

S’il maintient pour le moment sa vive campagne anti-Trump, l’autre grand navire amiral de la presse écrite américaine, le Washington Post : lundi, il publiait un article expliquant que « les plus durs critiques médiatiques anti-Trump (dont le quotidien est le meilleur représentant, NDA), sont d’accord : la Fondation Clinton doit fermer. » C’est un tournant certain dans la campagne électoral, accentué par des fissures très perceptibles dans la couverture des médias télévisés, jusqu’à présent menée exclusivement à la décharge de la candidate.

Photo: La Une du Huffington Post, le 21 août:

Photo: La Une du Huffington Post, le 21 août: “Fermez (la Fondation)”

Le calcul de Trump

L’inquiétude qui gagne ce front anti-Trump est nourrie par une série de questions recurrentes sur la formidable machine Clinton, dans un contexte où la mise en place rapide, par l’équipe Trump, sous l’impulsion de , d’une nouvelle étape de sa stratégie, commence à produire ses effets. Fini les provocations quotidiennes, pour le moment : Donald Trump a su saisir un « momentum » avec une grande habileté, en privant les médias de leur matière habituelle et abondante, pour les contraindre à traiter de sujets moins confortables pour l’ancienne secrétaire d’Etat. Et cela ne pouvait pas plus mal tomber.

Après le refus du Département de la Justice, fin Juillet, d’ordonner une enquête sur l’affaire des emails, le camp Clinton et une large partie de la presse avait estimés la question enterrée pour de bon. Mais le soulagement aura été de courte durée. Lundi, l’administration Obama a été contrainte de reconnaître que 14900 nouveaux emails avaient été découverts par le gouvernement, des emails que Clinton n’avaient jamais transmis à son autorité de tutelle. Le Juge fédéral James E. Boasberg a ordonné la remise de ces emails avant le 22 septembre, quelques semaines avant l’élection du 8 novembre. On sait, depuis quelques heures, que 148 de ces emails reçus par Hillary Clinton, lorsqu’elle était en charge de la politique internationale des Etats-Unis, provenaient d’interlocuteurs de haut niveau et de donateurs de la Fondation Clinton. Et l’information n’est pas sortie de nulle part mais, de manière très révélatrice, de la puissante , qui fédère 900 médias à travers le pays et tend à affirmer son indépendance dès qu’on la soupçonne d’adopter un penchant pour l’un des deux camps, cette année, en l’occurrence, pour le camp démocrate. Le plus significatif est, probablement, ce titre de l’archi-Clintonien Huffington Post, dans son édition de dimanche : « Fermez-là », à lire non pas comme une insulte mais comme « Fermez la Fondation Clinton! »

Début de panique?

Si les appels se multiplient de la part des états-majors médiatiques pour inciter Hillary Clinton à faire mouvement au sujet de la fameuse fondation, c’est que l’attitude de la candidate alimente toutes les rumeurs et rétablit la cohésion, à une vitesse alarmante, du camp républicain, depuis des mois incapable de se reconstituer sous les coups de boutoirs du candidat Trump. Il y a donc urgence.

Car c’est une constante dont Hillary Clinton semble incapable de se défaire : esquivant toutes les questions dérangeantes, n’apportant que des réponses imprécises et affichant une sérénité presque provocante face aux ennuis potentiels que ce type d’affaires peut engendrer, l’ancienne First Lady suscite non seulement une profond méfiance, y compris au sein des Démocrates, mais également, une franche suspicion. Un signe supplémentaire? Depuis quelques jours, Bernie Sanders, que la campagne avait finalement transformé en atout, a totalement disparu de la scène.

Tant que les débordements de Trump faisaient s’éloigner de lui, par un effet domino, des pans entiers de l’électorat républicain, Hillary Clinton pouvait mener une campagne par défaut. Mais les changements tactiques de Donald Trump constituent pour elle un piège imprévisible. Elle avait cru trouver une parade efficace en interpellant son adversaire, sans relâche, à publier ses déclarations fiscales, comme elle-même le fait depuis de nombreuses années. Cette fois, c’est à Trump de renverser la charge, dans un pays où le mensonge passe très, très mal, et où il est d’usage de devoir démontrer que l’on est innocent face aux accusateurs, même lorsqu’ils n’ont pas de preuves incontestables.

Les principales provenances des dons à la Fondation Clinton de 1999 à 2014 (source: Wall Street Journal)

Les principales provenances des dons à la Fondation Clinton de 1999 à 2014 (source: Wall Street Journal)

La réapparition d’un fonds enfoui

Or, la Fondation Clinton pose de sérieux problèmes. Depuis longtemps, on s’interroge à son sujet, et les enquêtes menées un peu partout commencent à livrer d’intéressantes informations. Le magazine Fortunea ainsi confirmé, lundi soir, qu’elle était dotée d’un fonds privé de Capital-Investissement appelé Fondo Acceso, centré sur les petites et moyennes entreprises colombiennes mais sans aucune existence avérée en Colombie, avec pour partenaires le milliardaire mexicain Carlos Slim – principal actionnaire du New York Times depuis 2015 – et le magnat minier canadien Frank Giustra, proche ami de Bill Clinton, même du conseil d’administration de la Fondation Clinton et par ailleurs gros producteur hollywoodien, qui a notamment financé le fil, du réalisateur Michael Moore, Fahrenheit 9/11. Le site de Fondo Acceso avait soudainement disparu d’Internet après des informations sur son existence divulguées l’an dernier par le New York Post.  Les cent millions de dollars attribués par Frank Giustra à la Fondation et la fourniture gracieuse de son jet privé aux époux Clinton à 27 reprises n’ont rien de secret, mais ce fonds, lui, qui afficherait une perte, reste sujet à interrogations. Des questions parmi tant d’autres concernant, plus particulièrement, la provenance des fonds de la Fondation Clinton, le rôle de Bill Clinton et l’influence éventuelle des généreux donateurs sur celle qui était alors secrétaire d’Etat de Barack Obama.

Confrontée à l’effervescence, et visiblement soucieuse d’éviter l’ouverture d’une investigation au niveau fédéral telle que la réclament les Républicains, la Fondation vient d’annoncer qu’elle travaille désormais à la recherche de  « partenaires » pour plusieurs de ses programmes, y compris toutes les activités et tous les programmes internationaux financés par des donateurs étrangers et des entreprises. Une annonce significative qui, si elle n’est pas synonyme d’aveu, paraît curieusement précipitée. Et une raison de plus, sans doute, pour ceux qui doutent fortement de la transparence des époux Clinton, de croire en leur capacité d’inverser la tendance récente.

Source : Marianne, Stéphane Trano, 24-08-2016

Source: http://www.les-crises.fr/clinton-une-course-contre-la-montre-face-aux-affaires-par-stephane-trano/


[Rencontre] Lundi 12 septembre : AfterWork de rentrée

Friday 2 September 2016 at 10:00

Vu le succès des premiers Afterworks, je propose aux Parisiens de nous retrouver pour prendre un verre le lundi 12 septembre à partir de 19h30, dans le quartier des Halles.

L’idée est de faire connaissance, de discuter du blog et de l’actualité, de répondre à vos questions, et surtout de faire se rencontrer la communauté qui s’est créée, pleine de gens sympathiques…

 

Afin de gérer tranquillement les inscriptions, qui doivent être limitées, nous avons créé une application dédiée aux inscriptions aux rencontres du blog.

Pour cela, il faut : 1/ créer une fois pour toute un compte utilisateur, et 2/ s’inscrire ensuite à la rencontre.

Bref, les inscriptions, c’est ici

(signalez nous en commentaire s’il y a des bugs, en indiquant ce qui se passe – ça marche en général… – merci. Si vous êtes bloqué, inscrivez vous en l’indiquant en commentaire, pas de souci – désolé, on rode l’application… )

 

Rendez-vous donc de nouveau au Café Paris Halles – Adresse : 41 Boulevard de Sébastopol, 75001 Paris – Métro Châtelet/Les Halles, ou bus 69 – Téléphone : 01 40 26 49 19 (1 conso obligatoire pour le bar svp)

En espérant vous y croiser…

Amitiés

Olivier Berruyer

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Source: https://www.les-crises.fr/rencontre-lundi-12-septembre-afterwork-de-rentree/


Marcel Gauchet : “L’impuissance du politique est une impuissance fabriquée”

Friday 2 September 2016 at 01:50

Source : Bernard Poulet, pour Au Fait, septembre 2013.

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Marcel Gauchet appartient à une catégorie de penseurs devenue rare : ceux qui refusent de s’enfermer dans une spécialité et qui veulent comprendre le monde dans toutes ses dimensions. D’abord philosophe politique, cet homme qui travaille comme un moine bénédictin est aussi historien, empruntant encore à la psychanalyse et à l’anthropologie. Il a écrit sur l’histoire des sciences, l’éducation, les droits de l’homme. Rien de ce qui est humain, pourrait-on dire, ne lui est étranger, ce qui en fait l’un des penseurs les plus importants de notre époque. Son irruption sur la scène intellectuelle remonte à 1985, avec « Le désenchantement du monde ». Souvent classé parmi les philosophes libéraux, il est pourtant un des critiques les plus exigeants de la démocratie telle qu’elle va en ce début de siècle. Ces dernières années, en dehors de nombreuses interventions publiques, il s’est attelé à établir une « théorie de la démocratie » et à une élucidation de ce qui a conduit au néo-libéralisme. Ce qui advient avec la sortie de la religion, c’est un monde où les hommes ambitionnent de se gouverner eux-mêmes. Et c’est à ce titre qu’il livre, ici, une critique sans concession des risques qui pèsent sur la démocratie et des mauvaises pistes suivies par la construction européenne.

Les mécanismes de la démocratie semblent être devenus gênants pour beaucoup d’acteurs publics. Ils préfèrent confier le pouvoir à des personnalités qui ne sont pas élues, à l’instar des responsables des instances européennes. Faut-il parler de «crise de la démocratie » ?

«De quoi s’agit-il? Pas de l’instauration d’une dictature mais du règne d’une oligarchie qui tend à s’affranchir des mécanismes démocratiques au nom de la bonne gouvernance économique. À cet égard, la crise actuelle crée un effet de brouillage dont il faut avoir conscience quand on évoque une «crise de la démocratie». C’est une notion qu’il convient de relativiser. Car il s’agit surtout d’un problème européen. Si les États-Unis, par exemple, ont de gros problèmes, si leur système politique fonctionne mal, on ne peut pas parler d’une crise de la démocratie américaine au sens de ce qui se passe dans l’espace européen. Il y a bien en revanche, une crise de la démocratie en Europe, combinée avec une crise de la construction européenne. Elle affecte toutes les démocraties nationales en même temps que la construction européenne, même si elle est ressentie différemment selon les pays.»

La politique est-elle devenue impuissante, incapable de répondre aux aspirations des populations ?

«Il s’agit d’une impuissance fabriquée et, d’une certaine manière, souhaitée par certains acteurs de la construction européenne dont la philosophie sous-jacente est de vider les appareils politiques nationaux de toute substance. Ceux-ci voudraient construire un espace politique non seulement post-national mais aussi

Il y a bien en revanche, une crise de la démocratie en Europe, combinée avec une crise de la construction européenne.

post-étatique. C’est-à-dire un espace où la “gouvernance”, par un mélange de droit et de régulation économique, aurait remplacé l’action de gouvernements élus, toujours soupçonnés d’arbitraire et d’inefficacité. Les arguments juridiques et économiques constituent le fonds de sauce européiste dans lequel nous nous sommes enlisés.»

C’est donc là que se situe l’origine de l’impuissance des personnels politiques nationaux ?

«Pour une part importante, certainement. La campagne pour l’élection présidentielle française de 2012 l’a très bien illustré. Les candidats étaient incapables d’aborder le fond de leur programme car ils avaient peur que les

Le Parlement européen n’a pas tardé à se révéler une espèce de cour des miracles politique, essentiellement destinée à caser ou à recaser un personnel qu’on n’a pas envie de voir chez soi.

citoyens, droite et gauche confondues, se rendent compte que c’était globalement le même, en gros, que celui de la Commission européenne. Chaque fois que l’un ou l’autre avançait une proposition ayant un peu de relief, qui sortait du cadre, le chœur des bons esprits s’exclamait immédiatement que c’était impossible en raison des accords que nous avions préalablement signés au niveau européen. Cette Europe-là fonctionne comme une machine à vider la volonté politique de toute substance. »

Donc tout est faux dans la volonté qu’ont eue les «pères fondateurs» et leurs successeurs de construire cette unité européenne?

«Non, je ne dis pas du tout que c’était un projet absurde. D’une part, l’Europe existe civilisationnellement et la mondialisation confirme de plus en plus cette existence en lui donnant le sens d’une identification européenne. D’autre part, l’abandon de la politique des états-nations, celle qu’on a connue notamment dans la première moitié du vingtième siècle, ne doit pas faire l’objet de grands regrets. Aujourd’hui, dans la situation économique et stratégique que nous connaissons, les états européens ont intérêt à coopérer étroitement. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. L’intention d’origine était donc excellente. Mais il n’en découle pas que les instruments sont bons. Je partage les intentions de départ mais je juge les instruments déplorables, absurdes et dépassés. Ces institutions sont une rêverie de technocrate, conçue dans un contexte particulier, celui de la Guerre froide et de la division de l’Europe en deux, les Soviétiques d’un côté et les Américains de l’autre. C’est dans ce cadre où l’Europe faisait figure de champ de bataille annoncé de la troisième guerre mondiale que le projet européen a pris corps, il ne faut jamais l’oublier. Pour les uns, il s’agissait tout simplement de renforcer le camp occidental, pour les autres de retrouver les moyens d’une indépendance relative entre les deux blocs. Entre les deux a pu s’insinuer l’idée d’États-Unis d’Europe, avec des institutions préfigurant le futur état fédéral d’une future nation européenne transcendant les six pays d’origine. Et puis finalement l’équilibre de la terreur a produit une paix durable, la haute croissance a fait d’un continent en ruine une zone de prospérité où l’économie est devenue la priorité des priorités. Sur cette lancée, on a commencé l’élargissement au nom des bienfaits du libre échange, une vocation que la vague néolibérale des années 1980 n’a fait que confirmer. Les six sont devenus quinze. C’était déjà un changement de nature, mais qui s’est fait à institutions inchangées. Entre temps, il est vrai, on leur avait adjoint un parlement pour se donner des airs démocratiques. Il n’a pas tardé à se révéler une espèce de cour des miracles politique, essentiellement destinée à caser ou à recaser un personnel qu’on n’a pas envie de voir chez soi. Là-dessus arrive 1989 et la fin de la Guerre froide. Nouvelle embardée, nouvelle mutation du projet, couronnée par la monnaie unique et l’élargissement en grand. L’Europe devient le laboratoire d’un monde post-national et de la gouvernance post-politique. Le tout toujours avec les mêmes institutions ou à peu près, présumées miraculeusement adaptées à un contexte tota – lement bouleversé. Faut-il s’étonner que cela ne marche pas ? »

Mais cela a fort bien marché pendant de nombreuses années !

«En fait, la construction européenne a très bien marché tant que les peuples qui en étaient membres ne s’apercevaient pas qu’elle existait. Tant que c’était une machinerie technocratique d’harmonisation et de coopération qui fonctionnait dans l’indifférence des populations. Mais cette construction a été victime de son succès. À partir du moment où ses institutions sont devenues visibles, sont entrées dans la vie des gens et ont acquis la prépondérance, leurs défaillances et leurs insuffisances sont devenues flagrantes. Le projet était excellent mais les institutions qu’on a construites sont dépassées par l’histoire et elles sont devenues intenables. Qui se sent représenté aujourd’hui par le Parlement européen? Qui peut avoir envie de s’en remettre aux inspirations de Manuel Barroso? Quant à la Cour de justice européenne qu’on vante tant, c’est le sommet de l’aberration puisqu’elle prétend faire de la politique avec du droit. Ce genre de démarche peut faire illusion un temps, mais ne risque pas de produire des résultats solides. La construction européenne amplifie les problèmes déjà visibles à l’intérieur des démocraties. Elle enlève à la décision politique le peu d’effectivité qu’elle pouvait encore conserver à l’intérieur des espaces nationaux. Elle est animée par une volonté post-politique, celle de réduire la démocratie à l’exercice le plus large possible des libertés individuelles. Celles-ci en sont bien sûr une composante mais la démocratie consiste essentiellement et d’abord dans la capacité de faire des choix collectifs. Pour cela, il faut un cadre où ils peuvent être effectués par des gens conscients en commun des enjeux. L’Europe n’est pas un tel cadre. Elle est un espace de coopération entre états-nations dont il s’agit de trouver les formes adéquates. Les institutions actuelles, en prétendant contourner les nations, n’aboutissent qu’à vider de tout contenu la possibilité d’opérer des choix collectifs.»

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Et l’idée d’un état-nation européen, d’un véritable fédéralisme?

«C’est terminé. L’idée d’un état-nation européen avait à la rigueur du sens à l’intérieur d’un bloc de pays dotés d’une très forte homogénéité politique, culturelle et civilisationnelle, même si la profondeur historique de chacune des

A persévérer dans cette prétendue “union politique” sans politique, on s’enfonce dans un trou noir catastrophique.

expériences nationales rendait leur fusion fédérale très peu probable. Mais ce qui est sûr, c’est que les élargissements successifs ont enlevé toute crédibilité à cette perspective. Ce qui se fait désormais relève d’une autre logique, on ne sait pas laquelle. Tout notre problème est d’en donner la bonne interprétation. L’objectif est-il le dépassement du politique au profit de la gouvernance juridico-économique, ou bien est-il la mise en commun de leurs principes constitutifs par des communautés politiques qui ont vocation à garder leur pleine consistance? Si tel est le cas, comme je le crois, il faut en tirer les conséquences et redéfinir les conditions pratiques de la coopération entre ces entités politiques. Sinon, à poursuivre sur la lancée actuelle, à persévérer dans cette prétendue “union politique” sans politique, qui défait la capacité de choix de ses composantes sans en créer une autre à la place, on s’enfonce dans un trou noir catastrophique.»

Mais la double contrainte, montée des individualismes et approfondissement de la mondialisation, n’est-elle pas la principale raison de l’impuissance de tous les pouvoirs politiques?

«Vous avez raison, c’est la racine primordiale du phénomène. Ce qui met les démocraties en crise, en dernier ressort, c’est une refonte de l’organisation la plus profonde de nos sociétés, qui se traduit par une hypertrophie de la dimension du droit, c’est-à-dire concrètement les droits des individus aux dépens des autres dimensions de la vie collective. C’est un approfondissement de la démocratie, mais qui a pour effet paradoxal de tendre à la paralyser, comme on l’a vu à d’autres moments de son histoire. L’individualisme dont nous parlons n’est pas un fait psychologique conjoncturel qui rendrait nos contemporains exceptionnellement égoïstes ou portés au repli sur soi. C’est un fait de structure qui met l’acteur individuel, avec ses droits mais aussi ses intérêts, au premier plan, à l’exclusion tendancielle du reste, le politique en particulier, qui n’a plus de rôle qu’au service de ces droits et intérêts individuels. Il en résulte un programme que l’on pourrait résumer ainsi : la liberté totale de chacun et l’impuissance complète de tous. La dynamique

Les Européens sont ceux qui, aujourd’hui, sont allés le plus loin dans la liquidation de leur passé. Sur ce plan, ils ont rattrapé et dépassé les américains.

des droits individuels devient une machine à dissoudre la capacité collective de se gouverner, autrement dit la démocratie. Voilà ce qui me paraît être la contradiction fondamentale qui justifie de parler d’une «crise de la démocratie». Il se trouve par ailleurs que ce développement interne coïncide, à l’extérieur, avec la mondialisation et ce n’est évidemment pas un hasard. Sans entrer dans l’analyse du phénomène, qui ne se réduit pas à l’économie, on voit tout de suite en quoi il contribue à amplifier les effets de l’individualisation. Il donne à chacun, en tout cas à ceux qui en ont les moyens, la possibilité de jouer le dehors contre le dedans. Il généralise la stratégie du “passager clandestin”, dont les principaux bénéficiaires sont naturellement les acteurs les plus puissants, les très grandes entreprises au premier chef. La stratégie du “passager clandestin”, consiste à tirer le maximum de sa communauté d’origine –une éducation gratuite, par exemple– tout en minimisant ses obligations –par exemple l’impôt. Ce n’est pas de nature à accroître le sentiment démocratique d’un destin commun dont il s’agit d’assumer les contraintes en vue d’un mieux collectif.»

Ce qui signifie une dissolution inévitable de tous les cadres politiques, de toutes les formes collectives?

«Tout de même, entre l’individu et le monde, il reste la nation, la communauté politique dans laquelle s’exerce le processus démocratique et c’est en fonction de ce paramètre que la crise de la démocratie est très inégalement ressentie. C’est en fonction de lui qu’on voit que le problème est très européen. Quelles que soient les difficultés rencontrées par la démocratie américaine et son système politique, la question ne s’y pose pas de la même façon, en raison de la vitalité de l’état-nation américain. Celui-ci demeure un cadre efficace pour apporter des réponses aux défis posés par la mondialisation. Et il offre aussi un cadre sensé pour les individus. Les Américains continuent de penser qu’ils sont membres de la nation américaine, les Européens penseraient plutôt qu’ils ne sont membres de rien du tout. La philosophie des institutions européennes, obsédées par le dépassement des nations, consiste à signifier aux citoyens : vous échappez à l’autorité de vos états. Leur message subliminal est qu’elles n’ont à faire qu’à des individus sur lesquels aucun état ne doit exercer une autorité indue. Cela donne une lecture de la globalisation où il s’agit de s’ouvrir toujours davantage, sans jamais regarder le monde mondialisé comme un monde dans lequel il s’agit de se situer stratégiquement par des choix collectifs forts. L’Union européenne est incapable de penser politiquement la mondialisation ; sa logique spontanée est de s’y dissoudre. Sans doute est-ce l’un des motifs les plus cruciaux de son discrédit auprès des peuples. Toujours est-il que cette logique conduit à démultiplier l’impact de l’individualisation. Zone la plus ouverte du monde, l’Europe est aussi la zone où l’individualisme est le plus puissant. Encore cette situation est-elle inégalement répartie, en fonction du degré d’individualisation de chacun des pays. Les sociétés scandinaves, par exemple, tout individualisées qu’elles soient, demeurent des sociétés très communautaires par héritage historique.»

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Pourquoi cela s’est-il produit en Europe plus particulièrement?

«Parce que sur ce plan, les Européens ont rattrapé et dépassé les Américains. La jeune démocratie américaine a fait figure pendant longtemps de parangon de l’individualisme et de la détraditionalisation. Mais ce qui s’est passé en Europe depuis 1945 a inversé les rôles. Les énormes transformations qui s’y sont produites, la pénétration de la démocratie, l’élimination de toutes les traces de l’ancien régime et notamment, cas exceptionnel sur la carte mondiale, l’effacement en règle des encadrements religieux ont créé une situation parfaitement originale. Il y a une exception européenne par rapport au reste du globe qui est le degré atteint par la sortie de la religion. Alors que celle-ci reste partout ailleurs, à commencer par les États-Unis, une armature vivante. Les Européens sont ceux qui, aujourd’hui, sont allés le plus loin dans la liquidation de leur passé. Ce mouvement de détraditionalisation radicale, avec le renfort de nouveaux éléments comme le développement de l’état-providence, est allé dans le sens d’une individualisation et d’une juridicisation hyperboliques, ainsi que d’une économicisation sans comparaison dans le monde.»

Et c’est ce qui nous distingue des États-Unis?

«Bien sûr que le capitalisme américain a une énergie, une puissance, une liberté et des capacités politiques incroyables, mais il est américain ! Il se loge à l’intérieur de la nation américaine et à son service. Il est vécu comme un facteur de la puissance américaine, du dynamisme américain et de sa projection dans le monde. En Europe, l’économie est au service de… rien du tout, collectivement parlant, si ce n’est peut-être, dans une certaine mesure, en Allemagne. Elle ne concerne que les intérêts de ses acteurs. Il y a en Europe une désinsertion des vieux encadrements politiques, sociaux, historiques, qui est sans équivalent. C’est pour cette raison que la crise de la démocratie a son foyer dans le cadre européen. Nous avons bâti une union politique par en haut, qui inhibe le fonctionnement classique de la démocratie au sein des états-nations et qui coiffe une société à l’avant-garde de l’individualisation moderne. Même si les caractéristiques de cette évolution se manifestent un peu partout, en comparaison de l’Europe d’aujourd’hui, les États-Unis font figure d’une société assez traditionnelle.»

Jusqu’à quel point cela a-t-il affecté la France ?

«C’est certainement un des pays européens qui ont poussé le plus loin cette dynamique. Cela tient à son histoire. Le déclin du politique est plus sensible en France qu’ailleurs car la France avait misé dessus plus que toute autre. C’est en France que les encadrements collectifs, religieux, sociaux, communautaires ont été les plus radicalement détruits. Il n’en reste à peu près rien, contrairement à ce qui se passe chez quelques-uns de nos voisins. Il faudrait prendre les différents plans de la vie collective un par un pour mesurer à quel point la société française a quitté l’orbite de la “société traditionnelle”.» N’est-ce pas le seul apanage des élites françaises, celles qu’on dit «mondialisées»? «Non, je crois que le phénomène touche la société dans son ensemble. En-dehors peut-être de quelques isolats de bourgeoisie catholique des beaux quartiers, je voudrais qu’on me montre, dans la France profonde, un seul endroit qui ait résisté à cette détraditionalisation. Quand on étudie un village – comme l’a fait récemment le sociologue Jean-Pierre Le Goff – on constate qu’il ne reste rien des formes de vie communautaire qui étaient encore en place il y a une trentaine d’années. Et quand on tombe sur ce qui ressemble à des formes traditionnelles, on s’aperçoit qu’elles ont été réinventées, en général, par des résidents secondaires et des bobos venus de la ville.»

Mais dans le même temps, toutes les études montrent que les Français sont parmi les plus réticents à la mondialisation, à l’économie de marché…

La révolte anti-fiscale a pour raison première la perception du gaspillage éhonté des appareils d’État. Quel citoyen peut ignorer la gabegie publique ?

«Les deux choses ne s’excluent pas. Les Français sont en proie à une contradiction entre les cadres intellectuels que leur ont légués leurs différentes histoires et la réalité de leur pratique. D’ailleurs sont-ils aussi réticents à la mondialisation qu’on le dit? Quand on regarde les chiffres de près, on voit qu’il s’agit plutôt de nuances. Ils ne croient pas au libre échange mais c’est dans la même proportion que les Américains. Le paysage est beaucoup plus nuancé que ne le feraient croire les conclusions journalistiques hâtives. Les Français ont une longue tradition étatique et ils ne voient pas de raison de penser que la mondialisation les obligerait à la liquider. On peut en effet avoir une société très ouverte, économiquement et humainement, en même temps qu’un cadre d’autorité public structuré et des services publics efficaces. Les valeurs françaises sont égalitaires et homogènes. Les Français n’accepteront pas un état où l’on changerait de loi en changeant de département. Cette culture qui pousse dans le sens de la centralisation place les Français en première ligne face à toutes les choses que le mouvement vers la mondialisation tend à déconstruire. Mais ça n’empêche pas la société française d’être prodigieusement ouverte et détraditionalisée. Ce sont deux choses différentes.»

Si le rôle de l’État reste important en France, comment expliquez-vous le refus croissant de l’impôt ?

«La révolte anti-fiscale a pour raison première la perception du gaspillage éhonté des appareils d’État et des collectivités territoriales. Quel citoyen peut ignorer la gabegie publique autour de lui ? Les États keynésiens ont pris de très mauvaises habitudes qui reviennent, en gros, à décréter que toute dépense est bonne, puisqu’elle contribue, au final, à «soutenir l’activité». La France s’est distinguée en la matière ; elle a été prise d’une frénésie de dépenses publiques tous azimuts qui arrangeait le clientélisme du personnel politique. Cela finit par se voir ! Ajoutez à cette conscience diffuse le renforcement du sens de l’intérêt personnel et vous comprenez pourquoi les contribuables renâclent. On ne réhabilitera pas l’impôt, programme excellent, sans une vraie réflexion sur la dépense publique.»

Mais ceux qui veulent des baisses d’impôt sont souvent les mêmes qui réclament des prestations de l’État, que ce soit en matière de santé ou de sécurité…

«Bien entendu! Les gens sont pris dans des contradictions permanentes. L’individualisme, en Europe, est dans une large mesure le produit de l’état-providence qui assure à chacun la possibilité de déployer sa liberté dans la sécurité. Il diffère totalement de celui des États-Unis, qui est un individualisme pionnier fondé sur la responsabilité individuelle. Le pionnier assume les risques qu’il prend et les coups durs qui lui tombent dessus. L’individualisme des Européens est suspendu à une socialisation intégrale de l’existence. Du coup, les gens sont coincés entre leur exception individuelle et une règle commune qui implique un très haut niveau de prélèvements. Et comme ils ne sont pas idiots, ils savent qu’ils sont pris dans ces contradictions. Donc ils pourraient comprendre quelqu’un qui saurait aborder clairement et habilement ces problèmes. Si nous avions de grands hommes politiques, ils sauraient jouer de ces contradictions. »

Néanmoins, un grand nombre d’experts annoncent qu’avec la mondialisation et la crise économique actuelle, l’État social «à la française» va disparaître.

«Sans doute arrivons-nous en effet à un moment de vérité. On a emprunté pour continuer à fonctionner comme s’il ne s’était rien passé. Démagogie oblige, le problème des coûts de l’état social n’a pu être réellement débattu publiquement. Les gouvernants ont cherché à freiner les dépenses, face à des populations qui ne voulaient rien entendre. Ce sont elles qui ont gagné… à crédit. Elles y sont parvenu d’autant plus facilement que les banques ne demandaient qu’à prêter aux États. Elles avaient trouvé une martingale supposément infaillible pour tirer des profits pharamineux du commerce de ces dettes publiques. C’est ici, soit dit au passage, que l’Europe a joué un rôle particulièrement pernicieux. Les élites dirigeantes se sont convaincu d’avoir affaire à des sociétés à peu près ingouvernables. L’idée leur est venue qu’il n’y avait d’autre moyen de contourner leur résistance que de passer par l’extérieur et la mise en concurrence, notamment fiscale, des modèles nationaux. C’est devenu le rôle de l’Europe. Cette méthode indirecte, inspirée de la méthode Monnet, était supposée imposer par la force des choses ce qui ne pouvait être accompli ouvertement. Il ne s’est rien produit de tel. La construction européenne y a gagné une solide impopularité, en tant que machine à introduire des changements dans le dos des peuples, sans empêcher le moins du monde les déficits de se creuser. On a juste différé l’heure des choix. Ils sont difficiles, c’est vrai, mais il n’est pas possible d’en faire l’économie, c’est le cas de le dire. Des réformes de cette ampleur, qui représentent ni plus ni moins une mise à plat en règle de ce que peut et doit être l’État social, exigent la ratification des peuples, si rude qu’elle soit à obtenir. Aucune gouvernance ne nous délivrera jamais de la nécessité de nous gouverner.»

Les stratégies économiques, dans leur ensemble, étaient fondées sur l’idée de croissance. Son ralentissement, pour ne pas dire son effacement, ne dressent-ils pas un mur pour la pérennité de l’État providence ?

«En tout état de cause, nous ne retrouverons pas des taux de croissance autorisant une redistribution à la fois massive et indolore, même en prenant le scénario le plus optimiste, le scénario de l’appauvrissement n’étant pas à exclure. Il faut changer de pied. Grossièrement, le schéma vers lequel s’orientent nos sociétés est celui d’un actif assurant la subsistance de deux inactifs : un jeune en formation et un retraité. Faire vivre un tel système n’est pas impossible mais cela suppose une pression très forte dans le sens de l’égalité. La contradiction entre cet impératif de solidarité et la logique actuelle des choses est béante car tout dans nos sociétés, pour le moment, pousse vers l’inégalité. On ne pourra pas demander très longtemps à des jeunes actifs de payer pour des retraités qui ont des revenus d’inactivité très supérieurs aux leurs. Il va falloir choisir. La pérennité de l’État social ne va pouvoir être assurée que moyennant une très forte cohésion collective. Que voulons-nous ? »

Mais chaque fois qu’on demande, particulièrement en France, aux populations d’accepter un sacrifice, cela provoque une levée de boucliers et cela échoue.

«À court terme sans doute. Mais le pari d’un homme politique d’envergure doit être sur le long terme. Quel intérêt peut-il y avoir à exercer le pouvoir au prix du mensonge au moment des élections qui ne vous épargne pas les tomates au moment de la réélection ? Dans ces conditions, la carrière politique risque de devenir de moins en moins attractive ! Si l’espèce des hommes d’état dont la démocratie a besoin n’est pas éteinte, il devrait tout de même s’en trouver quelques-uns pour miser sur le moment de vérité et l’heure des choix, en comprenant que la démocratie consiste par excellence dans ce pouvoir de choix. »

N’êtes-vous pas en train de flirter avec le populisme ?

«Tout le monde a été, est ou sera «populiste», dans l’acception confusionniste que le mot en est venu à prendre ! C’est l’épouvantail préféré des bien-pensants de tout poil. En réalité, la qualification de “populiste” recouvre deux choses pour le moins différentes. Il y a effectivement un populisme démagogique qui consiste à inculper sans cesse le complot des riches et des puissants en regard de la pureté

Tout dans nos sociétés pousse vers l’inégalité. On ne pourra pas demander très longtemps à des jeunes actifs de payer pour des retraités qui ont des revenus très supérieurs aux leurs.

présumée d’un peuple-victime. Et puis il y a, d’autre part, un populisme qui est une réaction au sentiment que les décisions importantes sont prises dans le dos des citoyens par des gens indifférents à leur sort. Ce populisme-là est tout simplement une demande politique de décisions raisonnées et transparentes. Est “populiste”, dans ce cas, toute revendication qui exprime la volonté d’un peuple particulier de maîtriser ses frontières ou son espace économique ou le fonctionnement de sa société. Tout démocrate ne peut être que “populiste” en ce sens. Mais dans la mesure où elle désigne ainsi des choses exactement contraires, la catégorie de “populisme” est inopérante. Elle est à éviter. »

Tout l’esprit de la construction européenne vise à exclure ou du moins à marginaliser le politique

Le protectionnisme signifie pourtant quelque chose. Un débat avait semblé s’engager au début de la campagne présidentielle, notamment lors de la primaire socialiste, puis il a cessé. Comment expliquer que cette question demeure taboue en Europe ?

« Compte tenu de tout ce qui a présidé à l’esprit de la construction européenne depuis les années 1980, il est normal que le protectionnisme soit devenu la figure de l’ennemi, puisque dans la notion de protectionnisme, il y a l’idée même du politique, d’une instance de décision qui, au nom des intérêts collectifs, est capable de s’opposer aux intérêts individuels ou particuliers, comme ceux des grands groupes industriels. Si la construction européenne avait été une construction politique normale, l’idée d’une protection des frontières matérialisant la défense des intérêts supérieurs de l’Europe lui eût été consubstantielle. Or tout l’esprit de la construction européenne vise à exclure ou du moins à marginaliser le politique. Depuis la disparition de l’Union soviétique, dont l’existence fournissait une raison d’être au politique en Europe, la construction européenne a connu

«Après l’écrasement de l’individu par la société, voici le rêve de l’individu sans société. Ce n’est pas PLUS viable»

une embardée qui en a fait une utopie antipolitique. À cela s’est ajouté le fait que le libre échange est devenu consubstantiel au projet européen. C’est désormais un dogme. Si bien que, lorsqu’on parle de protectionnisme dans les sphères officielles, on se retrouve à peu près dans la position de quelqu’un qui aurait à plaider la cause de l’athéisme dans un concile ! Il ne s’agit pas seulement d’efficacité économique mais de l’incarnation d’une construction idéologique prétendant accoucher d’un type de société nouveau. C’est de ce songe qu’il s’agit de s’extraire.»

Croyez-vous réellement une telle issue possible? Avec ces individus sans autre boussole que leurs droits et leurs intérêts, la société que vous décrivez peut-elle fonctionner ?

« Elle ne peut pas fonctionner durablement de la manière dont elle fonctionne aujourd’hui. Il y a épuisement de la phase néolibérale où nous sommes embarqués depuis plus de trente ans. Ce qui est vrai sur le plan économique l’est encore plus sur le plan social et politique. Probablement sommes-nous près du moment de bascule, du point d’inflexion où la marche de nos sociétés va s’engager dans une autre direction, en resaisissant ces réalités qui lui échappent. De ce point de vue, la comparaison avec les années 1930 n’est pas injustifiée. Entendons-nous bien : je n’évoque rien comme une résurgence menaçante des totalitarismes. À bien des égards, nous sommes aux antipodes du moment totalitaire. Ce n’est pas le tout politique qui nous menace, c’est la dissolution de la cohérence politique de nos sociétés. Mais l’élément commun, au-delà de cette opposition des contenus, c’est l’expérimentation de l’impossible. Ces expérimentations sont de signe inverse. Mais elles se rejoignent dans l’onirisme idéologique. Après l’écrasement de l’individu par la société, voici le rêve de l’individu sans société. Ce n’est pas plus viable, bien que ce soit plus sympathique. Nos sociétés se piquent d’en avoir fini avec les idéologies. En réalité, elles sont sous l’emprise d’un moment idéologique intense, sauf que ce n’est plus la même idéologie. En effet, le parti unique, l’état tout-puissant, le culte du chef, la soi-disant science de la société, tout cela est mort et enterré! Mais il y autre chose à la place, quelque chose de beaucoup plus discret et de beaucoup plus vivable – félicitons-nous en – mais tout aussi irréel. La société de marché qui marche toute seule est une créature tout aussi chimérique que l’État du peuple entier. Le destin de l’Europe, continent de l’idéologie décidément, aura été de ne sortir d’une folie meurtrière que pour tomber dans une folie douce. Douce mais pas sans danger, si elle tourne, comme nous en avons des signes inquiétants, à la lutte de tous contre tous. Nous sommes en train de nous réveiller de cet épisode somnambulique. Souhaitons que l’atterrissage se fasse sans trop de casse. Mais il est vrai que la conjoncture n’est pas rassurante. Le carcan institutionnel que nous nous sommes mis sur le dos possède une force paralysante considérable. Les passions mobilisées dans cet aveuglement sur les conditions d’existence des sociétés sont profondes et elles ne sont pas confinées aux élites dirigeantes. Et puis surtout, nous n’en sommes plus comme par devant à régler nos affaires entre occidentaux. Nous courons le risque d’un affaiblissement et d’une marginalisation par rapport à une planète qui a appris à se passer de nous. Peut-être l’âge européen de l’histoire moderne est-il sur le point de se refermer. Cependant, une sortie par le haut reste imaginable. Les possibilités sont encore là pour un petit moment. Mais rien ne garantit qu’elles seront exploitées. C’est cela la liberté. Jamais sans doute les Européens n’ont été devant une échéance aussi cruciale.»

Source : Bernard Poulet, pour Au Fait, septembre 2013.

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“Au fait”, magasine papier d’investigation et de débats, propose en ce moment l’intégralité des entretiens publiés en 2013 et 2014 en téléchargement libre.

En voici la liste, que je vous recommande :

Helmut Schmidt : “Je ne comprends rien à la France”

Zigmunt Bauman : “Les pires dictatures n’auraient pas osé rêver de Facebook”

Gilles Pison : “Il n’y a que la démographie pour ouvrir les yeux des politiques”

Franck Bellivier : “Les maladies mentales tueront bientôt plus que le cancer”

Jean-Vincent Holeindre : “Les guerres modernes ne sont plus gagnables”

Jean De Legge : “Une ville c’est d’abord une entreprise de spectacles et de services”

Daniela Cerqui : “L’hybridation homme-machine a commencé”

Source: http://www.les-crises.fr/marcel-gauchet-limpuissance-du-politique-est-une-impuissance-fabriquee/


Un mot sur la civilisation et l’effondrement, par John Zerzan

Friday 2 September 2016 at 01:30

Source : Le Partage, John Zerzan, 18-08-2016

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Traduction d'un texte initialement publié (en anglais) à l'adresse suivante, fin 2014.

Des civilisations ont vu le jour et disparu au cours des 6000 dernières années. Il n’en reste plus qu’une — différentes variantes culturelles pour une seule civilisation mondialisée.

L’ombre de l’effondrement menace. Nous avons déjà vu l’échec, sinon le naufrage, de la culture occidentale. L’Holocauste, à lui seul, dans le pays le plus avancé culturellement (au niveau de la philosophie, de la musique, etc.), révèle l’impuissance de cette culture.

Nous comprenons mieux ce qu’est la civilisation que ce que signifie un effondrement. Rappelons ces concepts élémentaires : la domestication des plantes et des animaux, rapidement suivie par les premières civilisations majeures de la Mésopotamie et de l’Egypte. La domestication, elle-même le socle et le moteur de la civilisation : cette philosophie d’une domination de la nature toujours plus poussée, et de toujours plus de contrôle en général.

“La nature n’a pas voulu la civilisation; bien au contraire”, comme le faisait pertinemment remarquer E.J. Applewhite, un collègue de Buckminster Fuller. Toutes les civilisations ont été infestées de tensions, et toutes ont avorté en conséquence. Les civilisations Maya et Mycénienne, aux antipodes l’une de l’autre, se sont effondrées simultanément (bien que sur un certain temps). La civilisation Egyptienne fut ressuscitée quatre fois avant son épuisement final.

Arnold Toynbee a examiné plus de 20 civilisations du passé dans son œuvre massive, “Une étude de l’histoire”, et a remarqué qu’à chaque fois, la cause de l’effondrement fut intérieure, pas extérieure.

Ce qui constitue peut-être la plus profonde tension de la civilisation est décrit par Freud dans ce texte des plus radicaux qu’est « Malaise dans la civilisation ». Pour lui, la civilisation repose sur un refoulement fondamental, à la source d’un invincible malheur : avoir échangé la liberté instinctive et l’Eros contre le travail et la culture symbolique. C’est pourquoi la domestication, le fondement même de la civilisation, est le pire des marchés, le principal générateur de névrose.

Oswald Spengler a souligné la futilité de la civilisation, et décidé qu’elle était indésirable, voire diabolique. Pour l’anthropologue Roy Rappaport, mésadapté est ce qui la décrit le mieux, bien qu’il (comme les autres) ait conclut que de petites communautés autosuffisantes seraient tout autant indésirables, parce qu’impossible à atteindre.

Dans “Le déclin de l’Occident”, Spengler souligne que les dernières phases de chaque civilisation se caractérisent par une complexité technologique croissante. Il s’agit manifestement de ce qu’expérimente la culture planétaire de notre temps, qui voit les prétentions et les promesses technologiques supplanter celles de l’idéologie formellement politique.

Le récent livre de William Ophul, « Une grandeur immodérée : pourquoi les civilisations échouent », souligne assez habilement les raisons de l’inéluctabilité des échecs civilisationnels, et pourquoi la philosophie du contrôle étreignant de la domestication provoque sa propre destruction. Les premières phrases du livre énoncent bien l’illusion fatale qui prévaut aujourd’hui : « La civilisation moderne pense commander les processus historiques à l’aide du pouvoir technologique ».

De plus en plus de gens comprennent la fausseté de cette croyance. Après tout, comme Jared Diamond l’explique, « tous nos problèmes actuels sont la conséquence involontaire de notre technologie ». La civilisation échoue d’ailleurs à tous les niveaux, dans tous les domaines, et son échec est directement lié à celui de la technologie. Ce que de plus en plus de gens associent à l’effondrement.

Les sociétés complexes sont récentes dans l’histoire humaine, et la civilisation hypertrophiée que nous connaissons actuellement est certainement très différente de celles qui l’ont précédée. Les principales différences sont de deux types. La civilisation de notre temps domine la planète entière, malgré quelques nuances ou variations culturelles, et le caractère invasif de sa technologie permet une colonisation à un niveau inconcevable jusque-là.

Malgré sa portée et sa grandeur, le règne de la civilisation se base sur de moins en moins de choses. Sa nature intérieure est aussi ravagée que sa nature extérieure. L’effondrement du lien humain a ouvert la porte à d’inimaginables phénomènes qui tourmentent des populations humaines esseulées. L’extinction des espèces, la fonte des glaces, la destruction des écosystèmes, etc., continuent sans ralentir.

Fukushima, l’acidification des océans, Monsanto, la fracturation, la disparition des abeilles, ad infinitum. D’autres aspects de la civilisation, plus prosaïques encore, déclinent aussi.

Rappaport a découvert que plus les systèmes civilisationnels « devenaient grands et puissants, plus la qualité et l’utilité de ses produits étaient susceptibles de diminuer ». Le rappel massif de millions de voitures Ford, General Motors et Toyota, en 2014, l’illustre bien. Jared Diamond souligne que « le déclin brutal peut ne se produire qu’une décennie ou deux après que la société ait atteint ses maximums ».

Nous en venons alors au pic pétrolier et à ses prédictions d’épuisement du pétrole, signalant la fin de la civilisation industrielle et de sa course folle. La découverte d’immenses réserves de gaz naturel et de nouveaux procédés technologiques (e.g. l’extraction des gaz de couche) peut cependant impliquer que le déclin définitif lié au pic pétrolier puisse ne pas débuter avant plusieurs décennies. Le site web « compte à rebours du pic pétrolier » (Oil Drum), un forum majeur sur le pic pétrolier, a fermé ses portes en 2008, après avoir tenu 8 ans, en admettant un manque d’intérêt.

Il existe un désir, compréhensible mais absurde, de ce que la civilisation coopère avec nous et se démantèle elle-même. Cet état d’esprit semble particulièrement prévalent chez ceux qui craignent la résistance, qui ont peur de devoir s’opposer à la civilisation. Il existe aussi une tendance à considérer qu’un dénouement dramatique approche, même si l’histoire nous offre rarement ce genre de scénario.

Les choses sont graves, et elles empirent. Nous observons donc de plus en plus de pessimisme et de résignation, bien que celui-ci ne mène pas toujours à celle-là. Il n’y aura pas de fin joyeuse, nous souffle le livre Desert, anonymement publié en 2011. Il nous raconte également que l’impression d’un seul présent mondial est une illusion, réfléchie par l’illusion d’un seul futur libéré.

Mais étant donné la direction actuelle de la civilisation, vers une réalité uniforme, mondialisée et hautement intégrée, la première affirmation du livre est une erreur manifeste. Quant à la seconde, nous ne savons pas ce qui va se passer ; il semble néanmoins évident que nous soyons soit appelés à vaincre le paradigme de la domestication et de la civilisation, soit à ne pas le faire. Sans, pour autant, que tout se décide en un court instant.

Desert présente bien les limites de l’activisme, mais est-ce là que tout sera décidé? Il ne fournit que très peu d’analyse, ou de vision, et ignore donc ce qui sera peut-être crucial : la légitimation. Nous observons déjà des signes de dé-légitimation à mesure de la prise de conscience du fait que la civilisation est condamnée, tandis que les fidèles de la civilisation n’ont aucune solution à apporter face à une crise qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Les choses empirent, et la civilisation les fait encore empirer. La civilisation est un échec, et il est crucial que nous posions des questions et que nous comprenions pourquoi.

Plus important encore, un paradigme (ou une vision) bien meilleur est possible, et même disponible. Il n’est pas surprenant que Desert mette en avant une approche de type gilet de sauvetage, peu importe son irréalisme, ou que l’écologiste britannique renommé des Dark Mountain, Paul Kingsworth, jette carrément l’éponge.

Le futur peut paraître sombre, mais les perspectives de la civilisation apparaissent pire encore : pas de futur (no future). Nous devons faire valoir l’effort nécessaire pour la faire effondrer.

La direction est claire: « un retour vers la condition humaine normale de basse complexité », selon les mots de l’anthropologue Joseph Tainter, tirés de son livre de 1988, L’effondrement des sociétés complexes.

Vers la vie, vers la santé, vers la communauté, vers un monde de relations en personne et d’individus aux compétences fondamentales retrouvées.

John Zerzan


Traduction: Nicolas Casaux

Source : Le Partage, John Zerzan, 18-08-2016

Source: http://www.les-crises.fr/un-mot-sur-la-civilisation-et-leffondrement-par-john-zerzan/


L’année … vue par la philosophie : Grand entretien avec Régis Debray

Friday 2 September 2016 at 00:01

Source : France Culture, le 5 février 2016.

[Note du transcripteur] Par pure reconnaissance, voilà dans quel état d’esprit j’ai été amené à retranscrire la conférence donnée en début d’année par Régis Debray dans le cadre de l’émission de France Inter “Les nouveaux chemins de la connaissance” à la Sorbonne. Pourquoi cette marque de gratitude envers Régis Debray ? Tout simplement parce qu’en l’écoutant évoquer Walter Benjamin et son ouvrage-testament “sur le concept d’histoire”, ce dernier est devenu l’un de mes livres de chevets, un phare poético-philosophico-littéraire pour éviter les zones dangereuses et nous ramener à bon port en ces moments de gros temps civilisationnel !

 

Merci mes amis. Tout l’honneur est pour moi. Excusez le trépied, je suis contrarié du côté droit…je penche du côté gauche et j’essaierai de ne pas être trop contrariant.

Ne croyez pas que je vais botter en touche en réfléchissant à la place que l’on peut faire aujourd’hui à un météore franco-allemand, Walter Benjamin.

Je rappelle les dates: 1892-1940. Un météore qui n’aura de son vivant trouvé aucune place. Ni à Berlin qui l’a chassé, ni à Paris qui l’a snobé ni à Moscou qui l’a déçu ni à Jérusalem où l’attendit en vain son grand ami Ghersom Sholelm, l’exégète mystique de la Kabbale, ni à New-York qu’il a manqué pouvoir rejoindre comme ses amis de l’école de Francfort plus chanceux l’ont fait.

Ce double national sans nationalité, déchu de sa nationalité, multi-identitaire sans papiers d’identité s’est suicidé, à Portbou, le 26 septembre 1940.

Portbou c’est juste en deçà des Pyrénées, du côté espagnol. Il s’est suicidé pour ne pas se voir reconduit de l’autre côté de la frontière où les autorités françaises l’auraient remis dans les mains de la gestapo en sa triple qualité de Juif, de communiste et d’apatride.

Oui, quelle place peut-on faire à ce passant considérable que l’on ne doit pas laisser passer ? Je crois que c’est la place d’un lanceur d’alerte, d’un Edward Snowden métaphysique. Ce n’est pas le précurseur de la psychologie de l’heure ni le critique de la culture que je voudrais évoquer ici. C’est le prévisionniste méconnu. L’auteur énigmatique des dix neuf thèses sur le concept d’histoire. C’est le titre de ce texte qui fut pour ainsi dire son testament et qu’Hannah Harendt a pu par miracle ramener avec elle en Amérique.

Au plus fort de la détresse européenne, au moment du pacte germano-soviétique, au moment où au déshonneur s’ajoutait la guerre, Benjamin a voulu s’expliquer l’étrange défaite. Comment ? En matérialiste, instruit à l’école de Marx et fidèle à la tradition des opprimés. Qu’est-ce que l’on trouve dans cette bouteille à la mer ? Des propos absolument incongrus, des propos absolument dérangeants. Aussi dérangeants que les manuscrits alchimiques de Newton. On y lit quelque chose comme ça : “le matérialisme historique pour continuer d’affronter victorieusement ses adversaires doit s’assurer des services de la théologie”. On y lit que : “les socio-démocrates, ces grands ennemis de la nostalgie et du passéisme doivent s’enlever de la tête l’idée rassurante d’un temps mécanique et prédestiné qui leur serait toujours favorable où le progrès joue gagnant à tous les coups quand seuls d’anciens éclats du temps messianique peuvent remettre du futur dans le présent”.

Walter Benjamin, ce critique d’art que l’on peut bien appeler un poète conceptuel, toujours aux frontières entre la littérature et la philosophie, nous invite à “laisser à d’autres le soin de se dépenser au bordel de l’historicisme en compagnie de la putain “Il était une fois”. Pourquoi ?

Parce que dit-il :”le passé n’est jamais clos et achevé il est inachevable”. Il ne cesse de naître et de renaître, c’est un passé-avenir (ou un passé à venir), un pistolet à plusieurs coups. Et pour citer Benjamin encore une fois: “A l’heure où gisent à terre les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient mis leurs espoirs. A l’heure où ils aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause, nous voudrions libérer le siècle des filets dans lesquels ils l’ont entortillé. Le point de départ en est la foi aveugle de ces politiciens dans le progrès. Leur confiance dans le soutien massif de la base et finalement leur adaptation servile à un appareil politique incontrôlable.” Cela n’est pas écrit en 2016 mais en 1940.

Et à l’heure où ce que l’on continue d’appeler, avec une noble persévérance les forces de gauche, s’effritent ou s’effondrent sous nos yeux – on appelait ça la défense élastique en 1940 – on se demande si notre génération déconfite n’est pas toujours entortillée dans ce filet de préjugés qui embrumait les cervelles d’avant-guerre au point de les rendre aveugles à leur propre destin.

Alors notre paresse a des excuses car il en coûte de se défaire d’une vision du temps positiviste, à sens unique, un temps bien linéaire où le passé s’efface au fur et à mesure.

C’est une vision ou c’est un refrain ou c’est une berceuse auquel on s’accroche nous aussi.

C’est le “kampfplatz”, le champ de bataille des esprits simples ou des simples d’esprit.

La boite à rangement des gazettes dans le vent où il y a ou bien, le progressiste, ou bien, le réac. Ou bien ouvert ou bien fermé. Ou bien vif et frais ou bien moisi et scrogneugneu.

C’est en fait une commode art moderne, bien commode, sans tiroirs où l’on peut nicher un matérialiste théologien. Un vengeur des opprimés qui exalte dit-il : “le saut du tigre dans le passé”.

On nous cite toujours Péguy, c’est à la mode. Mais on a beaucoup d’amis européens qui répondent à cette définition, qu’est-ce qu’on va en faire ?   Dans quelle case va-t-on ranger par exemple l’inventeur de l’intersectionnisme, le portugais Pessoa, le patriote cosmopolite, polyglotte et indigéniste ? Où va-t-on mettre un socialiste anglais comme Orwell, le combattant internationaliste de la guerre d’Espagne pour qui entendre le God save the King sans se mettre au garde à vous relevait du sacrilège ? Que va-t-on faire d’un traditionaliste subversif comme Passolini, le défenseur des lucioles en perdition et qui en appelait aux forces révolutionnaires du passé ? Et que va-t-on faire d’un homme paradoxe comme Benjamin qui regrettait : “que la classe ouvrière ait désappris à la fois la haine et l’esprit de sacrifice car l’une et l‘autre se nourrissent de l’image d’ancêtres asservis et non d’une descendance affranchie”. Des ancêtres avant des idéaux, avant la descendance.

Voilà, il y a comme ça des inclassables. Des révolutionnaires qui se sentent en dette avec le révolu. Des mondialistes qui honorent leur petit coin de terre. Bref des imprudents qui cumulent les inconvénients et font tâche dans un cadre binaire et bicolore. Ces intempestifs n’ont eu ni de partis ni de maisons d’accueil mais on ne peut s’empêcher de les citer à l’ordre du jour. Ces enquiquineurs qui passaient à chaque fois pour des traîtres à leur propre camp. Une arrière garde aux avants postes, un réactionnaire de progrès ça gêne aux entournures et ça bouleverse nos grilles de lecture.

Oui, il faut réfléchir au pied de nez lancé par les dernières décennies aux annonces canoniques de la modernité. Celles qui nous fixaient le futur ou l’idéal à atteindre. L’homme en marche vers la justice, téléguidé par son point d’arrivée, l’inexorable victoire de la raison sur l’irrationnel, de la victoire des Lumières sur l’obscurité. L’humanité est en marche, oui, mais sur un certain plan en marche arrière. Le symbolique allant au rebours du technique car le progrès technique n’est pas synonyme du progrès de l’humanité. Les partis communistes ou progressistes en 1950 étaient certains de mettre la religion au musée mais dans les années 2000 c’est la religion qui les a mis au musée. Le nombre d’États laïques dans le monde se réduit en peau de chagrin et ceux qui l’ont été à leur fondation, Israël, Turquie, Indonésie, Egypte et d’autres prennent le chemin inverse. Ben Gourion, Kemal Atatürk, Nasser ou Socarno, ces grands modernisateurs devant l’éternel ne reconnaitraient plus leurs pays aujourd’hui.

Et c’est à Bombay, à la pointe de l’informatique, que le fondamentalisme hindou se porte le mieux. Ce sont des facultés des sciences et des techniques et non des facultés des lettres que partout sortent les cadres intégristes. La mondialisation se rêvait heureuse, le doux commerce remplacerait les cartes d’identité par la carte bleue et une gouvernance mondiale pourrait enfin englober et bientôt remplacer par une belle ligne droite tout ce qu’il y a de tordu dans les lignages et les ancrages. L’union européenne effacera bientôt ses mauvais souvenirs, et voilà patatras depuis 20 ans 30000 kilomètres de nouvelles frontières érigées sur la planète et Schengen en capilotade.

Voilà non plus 45 Etats à l’ONU ce qu’il y avait au moment de sa fondation mais 198. Les super structures multilatérales, l’ONU, l’OTAN, l’UE ou l’OMC rendent les armes au tout-à -l’égaux et au ghetto partout. Et l’Europe fédérale de moins en moins fédératrice retourne comme on dit à ses vieux démons. On découvre une nouvelle fois que ceux qui annoncent un au-delà débouche sur l’en delà, l’en deçà, dénoncé.

Au-delà de l’État-nation on nous promettait une gouvernance mondiale et voilà les ethnies, les confessions et les tribus. Au delà de la Marseillaise voilà un salvi regina à Ajaccio et Sarajevo la multiculturelle à nouveau divisée en quartiers ethniquement purifiés. Voilà, des croyances, des langues, des peuples qui relevaient jusqu’ici du folklore ou de l’ethnologie : le Yazidi, les Assyro Chaldéens, les Syriaques, les Malabars mais aussi le Catalan, l’Ecossais ou l’Orthodoxe qui reviennent à l’avant scène.

Et il nous faut réapprendre des mots que l’on croyait enterrés par l’homme instruit avec portables, écrans et Rolex au poignet. Des mots tels que pogrom, bunker, enclave, califat, charnier, esclave, razzia. Il nous faut rouvrir nos atlas d’avant 1914 pour comprendre quelque chose à la planisphère de 2016 où les mémoires longues font éclater toutes les belles constructions politiques.

Alors revenons à Walter Benjamin, ce formidable analyseur d’actualité. Il disait qu’il “existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre” et il ajoutait que nous avions à tâche de “saisir la constellation que notre propre époque forme avec telle époque antérieure”.

Rappelons l’avertissement du préhistorien Leroy Gourhan : “l’homme du futur est incompréhensible si l’on n’a pas compris l’homme du passé” et Benjamin disait: “sur terre nous avons été attendus”.

Alors on peut le prendre au mot et à nos risques et périls même si la pensée par analogie reste fort mal vue. On peut le prendre au mot et chercher une parenté, une analogie, une correspondance avec quelque chose qui nous attendait.

Et je crois qu’il existe, même si cela va vous choquer, un air de famille entre la sortie du 20ième siècle et la sortie du siècle des Lumières. Disons la même gueule de bois après un abus d’alcool utopique.

Cela n’a pas dû être facile au fond de s’endormir dans une bergerie ou un salon philosophique en 1780 et de se réveiller en 1793 au pied d’un échafaud ou en entonnant le chant de guerre de l’Armée du Rhin dans un grand soulèvement de passion nationale.

Ce n’est pas non plus facile de se coucher un soir avec l’Internationale en musique de fond et de se réveiller au son d’une vétuste liturgie, d’un appel de muezzin ou d’un shofar ou même d’un biniou ou d’une cornemuse.

Les retombées d’espoir c’est comme une déprogrammation. Vous êtes au cinéma, vous avez payé votre billet, vous avez vu la bande annonce et on vient vous annoncer que la projection du film n’aura pas lieu. On se serait dépité à moins.

Oui, je crois que deux périodes de l’esprit humain éminemment optimiste et doctrinaire ont vu leur lumineuse carrière se terminer en queue de poisson, plutôt sombrement. Réfléchissons. Qu’avait de commun un 18ième siècle plus raisonneur qu’activiste épris avec ses mots en “ité” d’euphorie logicielle et de plans sur la comète, où la tête fonctionnait à merveille sans que le corps s’en mêle où on parlait d’opinion mais non de conviction. Un siècle étranger aux orages comme à la mélancolie, avec plus d’esprit que d’âme.

Qu’avait donc en commun ce 18ième siècle avec un 20ième siècle idéologique et militant avec ses mots en “isme” et sa classe délirante, nous les intellectuels, cherchant leur salut dans la formation de blocs et de vastes systèmes intégrateurs ?   Qu’est-ce qu’il y avait de commun ?

C’est l’inaptitude au fondu enchaîné. C’est la volonté, comme disait Mirabeau, de recommencer l’histoire humaine à partir de principes applicables à tous les peuples et destinés à refaçonner la face entière des affaires humaines, c’est Tocqueville qui parle.

L’histoire n’est pas notre code lançait un homme de 1789 Rabaud Saint Etienne.

Le 20ième siècle aussi a rêvé de remettre le compteur à zéro tantôt par l’exploit politique tantôt par l’innovation technique avec à l’horizon une table rase. La furieuse énergie des incorporations partidaires ou ethniques n’était pas plus au programme des encyclopédistes joyeusement cosmopolites que celles des religiosités transnationales à l’ère des marxistes ou des libéraux. Et voilà que l’homme nouveau celui de Saint Paul comme celui de Mao a fait faux bond et que le vieil homme exhibe pour ainsi dire un cuir de crocodile.

Ni l’OMC ni l’International n’ont empêché le retour du couteau et de la ceinture d’explosif de l’anathème et du blasphème et réapparaît le barbelé barbare. Avec des combats que l’on avait cru gagnés depuis le siècle des Lumières cet âge, disait Julien Gracq, qui a “tout éclairé et rien deviné”.

N’assiste-t-on pas aujourd’hui à une re féodalisation des Etats-nations avec fiefs et baronnies ? Ne voit-on pas en France la région qui est un legs d’ancien régime remplaçait le département qui est un legs de la révolution ? Le zombie a repris du poil de la bête.

L’Europe moderne vivait la politique comme religion. Résultat, deux guerres mondiales. Alors dans la foulée des Trente Glorieuses elle a adopté l’économie comme religion pour dépasser croyait-elle les étroitesses mortifères du local et des patelins. Et voilà que surgit dans nos quartiers ou à nos portes en Libye, Tunisie, Syrie et France un archipel de gens, jeunes et moins jeunes qui refont de la religion une politique.

Comment remettre nos montres à l’heure sinon en se rappelant que l’économique ne fait pas une politique et encore moins une communion humaine. Et que la politique est toujours une affaire de culture, ce qui est un truisme, mais difficile à avaler si l’on sort d’une business school façon ENA ou HEC. D’où un certain désarroi chez les frileux adeptes d’un petit et non d’un grand rationalisme peu préparés à saisir qu’un excès de coca-cola à l’entrée c’est un excès d’ayatollah à la sortie. Peu préparés à se faire à l’idée que l’élévation des facteurs quantitatifs de progrès induit une élévation qualitative des facteurs de régression. Que la mondialisation technoscientifique des objets à laquelle nous assistons suscite la tribalisation politico-culturelle des sujets humains lesquels manient avec bonheur ces mêmes objets techniques. Nos hackers mondialisés n’étant pas les derniers à vouloir vivre au pays en maurassiens transfrontières. Les tribus numériques c’est pour demain.

Alors ces retours amont qui incitent les voisins de quartier du village global à s’entre égorger créent un décalage dans les temporalités vécues d’où naît entre le premier et le deuxième monde, entre le nord et le sud, une discordance des temps.

Au moment où la Turquie se rappelle qu’elle fût l’Empire ottoman, où l’Iran se rappelle qu’elle fût la Perse, ou l’ex-URSS se rappelle la Russie et où la Chine se rappelle la Chine tout simplement, le petit cap de l’Asie, l’Europe, se déleste de son passé sans étudier d’ailleurs celui des autres, ignorance ou mépris qui valent mains déboires   et fiascos aux interventionnistes communicants qui lancent leurs drones et bombardiers sur des contrées dont ils ne savent strictement rien: Libye, Irak, Syrie, Afghanistan etc. Le hiatus des mentalités entre les deux parties du monde, ajoutons aussi notre manque de modestie nous qui érigeons les valeurs du terroir en étalon maître de l’universel, n’est pas sans affecter ce que l’on appelle absurdement la guerre contre le terrorisme, Paris mettant ses pas dans ceux de Washington au temps de Mr Bush.

En vidéo sphère le “voir” prend le pas sur le “savoir” et nuit autant au “revoir” qu’au “prévoir”. Trop de télévision ça ampute la vision ! Les sociétés rétiniennes dévorées par l’actu, émotives et qui ne tiennent pas en place, esclaves de l’instant perdent la perspective de l’Histoire. Les sociétés du croire, c’est bien le drame, sont beaucoup plus patientes, plus endurantes, moins douillettes parce qu’elles misent sur le temps long. Croire c’est toujours espérer, c’est faire crédit, c’est attendre une rémunération d’un sacrifice ou d’une offrande d’aujourd’hui.

L’islamisme se donne le temps. Nous on veut du cash, de l’immédiat, du retour sur investissement avant les prochaines élections. La question est de savoir si notre écrasante supériorité scientifique technologique et militaire est capable de compenser notre fébrilité, notre versatilité notre soumission panique à l’urgence. J’incline à le penser car la force reste toujours à la force encore plus si elle a la loi, mais ce n’est pas sûr.

Ce qui est sûr par contre c’est que la guerre contre le terrorisme sera perdue car elle n’a pas de fin pour la même raison que le terrorisme ne peut pas être vaincu par les moyens de la guerre comme le terrorisme anarchiste des années 1890 et 1900 n’a pas été vaincu par les moyens de la police mais sans doute par le mouvement ouvrier organisé par la révolution bolchévique de 1917.

Le 21ième siècle sera religieux ou ne sera pas. Malraux n’a sans doute pas dit ce qui est devenu un lieu commun. Mais ce que chacun peut constater c’est que même si nous avons nos grands messes onusiennes, écologiques et photographiques (comme le COP 21) réconfortant mais fragile, ce qui est certain c’est que l’avenir ne sera ni œcuménique ni pacifique. Pour maintes raisons, parmi lesquelles chez nous la perte de l’agglutinant symbolique. Mais aussi par les migrations de masse auxquelles nous assistons. Pourquoi ?

Parce que la bombe diasporique met du frottement là où il n’y avait pas ou peu. Là où jusqu’ici une sage surdité psychique permettait à chaque culture de cohabiter plus ou moins bien avec des voisines qu’elle ne fréquentait pas ou rarement. Mais quand l’espace s’unifie en devenant à la fois entremêlé et réactif, le monde entier devient une zone tampon et la ligne de contact une ligne de front. On dit les franges extrémistes et de fait, les bordures sont toujours plus inflammables que les centres. La défense immunitaire du périmètre, allergie quasi physiologique au contact et plus encore à la greffe prend la forme du fanatisme. Tout le drame est là. Les sociétés qui se heurtent de plein fouet au transfert de population et à l’urbanisation accélérée (cela vaut autant pour Lagos que pour Cologne, pour Johannesburg que pour Stockholm) peuvent se fermer les yeux mais ne peuvent pas soustraire leur   épiderme au contact. Si le fondamentalisme affecte nos sociétés comme une maladie de peau, le dialogue des civilisations devrait être confié aux dermatologues. Car force est de constater que la circulation accélérée des citoyens du monde si heureuse qu’elle soit à mains égards entraîne avec elle l’inflammation identitaire comme la greffe le rejet. D’où ces cris barbares, ces coups de pistolet dans le concert qu’on entend ici et là. Séparation! Dehors les intrus! Plus de frontières, des murs. Le premier occupant ou qui se croit tel s’estimant en droit de chasser le nouveau venu ou celui qu’il fait passer pour nouveau venu.

Passons sur les exemples historiques et géographiques. Il se trouve qu’avec les portables, internet et Skype, Rome n’est plus seulement dans Rome ni la Mecque à la Mecque ni le haïtien en Haïti, mais qu’il peut pratiquement se sentir chez soi hors de chez soi. Et une communauté de foi qui se délocalise se sanctuarise à sa manière en sortant le drapeau, le turban, la croix ou le voile. Plus le contenu doctrinal s’estompe, plus s’exhibent ses signes distinctifs et le néo-fondamentalisme sectaire comme chacun sait est d’autant plus culturaliste qu’il est inculte.

Le fait est que la déperdition identitaire se rattrape en mettant les bouchées doubles. En se gavant d’origines fantasmatiques et de généalogie retravaillée. Le fait est que la classe des États-nations qui juxtaposaient des territoires souverains aux frontières bien délimitées cède la place à un atlas culturel qui juxtapose des mouvements confessionnels, ethniques ou tribals antérieurs à la constitution des États. La classe géopolitique est moderne, la classe postmoderne est pré-moderne. L’inca fait retour dans la région andine et Sykes-Picot, les frontières de jadis au proche orient, agonisent. En Europe, la ligne de partage Riga-Split tracée par le schisme du filioque qui remonte au 11ième siècle a tout récemment fendu l’Ukraine en deux. Polono-lituanienne d’un côté, Russe-orthodoxe de l’autre. On voit que la nouvelle carte des allégeances ne respecte pas plus les traités diplomatiques que les principes souverainistes de la charte des Nations Unies. Désarroi et consternation des diplomates qui voient le temps long des mémoires se surimposer au temps court des arrangements d’hier ou d’avant-hier. Autrement dit, les grands fédérateurs idéologiques du 20ième siècle: l’État, la nation, la citoyenneté, les partis ou les fédérations s’effacent, s’effritent et remontent à la surface d’obscures solidarités venues des fonds des âges qui auraient dû être balayées en bonne logique par nos cours internationales de justice et nos interdépendances économiques.

Quand l’instance politique fait faillite chacun sait que l’instance religieuse redevient l’organisateur collectif des laissés pour compte, leur ultime assurance-vie. Assurant à la fois sécurité, protection, entre-aide sociale, estime de soi et dignité.

Le néo-destour, le nassérisme, le baas irakien, le pancasila indonésien ont eu à souffrir de cet étrange jeu de bascule, de cette étrange vicariance entre le politique et le religieux auquel les occidentaux dans leur proverbial, colonial et impérial aveuglement n’ont pas peu contribué, de Suez à Kaboul, de Badgad à Triploli. L’Europe de l’ouest est le seul continent où l’expression d’indépendance nationale est proscrite comme ringarde ou suspecte. Partout ailleurs dans les quatre autres continents elle reste et redevient l’axe directeur. Sauf que l’aspiration indépendantiste a changé de monture et de génération. Beaucoup de petits enfants vont à la mosquée ou à la synagogue ou au temple à un âge où leurs grands parents s’en fichaient royalement. Le vingtième siècle, disait Thibaudet le grand critique littéraire, est sinistrogyre, il va vers la gauche, la surenchère dans les idées se faisait toujours par la gauche. La nôtre d’époque serait plutôt dextrogyre, preuve en est que la gauche de droite s’appelle la gauche moderne.

C’était méconnaître le propre de l’animal symbolique qui en toute chose voit double. Qu’une fois envolés les mythes majuscules de l’occident sécularisé: nation, révolution, classe, enrichissement, plein emploi, prospérité etc… nos sociétés allaient enfin quitter les billevesées politiques pour toucher au sol ferme du calcul économique sans valeur ajoutée. Et bien non.

Plus l’activité politique s’est délestée de ses vieux accents messianiques et même de tout grand dessein, plus la promesse religieuse a retrouvé ses vieux appétits politiques.

Est-ce que l’humanité en vieillissant retombe en enfance, comme le font les individus ? On dirait que les névroses infantiles qu’étaient pour Freud les religions, loin de s’atténuer avec l’âge mûr s’incrustent et se renouvellent au bas de la pente.

Alors il y a maintes façons d’analyser la dé-linéarisation de ce temps ferroviaire rêvé par nos positivistes. C’est à dire d’analyser l’émergence dans le temps historique d’une machine à remonter le temps.

Nietzsche en tenait pour l’éternel retour, Marx pour les tragédies qui se répètent inévitablement en comédies, le napolitain Vico évoquait lui le corsi et le recorsi pour s’expliquer la récurrence des choses humaines. Notre contemporain Lyotard avec la notion de postmoderne empruntée à l’architecture a étendu bien au delà du décoratif l’art du bricolage, du détournement ludique, de la citation éclectique d’éléments empruntés à des styles ou des époques antérieurs bref le postmoderne. Le postmoderne dans le lequel le post signifie flashback et feedback et même anamnèse comme dans la cure psychanalytique. Je crois que l’on peut prendre la chose un peu plus au sérieux et que le récessif dans le processus évolutif est un phénomène qui ne se réduit pas aux faux frais de la modernisation ni à un simple décalage entre les rythmes d’évolution ultra rapide des systèmes techniques et le rythme d’évolution infiniment plus poussif des subjectivités collectives que l’on appelle les cultures.

Je crois que ce n’est pas un retard à l’allumage que nous appelons en médiologie un effet diligence qui veut que le nouveau commence toujours par imiter l’ancien, les premiers wagons de chemin de fer avaient un profil de diligence, les premières photos étaient des tableaux, les premiers films des pièces de théâtre etc… C’est beaucoup plus. C’est ce que nous nommons en médiologie l’effet jogging. La déchéance des membres inférieurs était pronostiquée au début du 20ième siècle par certains futurologues qui voyaient les citadins enfermés dans leurs petites boîtes métalliques ambulantes: les voitures. Or depuis que les citadins marchent moins ils courent beaucoup plus. Au lieu de l’atrophie annoncée il y a re musculation. Traduction : la dépersonnalisation techno-économique suscite une re-personnalisation politico-culturelle en sens contraire. Comme si il y avait une sorte de thermostat de l’appartenance c’est à dire un néo quelque chose. Soit un archéo revu et corrigé et le plus souvent aggravé. Il y a une autre lecture du phénomène qui pourrait non pas s’inspirer du sport ou du divan mais de la neuropsychologie.

Les neuropsychiatres savent que la dissolution des fonctions nerveuses chez un individu en crise ou sénescent s’opère en remontant le cours de l’évolution. Les fonctions s’inscrivent et se hiérarchisent par ordre d’apparition mais les plus récentes sont les plus fragiles. Autrement dit, le cortex préfrontal est beaucoup plus vulnérable que le rhinencéphale et c’est le cortex qui se déstructure en cas de malheur. La maladie ne crée pas mais libère des instances affectives et instinctuelles plus ou moins refoulées par des connexions neuronales plus tardives. C’est comme dans la mémoire, les premiers souvenirs à disparaître sont ceux les plus récemment fixés. On perd d’abord la mémoire (faites moi confiance) de ce que l’on a fait hier mais on garde une sensation d’enfance. Les individualités collectives également sont le fruit d’une superposition sédimentaire de strates. Au fond la famille, le clan, la tribu comme marqueur généalogique puis l’inscription religieuse, rituel ou coutumière et enfin par-dessus l’inscription civique ou politique dans un Etat-nation, un empire ou un parti. C’est ce qui est arrivé en dernier lieu à un peuple qui est le premier à s’en aller. Le démantèlement de la maison commune commence par le toit. Alors il faut certainement avoir une vision dynamique du temps mais cette dynamique, pardon Darwin, peut être une involution qui fait remonter en cas d’accident grave, climatique, épidémique ou économique, du plus complexe vers le plus simple. Du citoyen vertueux vers le mammifère à sang chaud. De l’homo politicus à l’homo zoologique. De la morale kantienne aux contraintes animales du territoire, de l’acquisition alimentaire et de la sexualité. Le critère ethno-confessionnel est bien plus ancien que le critère national étatique et les redécoupages territoriaux en cours vont inexorablement se recaler sur lui. Autrement dit, superficielle et friable est la couche moderne et profond et résistant est le tréfonds archaïque. Les démagos de gauche et de droite qui rêvent de pousser les feux de la modernité feraient mieux de faire un peu d’étymologie. L’ arkhè en grec c’est à la fois l’archive et l’archonte, c’est à la fois ce qui commence et ce qui commande. Cette coïncidence n’a rien de réconfortant mais doit inciter plus que jamais à admettre la bête dormante sous observation. En gardant à l’esprit qu’une civilisation est une reconquête de chaque jour sur le barbare, le barbare qui en chaque civilisé ou qui se croit tel ne dort que d’un œil.

Quand Walter Benjamin s’est suicidé il avait sur sa table de nuit une petite aquarelle d’un autre inclassable comme lui mort en 1940, Paul Klee, l’Angelus novus. C’était son icône. Il avalait ses cachets de morphine les yeux fixés sur cette icône. Ce pourrait être d’ailleurs l’icône d’une gauche tragique d’ailleurs. Je laisse Walter Benjamin nous la décrire :

“Angelus Novus représente un ange, qui semble sur le point de s’éloigner de quelques chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit lui qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne les peut plus refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »

Ainsi l’Ange de l’Histoire regarde en arrière pour marcher vers l’avant. Il se pourrait bien que notre rétro phobie nous condamne au surplace appelé présentisme. Car nous voilà à nouveau dans la tempête et un monceau de ruines se profile sous nos yeux effarés. Cette menace de dé civilisation nous met au défi de tenir bon précisément dans la tempête, d’être ferme sur nos deux pieds, lucidité et laïcité. En tout cas, notre bonne vieille modernité ayant glissé du côté des antiquités, l’ordre du jour a changé. Il ne consiste plus comme chacun sait à changer le monde du tout au tout mais à l’empêcher de partir en morceaux. Il faudra bien aborder un jour, soyons un peu hégélien le troisième moment. Après le moment de la composition française chère à Mona Ozouf et celui de la décomposition chère à Alain Finkielkraut et Philippe Muray, il faudra bien aborder celui de la recomposition. Ce genre d’urgence mérite bien une mobilisation générale comme tout ce qui relève de l’instinct de conservation. En tout cas Benjamin fait parti de ceux ou de celles dont l’écho, disait Eluard, ne doit pas faiblir car s’il faiblit nous périrons. Car pour le dire dans les mots de notre prophète manqué qui fut bien la vox clamantis in deserto, la voix clamant dans le désert: “de tout ce qui jamais advint rien ne doit être considéré comme perdu pour l’histoire”.

Alors faire aujourd’hui entendre cette corne de brume, ce SOS, peut nous servir de réveille-matin et nous rendre enfin, chose toujours difficile, contemporain du temps présent.

Je vous remercie.

Source : France Culture, le 5 février 2016.

Source: http://www.les-crises.fr/grand-entretien-avec-regis-debray/


Prisonniers en Syrie : des méthodes de survie désespérées, par Amnesty International

Friday 2 September 2016 at 00:00

On restera quand même prudent sur le chiffre exact, mais les exactions criminelles décrites dans les prisons gouvernementales syriennes ne font évidemment aucun doute, et se doivent d’être dénoncées sans répit…

Source : Amnesty International, 30/08/2016

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On estime que plus de 17 000 personnes sont mortes dans les prisons et les centres de détention syriens depuis 2011. Celles qui ont survécu ont dû faire des choses inimaginables pour rester en vie. Témoignages. 

Toutes les citations ci-dessous proviennent d’entretiens réalisés avec d’anciens détenus début 2016.

Cacher ses problèmes de santé

Lors de la “fête de bienvenue”, des gardiens nous ont demandé à tous si nous étions malades. J’ai alors pensé qu’il vaudrait mieux leur expliquer que l’un de mes reins était abîmé, pour être bien traité. Ils ont d’abord posé la question à mon ami, qui a répondu “oui, j’ai des problèmes de respiration. Je souffre d’asthme”. Un gardien a répliqué : “d’accord, tu es un cas particulier”. Et ils ont commencé à le frapper jusqu’à ce qu’il meure, juste devant moi. Quand mon tour est venu, j’ai dit que j’étais en très bonne santé.

Stop à la torture en Syrie, Interpellez François Hollande pour qu’il fasse pression sur la communauté internationale. SIGNEZ

Rester impassible

Je devais m’asseoir là et regarder les gardiens passer les détenus masculins à tabac pendant une heure. Ils les frappaient avec différents objets : un tuyau d’arrosage, une barre en silicone ou une barre de fer terminée par une boule hérissée de clous. Les trois premières fois que j’ai dû assister à ce spectacle, j’ai pleuré. Mais les gardiens me frappaient. Nous devions rester totalement impassibles pendant toute l’heure. Je me disais que ce n’était pas réel, qu’il s’agissait d’un film d’horreur qui allait se terminer une quinzaine de minutes plus tard.

Conserver la chaleur

En hiver, il faisait très froid. Nous réunissions donc nos couvertures pour faire une sorte de cocon et conserver ainsi notre chaleur. Nous n’avions que les vêtements que nous portions le jour de notre arrestation. Les prisonniers arrêtés en été se trouvaient donc dans une situation très difficile.

Devenir une famille

Les autres prisonniers deviennent plus que des frères. On ne peut pas trouver une telle proximité dans la vie. Dehors, on pourrait ne jamais être d’accord, ou même se haïr. Mais dans la prison, on est une famille. Un prisonnier partisan de la laïcité et un musulman sunnite très pieux peuvent devenir les meilleurs amis du monde. Nous partageons tout, même nos vêtements et nous aidons ceux qui pleurent ou perdent la raison.

Oublier

En prison, la seule manière d’arrêter le temps est de penser à sa famille et à ses amis. Mais on apprend à s’en détacher. J’ai commencé à oublier. J’ai complètement oublié le visage de mes amis à l’université. Puis j’ai oublié tous les visages des dernières années. Je suis remonté de plus en plus loin, jusqu’à me souvenir uniquement du visage de ma mère quand j’étais jeune.

Manger n’importe quoi

Quand je suis arrivé, ils nous ont donné une caisse d’orange et une caisse de concombres. Nous avons épluché les oranges et nous avons jeté les écorces sur le sol. Les autres prisonniers se sont jetés dessus. Ils trouvaient ces écorces délicieuses, un véritable trésor ! Nous allions rapidement leur ressembler, mais à ce moment, ça a été un choc. Puis nous avons commencé à manger aussi la coquille des œufs, pour le calcium. Nous mettions du riz, de la soupe, des écorces d’orange et des morceaux de coquille d’œuf sur un morceau de pain. Nous avions ainsi l’impression de faire un vrai repas. Ce mélange était dégoûtant mais, d’une certaine manière, cela nous a aidés.

Être torturé à tour de rôle

Les gardiens nous demandaient toujours de choisir cinq personnes pour être torturées. Nous nous organisions pour épargner les très jeunes et les vieux. Nous avons formé un groupe constitué des vingt plus forts. Trois d’entre nous étaient presque toujours volontaires.

J’en faisais partie parce que j’avais besoin de crier. J’étais inquiet, car j’étais devenu insensible. Je ne sentais plus la douleur ni les émotions. Cela semble étrange, mais j’étais volontaire pour la torture afin d’éprouver de nouveau quelque chose.

Échanger la nourriture

Tout a commencé avec un prisonnier, qui, assis dans la cellule, ne pouvait s’arrêter de pleurer. Il m’a expliqué qu’il avait perdu tout espoir de quitter un jour cet endroit. Il me disait : “Je n’ai pas faim, je suis affamé. Je ne pense qu’à manger.” Je me suis demandé comment je pourrais l’aider. Nous devions véritablement lutter pour survivre. Si je donnais ma nourriture, je pouvais en mourir. Et si quelqu’un me donnait la sienne, c’est lui qui risquait sa vie.

Finalement, ce jour-là, je lui ai donné la moitié de mon morceau de pain et de ma ration de riz. C’est alors que les échanges ont commencé. J’ai dit à cet homme que le prix de mon demi-morceau de pain était un morceau entier, mais qu’il pouvait étaler le remboursement sur quatre jours. Nous étions tous affamés et dans un état épouvantable. Ces échanges nous ont aidés à survivre. De cette manière, nous pouvions répartir la nourriture en fonction de ceux qui souffraient le plus. Et cela maintenait nos esprits actifs. Nous étions toujours en train d’organiser quelque chose, de résister, d’être humains. Avant cela, nos cerveaux étaient focalisés sur une seule chose : manger, manger, manger. Après, nous pensions à coopérer, à travailler ensemble. »

En partenariat avec une équipe de spécialistes (Forensic Architecture) nous avons créé une reconstruction 3D de la prison de Saidnaya, à partir d’outils de modélisation acoustique et architecturale ainsi que des descriptions faites par d’anciens détenus. Cette reconstruction illustre le quotidien effroyable des prisonniers. Les techniques de modélisation 3D et les souvenirs de ceux qui ont survécu aux très graves violences qui leur y ont été infligées nous permettent pour la première fois d’entrevoir ce qui se passe réellement dans l’un des centres de torture et de détention les plus tristement célèbres de Syrie. 

Source : Amnesty International, 30/08/2016

Source: http://www.les-crises.fr/prisonniers-en-syrie-des-methodes-de-survie-desesperees-par-amnesty-international/


La provocation d’une guerre nucléaire par les médias, par John Pilger

Thursday 1 September 2016 at 00:01

Source : Le Grand Soir, John Pilger, 25-08-2016

Si la guerre avec la Russie éclate, à dessein ou par accident, les journalistes en porteront une grande part de responsabilité

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John Pilger

La disculpation d’un homme accusé du pire des crimes, le génocide, n’a pas fait les manchettes. Ni la BBC ni CNN n’en ont parlé. The Guardian s’est permis un bref commentaire. Un tel aveu officiel et rare fut, sans surprise, enterré ou occulté. Cela révélerait trop de choses sur les dirigeants du monde.

Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a discrètement blanchi le feu président serbe, Slobodan Milosevic, de crimes de guerre commis pendant la guerre de Bosnie de 1992 à 1995, y compris du massacre de Srebrenica.

Loin d’avoir conspiré avec le leader des Serbes de Bosnie Radovan Karadzic, qui a été condamné, Milosevic avait en réalité « condamné le nettoyage ethnique », s’était opposé à Karadzic et a tenté d’arrêter la guerre qui a démembré la Yougoslavie. Enterré vers la fin d’un arrêt de 2,590 pages sur Karadzic, publié au mois de Février dernier, cette vérité démolit un peu plus la propagande qui justifia l’assaut illégal de l’OTAN sur la Serbie en 1999.

Milosevic est mort d’une crise cardiaque en 2006, seul dans sa cellule à La Haye, au cours de ce qui équivaut à un procès bidon par un « tribunal international » inventé par les États-Unis. Une intervention chirurgicale, qui aurait pu lui sauver la vie, lui fut refusé et son état s’est empiré et il fut surveillée et maintenu au secret par les autorités US, comme WikiLeaks l’a révélé depuis.

Milosevic a été victime de la propagande de guerre qui aujourd’hui coule à flots sur nos écrans et journaux et signale un grand danger pour nous tous. Il était l’archétype du démon, vilipendé par les médias occidentaux comme le « boucher des Balkans » qui était responsable de « génocide », en particulier dans la province yougoslave sécessionniste du Kosovo. Le Premier ministre Tony Blair l’a dit, a invoqué l’Holocauste et a demandé des mesures contre « ce nouveau Hitler ».

David Scheffer, l’ambassadeur itinérant des crimes de guerre [sic], a déclaré que jusqu’à « 225.000 hommes albanais ethniques âgés de 14 à 59 ans » ont pu être assassinés par les forces de Milocevic.

Ce fut la justification des bombardements de l’OTAN, dirigés par Bill Clinton et Blair, qui tuèrent des centaines de civils dans des hôpitaux, des écoles, des églises, des parcs et des studios de télévision et détruisirent l’infrastructure économique de la Serbie. Ce fut un geste manifestement idéologique ; à une fameuse « conférence de paix » à Rambouillet, en France, Milosevic a été confronté par Madeleine Albright, la secrétaire d’Etat US, qui allait entrer dans les annales de l’infamie avec sa remarque sur la mort d’un demi-million d’enfants irakiens qui « en valait la peine ».

Albright a communiqué une « offre » à Milosevic qu’aucun leader national ne pouvait accepter. À moins de convenir d’une occupation militaire étrangère de son pays, avec des forces d’occupation « en dehors d’un processus juridique », et de l’imposition d’un « marché libre » néo-libéral, la Serbie serait bombardée. C’était contenu dans une « Annexe B », que les médias n’ont pas lue ou ont censurée. L’objectif était d’écraser le dernier Etat « socialiste » indépendant de l’Europe.

Une fois que l’OTAN a commencé à bombarder, il y eut une ruée de réfugiés kosovars « fuyant un holocauste ». Quand tout fut terminé, les équipes internationales de police se sont rendues au Kosovo pour exhumer les victimes. Le FBI n’a pas réussi à trouver une seule fosse commune et ils rentrèrent chez eux. L’équipe médico-légale espagnole a fait de même, son chef dénonçant avec colère « une pirouette sémantique par les machines de propagande de guerre ». Le décompte final des morts au Kosovo est 2788. Cela inclut les combattants des deux côtés et les Serbes et les Roms assassinés par le pro-OTAN Front de libération du Kosovo. Il n’y a pas eu de génocide. L’attaque de l’OTAN fut à la fois une fraude et un crime de guerre.

Tous sauf une fraction des tant vantés missiles à « précision guidée » des Etats-Unis ont touché non pas des cibles militaires mais des civils, y compris les studios de la Radio Télévision de Serbie à Belgrade. Seize personnes ont été tuées, dont des cameramen, des producteurs et une maquilleuse. Blair qualifia les morts, de manière profane, comme « le commandement et le contrôle » de la Serbie.

En 2008, le procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, Carla Del Ponte, a révélé qu’elle avait subi des pressions pour ne pas enquêter sur les crimes de l’OTAN.

Ceci devint le modèle pour les invasions futures par Washington de l’Afghanistan, l’Irak, la Libye et, de manière furtive, la Syrie. Toutes ces invasions pouvaient êtres qualifiées de « crimes suprêmes » selon la norme établie à Nuremberg ; toutes dépendaient de la propagande des médias. Alors que le journalisme à sensation a joué son rôle habituel, c’était le journalisme sérieux, crédible, souvent progressiste qui a fut le plus efficace – la promotion évangélique de Blair et de ses guerres par le Guardian, les mensonges incessants sur les armes de destruction massive inexistantes de Saddam Hussein dans The Observer et le New York Times, et les battements de tambours ininterrompus de la propagande du gouvernement par la BBC dans le silence de ses omissions.

Au plus fort des bombardements, Kirsty Wark de la BBC a interviewé le général Wesley Clark, le commandant de l’OTAN. La ville serbe de Nis venait d’être pulvérisé par des bombes à sous-munitions états-uniennes, tuant femmes, personnes âgées et enfants dans un marché ouvert et un hôpital. Wark n’a pas posé une seule question sur ce sujet, ni sur tous les autres morts civils.

D’autres furent plus effrontés. En Février 2003, au lendemain de l’écrasement de l’Irak par Blair et Bush, le rédacteur en chef politique de la BBC, Andrew Marr, se trouvait à Downing Street [Bureaux du Premier Ministre Britannique – NdT] et prononça ce qui équivaut à un discours de victoire. Il déclara avec enthousiasme à ses téléspectateurs que Blair avait « dit qu’ils seraient en mesure de prendre Bagdad sans bain de sang, et qu’en fin de compte les Irakiens allient célébrer. Et sur ces deux points, il a eu totalement raison ». Aujourd’hui, avec un million de morts et une société en ruines, les interviews de Marr à la BBC sont recommandées par l’ambassade des Etats-Unis à Londres.

Les collègues de Marr s’alignèrent pour qualifier les actions de Blair de « justifiées ». Le correspondant à Washington de la BBC, Matt Frei, déclara : « Il ne fait aucun doute que la volonté d’apporter le bien, les valeurs américaines au reste du monde, et en particulier au Moyen-Orient … est désormais de plus en plus liée au pouvoir militaire. »

Cette prosternation devant les États-Unis et leurs collaborateurs comme une force bienveillante qui « apportent le bien » est profondément ancrée dans le journalisme occidental moderne. Il veille à ce que la catastrophe actuelle en Syrie soit exclusivement de la faute de Bachar al-Assad, contre qui l’Occident et Israël conspirent depuis longtemps, non pas pour des considérations humanitaires, mais pour consolider le pouvoir agressif d’Israël dans la région. Les forces jihadistes déchaînées et armées par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, la Turquie et leurs mandataires de la « coalition » sont là pour ça. Ce sont eux qui dispensent la propagande et les vidéos qui deviennent des informations aux États-Unis et en Europe, et qui fournissent un accès aux journalistes et garantissent une « couverture » partisane de la Syrie.

Aux informations, on parle de la ville d’Alep. La plupart des lecteurs et téléspectateurs ne seront pas au courant que la majorité de la population d’Alep vit dans la partie occidentale contrôlée par le gouvernement. Le fait qu’ils souffrent quotidiennement des bombardements d’artillerie d’al-Qaida parrainé par l’Occident n’est pas mentionné. Le 21 Juillet, les bombardiers français et américains ont attaqué un village du gouvernement dans la province d’Alep, tuant jusqu’à 125 civils. Cela a été rapporté en page 22 du Guardian ; il n’y a pas eu de photos.

Après avoir créé et soutenu le djihadisme en Afghanistan dans les années 1980 dans le cadre de l’Opération Cyclone – une arme qui visait à détruire l’Union soviétique – les États-Unis sont en train de faire quelque chose de similaire en Syrie. Comme les moudjahidin afghans, les « rebelles » syriens sont les fantassins de l’Amérique et de la Grande-Bretagne. Beaucoup combattent pour al-Qaida et ses variantes ; certains, comme le Front Nosra, se sont rebaptisés pour se conformer aux sensibilités américaines post-11 Septembre. La CIA les dirige, avec difficulté, comme elle dirige des djihadistes partout dans le monde.

L’objectif immédiat est de détruire le gouvernement de Damas qui, selon le sondage le plus crédible (YouGov Siraj), est soutenu par la majorité des Syriens, ou tout au moins qui se retournent vers lui pour sa protection, quelle que soit la barbarie qui peut régner en coulisses. L’objectif à long terme est de nier à la Russie un allié clé du Moyen-Orient dans le cadre d’une guerre d’usure de l’Otan contre la Fédération de Russie qui finirait éventuellement par détruire cette dernière.

Le risque nucléaire est évident, bien qu’occulté par les médias du « monde libre ». Les éditorialistes du Washington Post, ayant promu le mensonge sur les Armes de destruction massive en Irak, demandent à Obama d’attaquer la Syrie. Hillary Clinton, qui se réjouissait publiquement de son rôle de bourreau lors de la destruction de la Libye, a indiqué à plusieurs reprises que, en tant que présidente, elle « ira plus loin » qu’Obama.

Gareth Porter, un journaliste basé à Washington, a récemment révélé les noms de ceux qui sont susceptibles de faire partie du cabinet Clinton, qui planifient une attaque sur la Syrie. Tous ont des passés de belligérants de la guerre froide ; l’ancien directeur de la CIA, Leon Panetta, a déclaré que « le prochain président devra envisager d’envoyer des forces spéciales supplémentaires sur le terrain ».

Le plus remarquable dans la propagande de guerre qui bat actuellement son plein est son côté absurde et familier. J’ai visionné des films d’archives des années 1950 à Washington, à l’époque où des diplomates, des fonctionnaires et des journalistes étaient traqués et ruinés par la chasse aux sorcières déclenchée par le sénateur Joe McCarthy contre ceux qui contestaient les mensonges et la paranoïa au sujet de l’Union Soviétique et de la Chine. Comme une tumeur renaissante, le culte anti-Russe est de retour.

En Grande-Bretagne, Luke Harding du Guardian entraîne ses lecteurs qui détestent la Russie dans un flot de parodies journalistiques qui attribuent à Vladimir Poutine tous les malheurs de la terre. Lorsque la fuite des Panama Papers fut publiée, la première page du quotidien mentionna M. Poutine, et il y avait une image de Poutine ; peu importe si le nom de Poutine n’était mentionné nulle part dans les documents.

Comme Milosevic, Poutine est le Diable en chef. C’est Poutine qui a abattu un avion de ligne Malaisienne au-dessus de l’Ukraine. Le titre auquel on a eu droit est le suivant : « En ce qui me concerne, Poutine a tué mon fils. » Pas besoin de preuves. C’est Poutine qui est responsable du renversement du gouvernement élu à Kiev en 2014, organisé (et financé) par – documents à l’appui – Washington. La campagne de terreur qui a suivi, déclenchée par les milices fascistes contre la population russophone de l’Ukraine était le résultat de « l’agression » de Poutine. Prévenir que la Crimée de devienne une base de missiles de l’OTAN et protéger la population majoritairement russe qui s’était prononcée par référendum pour son intégration à la Russie – à la suite de quoi la Crimée fut annexée – étaient autant d’exemples de « l’agression » de Poutine. La calomnie par les médias devient inévitablement une guerre par les médias. Si la guerre avec la Russie éclate, à dessein ou par accident, les journalistes en porteront une grande part de responsabilité.

Aux Etats-Unis, la campagne anti-Russe s’assimile à la réalité virtuelle. Paul Krugman du New York Times, un économiste lauréat du prix Nobel, a appelé Donald Trump le « candidat Sibérien » parce que Trump est l’homme de Poutine, dit-il. Trump a osé suggérer, dans un moment rare de lucidité, qu’une guerre avec la Russie pourrait être une mauvaise idée. En fait, il est allé plus loin et a retiré les livraisons d’armes US à l’Ukraine de son programme. « Ne serait-ce pas merveilleux si nous nous entendions avec la Russie, » a-t-il dit.

C’est pourquoi l’establishment libéral belliciste des Etats-Unis le déteste. Son racisme, sa démagogie et ses rodomontades n’ont rien à voir avec ça. En matière de racisme et d’extrémisme, Bill et Hillary Clinton n’ont rien à envier à Trump. (Cette semaine marque le 20e anniversaire de la « réforme de la protection sociale » de Clinton qui a été une guerre contre les Afro-Américains). Quant à Obama : tandis que les armes de la police US abattent ses frères afro-américains, le grand espoir de la Maison Blanche n’a rien fait pour les protéger, rien fait pour soulager leur misère, tout en menant quatre guerres rapaces et une campagne d’assassinat sans précédent.

La CIA a demandé que Trump ne soit pas élu. Des généraux du Pentagone ont demandé qu’il ne soit pas élu. Le pro-guerre du New York Times – pendant les pauses de leur campagnes anti-Poutine – demandent qu’il ne soit pas élu. Il y a quelque chose qui se mijote. Ces tribuns de la « guerre perpétuelle » sont terrifiés que le business de plusieurs milliards de dollars de la guerre par laquelle les Etats-Unis maintiennent leur domination serait compromis si Trump trouvait un accord avec Poutine, puis avec Xi Jinping de la Chine. Leur panique devant la possibilité d’une grande puissance parlant de paix dans le monde – ce qui est peu probable – serait une farce macabre si l’avenir n’était pas aussi sombre.

« Trump aurait aimé Staline ! » hurla le vice-président Joe Biden lors d’un rassemblement de soutien à Hillary Clinton. Avec Clinton hochant la tête, il a crié : « Nous ne nous inclinons jamais. Nous ne plions jamais. Nous ne nous agenouillons jamais. Nous ne cédons jamais. La victoire est à nous. Voilà qui nous sommes. Nous sommes l’Amérique ! »

En Grande-Bretagne, Jeremy Corbyn a également provoqué l’hystérie des faiseurs de guerre du Parti travailliste et d’un média qui se consacre à lui rentrer dedans. Lord West, ancien amiral et ministre du Travail, l’a bien formulé. Corbyn prenait une position anti-guerre « scandaleuse » « parce que cela lui attire le vote des masses irréfléchies ».

Lors d’un débat avec son challenger à la direction du parti, Owen Smith, le modérateur a demandé à Corbyn : « Comment réagiriez-vous en cas de violation par Vladimir Poutine d’un Etat-membre de l’Otan ? »

Corbyn a répondu : « Vous voudriez d’abord éviter que cela n’arrive. Vous établiriez un bon dialogue avec la Russie … Nous pourrions tenter une démilitarisation des frontières entre la Russie, l’Ukraine et les autres pays frontaliers de la Russie en l’Europe de l’Est. Ce que nous ne pouvons pas faire c’est de laisser une série d’accumulations de troupes calamiteuses de chaque côté, ce qui nous conduit inéluctablement vers un grand danger »

Pressé de dire s’il autoriserait la guerre contre la Russie « s’il le fallait », Corbyn a répondu : « Je ne veux pas faire la guerre – ce que je veux c’est parvenir à un monde où on n’aurait pas à faire la guerre ».

Poser une telle série de questions doit beaucoup à la montée des libéraux bellicistes en Grande-Bretagne. Depuis longtemps, le Parti travailliste et les médias leur ont offert des opportunités de carrière. Pendant un certain temps, le tsunami moral du grand crime commis contre l’Irak a provoqué un flottement, leurs contre-vérités flagrantes sont devenues un fardeau embarrassant mais passager. Indépendamment du rapport Chilcot et de la montagne de faits qui l’incriminent, Blair est toujours leur source d’inspiration, parce qu’il est un « gagnant ».

Le journalisme et enseignements dissidents ont depuis été systématiquement bannis ou accaparés, et les idées démocratiques vidées pour être remplacées par la « politique identitaire » qui confond genre et féminisme, l’angoisse de la société et libération, et qui ignore volontairement la violence d’Etat et le mercantilisme des armes qui détruisent d’innombrables vies dans des pays lointains, comme le Yémen et la Syrie, et qui invitent la guerre nucléaire en Europe et à travers le monde.

La mobilisation de personnes de tous âges autour de la montée spectaculaire de Jeremy Corbyn peut constituer une certaine résistance. Il a passé sa vie à dénoncer les horreurs de la guerre. Le problème pour Corbyn et ses partisans est le Parti Travailliste. Aux Etats-Unis, le problème pour les milliers d’adeptes de Bernie Sanders est le Parti Démocrate, sans parler de l’ultime trahison de leur grand espoir [son ralliement en rase-campagne à H. Clinton – NdT].

Aux Etats-Unis, pays des grands mouvements pour les droits civiques et contre la guerre, ce sont les mouvements comme Black Lives Matter et CODEPINK qui constituent les graines d’une version moderne.

Seul un mouvement qui grossirait à chaque coin de rue, qui déborderait des frontières et qui n’abandonnerait pas pourrait arrêter les fauteurs de guerre. L’année prochaine, cela fera un siècle que Wilfred Owen a écrit ce qui suit. Chaque journaliste devrait le lire et le retenir.

Si vous entendiez, à chaque cahot, le sang
Qui gargouille et s’écoule de ces poumons empoisonnés,
Cancer obscène, tel le reflux amer de plaies
Infectes et incurables sur des langues innocentes,
Mon ami, vous mettriez moins de zèle à répéter
À des enfants en mal de gloire désespérée,
Le vieux mensonge : Dulce et decorum est
Pro patria mori.

(Traduction française par Georges Gernot)

John Pilger

Traduction “quand organiserons-nous un nouveau Nuremberg ?” par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles

Journaliste, cinéaste et auteur, John Pilger est l’un des deux journalistes à avoir remporté deux fois la plus haute distinction du journalisme britannique. Pour ses documentaires, il a remporté un Emmy, un British Academy Award, un BAFTA. Parmi de nombreux autres prix, il a remporté un Prix du meilleur documentaire du Royal Television Society. Son épopée de 1979 ,Cambodge année zéro, est classé par le British Film Institute comme l’un des dix documentaires les plus importants du 20e siècle.

Source : Le Grand Soir, John Pilger, 25-08-2016

Source: http://www.les-crises.fr/la-provocation-dune-guerre-nucleaire-par-les-medias-par-john-pilger/