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La création d’un Frankenstein, par James M.Dorsey

Saturday 20 August 2016 at 01:40

L’utilisation du wahhabisme saoudien comme outil de politique étrangère

Par James M.Dorsey – Le 7 mars 2016 – Eurasiareview Cela fait longtemps que l’on débat sur la longévité du régime saoudien. Lorsque j’ai visité l’Arabie saoudite pour la première fois, il y a 40 ans de cela, ma première conclusion fut qu’il ne pouvait pas durer. Je continue à penser la même chose, même si l’échelle de temps a changé, car la monarchie saoudienne possède évidemment une plus grande résilience que ce que je pensais au début. Une des raisons principales à mes doutes sur sa viabilité tient au pacte faustien qu’elle a passé avec les wahhabites, partisans d’un islam puritain, intolérant, discriminatoire et non pluraliste. 

Drapeau de l’Arabie Saoudite. Photo de Ayman Makki, Wikipedia Commons.

Drapeau de l’Arabie Saoudite. Photo de Ayman Makki, Wikipedia Commons.

C’est l’accord qui a engendré la plus grande campagne de diplomatie publique dans l’Histoire. Les estimations de dépenses faites pour financer des institutions culturelles musulmanes à travers le monde et créer des alliances avec des dirigeants musulmans non wahhabites et des agences de renseignement de divers pays musulmans, tout un travail pour répandre le point de vue wahhabite dans le monde ; ces dépenses de propagande sont estimées entre 75 et 100 milliards de dollars.

Cette campagne culturelle est un sujet que j’étudie depuis ma première visite au royaume, au cours de nombreuses visites suivantes, quand j’ai habité en Arabie saoudite à la veille du 11 septembre et durant les 4 ans et demi d’une bataille judiciaire que j’ai gagnée en 2006 à la Chambre des Lords anglaise. J’écris maintenant un livre sur le sujet, livre qui étudie les aboutissements de cette campagne dans quatre pays asiatiques, un africain et deux européens.

Cette campagne n’est pas seulement le résultat du mariage entre les Al Saoud et les wahhabites. Elle est le point central d’une politique de soft power saoudienne et une stratégie de survie pour les Al Saoud. Une des raisons, mais pas la seule, de la longévité des Al Saoud, est le fait que la propagation du wahhabisme provoque des retours de bâton dans les pays touchés par cette campagne. Plus que jamais auparavant, les similitudes idéologiques ou théologiques entre le wahhabisme et son parent théologique, le salafisme, le djihadisme en général et État Islamique en particulier, sont sous les feux de la rampe.

Le problème des Al Saoud ne vient pas seulement de ce que leur légitimité est complètement dépendante de leur identification au wahhabisme. Il vient du fait que, depuis le lancement de cette campagne, les Saouds ne le contrôlaient que nominalement et qu’ils ont laissé le génie sortir de la bouteille, génie qui maintenant mène une vie indépendante et ne peut plus être remis dans sa bouteille. C’est une des raisons majeures, comme je le détaillerai plus loin, pour laquelle je soutiens que les Al Saoud et les wahhabites se rapprochent d’une époque charnière, qui ne leur offrira pas vraiment de solutions, mais qui, au contraire, va rendre les choses plus compliquées en créant encore plus de rupture entre les militants, ruptures qui se feront sentir dans tout le monde musulman et dans les communautés musulmanes minoritaires, en créant des tensions sectaires dans des pays comme l’Indonésie, la Malaisie, le Bangladesh et le Pakistan.

Le récent assassinat, au sud des Philippines, d’un imam wahhabite saoudien dont la forte popularité est attestée par ses 12 millions de followers Twitter, montre que ce n’est plus le gouvernement, mais les responsables religieux qui deviennent des cibles. Et pas que les imams fidèles au gouvernement saoudien. Le Sheikh Aaidh al-Qarni est un produit de la fusion entre le wahhabisme et les Frères musulmans qui ont produit la Sahwa, un mouvement salafiste saoudien de réforme politique. Alors que les enquêteurs philippins partent du principe qu’EI est responsable de l’assassinat, les médias saoudiens ont été prompts à reporter l’avertissement des autorités saoudiennes disant que les Gardes de la Révolution iranienne planifiaient une attaque.

Reculons d’un pas pour mieux apprécier le cadre dans lequel la campagne de financement saoudienne doit être vue. Pour les débutants, il est important de comprendre que même si les fonds proviennent de la même source, les objectifs de cette campagne divergent en fonction des différents partis. Pour les wahhabites, il s’agit de prosélytisme, de répandre la foi. Pour le gouvernement, il s’agit de soft power. Quelquefois les intérêts du gouvernement et des religieux coïncident, quelquefois ils divergent. De même, cette campagne a parfois connu de gros succès et parfois des résultats questionnables et l’on peut franchir le pas suivant en disant qu’elle risque de devenir un passif pour le gouvernement.

Il peut être difficile d’envisager le wahhabisme comme un soft power, mais le fait est que le salafisme était un mouvement qui n’a obtenu que de faibles résultats au cours des siècles précédant l’avènement de Mohammed Ibn Abdul Wahhab et n’a commencé a vraiment pénétrer les communautés musulmanes au delà de la péninsule arabique, que 175 ans après sa mort. Dans les années 1980, le salafisme s’est établi comme partie intégrante de la communauté musulmane mondiale, en prônant une plus grande religiosité dans les pays arabes, tout en favorisant l’émergence de mouvements et d’organisations islamistes. L’aspect soft power, surtout dans la relation de force entre l’Arabie saoudite et l’Iran, a réussi, particulièrement dans des pays comme la Malaisie, l’Indonésie et le Bangladesh, où les attitudes sectaires et le rejet des minorités se renforcent.

Permettez-moi d’illustrer cela avec une anecdote. L’homme qui était, jusqu’à peu, un haut fonctionnaire des services de renseignements et dirigeant du Nahdlatul Ulema, une des plus grandes organisations musulmanes indonésiennes et qui prétend être anti-wahhabite, parle arabe couramment. Il a passé 12 ans au Moyen-Orient en tant que représentant des renseignements indonésiens, dont huit en Arabie saoudite. Cette homme va prétendre dans la même phrase ne pas suivre le wahhabisme et se méfier des chiites, qui ne constituent que 1,2 % de la population indonésienne, dont les 2 millions de convertis sunnites des 40 dernières années, et qu’ils voient comme une des premières menaces à la sécurité intérieure indonésienne. Cet homme n’est pas anti-chiite par instinct mais perçoit les chiites comme une cinquième colonne. L’impact du financement saoudien, wahhabite et salafiste est tel que même le Nahdlatal Ulema est forcé d’adopter le langage et les concepts wahhabites lorsqu’il en vient à la perception d’une menace posée par l’Iran et les chiites.

Le prosélytisme wahhabite a servi les intérêts des Al Saoud alors qu’ils cherchaient à ralentir l’appel du nationalisme arabe et plus tard celui de la révolution iranienne – des développements tectoniques qui promettaient de redessiner la carte politique du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord d’une manière qui menaçait potentiellement les dirigeants saoudiens. Les deux événements étaient de type révolutionnaire et ont provoqué le renversement d’un roi soutenu par l’Occident. Le nationalisme arabe était séculaire et socialiste de nature. La révolution iranienne fut la première à renverser une icône américaine dans la région, d’autant plus un roi. La république islamique d’Iran représentait une forme d’islam révolutionnaire qui reconnaissait un certain degré de souveraineté populaire. Chacune à leur manière représentait une menace pour les Al Saoud, qui habillent leur légitimité d’un puritanisme religieux basé sur le principe d’une obéissance absolue au maître.

Finalement, la campagne saoudienne bénéficia de l’échec du socialisme arabe à fournir du travail, des biens et des services publics, et de l’arrêt de mort de la notion d’unité arabe due à l’écrasante victoire d’Israël en 1967 – où ce pays conquit Jérusalem-Est, la Cisjordanie, la Bande de Gaza, les plateaux du Golan et la péninsule du Sinaï. De plus, la rupture entre le dirigeant égyptien Gamel Abdel Nasser avec les Frères musulmans, groupe non salafiste, a entraîné le départ de nombreux Frères pour rejoindre le flux de migrants vers le Golfe. Ils amenèrent leur activisme avec eux et obtinrent des positions dans l’éducation, car peu de Saoudiens pouvaient les remplir. Ils ont aussi aidé à la création de la Ligue musulmane mondiale, créée initialement pour contrer l’appel pan-arabe de Nasser.

La campagne profita encore des opportunités offertes par le successeur de Nasser, Anouar al Sadate, qui se définissait lui-même comme un président croyant. Au contraire de Nasser, Sadate autorisa les groupes musulmans salafistes ou les Frères, à ré-émerger et à créer des organisations sociales, à construire des mosquées et à financer des universités.

L’émergence de la Fraternité dans le royaume entraîna une fusion entre la pensée politique du groupe avec des segments de la communauté wahhabite et salafiste, mais accentua aussi les différences entre les deux. Le clergé saoudien établi, ainsi que les militants, reprochaient à la Fraternité sa volonté d’accepter l’État et d’opérer dans le cadre de ses limitations. Ils l’accusaient aussi de créer des divisions, la fitna, entre musulmans, en reconnaissant la formation de groupes politiques et en plaçant la loyauté à ce groupe au dessus de Dieu, des musulmans ou de l’islam.

La campagne saoudienne fut aussi propulsée par la création d’institutions diverses, non seulement la Ligue arabe et ses multiples rejetons, mais aussi Al Haramain, une autre institution de charité, ou l’Université islamique de Médine. Les Saoudiens furent les créateurs de toutes ces entités. Les autres furent les exécutants, souvent avec leurs propres programmes, comme la Fraternité dans le cas d’Al Haramain, ou d’autres militants islamistes, si ce n’est djihadistes.

Voyons cet exemple. Quand la National Commercial Bank était la plus grande institution financière saoudienne, elle avait un département de comptes numérotés. C’étaient tous des comptes appartenant à la famille royale saoudienne. Seul trois personnes avaient accès à ces comptes dont l’un, Khaled Bin Mahfouz, était le propriétaire majoritaire de la banque. Parfois Khaled recevait un coup de fil avec pour instruction de transférer de l’argent vers un pays spécifié, laissant aux bons soins de Khaled de décider exactement où irait l’argent. Une fois, Khaled reçut l’instruction du Prince Sultan de virer 5 millions de dollars à la Bosnie, sans précision de récipiendaire. Khaled envoya l’argent à un centre de charité de Sarajevo qui, à la veille du 11 septembre, fut contrôlé par des agents de sécurité bosniaques et Américains. Le disque dur de l’institution révéla à quel point les djihadistes contrôlaient l’institution. Une fois, les Saoudiens suspectaient un des cadres de l’institution d’être membre du djihad islamique égyptien. Ils envoyèrent quelqu’un à Sarajevo pour enquêter. L’enquêteur questionna l’homme ainsi : «On a entendu dire que tu avais ce genre de relations et si c’est vrai, il va falloir que tu nous quittes.» L’homme porta la main sur son cœur et nia l’allégation. Pour les Saoudiens, l’affaire était réglée jusqu’à ce que le même homme témoigne un jour au tribunal pour raconter comment il était facile de berner les Saoudiens.

Il fallut les attentats d’Al Qaida de 2003/2004 plutôt que le 11 septembre, pour persuader les Saoudiens de reprendre le contrôle en interdisant les donations aux mosquées, en mettant les différents centres de charité sous une même organisation centrale, en contrôlant les transferts de fonds à l’étranger et en travaillant avec les États-Unis et d’autres pour nettoyer tout cela et même, dans le cas d’Al Haramain, de fermer l’institution.

Le problème était que d’un côté il était déjà trop tard et que, de l’autre, le soft power de la campagne de prosélytisme wahhabite était encore utile. Laissez-moi commencer par ce côté utile. La campagne saoudienne atteignit sa vitesse de croisière dans la foulée de la crise pétrolière de 1973 qui remplit les poches du royaume de cash. Cela permit au Roi Faysal de rembourser les religieux pour leur soutien dans son opposition au roi Saoud. Mais, plus important, cela donna les moyens de contrer l’appel créé par la Révolution islamique iranienne de 1979.

Je vais insister un peu sur la relation Saoudie – Iran parce c’est une motivation première du soft power saoudien, non seulement à l’époque, mais encore maintenant. Sous-tendant la rivalité Saoudie – Iran il y a, d’un point de vue saoudien, la perspective d’une bataille existentielle, aiguisée par l’incertitude au sujet de la relation du royaume avec les États-Unis. Les officiels étasuniens ont toujours insisté sur le fait que les deux pays ne partagent pas les mêmes valeurs, mais que leur relation repose sur des intérêts communs. Les relations actuelles, plus fraîches, entre Washington et Ryad, tiennent au fait que leurs intérêts divergent. La divergence devint évidente au moment des révolutions du printemps 2011, en particulier face aux critiques américaines à l’intervention saoudienne au Bahreïn pour écraser une révolte, et le manque d’aide américaine à Hosni Moubarak lorsqu’il fut renversé. L’insistance américaine à conclure un accord avec l’Iran et permettant à ce dernier un retour dans l’arène internationale, s’est faite malgré les fortes objections saoudiennes.

Tout cela a provoqué l’avènement des Salman, du roi Salman et de son puissant fils, le prince Mohammed Bin Salman, et une politique étrangère et militaire bien plus agressive. Mais ne vous y trompez pas, la nouvelle agressivité saoudienne n’est pas la marque d’une déclaration d’indépendance face aux États-Unis. Au contraire, comme l’a montré Mohammed Bin Salman dans une récente interview à The Economist, c’est fait pour forcer les États-Unis à se réengager au Moyen-Orient dans l’espoir que cela entraînera un retour à l’ancien statu quo, c’est-à-dire au soutien américain envers le royaume dans l’espoir qu’il soit la meilleure garantie de stabilité régionale. Les Saoudiens semblent fonctionner sur la base de la théorie marxienne de la Verelendung [paupérisation, NdT], les choses doivent empirer afin de s’améliorer. C’est ce qui explique l’intervention au Yémen qui s’enlise, les mouvements saoudiens en Syrie et des sources crédibles indiquant que les exercices militaires du Royaume sont les signes avant-coureurs d’une intervention saoudienne en Irak pour contrer les milices chiites soutenues par l’Iran.

Pour être clair, les dirigeants saoudiens, au contraire des wahhabites, ne haïssent pas forcément les chiites mais les considèrent comme une 5e colonne et le moyen de contrer l’Iran en motivant les sunnites à résister et à fuir l’influence iranienne. Le sectarisme anti-chiite aide l’Arabie saoudite à mobiliser les musulmans et à les pousser à prendre les armes dans le cadre de la lutte contre l’Iran pour l’hégémonie régionale. L’Arabie saoudite accuse souvent l’Iran d’alimenter le sectarisme en soutenant les milices chiites qui ont ciblé les sunnites en Irak, au Yémen, au Liban et en Syrie. Malgré les déclarations saoudiennes, une recherche du Carnegie Endowment for International Peace a conclu que la rhétorique anti-chiite était bien plus fréquente sur internet que la rhétorique anti-sunnite.

Le fait est que l’Arabie saoudite a eu de réelles inquiétudes face à la révolution iranienne. La chute du régime autocratique pro-américain du Shah a laissé place à un régime révolutionnaire et enclin à exporter sa révolution vers le Golfe. L’Iran ne s’en est pas caché. Par exemple, le quartier général du Front islamique de libération de Bahreïn était hébergé par le Diwan de l’Ayatollah Hussein-Ali Montazeri. Mais ce que l’Iran cherchait à exporter était la révolution et non pas le chiisme. Il a fallu cependant moins d’un an pour que le nationalisme fasse oublier la révolution en Iran. Ce processus fut accéléré par l’invasion irakienne de l’Iran, soutenue par l’Arabie saoudite, et la sanglante guerre de 8 ans qui, parallèlement à la campagne de soft power, marque le début d’une guerre larvée qui dure maintenant depuis plus de 40 ans, malgré quelques périodes de rémission des tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

La détermination saoudienne à contrer la menace de la révolution iranienne en cherchant à la vaincre plutôt qu’à la contenir, a toujours façonné la politique saoudienne envers la république islamique et les chiites. Il est vrai que l’Iran a constamment donné du grain à moudre en créant le Hezbollah, en organisant des manifestations politiques pendant le pèlerinage de la Mecque, en fomentant les attentats des tours Khobar en 1996, pour ne nommer que quelques incidents.

Néanmoins, comme pour le pacte faustien avec le wahhabisme, la manière dont le royaume gère ses relations avec l’Iran révolutionnaire ne pouvait qu’entraîner un retour de bâton et faire de la république islamique une menace existentielle. Plutôt que d’intégrer sa minorité chiite en s’assurant que ses membres soit traités équitablement et ait leur mot à dire dans la société, le royaume devint encore plus suspicieux à l’égard des chiites de la province occidentale riche en pétrole. En procédant ainsi, ils offrirent à l’Iran une chance de forger des liens plus étroits avec les communautés chiites du Golfe.

L’experte du Moyen-Orient Suzanne Maloney a prédit que «la variable la plus importante dans la stabilité des États avec une forte minorité chiite, comme Bahreïn, l’Arabie saoudite, le Koweït et le Pakistan, se trouve dans la teneur de leur politique intérieure, particulièrement au sujet du droit des minorités». Un homme d’affaires chiite koweïtien, qui visita l’Iran dans la foulée du renversement du Shah en 1979, a vu la révolution comme l’ouverture d’une nouvelle ère. «Nous sommes citoyens du Koweït, de Bahreïn, de l’Arabie saoudite. Nous sommes chiites, pas Iraniens. Ce qui se passe en Iran est bon pour tout le monde. Cela poussera nos gouvernements à nous traiter équitablement», disait il à l’époque. C’était une attitude courante, qui s’est manifestée dans le fait que des millions de chiites sont morts en défendant l’Irak contre l’Iran au cours de la guerre entre les deux pays.

Les paroles de l’homme d’affaire ne furent pas entendues. Au lieu de reconnaître les plaintes légitimes de ses minorités, le royaume a accusé l’Iran d’interférence dans ses affaires intérieures et celles de ses alliés. Il s’est appuyé sur des dirigeants autocrates sunnites pour garder la main sur la population chiite majoritaire dans des pays comme l’Irak et Bahreïn.

Les États-Unis ont en effet bousculé la stratégie saoudienne en envahissant l’Irak en 2003, ce qui amena la majorité chiite au pouvoir. A Bahreïn, la caste dirigeante sunnite minoritaire est restée au pouvoir grâce à une féroce répression. La récente décision saoudienne d’annuler les 4 milliards de dollars d’aide au Liban, d’interdire aux Saoudiens de visiter le Liban et de mettre le Hezbollah sur la liste terroriste, constitue une tentative pour nier aux chiites libanais les chances qui reviennent à la majorité d’une population multi-ethnique et multi-culturelle. Les dirigeants saoudiens n’arrivent pas à reconnaître que la perception de Téhéran comme centre du chiisme n’est pas moins légitime que l’insistance de Riyad à être le centre du monde sunnite ou celle d’Israël d’être le centre du monde juif.

Du coup, l’invasion de l’Irak en 2003 qui amena les chiites au pouvoir pour la première fois, a laissé les Saoudiens incrédules. «Pour nous, cela paraissait impossible que vous ayez fait cela. Nous avons fait la guerre ensemble pour empêcher l’Iran d’occuper l’Irak quand celui-ci fut renvoyé du Koweït (en 1991). Et maintenant nous livrons tout le pays à l’Iran sans raisons», a déclaré le prince Saoud al Faysal devant une audience américaine en 2005.

De façon identique, la perception d’une menace iranienne contre la suprématie saoudienne a poussé le prince saoudien Bandar Bin Sultan, une pièce centrale dans la formation de la stratégie sécuritaire saoudienne et dans sa relation avec les États-Unis, à avertir Richard Dearlove, le responsable des services secrets britannique, le MI6, il y a déjà plus de dix ans : «Le temps n’est pas loin au Moyen-Orient où cela sera littéralement ‘que Dieu aide les chiites’.» Plus d’un milliard de sunnites en ont carrément assez. En octobre 2015, le présentateur de télévision saoudien Abdulellah Al-Dosari a célébré la mort de 300 pèlerins chiites iraniens, dont des diplomates, au cours d’un mouvement de foule pendant le pèlerinage à la Mecque, avec ces mots : «Rendons grâce à Allah qui a délivré l’islam et les musulmans de leur plaie. Nous prions pour qu’Il les envoie en enfer pour l’éternité.»

L’approche saoudienne a semé les graines pour des révoltes domestiques intermittentes et des tentatives répétées pour affaiblir et casser la légitimité de l’autre, elle a mis en place les conditions pour un effort global touchant toutes les communautés musulmanes dans le monde, pour s’assurer qu’elles sympathisent avec le wahhabisme saoudien plutôt qu’avec les idéaux de la révolution iranienne. Le soutien saoudien à Saddam Hussein pendant la longue et sanglante guerre de huit ans qui opposa l’Irak à l’Iran, a encore plus empoisonné les relations entre les deux nations, malgré quelques tentatives théoriques d’aplanissement des différences.

Le poison était évident dans le vœu de l’Ayatollah Ruhollah Khomeiny, dont la pensée anti-royaliste était enracinée par l’oppression du régime du Shah qu’il avait renversé. «Les musulmans devraient maudire les tyrans, même la famille royale saoudienne, ces traîtres du tombeau de Dieu; que la malédiction de Dieu et de ses prophètes et anges tombe sur eux», a espéré Khomeiny.

L’exécution de Nimr al Nimr en janvier ne visait pas seulement à envoyer un message à l’opposition domestique et un message à l’Iran. Le message «ne viens pas te frotter à moi» a déjà été fort et clair. L’exécution a été la pièce d’une stratégie délibérée pour retarder, si ce n’est perturber, l’accord nucléaire et le retour de l’Iran sur la scène internationale. Les extrémistes iraniens ont joué le jeu des Saoudiens en attaquant l’ambassade saoudienne. Ces mêmes extrémistes que l’Arabie saoudite n’a pas réussi à renforcer aux élections parlementaires iraniennes et à l’Assemblée des experts de cette semaine, ce conseil qui élira finalement le prochain dirigeant spirituel iranien.

La stratégie est très sensée. Le leadership régional saoudien en vient à exploiter une fenêtre d’opportunité plutôt que de se reposer sur le capital et la puissance pour l’asseoir. L’intérêt de l’Arabie saoudite est de prolonger cette fenêtre d’opportunité aussi longtemps que possible. Cette fenêtre reste ouverte aussi longtemps que les autres puissances régionales, l’Iran, la Turquie et l’Égypte, sont dans des états divers de délabrement. Les sanctions internationales s’en sont longtemps chargées pour l’Iran.

Et voilà ce qui est en train de changer. L’Iran n’est peut être pas arabe et maintient un sens de supériorité perse, mais il a des avantages dont l’Arabie saoudite manque : une grande population, une base industrielle, des ressources, des militaires entraînés, une culture forte, une histoire impériale et une situation géographique qui en fait un carrefour. La Mecque et son argent ne pourront pas tenir la compétition, et sûrement pas en utilisant le wahhabisme.

Et voici le deuxième défi existentiel saoudien. Le rapport coût/bénéfice du mariage saoudien au wahhabisme est en train de changer, tant du point de vue international que domestique. Les visiteurs du royaume dans les années 1990 pouvaient voir le slogan le progrès sans le changement affiché partout. Le fait est que de nos jours le changement est, plus que tout, la clé du progrès.

La chute des prix de l’énergie force le gouvernement saoudien à réformer, diversifier et rationaliser l’économie du royaume. Certains changements se voient déjà sous la forme de l’arrêt des subventions, l’augmentation du prix des services, la recherche de sources alternatives de revenus et d’un plus grand rôle du secteur privé et des femmes. La baisse des charges arrive au moment même où l’Arabie saoudite dépense sans compter pour sa nouvelle agressivité militaire et pour soutenir financièrement des régimes comme l’Égypte qui ne tiendraient pas sans cela. Ces réductions de charges, ces baisse de revenus et ces réformes vont finalement changer le contrat social du pays qui assure un bien-être social du berceau à la tombe, en échange de l’abandon des droits politiques et de l’acceptation du pacte wahhabite et de la répression. Des réformes qui permettraient au royaume de devenir compétitif, c’est-à-dire devenir une économie de connaissance du XXIe siècle seront difficiles, voire impossibles à appliquer aussi longtemps qu’il sera coincé dans les rigidités d’une doctrine religieuse qui regarde vers l’arrière plutôt que vers l’avant, et dont l’idéal est de vivre de la même façon qu’à l’époque du Prophète et de ses compagnons.

L’Arabie saoudite fut réellement choquée de voir, le 11 septembre 2001, que la majorité des terroristes étaient des citoyens saoudiens. La société saoudienne fut examinée à la loupe comme elle ne l’avait encore jamais été. Il arrive en gros la même chose aujourd’hui dans la foulée de l’exécution du Sheikh Nimr. Les Saoudiens s’attendaient à des critiques sur les droits de l’homme. Le genre de critiques qui entrent par une oreille pour ressortir par l’autre. Par contre ils ne s’attendaient pas à ce que l’émergence d’État islamique entraîne une condamnation du wahhabisme et du salafisme.

Du coup, le coût commence à devenir trop élevé alors même que l’Arabie saoudite commence à être comparée à État islamique. D’ailleurs assez justement. Le wahhabisme du XVIIIe siècle et du début du XXe siècle, au moment de la création du second État saoudien en 1932, ressemblait à ce qu’est État islamique aujourd’hui. L’Arabie saoudite est ce qu’État islamique pourrait devenir s’il survivait. Même les religieux saoudiens l’admettent, alors même qu’ils dénoncent EI comme une déviation de l’islam.

Adel Kalbani, un ancien imam de la grande mosquée de La Mecque, le dit sans ambages : «Daesh a adopté l’idéologie salafiste. Ce n’est pas celle des Frères musulmans, du qutubisme, du soufisme ou de l’Ash’ari. Ils ont emprunté leurs pensées à nos livres, ont les mêmes principes. L’origine idéologique est le salafisme. Ils exploitent les principes tirés de nos livres… Nous avons les même principes mais nous les appliquons de manière plus raffinée», dit Kalbani. Mohammed Bin Salman a bien résumé le dilemme saoudien au New York Times en novembre : «Les terroristes me disent que je ne suis pas musulman. Et le monde me dit que je suis un terroriste.»

On peut effectivement se poser la question de l’efficacité du soft power saoudien à différents niveaux. Il est vrai que la Conférence de l’organisation islamique a soutenu l’Arabie saoudite dans son conflit avec l’Iran. Mais seuls quatre pays ont rompu leurs relations diplomatiques avec lui à la suite de l’attaque de l’ambassade saoudienne. Ces quatre pays sont dépendants du royaume, Bahreïn, Djibouti, le Soudan et la Somalie. Aucun des autres pays de Golfe ne le fit, même si certains ont quand même diminué leur niveau de relation. Seule la décision du Soudan dépasse le niveau symbolique en menaçant de perturber la logistique iranienne dans la région. Le Soudan fut remercié par une promesse de 5 milliard de dollars en aide militaire, dont une partie sera prise sur celle promise au Liban. De même, les États du Golfe ont suivi l’Arabie saoudite en conseillant à leurs citoyens de ne pas aller au Liban à cause du Hezbollah, la milice chiite.

Pourtant, le risque potentiel d’identification du wahhabisme et du salafisme à État islamique grandit.

Deux importants partis politiques hollandais ont récemment demandé au gouvernement s’il existait une base légale pour rendre les institutions et écoles wahhabites et salafistes financées par les saoudiens et les Koweïtiens illégales. Cette question survient après que les jeunes sortis de ces institutions refusent de plus en plus tout contact avec la société hollandaise et qu’une minorité d’entre eux aient rejoint EI en Syrie. Le gouvernement n’a pas encore répondu à ces questions. Néanmoins, imaginez un scénario dans lequel l’interdiction serait édictée, portée au tribunal et considérée comme valide par ce tribunal. La prochaine étape serait l’interdiction de tout financement saoudien et l’expulsion de l’attaché religieux saoudien. Le genre de développement que l’État saoudien ne peut pas se permettre.

Le risque fut aussi visible lorsque le vice chancelier allemand, Sigma Gabriel, au cours d’une rare attaque contre l’Arabie saoudite de la part d’un dirigeant occidental, a accusé le royaume de financer les communautés et mosquées extrémistes, faisant courir un risque sécuritaire, et averti que cela devait cesser. «Nous devons dire clairement aux saoudiens que cette époque est terminée. Les mosquées wahhabites sont financées par l’Arabie saoudite dans le monde entier. En Allemagne, de nombreux islamistes qui sont une menace pour la sécurité publique viennent de ces communautés», a-t-il déclaré.

L’attitude internationale envers le sectarisme saoudien et ses guerres par procuration contre l’Iran, est en train de changer alors que les renseignements et les analystes politiques occidentaux en arrivent à la conclusion que la crise syrienne est due en partie à l’indulgence de la communauté internationale envers le prosélytisme wahhabite saoudien. John Brennan, le directeur de la CIA, a essayé, en vain, de convaincre l’Arabie saoudite d’arrêter de financer les combattants islamistes sunnites, au cours d’une réunion des chefs des services de renseignements en 2011 à Washington. Un conseiller de Brennan a raconté que les Saoudiens avaient ignoré la demande de Brennan : «Ils sont repartis chez eux, ont accentué leurs efforts envers les extrémistes et nous ont demandé une aide technique. Nous avons dit d’accord et nous nous sommes retrouvés à renforcer ainsi les extrémistes.»

La relation complexe entre les Al Saoud et le wahhabisme entraîne des dilemmes politiques pour le gouvernement d’Arabie saoudite, complique sa relation avec les États-Unis et son approche des différentes crises au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, surtout la Syrie, État islamique et le Yémen. L’historien Richard Bulliet nous explique que «le roi Salman est face à un choix difficile. Va-t-il faire ce qu’Obama, Hillary Clinton et de nombreux Républicains veulent qu’il fasse, c’est-à-dire diriger une alliance sunnite contre EI ? Ou va-t-il continuer à ignorer la Syrie, à attaquer les chiites au Yémen et laisser ses sujets continuer à alimenter en argent et en vie la guerre du califat d’EI contre le chiisme ? Le premier choix risque d’alimenter la révolte, qui pourrait devenir fatale, à l’intérieur du royaume. Le second contribue à alimenter le sentiment que l’Arabie saoudite est insensible aux crimes commis dans le monde au nom de l’islam sunnite. Prédiction : d’ici cinq ans, soit l’Arabie saoudite aura aidé à vaincre EI, soit elle le sera devenue.»

Les problèmes des Al Saoud sont amplifiés par le fait que le clergé saoudien s’emmêle du fait qu’il soit vendu au régime tout en ayant des fortes affinités avec l’islam militant. L’intellectuel saoudien Madawi Al-Rasheed explique que le sectarisme qui sous-tend la campagne anti-Iran renforce la stabilité du régime parce qu’elle assure «une société divisée, incapable des solidarités fortes nécessaires pour demander des réformes politiques […] Les divisions sont accentuées par la promotion par le régime d’un nationalisme religieux, ancré dans des enseignements wahhabites qui sont intolérants à la diversité religieuse […] La dissidence se concentre alors sur les conflits régionaux, tribaux et sectaires».

Les problèmes sont aussi évidents dans l’approche vis-à-vis de la Syrie. Un décret royal interdisant aux Saoudiens d’apporter de l’aide morale ou matérielle à EI ou aux groupe affiliés à Al-Qaida en Syrie fut contrecarré un an plus tard par une déclaration faite par 50 religieux appelant les musulmans sunnites à s’unir contre la Russie, l’Iran et le régime d’Al-Assad. La déclaration décrit les groupes luttant contre Assad comme des guerriers saints, déclaration vue comme une reconnaissance des groupes djihadistes.

De même, l’intervention saoudienne au Yémen, dont le but est de vaincre les Houthis, le seul groupe ayant repoussé les avancées d’Al-Qaida dans le pays, mais qui a aussi menacé le rôle dominant du royaume dans la politique yéménite a, de facto, transformé l’aviation saoudienne en une aviation djihadiste permettant ainsi à Al-Qaida de s’étendre dans le pays.

Que Bulliet se trompe ou pas dans sa prédiction, le wahhabisme n’est pas ce qui permettra à l’Arabie saoudite de maintenir son hégémonie régionale. En réalité, tant que le wahhabisme est un acteur dominant du royaume, l’Arabie saoudite risque de perdre sa bataille pour l’hégémonie. En bout de course, c’est le chaos final. L’enjeu sera existentiel pour le pays.

L’Iran pose une menace existentielle, non pas parce qu’il se projette encore comme un État révolutionnaire, mais tout simplement par ce qu’il est, son capital qu’il peut faire fructifier et les défis intrinsèques qu’il représente. Mais tout aussi existentiel est le fait que le wahhabisme risque fortement de devenir un handicap interne et externe pour les Al Saoud. L’avenir est sombre et ne le sera pas plus s’ils abandonnent le wahhabisme comme base légitime de leur pouvoir absolu.

James M.Dorsey

Source : LS, James M.Dorsey, 07-03-2016

Source: http://www.les-crises.fr/la-creation-dun-frankenstein-par-james-m-dorsey/


Djihadisme : Olivier Roy répond à Gilles Kepel

Saturday 20 August 2016 at 01:10

Source : Le Nouvel Obs, Marie Limonier, 06-04-2016

(Illustrations Adrià Fruitós)

(Illustrations Adrià Fruitós)

Depuis que le politologue, spécialiste de l’islam, a émis l’hypothèse d’une révolte nihiliste générationnelle à l’origine du djihadisme européen, le débat fait rage. Dans “L’Obs”, il répond à la polémique.

« Islamisation de la radicalité » ou «radicalisation de l’islam»? C’est pour avoir soutenu que la radicalité des jeunes Occidentaux candidats au djihad préexiste à leur islamisation, qu’Olivier Roy est l’objet d’une âpre controverse. Gilles Kepel lui a en effet récemment consacré dans «Libération» une tribune assassine ironiquement titrée «“Radicalisations” et “islamophobie” : le roi est nu». Dans un grand entretien accordé à «L’Obs», Olivier Roy lui répond. Et livre ses analyses sur le salafisme, les quartiers, la laïcité, la sexualité sous Daech, la polémique Kamel Daoud… Extraits.

Kepel – Roy, le clash

« Visiblement, Gilles Kepel s’est lancé dans un combat pour l’hégémonie sur l’islamologie française et la recherche sur le radicalisme. Il me fait un très grand honneur en me désignant comme son rival numéro un. Seulement, il se déconsidère en menant une guerre d’ego, alors qu’un tel champ d’étude ne peut être abordé qu’en travaillant de manière collective et multidisciplinaire. L’humilité s’impose […] Cependant, vous ne comprendrez rien à la dureté actuelle du monde de la recherche si vous n’avez pas en tête les enjeux financiers et de pouvoir qui s’y jouent. Les derniers attentats ont amené gouvernements et fondations à débloquer des sommes considérables. Il y a un marché concurrentiel. De ce point de vue, Kepel est un Rastignac professionnel de très haut niveau. […]»

“Radicalisation de l’islam” ou “islamisation de la radicalité”?

« Il y a une radicalisation de l’islam, c’est évident […] Alors pourquoi je fais la distinction entre les deux ? Parce que la radicalisation djihadiste, pour moi, n’est pas la conséquence mécanique de la radicalisation religieuse. La plupart des terroristes sont des jeunes issus de la seconde génération de l’immigration, radicalisés récemment et sans itinéraire religieux de long terme. Prenez-les tous, les Abaaoud, les Abdeslam, ils ne deviennent pas djihadistes à l’issue d’un parcours de radicalisation religieuse. Mais encore une fois, quand ils se radicalisent, ils en empruntent le répertoire. […]»

Le salafisme, antichambre du djihadisme ?

« […] Jusqu’à maintenant, nous disions, moi y compris, qu’ils devenaient salafis une fois qu’ils étaient djihadistes. Mais je commence à avoir de sérieux doutes, parce que lorsqu’on regarde leur pratique religieuse après qu’ils ont décidé de rejoindre Daech, elle n’est pas particulièrement salafiste.[…] A-t-on vu Abaaoud demander à sa cousine de lui ramener de la viande hallal ? Non, il a mangé son McDo comme tout le monde.[…] Je ne nie pas du tout que le salafisme pose des problèmes de sociabilité importants, mais je ne crois pas à cette doxa de l’antichambre. Parce qu’il faudrait alors montrer qu’il y a une continuité entre la société salafisée et les jeunes radicaux djihadistes. Or ces jeunes ont un mépris complet pour celle-ci. […]»

L’affaire Kamel Daoud

« J’avais précisément refusé de signer la tribune contre Kamel Daoud, […] qui en tant qu’écrivain a le droit d’écrire ce qu’il écrit et d’être excessif, de même que chacun a le droit de critiquer ses opinions. Ce que j’attaque, c’est l’idée qui traîne désormais partout qu’un musulman harcèle parce qu’il est musulman, et qu’un Européen harcèle parce qu’il a une pathologie particulière. Je ne comprends pas cet essentialisme. Qu’on nous dise qu’il y a une culture musulmane machiste, oui ; que la société algérienne soit une société où les femmes ont beaucoup de mal à aller dans l’espace public, oui. Mais qu’ensuite on nous décrive les musulmans, où qu’ils aillent, comme se trimballant avec un petit logiciel culturel de violeur potentiel dans la tête, non. […] Le machisme est la chose la mieux partagée au monde. Regardez Donald Trump […]»

Source : Le Nouvel Obs, Marie Limonier, 06-04-2016

Olivier Roy: “La plupart des djihadistes sont des born again”

Source : La Libre, 19-04-2016

L’islamologue Olivier Roy a dressé lundi soir à l’Institut Royal des Relations Internationales (IRRI-Egmont) le profil type des djihadistes de Daech. Selon lui, “la plupart sont des born again, qui font un retour brutal au religieux. On ne trouve pas de piliers de mosquées, sauf chez certains convertis qui ont passé un an dans une madrassa au Yémen”.

Olivier Roy était à Bruxelles à l’invitation du Palais, où il a eu un entretien avec le roi Philippe.

L’islamologue français s’inscrit en faux contre la théorie selon laquelle les djihadistes seraient en rupture pour des raisons sociales ou par vengeance contre la politique de colonisation menée par les grandes puissances européennes jusque dans les années 60. Il est pour cette raison souvent opposé à l’autre islamologue, Gilles Kepel, avec qui il croise le fer volontiers.

« Beaucoup de jeunes radicaux sont très bien intégrés », dit-il. “Le facteur de paupérisation n’est pas dominant ». Il note que le département français qui a exporté le plus de djihadistes en 2015, en chiffres absolus, n’est pas Marseille, malgré sa forte concentration de Français d’origine maghrébine, mais… les Alpes-Maritimes, « c’est-à-dire Nice », puis en second, Paris. « A ma connaissance, aucun terroriste ne vient de Marseille”, ajoute-t-il.

Depuis les attentats du GIA algérien dans les années 80, le profil type des djihadistes a peu évolué. Mais la vague Daech comporte aussi des traits particuliers : l’attentat suicide (autrefois utilisé par le Hezbollah chiite ou les Tigres Tamouls), l’enrôlement des jeunes femmes (40 % des départs vers la Syrie actuellement, selon lui), la présence assez importante de convertis et des jeunes issus de départements d’Outre-Mer (comme les frères Clain, originaires de La Réunion), le rôle dominant des fratries (comme les frères Abdeslam).

Ce qui frappe Olivier Roy, c’est que cette génération n’est pas inspirée principalement par le salafisme mais se trouve “dans une perspective suicidaire, nihiliste, non utopiste », qui ne fait aucune référence à un conflit particulier. Sa violence est mise en scène par Daech. « On a appris que les exécutions sont répétées (…), qu’il y a un metteur en scène, que les textes sont répétés”, dit-il à propos des macabres vidéos d’exécutions que l’organisation diffuse sur la Toile.

En quelque sorte, Daech serait venu puiser “dans un réservoir existant” dans les pays européens, enrôlant des jeunes issus de l’immigration qui se donnent un rôle de « héros vengeur » dans un monde quasi-virtuel et qui se sont rebellés contre la religion de leurs parents.

Ce qui fait dire au professeur de l’Institut européen de Florence qu’il ne sert à rien de vouloir fermer en Europe les mosquées salafistes pour combattre le terrorisme. Le problème est selon lui ailleurs.

Source : La Libre, 19-04-2016

 

Olivier Roy sur le djihadisme : “C’est un grand réseau d’une remarquable continuité”

Source : Europe 1, Olivier Roy, 26-03-2016

Olivier Roy.@ JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Olivier Roy.@ JEAN-PIERRE MULLER / AFP

Olivier Roy, politologue et spécialiste de l’islam, était l’invité de David Abiker, samedi. Selon lui, les djihadistes sont tous liées par des liens étroits.

INTERVIEW -Quelles leçons tirer des arrestations en série survenues à Paris et Bruxelles après les attentats de mardi et de la somme d’informations collectées depuis le 13-Novembre ? Pour y répondre, Olivier Roy, politologue et spécialiste de l’Islam, était l’invité de David Abiker dans C’est arrivé cette semaine.

Vaste réseau, vastes ramifications. Le principal enseignement des diverses arrestations est, selon le politologue, la démonstration que les attentats de Bruxelles “sont liés par leurs auteurs et complices à ceux de Paris.” Il n’y a pas tant de réseaux radicaux et de cellules dormantes. C’est un grand réseau d’une remarquable continuité. Toutes les personnes qui ont agi se connaissent.” Le politologue rappelle qu’il y a quand même quatre fratries parmi les terroristes. Mais “tous se connaissent depuis la petite enfance ou ont fait de la prison ensemble”. Ils sont aussi liés à d’autres réseaux qui ont commis d’autres attentats.

Phénomène nouveau dans le terrorisme. Ce phénomène de réseau imbriqué est nouveau. “Dans les groupes terroristes, on trouve en général des gens qui ont des motivations personnelles de radicalisation et qui se mettent ensemble parce qu’ils partagent les mêmes idées, mais qui peuvent venir de milieux différents. Là, on a l’impression que c’est une bande de copains, voire la fratrie, qui se radicalise toute seule ou via un intermédiaire, en général l’un des frères qui est allé en Syrie. Cette proximité va de pair avec un genre de transmission du flambeau d’anciens terroristes.”

A la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. On s’éloigne ainsi de la “théorie de la 5e colonne”, qui veut que le djihadisme peut se réveiller partout en France. “Ces jeunes sont à la marge de la société mais aussi de la population musulmane elle-même. Ils sont très peu socialisés, aucun d’entre eux n’est un pilier de mosquée. On ne les retrouve pas dans les mouvements pro-palestiniens, ni dans les émeutes de 2005. Ils vivent dans leur petit monde fermé.” Pour Olivier Roy, c’est à la fois une bonne nouvelle – dans le sens où l’on n’assiste pas à une radicalisation de la population musulmane en Europe- mais c’est aussi une mauvaise nouvelle sur le plan technique parce que ces réseaux de frères et de copains sont très difficiles à pénétrer pour la police.

“La France pas spécialement visée”. Pour le politologue, il ne s’agit pas d’un problème franco-belge. Il rappelle les attentats de Madrid en 2004, en Grande-Bretagne en 2005 et 2007. Si, pour lui, les attentats se déroulent en France en ce moment, c’est parce qu’il y a dans le territoire “une surreprésentation des jeunes de seconde génération d’origine du Maghreb dans les volontaires qui rejoignent le djihad”. Sur 15 ans, le politologue indique qu’il y a eu des attentats partout en Europe. “La France n’est pas particulièrement visée”.

“Molenbeek, quartier un peu laissé à lui-même”. Que dire alors du quartier belge de Molenbeek, qui concentre les attentions ? “Ce quartier est à très forte population musulmane. Mais ces jeunes ne sont pas des poissons dans l’eau. Ils bénéficient de leurs réseaux de jeunes délinquants. On est pas dut tout sur des réseaux militants, les mosquées et croyants ne les protègent pas. C’est aussi un problème structurel de la Belgique, avec les divisions entre administrations, avec la régions flamande, francophone, bruxelloise, les différentes polices, etc. Moleenbeck est un quartier que l’Etat a laissé un peu à lui-même.”

Les attentats, signes “d’affaiblissement”. Pour le politologue, Daech est passé au djihad global en réaction à son affaiblissement et aux frustrations sur le terrain. “On en a l’illustration avec la reprise de Palmyre“. L’état n’est plus en expansion conformément à ce que veut le califat. Il recule même.

 Source : Europe 1, Olivier Roy, 26-03-2016

Source: http://www.les-crises.fr/djihadisme-olivier-roy-repond-a-gilles-kepel/


Reflexions sur la croisade idéologique de Poutine, par Pascal Boniface

Saturday 20 August 2016 at 00:45

Source : Mediapart, Pascal Boniface, 01-08-2016

J’interroge Mathieu Slama a propos de son livre”La Guerre des Mondes” Editions de Fallois

La guerre des mondes – 3 questions à Mathieu Slama

Mathieu Slama intervient de façon régulière dans les médias sur les questions de politique internationale. Il a publié plusieurs articles sur la stratégie de Poutine vis-à-vis de l’Europe et de l’Occident. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier ouvrage : « La guerre des mondes : réflexions sur la croisade idéologique de Poutine contre l’Occident », paru aux Éditions de Fallois. 

1.Vous évoquez une incompréhension entre l’Europe et la Russie sur le terrain des valeurs et de la religion qui expliquerait en partie nos différends géopolitiques. Pouvez-vous développer ? 

Mon intuition est la suivante : ce qui se joue entre la Russie de Poutine et les pays occidentaux est beaucoup plus fondamental qu’un simple conflit d’intérêts autour des questions syrienne et ukrainienne. Selon moi, il y a en arrière-plan de ce conflit une opposition entre deux grandes visions du monde concurrentes.

La vision occidentale, pour résumer, est libérale au sens où elle définit avant tout la communauté politique comme une organisation permettant de garantir les libertés individuelles. La patrie, la communauté, les traditions particulières sont dans cette vision des vestiges appartenant au passé. La vision de Poutine est traditionnaliste : la communauté politique est pour lui le produit d’une histoire et d’une culture particulières qui priment sur les libertés individuelles. Il y a là, donc, deux langages très différents qui se font face.  

La question religieuse, que vous évoquez, me semble assez bien illustrer cette opposition idéologique. Quand le groupe ultra-féministe Pussy Riots fait irruption dans la cathédrale de Moscou en proférant des injures, elles sont condamnées aussi bien du point de vue pénal que du point de vue de l’opinion publique. Pour expliquer cette condamnation, Hélène Carrère d’Encausse avait assez bien résumé les choses : pour les Russes et pour Poutine, il y a des choses qui ne se font pas, tout simplement. En France, l’action des Femen dans la cathédrale Notre-Dame n’avait guère choqué ni l’opinion publique ni les autorités. Nous avons perdu tout sens du sacré : au nom de la liberté, tout peut être profané, en particulier les symboles religieux (cf. les caricatures de Mahomet…). Evoquer nos racines chrétiennes ? vous n’y pensez pas ! De son côté, Poutine n’a de cesse d’exalter la tradition orthodoxe de son pays. Il s’est récemment rendu à une cérémonie célébrant le millième anniversaire de la présence russe au Mont Athos en Grèce, la « Sainte Montagne » orthodoxe où des moines vivent et prient depuis le Xème siècle. Le symbole est immense. 

Il me semble que Poutine a compris une chose essentielle (quoi qu’on pense de l’homme) : la politique, ce n’est pas seulement une affaire de règles de droits garantissant les libertés individuelles. La politique, c’est autre chose : l’habitation d’un espace particulier, l’héritage de mythes fondateurs, de traditions et de symboles qui inscrivent un pays dans une trajectoire historique qui lui est propre. Si tout n’est que droits, alors il n’y a plus de communautés particulières. Et donc plus de politique. La force de Poutine est de nous confronter à ce terrible renoncement. 

 

2.Poutine reproche-t-il aux Occidentaux de confondre « communauté occidentale » et « communauté internationale » ?

C’est la deuxième grande critique qu’adresse Poutine aux pays occidentaux, et qui me paraît essentielle : le monde occidental a cette fâcheuse tendance à vouloir construire un monde à son image. Il est devenu incapable de penser la différence culturelle, d’imaginer qu’il n’y a pas un monde mais des mondes, avec leurs traditions et leur histoire distinctes. Prenons un exemple d’actualité : l’Iran. On ne compte plus les unes et les reportages sur les évolutions de ce pays. Et que célèbre-t-on ? Son occidentalisation  Mais dès qu’il s’agit de ses composantes traditionnelles, on crie à l’obscurantisme, à la barbarie ! Il y a là un mélange d’incompréhension et de mépris, ainsi qu’un immense paradoxe : l’Occident libéral sacralise l’Autre, mais c’est en réalité pour lui nier son altérité fondamentale. Il faut relire Claude Lévi-Strauss à ce sujet, lui qui fut un des premiers à s’inquiéter de l’uniformisation du monde sous l’influence occidentale. 

Le cœur du problème est l’universalisme : cette idée qu’il existe un modèle libéral qui est le devenir inéluctable de l’humanité toute entière. Les néo-conservateurs américains, influencés par une mauvaise lecture de Leo Strauss et de sa réflexion sur le relativisme, ont fait de cet universalisme le centre de leur idéologie (mais au service, évidemment, des intérêts politiques et économiques de leurs pays). L’immense mérite de Poutine est de mettre à nu cet universalisme et ses dérives. Les conséquences sont très concrètes : nul besoin de s’épancher sur les situations catastrophiques de l’Afghanistan, de l’Irak ou encore de la Libye… A ce sujet, Poutine a posé cette question aux Occidentaux devant l’ONU l’année dernière : « Est-ce que vous comprenez ce que vous avez fait ? »

3. Vous écrivez que, pour le président russe, l’enjeu est de préserver la diversité du monde face aux velléités universalistes occidentales. Il est pourtant plutôt vu chez nous comme celui qui veut soumettre les autres à ses volontés…

Dans une tribune fameuse écrite en 2013 dans le New York Times en pleine crise syrienne, Poutine a mis en garde l’Amérique contre la tentation de se croire exceptionnelle, car cette tentation contredit l’égalité entre les nations et « la diversité du monde donnée par Dieu ». Et en effet, « diversité du monde » est un des termes les plus utilisés par Poutine dans ses discours. Ce n’est pas un hasard. Il se présente comme le champion du multilatéralisme et de la souveraineté nationale car il vise avant tout la prétention hégémonique américaine (et la soumission des Européens à cette hégémonie). Car ne soyons pas naïfs : Poutine est avant tout un dirigeant réaliste qui défend les intérêts de son pays et de son peuple. Son discours correspond à des intérêts très précis.

Là où on peut en effet voir des contradictions entre son discours et ses actes, c’est que sa décision vis-à-vis de la Crimée a pu faire penser à un retour d’une volonté impériale de sa part. Cette inquiétude était légitime mais il me semble qu’il montre aujourd’hui qu’il n’a pas l’intention, malgré les exhortations agressives d’intellectuels comme Alexandre Douguine, d’aller plus loin vis-à-vis de l’Ukraine. Le grand écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, dont j’ai fait le fil rouge de mon ouvrage, avait cette réflexion très actuelle à propos de la Russie : « Il faut choisir clair et net : entre l’Empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera ». Cet avertissement, me semble-t-il, vaut tout aussi bien pour Poutine que pour l’Occident. 

Source : Mediapart, Pascal Boniface, 01-08-2016

 

 

Mathieu Slama : «Il y a du Soljenitsyne dans le discours de Poutine»

Source : Le Figaro, Eléonore de Vulpillières, 24/05/2016

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FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Dans un premier essai passionnant, La guerre des mondes, Mathieu Slama analyse les ressorts de l’affrontement entre la Russie et l’Occident. Pour le jeune essayiste, ce sont avant tout deux visions du monde qui s’opposent.

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Né en 1986, Mathieu Slama intervient de façon régulière dans les médias, notamment dans le FigaroVox sur les questions de politique internationale. Un des premiers en France à avoir décrypté la propagande de l’Etat islamique, il a publié plusieurs articles sur la stratégie de Poutine vis-à-vis de l’Europe et de l’Occident. Son premier livre , La guerre des mondes, réflexion sur la croisade de Poutine contre l’Ocident vient de sortir aux éditions de Fallois.


LE FIGARO. – Pour quelle raison l’affrontement entre Vladimir Poutine et l’Occident est-il essentiellement idéologique?

Mathieu SLAMA. – Ma thèse est que dans le conflit politique qui oppose l’Europe et les Etats-Unis à la Russie de Poutine, il y a un arrière-plan idéologique fondamental qui met en jeu deux grammaires du monde qui s’opposent en tout point. A cet égard, ce qui se joue dans cet affrontement est bien plus décisif qu’un simple conflit d’intérêts.

Mais il suffit d’écouter Poutine pour comprendre qu’il se situe lui-même sur le terrain idéologique. Ce fut particulièrement frappant à partir de 2013, lorsque les crises ukrainiennes et syriennes ont réellement marqué une rupture entre les Russes et les Occidentaux.

Dans plusieurs discours, Poutine s’en est pris à la «destruction des valeurs traditionnelles» et à «l’effacement des traditions nationales et des frontières entre les différentes ethnies et cultures», visant implicitement les pays occidentaux. A plusieurs reprises il a exalté «les valeurs spirituelles de l’humanité et de la diversité du monde», «les valeurs de la famille traditionnelle, de la vie humaine authentique, y compris de la vie religieuse des individus», faisant appel au grand philosophe conservateur russe Nicolas Berdiaev. Il y a aussi, dans le discours de Poutine, des attaques directes adressées aux pays occidentaux et notamment aux pays européens. «Les pays euro-atlantiques rejettent leur racine», a-t-il expliqué dans un discours, «dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale». Utilisant des termes très violents comme «primitivisme», s’en prenant ouvertement aux légalisations en faveur du mariage homosexuel, Poutine accuse aussi régulièrement les pays occidentaux de vouloir exporter leur modèle libéral au monde entier, au mépris des particularités nationales.

Poutine est donc porteur d’une vraie vision du monde. Il se fait le défenseur des particularités nationales et des valeurs traditionnelles face à un Occident libéral, amnésique de ses fondements spirituels. Et surtout, et c’est peut-être la plus grande force de son discours, il s’en prend à l’universalisme occidental, à cette prétention qu’a une partie du monde de modeler à son image l’autre partie de l’humanité. C’est une manière pour lui de s’en prendre aux ingérences occidentales, que ce soit en Ukraine ou au Moyen-Orient.

Poutine dit ici quelque chose d’essentiel. L’Occident est persuadé que son modèle, la démocratie libérale, est le devenir inéluctable de l’humanité toute entière. Mais il y a dans le monde des nations qui tiennent à leur traditions culturelles et qui n’ont absolument pas envie de s’ «occidentaliser»! Il y a là un enjeu majeur, que l’un des plus grands penseurs du XXème siècle, Claude Lévi-Strauss, avait vu avant tout le monde: comment préserver les particularités culturelles dans un contexte de mondialisation politique, culturelle et economique croissante? «Les grandes déclarations des droits de l’homme», expliquait Lévi-Strauss, énoncent «un idéal trop souvent oublieux du fait que l’homme ne se réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles». Les démocraties occidentales n’ont de cesse d’exalter «l’Autre», mais ce n’est en réalité que pour annihiler son altérité et l’envisager comme un parfait semblable, c’est-à-dire un individu émancipé de tous ses déterminismes. L’Occident libéral est devenu incapable de penser et comprendre la différence culturelle. On le voit au Moyen-Orient aujourd’hui: nous ne célébrons l’Iran que parce qu’il s’occidentalise ; tout ce qui relève du traditionnel est perçu comme une barbarie amenée à disparaître. Il y a dans cette approche un mélange d’incompréhension et de mépris.

Soljenitsyne est l’un des fil rouge de votre livre. En quoi est-il représentatif d’une partie de l’âme russe?

La figure d’Alexandre Soljenitsyne est intéressante à plusieurs égards. D’abord parce qu’il est étonnamment – et injustement – oublié aujourd’hui, alors qu’il est l’une des rares figures intellectuelles du XXème siècle à ne s’être jamais trompé dans ses combats politiques, ce qui est suffisamment rare pour le souligner.

Ensuite parce qu’il a fait, en effet, l’objet d’un grand malentendu en Occident. Ses œuvres «Une journée d’Ivan Denissovitch» (1962), «Le Premier cercle» (1968) et surtout «L’Archipel du Goulag» (1973), révélant au monde entier les atrocités commises par les soviétiques dans les camps, ont fait de lui la principale figure de l’opposition intellectuelle et politique au régime soviétique. Accusé de trahison dans son propre pays, il est parti en exil en Suisse puis aux Etats-Unis. Mais voilà, et c’est le cœur du malentendu dont je parle dans mon livre: Soljenitsyne ne s’opposait pas au régime soviétique au nom des droits de l’homme ou au nom du «monde libre». Il n’avait pas choisi le camp occidental contre le camp soviétique. Il s’opposait à l’URSS parce qu’il s’agissait pour lui d’un régime corrompu, matérialiste, violent, niant la dimension spirituelle propre à chaque homme. Il s’y opposait au nom de sa foi orthodoxe et au nom de la grande histoire nationale russe.

Et c’est justement ce même attachement aux racines et à la dimension spirituelle de l’existence qui l’amena à s’opposer violemment au modèle libéral occidental à plusieurs occasions, notamment dans un célèbre discours devant les étudiants de Harvard en 1978 où il dénonça la dérive matérialiste de l’Occident, les ravages de son modèle capitaliste et surtout son obsession pour les droits individuels au détriment des valeurs traditionnelles comme l’honneur, la noblesse ou encore le sens du sacrifice. Soljenitsyne croyait à la possibilité d’une troisième voie entre le libéralisme occidental et les totalitarismes soviétiques ou fascistes, une troisième voie fondée sur l’enracinement et l’auto-restriction des hommes comme des nations. Il me semble qu’aujourd’hui, peut-être plus que jamais, ce message mérite d’être entendu.

Je note dans mon livre la réaction de Jean Daniel qui voyait dans L’Archipel «un panslavisme illuminé, des idées étranges sur le Moyen-âge et sur la Sainte Russie» ou encore de Bernard-Henri Lévy qui accusa au début des années 90 Soljenitsyne de défendre des idées «obscurantistes», «populistes», de peindre «une Russie rustique et primitive». Ces réactions sont absolument passionnantes car elles révèlent selon moi une opposition fondamentale entre deux mondes qui sont aux antipodes l’un de l’autre. Les pays occidentaux n’ont pas compris Soljenitsyne tout simplement parce qu’ils ne parlent pas le même langage: les premiers tiennent le langage de la liberté individuelle, le second celui de la tradition et de la mystique communautaire. Il me semble que cet affrontement renaît aujourd’hui à la faveur des conflits qui opposent la Russie de Vladimir Poutine et les pays occidentaux. Et je trouve dans le discours de Poutine beaucoup de rémanences du discours de Soljenitsyne. C’est pourquoi j’ai voulu faire de ce dernier le fil rouge de mon livre.

La «révolution conservatrice» engagée par Poutine est-elle populaire en Russie? Et ailleurs?

S’agissant de la Russie, personne ne conteste aujourd’hui que Poutine est soutenu par une immense majorité de la population. Emmanuel Carrère avait émis l’hypothèse, dans un de ses romans, que le succès de Poutine était dû au sentiment des Russes d’avoir été humiliés à la chute du régime soviétique. Et qu’en somme, on avait pas le droit de leur dire que toutes ces décennies passées sous le joug communiste, «c’était de la merde». L’échec de l’expérience «libérale» avec Boris Elstine est aussi un atout pour Poutine. Mais c’est oublier un peu vite l’attachement encore prégnant des Russes pour les valeurs traditionnelles, pour l’âme de leur pays. Hélène Carrère d’Encausse expliquait que «l’idée que les choses puissent être relatives heurte profondément les Russes». Poutine est très certainement en adéquation avec l’état d’esprit d’une grande partie de l’opinion publique russe.

Mais ce qui m’intéressait surtout dans mon livre, c’était de montrer que Poutine est devenu en quelque sorte le porte-voix de la cause conservatrice dans le monde, et notamment en Europe. Sa popularité auprès de beaucoup de partis conservateurs européens est le signe que Poutine a compris ce qui se jouait en Europe. Son génie est d’avoir permis la rencontre, au bon moment, entre ses idées et celles d’une partie de l’opinion européenne, de plus en plus hostile à la mondialisation et au multiculturalisme, de plus en plus attachée à ses racines et aux «protections naturelles» que sont les frontières nationales. De Viktor Orban en Hongrie à Marine Le Pen en France, en passant par Nigel Farage en Grande-Bretagne, ils sont tous animés d’une sympathie naturelle envers Poutine. Clairement, le «poutinisme» correspond à un certain esprit du temps, à une résistance de plus en forte des peuples vis-à-vis de la mondialisation.

Vous écrivez que le sens du sacré est une clef de compréhension indispensable pour comprendre la Russie actuelle – qui avait bu le communisme comme le buvard absorbe l’encre, avait rappelé Philippe Séguin dans son discours du 5 mai 1992. Y a-t-il une opposition entre le «messianisme russe» et le «rationalisme libéral européen»?

J’essaie de comprendre la cassure idéologique fondamentale entre la Russie de Poutine et l’Occident, et il me semble que la question religieuse est un élément déterminant de cette incompréhension, du moins s’agissant de l’Europe. On le sait, Poutine dans ses discours lie très étroitement le destin de la nation russe avec celui de l’Eglise orthodoxe, et s’en prend à «l’approche vulgaire et primitive de la laïcité». C’est une des armes essentielles de son combat idéologique, sans compter que cela lui permet d’asseoir son autorité dans son propre pays, où l’Eglise est depuis longtemps le constituant de la morale collective, comme l’a rappelé Hélène Carrère d’Encausse.

Pour illustrer l’opposition entre la Russie et l’Europe sur ce terrain, j’évoque un exemple qui me semble particulièrement parlant, celui des Pussy Riot et des Femen. Quand en février 2012 les Pussy Riot, groupe de rock ultra-féministe russe, débarquent dans la cathédrale de Moscou en hurlant «Marie mère de Dieu, chasse Poutine!», elle font l’objet d’une réprobation quasi-unanime, et sont condamnées quelques mois plus tard à deux ans de détention, provoquant d’ailleurs des réactions indignées de la part des dirigeants européens. Un an après cet épisode, en France quand des membres du groupe féministe Femen s’introduisent à Notre-Dame et vandalisent une cloche, l’expression «pope no more» inscrite sur le torse, elles sont toutes relaxées.

En France, nous faisons du droit au blasphème un droit fondamental, un des piliers de la fameuse liberté d’expression, elle-même pilier des sacro-saintes libertés individuelles. On ne compte plus les défenseurs du blasphème sur le terrain médiatique. Il faut profaner, désacraliser absolument tout. Dieu est devenu une question dépassée, on le relègue à la sphère individuelle. On érige la profanation du sacré en droit fondamental sans même se poser la question de ce que peut bien nous apporter ce droit. En quoi moquer de manière vulgaire Jésus ou Mahomet est-il un progrès, une liberté nécessaire? A force de libéralisme et d’individualisme, nous autres européens perdons de vue la dimension spirituelle de la vie humaine pour n’en retenir que la dimension proprement matérielle. Le phénomène djihadiste est venu nous rappeler que la question religieuse est encore loin, très loin d’être une question résolue.

La souveraineté nationale est-elle davantage défendue par la Russie que par les Etats-Unis ou les pays européens?

La défense de la souveraineté nationale est en effet un aspect essentiel de la doctrine poutinienne. Voici ce qu’il disait en 2014: «La notion de souveraineté nationale est devenue une valeur relative pour la plupart des pays» ; «les soi-disant vainqueurs de la Guerre froide avaient décidé de remodeler le monde afin de satisfaire leurs propres besoins et intérêts». Et d’asséner cette attaque directe: «Si pour certains pays européens la fierté nationale est une notion oubliée et la souveraineté un luxe inabordable, pour la Russie la souveraineté nationale réelle est une condition sine qua non de son existence». En ligne de mire: l’alignement quasi-systématique de l’Union européenne sur les positions américaines, comme récemment sur le dossier ukrainien. Poutine s’en prend également aux ingérences américaines et européennes au Moyen-Orient, qui ont conduit pour Poutine à une aggravation des conflits et à la propagation du chaos.

Le discours américain est très différent. Barack Obama n’a de cesse de répéter que l’Amérique a un rôle à jouer dans la défense des libertés: «Nous soutiendrons la démocratie de l’Asie à l’Afrique, des Amériques au Moyen-Orient, parce que nos intérêts et notre conscience nous forcent à agir au nom de ceux qui aspirent à la liberté». Il s’agit ici d’une conception fondamentalement universaliste des relations internationales, semblable à celle que défendaient les néo-conservateurs sous George W. Bush. La question de la souveraineté n’est jamais abordée par Obama.

La Russie et les Etats-Unis défendent des conceptions géopolitiques qui servent leurs intérêts, écrivez-vous, souverainisme et multilatéralisme pour la première, universalisme pour les seconds. Quelle est la conception adoptée par les pays d’Europe?

Les pays européens sont dans l’alignement quasi-permanent avec les positions américaines. On l’a vu sur les dossiers syriens et ukrainiens. Cela pose quand même un problème car peut-on dire que les intérêts américains et européens sont parfaitement alignés? Je n’en suis pas certain. Est-ce dans l’intérêt de l’Europe de se brouiller avec son voisin russe ou avec l’Iran? N’y aurait-il pas un intérêt à jouer une carte intermédiaire, qui ne soit ni celle des Etats-Unis ni celle de la Russie? Je laisse le soin aux géopolitologues de répondre à cette question.

Comment la Russie de Poutine considère-t-elle l’exceptionnalisme américain? 

Une des thèses de mon livre est de dire que les modèles américains et russes sont moins éloignés qu’on veut bien le croire, au moins du point de vue idéologique et culturel. Les deux pays partagent un même sentiment national très affirmé, avec un rôle politique du religieux encore très fort. Des deux côtés, les communautés nationales s’appuient sur des mythes fondateurs très puissants. Et en effet, les deux pays se fondent sur une certaine idée de l’exceptionnalisme, c’est-à-dire qu’ils ont la conviction qu’ils jouent un rôle qui dépasse le cadre purement national.

Mais paradoxalement, Poutine a ouvertement attaqué l’exceptionnalisme américain, notamment dans une tribune publiée dans le New York Times en 2013. Voici en substance le propos de Poutine, qui réagissait à un discours d’Obama qui exaltait le rôle exceptionnel de l’Amérique dans le monde: il est très dangereux de se croire exceptionnel car cela va à l’encontre de la nécessaire diversité et égalité entre les nations. «Nous ne devons pas oublier que Dieu nous a créés égaux» rappelait Poutine en conclusion, dans un pied-de-nez adressé à Obama qui lui aussi avait, dans son discours, fait référence à Dieu pour justifier la défense des libertés dans le monde. Pour Poutine, l’exceptionnalisme américain n’est que le prétexte d’une domination morale imposée au monde, là où lui défend, nous l’avons dit, les souverainetés et les particularités nationales.

On pourra évidemment, non sans raison, considérer qu’il y a une contradiction entre ce discours et l’attitude de la Russie en Crimée, peu respectueuse de la souveraineté ukrainienne (sans nier les liens historiques profonds qui unissent l’Ukraine, notamment sa partie est, avec la Russie)…

Pourquoi les partisans de Vladimir Poutine en France sont-ils régulièrement brocardés comme étant des «extrémistes»?

Vladimir Poutine reste, dans l’opinion publique française, un personnage autoritaire, brutal. Les morts suspectes d’opposants viennent aussi ternir considérablement son image.

Mais il ne faut pas oublier que Vladimir Poutine séduit bien au-delà du cercle des «radicaux». Il y a en effet des politiques peu subtils qui font l’erreur inverse des atlantistes, c’est-à-dire qui se rangent constamment derrière la Russie quel que soit le sujet. Il y a aussi le Front national, financé par des investisseurs privés russes, qui voit dans Poutine une sorte de fantasme de ce qu’ils souhaitent pour la France. Il y aussi des gens comme Jean-Luc Mélenchon, dont l’amitié pour Poutine tient plus de l’anti-américanisme qu’autre chose (car quoi de commun entre le conservateur Poutine et le progressiste Mélenchon?). Mais dans l’entre-deux, il y a des gens beaucoup plus raisonnables et de tous bords, comme Hubert Védrine, Dominique de Villepin, Henri Guaino ou François Fillon, qui défendent une relation plus apaisée avec la Russie et une plus grande indépendance de la France et de l’Europe vis-à-vis des puissances étrangères, notamment des Etats-Unis. Nul extrémisme dans ce positionnement-là.

Y a-t-il une différence de nature entre la stature de Vladimir Poutine et celle des dirigeants européens? La notion de «chef d’Etat» est-elle mieux incarnée par le premier que par les seconds?

«Il incarne!», se moquait Louis-Ferdinand Céline du maréchal Pétain dans D’un château l’autre…. Méfions-nous de ceux qui veulent «incarner», donc. Mais il est certain que le succès de Poutine doit beaucoup au fait qu’il représente une sorte d’animal politique disparu en Europe. Les démocraties libérales ont cette tendance naturelle, parce qu’elles se construisent – et c’est leur grande faiblesse – sur des fondements essentiellement juridiques, de faire émerger des dirigeants purement technocrates, très compétents mais incapables de prendre en compte la dimension symbolique, quasi-métaphysique, qu’impose l’exercice du pouvoir.

Un récent sondage montrait que 40% des Français étaient favorables à un gouvernement autoritaire. C’est une tendance de fond dans les sociétés démocratiques, où réside une sorte de nostalgie des grands hommes. Poutine représente aussi cette nostalgie-là. De Gaulle avait fondé une grande partie de sa légitimité sur le mythe qu’il s’était construit autour de sa personne: le grand stratège militaire, la résistance, la libération de Paris, le monarque républicain… Quels mythes fondent la légitimité de François Hollande, d’Angela Merkel, de Matteo Renzi? Aucun.

J’aimerais conclure sur un exemple récent qui me semble tout à fait caractéristique de ce dont nous parlons ici. Il y a quelques semaines, la Russie a organisé, au sein de l’amphithéâtre de la ville de Palmyre libérée de l’Etat islamique, un concert symphonique où furent joués Prokoviev et Bach (un compositeur russe et un compositeur européen, ce n’est pas anodin). Quelques semaines plus tard, la France décidait d’organiser, à l’occasion de la commémoration du centenaire de la bataille de Verdun, un concert de rap, avant que la polémique n’oblige le maire de Verdun à annuler cette absurdité. D’un côté on a fait entendre ce que la civilisation a produit de plus noble et de plus élevé, de l’autre ce qu’elle produit de plus médiocre. La force de Poutine, c’est aussi cela: comprendre que la politique est aussi une affaire de symboles, de grandeur et d’élévation. Nous Européens avons oublié cela depuis longtemps. Céline, encore lui, avait prévenu: «Nous crevons d’être sans légende, sans mystère, sans grandeur».

Source : Le Figaro, Eléonore de Vulpillières, 24/05/2016

Source: http://www.les-crises.fr/reflexions-sur-la-croisade-ideologique-de-poutine-par-pascal-boniface/


Extra-territorialité du droit américain : L’indispensable étude d’Hervé Juvin

Friday 19 August 2016 at 01:30

Source : Proche et Moyen-Orient, Richard Labévière, 08-08-2016

Dernièrement, un patron de PME française – qui rentre tout juste de Téhéran – est convoqué à l’ambassade des Etats-Unis à Paris. Il s’y voit signifier qu’il ne doit pas dépasser un certain niveau d’investissement en Iran sous peine de se voir interdire le marché américain… A peine sorti du 2, avenue Gabriel, ce dernier alerte aussitôt le Quai d’Orsay qui… ne lui a jamais accordé de rendez-vous…

Il y a quelques années : Total, Siemens, PPR, Alcatel, Bolloré parmi tant d’autres ; en 2015 : BNP Paribas, Alstom et le Crédit Agricole ; en 2016 : Sanofi et Airbus ; demain, Mercedes, Renault, DCNS, Vinci, Safran, Veolia sommés de répondre aux convocations de la justice américaine !

Une banque européenne vient de décider de clore toutes ses opérations dans 18 pays et a mis sous surveillance ses activités dans 12 autres. Deux banques françaises considèrent qu’il est judicieux de réduire au minimum leurs relations avec une quarantaine de pays, dont plusieurs pays d’Afrique francophone, d’Asie ou d’Amérique latine ; leur contrôleur américain pourrait y trouver à redire. Les entreprises françaises qui veulent travailler avec ces pays sont priées de passer par les banques américaines. Plusieurs centaines de sous-traitants d’une entreprise industrielle européenne majeure ont fait l’objet d’enquêtes de la justice américaine et se sont vus contraintes de remettre tous les documents commerciaux et techniques relatifs à leurs relations avec leurs clients.

Sur le site du Department of Justice (DOJ), qui la tient scrupuleusement à jour, la liste des procédures engagées contre des entreprises non américaines s’allonge. Et le bras armé du procureur américain frappe désormais à peu près partout dans le monde, dès lors que le dollar, un serveur américain, une puce électronique ou un satellite de télécommunication, lui donne matière à poursuivre – fonde sa compétence universelle.

Hervé Juvin : « l’application extra-territoriale du droit américain a détruit des entreprises françaises (Alcatel et Alstom notamment), elle a permis d’extorquer des milliards d’euros à des entreprises européennes. Elle s’apprête à attaquer Sanofi, Airbus, Safran et bien d’autres. Elle a pour prétexte la lutte anti-corruption, le respect des embargos américains, le combat anti-terroriste, pour objectif affiché l’efficacité économique, la moralisation des affaires, l’établissement des conditions d’une concurrence libre, ouverte et équitable partout dans le monde. Tout cela à l’appui d’un impérialisme juridique grandissant, tout cela au bénéfice de l’intérêt national américain. L’extra-territorialité du droit américain se propage à la faveur de l’abandon du droit international, de la faiblesse du régalien et de la négation de la puissance de mise en Europe. Elle constitue un élément majeur de la stratégie de « Global Constraint » – « contrainte globale » – qui renouvelle la stratégie de l’empire américain ».

La brutalité du procureur américain, la dureté des inculpations et des sanctions, les campagnes d’intimidation résultent moins des textes que de l’extrême résolution avec laquelle ils sont mobilisés au service, moins d’intérêts particuliers, que d’une vision du monde. Le droit américain reflète une conception de l’ordre social fondé sur la concurrence darwinienne pour la survie qui élimine les plus faibles, sur un modèle scientiste et néo-rationaliste en vertu duquel la technique et la croissance résoudront tous les problèmes posés par la technique et la croissance. Ce modèle est totalement opposé au modèle républicain de solidarité et de mutualité qui emprunte le meilleur de ses principes aux systèmes de régulation complexes des organismes vivants2.

Ce dispositif à prétention universel s’accompagne d’un affichage moral, toujours précédé de campagnes de presse appuyées par des Fondations et des ONGs mobilisées dans un but de légitimation. Le premier effet des poursuites et des sanctions américaines contre les banques suisses, accusées de favoriser l’évasion fiscale, est que les banques suisses conseillent désormais à leurs clients de déposer leurs fonds aux Etats-Unis, d’ouvrir des sociétés au Delaware ou au Nevada, aujourd’hui parmi les premiers des paradis fiscaux du monde. Quant aux récalcitrants, ils se verront attaqués par la presse et les ONGs. Dernièrement, le quotidien parisien Le Monde nous a servi un étrange scoop accusant le cimentier Lafarge d’entretenir des complicités avec des groupes jihadistes… Il n’a pas fallu attendre 48 heures pour voir surgir les chevaliers blancs de plusieurs ONGs lançant pétitions et autres actions à l’encontre du cimentier !

Ces opérations sont le fait de diverses officines, disposant pour certaines de moyens étendus, pour la plupart d’une influence fondée sur le présupposé naïf que tout est mieux chez les autres, pour quelques unes du projet explicite de soumission de la France aux intérêts étrangers. Au nom de l’éthique des affaires ou de la bonne gouvernance, des associations, des médias, des groupes exercent une pression plus ou moins directe sur les entreprises françaises pour qu’elles se conforment aux pratiques et aux intérêts américains ou à ceux de leurs alliés – combien de séminaires, de sessions de formation dans ce but ! – et, d’abord, pour qu’elles financent elles-mêmes des actions qui leurs sont contraires ! Ces officines donnent une nouvelle ampleur au trafic de réputation et d’influence. A coup d’indicateur biaisés, de classements tendancieux, d’enquêtes bricolées, elles accréditent des procédures et des méthodes de gestion étrangères à la culture européenne des affaires, comme « la bonne gouvernance », « la mise en conformité », « les administrateurs indépendants », etc. l’ensemble revêt une certaine puissance en raison des relais que constituent cabinets d’avocats américains, auditeurs et comptables anglo-américains, banques d’affaires et fonds d’investissements, qui ont intérêt à agir, a produire de la norme, à relayer et manipuler certaines méthodes comptables.

Ainsi par conformisme, sinon par colonialisme intellectuel, combien de sociétés françaises ont-elles sciemment introduite le loup dans leur propre bergerie ? Combien d’entreprises françaises et européennes ont-elles confié des audits et autres analyses opérationnelles et stratégiques à des sociétés d’audit anglo-saxonnes ? Lorsqu’on sait, par exemple, que le plan « Vision-2030 » – censé diversifier et moderniser l’économie saoudienne – a été concocté par la société McKinsey… nous voilà rassuré et grandement assuré que les princes wahhabites ne financeront plus l’islam radical dans le monde !

Alors que faire ? Travailler à se désexposer à la justice américaine, à se déccrocher du dollar. Les outils disponibles sont déjà là : ne plus travailler qu’avec les marchés de cotation des matières premières hors dollar, tels que la Chine en a ouvert en novembre 2015 (le premier portant sur l’or) ; refuser d’avoir affaire avec tout prestataire de services hébergé aux Etats-Unis, filiale d’une entreprise américaine , ou relevant d’une manière ou d’une autre de la justice américaine ; exiger que la totalité des données de l’entreprise soit traitée, hébergée et préservée dans des centres informatiques localisés en France ; imposer une autre monnaie que le dollar pour toute transaction internationale (comme l’impose l’Iran pour son pétrole et son gaz) ; éliminer de ses appels d’offre toute banque, toute institution financière américaine, ou filiale d’un établissement américain ; ne communiquer aucune information , ne diffuser aucune opinion, d’une organisation, ONG, association, Fondation ou institution internationale, sous la dépendance de financements américains3.

Hervé Juin de conclure : «  pourquoi ne pas utiliser WeChat, entièrement chinois, plutôt que les sites de relations américains ? Pourquoi ne pas prévenir tous les utilisateurs de Cloud Computing et autres Big Data, comme de progiciels américains, que le nouveau pouvoir US utilise les prestataires de services pour acquérir toutes données utiles de la part des utilisateurs naïfs ? Pourquoi ne pas tenir en alerte toutes les entreprises contre le recours à des logiciels américains qui comportent tous les algorithmes pour suivre, déceler, dénoncer les opérations non-conformes à l’intérêt national US ? Après, c’est trop tard. Quand l’entreprise emploie, laisse pénétrer ses fonctions vitales, laisse les prestataires américains la conseiller, auditer ses comptes, assister ses politiques commerciales, gérer ses flux de factures ou de capitaux, c’en est fini de son indépendance stratégique. Quand elle accepte de subordonner ses relations internationales au regard des Etats-Unis ou de leurs alliés, c’est fini. Il faut organiser la grande séparation d’avec l’occupation américaine, il faut faire tomber le nouveau mur qui nous aliène. Qu’il passe dans nos têtes plus que dans la rue, qu’il se compose de droit, de finance, d’audit et de conformité, ne le rend que plus présent. Il s’insinue partout, il nous coupe de nos traditions, de notre histoire, il nous rend insensible à notre intérêt propre, et voilà que la France ne peut même plus préférer les Français, l’Europe préférer les Européens ! Nous avons le monde devant nous. Il vaut tellement plus que l’illusion de l’alliance américaine ! »

Désormais, nous devons regarder la réalité en face. Au nom de la lutte contre la corruption, au nom du combat légitime contre les pratiques abusives, c’est la lutte contre la diversité humaine et contre la liberté des peuples à décider de leurs lois et de leurs principes qui franchit s’impose et se généralise. C’est une colonisation américaine d’un nouveau type – soft et smart colonisation – qui s’affirme au fur et à mesure que la croissance signifie moins apporter une utilité augmentée que l’obsession de tuer ses concurrents par tous les moyens.

De toute urgence : contre l’extra-territorialité du droit américain, il faut lire, diffuser et citer l’étude d’Hervé Juvin.

Richard Labévière
8 août 2016

Source : Proche et Moyen-OrientRichard Labévière, 08-08-2016

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[DÉBAT] Extraterritorialité du droit US avec Hervé Juvin et Christian Dargham

Source : Youtube, 14-03-2016

Retrouvez l’intégralité du débat sur l’extraterritorialité du droit américain organisé par le Cercle Droit & Liberté et qui s’est tenu le 8 mars 2016 en présénce de Hervé Juvin et de Christian Dargham.

BNP, Total, Siemens… autant d’entreprises européennes poursuivies et sanctionnées à des milliards de dollars d’amende pour avoir violé, hors des Etats-Unis, le droit américain.

Se fondant sur de lointains éléments de rattachements et considérant que la réglementation américaine en matière d’embargo ou d’anti-corruption est applicable hors des Etats-Unis, les procureurs américains, lancent des poursuites contre les sociétés européennes les obligeant ensuite à transiger avec le Department of Justice et à s’acquitter d’amendes faramineuses, quand bien-même les opérations commerciales incriminées auraient été réalisées hors des USA par des entreprises européennes en conformité avec le droit européen.

La CJUE et la Commission Européenne tentent timidement de rendre les coups, condamnant les Google, Microsoft ou autre Apple sur le fondement du droit de la concurrence ou de la fiscalité.

Alors que le combat apparaît déséquilibré, peut-on voir dans l’extraterritorialité du droit américain la forme juridique de l’impérialisme américain ? Va-t-on vers une uniformisation mondiale du droit ? Comment les entreprises européennes peuvent-elle réagir et s’adapter ? L’UE doit-elle développer des mécanismes similaires ?

Autant de problématiques auxquelles Christian Dargham, avocat associé Chez Norton Rose Fulbright et Hervé Juvin, Président d’Europgroup Institute, ont répondu le 8 mars 2016..

Hervé Juvin – Consultant et écrivain

Ancien étudiant de Science-Po, Hervé Juvin est président de l’Eurogroup Institute et intervient en conseil en organisation et management auprès de sociétés françaises et européennes.

Spécialiste du milieu bancaire et des marchés financiers, il est l’auteur de plus de 100 articles et 10 rapports publics sur ces sujets. Il contribue régulièrement aux colonnes du Monde, de l’AGEFI ou encore des Echos.

Cet essayiste dans la pure tradition française plaide pour une écologie des civilisations et la préservation des diversités culturelles et humaines. Auteur prolifique, il a publié plus de 20 ouvrages sur des sujets aussi divers que l’économie, le trans-humanisme ou la mondialisation.

Dans son dernier ouvrage “Le Mur de l’Ouest n’est pas tombé”, il défend le non-alignement européen qui délivrerait les nations du piège de la globalisation libérale américaine qui est pour lui synonyme de crise mondiale majeure.

Christian Dargham – Avocat

Christian Dargham est avocat au barreau de Paris et associé du cabinet anglo-saxon Norton Rose Fulbright.

Avocat depuis près de 25 ans, Christian Dargham a exercé dans les plus grands cabinets d’affaires internationaux. Après un passage chez SG Archibald (Andersen) puis plus de 10 ans au sein du cabinet Clifford Chance a développer ses compétences en contentieux commerciaux internationaux ainsi qu’en droit pénal des affaires, il devient associé au sein du cabinet Norton Rose Fulbright à Paris.

Il conseille de grands groupes et d’importantes institutions financières internationales et s’est spécialisé en contentieux des affaires, arbitrage et éthique des affaires. Il est par ailleurs membre du centre d’éthique et anticorruption de Norton Rose Fulbright.

Christian Dargham a une large expérience en matière de conformité et d’éthique des affaires et enseigne également à Sciences-Po Paris et dans le Master 2 de droit et éthique des affaires de l’Université Cergy-Pontoise.

Source : Youtube, 14-03-2016

Source: http://www.les-crises.fr/extra-territorialite-du-droit-americain-lindispensable-etude-dherve-juvin/


La guerre nucléaire, le cygne noir que nous ne verrons jamais, par Seth Baum

Friday 19 August 2016 at 00:55

Source : Bulletin of the Atomic Scientists, le 21/11/2014

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Seth Baum

Il y a plusieurs siècles, le cygne noir était, en Angleterre, un symbole populaire qui figurait l’impossible, puisque personne n’avait jamais vu un animal de ce genre. Puis, surprise : on découvrit, en Australie, des cygnes noirs. Depuis lors, cet oiseau s’est mis à symboliser ce qui semble impossible, mais peut, en fait, se produire. Le cygne noir nous le rappelle, si nous croyons que quelque chose ne peut se produire, c’est souvent simplement par manque d’imagination.

Des pans entiers de la société, de nos jours, pensent à propos de la guerre nucléaire ce que jadis la société anglaise pensait du cygne noir : on n’a jamais vu de guerre nucléaire, donc son éventualité semble improbable. Même s’il y a quelque 16 000 têtes d’ogive nucléaires en circulation, on a l’impression que la dissuasion fonctionne. Et ainsi, surtout en ce moment où la guerre froide s’efface des mémoires, nous détournons notre attention de l’armement nucléaire. Toutefois, il est aussi erroné de penser maintenant que la guerre nucléaire ne peut pas se produire que d’avoir cru autrefois que les cygnes noirs n’existaient pas.

C’est vrai, la guerre nucléaire est improbable, mais le risque qu’elle se produise n’est pas égal à zéro. Martin Hellman, professeur émérite à Stanford, nous explique cela de façon très convaincante. Il compare ce risque à une pièce dont on ne sait rien, qu’on lance une fois par an depuis le premier essai nucléaire soviétique en 1949. Pendant 65 ans, elle est toujours retombée sur face. Si elle était toujours retombée tout de suite sur face, on pourrait penser que la probabilité de pile est égale à zéro. Cependant, il y a eu quelques années où elle a vacillé avant de se stabiliser sur face. Si nous prenons en compte ces données, est-il logique de penser que la probabilité qu’elle tombe sur pile avoisine zéro ?

Nous avons, après tout, été témoins de beaucoup de ces vacillements au bord de l’abîme. Le 27 octobre 1962, pendant la crise des missiles cubains, les États-Unis ont visé le sous-marin soviétique B-59 avec des grenades anti sous-marins. Deux des trois officiers soviétiques voulaient riposter en utilisant les armes nucléaires du sous-marin mais, selon la procédure, il aurait fallu qu’ils soient tous trois d’accord pour que le lancement ait lieu. Le 25 janvier 1995, c’est-à-dire après la Guerre froide, des radars russes ont détecté le lancement d’une fusée météorologique au-dessus de la côte nord de la Norvège, et les opérateurs radar ont soupçonné que ce pouvait être un missile nucléaire. Eltsine et ses conseillers ont décidé de ne pas lancer d’arme nucléaire en représailles, ayant l’intuition, juste, que la fusée ne les attaquait pas. Et de mai à juillet 1999, l’Inde et le Pakistan sont entrés en guerre à propos de la région de Kargil au Cachemire. Les deux pays avaient l’arme nucléaire, qu’ils auraient pu utiliser en cas d’escalade.

Le calcul des risques. Comment s’y prend-on pour estimer la probabilité annuelle d’une guerre nucléaire, c’est-à-dire la probabilité qu’elle se produira pendant n’importe quelle période d’une année ? Il est important de penser en termes de probabilité par unité de temps. La probabilité de la survenue d’une guerre nucléaire l’an prochain est moins élevée que celle de sa survenue dans les prochains dix ans. Plus nous attendons, plus il est probable qu’elle survienne. Si la probabilité d’une guerre nucléaire survenant en une année, est de, disons, une sur mille, il y en aura probablement une dans les mille prochaines années.

Pour certaines sortes d’événements, il serait possible de déterminer les probabilités annuelles en jetant un coup d’œil en arrière dans l’histoire pour voir quel pourcentage des années précédentes a été touché par les événements en question. Pour la question qui nous occupe, en revanche, adopter une telle approche équivaudrait à ce qu’auraient pu faire les Anglais, il y a des siècles, pour chercher le pourcentage de cygnes noirs.

Pour commencer à calculer les risques, mes collègues et moi avons étudié un type spécifique de scénario, celui d’une guerre par méprise entre la Russie et les États-Unis, lors de laquelle l’une des parties croit, par erreur, être attaquée et lance ce qu’elle croit être une contre-attaque mais qui est, en fait, une attaque. Nous avons découvert que le risque d’une telle guerre survenant pour toute année donnée s’élevait à environ un sur cent mille. La probabilité totale annuelle pour tous les types de guerre nucléaire est plus élevée que cela, beaucoup plus élevée, peut-être.

Mes collègues et moi avons estimé la probabilité d’une guerre nucléaire survenant, par méprise, entre la Russie et les États-Unis en modélisant les étapes entre une fausse alerte et la riposte. Quand on reçoit une alerte, celle-ci remonte toute la chaîne de commandement, et elle est l’objet d’une attention de plus en plus minutieuse à chaque étape, les responsables décidant si l’événement à l’origine de l’alerte constitue ou non une véritable menace. C’est seulement si la nouvelle parvient au sommet, jusqu’au président pour les États-Unis, qu’on ripostera.

Il y a des données historiques – à la disposition de tous – au sujet de la fréquence des fausses alertes et du point où elles se sont arrêtées dans la chaîne de commandement, les autres données, elles, restant classifiées. Nous avons utilisé toutes les données historiques que nous avons pu trouver, mais il reste encore beaucoup d’incertitudes. Nous avons réfléchi à beaucoup d’hypothèses à propos de la résolution éventuelle des incertitudes, ce qui nous a fourni une large gamme d’estimations éventuelles de probabilité annuelle. Par exemple, nous ne savons pas exactement combien il y a, par an, de fausses alertes qui pourraient passer pour des attaques nucléaires, alors nous avons déterminé, en nous fondant sur des données de 1977 à 1983, que le nombre de ces alarmes allait de 43 à 255 par an. Même s’il n’y a aucune garantie – ces données sont classifiées – que le nombre de fausses alertes se situe dans cette échelle, au moins donne-t-elle un point de départ qui tient debout.

Catastrophes évitées de justesse. Aucune guerre nucléaire n’est jamais survenue, cela ne signifie pas pour autant que la dissuasion fonctionne, mais bien plutôt que nous avons eu de la chance. Que ce serait-il passé si le 3ème officier du B-59 avait eu une opinion différente à propos du lancement des armes nucléaires ? Que ce serait-il passé si l’incident de la fusée norvégienne était survenu pendant une crise ÉU-Russie ? Que ce serait-il passé si l’Inde et le Pakistan n’avaient pas pu résoudre si rapidement le conflit du Kargil ? Les accidents arrivent. En 2013, pendant la courte période où les États-Unis menaçaient d’intervenir militairement en Syrie, Israël lançait des missiles depuis la méditerranée vers sa côte pour tester ses systèmes de défense anti-missiles, ce qu’un radar russe a détecté. Israël a dissipé la confusion avant que rien d’irréversible ne survienne et aucune arme nucléaire n’est censée avoir joué un rôle dans l’incident, qui met toutefois en lumière les périls inattendus en compagnie desquels nous devons toujours vivre.

De la même façon, si l’on observe la situation géopolitique actuelle, il doit être clair que la guerre nucléaire n’est pas moins improbable qu’elle l’a été depuis la bombe atomique. Prenons certains des États dont nous savons qu’ils ont l’arme nucléaire. Les relations entre la Russie et les États-Unis sont sans doute pires qu’elles ne l’étaient en 1995, à cause des désaccords à propos de l’Ukraine. L’Inde et le Pakistan n’ont certainement pas résolu tous leurs problèmes. La Chine a des différends à la fois avec l’Inde, la Russie et les États-Unis. Quant à Israël et la Corée du Nord, ils ne sont pas exactement en paix avec leurs voisins.

Même si la guerre nucléaire a des points communs avec le cygne noir, il y a une différence profonde entre les deux. Les cygnes noirs ne font pas un nombre énorme de victimes. Nous pouvons voir des cygnes noirs et en parler ensuite, mais nous ne pouvons pas forcément dire la même chose des guerres nucléaires. Si nous sommes encore vivants, c’est parce qu’elles ne sont pas encore survenues. La guerre nucléaire est ce cygne noir que nous ne pouvons pas voir sauf en ce bref instant où elle nous tue. C’est à nos risques et périls que nous retardons le moment d’éliminer cette menace. C’est maintenant qu’il faut s’y attaquer, pendant que nous sommes encore en vie.

Source : Bulletin of the Atomic Scientists, le 21/11/2014

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/la-guerre-nucleaire-le-cygne-noir-que-nous-ne-verrons-jamais-par-seth-baum/


Comment une branche secrète de l’ÉI a établi un réseau mondial d’assassins, par Rukmini Callimachi

Thursday 18 August 2016 at 01:30

Source : The New York Times, le 03/08/2016

Une interview réalisée en prison avec un allemand qui a rejoint l’État islamique révèle les travaux d’une unité dont les lieutenants ont été habilités à planifier des attentats à travers le monde.

Par Rukmini Callimachi, le 3 août 2016

Harry Sarfo, ancien combattant allemand de l'État islamique, est à l'intérieur d'une prison hautement sécurisée à Brême, où il purge une peine de trois ans pour une accusation de terrorisme. Gordon Welters pour le New York Times

Harry Sarfo, ancien combattant allemand de l’État islamique, est à l’intérieur d’une prison hautement sécurisée à Brême, où il purge une peine de trois ans pour une accusation de terrorisme. Gordon Welters pour le New York Times

Brême, Allemagne – Croyant répondre à un appel divin, Harry Sarfo a quitté l’année dernière sa maison située dans la ville ouvrière de Brême puis a conduit sa voiture pendant quatre jours consécutifs pour atteindre le territoire contrôlé par l’État islamique en Syrie.

Il avait à peine eu le temps de s’installer que des membres des services secrets de l’État islamique, portant des masques sur leurs visages, vinrent l’informer, lui et ses amis allemands, qu’ils ne voulaient plus que les Européens viennent en Syrie. Ils leur déclarèrent ainsi qu’ils devaient rentrer chez eux afin d’aider le groupe à réaliser le plan de propagation du terrorisme dans le monde.

« Il parlait ouvertement de la situation, disant qu’il y a un paquet de gens vivant dans les pays européens et qui attendaient les ordres pour attaquer les populations européennes, » a raconté lundi M. Sarfo, au cours d’une entrevue avec le New York Times conduite en anglais au sein d’une prison hautement sécurisée située près de Brême. « Et c’était avant les attentats de Bruxelles et de Paris. »

L’homme masqué expliquait que, bien que le groupe soit bien installé dans certains pays européens, il avait besoin de plus de terroristes en Allemagne et en Grande-Bretagne en particulier. « Ils lui ont demandé : “Voudrais-tu retourner en Allemagne, parce que c’est ce dont nous avons besoin pour le moment.” », se remémore M. Sarfo. « Et ils déclaraient toujours vouloir que les choses se produisent en même temps : ils voulaient des tonnes d’attentats simultanément en Angleterre, en Allemagne et en France. »

Au cours de cette entrevue rare en prison, un ancien membre de l’ÉI venant d’Allemagne raconte son histoire et fournit un nouvel aperçu du complot du groupe militant pour attaquer les pays occidentaux. Par Andrew Glazer, Rukmini Callimachi et Ben Laffin, dans une publication du 3 août 2016. Photo de Gordon Welters pour le New York Times

Les agents appartenaient à une unité de renseignement de l’État islamique connue en arabe sous le nom de Emni, qui est devenue une combinaison d’une force de police interne et d’une branche menant des opérations à l’extérieur, dédiée à l’exportation de la terreur à l’étranger, selon des milliers de pages de documents des interrogatoires et des renseignements français, belges, allemands et autrichiens obtenus par The Times.

Les attentats de l’État islamique le 13 novembre à Paris ont attiré l’attention du monde entier sur le réseau de terrorisme externe du groupe, qui a commencé à envoyer des combattants à l’extérieur il y a deux ans. Le récit de M. Sarfo, ainsi que celui des autres recrues qui ont été capturées, vient désormais dévoiler encore davantage les systèmes mis en place par le groupe pour exporter la violence au-delà de ses frontières.

Ce qu’ils décrivent est un service secret aux niveaux multiples sous le commandement général d’Abu Mohammed al-Adnani, chef de la propagande, porte-parole et agent le plus haut gradé de l’État islamique. Selon M. Sarfo, sous les ordres d’al-Adnani se situe un niveau de lieutenants qui ont été habilités à planifier des attentats dans différentes régions du monde, incluant un « service secret pour les affaires européennes », un « service secret pour les affaires asiatiques » et un « service secret pour les affaires arabes ».

Une Direction générale des opérations extérieures, unité spéciale de l’État islamique

Au moins 10 attaques meurtrières contre les Occidentaux ont été dirigées ou coordonnées par une unité spéciale de l’État islamique dédiée à l’exportation de la terreur à l’étranger. En outre, plus de 30 personnes qui travaillent pour ce groupe ont été arrêtées avant de pouvoir mener des attaques.

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Confirmant l’idée que l’Emni est une partie essentielle des opérations de l’État islamique, les entrevues et les documents indiquent que l’unité a carte blanche pour recruter et rediriger des agents de toutes les parties de l’organisation – des nouveaux arrivants jusqu’à des combattants chevronnés, et des groupes de forces spéciales et leurs unités de commandos d’élite. Pris ensemble, les enregistrements d’interrogatoires montrent que des agents sont sélectionnés par nationalité et regroupés par langue en petites unités discrètes, dont les membres se rencontrent parfois seulement en tête à tête, la veille de leur départ à l’étranger.

En plus du rôle de coordination joué par M. Adnani, la planification de la terreur est allée de pair avec de vastes opérations de propagande du groupe – comprenant, selon les dires de M. Sarfo, des réunions mensuelles dans lesquelles M. Adnani choisissait des vidéos macabres destinées à promouvoir des évènements pris sur les champs de bataille.

Sur la base des rapports des agents appréhendés jusqu’à présent, l’Emni est devenu le rouage essentiel dans la machinerie du groupe de terrorisme, et ses recrues ont mené les attentats de Paris et construit les valises piégées utilisées dans un terminal de l’aéroport et une station de métro de Bruxelles. Des dossiers d’enquête montrent que ses fantassins ont également été envoyés en Autriche, en Allemagne, en Espagne, au Liban, en Tunisie, au Bangladesh, en Indonésie et en Malaisie.

Avec des fonctionnaires européens tendus par une série d’agressions par des attaquants apparemment sans rapport qui se sont réclamés de l’État islamique, aussi connu comme ISIS ou ISIL, M. Sarfo a suggéré qu’il pourrait y avoir des liens dont les autorités n’ont pas connaissance. On lui a dit que des agents d’infiltration en Europe utilisaient les nouveaux convertis comme intermédiaires, ou clean men (« hommes propres »), qui aident à coordonner les personnes intéressées pour mener des attaques avec des agents qui peuvent transmettre des instructions sur tout, de la façon de fabriquer une ceinture explosive à la façon d’attribuer leur violence à l’État islamique.

Le groupe a renvoyé « des centaines d’opérateurs » vers l’Union européenne, et « des centaines d’autres vers la seule Turquie », selon un haut fonctionnaire du renseignement des États-Unis et un haut fonctionnaire de la défense américaine, qui ont tous deux demandé l’anonymat pour parler de renseignement.

M. Sarfo, qui a récemment été sorti de l’isolement dans sa prison allemande parce qu’il n’est plus considéré comme violent, est d’accord avec cette évaluation. « Beaucoup d’entre eux sont revenus, » a-t-il dit. « Des centaines, sans aucun doute. »

Une enseigne de l'État islamique en juin à Manbij, une ville syrienne du nord, qui était l'un des sanctuaires du groupe destiné à la conversion des combattants étrangers. Credit Delil Souleiman/Agence France-Presse — Getty Images

Une enseigne de l’État islamique en juin à Manbij, une ville syrienne du nord, qui était l’un des sanctuaires du groupe destiné à la conversion des combattants étrangers. Credit Delil Souleiman/Agence France-Presse — Getty Images

Évaluation des recrues

Le premier port d’escale pour les nouveaux arrivants à l’État islamique est un réseau de dortoirs en Syrie, juste à la frontière de la Turquie. Là, les recrues sont recensées et interrogées.

Les empreintes digitales de M. Sarfo ont été prises, et un médecin est venu faire une prise de sang et un examen physique. Un homme avec un ordinateur portable a mené une entrevue d’admission. « Il a posé des questions ordinaires comme : “Quel est votre nom ? Quel est votre deuxième prénom ? Qui est votre maman ? Où est-t-elle née ? Qu’avez-vous étudié ? Quels sont vos diplômes ? Quelle est votre ambition ? Que voulez-vous devenir ?” », a déclaré M. Sarfo.

Il fut également question de son passé. C’était un habitué d’une mosquée radicale de Brême qui a déjà envoyé une vingtaine de membres en Syrie, dont au moins quatre d’entre eux ont été tués au combat, selon Daniel Heinke, coordinateur de la lutte antiterroriste au ministère allemand de l’intérieur pour la région. Il a purgé une peine de prison d’un an pour le cambriolage d’un supermarché sans faire de victime en emportant 23 000 euros. Bien que la sanction pour vol dans les zones sous contrôle de l’État islamique soit l’amputation, un passé criminel peut être un atout précieux. M. Sarfo ajoute : « Surtout s’ils savent que vous avez des liens avec le crime organisé et qu’ils savent que vous pouvez avoir de faux papiers d’identité, ou s’ils savent que vous avez des contacts en Europe qui peuvent vous infiltrer en Union européenne. »

La nature bureaucratique de la procédure d’admission a été confirmée récemment par des responsables américains, après que des clés USB ont été récupérées dans la ville syrienne récemment libérée de Manbij, l’un des centres de formation des combattants étrangers.

M. Sarfo a rempli tous les questionnaires, et le troisième jour après son arrivée, les membres de l’Emni sont venus l’interroger. Il voulait se battre en Syrie et en Irak, mais les agents masqués ont expliqué qu’ils avaient un problème épineux.

« On m’a dit qu’il n’y a pas beaucoup de gens en Allemagne qui sont prêts à faire le travail, » a déclaré M. Sarfo peu de temps après son arrestation l’année dernière, selon la transcription de son interrogatoire par des agents allemands, qui fait plus de 500 pages. « Ils ont dit qu’ils en avaient quelques-uns au début. Mais l’un après l’autre, pour ainsi dire, parce qu’ils ont eu peur, ils se sont dégonflés. Même chose pour l’Angleterre. »

En revanche, le groupe comptait plus de volontaires que nécessaire pour la France. « Mon ami les a interrogés sur la France, » a déclaré M. Sarfo. « Et ils se sont mis à rire, mais vraiment rire, au point d’avoir les larmes aux yeux. Ils lui ont dit : “Ne vous inquiétez pas pour la France. Mafi mushkilah.” En arabe, cela signifie “Pas de problème.”. » Cette conversation a eu lieu en avril 2015, sept mois avant les massacres coordonnés à Paris en novembre, la pire attaque terroriste en Europe depuis plus d’une décennie.

Alors que certains détails du compte-rendu de M. Sarfo ne peuvent être vérifiés, ses déclarations correspondent avec les interrogatoires des autres recrues. Et les responsables de la prison comme les agents de renseignement allemands qui ont interrogé M. Sarfo après son arrestation ont dit l’avoir trouvé crédible.

Depuis la montée de l’État islamique il y a plus de deux ans, les agences de renseignement recueillent des informations sur l’Emni. A l’origine, l’unité était chargée du contrôle des membres de l’État islamique, ainsi que de la conduite des interrogatoires et du recrutement des espions, selon les dossiers d’interrogatoire et les analystes. Mais les membres français arrêtés en 2014 et 2015 ont expliqué que l’Emni s’était donné un nouvel objectif : projeter la terreur à l’étranger.

« C’est l’Emni qui assure la sécurité interne à l’intérieur du Dawla » – le mot arabe pour État – « et il supervise la sécurité extérieure en envoyant à l’étranger les gens qu’ils ont recruté, ou bien par l’envoi d’individus chargés de commettre des actes violents, comme ce qui est arrivé en Tunisie à l’intérieur du musée de Tunis ; ou encore le complot avorté en Belgique, » a déclaré Nicolas Moreau, 32 ans, un citoyen français qui a été arrêté l’année dernière après avoir quitté l’État islamique en Syrie, selon sa déclaration aux services de renseignement français.

M. Moreau a expliqué qu’il avait géré un restaurant à Raqqa, en Syrie, la capitale de fait du territoire du groupe, où il avait servi des repas à des membres clés de l’Emni – y compris Abdelhamid Abaaoud, le commanditaire des attaques de Paris, qui a été tué dans un affrontement avec la police quelques jours plus tard.

D’autres interrogatoires, similaires au compte-rendu de M. Sarfo, ont conduit les chercheurs à conclure que l’Emni a également formé et envoyé le tireur qui a ouvert le feu sur une plage de Sousse, en Tunisie, en juin, et l’homme qui a préparé les bombes de l’attentat de l’aéroport de Bruxelles.

Des dossiers des agences de renseignement française, autrichienne et belge montrent qu’au moins 28 agents recrutés par l’Emni ont réussi à se déployer dans des pays hors du territoire de base de l’État islamique, y organisant – avec ou sans succès – des attaques. Les responsables disent que des dizaines d’autres agents ont réussi à s’infiltrer et à constituer des cellules dormantes.

Dans ses propres interactions avec l’Emni, M. Sarfo a réalisé qu’ils préparaient un fichier mondial des terroristes et qu’ils cherchent à combler les trous de leur réseau international, a-t-il dit.

Il a décrit ce qu’il a entendu au sujet des travaux du groupe sur la construction d’une infrastructure au Bangladesh. Là-bas, le siège d’un café par une équipe de tireurs de l’État islamique s’est soldé par la mort d’au moins 20 otages le mois dernier. La quasi-totalité d’entre eux étaient étrangers.

M. Sarfo a poursuivi en disant que, pour les recrues asiatiques, le groupe recherchait spécialement des militants qui venaient du réseau d’al-Qaïda dans la région : « Des gens en particulier du Bangladesh, de la Malaisie et de l’Indonésie – ce sont des gens qui travaillaient habituellement pour al-Qaïda, et une fois qu’ils ont rejoint l’État islamique, ils leur posent des questions sur leurs expériences et s’ils ont des contacts. »

Dans ses séances d’information avec les autorités allemandes, et de nouveau dans l’interview de cette semaine, M. Sarfo a soulevé la possibilité que certains des attaquants récents en Europe qui ont fait allégeance au chef de l’État islamique au cours de leurs assauts pourraient avoir un lien plus direct avec le groupe que ne le pensent les responsables.

M. Sarfo a expliqué que l’Emni garde beaucoup de ses taupes en Europe. Ils agissent comme des nœuds qui peuvent activer à distance des kamikazes potentiels qui ont été attirés par la propagande. Ils sont reliés entre eux par ceux que M. Sarfo a appelé les “clean men” – nouvellement convertis à l’islam sans liens établis avec des groupes radicaux.

« Ces gens ne sont pas en contact direct avec ces gars qui font les attaques, parce qu’ils savent que si ces gens commencent à parler, ils vont se faire prendre, » a-t-il dit des opérateurs souterrains.

« Ils utilisent la plupart du temps des gens qui sont de nouveaux musulmans convertis, » a-t-il déclaré. Ces convertis « propres » « entrent en contact avec les gens et leur adressent le message. » Et dans le cas de serments d’allégeance enregistrés par vidéo, les intermédiaires peuvent ensuite envoyer ceux-ci au responsable de l’ÉI en Europe, qui les met en ligne pour une utilisation par les canaux de propagande de l’ÉI.

Les documents du renseignement et M. Sarfo s’accordent sur le fait que la plupart des recrues de l’ÉI ont été renvoyées chez elles pour y préparer des attentats. Cependant, M. Sarfo s’est souvenu que les membres de la branche lui ont dit que l’Emni n’a probablement pas réussi à envoyer des terroristes entraînés en Amérique du Nord.

Bien que des dizaines d’Américains soient devenus membres de l’ÉI et que certains ont été recrutés au sein d’une branche des opérations extérieures, « ils savent que c’est difficile pour eux de renvoyer des Américains chez eux » une fois qu’ils sont allés en Syrie, a-t-il affirmé.

« Pour les États-Unis et le Canada, il est plus facile pour eux de les recruter via les réseaux sociaux parce qu’ils disent que les Américains sont stupides et qu’ils ont des lois en faveur des armes à feu, » a-t-il exposé. « Ils ont affirmé que nous pouvons les radicaliser facilement, et que s’ils n’ont pas d’antécédents judiciaires, ils pourront acheter des armes, et donc que nous n’avons pas besoin d’intermédiaires pour leur en fournir. »

Des chars capturés par des milices kurdes l'an dernier en Syrie. L'écriture arabe les identifie comme appartenant à Jaysh al-Khalifa, ou Armée du Califat, une unité d'élite de l'État islamique. Crédit : Mauricio Lima pour le New York Times

Des chars capturés par des milices kurdes l’an dernier en Syrie. L’écriture arabe les identifie comme appartenant à Jaysh al-Khalifa, ou Armée du Califat, une unité d’élite de l’État islamique. Crédit : Mauricio Lima pour le New York Times

Jours d’entraînement

Depuis la fin de l’année 2014, l’État islamique a donné pour consigne aux étrangers rejoignant le groupe d’organiser leur voyage comme s’ils allaient passer des vacances dans le sud de la Turquie, notamment en réservant un billet d’avion aller-retour en payant des vacances tout-compris dans un hôtel de station balnéaire, à partir duquel les passeurs organisent leur transport en Syrie, selon les documents du renseignement et les explications de M. Sarfo.

Cette couverture met la pression pour faire avancer rapidement les choses pendant l’entraînement des recrues en Syrie, qui dure le strict minimum – seulement quelques jours d’exercices au maniement des armes de bases, dans certains cas.

« Lorsqu’ils reviennent en France ou en Allemagne, ils peuvent dire : “J’étais seulement en vacances en Turquie.”, » a affirmé M. Sarfo. « Plus la durée du séjour au sein de l’État Islamique est longue, et plus les services secrets occidentaux auront des soupçons, c’est la raison pour laquelle ils effectuent l’entraînement aussi rapidement que possible. »

Cette facilité de s’exprimer à la fois en allemand et en anglais – M. Sarfo a étudié la construction au College Newham dans l’Est londonien – l’a rendu intéressant en tant que terroriste potentiel. Bien que l’Emni l’ait approché plusieurs fois pour lui demander de revenir en Allemagne, il a refusé, a-t-il déclaré.

Finalement, M. Sarfo, peut-être en raison de son aspect robuste – il mesure environ 1,85 m et pesait 130 kg lorsqu’il est arrivé en Syrie, bien qu’il ait perdu du poids depuis – a été enrôlé au sein des forces spéciales de l’ÉI.

Cette unité admettait uniquement des hommes célibataires qui ont convenu de ne pas se marier pendant la durée de leur entraînement. De plus, elle était l’une des quelques unités d’élite qui est devenue un réservoir de recrutement pour la branche des opérations externes afin de fournir une force offensive pour infiltrer les villes durant les batailles, a attesté M. Sarfo.

Il a été conduit en compagnie de son ami allemand dans le désert en dehors de Raqqa.

« Ils nous ont déposés en plein milieu de nulle part et ils nous ont dit : “Nous sommes ici.”, » a-t-il confié selon le script de l’une de ses sessions d’interrogatoires. « Donc nous sommes debout dans le désert et nous avons pensé : “Que se passe-t-il ?” » Lorsque les deux Allemands ont examiné les lieux de plus près, ils se sont rendus compte qu’il y avait des demeures en forme de cavernes autour d’eux. Tout ce qui se situe au-dessus du sol était peint avec de la boue afin d’être invisible aux drones.

« Se doucher était interdit. Manger aussi à moins qu’ils vous donnent de la nourriture, » a expliqué M. Sarfo, en ajoutant qu’il avait partagé sa caverne avec cinq ou six autres personnes. Même l’eau potable était sévèrement rationnée. « Chaque habitation recevait un demi-litre d’eau par jour, mis sur le pas de porte, a-t-il indiqué. Et l’objectif de cela était de nous tester, de voir qui en voulait vraiment, qui était inflexible. »

La formation éreintante a commencé : des heures à courir, à sauter, à faire des pompes, des barres parallèles, à ramper. Les recrues commençaient à s’évanouir.

La deuxième semaine, ils ont reçu chacun un fusil d’assaut Kalachnikov avec la consigne de le garder avec eux, même pour dormir, jusqu’à ce qu’il devienne « comme un troisième bras, » a-t-il dit, selon son compte-rendu d’interrogatoire.

La punition pour avoir désobéi était sévère. « Un garçon a refusé de se lever, parce qu’il était trop épuisé, » a déclaré M. Sarfo aux autorités. « Ils l’ont attaché à un poteau pieds et poings liés et l’ont laissé là. »

Il a appris que le programme des forces spéciales comportait 10 niveaux de formation. Après avoir obtenu son diplôme de niveau 2, il a été emmené sur une île d’une rivière de Tabqa, en Syrie. Le couchage des recrues était fait de trous dans le sol, recouverts de bâtons et de brindilles. Ils se sont entrainés à la natation, à la plongée sous-marine et à l’orientation.

Tout au long de sa formation, M. Sarfo a côtoyé un échantillon international de recrues. Quand il est arrivé au camp du désert, il a couru aux côtés de marocains, d’égyptiens, au moins un indonésien, un canadien et un belge. Et sur l’île, il a connu des unités spéciales similaires, dont une appelée Jaysh al-Khalifa, ou l’Armée du Califat.

Une plainte pénale de 12 pages indique que l’État islamique a tenté de recruter au moins un américain dans cette unité, mais qu’il a refusé de s’inscrire.

L’homme, Mohamed Jamal Khweis, âgé de 26 ans, venant d’Alexandria (dans l’État de Virginie) est arrivé en Syrie en décembre, et a été capturé par les troupes kurdes en Irak en mars. Dans son compte-rendu avec le FBI, il a expliqué que, dès le début, il a été approché par des membres de l’unité. « Au cours de son séjour dans cette maison sécurisée, des représentants de Jaysh Khalifa, un groupe décrit par le défendeur comme un “groupe offensif”, a rendu visite aux nouvelles recrues de l’ÉI, » selon la plainte. « Les représentants ont expliqué que leur groupe était responsable de l’admission des volontaires de pays étrangers qui seraient formés et renvoyés dans leur pays pour mener des opérations et exécuter des attaques au nom de I’ÉI. Les exigences du groupe, entre autres, stipulaient que les recrues devaient être célibataires, formées dans des endroits éloignés, être exemptes de toute blessure et devaient rester recluses jusqu’au retour dans leur pays d’origine. »

Abu Mohammed al-Adnani, porte-parole de l'État islamique, commande également une unité appelée Emni, qui est devenue à la fois une force de maintien de l'ordre interne et une branche des opérations extérieures.

Abu Mohammed al-Adnani, porte-parole de l’État islamique, commande également une unité appelée Emni, qui est devenue à la fois une force de maintien de l’ordre interne et une branche des opérations extérieures.

L’homme fort

Au cours de son entraînement des forces spéciales, M. Sarfo s’est rapproché de l’émir du camp, un marocain qui a commencé à divulguer des détails sur la façon dont les actions des opérations extérieures de l’État islamique ont été structurées, dit-il. M. Sarfo a appris qu’il y avait une personnalité hors du commun derrière les stratégies et les ambitions du groupe. « L’homme fort derrière tout cela est Abou Mohammed al-Adnani, » a-t-il dit.

« Il est le chef de l’Emni, et il est aussi le chef des forces spéciales, » a ajouté M. Sarfo. « Il est l’homme clef derrière tout ça. »

Né dans la ville de Binnish dans le nord de la Syrie, M. Adnani a 39 ans, et sa tête est mise à prix 5 millions de dollars par le programme de justice du Département d’État. Mais les détails sur sa vie restent un mystère. Il y a très peu de photos disponibles de lui, et celle utilisée sur le site Web du Département d’État date de plusieurs années.

M. Sarfo a expliqué que lorsque les recrues des forces spéciales ont terminé les 10 niveaux de formation, elles avaient les yeux bandés et étaient conduites devant M. Adnani, où elles lui prêtent personnellement serment d’allégeance. On a dit à M. Sarfo que les bandeaux ne sont pas enlevés au cours de la rencontre, de sorte que même les combattants les mieux formés n’ont jamais vu à quoi ressemble M. Adnani.

Dans le monde, M. Adnani est surtout connu en tant que porte-parole officiel de l’État islamique, et comme l’homme qui a lancé un appel mondial cette année pour que les musulmans attaquent les infidèles partout où ils étaient, quand ils le peuvent.

« Adnani est beaucoup plus que le simple porte-parole de ce groupe, » a déclaré Thomas Joscelyn, collaborateur à la Fondation pour la défense des démocraties, à Washington, qui suit la direction du groupe. « Il est fortement impliqué dans les opérations extérieures. Il est en quelque sorte celui qui a le dernier mot sur les décisions, tout en haut de la pyramide, » qui signe les plans d’attaque, dont les détails sont réglés par ses subordonnés.

Pendant son séjour en Syrie, M. Sarfo a été contacté par d’autres combattants allemands qui voulaient qu’il soit acteur dans un film de propagande destiné à des agents allemands. Ils l’ont conduit à Palmyre, et on a demandé à M. Sarfo de tenir le drapeau noir du groupe et de marcher encore et encore face à la caméra tandis qu’ils filmaient. Des captifs syriens ont été contraints de se mettre à genoux, et les autres combattants allemands leur ont tiré dessus, uniquement intéressés par l’effet cinématographique.

Ils se tournèrent vers M. Sarfo aussitôt après avoir tué une victime et ont demandé : « Comment étais-je ? Est-ce que c’était bon, la façon dont je l’ai exécuté ? »

M. Sarfo a dit qu’il avait appris que des vidéos comme celle où il a pris part ont été examinées par M. Adnani lui-même lors d’une réunion mensuelle d’agents haut placés du groupe.

« Il y a une procédure de contrôle, » a-t-il dit. « Une fois par mois, ils ont une shura – une séance, une réunion – où ils parlent de toutes les vidéos et de tout ce qui est important. Et Abou Mohammed al-Adnani est le chef de la shura. »

M. Sarfo a dit qu’il avait commencé à douter de son allégeance à l’ÉI lors de sa formation, après avoir vu comment ils ont traité cruellement ceux qui ne pouvaient pas suivre. Le tournage de la vidéo de propagande a achevé sa désillusion quand il a vu combien de fois ils ont enregistré chaque scène pour un film de cinq minutes. Naguère en Allemagne, quand il était enthousiasmé par des vidéos similaires, il avait toujours supposé qu’elles étaient réelles, et non pas mises en scène.

Il a commencé à préparer sa fuite, ce qui a pris des semaines et qui l’a conduit à devoir courir et ramper dans des champs de boue avant d’arriver en Turquie. Il a été arrêté à l’aéroport de Brême, où il a atterri le 20 juillet 2015, et il a avoué spontanément. Il purge actuellement une peine de trois ans pour des accusations de terrorisme.

L'équipe des membres de l'État islamique qui ont attaqué Paris en novembre. Agence France-Presse - Getty images

L’équipe des membres de l’État islamique qui ont attaqué Paris en novembre. Agence France-Presse – Getty images

Les lieutenants

Parmi les innovations de l’État islamique on peut noter le rôle des étrangers, en particulier des Européens, dans la planification des attaques.

Le compte-rendu de M. Sarfo est confirmé par les documents d’enquête et les évaluations des experts du terrorisme, qui disent que les citoyens français et belges comme M. Abaaoud sont plus que de simples exécutants et avaient des fonctions de gestion.

« C’est un plan d’action créatif et intéressant, d’être en mesure de s’appuyer sur quelqu’un comme Abaaoud, qui a son propre réseau à l’étranger, » a déclaré Jean-Charles Brisard, président du Centre pour l’analyse du terrorisme à Paris. « Ils lui ont donné carte blanche pour la tactique et la stratégie, même si l’opération dans son ensemble doit encore attendre le feu vert de la direction de l’État islamique. »

En regardant les dirigeants actuels de l’Emni, les enquêteurs se sont focalisés sur deux en particulier. Le premier se fait appeler Abou Souleymane, un citoyen français, et le second, Abou Ahmad, décrit comme syrien. Les deux sont considérés comme les principaux lieutenants de M. Adnani, selon le principal responsable de la défense américaine et un responsable du renseignement.

Les deux hommes jouent un rôle direct dans l’identification des combattants à être envoyés à l’étranger, dans le choix des cibles et dans l’organisation de la logistique pour les opérations, y compris le paiement des passeurs pour les amener en Europe, et, dans au moins un cas, des transferts Western Union, selon des documents européens de renseignement.

Un aperçu du rôle possible d’Abou Souleymane a été donné par l’un des otages détenus par des kamikazes dans la salle de concert du Bataclan à Paris en novembre.

Après avoir abattu des dizaines de spectateurs, deux des kamikazes se sont retirés dans un couloir avec un groupe d’otages, les forçant à s’asseoir contre les fenêtres pour servir de boucliers humains, a dit l’otage David Fritz-Goeppinger, 24 ans. Dans les deux heures et demie qui ont suivi, M. Fritz a entendu l’un des kamikazes demander à l’autre : « Faut-il appeler Souleymane ? »

Le second terroriste semblait agacé que le premier ait posé la question en français, et lui a ordonné de parler arabe.

« J’ai tout de suite compris que, oui, c’était cet individu, qui n’avait peut-être pas forcément organisé l’attaque, mais qui était leur supérieur, » a déclaré M. Fritz dans un entretien téléphonique. Son témoignage est également inclus dans un rapport détaillé de 51 pages de la brigade anti-terroriste française. « Ils ressemblaient tout à fait à des soldats, » attendant des ordres, a-t-il dit.

Souleymane, dont le nom de guerre [en français dans le texte, NdT] est Abou Souleymane al-Faransi, ou Abou Souleymane le Français, est considéré comme un ressortissant français âgé d’une trentaine d’années, qui est d’ascendance marocaine ou tunisienne, selon Ludovico Carlino, analyste principal à l’IHS Conflict Monitor à Londres [organisme chargé de comprendre et d’évaluer les menaces terroristes, NdT]. M. Carlino pense que Souleymane a été promu planificateur en chef du terrorisme pour l’Europe après la mort de M. Abaaoud.

Un aperçu de l’autre dirigeant principal, Abou Ahmad, apparaît dans le récit d’un homme qui, d’après les conclusions des enquêteurs, était censé faire partie de l’équipe des attaquants de Paris : un algérien nommé Haddadi. Celui-ci a avoué que lui et un autre membre de l’équipe, un ancien membre du Lashkar-e-Taiba originaire du Pakistan, nommé Muhammad Usman, ont été séparés des deux autres assaillants après avoir atteint la Grèce par bateau.

M. Haddadi, 28 ans, et M. Usman, 22 ans, ont finalement été arrêtés dans un camp de migrants à Salzbourg, en Autriche. Les deux hommes envoyés avec eux ont été les premiers kamikazes à faire exploser leur gilet à l’extérieur du Stade de France lors des attaques de novembre.

Après son arrivée en Syrie et son acheminement vers une résidence pour étudiants étrangers en février 2015, M. Haddadi a travaillé comme cuisinier à Raqqa pendant des mois avant qu’un membre de l’Emni ne vienne le voir, selon des documents d’enquête français et autrichiens.

« Un jour, un syrien est venu me voir dans la cuisine et m’a dit que quelqu’un nommé Abou Ahmad voulait me voir, » a déclaré M. Haddadi selon l’enregistrement autrichien de son interrogatoire. Il a été conduit dans un bâtiment de cinq étages, où un autre syrien tenant un talkie-walkie parlait par radio à Abou Ahmad. Ils ont attendu pendant des heures avant que le syrien reçoive l’ordre de conduire la recrue à sa nouvelle adresse. Dans la rue, un saoudien tout vêtu de blanc attendait, et a demandé à M. Haddadi d’aller marcher un peu.

Après environ 300 mètres, ils ont atteint un immeuble vide et se sont assis. « J’avais peur, je voulais partir, mais il parlé tout le temps, » a déclaré M. Haddadi aux autorités.

« Il n’a dit que des choses positives sur moi, que Daesh me faisait confiance et que je devais maintenant me montrer digne de cette confiance. Il a dit que Daesh allait m’envoyer en France, » a ajouté M. Haddadi, en utilisant l’acronyme arabe pour l’État islamique. « Les détails, a-t-il dit, je les aurais une fois arrivé en France. »

Quelque temps après, Abou Ahmad est arrivé. M. Haddadi l’a décrit comme un syrien âgé de 38 à 42 ans, mince, avec une longue barbe noire et habillé tout en noir. Il était, d’après les dires de M. Haddadi, « le donneur d’ordres ».

Abou Ahmad a amené M. Haddadi avec trois autres terroristes potentiels, le dernier d’entre eux étant M. Usman, arrivé juste la veille du départ de tout le monde pour l’Europe. M. Haddadi et deux des autres hommes étaient arabophones, et M. Usman parlait suffisamment arabe pour communiquer avec eux, d’après les comptes-rendus d’interrogatoire.

Le jour de leur départ, Abou Ahmad est venu et leur a donné son numéro de téléphone portable turc, leur demandant de le noter dans leur téléphone comme “FF” pour éviter l’enregistrement d’un nom. Il a donné à M. Haddadi 2000 dollars en billets de 100, et ils ont été conduits à la frontière turque. Un homme les a rencontrés en Turquie pour prendre leurs photos, et il est revenu avec des passeports syriens. Un autre passeur a organisé leur voyage du 3 octobre en bateau pour Leros, en Grèce.

Toutes ces étapes logistiques, ainsi que les transferts d’argent par Western Union, ont été organisées par Abou Ahmad, un des lieutenants supérieurs exécutant le programme d’exportation de la terreur de l’État islamique. Jusqu’à son arrestation en décembre, M. Haddadi est resté en contact avec Abou Ahmad au moyen de messages sur Telegram et via des SMS à son numéro turc, selon le dossier d’enquête.

Le numéro turc d’Abou Ahmad a été trouvé ailleurs aussi : écrit sur une feuille de papier dans la poche de pantalon de la jambe coupée de l’un des kamikazes du Stade de France.

Ce reportage a été réalisé avec la participation d’Eric Schmitt de Washington, Franziska Reymann de Brême, Yousur Al-Hlou de New York, et Maher Samaan de Paris.

Source : The New York Times, le 03/08/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/comment-une-branche-secrete-de-lei-a-etabli-un-reseau-mondial-dassassins-par-rukmini-callimachi/


La visite estivale de Nicolas Sarkozy au roi d’Arabie saoudite, par Marc Endeweld

Thursday 18 August 2016 at 01:00

Il fuadra m’expliquer comment les dirigeant d’un parti ouvertement islamophobe en France passe leur temps à baiser la main des animateurs mondiaux du courant islamique le plus intégriste…

Mais bon, c’est bien de connaître son ennemi, notez…

Source : Marianne, Marc Endeweld, 10-08-2016

Comme l’a brièvement évoqué le Huffington Post Maghreb, Nicolas Sarkozy a bien rendu visite la semaine dernière au roi d’Arabie saoudite, Salmane Abdelaziz Al Saoud, actuellement en résidence au Maroc. Et voici, selon nos informations, ce que l’ancien président de la République a raconté au chef d’Etat saoudien…

Nicolas Sarkozy et Salmane Abdelaziz Al Saoud. - Montage/SIPA

Nicolas Sarkozy et Salmane Abdelaziz Al Saoud. – Montage/SIPA

Cela devait rester une rencontre discrète… et donc secrète. Une simple visite de courtoisie entre deux voisins de villégiature. Las !  le glissait entre deux lignes en début de semaine : l’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, a bien rendu visite mercredi 3 août au roi saoudien Salmane Abdelaziz Al Saoud, établi pour les vacances au Maroc dans sa résidence de Tanger. Selon nos informations, l’entretien a même duré près de deux heures. Pour Nicolas Sarkozy, il s’agissait de réchauffer ses liens avec le pouvoir saoudien, alors que ses relations avec l’ancien roi Abdallah, resté proche de Jacques Chirac jusqu’à sa mort, étaient pour le moins distantes.

Grand numéro de séduction

Au cours de l’entretien, Nicolas Sarkozy a donc fait son grand numéro de séduction, expliquant qu’il tenait beaucoup à « l’amitié France Arabie-saoudite » pour le futur de la région moyen-orientale, et assurant qu’il soutenait les positions de l’Arabie saoudite sur le dossier syrien.

Face à son interlocuteur saoudien, il a tenu à rappeler qu’il avait initié, dès 2007, l’idée d’une union méditerranéenne. Et l’ancien chef de l’Etat ne s’est pas contenté d’évoquer des sujets régionaux : il a également réaffirmé son intérêt pour l’islam de France, et le fait qu’il avait mis en place le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) du temps où il était ministre de l’Intérieur. Selon nos informations, les échéances électorales françaises de 2017 ont même été évoquées.

Cette visite était aussi pour lui une manière de doubler François Hollande qui a toujours veillé, depuis son élection en 2012, à entretenir les meilleures relations avec l’Arabie saoudite.

Mais un jeu à courte vue, et bien dérisoire. Car, à l’heure des élections américaines, et de la candidature démocrate d’Hillary Clinton, le roi saoudien, et son gouvernement, notamment Mohammed Ben Nayef, le ministre de l’Intérieur, pourraient de nouveau tout miser sur les Etats-Unis, qui avait eu tendance à s’éloigner sous l’administration Obama.

Source : Marianne, Marc Endeweld, 10-08-2016

Source: http://www.les-crises.fr/la-visite-estivale-de-nicolas-sarkozy-au-roi-darabie-saoudite-par-marc-endeweld/


Theresa May et le changement de paradigme, par Jacques Sapir

Thursday 18 August 2016 at 00:15

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 09-08-2016

Un événement d’une importance considérable vient de survenir en Grande-Bretagne, qui pourrait bien annoncer un tournant important tant dans la politique britannique que, du fait de ses répercussions aussi en France et dans plusieurs pays européens.

Madame Theresa May, Première ministre britannique qui vient de succéder à David Cameron à l’issue du référendum sur la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne (le fameux Brexit), vient de prendre une mesure logique et pourtant quasiment révolutionnaire dans le contexte de son pays. Présidant la première réunion de la commission interministérielle sur la « stratégie économique et industrielle » le mardi 2 août, elle s’est engagée à mettre sur pied une véritable politique industriel. Dans la Grande-Bretagne ravagée par plus de 35 ans de « néo-libéralisme », ceci équivaut à une petite révolution. Le fait qu’elle soit engagée par un Premier ministre conservateur, le parti de Margaret Thatcher, souligne le caractère révolutionnaire du tournant pris par Theresa May.

Ce tournant annonce un changement de paradigme. Les dernières études d’organisations comme le FMI dépeignent aujourd’hui la mondialisation et son bilan de façon plus bien plus négative qu’il y a une quinzaine d’années. On comprend aujourd’hui que le concept de mondialisation, prôné par le FMI (il y a dix ans) ou l’OCDE, n’est pas la solution. Le retour en grâce d’une forme de volontarisme, notée déjà avec Arnaud Montebourg en 2012-2013, est patent.

Une révolution ?

Il faut donc revenir sur cette décision, qui ne fait que traduire en actes ce qui était déjà contenu dans son discours d’investiture. Le porte-parole du gouvernement a déclaré dans un communiqué publié après la réunion de la commission interministérielle : « La Première ministre a souligné que l’objectif de la nouvelle stratégie industrielle devait être de mettre sur pied une économie qui fonctionne pour tout le monde« [1]. Qu’est-ce à dire ? Il y a une dimension opportuniste dans cette politique. Theresa May avait déclaré avant la réunion que si la Grande-Bretagne voulait « profiter des opportunités offertes par le Brexit, il faut que notre économie toute entière soit exploitée ». Si les mesures restent pour l’instant floues, c’est bien la première fois qu’un chef du gouvernement britannique affirme sont intérêt pour secteur secondaire depuis que Margaret Thatcher avait enterré le concept de politique industrielle il y a plus de trente ans de cela. Cette nouvelle politique industrielle va donc conduire le gouvernement à aider les industries qui font la force du Royaume-Uni, comme l’automobile (Jaguar Land Rover) et l’aéronautique avec BAE Systems mais aussi les nouvelles industries, comme le fabricant de puces électroniques ARM Systems, qui a été vendu à Japan Soft Bank en juillet pour 32 milliards de livres, soit 38 milliards d’euros. Même la sidérurgie pourrait bénéficier d’aides : Tata Steel avait annoncé fin mars la vente de ses activités au Royaume-Uni, mettant en péril des milliers d’emplois. Finalement, il a déclaré vouloir revoir sa réflexion, et a engagé des négociations avec Thyssenkrupp pour l’éventuelle création d’une co-entreprise. La chute de la Livre Sterling, en effet, modifie favorablement la compétitivité des productions en Grande-Bretagne. La décision du groupe pharmaceutique GlaxoSmithKline a d’ailleurs annoncé mercredi 275 millions de livres de nouveaux investissements dans ses sites de production en Grande-Bretagne[2]. Ce groupe se prépare à un deuxième semestre faste en raison de la baisse de la livre sterling car ses coûts seront en livres et ses recettes en d’autres monnaies.

La dépréciation de la livre et au-delà

La dépréciation de la Livre constitue un élément de cette politique industrielle. Certes, cet élément reste primitif. Mais, on n’a jamais vu de politique industrielle dans un pays dont la monnaie est surévaluée. Or, une étude du FMI montre qu’en moyenne le taux de change réel de la Livre était en 2015 surévalué de 12,5%[3].

Si l’on regarde les évolutions depuis le référendum sur le Brexit, on constatera que la dépréciation actuelle a corrigé une partie des déséquilibres qui s’étaient constitués depuis le début de 2014. On peut considérer que le taux de 0,85 Livre pour 1 Euro correspond à ce dont la Grande-Bretagne a aujourd’hui besoin.

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Mais il est clair qu’une politique industrielle ne peut se réduire à une forte dépréciation monétaire.

Le comité a donc également annoncé qu’il soutiendrait la formation des ouvriers qualifiés, de plus en plus demandés dans l’industrie et d’autres mesures favorisant l’investissement pourrait être annoncées, et ceci d’autant plus que la Grande-Bretagne sera bientôt dégagée du carcan que représentent les réglementation de l’UE. Et l’on voit, aussi, apparaître une notion d’aménagement du territoire dans cette politique industrielle. Le Ministre des finances, M. Philip Hammond, lors de la même réunion du comité, a estimé que la réduction de l’écart de compétitivité entre Londres et le reste du pays que vise cette politique devrait entraîner 9% de croissance, et faire rentrer 150 milliards de livres (179 milliards d’euros) supplémentaires dans les caisses de l’état[4].

Les fondements d’un tournant politique

Cette politique a surpris les observateurs car elle témoigne d’un dynamisme dont on ne créditait plus la Grande-Bretagne. Elle va à l’encontre des pronostics catastrophistes sur le Post-Brexit complaisamment répandues, et en particulier en France. La Banque Centrale (Bank of England) le montre dans une étude datant du 20 juillet[5] et dit de manière nette : « Pour l’instant, il n’y a pas d’indication claire d’un ralentissement net et généralisé ». Le marché du travail reste bien orienté[6], et la consommation des ménages a progressé de 1,1% en juillet, un des meilleurs résultats de ces derniers mois[7]. Loin d’être la catastrophe prédite, le Brexit se fait dans le calme. Bien sûr, des problèmes importants subsistent. L’incertitude engendrée par la séparation avec l’UE peut compromettre l’investissement. Et c’est justement pour éviter cela que Mme. Theresa May a adopté cette politique volontariste. Il est aussi clair qu’elle entend, par cette politique, retrouver une dynamique perdue avant le Brexit[8].

Mais, cette politique a aussi surpris les observateurs parce qu’elle dénote d’une volonté de reconstruire une économie sur une base plus juste, une économie qui, pour reprendre les mots de Theresa May profite à tous. Elle a placé son mandat sous l’impératif de la lutte contre la «brûlante injustice » : « Cela signifie lutter contre l’injustice brûlante qui fait que si vous êtes né pauvre, vous allez mourir, en moyenne, neuf ans plus tôt que les autres. Si vous êtes noir, vous êtes traité plus durement par le système de justice pénale que si vous êtes blanc. Si vous êtes un garçon blanc, de la classe ouvrière, vous êtes moins susceptibles que quiconque en Grande-Bretagne d’aller à l’université. Si vous êtes dans une école d’Etat, vous êtes moins susceptibles d’atteindre les meilleures professions que si vous étiez instruit en privé. Si vous êtes une femme, vous gagnerez moins qu’un homme. Si vous souffrez de problèmes de santé mentale, il n’y a pas assez d’aide à disposition. Si vous êtes jeune, vous trouverez qu’il est plus difficile que jamais de posséder votre propre maison[9] Ces mots auraient pu (et aurait dû) être prononcé par Jeremy Corbyn, le dirigeant du parti travailliste. Le fait qu’ils aient été prononcés par un Premier ministre conservateur est donc surprenant. Que ce Premier ministre veuille façonner un pays qui «fonctionne pour tout le monde» et prenne ouvertement position pour une politique volontariste ne devraient pourtant pas surprendre ceux qui se souviennent de la « grande tradition » des conservateurs britanniques, une tradition en fait opposée à la politique néo-libérale de Margaret Thatcher et dont les racines renvoient à Benjamin Disraeli, l’auteur de Sybil[10]un roman social du milieu du XIXe siècle.

La souveraineté et les travaillistes

Il est donc significatif que le Brexit ait libéré une fraction des conservateurs de l’idéologie « néo-libérale ». Il faut ici revenir sur une étude réalisée par un politologue en Grande-Bretagne montre que près de 70% des circonscriptions ayant élu un député travailliste ont voté « leave » et ce alors que le parti travailliste faisait quant à lui campagne, officiellement, pour le « remain »[11]. Cela illustre bien la contradiction qui existe entre l’opinion défendue par les cadres d’un parti et le ressenti du militant ou du sympathisant de base. La contradiction est d’autant plus forte que l’on pouvait penser que l’odieux meurtre de la députée travailliste, Jo Cox, une semaine avant l’élection, allait provoquer un mouvement de sympathie pour le « remain ». Or, si ce sentiment a pu exister, il fut insuffisant pour inverser la tendance des opinions. Car les électeurs travaillistes comprenaient, même confusément, qu’aucune rupture avec le néo-libéralisme n’était possible tant que la Royaume-Uni restait lié à l’Union européenne. Si Jeremy Corbyn se retrouve aujourd’hui en difficultés, il ne peut que s’en prendre à lui-même et à son manque de cohérence. C’est une leçon qui est valable pour l’ensemble de la gauche européenne.

Pour que le retournement de politique puisse exister, pour qu’une rupture avec le « néo-libéralisme » thatchérien soit possible, le Royaume-Uni devait retrouver sa souveraineté. Ce qu’elle fit avec le Brexit. On constate ainsi que la notion se souveraineté ne se laisse pas enfermer dans les catégories de « gauche » ou de « droite ». Non que ces catégories ne soient nécessaires au débat. Mais elles recouvrent justement des appréciations divergentes sur ce qu’est le « bien commun », appréciations qui ne sont possibles quedans une société, une Nation, un Etat, souverain.

Un changement d’identité ?

Dès lors, on comprend pourquoi l’idée d’une souveraineté « de gauche », tout comme celle d’une sortie « de gauche » de l’Euro, sont de dangereuses fadaises dans lesquelles de trop nombreux beaux esprits se complaisent encore. Une porte doit être ouverte ou fermée et, en un sens, peu importe quelle main se pose sur la porte pour l’ouvrir ou la fermer. S’il faut qu’une porte soit ouverte alors il ne sert à rien de faire la fine bouche sur qui l’ouvrira. Par contre, une fois la porte ouverte, la question de la direction que l’on prendra se pose, et c’est là que les différences entre « gauche » et « droite » reprendront tout leur sens. Réglant un problème qui est de l’ordre du politique (l’affrontement ami/ennemi), il permet à la politique de reprendre sa place.

Pourtant, il se trouve que le Brexit ait produit ce changement d’identité au sein du parti conservateur que l’on a indiqué. Le tournant opéré par Theresa May risque donc de préempter le débat. En occupant sur le terrain économique et social les positions qu’auraient dû adopter le parti travailliste, en le faisant de plus avec la légitimité que lui donne le Brexit, Theresa May est en mesure d’occuper la totalité de l’espace politique. Elle a – peut être – réalisée un coup de maître.

[1] http://www.boursier.com/actualites/economie/theresa-may-devoile-ses-plans-pour-l-industrie-britannique-32476.html

[2] http://www.boursorama.com/actualites/glaxosmithkline-confiant-pour-2016-avec-la-baisse-de-la-livre-7ece606231c259cdd1336fb272c83d57

[3] http://www.imf.org/external/np/pp/eng/2016/072716.pdf

[4] http://www.usinenouvelle.com/editorial/le-plan-de-theresa-may-pour-relancer-l-industrie-britannique.N422082

[5] https://www.theguardian.com/business/2016/jul/20/bank-of-england-agents-report-business-as-usual-after-brexit-eu-referendum

[6]https://www.ons.gov.uk/employmentandlabourmarket/peopleinwork/employmentandemployeetypes/bulletins/uklabourmarket/july2016

[7]http://www.streetinsider.com/Reuters/UK+consumer+spending+picks+up+in+July,+bucking+signs+of+slowdown+-Visa/11911196.html

[8] http://www.bloomberg.com/news/articles/2016-08-09/u-k-industry-posts-modest-gain-as-trade-drags-on-growth?utm_content=business&utm_campaign=socialflow-organic&utm_source=twitter&utm_medium=social&cmpid%3D=socialflow-twitter-business

[9] https://www.washingtonpost.com/news/worldviews/wp/2016/07/13/full-transcript-may-promises-bold-new-positive-role-for-britain-after-brexit/

[10] Disraeli B., Sybil, or The Two Nations, Londres, Henry Colburn, 1845.

[11] Chris Hanretty, Most Labour MPs represent a constituency that voted Leave

https://medium.com/@chrishanretty/most-labour-mps-represent-a-constituency-that-voted-leave-36f13210f5c6#.c4e2o8bnl

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 09-08-2016

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Source: http://www.les-crises.fr/theresa-may-et-le-changement-de-paradigme-par-jacques-sapir/


Le premier terrorisme est celui du dieu argent

Wednesday 17 August 2016 at 01:35

Tiens, l’Humanité se rend compte que, finalement, il y a bien pire ennemi que la religion… 🙂

Source : L’Humanité, Rosa Moussaoui, 02-08-2016

Reuters

Reuters

Le pape met en cause les fondamentalismes,récusant toute confusion entre islam et terrorisme.

«On ne peut pas dire, ce n’est pas vrai et ce n’est pas juste, que l’islam soit terroriste. » Ce propos papal de bon sens a fait pousser des cris d’orfraie à un éditorialiste du Figaro, volontiers incendiaire et bruyamment nostalgique de l’ultra-conservatisme de Benoît XVI. Dans l’avion qui le ramenait de Cracovie, en Pologne, au terme des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), le pape François a exposé devant la presse sa vision de la violence terroriste et des façons de la combattre.

Le terreau de la désespérance, une source de violence

Quelques jours seulement après l’ignoble ­assassinat du père Jacques Hamel en pleine messe, dans l’église de Saint-Étienne-du-Rouvray (Seine-Maritime), par des djihadistes se réclamant de Daech, pas le moindre accent de vindicte ou de haine dans les mots du pape, qui rejette toute stigmatisation des musulmans, toute assimilation de l’islam au terrorisme.

« Une chose est vraie : je crois qu’il y a presque toujours dans toutes les religions un petit groupe de fondamentalistes. Nous en avons (…), a-t-il expliqué. Je crois qu’il n’est pas juste d’identifier l’islam avec la violence, ce n’est pas juste et ce n’est pas vrai. J’ai eu un long dialogue avec le grand imam de l’université de Al Azhar et je sais ce qu’ils pensent. Ils cherchent la paix, la rencontre. » Le pape a évoqué, surtout, le terreau de désespérance sur lequel prospèrent, partout dans le monde, l’intégrisme et la violence : « Il y a des petits groupes fondamentalistes. Et je me demande, c’est une question : combien de jeunes, nous, Européens, avons-nous laissés, vides d’idéal, qui n’ont pas de travail (…) ? Ils vont là-bas et ils s’enrôlent dans les groupes fondamentalistes. »

Une religion, pourtant, est nommément mise en cause par François : celle du profit à tout prix, qui hisse l’argent au-dessus des êtres humains. « Le terrorisme est aussi… je ne sais pas si je peux le dire car c’est un peu dangereux, mais le terrorisme grandit lorsqu’il n’y a pas d’autre option. Et au centre de l’économie mondiale, il y a le dieu argent, et non la personne, l’homme et la femme, voilà le premier terrorisme. (…) Ceci est un terrorisme de base, contre toute l’humanité. Nous devons y réfléchir. »

Source : L’Humanité, Rosa Moussaoui, 02-08-2016

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“Le dieu Argent, le premier terrorisme” selon le pape François

Source : Le Nouvel Obs, Caroline Brizard15/08/2016

Le pape François à Birkenau, le 29 juillet. (AFP PHOTO / FILIPPO MONTEFORTE)

Le pape François à Birkenau, le 29 juillet. (AFP PHOTO / FILIPPO MONTEFORTE)

Face à la grande peur des attentats islamistes, le pape choisit de dénoncer le terrorisme de l’économie. Interview.

Rentrant le 1er août des Journées mondiales de la jeunesse à Cracovie, marquées par l’assassinat du prêtre français Jacques Hamel dans son église de Saint-Etienne –du-Rouvray, le Pape François a déclaré dans l’avion : “Au centre de l’économie mondiale, il y a le Dieu argent, et non la personne, l’homme et la femme, voilà le premier terrorisme”.

Cette déclaration lapidaire méritait quelques éclaircissements. Nous les avons demandés à Rémi Brague, philosophe et chrétien, spécialiste de  la pensée médiévale arabe et juive.

La dénonciation de l’argent par l’Eglise est-elle une constante de l’histoire du Christianisme, depuis l’épisode des marchands du Temple chassés par le Christ, en passant par les figures de la pauvreté comme saint François d’Assise ?

[…] Le Christ n’accuse pas l’usage de l’argent, mais le culte qui est rendu, qui est de nature idolâtrique. Il dénonce le fait d’acheter ainsi la grâce de Dieu, et se replace dans la tradition des prophètes qui dénonçaient les sacrifices, parce qu’il ne remplaçaient pas la conversion des cœurs. […]

 

On a pourtant l’impression que pour la religion catholique, l’argent incarne le mal…

OB : alors que c’est le BIEEEEEEN pour le bobo de gôôôôôôôôche 🙂

L’argent représente plutôt un aspect tangible de ce qui est vraiment mal, à savoir ce que le Nouveau Testament appelle la “richesse. Celle-ci n’est pas seulement matérielle, même si la richesse matérielle est plus visible.

C’est aussi la naissance, les relations, la situation sociale, l’influence, le savoir réel ou imaginaire, la possession d’une vision du monde “bétonnée”, au sens où l’on pense : “J’ai compris, je n’ai plus besoin d’apprendre”.

Etre plein de soi représente une manière de “richesse”, moins visible, mais aussi dangereuse. Bref, la richesse englobe tout ce qui empêche de reconnaître que l’on a besoin d’autrui et d’autre chose que soi, dont le grand Autre qu’est Dieu. […]

Le pape plaide-t-il pour un retour à la pauvreté, à une économie moins gourmande, plus sobre ?

– La pauvreté n’est pas la misère, elle peut être volontaire, nous l’avons vu. Mais la misère est toujours subie. En revanche, j’aime le mot de “sobriété”. Elle est le contraire de l’ivresse. Etre sobre, comme en anglais “sober”, désigne celui qui évite l’alcool ou la drogue, et celui qui a une conduite mesurée.

L’ivresse déforme notre vision de la réalité ; la sobriété rend capable de voir celle-ci. Une économie sobre commencerait par prendre en compte nos besoins réels, et chercherait à les satisfaire, au lieu de se prendre elle-même pour objet.

Peut-on moraliser les échanges économiques et mettre l’économie au service de la personne ? Comment ? Quels changements cela pourrait-il induire ?

On a tenté ce genre de choses avec l’économie sociale de marché, dans l’Allemagne de l’après-guerre, et il y a encore là-bas de beaux restes. La tendance étant pourtant à mettre de moins en moins l’accent sur l’adjectif “social”…

Il existe un enseignement (ou “doctrine”) social(e) de l’Eglise. Il s’est développé à partir du xixe siècle, pour répondre aux conditions nouvelles créées par la Révolution industrielle et l’émergence de nouveaux rapports sociaux.

Mais il se fonde sur des règles qui avaient été formulées dès le Moyen-Age et la Renaissance. A la différence des autres religions qui rentrent dans le détail de règles alimentaires, vestimentaires, et de vie quotidienne, cet enseignement en reste volontairement au niveau des principes généraux (respect des personnes, la subsidiarité, etc.) et laisse l’intelligence humaine se charger des méthodes permettant de les appliquer. L’enseignement social de l’Eglise fait confiance à l’intelligence humaine pour décliner ces grands principes – le kit de survie de l’humanité qui se résume finalement aux 10 commandements-  dans ses applications.

Ainsi, la doctrine sociale de l’Eglise permet d’affirmer, par exemple,  qu’il n’est pas bon de réduire les gens à la misère de manière à ce qu’ils puissent travailler à n’importe quel prix. C’est la tâche de chacun de s’en préoccuper.

Jugez-vous inévitables les inégalités sociales produites par l’économie ?

OB : eh oui, on ne peut rien y faire d’après le bobo de gôôôôôôôôche 🙂

– Ces inégalités produites par l’économie ne sont pas les seules présentes dans les sociétés. Mais dans nos sociétés modernes, démocratiques, elles remplacent de plus en plus les inégalités qui reposaient, dans les sociétés aristocratiques de l’Ancien Régime, sur les privilèges de la naissance. Sans parler des castes hindoues…

Quant aux inégalités socio-économiques, il me semble qu’elles sont tolérables à partir du moment où la mobilité sociale est suffisamment grande pour que ces inégalités ne soient que provisoires. […]

Propos recueillis par Caroline Brizard

Source : Suite de l’Interview à lire sur Le Nouvel Obs, Caroline Brizard15/08/2016

Source: http://www.les-crises.fr/le-premier-terrorisme-est-celui-du-dieu-argent/


Le nouveau film d’Oliver Stone s’attaque à la guerre en Ukraine

Wednesday 17 August 2016 at 00:59

Source : La Croix, Adrien de Volontat,  24/06/2016

Dans un nouveau documentaire, le réalisateur américain aux multiples oscars pointe du doigt l’implication des Américains dans la guerre d’Ukraine. Oliver Stone a dévoilé une bande-annonce lundi 20 juin, avec au casting Vladimir Poutine.

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Oliver Stone provoque l’Amérique depuis 40 ans, et son documentaire « Ukraine on fire » va encore faire mouche. Les sujets changent, l’engagement reste le même. Il y avait eu Platoon contre la guerre du Viet Nam, le très controversé JFK sur l’assassinat du président Kennedy. Nixon, Georges W. Bush, et cette année Snowden ont eux aussi eu droit à leur biopic.

Dans ce nouveau documentaire, le réalisateur met en avant l’implication des États-Unis et de la CIA dans la révolution de Kiev, puis dans le conflit entre les forces ukrainiennes et russes dans l’Est du pays. Alors que la version la plus répandue est celle d’un soulèvement populaire, Oliver Stone prend le contre-pied, écarte tout mainstreming, plonge dans la polémique. Il donne la parole à Vladimir Poutine ainsi qu’à l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch, déchu après les affrontements de Maïdan et désormais réfugié en Russie.

Comme toujours Oliver Stone ne fait pas dans la demi-mesure, et n’hésite pas à se mettre lui-même en scène, en entretien avec les deux dirigeants. On remarquera la présence du célèbre journaliste d’investigation Robert Perry, qui avait révélé l’Irangate pour l’Associated Press lors du second mandat de Ronald Reagan.

Oliver Stone n’en finit plus de déranger ; déjà critiqué pour sa proximité avec les FARCS, s’afficher ainsi avec le leader russe ne risque pas de le réconcilier avec l’establishement.

Aucune date de sortie n’est encore officiellement prévue pour « Ukraine on fire ». Le film « Snowden », aussi réalisé par Oliver Stone, sortira lui en salle le 2 novembre prochain.

Adrien de Volontat
Source : La Croix, Adrien de Volontat,  24/06/2016

Source: http://www.les-crises.fr/le-nouveau-film-doliver-stone-sattaque-a-la-guerre-en-ukraine/