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Catalogne : les conditions d’une crise majeure avec Madrid sont réunies, par Romaric Godin

Friday 22 July 2016 at 00:31

2222Source : La Tribune, Romaric Godin, 21/07/2016

Carles Puidgemont, président du gouvernement catalan, choisira-t-il la voie de l'unilatéralité ? (Crédits : ALBERT GEA)

Carles Puidgemont, président du gouvernement catalan, choisira-t-il la voie de l’unilatéralité ? (Crédits : ALBERT GEA)

Les indépendantistes catalans évoquent désormais le recours à l’unilatéralité du processus de sécession. Mais Madrid pourrait réagir. Pour l’UE, ce serait un nouveau casse-tête.

Pendant que l’Europe a les yeux tournés vers Londres ou Edimbourg, les conditions d’une nouvelle crise politique entre la Catalogne et l’Espagne se mettent en place. Une crise qui, après six ans de conflits plus ou moins ouverts, pourrait être décisive. Cet été, en effet, les deux groupes formant la majorité indépendantiste du Parlement de Catalogne, Junts Pel Sí (“Ensemble pour le oui” qui regroupe notamment le Parti démocrate catalan (PDC, ex-CDC) de centre-droit et la Gauche républicaine (ERC) de centre-gauche) et la gauche radicale de la CUP vont tenter de reconstruire leur alliance. Celle-ci, péniblement née en janvier 2016 après trois de discussions, a volé en éclat le 8 juin lorsque la CUP a refusé de voter le budget du président PDC de la Generalitat, le gouvernement catalan, Carles Puigdemont. Ce dernier a alors annoncé qu’il poserait la question de confiance au Parlement en septembre.

S’ils veulent éviter de nouvelles élections incertaines et poursuivre le processus de « déconnexion » de la Catalogne de l’Etat espagnol, préliminaire à l’indépendance, les deux groupes sont donc condamnés à s’entendre. Or, l’entente pourrait précisément se faire sur la question de la méthode de « déconnexion », autrement dit sur une accélération du processus d’indépendance, seul point finalement sur lequel s’entendent réellement les partis de Junts Pel Sí et la CUP. Et ce point d’entente pourrait se traduire par la reconnaissance de la nécessité d’une démarche unilatérale. Les Indépendantistes pourraient ainsi accepter de rejeter l’ordre légal espagnol et de créer leur propre ordre légal avec l’appui de la majorité des Catalans. Ce transfert de légalité se réalisera par un Référendum unilatéral d’indépendance (RUI) qui, se passant de la sanction de la loi espagnole, permettra la naissance de l’Etat catalan en cas de majorité en faveur de l’indépendance.

Comment l’unilatéralité s’est imposée dans le camp indépendantiste

Cette idée du RUI a longtemps été rejetée par les partis composant Junts Pel Sí qui restaient attachés au respect de la légalité espagnole et à l’idée que l’on pourrait conclure un accord « à l’écossaise » avec Madrid dans lequel l’Espagne accepterait le référendum et s’engagerait à en respecter l’issue. Mais ce scénario semble de moins en moins probable. La position du gouvernement de Mariano Rajoy a toujours été de ne pas discuter « avec ceux qui veulent casser l’Espagne ». Chaque pas vers l’indépendance a ainsi été porté devant le Tribunal Constitutionnel espagnol (TC) qui a régulièrement déclaré illégaux les décisions des indépendantistes. C’est notamment le cas du référendum du 9 novembre 2014 qui était “consultatif” (et pas contraignant comme le RUI). Le succès du Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy lors des élections espagnoles du 26 juin et le refus catégorique des Socialistes du PSOE d’accepter l’idée d’un référendum lors des discussions de formation d’un gouvernement après les élections du 20 décembre semblent avoir convaincu une grande partie des Indépendantistes modérés que l’option de la légalité espagnole était une impasse.

Dès lors, puisque la majorité indépendantiste risque d’exploser, une idée fait son chemin : celle de reconstituer un ciment avec ce RUI et de l’intégrer dans la nouvelle « feuille de route » vers l’indépendance que Carles Puigdemont devra présenter lors de la question de confiance posée au Parlement. Si bien que dans le rapport final réalisé par la Commission d’Etudes du Processus Constituant du Parlement catalan présenté le 18 juillet, Junts Pel Sí et la CUP se sont mis d’accord sur un « mécanisme unilatéral d’exercice démocratique ». Certes, certains éléments de la majorité, notamment au sein d’ERC, rechignent encore à accepter cette unilatéralité. Mais elle fait clairement son chemin, y compris au sein du gouvernement catalan lui-même.

Le gouvernement prêt à discuter de l’unilatéralité

Ainsi, mercredi 20 juillet, la porte-parole de la Generalitat, Neus Munté, a déclaré que le « débat sur la question de confiance abordera le RUI et d’autres mécanismes qui amélioreront la feuille de route ». Bref, le gouvernement catalan est prêt à discuter d’unilatéralité. Et, autre signe qui ne trompe pas, jeudi, Carles Puigdemont a annoncé qu’il rencontrera la CUP la semaine prochaine pour préparer la question de confiance, alors que, depuis début juin, il refusait tout contact avec cette formation qui, selon lui, avait détruit la majorité indépendantiste. Certes, rien n’est fait encore : Junts Pel Sí reste divisé, on l’a dit, et la CUP peut toujours se montrer trop gourmande en réclamant un processus précis, avec une date pour le référendum quand Junts Pel Sí voudrait n’en rester qu’au principe.

La question européenne

Tout semble cependant se mettre en place pour une nouvelle stratégie indépendantiste. Le moment est, du reste, assez bien choisi. Junts Pel Sí a toujours soutenu l’idée – et c’est une grande différence avec les Eurosceptiques de la CUP – que l’Union européenne interviendrait dans le débat sur l’indépendance pour soutenir le choix de la majorité des Catalans. Après le Brexit, le soutien affiché par le président de la Commission Jean-Claude Juncker à la première ministre écossaise Nicola Sturgeon a redonné des espoirs sur ce terrain. Espoirs vite éteints puisque Mariano Rajoy, soutenu en cela par Paris, a rapidement prévenu qu’il refuserait tout chemin propre à l’Ecosse dans les négociations du Brexit. Mais il n’empêche, les nationalistes écossais continuent de plaider en faveur d’un nouveau référendum d’indépendance si un statut particulier avec Londres n’est pas trouvé. Un référendum qui pourrait aussi être, cette fois, unilatéral.

Que fera alors l’UE ? Rejettera-t-elle ce RUI écossais « fait pour elle » ? Mais si elle s’engage à en reconnaître le résultat et à entamer ensuite des négociations d’adhésion avec une Ecosse unilatéralement indépendante, cela ouvrira clairement une opportunité pour une démarche catalane dans le même sens. De même, si la Catalogne entre dans une démarche unilatérale avant l’Ecosse, l’UE se trouvera face à un dilemme grave : rejeter l’expérience catalane reviendrait à repousser toute unilatéralité de la part de l’Ecosse. Or, le cas écossais est un levier important pour l’UE dans les négociations de l’après-Brexit. Bref, l’unilatéralité est aussi une façon de contraindre les Européens à s’occuper de la question catalane qu’elle s’évertue à ignorer pour le moment. C’est aussi une des raisons qui pourraient pousser les secteurs « modérés » de l’Indépendantisme à se rallier au RUI.

Le Tribunal constitutionnel espagnol menace

A Madrid, on tentera évidemment tout pour empêcher cette unilatéralité. Déjà, le Tribunal constitutionnel (TC) a réagi le 19 juillet au rapport de la Commission d’étude du processus constituant en exigeant que le bureau du Parlement catalan n’inscrive pas à l’ordre du jour le vote sur ce texte. Certains éléments de ce texte sont en effet, selon le TC, “absolument infaisables” parce qu’ils correspondent au “processus de déconnexion” prévu par la motion du Parlement catalan du 9 novembre 2015 qui avait été annulée par le TC. En clair, le TC juge déjà inconstitutionnel le “mécanisme unilatéral” prévu par le rapport.

Le bureau du Parlement catalan a suivi les recommandations du TC qui a menacé ses membres de poursuites. Le rapport n’est pas inscrit à l’ordre du jour des séances plénières de la semaine prochaine. Mais cet ordre du jour peut être modifié à la demande de deux groupes parlementaires ou d’un cinquième des députés. Chacun s’attend donc à ce qu’il soit finalement débattu et voté. Ce jeudi 21 juillet, la présidente du groupe parlementaire de la CUP, Mireia Boya, a affirmé que les conclusions de la commission seront “votées cette semaine”. Ce serait alors graver dans le marbre la réunification des indépendantistes autour de la notion d’unilatéralité.

Escalade possible

Dès lors, l’épreuve de force avec Madrid pourrait s’engager rapidement. Le président du groupe du PP au Parlement catalan, Xavier Albiol, a prévenu que “nous assistons sûrement au dernier avertissement du TC”. Et de menacer : si le Parlement catalan passe outre, cela pourrait “présenter un risque pour l’autonomie et signifier la suspension de certaines institutions”. La menace est claire : si les députés catalans acceptent la voie de l’unilatéralité, le gouvernement espagnol pourrait enclencher l’article 155 de la Constitution espagnole qui autorise le gouvernement central à “prendre les mesures nécessaires pour faire rentrer une communauté autonome dans l’exécution de ses obligations”Pour Mariano Rajoy, qui a besoin de l’abstention du PSOE pour rester président du gouvernement espagnol, ceci pourrait être un argument. Si le PSOE lui refuse l’investiture, les Socialistes deviendront « traîtres à l’Espagne » en laissant le pays sans gouvernement devant les Indépendantistes catalans. Madrid n’a donc aucune raison de ne pas jouer l’escalade. Dans ce cas, l’épreuve de force sera engagée et le gouvernement catalan n’aura d’autre choix que de se soumettre ou d’entrer dans l’illégalité espagnole, en tentant de fonder, par un geste d’unilatéralité, une nouvelle légalité catalane propre. Toutes les conditions d’une crise majeure à la rentrée en Catalogne sont donc réunies.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 21/07/2016

Source: http://www.les-crises.fr/catalogne-les-conditions-dune-crise-majeure-avec-madrid-sont-reunies-par-romaric-godin/


Attentat de Nice : quand la justice demande à la mairie de détruire 24 heures d’images

Friday 22 July 2016 at 00:01

Un intéressant scoop du Figaro, qui remet sur le devant de la scène un vrai sujet sur les vidéos, à une époque où elles ont une grande importance dans l’information.

Je suis frappé de la célérité avec laquelle elles sont pourchassées et supprimées des réseaux sociaux – et donc, désormais, encore plus fort, des mairies (au nom de quoi au fait ?).

La Justice a en évidemment une copie, il ne s’agit bien sûr pas de détruire toutes les preuves, mais enfin, cela laisse une drôle d’impression d’amateurisme en termes de communication gouvernementale en tous cas (à moins que la mairie soit infiltrée de rigolos irresponsables ou de partisans de Daech…) : comment alimenter le conspirationnisme en moins de deux… La ville de Nice a refusé et demande leur mise sous séquestre (comme quoi, il semble y avoir des traces de vie intelligente développée à la mairie de Nice finalement…).

On reste aussi dubitatifs sur les motifs avancés : “par souci de la dignité des victimes et pour éviter la reprise de ces images par les sites internet djihadistes à des fins de propagande.” – ce qui peut s’entendre, mais qui mériterait débat…

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Source : Le Figaro, Eugénie Bastié , Paule Gonzales21/07/2016 

Une caméra de surveillance sur le front mer à Nice crédit photo/ Valérie Hache/AFP

Une caméra de surveillance sur le front mer à Nice crédit photo/ Valérie Hache/AFP

INFO LE FIGARO – Une réquisition judiciaire urgente a été envoyée au centre de supervision urbain de Nice mercredi 20 juillet. Le parquet de Paris évoque un souci «d’éviter la diffusion non contrôlée de ces images».

Panique et incompréhension à la mairie de Nice. Mercredi à 11 heures, la sous-direction antiterroriste (SDAT) a envoyé aux agents qui gèrent la vidéosurveillance de la ville une réquisition citant les articles 53 et L706-24 du code de procédure pénale et de l’article R642-1 du Code pénal leur demandant l’effacement «complet» de 24 heures d’images provenant de six caméras nommées et numérotées, mais aussi de toutes les scènes depuis le début de l’attentat ayant eu lieu sur la promenade des Anglais, dans la nuit du 14 juillet.

De quoi mettre en état de sidération les agents du centre de supervision urbain de Nice. «C’est la première fois que l’on nous demande de détruire des preuves, précise une source proche du dossier. Le centre de vidéosurveillance et la ville de Nice pourraient être poursuivis pour cela et d’ailleurs les agents en charge du dispositif n’ont pas compétence pour se livrer à de telles opérations».

La demande paraît d’autant plus étonnante que la SDAT a envoyé depuis vendredi dernier des serveurs afin de récupérer les 30.000 heures de vidéosurveillance liées aux événements. Une opération de sauvegarde qui va s’étendre encore sur plusieurs jours. «Nous ne savons pas si donner un ordre de destruction alors que nous sommes en pleine sauvegarde ne va pas mettre en rideau tout le système», s’inquiète-t-on dans l’entourage du dossier.

Contacté par Le Figaro, le parquet de Paris a confirmé l’information et précisé: «cela a été fait dans ce cas précis pour éviter la diffusion non contrôlée et non maîtrisée de ces images». Du côté de la police nationale, on rappelle que « sur les mille caméras installées à Nice, 140 présentaient des éléments d’enquête intéressants. La police judiciaire a récupéré 100% des vidéos de ces dernières. La PJ et le parquet ont donc demandé d’effacer les images de ces 140 caméras afin d’éviter l’utilisation malveillante de ces dernières par souci de la dignité des victimes et pour éviter la reprise de ces images par les sites internet djihadistes à des fins de propagande ». Enfin, à la chancellerie, on précise que la demande d’un effacement «complet» s’explique par l’impossibilité de procéder à des destructions partielles sur ce type de matériel.

On notera que c en’est pas souvent, qu’en période de guerre, le gouvernement fait des efforts pour effacer les preuves des crimes de l’ennemi – d’habitude, il en invente…

Images partagées par plusieurs services

Le lendemain du drame tragique de la promenade des Anglais, des officiers de police judiciaire étaient venus faire une première recension des caméras en prise directe avec l’événement. Cela a donné lieu à un premier rapport envoyé au ministère de l’Intérieur. Étrangement, ce serait ces mêmes caméras qui sont visées par la réquisition de la SDAT.

Dès samedi, l’Élysée avait demandé copie des images de l’attentat. Une autorisation accordée par le parquet de Paris. «Ce n’est pas choquant que le président de la République ait voulu visionner l’attentat. Faudra-t-il demander à l’Élysée de restituer le CD qui lui est parvenu?», s’interroge un bon connaisseur du dossier. En tout état de cause, ces vidéos sont partagées par plusieurs services concomitamment à savoir ceux de la Police et de la gendarmerie nationales, de la police judiciaire et des pompiers.

Attentat de Nice : la réquisition judiciaire urgente demandant la destruction des images publié par LeFigaro
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Source: http://www.les-crises.fr/attentat-de-nice-quand-la-justice-demande-a-la-mairie-de-detruire-24-heures-dimages/


La réaction au Brexit est la raison pour laquelle le Brexit est survenu, par Matt Taibbi

Thursday 21 July 2016 at 00:01

Source : Rolling Stone, le 27/06/2016

Si vous croyez qu’il peut y avoir “trop de démocratie”, vous ne croyez probablement pas à la démocratie

Par Matt Taibbi, le 27 juin 2016

“Ceci n’est pas la démocratie ; c’est une roulette russe pour les républiques,” écrivait récemment Kenneth Rogoff dans le “Boston Globe” de la dernière semaine du vote sur le Brexit. Odd Anderson/Getty

En 1934, à l’aube de la Terreur Staliniste, le grand écrivain russe Isaac Babel osait une boutade audacieuse lors de la conférence internationale des écrivains à Moscou :

“Tout nous est donné par le parti et le gouvernement. Un seul droit nous est refusé : celui d’écrire mal.”

Babel, cet ancien loyaliste soviétique qui fut finalement exécuté en tant qu’ennemi de l’état, semblait tenter de dire quelque chose de profond : la liberté de faire des erreurs est elle-même une composante essentielle de la liberté.

En règle générale, les gens n’aiment pas être préservés d’eux-mêmes. Et si vous pensez que priver les gens de leur droit de faire des erreurs est sensé, vous n’avez probablement aucun respect de leur droit de prendre une quelconque décision.

Ceci est pertinent au lendemain du référendum sur le Brexit, au cours duquel les citoyens britanniques ont voté de peu pour la sortie de l’Union Européenne.

Du fait que le vote a été perçu comme induit par les mêmes sentiments racistes que ceux qui alimentent la campagne de Donald Trump, une grande partie des commentateurs ont suggéré que la démocratie a fait erreur, et que le vote devrait peut-être être annulé pour le bien des britanniques.

Les réseaux sociaux se sont remplis de tels appels. “Est-ce que c’est moi, ou bien le #Brexit est une occasion pour laquelle le gouvernement devrait passer outre un référendum populaire ?”, écrivait un commentateur type.

Dans les articles d’opinion la même rengaine pouvait y être lue. Le professeur d’économie d’Harvard et champion d’échec Kenneth Rogoff a écrit un article pour le Boston Globe intitulé “L’échec démocratique de la Grande Bretagne” dans lequel il prétend que:

“Cela n’est pas la démocratie ; c’est une roulette russe pour républiques. Une décision aux conséquences gigantesques… a été prise sans peser le pour et le contre de manière adéquate.”

Rogoff continue ensuite en faisant quelque chose qui est maintenant devenu populaire chez les experts des grands médias : se référer aux leçons que l’on peut tirer de l’antiquité. Il y a plusieurs milliers d’années de cela, dit-il, des “gens très intelligents” nous avaient déjà prévenus des dangers d’autoriser les moins que rien à prendre des décisions.

“Depuis la nuit des temps,” écrit-il, “les philosophes ont essayé d’élaborer un système qui essaie d’équilibrer les forces d’un principe de majorité avec le besoin d’assurer que les classes savantes aient un poids prédominant au moment de prendre des décisions importantes.”

En se donnant apparemment le rôle d’un “savant” dans cet exercice, Rogoff continue :

“Selon certains… Athènes avait mis en place l’exemple historique le plus pur de démocratie,” écrit-il. “Mais malgré cela, au final, après de multiples décisions de guerre catastrophiques, les athéniens ont compris le besoin de donner plus de pouvoir à des institutions indépendantes.”

C’est exactement l’argument mis en avant par le fameux blogueur anglais Andrew Sullivan il y a quelques mois de cela dans une diatribe de 8000 mots contre Donald Trump, “Les démocraties s’effondrent lorsqu’elles deviennent trop démocratiques.”

Tout comme Rogoff, Sullivan considère que les sociétés trop démocratiques tombent dans des passions excessives, et ont besoin de ce rempart de Gens Très Intelligents pour s’assurer qu’elles ne fassent pas trop de bêtises.

“Les élites comptent dans une démocratie,” estime Sullivan, parce qu’elles constituent “l’ingrédient sans lequel une démocratie ne peut être sauvée d’elle-même.”

Je dirais plutôt que les électeurs sont l’ingrédient sans lequel les élites ne peuvent être sauvées d’elles-mêmes, mais Sullivan a l’opinion exactement inverse, et a Platon de son côté. Bien qu’une partie de son analyse semble être fondée sur une mauvaise lecture de l’histoire antique (voir ici pour une exploration amusante du sujet), il a raison à propos de Platon, la source d’un grand nombre de mèmes du genre “les anciens nous avaient prévenus au sujet de la démocratie.” Il a juste mis de côté la partie où Platon, au moins sur les sujets politiques, était un peu un connard.

Le grand philosophe méprisait la démocratie, croyant que c’était un système qui brouillait les nécessaires distinctions sociales, incitant les enfants, les esclaves et même les animaux à oublier leur place. Il croyait que c’était un système qui menait à un trop grand laisser-aller, dans lequel les gens “buvaient trop du vin fort de la liberté.”

Trop de permissivité, écrivait Platon (et que reprit Sullivan), mène à une populace gâtée qui deviendra un redoutable vengeur pour quiconque s’opposant à sa jouissance. Ces “moins que rien” dénonceront inévitablement comme oligarques n’importe quel groupe de dirigeants tentant d’imposer des règles fondamentales et raisonnables pour la société.

Il faudrait être un snob de première classe, complètement imbu de sa personne, pour tenter d’appliquer ces arguments à la politique de notre époque, et se prendre pour un équivalent des philosophes-rois de Platon.

Nigel Farage, le leader du Parti de l'Indépendance du Royaume-Uni (UKIP), fêtant le vote du Brexit la semaine dernière. Matt Dunham/AP

Nigel Farage, le leader du Parti de l’Indépendance du Royaume-Uni (UKIP), fêtant le vote du Brexit la semaine dernière. Matt Dunham/AP

Et il faudrait que vous soyez sacrément borné pour ne pas saisir que c’est ce genre d’énoncé qui inspire aux populations des mouvements comme le Brexit ou la campagne de Trump.

Si j’étais britannique j’aurais probablement voté Remain. Mais il n’est pas difficile de comprendre qu’on puisse être en colère d’être assujetti à d’innombrables bureaucrates de Bruxelles. Pas plus qu’il n’est difficile d’imaginer que la réaction de l’après Brexit confirme tous les doutes que vous pouviez avoir à propos des gens qui dirigent l’UE.

Imaginez que des pontes et des professeurs suggèrent que votre droit de vote devrait être restreint parce que vous avez voté Leave. Maintenant imaginez que ces mêmes personnes traitent les gens ayant voté comme vous “d’enfants“, et vous fustigent pour ne pas apprécier à sa juste valeur, disons, les joies de soumettre la Magna Carta et la déclaration des droits à la Cour Suprême Européenne.

Le message général reste le même dans chaque cas : Laissez-nous gérer ça.

Quoiqu’il en soit, disons que les personnes ayant voté pour le Brexit, comme celles qui voteront pour Trump, ont tort, sont ignorantes, dangereuses et injustes.

Même en précisant que la réaction au Brexit et à la campagne de Trump révèlent un problème potentiellement plus sérieux que le Brexit et la campagne de Trump. Il devient périlleusement à la mode dans tout le monde occidental de tendre vers des solutions non-démocratiques à chaque fois que la société glisse dans une direction que les gens n’apprécient pas. Ici en Amérique, le problème va grossissant tant à droite qu’à gauche.

Qu’il s’agisse d’Andrew Sullivan qui appelle les taupes Républicaines à truquer le processus de nomination pour faire capoter la candidature de Trump, ou des Démocrates de la première heure comme Peter Orszag qui prétend que l’intransigeance des Républicains implique que nous devrions donner plus de pouvoir aux “commissions dépolitisées”, la tentation d’agir par diktat est de plus en plus présente de nos jours.

“Trop de démocratie” était un argument réservé aux étrangers qui tentaient de faire des choses comme voter pour exiger le contrôle de leurs propres fournitures de pétrole.

J’ai entendu ce terme pour la première fois en Russie au milieu des années 90. En tant que jeune reporter basé à Moscou après la chute du communisme, j’ai passé des années à écouter les conseillers américains et leurs acolytes du Kremlin s’extasier sur l’expérience démocratique.

Puis, en 1995, les sondages montrèrent que le communiste Gennady Zyguanov devançait Boris Yeltsin dans la course à la présidence. En un instant tous ces anciens évangélistes démocratiques commencèrent à dire que la Russie n’était “pas prête” pour la démocratie.

Ce ne sont plus désormais uniquement les visiteurs opportunistes du Tiers-Monde qui avancent ce type de raisonnement, l’argument vise les propres électeurs du pays “peu informés”.

Ce glissement a peut-être commencé avec le 11-Septembre, après lequel un grand nombre de gens acceptèrent soudain les exécutions sommaires, la torture, la surveillance sans mandat et l’insouciante élimination de concepts tels que l’habeas corpus.

Quinze ans plus tard nous sommes pris d’une manie encore plus grande à interdire et censurer des choses qui aurait été impensable une génération auparavant.

Elle semble être reprise également dans les polémiques de campus (étendre l’exception des “sujets qui fâchent” au Premier Amendement est soudain une idée populaire) et le débat sur l’immigration (dans lequel Trump remporta sa nomination haut la main en appelant à un test de religion franchement inconstitutionnel pour les immigrants)

La démocratie semble être devenue si dénudée et corrompue en Amérique qu’une génération entière a grandi sans la moindre foi dans ses principes.

Ce qui est particulièrement inquiétant à propos du Brexit et de la montée de Trump est la façon dont ces épisodes sont présentés comme impliquant une exception aux règles démocratiques habituelles. Ils sont considérés comme des menaces si monstrueuses qu’il faut abroger le processus démocratique pour les combattre.

Oubliez Platon, Athènes, Sparte et Rome. L’histoire récente nous montre que la chute dans le despotisme commence précisément de cette façon. Il y a à chaque fois une urgence qui nécessite une suspension temporaire de la démocratie.

Après le 11-Septembre on a eu la métaphore de la “bombe à retardement” pour justifier la torture. Ian Bremmer, un professeur de l’université de New-York autoproclamé “leader d’opinion prolifiquea qualifié le Brexit de “risque politique le plus significatif que le monde ait connu depuis la crise des missiles cubains,” s’apparentant littéralement à un scénario de fin du monde. Sullivan a justifié sa demande de manœuvres non-démocratiques au motif que l’élection de Trump serait un événement similaire à une “extinction massive”.

Je n’y crois pas. Ma compréhension primitive de la démocratie est que nous devons tendre vers elle en ces moments de crise, et non nous en éloigner.

Cela ne veut pas dire grand-chose d’être contre la torture jusqu’au moment où vous êtes le plus tenté d’y avoir recours, ou de croire au vote jusqu’à ce qu’un résultat précis ne vous convienne pas.

Si vous croyez qu’il puisse y avoir “trop de démocratie” vous n’y avez sans doute jamais vraiment cru. Et même les électeurs mal-informés peuvent le ressentir.

Source : Rolling Stone, le 27/06/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/la-reaction-au-brexit-est-la-raison-pour-laquelle-le-brexit-est-survenu-par-matt-taibbi/


Jean-Claude Michéa : « La gauche doit opérer un changement complet de paradigme »

Wednesday 20 July 2016 at 00:33

Source : Le Comptoir, Jean-Claude Michéa, 26-02-2016

Socialiste libertaire, communautarien et décroissant, qui n’hésite pas à tacler la gauche ou la religion du progrès, Jean-Claude Michéa n’est pas de ceux qui se laissent facilement enfermer dans une case. Une originalité qui lui a valu de nombreuses attaques de son propre camp – Frédéric LordonPhilippe CorcuffSerge HalimiLuc BoltanskiIsabelle Garo et Jean-Loup Amselle, pour ne citer que les plus connus. Pourtant, depuis plus de vingt ans, le Montpelliérain s’échine à mener une critique radicale et originale du libéralisme et à réhabiliter les classes populaires et leurs pratiques – comme le football –, ignorées et méprisées par les politiques de droite comme de gauche. Nous devons en partie au philosophe la popularisation récente de l’écrivain George Orwell, ainsi que l’introduction en France de la pensée du sociologue et historien américain Christopher Lasch. Notre admiration pour ce « penseur vraiment critique », comme le qualifient les éditions L’Échappée, n’est un secret pour personne. Voilà pourquoi nous avons souhaité lui soumettre quelques questions. Vu la densité de ses réponses, nous avons décidé de les publier en deux fois. Dans cette seconde partie, Michéa nos livre son analyse sur la crise de la gauche.

Le Comptoir : La crise de la gauche appelle à s’interroger sur ses méthodes, sur sa pédagogie, sur sa capacité à rallier, donc sur les raisons de ses échecs dans un contexte qui, en théorie, devrait être propice à l’adhésion aux idées socialistes et à l’anticapitalisme. Quelles sont pour vous les raisons de cet échec ?

michea

Jean-Claude Michéa : Cette “crise de la gauche” dans un contexte économique et social qui – comme vous le rappelez – devrait être, au contraire, « propice à l’adhésion aux idées socialistes et anticapitalistes », peut effectivement paraître, à première vue, tout à fait étrange. N’est-ce pas George Orwell qui observait, en 1937, que « tout ventre vide est un argument en faveur du socialisme » ? Mais la clé du mystère se trouve, en fait, dans la remarque d’Orwell elle-même. C’est que le “socialisme” et la “gauche” relèvent en réalité, depuis l’origine, de deux histoires logiquement distinctes, et qui ne se recouvrent que partiellement. La première – née dans le cadre émancipateur et tumultueux de la Révolution française – s’articule, en effet, entièrement autour de cette notion de “Progrès” (elle-même empruntée aux courants dominants de la philosophie des Lumières) qui a longtemps permis à ses innombrables fidèles de justifier idéologiquement tous les combats contre le pouvoir de la noblesse et de ces “forces du passé” – traditions populaires comprises – dont l’Église catholique était alors le symbole privilégié (de là, entre autres, cet anticléricalisme viscéral qui donne à la gauche française une coloration spécifique qu’on ne retrouve guère dans celle des nations protestantes). C’est d’ailleurs ce rôle central joué par la notion de “Progrès” (ou de “sens de l’histoire”) dans l’imaginaire de la gauche qui permet d’expliquer qu’aujourd’hui encore ce soient toujours les concepts de “Réaction” et de “réactionnaire” – qui ne devraient pourtant avoir de sens politique précis que dans le contexte du XIXe siècle et de ce qu’Arno Mayerappelait la « persistance de l’Ancien régime » – qui continuent de définir le noyau dur de toutes ses analyses et le principe de toutes ses excommunications.

Or non seulement, comme chacun peut le voir, il n’y a absolument rien dans cet ADN originel de la gauche qui puisse l’inviter à remettre radicalement en cause la subordination intégrale de la vie humaine – à commencer par celle des travailleurs – aux seules exigences impersonnelles de l’accumulation sans fin du capital (la servitude étant toujours définie, dans l’idéologie libérale des “droits de l’homme”, comme un rapport de dépendance personnelle, conçu sur le seul modèle des relations féodales). Mais dès lors que l’on a compris que le mode de production capitaliste – loin de prendre sa source dans un imaginaire “conservateur” – ne pouvait, au contraire, se reproduire qu’en colonisant sans cesse de nouvelles régions du globe et de nouvelles sphères de la vie humaine (« ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles qui – écrivait Marx en 1847 – distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes »), on est même plutôt amené à en conclure qu’un “logiciel” de gauche immunisera toujours moins ses utilisateurs contre les « utopies d’un progrès marchand peuplées de citoyens-consommateurs responsables » (selon la formule de Jaime Semprun) que toutes les idéologies “réactionnaires” réunies (on connaît d’ailleurs l’admiration absolue que vouait Marx à l’œuvre de Balzac[i]).

Quant aux différents courants socialistes – dont l’unité philosophique tenait, en premier lieu, à leur volonté commune de promouvoir l’« émancipation sociale des prolétaires » (Victor Considerant) – ils apparaissent d’abord comme le fruit, dans les conditions spécifiques de la révolution industrielle naissante, de la protestation des travailleurs anglais, français et allemands à la fois contre la nouvelle organisation capitaliste du travail fondée sur le « mouvement incessant du gain toujours renouvelé » (Marx) et contre la forme de société atomisée, déshumanisante et “benthamienne” qui en était le complément naturel. De là, non seulement, leur critique constante de la soif insatiable de profit de la nouvelle“aristocratie d’argent” et de la mise en concurrence continuelle de tous avec tous (et d’abord des classes ouvrières du monde entier entre elles) mais également – il convient de le rappeler en ces temps naïvement libéraux – de cette vision profondément abstraite de la liberté et de l’égalité qui sous-tendait les principes de 1789 (et dont la loi Le Chapelieravait déjà montré clairement, en 1791, toutes les implications sociales réelles). Autant dire que le rapport à la modernité industrielle des premiers socialistes était donc nettement moins enthousiaste que celui de la gauche républicaine (même si, bien sûr, certaines passerelles politiques entre le socialisme et la petite bourgeoisie jacobine d’extrême gauche ont toujours existé, comme par exemple pendant la Commune de Paris). Et que leur propre conception du “Progrès” – sans même évoquer ici des auteurs comme Gustav Landauer ou William Morris – s’avérait généralement beaucoup plus complexe et dialectique que celle qui soutenait les discours positivistes de la gauche du XIXe siècle (cette dernière ne dépassant d’ailleurs presque jamais la déploration purement humanitaire des conditions de vie du nouveau prolétariat industriel). En un mot, les fondateurs du socialisme prenaient toujours soin de distinguer la République libérale et bourgeoise des “Bleus” (celle qui – quelles que soient les indispensables libertés qu’elle accorde aux individus atomisés – laisse nécessairement intacts le système de l’accumulation du capital et les inégalités de classe) de cette République sociale invoquée par les “Rouges”, et dont ils attendaient qu’elle donne – selon les termes de l’appel lancé, pendant la Commune, par la socialiste libertaire André Léo (pseudonyme de Victoire Béra) – « la terre au paysan et l’outil à l’ouvrier ».

« Nous autres en Allemagne n’avons pas encore la mauvaise habitude de confondre les “radicaux d’extrême gauche” avec la social-démocratie. » Rosa Luxemburg

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Bien entendu, la plupart de ces premiers socialistes – partisans, par définition, d’une société sans classe – n’hésitaient jamais à joindre leurs forces à celles de la gauche libérale et républicaine chaque fois que cette dernière devait affronter la réaction cléricale et monarchiste, quitte à devoir ainsi, comme l’écrivait Lissagaray en 1876, « défendre cette République qui les persécutait ». Il va en effet de soi que cet aspect particulier de l’héritage des Lumières – la lutte contre toutes les formes de survivance des institutions inégalitaires de l’Ancien régime (que la plupart des socialistes ne confondaient d’ailleurs pas avec la liquidation libérale des traditions communautaires paysannes ou des structures d’entraide propres au compagnonnage ouvrier) – se retrouvait intégralement dans leur propre programme (je n’ai évidemment jamais prétendu que l’intersection du programme libéral et du programme socialiste formait un ensemble vide !). Mais c’était, en général, sans la moindre illusion sur l’attitude qu’adopterait cette bourgeoisie républicaine de gauche chaque fois que le combat purement politique pour l’extension des libertés fondamentales du citoyen en viendrait à mettre à l’ordre du jour la question cruciale de l’émancipation sociale des travailleurs. Comme l’écrivait encore Lissagaray, dans son Histoire de la Commune, il s’agissait donc pour les socialistes de travailler en toute circonstance à « crever le décor politique » officiel (celui, indispensable mais minimal et abstrait, que l’idéologie des “droits de l’homme” contribue à mettre en place) afin d’amener au grand jour la “question du prolétariat”.

Aussi, ce soutien critique que les ouvriers socialistes apportaient régulièrement à la gauche dans son combat constitutif contre la “Réaction” ne les conduisait-il jamais à vouloir fusionner avec elle sous le seul prétexte d’une défense commune, mais abstraite, des “valeurs républicaines”. Et lorsque, quelques années seulement après le massacre des ouvriers parisiens – massacre accompli sous le commandement impitoyable des principaux chefs de la gauche libérale du temps, d’Adolphe Thiers à Jules Favre –, certains militants socialistes, devant la menace d’une restauration de la monarchie, en étaient venus à envisager la possibilité d’une alliance plus organique avec la gauche (ou, tout au moins, avec son aile radicale), les Communards réfugiés à Londres allaient aussitôt s’empresser, dans leur appel de juin 1874 – et sous la plume, entre autres, d’Édouard Vaillant – de rappeler « à ceux qui seraient tentés de l’oublier que la gauche versaillaise, non moins que la droite, a commandé le massacre de Paris, et que l’armée des massacreurs a reçu les félicitations des uns comme des autres. Versaillais de gauche et Versaillais de droite doivent être égaux devant la haine du peuple ; car contre lui, toujours, radicaux et jésuites sont d’accord » (de nos jours, un tel appel serait, à coup sûr, reçu par les crédules lecteurs du Monde et de Libération comme le signe manifeste d’une “droitisation de la société” et du retour d’un “populisme” particulièrement “nauséabond”).

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C’est donc uniquement, encore une fois, dans le contexte très particulier de l’affaire Dreyfus, et sous l’influence majeure de Jaurès, qu’allait véritablement prendre forme, malgré la vive résistance initiale de Guesde, Vaillant et Lafargue (et, sur un autre plan, du mouvement anarcho-syndicaliste) le nouveau projet d’une intégration définitive du mouvement ouvrier socialiste dans le camp supposé politiquement homogène de la gauche “républicaine” et des “forces de progrès”. Projet qui ne finira du reste par s’imposer définitivement que dans le cadre de la montée du fascisme des années trente (c’est ainsi qu’en février 1921, dans une résolution de son conseil national, la S.F.I.O. elle-même tenait encore à rappeler qu’elle était un parti de “lutte des classes et de révolution” et qu’à ce titre, « ni les blocs des gauche ni les minimalistes – condamnés l’un et l’autre en théorie et en pratique – ne trouveront la moindre chance de succès dans ses rangs »). Or, comme Rosa Luxembourg l’avait immédiatement compris (tout en approuvant sans ambiguïté, par ailleurs, l’appel courageux de Jaurès à intervenir en faveur du capitaine Dreyfus), il s’agissait là d’un projet dont les implications politiques ne pouvaient, à terme, que se révéler désastreuses. C’est pourquoi, après avoir précisé que « nous autres en Allemagne n’avons pas encore la mauvaise habitude de confondre les “radicaux d’extrême gauche” avec la social-démocratie » (pierre lancée dans le jardin de tous les Olivier Besancenot à venir), puis rappelé que « le mérite historique impérissable des vieux partis, des guesdistes et des blanquistes (ainsi que, dans une certaine mesure des allemanistes) était d’avoir su séparer la classe ouvrière des républicains bourgeois » elle n’avait pas hésité à placer les partisans de Jaurès devant leurs immenses responsabilités historiques : « la tactique politique de l’aile jaurèssiste – écrivait-elle ainsi – malgré sa conviction sincère et le plus grand dévouement à la cause du prolétariat, conduisent tout droit à la réintégration de la classe ouvrière dans le camp républicain, autrement dit à l’anéantissement de toute l’œuvre accomplie par le socialisme depuis un quart de siècle »(La crise socialiste en France, ouvrage paru en 1900). Et afin de refroidir, au passage, l’enthousiasme républicain de Jaurès et de ses amis Millerand et Viviani devant la perspective d’une participation imminente des socialistes à un gouvernement de gauche, elle ajoutait, dans la foulée, cette précision aussi lucide que prophétique : « L’entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n’est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l’État par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l’État bourgeois » (analyse qui ne devait pas s’appliquer, en revanche, aux alliances municipales).

À contempler le triste champ de ruines qui s’étend aujourd’hui sous nos yeux, on comprend alors mieux à quel point les sombres prédictions de Rosa étaient entièrement justifiées (à ceci près, bien sûr, qu’il y a déjà bien longtemps que la conquête de la gauche par l’État bourgeois s’est révélée totale, et non plus seulement partielle). Non que le bilan de cette nouvelle gauche née au lendemain de l’affaire Dreyfus soit entièrement négatif. Loin de là. L’alliance du mouvement ouvrier et de la gauche républicaine bourgeoise (celle-ci ayant longtemps été symbolisée, en France, par le parti radical) a non seulement permis, en effet, d’en finir partout avec les derniers vestiges de l’Ancien régime ou encore de sauver à plusieurs reprises la République libérale des griffes du fascisme ou du lobby colonial. Elle a également longtemps rendu possible, dans le cadre du compromis fordiste et keynésien, une amélioration réelle des conditions de vie des classes laborieuses, même si le prix de cette amélioration était presque toujours celui d’une intégration croissante des syndicats dans la gestion directe du système capitaliste (d’où leur incapacité dramatique, aujourd’hui encore, à rompre intellectuellement avec l’illusion que la croissance matérielle illimitée serait, pour reprendre la formule de George Bush, « la solution et non le problème »). L’ennui, c’est qu’un tel compromis entre la classe ouvrière et la bourgeoisie progressiste rendait, du même coup, philosophiquement problématique tout effort sérieux des nouveaux partis de “gauche” pour s’attaquer en commun – et autrement qu’en paroles – aux racines profondes d’un système économique et social qui repose depuis l’origine sur la mise en valeur du capital par l’exploitation continuelle du travail vivant, le pillage suicidaire de la planète, et le règne chaque jour un peu plus déshumanisant de la marchandise et de l’aliénation consumériste.

Il aura donc suffi, au début des années 1970, que la crise généralisée du modèle “fordiste” d’accumulation du capital conduise progressivement les classes dominantes occidentales à tracer une croix définitive sur le compromis keynésien (autrement dit, sur la redistribution aux classes populaires, à travers les mécanismes de l’État-providence, d’une partie non négligeable des “fruits de la croissance”) pour précipiter aussitôt ce qui subsistait encore de la “gauche socialiste” et du vieux mouvement ouvrier organisé dans un état de crise idéologique profonde. Et comme, par ailleurs, se généralisait, parmi les nombreux “repentis” de l’intelligentsia trotskyste et maoïste, l’idée que toute volonté de s’opposer à la dynamique aveugle de l’accumulation du capital conduirait inévitablement au goulag ou transformerait la France en nouvelle Corée du Nord (Michel Foucault et Bernard-Henri Lévy ayant joué ici le rôle intellectuel décisif que l’on sait), toutes les conditions allaient ainsi se trouver réunies – sur fond de déclin de l’empire soviétique – pour que la vieille gauche libérale et républicaine du XIXe siècle (celle que symbolisaient au mieux François Mitterrand et Jacques Delors – dignes héritiers, sur ce point, d’Adolphe Thiers, de Clémenceau et de la “République des Jules”) reprenne définitivement la direction des opérations et entreprenne d’effacer une à une les dernières traces de l’alliance autrefois nouée, sous la présidence d’Émile Loubet, avec le mouvement socialiste officiel (et cela, bien sûr, sous le masque – assurément plus approprié à la fuite en avant continuelle de l’économie marchande – de ce “libéralisme des mœurs” dont Jean-Pierre Garnier rappelait encore récemment que sa fonction première était de « camoufler la perpétuation du libéralisme tout court »).

« La lutte unitaire du “camp républicain” et des “forces de progrès” contre une droite alors incontestablement monarchiste, cléricale et “réactionnaire”, a épuisé depuis déjà longtemps sa raison d’être historique initiale. » 

Dans ces conditions, et devant l’ampleur de la faillite morale, politique et intellectuelle de la gauche moderne (n’est-il pas symptomatique, par exemple, que lorsqu’il arrive encore à des intellectuels de gauche “post-modernes” d’utiliser le mot “travailleur” ce soit presque toujours pour évoquer le seul cas des “travailleurs du sexe” ?) peut-on encore raisonnablement croire qu’il suffirait d’en ressusciter la “radicalité” originelle – de revenir, en d’autres termes, à une gauche qui soit “vraiment de gauche” – pour se retrouver aussitôt en mesure de regagner la confiance, ou même simplement l’écoute, de ces classes populaires aujourd’hui réfugiées dans l’abstention ou le vote néo-boulangiste ? Je crains, hélas, qu’il ne s’agisse là, à nouveau, d’une illusion sans avenir. Car de deux choses l’une. Ou bien, en effet, ce qu’on entend sous le nom de “gauche de la gauche” (ou “gauche radicale”) c’est tout simplement la reconstitution à l’identique de l’ancienne alliance défensive que le mouvement socialiste et la bourgeoisie “progressiste” avaient nouée lors de l’affaire Dreyfus, et qui aura donc globalement réussi à se maintenir jusqu’à la fin du XXe siècle (grâce, entre autres, aux vertus unificatrices du combat contre le colonialisme et le fascisme). Mais cela revient à oublier, d’une part, que la lutte unitaire du “camp républicain” et des “forces de progrès” contre une droite alors incontestablement monarchiste, cléricale et “réactionnaire”, a épuisé depuis déjà longtemps sa raison d’être historique initiale (sauf à supposer que l’objectif caché d’Alain Juppé ou de Christine Lagarde serait toujours de faire remonter un Bourbon sur le trône et de rétablir dans sa plénitude le pouvoir temporel de l’Église). Et, de l’autre, que le socle économique du compromis “fordiste-keynésien” sur lequel se sont longtemps appuyées les politiques de redistribution social-démocrate (autrement dit, un mode d’accumulation du capital qui reposait encore essentiellement sur la valeur déjàproduite dans l’économie “réelle”, et non pas – comme c’est devenu massivement le cas à partir des années 1980 – sur celle que le recours à l’endettement structurel et aux circuits sophistiqués du “capital fictif” permet de capitaliser par avance) a précisément commencé à voler en éclats au cours des années 1970. Ou bien, au contraire, on entend seulement désigner par gauche “vraiment de gauche”, une gauche définitivement libérée de l’hypothèque socialiste et donc libre d’incarner à nouveau ce simple “parti du Mouvement” – opposé à tous les “partis de l’Ordre” et à toutes les survivances du“ vieux monde” – qui en définissait l’essence sous la Restauration et le Second Empire. Mais, d’une part, c’est exactement là ce que le règne de François Mitterrand a déjà permis d’accomplir (le vieux triptyque républicain – “Liberté, Égalité, Fraternité” – étant rapidement redevenu la seule devise concevable d’une gauche à présent essentiellement “citoyenne”). Et de l’autre, cela suppose un renoncement définitif à toute critique radicale – ou même simplement cohérente – de l’organisation capitaliste de la société, puisqu’il va de soi que la dynamique révolutionnaire(selon le mot de Marx) de cette forme d’organisation ne saurait être saisie dans sa dialectique réelle ni appréhendée de manière réellement critique à partir de la seule antithèse métaphysique et abstraite entre “Progrès” et “Réaction”.

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C’est, du reste, cette impossibilité, commune à toutes les pensées de type “progressiste”, de percevoir le système capitaliste autrement que comme une “force du passé” fondée sur un imaginaire “traditionnaliste” et “patriarcal” (et tout lecteur d’Orwell aura immédiatement reconnu dans cette forme extrême d’aveuglement la marque même de la schizophrénie idéologique) qui explique également qu’une gauche “de mouvement” éprouvera toujours les pires difficultés philosophiques à saisir ce mode de production planétaire et culturellement uniformisateur dans sa dimension constitutive de “fait social total”. Autrement dit, à comprendre que c’est bien, en dernière instance, la même logique indissolublement culturelle et marchande (ce que Debord appelait le “Spectacle” et Marx cette « circulation de l’argent comme capital qui possède son but en elle-même«  et qui ne saurait donc admettre “aucune limite”) qui peut, seule, rendre pleinement intelligibles aussi bien le renforcement continuel des inégalités de classe et la chute dans la précarité d’un nombre toujours plus grand de gens ordinaires, que les problèmes de l’École et de la vie urbaine moderne, l’effacement progressif de toutes les frontières offrant encore un minimum de protection aux classes les plus pauvres, le recours grandissant à la gestation pour autrui, à la télésurveillance ou à la “reproduction artificielle de l’humain”, la bétonisation insensée des terres cultivables et la destruction corrélative de l’agriculture paysanne par la chimie de Monsanto et le “productivisme” de l’Union européenne, la corruption croissante du sport professionnel de haut niveau, la prolifération des cancers de l’enfant et le réchauffement climatique, ou encore les progrès continus de l’incivilité quotidienne, de l’insécurité, de la mondialisation du crime organisé et des trafics humains en tout genre. Or il ne fait aujourd’hui aucun doute que les catégories populaires – précisément parce qu’elles en sont toujours les premières victimes – ressentent déjà de manière infiniment plus profonde que tous les sociologues de gauche réunis les effets humainement désastreux de cette intégration dialectique toujours plus poussée entre l’économique, le politique et le culturel. À moins, par conséquent, que la gauche moderne ne parvienne à “changer de peuple” – comme l’y invitait encore récemment Éric Fassin (le vote des étrangers constituant, pour ce clone de gauche d’Agnès Verdier-Molinié, le point de départ indispensable de cette stratégie) – il est donc grand temps, pour elle de commencer à comprendre que si ce flamboyant “libéralisme culturel” qui est aujourd’hui devenu son dernier marqueur électoral et son ultime valeur refuge, suscite un tel rejet de la part des classes populaires, c’est aussi parce que ces dernières ont déjà souvent compris qu’il ne constituait que le corollaire “sociétal” logique du libéralisme économique de Milton Friedman et d’Emmanuel Macron (ce que Jacques Julliard appelle judicieusement « l’alliance, en somme, des pages saumon du Figaro et des pages arc-en-ciel de Libération« ).

Quelles sont, selon vous, les pistes, appelant une “autocritique”, qui permettraient de surmonter cet échec ?

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Au point où nous en sommes arrivés, ce n’est certainement pas une simple “autocritique” qui permettra à la gauche de remonter la pente et de retrouver l’estime des classes populaires. Sauf, bien entendu, si cette autocritique devait signifier un changement complet de paradigme et sous réserve encore qu’un tel changement puisse s’accomplir dans des délais très courts (tout en sachant, par ailleurs, qu’il faudrait pour cela remettre également en cause le statut et les privilèges de tous ceux – élus de toute sorte, innombrables dirigeants “associatifs”, intellectuels de métier etc. – qui ont un intérêt personnel évident au maintien des clivages officiels). Cette nécessité d’agir sous le signe de l’urgence n’a rien de rhétorique. Depuis 2008, en effet, l’économie capitaliste mondiale est clairement entrée dans ce qu’Immanuel Wallerstein appelait la « phase terminale de sa crise structurelle »Phase qui peut, bien sûr, s’étendre encore sur quelques dizaines d’années et crise qui se caractérise d’abord par le fait – déjà souligné par André Gorz – que la dynamique d’accumulation du capital, parce qu’elle repose essentiellement aujourd’hui sur la productivité de l’industrie financière, « ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires ». Cela signifie, en d’autres termes, que nous appartenons déjà à ce moment de l’histoire (dont Rosa Luxembourg avait prédit, dès 1913, qu’il se présenterait sous la forme d’une longue « période de catastrophes ») où le problème de la déconnexion progressive du système capitaliste et de la vie humaine va commencer à se poser sous des formes de plus en plus concrètes et de plus en plus pressantes. Si, par conséquent, nous tenons vraiment à ce que cette sortie progressive du capitalisme, à terme inévitable, s’opère de manière aussi civilisée et pacifique que possible (ce que personne ne peut aujourd’hui prévoir) il est donc devenu plus indispensable que jamais – comme Engels l’écrivait en 1895 – que « les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il s’agit, et pourquoi elles interviennent avec leur corps et avec leur vie ». Or un rassemblement aussi large des classes populaires (rassemblement qui devrait, de plus, être suffisamment solide et cohérent pour pouvoir attirer dans son orbite idéologique – comme en Mai-68 – une grande partie des nouvelles classes moyennes urbaines) n’aura strictement aucune chance de voir le jour tant que ces classes ne se verront offrir d’autre alternative politique plausible que celle – imposée en boucle par les médias et les partis du bloc libéral – qui est censée opposer, depuis la nuit des temps, les héroïques défenseurs de la “société ouverte” et du “monde moderne” (le “parti de l’intelligence”) et ceux du “repli sur soi”, du “rejet de l’autre” et de toutes les formes de “passéisme” (et, au passage, on en vient parfois à se demander – à voir le ton moralisateur et méprisant que la plupart des intellectuels et artistes de gauche adoptent dès qu’il s’agit de faire la leçon aux catégories les plus modestes – s’il leur reste encore un minimum de sens psychologique élémentaire).

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Dans ces conditions, et si nous ne voulons pas voir se rejouer sous nos yeux une énième version de l’histoire du joueur de flute de Hamelin – avec, cette fois-ci, Marine dans le rôle du chasseur de rats – il devient donc chaque jour un peu plus urgent, d’une part, de travailler à nous déprendre d’un système de classification totémique dont chacun peut constater aujourd’hui qu’il ne fonctionne plus, pour l’essentiel, que dans le seul intérêt de la classe dominante, et, de l’autre, de commencer à réapprendre – selon la belle formule de Juan Carlos Monedero, l’un des théoriciens les plus lucides de Podemos – à « tracer de nos mains un éclair qui montre qui sont ceux d’en bas et qui sont d’en haut » (analyse qui conduisait d’ailleurs Pablo Iglesias à remarquer avec humour qu’on pourrait donc « définir Podemos en disant que nous avons fait tout ce que la gauche disait qu’il ne fallait pas faire »). Naturellement, un tel appel à retourner, par-delà trois décennies d’hégémonie idéologique absolue de la gauche libérale et “citoyenne”, aux clivages “transversaux” du socialisme originel (ce n’est assurément pas un hasard si l’une des références politiques majeures de Podemos – en dehors de l’apport décisif des mouvements révolutionnaires d’Amérique latine – est l’œuvre d’Antonio Gramsci), ne tombe pas du ciel. Il trouve, en réalité, son origine politique la plus concrète dans cet étonnant Mouvement du 15 mai 2011 – l’occupation de la Puerta del Sol à Madrid – qui avait conduit une partie du peuple espagnol, sur fond de crise et de précarité grandissantes, à renverser d’un seul coup toutes les tables de la loi politique officielle en osant, pour la première fois depuis très longtemps proclamer avec fierté : « Nous ne sommes ni de gauche ni de droite, nous sommes ceux d’en bas contre ceux d’en haut ! ». Mot d’ordre qui retrouvait donc spontanément ceux de la Commune de Paris (« Travailleurs, ne vous y trompez pas, c’est la grande lutte. C’est le parasitisme et le travail, l’exploitation et la production qui sont aux prises. Si vous voulez enfin le règne de la Justice, travailleurs, soyez intelligents, debout ! »). Et dont les grands médias français avaient d’ailleurs aussitôt entrepris de dissimuler l’existence, allant même jusqu’à rebaptiser le mouvement du 15-M en “mouvement des indignés” (histoire de suggérer par-là que ce mouvement populaire devait beaucoup plus aux idées de Stéphane Hessel qu’à celles d’Antonio Gramsci ou d’Ernesto Laclau).

« Quel que soit le destin qui attend par ailleurs Podemos, l’immense mérite historique de ce mouvement est donc d’ores et déjà d’avoir su accomplir cette véritable révolution culturelle. »

Cela ne signifie évidemment pas pour autant que Podemos soit exempt de toute critique. Non seulement, en effet, la base politique et sociale réelle de la classe dominante est assurément beaucoup plus large que ce modeste “1%” que dénonce Podemos dans le sillage du mouvement Occupy Wall Street (et négliger ce fait ne peut conduire qu’à de graves désillusions puisque cela revient forcément à sous-estimer les capacités de mobilisation, y compris militaires, de l’oligarchie régnante). Mais on peut également regretter que le programme de Podemos soit encore extrêmement discret, du moins pour l’instant, sur les moyens concrets (comme par exemple, le recours systématique aux monnaies locales et aux circuits courts) qui devraient permettre de soustraire progressivement la vie des gens ordinaires et des communautés locales à l’emprise destructrice du marché capitaliste mondial et de la bureaucratie européenne (de ce point de vue – et malgré le « pari sur la décroissance » promis par Monedero – Pierre Thiesset a sans doute dit tout ce qu’il fallait dire dans le numéro de février 2016 de la Décroissance[ii]). Il se pourrait même que l’expérience de Podemos – faute, entre autres, de cette solidarité populaire internationale qui a déjà fait si cruellement défaut au peuple grec – ne finisse par s’enliser et tourner court (c’est d’ailleurs une éventualité que les leaders de ce mouvement ont eu l’intelligence et le courage d’envisager). Et cela, sans même prendre en compte le fait prévisible – comme Carolina Bescansa, l’une des dirigeantes de Podemos, le soulignait ironiquement – que tous « ceux qui étaient les bénéficiaires de cette distinction quand elle dominait l’échiquier politique » défendront « avec acharnement l’axe gauche-droite » et ne manqueront pas d’accuser « quiconque le remet en cause ou conteste que c’est le meilleur axe de différenciation pour expliquer ce qui se passe, d’être populiste, de droite, gauchiste, communiste, bolivarien, fasciste, thatchérien, pro-iranien etc. ».

Il reste que Podemos est aujourd’hui le seul mouvement radical européen disposant déjà d’une base de masse à avoir clairement compris que si l’on voulait réellement rassembler la grande majorité des classes populaires autour d’un programme de déconstruction graduelle du système capitaliste (et non pas simplement accroître ses privilèges électoraux) il fallait impérativement commencer par remettre en question ce vieux système de clivages fondé sur la « confiance aveugle dans l’idée de progrès » (Juan Carlos Monedero) dont les présupposés philosophiques de plus en plus paralysants (du type “parti de demain” – celui de la Silicon Valley – contre “parti d’hier” – celui de l’agriculture paysanne ou de la culture du livre) ne cessent d’offrir depuis plus de trente ans à la gauche européenne le moyen idéal de dissimuler sa réconciliation totale avec le capitalisme sous les dehors beaucoup plus séduisants d’une lutte “citoyenne” permanente contre toutes les idées “réactionnaires” et “passéistes” (ou même “rouge-brunes” !).

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Quel que soit le destin qui attend par ailleurs Podemos, l’immense mérite historique de ce mouvement est donc d’ores et déjà d’avoir su accomplir cette véritable révolution culturelle (le retour, par-delà l’opposition gauche/droite, aux clivages anticapitalistes qui étaient ceux du socialisme, de l’anarchisme et du populisme originels) qui, seule, peut encore permettre de maintenir à flot le projet d’unir la grande majorité des classes populaires autour d’un programme réellement émancipateur. A défaut d’une telle révolution culturelle – et donc également de l’alliance politique entre tous “ceux d’en bas” qu’elle rend à nouveau concevable – rien ne saurait, en effet, garantir que l’effondrement inévitable du système économique et financier mondial ou les catastrophes écologiques à venir, pourront tranquillement laisser la place à une société « libre, égalitaire et décente » (selon l’expression de George Orwell) plutôt qu’à un monde, sombre et désespérant, à la Mad Max ou à la Blade runnerPar les temps qui courent, et qui n’inclinent guère à l’optimisme, le seul fait que Podemos existe est déjà, en soi, un véritable bol d’air frais.

Notes :

[i] Dans ses Souvenirs personnels sur Karl Marx, le gendre du philosophe allemand, Paul Lafargue, écrivait : « Il plaçait Cervantès et Balzac au-dessus de tous les autres romanciers. […] Et il avait une telle admiration pour Balzac qu’il se proposait d’écrire un ouvrage critique sur la Comédie humaine dès qu’il aurait terminé son œuvre économique. Balzac, l’historien de la société de son temps, fut aussi le créateur de types qui, à l’époque de Louis-Philippe, n’existaient encore qu’à l’état embryonnaire et ne se développèrent complètement que sous Napoléon III, après la mort de l’écrivain. »
[ii] À la gauche du Progrès, rien de nouveau, par Pierre Thiesset, La Décroissance n°126, Nous sommes des radicaux, février 2016.

Source : Le Comptoir, Jean-Claude Michéa, 26-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/jean-claude-michea-la-gauche-doit-operer-un-changement-complet-de-paradigme/


Miscellanées du Mercredi (Delamarche, Béchade, ScienceEtonnante)

Wednesday 20 July 2016 at 00:01

I. Olivier Delamarche

Un grand classique : La minute de Delamarche : Les attentats sont sans impact sur la bourse – 18/07

Olivier Delamarche VS Jean-François Robin (1/2): Après la progression de la semaine dernière, pourquoi le CAC 40 devient-il si hésitant ? – 18/07

Olivier Delamarche VS Jean-François Robin (2/2): L’économie américaine doit-elle inquiéter les marchés financiers ? – 18/07

II. Philippe Béchade

La minute de Béchade: “Les consommateurs américains sont morts” – 13/07

Les indés de la finance: La BoE opte pour la statu quo – 14/07

Philippe Béchade VS Frédéric Rollin (1/2): L’économie américaine se dirige-t-elle vers une récession ? – 13/07

Philippe Béchade VS Frédéric Rollin (2/2): Au-delà du Brexit, le vrai problème de l’Europe provient-il de l’Italie ? – 13/07

III. ScienceEtonnante

D’où viennent les bulles du champagne ? — Science étonnante #22


Petite sélection de dessins drôles – et/ou de pure propagande…

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Images sous Copyright des auteurs. N’hésitez pas à consulter régulièrement leurs sites, comme les excellents Patrick Chappatte, Ali Dilem, Tartrais, Martin Vidberg, Grémi.

Source: http://www.les-crises.fr/miscellanees-du-mercredi-delamarche-bechade-scienceetonnante-datagueule/


Jean-Claude Michéa : « Ceux d’en bas apparaissent de moins en moins sensibles à l’alternance unique »

Tuesday 19 July 2016 at 00:45

Source : Le Comptoir, Jean-Claude Michéa, 24-02-2016

Socialiste libertaire, communautarien et décroissant, qui n’hésite pas à tacler la gauche ou la religion du progrès, Jean-Claude Michéa n’est pas de ceux qui se laissent facilement enfermer dans une case. Une originalité qui lui a valu de nombreuses attaques de son propre camp – Frédéric LordonPhilippe CorcuffSerge HalimiLuc BoltanskiIsabelle Garo et Jean-Loup Amselle, pour ne citer que les plus connus. Pourtant, depuis plus de vingt ans, le Montpelliérain s’échine à mener une critique radicale et originale du libéralisme et à réhabiliter les classes populaires et leurs pratiques – comme le football –, ignorées et méprisées par les politiques de droite comme de gauche. Nous devons en partie au philosophe la popularisation récente de l’écrivain George Orwell, ainsi que l’introduction en France de la pensée du sociologue et historien américain Christopher Lasch. Notre admiration pour ce « penseur vraiment critique », comme le qualifient les éditions L’Échappée, n’est un secret pour personne. Voilà pourquoi nous avons souhaité lui soumettre quelques questions. Vu la densité de ses réponses, nous avons décidé de les publier en deux fois. Dans cette première partie, Michéa clarifie ces analyses du peuple et du libéralisme.

Le Comptoir : Les cinq dernières décennies ont été marquées en Occident par l’avènement de la société de consommation et de la culture de masse, qui ont opéré une uniformisation des modes de vie inédite. Pier Paolo Pasolini, dont vous êtes un grand lecteur, notait il y a quarante ans que les classes populaires ont été « atteintes dans le fond de leur âme, dans leurs façons d’être » et que l’âme du peuple a non seulement été « égratignée, mais encore lacérée, violée, souillée à jamais ». Peut-on encore réellement, dans ces conditions, parler de peuple et de common decency ?

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Jean-Claude Michéa : Il convient d’abord de rappeler que ce que vous appelez la “société de consommation” (telle qu’elle se met en place aux États-Unis au début des années 1920) trouve elle-même sa condition préalable dans la nécessité inhérente à toute économie libérale de poursuivre à l’infini le processus de mise en valeur du capital. Nécessité contradictoire – puisque nous vivons dans un monde clos – mais qui constitue, depuis la révolution industrielle, la clé d’intelligibilité principale (quoique non exclusive) du mouvement des sociétés modernes. Dans un monde où chacun doit finir, tôt ou tard, par être mis en concurrence avec tous – conformément au principe libéral d’extension du domaine de la lutte – il est en effet vital, si l’on veut rester dans la course, d’accroître sans cesse la valeur de son capital de départ (toute attitude “conservatrice” étant nécessairement suicidaire dans une économie “ouverte” et théoriquement concurrentielle).

Bien entendu, cette injonction systémique à la “croissance” et à l’“innovation” n’explique pas seulement la tendance dominante du capital – comme le confirme la moindre partie de Monopoly — à se concentrer entre des mains toujours moins nombreuses (62 individus détiennent aujourd’hui une fortune équivalente à celle de la moitié la plus pauvre de l’humanité !). En conduisant à subordonner toute production de biens ou de services à l’exigence prioritaire du “retour sur investissement” (quand bien même la plupart des marchandises ainsi produites se révéleraient tout à fait inutiles, voire toxiques ou nuisibles pour le climat et la santé humaine), elle encourage simultanément le rêve positiviste d’un monde “axiologiquement neutre” – dont l’ultime impératif catégorique serait business is business  contribuant ainsi à noyer progressivement les vertus humaines les plus précieuses (celles qui fondent, par exemple, la civilité quotidienne et les pratiques de réciprocité et d’entraide) dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx). C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la critique des premiers socialistes s’arrêtait rarement aux seuls aspects inégalitaires et abrutissants du nouveau mode de production industrielle (les fameux satanic mills de William Blake). Elle portait tout autant – sinon plus – sur le type de société atomisée, mobilitaire et agressivement individualiste qui en constitue l’envers moral, psychologique et culturel obligé (« cette société – notait Pierre Leroux – où tout le monde veut être monarque » et que Proudhon décrivait, pour sa part, comme le « règne de l’absolutisme individuel »). Une fois reconnu ce lien structurel entre « la démoralisation et l’isolement qui enferment chacun dans sa misère privée » (Jaime Semprun) et cette guerre quotidienne de tous contre tous qui constitue l’essence du libéralisme économique, on comprend alors mieux pour quelles raisons logiques le déchaînement planétaire des politiques libérales – sur fond de renoncement de l’intelligentsia de gauche, à partir de la fin des années 1970, à toute critique radicale du système fondé sur l’accumulation du capital – ne pouvait effectivement conduire qu’à saper indéfiniment les fondements mêmes (qu’ils soient anthropologiques, moraux, ou culturels) de toute vie réellement commune.

Kevin « L’Impertinent » Victoire.

Kevin « L’Impertinent » Victoire.

Cela dit, et à moins d’endosser entièrement cette vision haineuse et méprisante des classes “subalternes” qui était celle, lors du procès d’Outreau, de l’incroyable juge Burgaud (vision dans laquelle il n’est d’ailleurs pas très difficile de retrouver le véritable arrière-plan psychologique et intellectuel de toutes les croisades médiatiques et universitaires contre le “populisme”), il me semble néanmoins prématuré d’en conclure que les notions de “décence commune” ou de “peuple” (lui-même à présent réduit par la sociologie d’État à un improbable conglomérat de “minorités”) appartiendraient désormais à un passé révolu. Car s’il est effectivement incontestable que des pans entiers de l’univers moral et culturel des gens ordinaires – pour reprendre l’expression d’Orwell – se sont d’ores et déjà volatilisés sous l’effet des dynamiques “axiologiquement neutres” de la mondialisation juridique et marchande (il suffit d’observer la progression constante des comportements “autistiques” ou asociaux dans l’espace public), il me paraît non moins évident que cette « dissolution de tous les liens sociaux » (Guy Debord) est encore très loin d’avoir atteint ce stade ultime de l’atomisation du monde que Marx associait, dans le livre I du Capital, à l’axiomatique même du libéralisme politique. À savoir celui d’une société où « chacun ne pense qu’à lui et personne ne s’inquiète de l’autre » et dans laquelle « la seule force qui mette en présence et en rapport les individus est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, et de leurs intérêts privés » (une telle description, en revanche, conviendrait déjà beaucoup plus au monde impitoyable des élites modernes).

La plupart des études consacrées à ce sujet (essentiellement, il est vrai, dans les pays anglo-saxons) confirment, en effet, de façon très claire que les valeurs traditionnelles d’entraide et de solidarité – celles que Marx lui-même (je renvoie ici aux travaux décisifs de Teodor Shanin et de Kevin Anderson), avait fini par considérer, dans les dernières années de sa vie, comme l’une des conditions les plus indispensables de la révolution socialiste – sont encore massivement présentes dans les milieux populaires. Si l’on en doute, il suffit simplement de se poser la question suivante : par quel miracle, en effet, les gens ordinaires – dont l’immense majorité doit aujourd’hui vivre avec moins de 2000 € par mois – pourraient-ils faire face aux inévitables aléas de l’existence quotidienne (perte d’emploi ou chute dans la précarité, accident de santé, déménagement imposé par les politiques libérales de “flexibilité”, dégât des eaux ou cambriolage, réparation de la vieille voiture indispensable pour faire ses courses ou se rendre au travail, etc.) si ne subsistait pas, dans des proportions encore considérables, cette pratique traditionnelle de l’entraide et du “coup de main” – entre parents, amis, voisins ou collègues – qui constitue l’essence même de ce que Mauss appelait « l’esprit du don » ? De toute évidence, l’idée désormais largement répandue dans le clergé universitaire selon laquelle “le peuple n’existe plus” relève beaucoup plus du wishful thinking de ceux qui ont personnellement tout à craindre de son réveil politique que de l’analyse objective du monde réel.

« Il me semble néanmoins prématuré d’en conclure que les notions de “décence commune” ou de “peuple” appartiendraient désormais à un passé révolu. »

Aujourd’hui, le libéralisme culturel longtemps hégémonique a du plomb dans l’aile. De plus en plus de voix, de Zemmour à Finkielkraut, attaquent dans les médias la fameuse “pensée unique” et brisent le politiquement correct. Au sein de la gauche de gouvernement, la “ligne Valls”, sécuritaire et peu portée sur le sociétal, semble l’avoir définitivement emporté sur la “ligne Taubira” [la question a été posée avant son départ du gouvernement, NDLR], plus laxiste. Pourtant, l’économie de marché connaît de moins en moins de contestation. La phase “libertaire” du libéralisme, qui a émergé après Mai-68 et que vous avez abondamment analysée dans vos ouvrages est-elle maintenant derrière nous ?

Il me semble que c’est surtout là une de ces illusions d’optique qui font le charme de la société du spectacle ! Et comme cette illusion trouve sa source première dans certaines particularités de la situation politique actuelle, il me semble indispensable de revenir un instant sur les racines réelles de cette dernière. Au début de l’année 1996, dans leurs Remarques sur la paralysie de décembre 1995, les rédacteurs de l’Encyclopédie des nuisances avaient ainsi annoncé, avec leur lucidité coutumière, « qu’il n’y aurait pas de “sortie de crise” ; que la crise économique, la dépression, le chômage, la précarité de tous, etc., étaient devenus le mode de fonctionnement même de l’économie planétarisée ; que ce serait de plus en plus comme cela ». Vingt ans plus tard, on est bien obligé d’admettre que ce jugement (qui avait suscité, à l’époque, le sourire goguenard de ceux qui savent) a non seulement été entièrement confirmé par les faits mais qu’il rencontre également un écho grandissant dans toutes les classes populaires européennes (et même, désormais, aux États-Unis), comme en témoignent abondamment les progrès constants de l’abstention, du vote blanc ou du nombre de suffrages se reportant sur les partis dits “antisystème” ou “populistes”. Tout se passe, en effet, comme si ces classes populaires étaient partout en train de prendre conscience, fût-ce sous des formes mystifiées, que les deux grands partis du bloc libéral (ceux que Podemos appelle à juste titre les “partis dynastiques”) n’avaient, en somme, plus d’autre idéal concret à leur proposer que la dissolution continuelle de leurs manières de vivre spécifiques – et de leurs derniers acquis sociaux – dans le mouvement sans fin de la croissance mondialisée, que celle-ci soit repeinte en vert ou encore aux couleurs du “développement durable”, de la “transition énergétique” et de la “révolution numérique”.

Kevin « L’Impertinent » Victoire.

Kevin « L’Impertinent » Victoire.

Devant cette nouvelle situation, où ceux d’en bas apparaissent de moins en moins sensibles, expérience oblige, aux vertus de l’alternance unique, l’aile gauche et l’aile droite du château libéral (dont les ultimes différences tiennent surtout, désormais, aux ambitions personnelles de leurs dirigeants et aux particularités encore marquées de leur électorat historique) se retrouvent donc peu à peu contraintes de réfléchir en commun sur les différentes façons possibles de “gouverner autrement”. Autrement dit, de prolonger de quelques décennies encore la survie d’un système qui prend aujourd’hui l’eau de toute part. Une des solutions les plus prometteuses, à moyen terme, serait incontestablement celle d’un “compromis historique” de type nouveau, que ce compromis prenne la forme d’une “grande coalition” à l’allemande, d’un “front républicain” à la française, ou même, si une situation internationale favorable le permettait, d’une nouvelle “union sacrée”. C’est donc d’abord à la lumière de ce contexte historique inédit (et probablement aussi des menaces de crise économique et financière mondiale qui s’accumulent à l’horizon – je renvoie ici aux analyses décisives de Ernst Lohoff et de Norbert Trenkle dans La grande dévalorisation) qu’il convient, à mon sens, d’expliquer l’actuelle mise en sourdine par l’aile gauche du bloc libéral de certains des aspects les plus clivants, et donc les plus inutilement provocateurs, de son programme “sociétal”. Il serait, en effet, très difficile de convaincre ces catégories populaires qui votent encore traditionnellement à droite, notamment en milieu rural (au XIXe siècle, on appelait souvent les députés de droite les Ruraux) d’apporter durablement leur soutien à un gouvernement de coalition, si l’aile gauche de ce gouvernement ne renonçait pas, au moins pour un temps, à agiter sans cesse devant elles le chiffon rouge de l’abolition de tous les “tabous” de la morale commune, de toutes les frontières protectrices encore existantes et de toutes ces manières de vivre partagées, si bien analysées par E.P. Thompson, qui fondent leur identité régionale et populaire (à l’exception, bien sûr, de cette vieille coutume familiale de l’héritage, à laquelle les intellectuels de gauche − même les plus portés sur la “déconstruction” − demeurent, en général, personnellement très attachés).

Pour autant, cette reconfiguration du champ politique − à terme, encore une fois, très plausible (c’est celle, en tout cas, qui aurait la faveur des marchés financiers) − ne doit pas nous conduire à valider l’illusion que la « phase libertaire du libéralisme », pour reprendre votre expression, serait désormais « derrière nous ». Dans un monde dont tous les évangélistes nous rappellent à chaque instant que son essence profonde est de “bouger” sans cesse, il devrait être, en effet, plus évident que jamais − sauf à croire encore, à l’ère de la mondialisation capitaliste, que l’objectif réel d’une droite libérale moderne serait de défendre l’Église catholique, le monde rural et les valeurs “traditionnelles” − que le libéralisme culturel (ou, si l’on préfère, la contre-culture libérale) représente par définition la seule forme de construction psychologique et intellectuelle qui soit à même de légitimer en temps réel, et dans la totalité de ses manifestations, la dynamique planétaire du capitalisme. Et cela, précisément, parce que la neutralité axiologique de ce dernier le conduit forcément à s’émanciper en permanence de « toute limite morale ou naturelle » (Marx). Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette contre-culture de gauche (comme Georges Perec est un des premiers à l’avoir souligné) fournit depuis si longtemps à l’univers mystificateur de la publicité moderne − autrement dit au discours que la marchandise tient sur elle-même − l’essentiel de son langage, de ses codes et de son imaginaire United Colors of Benetton.

« Il est donc indispensable de réapprendre à distinguer les intuitions et les idées qui naissent directement de l’expérience quotidienne des classes populaires. »

Quant à tous ces universitaires “postmodernes”, nourris au lait maternel de Foucault et de Derrida, qui croient encore, ou font semblant de croire, que l’idéologie naturelle du libéralisme serait un mélange “néo-réactionnaire” (pour reprendre ici le terme popularisé par le spin doctor Daniel Lindenberg), de “conservatisme”, d’austérité calviniste et de nostalgie de la famille “hétéro-patriarcale” (dans Why I am not a conservative − un texte écrit en 1960 – Hayek avait pourtant apporté, à la suite d’Ayn Rand, toutes les clarifications nécessaires sur ce point), je leur conseille vivement de tourner un instant leur regard vers cette Silicon Valley qui constitue, depuis des décennies, la synthèse la plus accomplie de la cupidité des hommes d’affaire libéraux et de la contre-culture “californienne” de l’extrême gauche des sixties (Steve Jobs et Jerry Rubin en sont de remarquables exemples). Comme on le sait, c’est en effet dans cette nouvelle Mecque du capitalisme mondial − grâce, entre autres, au financement de Google – que se met aujourd’hui en place le délirant projet “transhumaniste” (porté par l’éternelle illusion d’avoir enfin découvert une source inépuisable de valorisation du capital) d’utiliser toutes les ressources de la science et de la technologie modernes − sciences cognitives, nanotechnologies, intelligence artificielle, biotechnologies etc. − au service prioritaire de la fabrication industrielle d’un être humain “augmenté” (et si possible immortel), ainsi que du nouvel environnement robotisé qui devra en régenter la vie quotidienne, y compris dans ses aspects les plus intimes. Or comment ne pas voir, là encore, que ce projet prométhéen − que tous les Attali du monde nous présentent déjà comme le “capitalisme du futur” − s’accommode infiniment mieux du relativisme moral de la gauche “postmoderne”, de l’idéologie du No border, ou des appels incessants d’une Christiane Taubira (dont on oublie trop souvent qu’elle a longtemps été l’égérie de Bernard Tapie) en faveur d’une “révolution anthropologique” permanente, que de la poussive rhétorique électorale du “sursaut républicain” que Manuel Valls est, aujourd’hui, provisoirement obligé de reprendre à son compte. Ou, a fortiori, de l’idéologie “néo-conservatrice” et religieuse de ces petites villes de l’Amérique profonde qui font trembler tout lecteur de Libération.

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Si l’on veut échapper au confusionnisme savamment entretenu par les médias et par ce qu’Engels appelait la « queue d’extrême gauche de la bourgeoisie », il est donc indispensable de réapprendre à distinguer les intuitions et les idées qui naissent directement de l’expérience quotidienne des classes populaires, avec toutes les ambiguïtés et les illusions qui peuvent naturellement être liées au caractère souvent contradictoire de cette expérience (c’est ce qu’on pourrait appeler, en simplifiant, la “pensée d’en bas”) de cette véritable idéologie dominante qui en constitue, en réalité, la négation. Autrement dit, cette “pensée d’en haut”, toujours réglée sur les intérêts matériels et “moraux” de l’élite au pouvoir, et qui a pour fonction première de définir à chaque instant − sur le ton officiellement “neutre” de l’information “objective” et de l’expertise “savante” (que celle-ci trouve sa source privilégiée dans les constructions des économistes de droite ou dans celles des sociologues de gauche) − non seulement les “bonnes” réponses (celles qui sont politiquement ou économiquement “correctes”) mais également, et même surtout, les “bonnes” questions et le langage dans lequel il convient impérativement de formuler ces dernières (tout le monde aura ainsi remarqué la quantité d’énergie déployée depuis quelques mois par le valeureux personnel médiatique − “experts” psychologiques à l’appui − pour détourner de leur sens initial les termes de “radicalités” et de “radicalisation”[i]).

C’est alors seulement que l’on pourra recommencer à comprendre que le libéralisme économique d’Adam Smith, de Turgot ou de Voltaire, loin de prendre sa source dans la pensée “réactionnaire” d’un Bossuet ou d’un Filmer, trouve en réalité son prolongement philosophique le plus naturel dans le libéralisme politique et culturel des Lumières (dont je ne songe évidemment pas à nier un seul instant les nombreux aspects émancipateurs, notamment partout où sévit encore un système patriarcal et théocratique) et dans l’idée progressiste correspondante selon laquelle tout pas en avant constitue toujours un pas dans la bonne direction (contester un tel dogme reviendrait, en effet, à admettre que, sur un certain nombre de points, c’était mieux avant, proposition que tout intellectuel de gauche, au sens contemporain du terme, se doit de rejeter avec la même horreur qu’un théologien médiéval l’idée que le Christ n’aurait pas été enfanté par une vierge).

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Cette analyse permet de comprendre, au passage, qu’en décidant de mettre un terme, tout au long des rugissantes années 1980, au compromis politique et philosophique qui l’enchaînait encore partiellement, depuis l’affaire Dreyfus, à la critique socialiste de la modernité libérale − et cela afin de pouvoir endosser, dans un second temps, les magnifiques habits neufs du libéralisme culturel “californien” (victoire posthume, en somme, de Jean-Jacques Servan-Schreiber) − la gauche mitterrandienne se condamnait donc inéluctablement (comme Rawi Abdelal l’a bien montré dans Capital Rules) à devenir l’un des foyers les plus actifs de la contre-révolution libérale européenne. Autrement dit, l’une des sources privilégiées de toutes les justifications intellectuelles et morales de cette fuite en avant éperdue qui définit la société capitaliste. N’est-ce pas, d’ailleurs, l’excellent Emmanuel Macron lui-même − qui ne manque jamais, au passage, de rappeler tout ce qu’il doit à sa formation althussérienne − qui proclamait fièrement qu’être aujourd’hui de gauche, c’est d’abord faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que chaque jeune « ait envie de devenir milliardaire » ?

« Il est également fréquent qu’un intellectuel suspecté de professer des idées “réactionnaires”, “racistes” ou “nauséabondes” cherche désespérément à convaincre ses interlocuteurs qu’il est resté fidèle aux “valeurs” fondamentales de la gauche. »

Et au cas où cette analyse paraîtrait encore excessive, il existe, du reste, un critère très simple, et à mon sens infaillible, qui permet de déterminer instantanément, pour n’importe quelle société divisée en classes antagonistes, quelle est sa véritable idéologie dominante et, par conséquent, quel est le seul usage pertinent du terme “politiquement correct”. Au XVIe siècle, par exemple − lorsque la légitimation du pouvoir de la noblesse reposait avant tout sur l’idéologie chrétienne − il était fréquent (et surtout plus prudent !) qu’un penseur radical dissimule son athéisme sous le masque d’une adhésion sincère à la religion officielle. L’attitude inverse − un véritable croyant cherchant à tout prix à se faire passer pour athée − aurait constitué, en revanche, un signe évident d’aliénation mentale. Appliquons donc ce critère aux débats idéologiques de la France libérale contemporaine. On remarquera ainsi qu’il est également fréquent qu’un intellectuel suspecté de professer des idées “réactionnaires”, “racistes” ou “nauséabondes” (on trouvera toutes les listes de proscription nécessaires dans le Monde ou Libération) cherche désespérément à convaincre ses interlocuteurs qu’il est resté fidèle aux “valeurs” fondamentales de la gauche (ou, à tout le moins, qu’on ne saurait le soupçonner d’être un homme de droite ou d’extrême droite). On imagine assez mal, en revanche, la situation inverse. Autrement dit, celle d’un intellectuel de gauche, ou d’extrême gauche, reconnu comme tel, mais qui s’épuiserait pourtant à convaincre son auditoire qu’il est victime d’un malentendu et qu’il a, en réalité, toujours défendu des idées de droite ou d’extrême droite.

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Voilà qui devrait définitivement relativiser, me semble-t-il, l’idée “postmoderne” selon laquelle la Silicon Valley et le capitalisme mondial ne pourraient prospérer durablement qu’à l’ombre du patriarcat, du “racisme” et des valeurs chrétiennes les plus austères et les plus “conservatrices” (valeurs que tout “anticapitaliste” conséquent devrait donc travailler à déconstruire en priorité). Et donner ainsi une fois de plus raison à Marx lorsqu’il définissait le libéralisme politique et culturel de la bourgeoisie “républicaine” (« la sphère de la circulation des marchandises − écrit-il dans le Capital − est, en réalité, un véritable Éden des droits naturels de l’homme et du citoyen ») comme le seul complément philosophique cohérent de toute économie fondée sur l’appropriation privée des grands moyens de production et l’accumulation indéfinie du capital. Aussi bien l’idée baroque ne lui venait-elle jamais à l’esprit − pas plus, du reste, qu’à Proudhon ou Bakounine − de se définir comme un “homme de gauche”.

Notes :

[i] Dans La double pensée (et repris dans l’introduction rédigée par Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini de l’excellent Radicalité – 20 penseurs vraiment critiques publié aux éditions de L’Échappée), Michéa écrit : « Il conviendrait, une fois pour toutes, de bien distinguer une position radicale d’une posture extrémiste (ou “extrême” − au sens où l’on parle, par exemple, d’un sport extrême). On appellera ainsi une critique radicale toute critique qui s’avère capable d’identifier un mal à sa racine et qui est donc en mesure de proposer un traitement approprié. Une posture extrémiste, au contraire, renvoie essentiellement à cette configuration psychologique bien connue (et généralement d’origine œdipienne) qui oblige un sujet − afin de maintenir désespérément une image positive de lui-même − à dépasser sans cesse les limites existantes (la surenchère mimétique perpétuelle constituant, de ce fait le rituel extrémiste par excellence). »

Pour comprendre le détournement du mot “radicalité”, notamment quand il s’agit de désigner l’extrémisme islamiste, on peut lire l’article Radicalisons-nous de Patrick Marcolini dans La Décroissance n°126, Nous sommes des radicaux, février 2016.

Source : Le Comptoir, Jean-Claude Michéa, 24-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/jean-claude-michea-ceux-den-bas-apparaissent-de-moins-en-moins-sensibles-a-lalternance-unique/


Les nouveaux maitres du monde, par John Pilger

Tuesday 19 July 2016 at 00:33

Source : Le Partage, le 24 juillet 2015.

NOUVO

John Pilger est un journaliste de nationalité Australienne, né à Sydney le 9 Octobre 1939, parti vivre au Royaume-Uni depuis 1962. Il est aujourd’hui basé à Londres et travaille comme correspondant pour nombre de journaux, comme The Guardian ou le New Statesman.

Il a reçu deux fois le prix de meilleur journaliste de l’année au Royaume-Uni (Britain’s Journalist of the Year Award). Ses documentaires, diffusés dans le monde entier, ont reçu de multiples récompenses au Royaume-Uni et dans d’autres pays.

John Pilger est membre, à l’instar de Vandana Shiva et de Noam Chomsky, de l’IOPS (International Organization for a Participatory Society), une organisation internationale et non-gouvernementale créée (mais encore en phase de création) dans le but de soutenir l’activisme en faveur d’un monde meilleur, prônant des valeurs ou des principes comme l’auto-gestion, l’équité et la justice, la solidarité, l’anarchie et l’écologie.

Dans ce documentaire John Pilger analyse le système économique dominant et le fossé qui se creuse entre les plus riches et les plus pauvres. Le documentaire s’intéresse particulièrement aux institutions qui dominent l’économie mondiale, comme la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International ou encore l’Organisation Mondiale du Commerce, et aux millions de gens qui, sous leurs autorités et leur règlements, se retrouvent au chômage et à la rue.

John Pilger voit le système économique actuel comme un empire en extension, et à la tête de cet empire des institutions internationales et des multinationales bien souvent dirigées par des occidentaux issus de pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, et d’autres nations d’Europe de l’Ouest.

Pour analyser les véritables conséquences de la mondialisation, John Pilger se rend en Indonésie – pays que la banque mondiale qualifiait de modèle jusqu’à l’effondrement de son économie en 1998 – ou des marques de renommée internationale comme Nike, Gap, Adidas ou Reebok font produire dans des usines et par une main d’œuvre sous-payée des produits qu’ils vendront 250 fois plus cher qu’ils ne payent un employé à le faire.

Il y rappelle aussi l’histoire trop souvent occultée du massacre d’un million de membres du parti communiste en 1965 en Indonésie, ordonné par le dictateur général Suharto, qui fut soutenu par nombre d’hommes d’affaires et de politiciens occidentaux. Un rapport de la CIA datant de 1968 affirme que ce massacre est « l’un des plus tragiques du XX° siècle, mais aussi l’un des plus ignorés ».

John Pilger y aborde donc les deux thèmes qui lui tiennent à cœur : l’impérialisme et l’injustice qu’entraine la pauvreté. Ce documentaire propose une analyse parallèle entre une mondialisation moderne et un vieil impérialisme.

« Ma vision du monde s’est forgée avec les années, à force d’observer le fonctionnement de l’impérialisme et la division du monde entre des riches, qui s’enrichissent sur le dos des autres, les  pauvres, qui s’appauvrissent. Cette division n’a pas changé en 500 ans, mais une nouvelle technique perverse est venue renforcer cela et assure la concentration des ressources du monde entier en un nombre de mains toujours plus petit. Ce qui change aujourd’hui c’est l’avènement d’un mouvement global qui comprend cette supercherie et qui prend de l’ampleur, surtout parmi les jeunes, qui sont pour la plupart mieux éduquée sur la nature polymorphe du capitalisme, que dans les années 60. De plus, l’intensité de la propagande officielle étant un indicateur, ainsi que la panique institutionnelle, le nouveau mouvement est alors déjà en train de triompher. »

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Source: http://www.les-crises.fr/les-nouveaux-maitres-du-monde-par-john-pilger/


Brexit : l’ultimatum de l’Écosse à Londres, par Romaric Godin

Tuesday 19 July 2016 at 00:01

Source : La Tribune, Romaric Godin, 17/07/2016

Theresa May (à gauche) a rencontré Nicola Sturgeon à Edimbourg. Mais la tension anglo-écossaise demeure. (Crédits : RUSSELL CHEYNE)

Theresa May (à gauche) a rencontré Nicola Sturgeon à Edimbourg. Mais la tension anglo-écossaise demeure. (Crédits : RUSSELL CHEYNE)

La première ministre écossaise Nicola Sturgeon propose que l’Ecosse fasse partie de l’UE et du Royaume-Uni après le Brexit. Une option inspirée du statut du Groenland vis-à-vis du Danemark. En cas de refus de Londres, elle menace d’organiser un nouveau référendum sur l’indépendance dès 2017.

Nicola Sturgeon, la chef du gouvernement écossais, maintient la pression sur Londres. Vendredi 15 juillet, la nouvelle première ministre britannique Theresa May, s’est rendue à Edimbourg pour rencontrer Nicola Sturgeon. Un geste d’apaisement envers l’Ecosse qui, le 23 juin, a voté à 62 % pour le maintien dans l’Union européenne, alors que le Royaume-Uni dans son ensemble a voté à 52 % pour une sortie de l’UE.

Main tendue de Londres à Edimbourg

A l’issue de cette rencontre, Theresa May s’est engagé à ne pas utiliser l’article 50 du traité de l’UE, qui permet d’en sortir, avant d’avoir défini une position « britannique » sur la stratégie à mener. Autrement dit avant d’avoir intégré dans la position du gouvernement celle des autorités des trois nations autres que l’Angleterre (qui ne dispose pas d’autorité propre), et particulièrement de l’Ecosse.

Pour Nicola Sturgeon, cet engagement est important : il donne de fait une forme de droit de veto à l’Ecosse sur l’article 50, ce qu’elle a volontiers reconnu implicitement. Un droit qui, s’il ne lui permettra pas de stopper le Brexit, lui permettra de dicter ses conditions à l’UE – pressée d’ouvrir les négociations – et au gouvernement britannique – qui s’est engagé à réaliser le Brexit. Grâce à Theresa May, Holyrood, le siège du pouvoir écossais, dispose d’un nouveau moyen de pression.

L’exemple du Groenland

Lors de l’émission télévisée dominicale d’Andrew Marr sur la BBC ce 17 juillet, Nicola Sturgeon a ainsi reconnu ne pas exclure une solution où l’Ecosse pourrait demeurer à la fois dans l’Union européenne et dans le Royaume-Uni, alors que le reste de ce pays ne serait plus dans l’UE. Cette solution est évoquée depuis le 23 juin et est inspirée de certains précédents, comme celui du Danemark et du Groenland.

En 1983, les habitants du Groenland, territoire autonome danois, avait demandé à sortir de l’UE suite à des querelles sur des zones de pêches. En 1985, la grande île avait ainsi quitté l’UE formellement, alors que le Danemark y restait et que le Groenland continuait à faire formellement partie du royaume nordique.

Depuis, les autorités de Nuuq, la capitale du Groenland, ont gagné de plus en plus d’autonomie. Seule la politique étrangère, particulièrement celle relevant de la défense, reste l’apanage exclusif de Copenhague. Pour le reste, le pouvoir danois n’a plus guère son mot à dire dans la politique groenlandaise. Ceci a permis d’éviter l’indépendance du Groenland, mais cette province est clairement de plus en plus étrangère au Danemark. Pour le royaume nordique, cet abandon de l’idée indépendantiste (qui revient parfois, cependant, lors des élections) a un prix élevé :  le Danemark finance encore une partie des dépenses publiques de Nuuq et le Groenland envoie 2 députés sur les 179 du Folketing, le parlement danois, qui participent en théorie à la définition de la politique danoise.

Un statut complexe à définir

Un schéma du même type pour l’Ecosse serait-il pensable ? Ceci appelle plusieurs remarques. D’abord, dans le cas danois c’est la « métropole » qui est dans l’UE, ici, ce sera la « province ». L’Ecosse appartiendra à un ensemble plus grand que le Royaume-Uni, ensemble que ce pays a clairement rejeté. La cohabitation s’annonce complexe : l’Ecosse sera plus faible dans le Royaume-Uni, mais pourra s’appuyer sur un ensemble supposé plus fort. Inévitablement, ceci pourrait déboucher sur des tensions.

De quoi déplaire à Londres

Du reste, cette solution supposera des changements considérables sur le plan constitutionnel au Royaume-Uni et dépendra largement des modalités de sortie de l’UE du pays. Si le Royaume-Uni ne dispose pas d’un accès au marché unique et de la libre-circulation avec l’UE, il faudra établir des contrôles sur les borders, la frontière entre l’Ecosse et le reste du Royaume-Uni. Il faudra déterminer en cas de conflit quelle législation aura la priorité entre celle de l’UE et celle du Royaume-Uni, et dans quels domaines. Ceci risque de faire grincer bien des dents à Londres.

D’autant qu’il faudra continuer de réserver 56 sièges sur 650 à l’Ecosse à la Chambre des Communes, ce qui représente 8,6 % du total (le Groenland ne pèse que pour 1,1 % du Folketing). L’Ecosse, membre de l’UE participera donc à la confection de la politique hors-UE du Royaume-Uni. Là encore, on imagine la grimace des Conservateurs anglais et de certains partis comme le UKIP.

Vers une dérive écossaise loin du Royaume-Uni ?

Le processus sera donc très complexe et, inévitablement, la question de la nature de l’appartenance de l’Ecosse au Royaume-Uni se posera. Il y aura de fait deux Royaume-Uni : l’un spécifique à l’Ecosse, l’autre regroupant Pays de Galles, Angleterre et Irlande du Nord comme aujourd’hui. Progressivement, la situation de l’Ecosse sera proche des « dépendances de la couronne », comme l’île de Man ou les îles anglo-normandes qui ne font ni partie du Royaume-Uni, ni de l’UE. Leur lien avec Londres se résument à des accords monétaires, politiques et commerciaux et à la reconnaissance du monarque comme souverain (dans les îles anglo-normandes au titre de « Duc de Normandie »).

Rendre l’indépendance inévitable ?

C’est, du reste, peut-être le but de la première ministre écossaise, chef du parti nationaliste SNP : séparer de fait l’Ecosse avant de la séparer de droit. Rendre inévitable progressivement le saut indépendantiste en construisant une solution intenable, mais qui aura conduit à séparer l’Ecosse du reste du Royaume-Uni.

Pas de veto écossais

Face à ce risque et à celui de faire durer indéfiniment le processus écossais préalable à l’ouverture de l’article 50, le nouveau « ministre britannique du Brexit », David Davis a haussé le ton et indiqué que l’Ecosse ne disposait pas d’un droit de veto. Il a précisé la démarche de Theresa May dimanche dans une interview à Sky TV. « Le but est de prendre en compte les inquiétudes des gens qui ont voté pour le maintien dans l’UE (…) et nous ferons ce que nous pourrons pour cela. Mais ils ne peuvent pas avoir de veto parce que nous avons eu 17,5 millions de personnes qui nous ont donné un mandat et nous ont dit ce que nous devons faire. Nous ne pouvons pas leur désobéir ».

Pas de double appartenance pour Londres

David Davis a rejeté, de plus, l’option d’une Ecosse britannique et membre de l’UE. « Je ne crois pas que cela marche. Un de nos défis les plus importants est de traiter de la frontière avec l’Irlande et nous n’allons pas créer d’autres frontières à l’intérieur du Royaume-Uni », a-t-il insisté. Bref, Londres a ouvert la porte aux discussions non pas sur le Brexit, mais sur la voie à suivre. David Davis prévient donc : même sans l’accord de l’Ecosse, l’article 50 pourrait être activé en décembre.

Dilemme pour Theresa May

Face à cette réponse, Nicola Sturgeon a prévenu dimanche que c’était « pour cette raison qu’elle préparait un second référendum sur l’indépendance en 2017 ». Autrement dit, Holyrood pose un ultimatum : ou l’Ecosse reste, d’une façon ou d’une autre dans l’UE, ou il y aura un processus de sécession. « L’Ecosse n’est pas une région du Royaume-Uni, c’est une nation et elle a fait le choix de rester dans l’UE », a indiqué Nicola Sturgeon. Cette menace est sérieuse pour Londres : dans les jours qui ont suivi le vote du 23 juin, les sondages ont donné plus de 55 % de « oui » à l’indépendance. Londres risque donc de devoir choisir entre le Brexit et l’indépendance écossaise.

Référendum unilatéral ?

En réalité, la situation est plus complexe. Le référendum de 2014 avait été accepté par Londres qui s’était engagée à reconnaître le résultat à l’issue d’un accord avec le gouvernement écossais. Cette fois, il n’est pas certain que Theresa May accepte le même processus. L’Ecosse en sera réduite à organiser un référendum unilatéral qui ne sera pas reconnu par le Royaume-Uni. Une grave crise politique pourrait en découler et ceci pourrait affaiblir le camp de l’indépendance en rajoutant de l’incertitude à l’incertitude. D’autant que l’économie écossaise, dépendante du pétrole, n’est pas au mieux.

Veto espagnol

Surtout, rien ne garantit une « bonne volonté européenne ». Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, s’est fait taper sur les doigts pour avoir reçu après le Brexit Nicola Sturgeon, ce qu’a refusé de faire Donald Tusk, le président du conseil de l’UE. Dans la foulée, l’Espagne et la France ont annoncé qu’ils refuseraient toute entrée simplifiée de l’Ecosse dans l’UE. En cas de référendum unilatéral ou de déclaration unilatérale d’indépendance, l’Ecosse risque de rencontrer un refus européen, alimenté par Madrid. En Catalogne, les Indépendantistes réfléchissent en effet à de tels moyens pour se séparer de l’Espagne. Le royaume ibérique ne peut accepter en Ecosse, ce qu’il refuse en Catalogne. Bref, la stratégie de Nicola Sturgeon est pleine d’audace, mais elle a des faiblesse.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 17/07/2016

Source: http://www.les-crises.fr/brexit-lultimatum-de-lecosse-a-londres-par-romaric-godin/


Analyses divergentes du coup d’État en Turquie

Monday 18 July 2016 at 00:01

Quelques analyses sur la Turquie à contre-courant – à prendre bien sûr avec prudence et recul.

 

Il s’agit simplement de s’ouvrir des perspectives possibles, et non pas de tomber dans une propagande qui remplace une autre propagande mainstream – soyons prudents, et n’oublions qu’en général les choses sont très compliquées… C’est l’objet d ece blog de donner des analyses divergentes possibles, sans nullement prétendre à détenir la vérité.

Il ne faut pas avoir le réflexe de voir des conspiration partout, mais ne pas être trop naïf non plus…

Cecié tant, on peut très bien avoir une réaction brutale d’Erdogan, face à un vrai coup d’État, mais qui était dans l’air du temps depuis plusieurs mois comme on l’a vu…

EDIT :  

Finalement, Un article de Reuters indique que le coup d État était bien moins amateur qu’indiqué au début : Erdogan que son premier ministre sont apparemment passés à deux doigts d’être capturés ou tués :

 

P.S. ENTRAIDE : je cherche des personnes parlant turc, arabe ou afghan – merci de me contacter...

 

Le coup d’État en Turquie a bien réussi, par Djordje Kuzmanovic

Source : Mediapart, Djordje Kuzmanovic, 16-07-2016

Comme on l’annonce partout, hier la Turquie a vécu un coup d’Etat. Comme on l’annonce; le coup d’Etat a avorté et l’ordre constitutionnel est revenu. La réalité est peut-être toute autre et Erdogan avance dans son projet de modification constitutionnelle en sa faveur.

Après observation des événements survenus en Turquie hier soir 15 juillet et les avoir recoupés avec des informations glanées ici et là je vous soumets quelques éléments d’analyse à chaud et une conclusion qui en découle :

  • Le coup d’Etat a été très court – factuellement moins de 6 heures.
  • Durant le coup d’Etat, aucun responsable politique du régime d’Erdogan ni aucun chef de la police n’a été arrêté par les putschistes. Seul a été arrêté le commandant en chef de l’armée.
  • Un seul coup (missile lancé d’un avion) a été tiré sur le lieu supposé où se serait trouvé Erdogan.
  • Les chars n’étaient pas appuyé par une infanterie conséquente et de facto ne représentent presque aucune menace en ville.
  • Les militaires ont peu de pertes (2 morts apparemment de leur côté – 47 du côté des forces spéciales). Ils ont globalement très peu combattu et se sont rendus très vite.
  • La « population » est descendue dans la rue spontanément en pleine nuit pour défendre le régime.
  • Depuis trois jours, les ambassades de France, des Etats-Unis, du Royaume-Uni sont fermées ou au ralenti. Sans que cela ait été justifié.
  • Déjà dans la nuit, la police – fidèle au régime – arrêtait des militaires (près de 3000 pour le moment). 5 généraux d’importance et 29 officiers supérieurs qui comptent ont également été arrêtés.
  • A 15h aujourd’hui, les divers responsables des partis politiques de Turquie passeront les uns à la suite des autres pour dénoncer le coup d’Etat et appuyer Erdogan et la « démocratie ». Toute contestation ou formulation de doute à ce moment sera bien entendu très dangereuse (Erdogan a plusieurs dois été près de lever l’immunité parlementaire des députés, en particulier ceux du HDP).

Bref, pour un coup d’Etat, en particulier de la très sérieuse armée turque, il ni fait ni à faire. Pour le moins, c’est un coup d’Etat mal préparé et frappé d’amateurisme.

La base en ce domaine est de décapiter la tête du régime que l’on veut renverser. En général, avant de sortir les chars et les avions (et de se faire repérer), avec les conjurés les plus fidèles, les putschistes tentent d’arrêter un maximum de ministres, de décideurs, de commandants militaire et de police que l’on sait fidèle au régime.

  • Depuis ce matin, les communiqués de soutien pleuvent du monde entier en appui à Erdogan : « la démocratie est sauvée », préservation de l’ordre constitutionnel », « le chaos est évité dans la région », etc.

Mon analyse à chaud est que tout cela profite à Erdogan :

  1. Il élimine la tête d’une armée traditionnellement kémaliste, qui ne lui est pas acquise et qui a laisser paraître cette année des velléités d’autonomie par rapport au régime en particulier depuis l’affaiblissement d’Erdogan sur la scène internationale.
  2. Il met au pas l’opposition interne dans un contexte de vives tensions intérieurs (sociales, économiques, politiques et même de guerre civile avec les Kurdes).
  3. Il redore son blason au niveau international et s’offre à bon compte une image de défenseur de la démocratie (c’est mieux que celle de dictateur en herbe,  d’associé de Daesh ou d’instigateur d’une guerre civile avec les Kurdes).

En conclusion, pour ma part il s’agit d’un faux coup d’Etat orchestré par Erdogan, l’AKP et les durs du régime.

Cela lui permettra de relancer son projet de modification constitutionnelle telle qu’il le rêve depuis longtemps mais ne parvient pas à réaliser en raison des résultats électoraux du HDP lors des deux scrutins législatifs.

Avoir relancé la guerre civile avec les Kurdes depuis l’attentat de Suruc n’aura pas suffit. Erdogan devrait maintenant pouvoir faire suffisamment pression et trouver le nombre de voix manquantes à son projet tout en continuant sa guerre contre les Kurdes au risque de destabiliser encore un peu plus la région.

En fait, un putsch a bien eu lieu hier en Turquie… et il a réussi.

Source : Mediapart, Djordje Kuzmanovic, 16-07-2016

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“La Turquie a le choix entre une dictature militaire et une dictature civile”

Source : Le Nouvel Obs, 18-07-2016

Pour le politologue et écrivain Cengiz Aktar, avec le coup d’Etat militaire manqué, la Turquie a tourné pour longtemps la page de la démocratie.

Que s’est-il réellement passé en Turquie ces derniers jours? Beaucoup d’interrogations demeurent…

– Il est clair qu’il y avait des velléités interventionnistes des militaires. Mais dans quelle mesure ont-ils été manipulés par tel ou tel – je ne pense pas du tout à une force étrangère mais bel et bien de l’intérieur – je n’en sais rien. À vrai dire je pense qu’on ne le saura sans doute jamais.

Ce que nous savons par expérience, c’est que l’armée turque a une riche expérience des coups d’Etat et qu’il ne les rate pas comme ça. Sont-ils vraiment des incapables pour échouer de la sorte ? Pourquoi ne se sont-ils pas dirigés vers la tête du pouvoir mais, au lieu de cela, sont allés lire un texte à la radio, ont bloqué les axes routiers etc… Ils n’ont pas touché, non plus, à la presse pro-Erdogan… Tout cela est étrange. Il y a beaucoup de points d’interrogation quant au modus operandi de ces hommes. […]

Aucune force politique n’est désormais assez forte pour enrayér ce chemin?

– Ce serait possible. Mais la situation rappelle les débuts du fascisme, l’avènement du troisième Reich. Plus de 50% des gens votent pour Erdogan et sont ravis de ce qui se passe, voire en veulent davantage. Ce régime a un appui populaire évident. Les gens ne sont plus informés de ce qui se passe car il n’y a plus de liberté de la presse mais ce n’est pas la seule raison de leur soutien au pouvoir. […]

Suite à lire sur Le Nouvel Obs, 18-07-2016

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Turc, j’ai cru que j’allais me réveiller dans un pays en ruine. Ce qui m’attend est pire

Source : Le Nouvel Obs, Yusuf Bahar, 16-07-2016

LE PLUS. Comme tous les soirs, ce 15 juillet, Yusuf était dans un restaurant de son quartier, à Istanbul, avec ses amis, lorsqu’il a appris qu’il y avait une tentative de coup d’État. Il raconte ce qu’il a vu dans la rue, la peur, et le réveil difficile alors que la vie de la ville suit son cours, “comme si rien ne s’était passé”. Témoignage.

Édité et parrainé par Julia Mourri

Des partisans du régime protestent contre la tentative de coup d'État, le 16 juillet. (Emrah Gurel/AP/SIPA)

Des partisans du régime protestent contre la tentative de coup d’État, le 16 juillet. (Emrah Gurel/AP/SIPA)

Je suis né et j’ai grandi dans la banlieue d’Istanbul, et j’habite maintenant à Tavla, un quartier du centre-ville. La population y est principalement non-musulmane, composée de migrants, d’étudiants, de jeunes adultes célibataires, d’homosexuels et de trans.

Hier soir, j’étais avec des potes dans un restaurant du quartier où nous avons l’habitude de nous retrouver tous les jours après le travail. On a commencé à recevoir des messages de nos proches : les forces armées bloquaient le pont de Bosphore. On s’est dit qu’il devait s’agir d’une mesure de sécurité en prévention d’une nouvelle attaque terroriste.

On a aussi pensé à un putsch – la Turquie en a connu quatre dans son histoire récente – sans l’envisager sérieusement.

Les minarets des mosquées ont appelé les gens à descendre dans la rue

Puis l’intervention du premier ministre Binali Yildirim sur la chaîne NTV – réputée pro-gouvernementale – vient confirmer nos doutes : on vient bien d’assister à une tentative de coup d’État. Avec Recep Tayyip Erdogan et d’autres membres de l’AKP, ils appellent le peuple à tout faire pour enrayer cette tentative, en répétant à plusieurs reprises que les responsables seront lourdement punis.

En parallèle, une partie de l’armée affirme qu’elle a pris le contrôle de la République et retient en otage le chef de l’État-major. Les forces militaires s’emparent du Parlement, de la chaîne nationale CNN Türk, de l’aéroport Ataturk d’Istanbul et du siège de l’État major.

Les partisans de l’AKP commencent à sortir de chez eux et les minarets des mosquées appellent les gens à descendre dans la rue au nom de la “démocratie”. Depuis les maisons, on entend le Tekbir, le crédo musulman, suivi par l’Allahuekber de la foule.

Les partisans du régime tirent dans la rue

Tout s’enchaîne rapidement. Devant les supermarchés et les épiceries, des files d’attente se forment. Les gens achètent de l’eau, du pain. Tout le monde s’attend à ce qu’un couvre-feu officiel soit annoncé. Cela n’arrivera pas.

Des voitures de police bloquent l’une des artères principales qui mène au siège de l’État-major, à Harbiye. Un grand nombre de policiers sont armés de mitrailleuses lourdes et barrent la route.

À la télévision, on assiste en direct aux frappes des soldats sur le Parlement turc. On peut voir les journalistes sur place aller se mettre à l’abri.

Puis les coups de feu commencent. Viennent-ils de Harbiye ? Non, en fait, ils viennent de partout. Les partisans du régime tirent dans la rue.

Toute la nuit, jusqu’à six heures du matin, nos maisons tremblent sous le bruit des explosions, des tirs, des avions de chasse qui rasent la ville. Leur bruit est indescriptible, incessant, toujours plus fort. Je frissonne et perds l’équilibre. À plusieurs reprises, je me jette à terre en pensant qu’une bombe vient de toucher ma maison.

Ceux qui nous terrorisent sont des “héros”

Après trois heures de sommeil, je suis terrifié à l’idée de me réveiller dans un pays en ruine. Pourtant, la vie suit son cours, comme si rien ne s’était passé. Comme après chaque attentat suicide qui fait une dizaine de morts, comme quand les forces de police et l’armée massacrent les Kurdes ou les Alevis.
Que s’est-il passé hier soir ? Beaucoup de journalistes et de commentateurs envisagent la possibilité d’un faux coup d’État, orchestré par Erdogan pour obtenir les pleins pouvoirs. D’autres disent que la menace d’un putsch n’était pas si sérieuse.

Moi, je me fous des hypothèses. Tout ce que je vois, c’est que plus de 200 personnes sont mortes. C’est que ceux que l’AKP a appelé à envahir les rues ont décapité de jeunes soldats, jeté leur tête du pont Bosporus et sauté sur leur corps inerte. Ceux qui, chaque jour, tuent, violent, harcèlent, agressent, terrorisent, ont aujourd’hui le statut de “héros”.

Nous sommes les prochains

Les autorités turques ont annoncé avoir renvoyé 2.745 juges après la tentative de coup d’État. Une dizaine de membres du Conseil d’État sont détenus, 38 autres sont recherchés et 2.800 membres des forces armées turques ont été arrêtés.Le département de Police d’Istanbul a donné l’ordre de “tirer à vue” sur tout soldat en uniforme qui ne se trouverait pas sur son lieu de travail.
Erdogan avance vers le pouvoir absolu. Ses partisans armés ont pris la rue.

Nous sommes les prochains. La prochaine fois que vous entendrez parler de la Turquie, ce sera pour des décapitation de gauchistes, de Kurdes, d’Alévis, d’homosexuels, de femmes ou étudiants… Chacun d’entre nous est menacé.

Propos recueillis par Julia Mourri

Source : Le Nouvel Obs, Yusuf Bahar, 16-07-2016

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La dislocation gagne la Tursuie

Les ravages des politiques suivies depuis la crise de 2008 continuent de se propager. Aujourd’hui, c’est la Turquie. La Turquie est un maillon faible politiquement, géopolitiquement , et surtout financièrement.  La situation financière du pays est une catastrophe en attente d’arriver.

Erdogan s’est inséré dans  un jeu/rêve géopolitique qui le dépasse, mégalomane. Il veut participer au grand remodelage des néocons. Il n’en a pas les moyens , mais il en l’ambition.

Il a été obligé d’évoluer dans  une voie de plus en plus tyrannique,  de moins en moins soucieuse de démocratie et de plus en plus aventureuse. Il a divisé et archi-divisé son pays, laissé se developper la corruption, le non-droit,  à l’abri pense t- il du parapluie de l ‘OTAN et de ses amis allemands.

La tentative de coup d ‘état n’est que la partie visible  de l’iceberg de contradictions qui secoue la Turquie. La Turquie c’est de la dynamite au mileu d’ une région minée.

Tout se tient, le monde était un puzzle complexe et fragile et la voie suivie depuis la crise a tout mélangé, tout rebattu, elle a libéré les forces de dislocation, de balkanisation, d’éclatement dont le renouveau de la guerre froide, le Brexit, les attentats en France,  ou le coup d ‘état  Turc ne sont que des illustrations. Nous vous rappelons que la Turquie est à la fois candidate à l’entrée dans l’Union et une pièce maitresse de l’OTAN, ce qui signifie que l’interconnection est étroite.

La violence, le risque politique sont la conséquence des politiques susivies, elles sont des aboutissements logiques, organiques, pas des produits du hasard. La succession des crises a un sens même si ce sens est occulté par les » dominants » afin d’exonérer leur responsabilité et d’empêcher les prises de conscience des peuples.

Le sens  c’est , la destruction de l’ordre ancien, c’est la re-fragmentation du monde et la folle tentative de certains comme les atlantistes de le réaménager à leur profit. En attendant le « Grand Goulfre », celui de la confrontation avec la Chine.

Nous sortons de plus en plus du monde global de concertation des G8, G20 et autres G30 , ou tout le monde est gagnant pour aller vers le monde de l’imperieum ou seuls les plus forts s’en sortent. .. sur le dos des plus faibles ou des plus divisés. C’est d’ailleurs la même chose, au plan réduit de l’Europe, « the winner takes all ». Le gagnant rafle tout.

Notre clef de lecture est inscrite en exergue de notre site: » il n’est »de vérité que du tout ».

Cela signifie que seule une vision d’ensemble permet d’approcher le sens profond des évènements, leurs liens de cause à effets, leur logique interne de développement. Eux, les « dominants » saucissonnent, ils coupent en tranches pour vous cacher le sens  général, ils vous aveuglent avec les arbres pour que jamais vous ne voyiez la forêt. Ils vous font vivre dans  un monde d’illusions, ils détounent votre attention, ils pointent leurs médias sur vos yeux afin de vous empêcher d’élargir votre persepctive. Les médias sont des obturateurs.

Face au drame, face à ce qui devrait vous faire réflêchir comme l’attentat de Nice; ils vous incitent à des rites, à chanter, à agiter des petits drapeaux et bien sur à l’esentiel à L’UNITE, l’unité derrière eux, cette unité qui a pour fonction de vous souder en tant que troupeau, de faire taire les voix discordantes et de les rejeter dans le marginal et le politiquement non correct. Ce qui frappe c’est l’usage des superlatifs par ces domiants, comme ils ne peuvent rien dire qui touche au vrai, alors ils enflent , ils emphatisent.

Combien  de fois avons nous entendu le fameux « absolument » ces dernières heures? On est absolument bouleversé, on condamne absolument, on est absolument terrifié,on fera absolument  tout! Tout? vraiment ? Chiche !

Ce sont des menteurs par saucissonnage. Qui hier a évoqué le lien  entre les attentats en France et les bombardements là bas en Syrie, en Irak? Qui a tracé le  fil conducteur avec les attentats qui ont encore fait plus de 400 morts en Irak? Qui ose montrer la filiation entre le chaos illégitime que nous provoquons, le désespoir et la régression et les morts de Nice? Personne !  Ils veulent faire croire que tout vient du ciel, vient de la religion, de la barbarie, de la méchanceté des hommes;  mais non tout vient de la politique irresponsable, inique, illégitime qui est suivie. La religion est un moyen de créer un front , une masse docile et fanatique, ce n’est pas une cause, il suffit de relire les discours premiers de Bin Laden, la religion est une idéologie , une abstraction qui est utilisée à des fins unifiantes  qui sont politiques,  gépolitiques, militaires. On n’a jamais dit mieux que ceci: « la religion est l’opium des peuples » et ici c’est l’opium qui les fait marcher à la violence et à la destruction.

Il n’y a pas de différence entre l’utilisation de l’idéologie fasciste dans  les années 30 pour sortir des contradictions du capitalisme et l’utilisation de l’idéologie Islamiste dans  les trente dernières années. Objectivement , nous sommes dans  la répétition, dans l’isomorphisme. Seule change la subjectivité , c’est à dire l’idée que les gens   s’en font.  Bien sur que les combattants, les kamikazes, les terroristes eux y croient, mais ce ne sont pas eux  qui fixent les tactiques, les stratégies et encore moins les buts. Lesquel sont par  exemple et entre autres de conduire la région au chaos afin  de sécuriser le sanctuaire saoudien et les tyrannies locales et empêchant l’émergence de forces démocratiques/nationales  plus porteuses de progrès.

Qui ose analyser l’incroyable fumisterie des occidentaux qui sont en guerre pour changer des régimes dits autoritaires  mais qui cirent les babouches -et plus si affinité- des tyrans pétroliers et surtout manitenant des  détenteurs du capital et des fonds propres du  monde entier. Les tyrans du Moyen-Orient ce ne sont plus les producteurs pétroliers en tant que tels, , mais les détenteurs du capital du système;  les Anglais en savent quelque chose, eux dont les banques  ne tiennent que par la recyclage de ce capital. Plus c’est gros et plus cela marche! Qui ose dire que le stupide et  prétentieux et arrogant Erdogan s’est pris les doigts dans  un jeu qui le dépasse , qu’il ne comprend pas et qu’il n’est qu’un pion qui sera sacrifié quand ce sera le moment. Est-ce  le moment?

Notre hypothèse de départ est qu’en 2008 le système a buté sur ses limites.

-Il a buté sur ses limites internes symbolisées par le surendettement et

-il a buté sur ses limites externes, une globalisation mal conçue, inégalitaire, déséquilibrée, conflictuelle avec trop de laissés pour compte. La globalisation a buté sur ce que l’on appelle le developpement inégal.

Nous avons jour après jour montré la pourriture des produits financiers, le dysfonctionnement des marchés, la fragilité de l’appareil financier et bancaire, puis nous avons analysé la montée des tensions , l’évolution vers de moins en moins de liberté, de démocratie,  de respect des contrats, puis la montée des antagonismes géopolitiques, le délire des néo-conservateurs américains soucieux de préserver l’ordre impérial ancien, fut-ce au prix de la guerre; nous avons mis à jour la fausseté des théories, la disparition de la vérite comme catégorie et comme référence, et l’irrésistible ascension de la propagande  et du mensonge. Les peuples ont laissé les dominants se fabriquer des ennemis

Nous avons marqué d’une pierre blanche cette marche tragique en pronostiquant : « un jour ou l’autre il faudra qu’il y ait la guerre, on le sait bien… »

La marche est inéluctable, elle est dans  l’ordre des choses car les peuples, trompés , formatés,  eux même marchent vers la guerre et la haine. Les peuples s’habituent à toutes les vilénies servies par les dominants, il n’y a pas réaction de défense, de rejet, non il y a accoutumance et c’est qui nous renforce dans  nos convictions .

On suit la pente, comme dans  les années 30.

Les tentatives de dire « non », sont maladroites, primaires.  Elles s’incarnent dans les courants populistes qui n’ont aucune chance d’accéder au pouvoir dans  le respect des lois et des constitutions, car les dès sont pipés par la collusion historique entre les socio- démocrates dits de gauche et ceux dits de droite. Les antidotes, les anticorps  sont par avance rejettés par les sociétés civiles, abruties, manipulées, névrosées.

Cette semaine est une triste semaine, marquée par le fait que le marché boursier mondial, le phare, le S&P 500 a inscrit un nouveau plus haut historique, ce qui est tout un symbole: le symbole d’un monde géré par et pour une élite financiarisée.

La situation est tellement grave que l’on paie pour accumuler les actifs financiers considérés comme sans risque, que l’on parle de distribuer l’argent par hélicopère, que le Japon se lance dans  sa nième tentative suicidaire de stimulation depuis 25 ans , … Cete semaine est une étape clef dans la phase terminale  des excès qui nous emportent.

Mais vous n’avez encore rien vu. On n’est qu’à mi-chemin. 

Source : Bruno Bertez, 16/07/2016

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Sultan va la cruche à l’eau…

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… qu’à la fin elle ne se brise pas.

Le fidèle lecteur du blog ne sera pas surpris par la tentative de coup d’Etat en Turquie, nous en avions prévu l’éventualité fin mars, avant tout le monde. Ainsi, hier soir, une partie de l’armée s’est soulevée, mais une partie seulement. 265 morts plus tard, le putsch a fait pschitt et le pouvoir d’Erdogan en sort renforcé.

Le coup, teinté d’amateurisme, était désorganisé en diable, peu soutenu, à la fois par la population mais aussi par l’armée elle-même, patiemment noyautée par le sultan durant des années : seules la gendarmerie et une partie de la force aérienne ont pris part au soulèvement. La coordination des différents groupes putschistes laissait franchement à désirer – certains bataillons se rendaient déjà tandis que d’autres, au même moment, bombardaient le palais présidentiel.

C’était perdu d’avance… Ce qui explique peut-être la prise de distance assez rapide, à la fois des partis politiques turcs qui ont tous condamné la tentative (y compris le HDP kurde, némésis d’Erdogan) et des leaders des grandes puissances (même si Kerry a paru un instant hésiter). A ce propos, notons que tous, parfois avec réticence, parfois avec vigueur, ont blâmé le putsch – Israël comme Hamas, Russie comme USA, Arabie Saoudite comme Iran… C’est assez rare pour être souligné. Il n’y a guère qu’à Damas que des tirs de joie ont été entendus.

Des scènes assez insoutenables ont eu lieu par la suite : certains soldats ont été lynchés et, encore plus dérangeant, des partisans islamistes d’Erdogan ont décapité des prisonniers au cri d’Allahu Akbar, fait documenté par Les Crises. Ne vous attendez bien sûr pas à en lire un mot dans la presse grand public. Ah ce délicieux “retour aux institutions démocratiques” chanté à Bruxelles…

Et maintenant, qui est derrière ?

Il semble à peu près exclu que Washington ou Moscou aient quelque chose à voir là-dedans. Aux premières heures, quand on ne connaissait pas encore l’étendue de la conspiration, l’on pouvait peut-être se dire que l’un des deux grands pouvait être derrière – voire les deux ensemble ! (Kerry était à ce moment à Moscou avec Poutine et Lavrov) C’était quand même un peu tiré par les cheveux car le timing posait problème : il y a quelques mois, d’accord, mais maintenant… Après le Brexit, Washington n’a sans doute pas envie de voir une autre composante de l’empire, l’OTAN, battre de l’aile. Quant à Moscou, Erdogan venait de s’excuser platement et semblait même avoir diminué son soutien aux djihadistes “modérés”, ce que paraît confirmer l’actuelle offensive syrienne près de la frontière turque grâce aux intenses bombardements russes. L’amateurisme de la tentative de putsch finit par nous convaincre que ni Russes ni Américains n’y sont pour quelque chose.

La piste interne alors. Sans doute… Erdogan a mené son pays à l’abîme ces dernières années, l’isolant de presque tous ses voisins, important la guerre civile syrienne sur son propre territoire, fermant médias, emprisonnant pour crime de lèse-majesté. Que le coup ait échoué ne change rien : adulé par les uns, il est franchement détesté par l’autre moitié de la population parmi laquelle se trouve ce qui reste d’officiers kémalistes. L’armée, fidèle ou non, est excédée des divers retournements sultanesques, de son aventurisme djihado-syrien, de ses déroutes stratégiques. Quant à la fameuse piste Gulen, du nom de ce religieux soufi devenu la bête noire du sultan, elle reste à prouver.

Mais il y a encore une dernière possibilité : Erdogan lui-même. Car qui, au final, profite du chaos d’hier ? Lui ! La manip est un jeu d’enfants : un général fidèle au sultan assure les rebelles du soutien de l’armée, les laisse débuter l’opération puis retourne sa veste : les putschistes se retrouvent le bec dans l’eau, sans l’appui escompté. Il semble d’ailleurs que les simples soldats n’aient pas très bien compris dans quoi ils s’engageaient.

Rien de tel en tout cas pour isoler les derniers bastions de l’opposition et purger l’armée de ses poches kémalistes. D’ailleurs, Erdogollum ne l’a-t-il pas déclaré lui-même ? “Ce coup d’Etat est un cadeau de Dieu car il va nous permettre de nettoyer l’armée”, CQFD. La chasse aux sorcières a déjà commencé : 2 745 (!) juges ont été démis de leurs fonctions. Le rapport avec le putsch militaire ? Aucun. Pas grave, les Occidentaux resteront silencieux…

Le sultan surfe sur la vague afin de conforter son pouvoir autocratique et toutes les barrières s’abattent devant lui. Hier encore, il était dans une impasse, avait perdu la face vis-à-vis des Russes, ne savait plus quoi dire ni quoi faire en Syrie. Il est aujourd’hui plébiscité par la rue (la minorité agissante en tout cas) et conforté par les messages de soutien (nominal) de toutes les chancelleries. De quoi faire passer, auprès de l’opinion turque, la pilule amère de la réconciliation avec Israël et de l’abandon plus ou moins prévisible de la rébellion syrienne.

Oui, ce putsch était décidément un cadeau de Dieu…

Source : www.chroniquesdugrandjeu.com

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Erdogan : “Ce coup d’état est un cadeau que Dieu nous fait, car nous allons pouvoir purger l’armée”

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Toujours dans la catégorie “un autre regard” – mais soyons prudents et circonspects…

Bahar Kimyongür, est un journaliste et polémiste belge issu d’une famille arabe alaouite originaire de Turquie mais aux racines syriennes, de tendance marxiste et opposant à Erdogan.

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Source: http://www.les-crises.fr/le-coup-detat-en-turquie-a-bien-reussi-par-djordje-kuzmanovic/


Revue de presse du 17/07/2016

Sunday 17 July 2016 at 15:22

Merci à nos contributeurs pour cette revue de presse, et bonne lecture, hum, à ses lecteurs…

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-du-17072016/