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Revue de presse internationale du 07/02/2016

Sunday 7 February 2016 at 00:00

Cette semaine notamment, des fantômes à la pelle, la vie privée sous surveillance et la vie politique à court et long termes aux USA. Bonne lecture et à demain pour la revue francophone.

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-internationale-du-07022016/


Valls à l’Assemblée : il faut réviser la Constitution « par respect pour les Français »

Saturday 6 February 2016 at 02:58

Valls ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnait.

Source : Libération, Laure Bretton, 05-02-2016

Valls à l’Assemblée : il faut réviser la Constitution «par respect pour les Français»

Ouvrant le débat parlementaire sur la réforme constitutionnelle, le Premier ministre en a appelé au «rassemblement» face «à toutes les déchirures de notre société» . Cécile Duflot, elle, juge cette révision «inutile et dangereuse».

On pourrait résumer les vingt-huit minutes du discours de Manuel Valls devant l’Assemblée nationale, ce vendredi, à l’occasion de l’ouverture de l’examen de la révision constitutionnelle, à une formule unique : les Français nous regardent. Pour emballer ce match parlementaire, le Premier ministre place droite et gauche sous le regard de leurs concitoyens, plantant le décor dès ses premiers mots dans l’hémicycle, en évoquant une menace terroriste «inédite, globale et durable». Il faut donc inscrire l’état d’urgence dans la Constitution ainsi que la déchéance de nationalité des terroristes condamnés. «Ce que les Français nous demandent, c’est une unité, une unité sans faille, plaide le chef du gouvernement devant des rangs plus que clairsemés. Face à la menace, face à toutes les déchirures de notre société, face au risque de tensions, nous devons être forts donc unis.» Dans son esprit, celui qui ne vote pas la révision constitutionnelle affaiblit donc la France. CQFD.

Après six semaines de circonvolutions politico-juridiques, Valls ne s’embarrasse pas trop de détails, même s’il confirme le compromis bricolé cette semaine avec la majorité : on ne mentionne plus binationaux et on parle de déchoir les Français «quelle que soit l’origine de leur appartenance à la Nation». C’est-à-dire tout le monde. Et dans la loi d’application, il n’y aura pas de formule interdisant l’apatridie, même si le Premier ministre ne prononce le mot à aucun moment. En termes de formule magique, «Houdini n’est pas dépassé», tacle le radical Roger-Gérard Schwartzenberg, pour qui la déchéance de nationalité est un «encombrant» auquel il ne faut trouver «aucun stockage».

La balle dans le camp de la droite

Pour Valls, «cette révision constitutionnelle est un moment exceptionnel qui se déroule dans un contexte exceptionnel». En meilleur rempart de François Hollande, le Premier ministre explique que cela exige, de «tous, de la hauteur. Par respect de la parole du chef de l’Etat, par respect pour les Français, par respect de leur courage. Cette impressionnante force de caractère doit être pour nous un commandement, une injonction à se rassembler».

La balle est dans le camp de la droite : sur fond de primaire présidentielle et d’opposition, les dirigeants de Les Républicains prendront-ils le risque de ne pas voter une mesure plébiscitée par les Français ? L’exécutif fait le pari, risqué, que non. Et Valls prend un malin plaisir à rappeler le Congrès de Versailles du 16 novembre et l’unité nationale qui s’en était dégagée. «Moi, je garde cette image, ce moment, où l’ensemble des parlementaires étaient tous debout applaudissant le président de la République, le président de tous les Français, lance-t-il sous l’œil de la quinzaine de députés installés à droite. Ce moment solennel nous engage. Cette sincérité de chacun, cette évidence ne doit pas s’évanouir.»

Le tout est dit sur un ton volontairement conciliant, une voix savamment maîtrisée. Mais les interventions des écologistes Cécile Duflot et Noël Mamère vont réveiller le chef du gouvernement, pour qui socialistes et écolos n’ont «plus grand-chose à faire ensemble». Les deux députés ont déposé une motion de rejet et une motion de renvoi, ce qui leur permet de bénéficier d’un temps de parole important pour s’opposer à la révision constitutionnelle. Lors de la discussion générale, qui doit se poursuivre dans l’après-midi, tout est très minuté et les orateurs sont choisis par les présidents de groupes parlementaires. Au PS, les antidéchéance ont ainsi pu être privés de micro.

Pour l’ancienne ministre du Logement, qui livre un exposé de 25 minutes solidement étayé en droit et en citations historiques, «on voit bien que la gauche, en voulant mettre un adversaire dans l’embarras, a jeté aux oubliettes nos valeurs». La révision constitutionnelle est «inutile et dangereuse», estime Cécile Duflot, approuvée sur les rangs de la droite. A ses yeux, avec cette déchéance de nationalité, la gauche fait du Front national: «nous empruntons le chemin de nos ennemis qui rangent les Français dans des catégories». Dans son discours, refusant tout «déterminisme social» aux terroristes, elle attaque quand même Manuel Valls de front. Après les attentats de janvier 2015, «vous avez eu des mots de très forts. Vous avez parlé d’apartheid. Mais au choc des mots a succédé le vide des actes, pourquoi?», interroge la dirigeante verte qui ne veut pas réviser la Constitution, mais réinventer la République.

Laure Bretton

Source : Libération, Laure Bretton, 05-02-2016

Examen du projet de loi de révision constitutionnelle : discours de Manuel Valls à l’Assemblée nationale

Passe d’armes entre Manuel Valls et Cécile Duflot sur la déchéance de nationalité 

 

Discours de Cécile Duflot (recommandé)

Source: http://www.les-crises.fr/valls-a-lassemblee-il-faut-reviser-la-constitution-par-respect-pour-les-francais/


Les faillites pétrolières au plus haut depuis la crise et “il y en aura d’autres”, assure la Fed

Saturday 6 February 2016 at 01:57

Source : Zero Hedge, le 25/12/2015

Proposé par Tyler Durden le 25 décembre 2015

“Deux choses apparaissent clairement si on analyse la santé financière de la production d’hydrocarbures aux US : 1) le secteur n’est pas du tout homogène, révélant de grands éventails dans la santé financière des acteurs ; 2) une partie du secteur semble exposée au risque et la survie pour les producteurs à risques pourrait passer par un investissement public, des ventes d’actifs, des rachats ou des consolidations. Si tout cela échoue, il faudra envisager le Chapitre 11″. Voici l’évaluation de Citi sur la situation de la “révolution du pétrole de schiste” américaine, que les Saoudiens tentent depuis plus d’un an maintenant de détruire.

Comme Citi et d’autres l’ont noté – un an après que nous ayons traité longuement de ce problème – les producteurs non rentables aux US sont totalement dépendants du capital-investisseur pour leur survie. “Le secteur du schiste est maintenant sous stress-test financier, mettant au jour le secret de ce marché : beaucoup de producteurs dépendent d’injection de capitaux pour financer leurs activités car ils ont jusqu’à présent largement excédé leurs liquidités disponibles,” écrit Citi en septembre. Voyons ce que veut dire la banque :

 

Figure 1. Les liquidités disponibles des 50 premiers producteurs américains ont été constamment négatives et s’aggravent en 2015, augmentant la “fracture de financement”

Bien sûr, cela marchait bien dans un monde caractérisé par des coûts élevés du pétrole et par des politiques monétaires très accommodantes. Le coût du capital était bas, les investisseurs en mal de rendement étaient peu regardants, permettant aux pétroliers américains de continuer à forer et à pomper bien au-delà du seuil de faillite. Mais maintenant la proverbiale ardoise doit être réglée. Faisant suite à la hausse de la Fed, HY [l'indice High Yield, haut rendement, NdT] plonge et comme l’a noté UBS cet été, “l’industrie des matières premières représente 22,8% de l’index HY ; les secteurs les plus à risque de défaut (défini comme incapables de payer, en banqueroute et en restructuration) représentent 18,2% de l’index et incluent les industries des producteurs de gaz et pétrole (10,6%), métaux et forage (4,7%) et équipement et services pétroliers (2,9%).” Comme l’a dit à Bloomberg la semaine dernière Bruce Richards, CEO de Marathon Asset Management, “le prix du baril pourrait chuter en dessous de $30 à cause d’une offre surabondante, et jusqu’à un tiers des sociétés d’énergie pourraient faire défaut dans les 3 ans.”

“C’est la pire année hors récession que nous ayons eue en haut rendement,” a déclaré Richards. Marathon, installée à New York, a ajouté des positions à la vente sur les obligations du secteur de l’énergie, a-t-il dit.

// VIDEO

Malgré les gains de cette semaine et à part une prévision probablement erronée de l’impact que la levée de l’interdiction d’exportation de pétrole brut américain aura sur le WTI, les fondamentaux ici sont maintenant un cauchemar. L’Irak produit à des niveaux record, l’Iran va augmenter sa production le mois suivant, une fois les sanctions levées, et l’OPEP se désagrège totalement. En outre, les producteurs se heurtent aux limites du nombre d’emplois qu’ils peuvent supprimer et de dépenses d’investissement qui peuvent être taillées (à terme, il leur faut conserver assez de capital humain et de moyens pour rester opérationnels). Conclusion : les faillites arrivent.

Comme la Réserve fédérale de Dallas le note dans ses dernières prévisions trimestrielles du secteur énergétique, les faillites dans le domaine sont maintenant à leurs niveaux les plus hauts depuis la crise et les perspectives d’avenir sont moroses. Ci-dessous, des extraits du rapport.

*  *  *

De la Réserve fédérale de Dallas

Les cours du pétrole brut West Texas Intermediate (WTI) ont, jusqu’ici, chuté d’environ 23 pour cent dans le courant du quatrième trimestre. Les espoirs se sont reportés sur la perspective d’un prix plus faible étant donné que les sanctions contre l’Iran vont vraisemblablement être levées début 2016, l’OPEC (Organization of the Petroleum Exporting Countries) a balayé toute prétention de plafond de production et le déclin des productions américaines a ralenti. Une offre excédentaire fait chuter le pétrole au cours le plus bas depuis 10 ans. Le déséquilibre entre l’offre et la demande globales a fait chuter le cours du pétrole à des niveaux que l’on n’avait pas vus depuis 10 ans. La production mondiale de pétrole dépassera la consommation de 1,7 million de barils par jour en moyenne en 2015, selon les estimations faites en décembre par l’EIA (Energy Information Administration). Cet excédent est plus grand que pendant la crise financière asiatique et la Grande dépression. La production de l’OPEC a inondé les marchés avec presque un million de barils par jour durant cette année, plus que l’EIA avait prédit en novembre 2014. En 2016, on s’attend à ce que la production globale dépasse la demande de 0,6 million de barils par jour en moyenne (Graphique 1).

 

Graphique 1 : La surproduction globale devrait persister en 2016

Graphique 2 : Retour prévu de la production iranienne sur le marché après la fin des sanctions

Au cours de la réunion de l’OPEC en décembre, la levée imminente des sanctions contre l’Iran avait contribué à accroître la dissonance vocale au sein du cartel. La réunion s’était achevée dans le désordre et les ministres du pétrole abandonnèrent toute prétention à un plafond de production pour la première fois depuis des décennies. Une division profonde se fit jour entre l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe d’un côté et de l’autre l’Iran et les membres restants de l’OPEC. Ces dissensions ont trois causes sous-jacentes. Premièrement, il existe un fort désaccord sur la façon dont devrait être accueillie la production iranienne une fois les sanctions levées étant donné que l’Arabie saoudite, l’Irak et d’autres États cherchent à conserver leur part de marché. Deuxièmement, les tensions en hausse dans le conflit syrien ont creusé les rivalités régionales. Troisièmement, les bas prix du pétrole affectent différemment les pays membres à cause de leur situations fiscales diverses. Ces causes sous-jacentes rendront peu probable tout accord sur le rétablissement de plafonds de production ou sur d’autres actions coordonnées par l’OPEC en 2016.

Les faillites dans le secteur du pétrole et du gaz ont atteint des niveaux trimestriels jamais vus depuis la Grande dépression. Les prix en baisse du pétrole ont coûté cher aux producteurs de pétrole et de gaz américains, en partie parce que beaucoup d’entre eux doivent faire face à des coûts de production plus élevés que leurs homologues internationaux. Au moins neuf compagnies américaines de pétrole et de gaz, accumulant plus de deux milliards de dollars de dettes, ont effectué une demande de dépôt de bilan. Si les faillites continuent à cette cadence, d’autres vont suivre en 2016. En amont, des firmes se sont aussi adaptées aux bas prix du pétrole en coupant dans les dépenses du capital ; les dépenses ont baissé de 51 pour cent entre le quatrième trimestre 2014 et le troisième trimestre 2015 (Graphique 5).

 

Graphique 4 : La production américaine de pétrole se stabilise, mais les licenciements continuent dans le secteur énergétique

Graphique 5 : Les faillites en hausse, les dépenses à la baisse

Comme l’a déclaré Goldman plus tôt ce mois-ci : “… nous réitérons nos craintes que ‘le stress financier’ ne s’avère trop faible et arrive trop tard pour empêcher le marché de se sortir ‘du stress opérationnel’ avec des prix avoisinant le coût au comptant, en toutes probabilités près des 20$ par baril de pétrole.”

Source : Zero Hedge, le 25/12/2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/les-faillites-petrolieres-au-plus-haut-depuis-la-crise-et-il-y-en-aura-dautres-assure-la-fed/


[GEAB] 2016 – Alerte dollar, crise financière, pétrole, banques…

Saturday 6 February 2016 at 00:55

Grand repli stratégique mondial devant le « hard landing » imminent

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Notre équipe a choisi de placer l’année 2016 sous le signe du « grand repli stratégique », un repli qui va affecter tous les niveaux d’organisation sociale, en commençant bien sûr par les niveaux nationaux, mais pas uniquement.

Ce repli ne signifiera pas encore en 2016 la fin de la mobilité mondiale, des échanges internationaux ou d’internet, et le monde restera encore cette année un village global, mais les murs vont se monter, les régulations s’imposer, les flux se contrôler, les armées se renforcer, les marchés se fragmenter… tout ceci sur une base non plus internationale, puisque l’échec en matière de réforme de gouvernance mondiale est patent, mais sur la base des seules entités politiques disponibles sur le marché : États-nations, groupes religieux et ethniques, certaines organisations supra-nationales, niveau local.

Fin de la grande orgie globale ; tout le monde rentre chez soi… avec une bonne gueule de bois.

Et les portes béantes vont peu à peu se refermer sur une nouvelle configuration globale en cours de stabilisation. L’année 2015 a connu de très grands changements dans les alliances stratégiques. Le camp occidental s’est fragmenté, certains morceaux se sont même séparés. Mais la confiance n’est pas encore au rendez-vous avec les nouveaux alliés.

Le meilleur exemple de cela nous est fourni par ce très grand changement d’équilibre des alliances au Moyen-Orient. Pour le « camp occidental », et Israël en particulier, l’ennemi n’est plus l’Iran mais l’Arabie saoudite. Mais la prise de conscience de cette réalité a pris trop de temps : l’Arabie saoudite et le wahhabisme militant sont lâchés alors que la confiance n’est toujours pas stabilisée vis-à-vis de l’Iran. Dans ces circonstances, la meilleure solution est le repli.

L’Europe est dans une situation analogue. Ses déboires avec la Russie l’ont coupée de son flanc oriental et même si des efforts sont faits actuellement pour renouer avec le grand voisin, les dégâts en matière de confiance sont faits. Sur son flanc sud-sud-est, le partenaire potentiel qu’aurait dû être la Turquie si on avait travaillé à autre chose avec elle qu’à son intégration à l’UE, est désormais lancé sur des pistes de divergence radicale avec l’Europe. Quant à l’Allié par excellence, les États-Unis, il n’y a plus grand monde en Europe pour faire un bilan positif de la relation transatlantique ces dernières années. Les gigantesques flux migratoires dont l’Europe est devenue la cible en conséquence des erreurs stratégiques majeures dans lesquelles l’Allié nous a entraînés, sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase et l’UE est désormais lancée dans un vaste plan de renforcement interne. Repli.

Le Japon également a bien compris qu’il ne pouvait plus compter sur la puissance déclinante des États-Unis pour le protéger. Et c’est n’est bien évidemment pas auprès de la Chine qu’il va réclamer protection. La Chine est certainement un acteur régional incontournable mais le passé houleux entre ces deux puissances et l’incertitude pesant à moyen-terme sur les velléités hégémoniques chinoises obligent le Japon à reprendre la main sur son propre système de défense.

Ce repli stratégique, qui s’accompagne d’une explosion des dépenses militaires de bien mauvais augure, aurait pu être évité si les grands acteurs occidentaux avaient joué le seul rôle intelligent qui leur était imparti : « facilitateur de transition ». Le G20 a constitué de ce point de vue une bonne tentative, initiative européenne rappelons-le. Mais les efforts furent trop petits et surtout trop contrecarrés par unestablishment américain incapable de comprendre les évolutions mondiales et d’y contribuer positivement.

Certes il y a eu cette grande année 2015 de Barack Obama qui a permis de laisser se faire la réintégration de l’Iran (et de Cuba) dans le jeu international. Mais tout cela arrive trop tard, trop peu, trop contrarié par les tensions croissantes et l’inquiétude grandissante.

Les conditions ne sont plus réunies pour que le monde multipolaire se réunisse autour des mêmes tables pour affronter ensemble les grands enjeux collectifs mondiaux. La confiance a disparu. Même entre nouveaux alliés : par exemple, il est bien peu probable que la Sublime Porte et la Mecque soit devenues en une nuit les meilleurs amis du monde de manière profonde et durable. Les tentatives d’alliances contre nature de ce type ne sont pas vouées à passer l’année 2016. Et elles vont inévitablement s’accompagner d’un processus de repli de part et d’autre.

En ce qui concerne l’Arabie saoudite, là encore, ce pays aura fort à faire en matière de stabilisation sociale interne, sans compter qu’il va être de plus en plus obligé de se désolidariser des monstres, tels que Daesh, que ses pathologies sociales ont engendrés.

Les BRICS également seront concentrés sur eux-mêmes cette année. Le Brésil n’est là pour personne d’autre que pour ses problèmes de luttes politiques intestines, d’économie défaillante, de monnaie déclinante, et d’hypersensibilité sociale. Autant dire que sa contribution aux efforts transnationaux de type BRICS, MERCOSUR, OAS, etc., ne seront pas significatifs cette année.

La Chine l’a dit et répété : sa priorité n’est plus sa balance commerciale, mais le développement de son marché intérieur, de ses infrastructures, de son système social, etc. Ses points de croissance ne sont donc plus destinés à nourrir la croissance mondiale. Dans le même mouvement, elle s’occupe de ses frontières et de la protection de son territoire en investissant dans la modernisation de son système de défense nationale. Et ce n’est pas ce qui est arrivé à la Russie en 2014 qui va la dissuader d’avancer dans cette direction.

L’Inde est encore pour le moment dans la pure logique d’ouverture. Mais nous anticipons qu’en 2016, elle va devoir elle aussi faire montre de plus de réserve. Sa présidence BRICS va en faire la cible de tout un tas de manipulations de part et d’autre. Les tentatives de Modi d’équilibrer ses relations extérieures entre États-Unis, Europe, Chine, Russie, Japon, Pakistan… risquent de se terminer comme celles d’Erdogan en 2011. Le premier ministre indien est notamment en train de se faire piéger dans  son rapprochement avec le Japon, nourri de trains à grande vitesse mais aussi de relents anti-chinois, un écueil qu’il avait pourtant clairement identifié en début de mandat comme à éviter. Il est donc probable que l’Inde mène une présidence BRICS très faible en 2016 (ne parvenant pas à exploiter le potentiel intégrateur que nous avions identifié il y a quelques mois), et qu’elle se mette elle aussi à se concentrer en priorité sur son organisation sociale, son projet d’innovation technologique et son budget militaire. Repli.

Revenons un moment sur l’Europe. C’est probablement la seule région au monde qui va se replier sur autre chose que sur son seul niveau national. La réactivation des outils de la souveraineté nationale est en train de se faire de concert entre niveau national et niveau européen. Nous parlons dans les up and down de ce numéro de la zone Schengen dont nous estimons que, loin de s’affaiblir, elle est en train de se renforcer… à la demande des États membres. De même pour le projet d’armée européenne, la mise en réseau des agences nationales de renseignement, etc. Le transfert des outils de la souveraineté (gestion des frontières, armées, renseignement…) vers le niveau européen, en accord avec et sur la base des États membres, est bel et bien en cours et restera la tendance en 2016. Renforcement concomitant des niveaux nationaux et européen.

Il est affligeant, du point de vue de LEAP, que la phase d’intégration politique du continent se mette en place dans un mouvement de repli et non en une aspiration démocratique. C’est ce qui nous a fait anticiper au dernier numéro que l’Europe allait  entrer dans une nouvelle époque sombre de son histoire. Toutes les conditions sont très visiblement réunies.

Seul internet et la très grande transformation des structures sociales qu’il induit, permettent d’espérer que l’Europe (et le monde) puisse ressortir plus vite d’une phase d’enfermement qui semble impossible à long terme au xxie siècle. Mais le ferment de chaos social que voient les establishments dans cet outil nous fait craindre que la « révolution internet » se transforme en « terreur internet » au cours de l’année 2016 : non plus un outil de liberté et d’ouverture au monde pour les citoyens, mais l’instrument au service de la surveillance et de la propagande par les « rameneurs d’ordre ».

Le thème du grand repli stratégique se retrouve en filigrane dans le reste de ce numéro, et en particulier dans le panorama annuel des « ups and downs » de l’année…

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Source: http://www.les-crises.fr/geab-2016-alerte-dollar-crise-financiere-petrole-banques/


Jean Tirole : “On ne peut pas se targuer de moralité quand on est contre le commerce des organes”

Friday 5 February 2016 at 03:49

Voici la dernière production de Jean Tirole, notre fabuleux “Prix Nobel d’économie” (qui n’est qu’un prix de la banque nationale de Suède pour mémoire)

Une fabuleuse illustration du renversement des valeurs morales fondamentales !

(P.S. quelqu’un aurait-il un moyen de joindre Jean-Claude Michéa par ailleurs, merci de me contacter si oui)

Jean Tirole : La Moralité et le Marché publié par les-crises
Extraits :

Nous avons tous des réticences à l’existence de certains marchés : dons d’organes, mères porteuses, paiement pour éviter la conscription, prostitution… Tous ces marchés sont problématiques. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que nous avons des principes moraux. Mais ces principes moraux eux-mêmes soulèvent des difficultés qu’il importe d’analyse. Ainsi, le professeur Gary Becker remarquait à propos du don d’organes que l’interdiction de vendre son rein limitait les donations, condamnant ainsi chaque année des milliers de personnes aux États-Unis à mourir faute de donneurs. Pour lui, les détracteurs du marché d’organes ne doivent donc pas se draper dans leur vertu, leur idéal de moralité, qui s’avère aussi coupable de la mort des malades en demande d’organes. On ne peut pas se targuer de moralité quand on est contre le commerce des organes, et la question s’avère plus complexe qu’il n’y paraît au premier regard.

On est même un salaud, non ?

Je propose qu’on se cotise pour donner 20 000 € à Tirole en échange d’un de ses reins, pour qu’il connaisse les joies – et les risques – d’une vie avec un rein unique.

Pour 30 000 € de plus, on essaye de trouver un donneur pour lui transplanter un coeur… ?

Plutôt que d’adopter sans réfléchir une posture morale condamnant a priori le marché, il est préférable d’analyser nos tabous moraux ; cette analyse revêt un caractère décisif pour la conception d’une bonne politique publique, et se révèle bien plus utile et efficace qu’une attitude émotive fondée sur nos sentiments moraux comme l’indignation. Pourquoi sommes-nous gênés vis-à-vis du marché du don d’organes ou de la brevetabilité du vivant ?

Kant, dans les Fondements de la métaphysique des Mœurs, distingue les notions de prix et de dignité : « Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. […] Ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, a une dignité ». La vie n’a pas de prix parce qu’elle n’a pas d’équivalent.

La vie a une forme de sacralité. Elle ne peut donc pas être l’objet d’un marché. Les tabous sur la vie et la mort ont des conséquences. L’explicitation des arbitrages liés à la santé, par exemple, soulève des controverses, dont l’effet premier est parfois l’augmentation du nombre de décès. Nos réticences à faire des calculs entre le nombre de personnes à sauver et les moyens mis en œuvres coûtent des vies à des millions de personnes chaque année. N’est-il pas absurde, par exemple, de dépenser des millions d’euros dans un service chirurgical pour sauver une vie lorsqu’on pourrait consacrer la même somme dans un autre service pour sauver davantage de vies ? La possibilité de ces calculs choque ; mais il est tout aussi choquant de refuser par principe de les faire, car le prix à payer pour ce refus est important en nombre de vies perdues.

Pour argumenter en faveur de leur rejet du calcul, les philosophes ont utilisé des dilemmes célèbres, comme celui du tramway : on demande aux personnes, comme dans une expérience morale, de savoir s’ils accepteraient de faire dérailler un tramway (en tuant pour cela une personne) pour sauver cinq autres personnes. Le calcul est simple: 1 vie contre 5. Pourquoi refuser de penser ce type de calcul ?

Pourquoi ce tabou ? Il convient de nous interroger sur son origine et sur son incidence et ses coûts pour les politiques publiques plutôt que de le valider comme un préalable non discutable. Car, de facto, nous mettons tous implicitement une valeur sur la vie : celles des patients dans les choix de politiques hospitalières, voire celles de nos enfants (dans nos choix de financement de leurs études ou dans nos choix d’acheter une automobile plus ou moins fiable, plus ou moins sécure). Ces tabous doivent donc être interroogés, ce d’autant qu’ils sont changeants dans le temps et dans l’espace. [...]

Beaucoup reprochent au marché de causer une dilution du lien social. [...] Mais cette diminution des liens a aussi des vertus. Par exemple, comme l’expliquait Pierre Bourdieu, l’économie du don et du contredon implique une relation de dépendance, voire de domination du donateur sur le donataire dans le cadre d’une relation de générosité sans calcul, qui peut se traduire par une violence entre les acteurs. Le dogme du renforcement du lien social est donc aussi à questionner. Car une distension du lien social a indéaniablement des effets positifs et souhaitables. Le marché nous apprend par exemple à interagir et à connaître des étrangers. Le marché rend moins dépendant d’un prestataire, d’un acteur, d’un monopole. Montesquieu parlait ainsi du « doux commerce ». [...]

Donc le don, c’est pas super super…

L’égoïsme semble au cœur de l’économie de marché. Mais, comme l’a montré Adam Smith, l’égoïsme est moteur du lien social : l’intérêt personnel motive à l’échange et à l’enrichissement des relations. En soi, la cupidité n’est donc ni bonne ni mauvaise : canalisée au service d’un comportement novateur, concurrentiel, dans le cadre d’un système de lois et de régulation bien conçu, elle peut servir de moteur de l’innovation et aboutir à un développement harmonieux, bénéficiant à chacun  [...]

Quand je pense aux blaireaux qui l’ont classée comme un pêché… ”La racine de tous les maux, c’est la cupidité.” (1 Tm 6, 10)

Adam Smith n’a rien montré, il a juste écrit une phrase, sur le sujet dont parle Tirole, sur la “main invisible” : “Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme”. Mais c’est purement argumentatif, il n’y a rien de plus.

Citons donc encore Adam Smith (lire aussi ici par exemple) :

“Tout pour nous et rien pour les autres, voilà la vile maxime qui paraît avoir été, dans tous les âges, celle des maîtres de l’espèce humaine”

“La naissance et la fortune sont évidemment les deux circonstances qui contribuent le plus à placer un homme au-dessus d’un autre. Ce sont les deux grandes sources des distinctions personnelles, et ce sont, par conséquent, les causses principales qui établissent naturellement de l’autorité et de la subordination parmi les hommes”

“Les membres d’une même industrie se rencontrent rarement par plaisir ou pour se divertir, mais leur conversation aboutit invariablement sur une conspiration contre l’intérêt général ou sur un accord pour augmenter leur prix”

” Les gens du peuple (…) n’ont guère de temps de reste à mettre à leur éducation. Leurs parents peuvent à peine suffire à leur entretien pendant l’enfance. Aussitôt qu’ils sont en état de travailler, il faut qu’ils s’adonnent à quelque métier pour gagner leur subsistance. Ce métier est aussi, en général, si simple et si uniforme, qu’il donne très peu d’exercice à leur intelligence ; tandis qu’en même temps leur travail est à la fois si dur et si constant, qu’il ne leur laisse guère de loisir, encore moins de disposition, à s’appliquer, ni même à penser à autre chose.”

“Assurément, on ne doit pas regarder comme heureuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la pauvreté et à la misère. La seule équité, d’ailleurs, exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient, dans le produit de leur propre travail, une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés”

Les libéraux classiques ont toujours voulu réduire les inégalités – et pour atteindre ce but, ils pensaient que la liberté était la meilleure façon de le faire (rappelons qu’ils sortaient de régimes oppressifs) :

“Si j’avais le malheur de ne voir dans le capital que l’avantage de capitalistes, et de ne saisir ainsi qu’un côté, et, assurément, le côté le plus étroit et le moins consolant de la science économique, je me ferais Socialiste ; car de manière ou d’autre, il faut que l’inégalité s’efface progressivement, et si la liberté ne renfermait pas cette solution, comme les socialistes je la demanderais à la loi, à l’État, à la contrainte, à l’art, à l’utopie.” [Frédéric Bastiat]

Nos clowns actuels sont bien lien de ce niveau de réflexion.

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Tirole : thuriféraire du marché, par Frédéric Dessort

Source : Ouvertures, Frédéric Dessort, 24-01-2016

Tirole récidive, enfonce le clou. A l’occasion d’un exposé donné dans le cadre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, le 11 janvier, sous les ors de l’Institut de France, le Nobel toulousain s’est livré à un long plaidoyer pour le marché. Voir ici le lien vers le texte. Jean Tirole répond ici nommément à Michael Sandel, professeur de philosophie à Harvard (cf page Wikipedia), dont la notoriété mondiale de l’ouvrage « Ce que l’argent ne saurait acheter » l’a sans doute révulsé.

Jean Tirole, le 11 janvier 2016, à l’Institut de France. Dans le cadre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

L’enjeu de cette intervention est en gros de fustiger les moralistes qui veulent empêcher le marché de s’exprimer un peu partout, y compris pour les marchés dits par les économistes « répugnants ». Il cite le marché des organes, de l’amitié, de l’adoption, de l’admission dans une université prestigieuse, de la prostitution.

Il vient vous expliquer que oui, c’est vrai, ces marchés dysfonctionnent, mais que ce n’est pas une question de morale, c’est plus une histoire de mécanisme économique (je ne rentre pas dans le détail). Et que plutôt que les (ces activités) « sortir du marché », on peut leur appliquer « la théorie des incitations », ce qui permettra d’éviter « ces écueils moralement condamnables, tout en bénéficiant des vertus du marché […] « .

Pour mémoire, sa théorie des incitations peut se comprendre, en ce qui concerne un marché répugnant, au travers de l’exemple suivant : le sang. Ainsi, selon Tirole, les gens devraient vendre leur sang plutôt que le donner, car il y aura ainsi plus de sang sur le marché. Mais seulement, lui et ses amis spécialistes de l’économie comportementale ont découvert (sic) que si les gens ne vendent pas leur sang, c’est qu’ils auraient une image de cupidité qu’il ne supporteraient pas. Mais il poursuit : on peut, selon lui, calculer un prix adéquat en dessous duquel les gens n’auront pas cette culpabilité là.

Je me demande comment il veut appliquer cela aux marchés répugnants pré-cités…

Ainsi, il fustige l’hypocrisie des gens en couples qui ne vont pas voir des prostitués, ce qui donc, si on le suit bien, freine le marché de la prostitution pour de mauvaises raisons. Je le cite : « Ainsi, une personne qui serait scandalisée par l’idée même de la prostitution ou de relations tarifées, peut néanmoins rester avec son conjoint, sans amour, par désir de sécurité financière ou par simple peur de la solitude. Parfois, le marché est donc notre bouc-émissaire : il endosse les critiques que nous pourrions adresser à l’humanité-même car il révèle ou met en évidence ce qui peut déplaire dans la nature même de l’humain. Le marché, en tant que miroir de l’humanité, sert alors à nous cacher notre propre hypocrisie et à révéler certains penchants voire certaines parties de notre âme que nous aurions aimé cacher aux autres et à nous-mêmes. » Etrange, non, comme raisonnement…?

Et ce texte est truffé d’affirmations des plus étonnantes… Petit florilège que je commente :

– « On ne peut se targuer de moralité quand on est contre le commerce des organes ».

En gros son argument c’est de dire, vous les moralistes qui vous élevez sans réfléchir, sous le coup de l’émotion, contre la marchandisation des organes, qui apporterait plus d’organes sur le marché à ceux qui en ont besoin, vous êtes des cons. Je me demande qui est le con dans cette histoire. Être contre ce marché, c’est juste une histoire de morale gauchiste semble t-il, pour lui. Il n’y aurait donc pas d’arguments sérieux contre ce phénomène ?
Par contre, outre ses arguments, il a même des idées de mise en oeuvre : dans un autre texte (texte du débat suivant un discours prononcé en 2011 dans le sein de la même académie, lien ici) il estime qu’il « faudrait payer une forte somme d’argent à des gens du Tiers-Monde » pour qu’ils fournissent leurs organes…

– « Le marché […] préserve des risques discrétionnaires, des lobbys et du favoritisme »

Là, j’étais plié de rire. Ah oui, le marché préserve des risques discrétionnaires ? Sans blague ! des lobbys ? Mince alors ! du favoritisme ? MDR !

– « le marché […] empêche les entreprises puissantes d’imposer leurs prix élevés et leurs produits médiocres »

Pareil. On rit… Le marché a t-il empêché Servier de fournir son médiator ? Et Monsanto, ses pesticides ? et le cartel des télécoms, Orange, SFR et Bouygues, ils ne se sont pas entendus pendant 15 ans pour nous infliger des prix délirants sur les communications mobiles ? faut-il allonger la liste ??

– « […] une étude récente a montré que le partage des responsabilités érode les valeurs morales : l’existence d’excuses (‘‘on m’a demandé de le faire’’, ‘‘tout le monde le fait’’, etc.) a permis la mise au rencard des réticences individuelles peu éthiques. » (la phrase est alambiquée…)

Là aussi on sourit, ou on est triste. Il lui a donc fallu une belle étude « récente » réalisée par des économistes (Sic) pour savoir que les gens peuvent se déresponsabiliser dans un groupe ou dans une chaîne de responsabilités. Je pense qu’il n’est point besoin de faire des calculs ou enquêtes savantes pour le savoir. J’imagine qu’il ne connaît pas l’expression « criminel de bureau »…

Jean Tirole se paie en plus le luxe d’un chapitre conclusif sur le marché et les inégalités qu’il génère, dans lequel il explique que la Science économique trouve ses limites à appréhender le problème et à en trouver des solutions. Sans doute pense t-il représenter l’ensemble des économistes ?

Frédéric Dessort

Source : Ouvertures, Frédéric Dessort, 24-01-2016

Source: http://www.les-crises.fr/jean-tirole-on-ne-peut-pas-se-targuer-de-moralite-quand-on-est-contre-le-commerce-des-organes/


[Hommage] Jean Tirole, enfin un libéral récompensé par le Nobel !

Friday 5 February 2016 at 03:15

Article publié initialement le 14/10/2014

Allez, comme ici on aime bien les contrepoints, voici quelques extraits de papiers moins louangeurs de Jean Tirole, Directeur de la Toulouse School of Economics, notre nouveau prix Nobel d’économie.

En plus, ayant lu quelques interviews de lui aujourd’hui, je note un talent réel pour en rester à des généralités sans donner clairement son avis ou sa vision, ou en ne proposant rien de concret….

Ceci étant, il ne dit évidemment pas que des bêtises, mais on va attendre des papiers plus sérieux que ceux des journalistes de ce jour…

Ou du Premier Ministre :

N’étant pas pour ma part un nationaliste chauvin, j’aurais pour ma part préféré qu’on le redonne à Stiglitz ou Sen… Lisez la suite pour comprendre pourquoi…

En tout cas, comme “l’économie, c’est de la politique”, il faudra penser à supprimer ce prix qui n’est pas un prix Nobel, mais un “prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel”, la Banque de Suède ayant ainsi réalisé un hold-up sur l’image du Nobel.

Bref, relire d’urgence ce billet sur Maurice Allais

Les belles valeurs actionnariales de Jean Tirole, par Frédéric Dessort [2013]

Depuis trente ans, le capitalisme a viré à la financiarisation des entreprises, en radicalisant le primat des actionnaires. Or, cette évolution ne constitue pas seulement l’accomplissement légal du profit et de la propriété sur les salariés. Il y a en effet les théoriciens de cette doctrine, ses légitimateurs auprès des classes politiques du monde.

Depuis les années 90, les normes sociales et de gestion des entreprises – il s’agit surtout des grandes entreprises – ont ainsi convergé vers ce fondamentalisme actionnarial. L’une des principales conséquences structurelles ? Le pouvoir est passé des salariés, dans une certaine mesure, et surtout des patrons de l’entreprise aux actionnaires. Ceux-ci, désormais mondialisés, sont très souvent bien distants des réalités de leur objet d’investissement, devenu véritable machine à cash.

Le père spirituel de cette vision mortifère est un prix Nobel : Milton Friedman. En 1970, pendant le débat aux Etats-Unis sur la responsabilité sociale des entreprises, celui-ci affirmait : « Il y a une et une seule responsabilité des affaires – utiliser ses ressources financières et engager des activités désignées à accroître ses profits ».

Dans le sillage de cet économiste, cette dichotomie actionnaires / reste de l’entreprise a connu des développements importants.

Aujourd’hui, l’une des têtes pensantes du capitalisme actionnarial est Jean Tirole, le président de la Toulouse School of Economics (TSE). Membre du Conseil d’Analyse Economique, certains le disent nobélisable.

Il est nécessaire de rappeler son positionnement intellectuel de spécialiste du capitalisme financier quant on sait comment l’école d’économie toulousaine est encensée, tant par les politiques d’une terre résolument à gauche, que par les médias régionaux.

Récemment, Pierre Cohen se félicitait de la reconduction au Conseil d’Analyse Economique de Jean Tirole. Le maire de Toulouse se doute t-il que le projet de délocalisation du centre de recherche de Sanofi s’inscrit pleinement dans ce dogme de la valeur actionnariale que développe le président de TSE ?

Au préalable, bien entendu, il ne s’agit pas de confondre le positionnement des 160 chercheurs de cette institution avec celle de son président. Et Jean Tirole, faut-il le préciser également, ne travaille pas exclusivement sur le financement des entreprises, loin de là.

Une vision « orthodoxe » et « étroite »

Développons quelques éléments clefs de cette doctrine. Pour Jean Tirole comme pour de nombreux économistes, le financement des entreprises et leur gouvernance doivent donc être envisagés avec un axiome de base : la « shareholder value » – en français, la valeur actionnariale. Plus précisément, cette théorie affirme que l’entreprise n’a d’autre vocation que de maximiser les dividendes des actionnaires, et que les autres parties prenantes doivent s’en remettre à la providence de l’Etat !

Je ne l’invente pas, Jean Tirole l’écrit en substance dans plusieurs papiers et notamment dans un ouvrage de plus de 600 pages. Orné de sa belle reliure de Princeton University, ce livre est intitulé « The Theory of Corporate Finance« . Il a reçu de belles critiques dans le monde de la finance : voir par exemple ce discours louangeur en 2007 de Daniel Bouton, alors patron de la Société Générale.

Mais revenons à l’ouvrage lui-même dont j’apporte ici quelques citations.

Page 16 : « La section 1.8 reviendra sur le débat à propos de l’approche de l’entreprise par ses parties prenantes (‘stakeholder society’ en anglais dans le texte), mais nous devons indiquer dès à présent que le contenu de ce livre reflète l’agenda de l’étroite et orthodoxe vision décrite dans la citation ci-dessus ». Ladite citation est la suivante : « La gouvernance d’entreprise (‘corporate governance’) relève des « voies par lesquelles les investisseurs (‘suppliers of finance corporations’) s’assurent de leur retour sur investissement » »

Développée page 56, la section 1.8 s’apparente presque à une profession de foi. En quelques pages, l’apôtre de la financiarisation des entreprises met en perspective la shareholder value par opposition à la stakeholder society. C’est à dire : la gouvernance d’entreprise selon le filtre de la valeur actionnariale, ou bien au travers de l’ensemble de ses parties prenantes. Ces dernières sont constituées par les actionnaires, mais aussi par les employés, les clients, les fournisseurs, son environnement local (communautés, collectivités locales…).

Mais, pour Jean Tirole, “[...] les économistes, et du coup, le cadre et les acteurs réglementaires, ont toujours affirmé que, sur la base de prix reflétant la rareté des ressources, le management doit avoir pour objectif de maximiser la richesse des actionnaires.

Toujours page 56, il cite, je trouve cela piquant, la critique de ses contradicteurs selon laquelle il ne faut pas débarquer des palanquées de salariés tout en payant grassement les patrons. Pour illustrer cette récusation, le chercheur toulousain choisit l’un des pires exemples qui remonte à janvier 1996 : AT&T se délestant alors de 40 000 employés au moment d’un profit record, tandis que le dirigeant recevait 14 millions de dollars. Si l’on comprend bien l’économiste, même si, on peut le présumer, il ne se réjouit pas d’un tel tableau, celui-ci est justifié par l’approche et la théorie de la valeur actionnariale.

Autre contre-argument mis en exergue par M. Tirole : les tenants de la stakeholder society voudraient une gouvernance d’entreprise partagée entre actionnaires et autres parties prenantes, notamment, les salariés.

Vade retro satanas ! doit s’exclamer en son for intérieur le chercheur toulousain, qui souligne qu’une telle organisation rendrait ingouvernable l’entreprise. Soit.

Mais cet argument supposé des opposants à la shareholder value est sans doute présenté de manière extrême. N’y a t-il pas, entre un kolkhoze et un management purement actionnarial, d’autres possibilités plus nuancées pour diriger une entreprise ? Par exemple, les Scop, qui se développent dans le sillage de l’économie solidaire et sociale, sont-elles des parangons d’inefficacité ?

Une dernière citation montrant bien le positionnement de Jean Tirole. Dans une de ses publications plus récente, Individual and corporate social responsibility, 11 novembre 2009, co-signée d’un co-religionnaire de Princeton University, Roland Bénabou, il estime que “Les manuels d’économie ont donc adopté l’approche de la valeur actionnariale, qui stipule que les firmes devraient être contrôlées par la maximisation des profits des actionnaires tandis que les autres parties prenantes sont protégées par les contrats et la régulation« .

Il existe heureusement quelques voix discordantes à cette pensée unique : pensons notamment aux économistes atterrés.

Autre exemple avec Jean-Charles Rochet, co-auteur du récent article « A critique of shareholder value optimization », dont je cite une phrase de l’introduction qui ne manque pas de sel.

Précisons que cet économiste est affiché « en congé » de la TSE, même s’il en apparaît toujours comme membre. Il signe ce travail dans le cadre de l’Institut Suisse de Finance. Les premières lignes du texte plantent le décor :« Tout le monde sait que les entreprises ne sont pas juste des machines à cash pour leurs actionnaires, mais produisent aussi des biens et services pour leurs clients, et des emplois et salaires pour leurs employés. Tout le monde, excepté la plupart des économistes. En effet, dans le débat sur la responsabilité sociale des entreprises, la majorité des économistes académiques partagent la vision exprimée en termes ambigüs par Friedman (1970) :  » il y a une et une seule responsabilité des affaires – utiliser ses ressources financières et engager des activités désignées à accroître ses profits  » »

Une doctrine contre l’entreprise

La doctrine de la valeur actionnariale est claire !

Or, cette radicalité ne colle pas à la réalité du terrain pour ce qui est d’une bonne partie des entreprises non cotées.

Et pour côtoyer et rencontrer des patrons de PME de longue date, il me semble clair que cette approche partielle et exclusive de l’entreprise est contre l’entreprise. Au demeurant, les entreprises à l’organisation de plus en plus horizontales et participatives se multiplient. Faisant mentir cette représentation clivée et morcellée dictée par la doxa de la valeur actionnariale.

Bien sûr, il y aura toujours des patrons-actionnaires cupides – certains me diront qu’ils sont nombreux -, mais la majorité des dirigeants considèrent leur entreprise comme un tout : actionnaires, mais aussi salariés, fournisseurs, clients, collectivité locale, son environnement local, social et institutionnel… comme le définit fort justement l’approche de la stakeholder society. Le profit est certes un aiguillon important de l’aventure entrepreneuriale, mais il ne devrait en être le seul critère.

Par ailleurs, dans le sillage de l’axiome actionnarial, Jean Tirole est aussi un spécialiste de ce qu’on appelle la théorie des incitations et de l’agence. Je renvoie à cette page wikipedia pour en découvrir les arcanes.

Mais on peut donner un exemple parlant : les bonus attribués aux patrons et autres haut-cadres afin que ceux-ci s’échinent au mieux pour optimiser la valeur actionnariale. Pour le coup, le président de la TSE a publié récemment – en décembre 2012 – un article sur ce sujet : “Bonus culture : Competitive pay, screening and multitasking”. Ou comment, à coup de quelques équilibres mathématiques, on peut aboutir au bonus optimum. Objectif : que le manager ne soit pas tenté de se reposer sur des primes trop importantes, ce qui l’endormirait, ou à l’inverse ne « souffre » de trop faibles bonus, ce qui l’amènerait à la concurrence.

Les conséquences désastreuses de l’absolutisme du profit

Accompagnant la dérégulation voulue par Reagan et Thatcher dès le début des années 80, la pensée actionnariale s’est rapidement traduite par la montée en puissance de fonds de capital-investissement, mais aussi des grands investisseurs dits « institutionnels », regroupant des millions de petits et grands porteurs, tels que les fonds de pension.

Ceux-ci ont érigé en norme la rentabilité financière de 15% des firmes cotées dans les places boursières mondiales. Qu’il pleuve ou qu’il vente dans ces entreprises.

Ce taux est sans doute plus élevé dans les entreprises non cotées passées aux mains de grands fonds de Private Equity si prompts à dépecer leurs proies.

Ce dogme de la valeur actionnariale s’est propagé dans une majorité de pays du monde, à quelques exceptions près. En Europe notamment, l’Allemagne a résisté à la financiarisation des entreprises. Un facteur de sa santé économique ?

Mais ailleurs, les corollaires de cette vision de l’entreprise sont nombreux : le capitalisme court-termiste; la virtualisation mondialisée du capital; la spéculation boursière aboutissant aux bulles financières; la deconnexion des salaires vis à vis de la productivité; le déplacement de la valeur ajoutée des salaires vers les actionnaires; l’augmentation des dividendes versés aux actionnaires, au détriment de l’entreprise elle-même qui réinvestit moins; les licenciements boursiers; les dégats écologiques; le morcellement comptable des entreprises, conduisant à la revente par pièces, à l’externalisation des activités insuffisamment rentables vers des sous-traitants qui doivent, du coup, subir une pression maximisée sur leurs prix : une désintégration verticale qui finit par les délocalisations; j’ajouterai aussi : l’évasion fiscale convoquée en règle.

Et pour boucler la boucle : la pression sur les salariés des grandes entreprises, obligés de rendre l’âme dans un délire productiviste.

La liste des conséquences désastreuses de cette grande réification cupide de l’entreprise n’est sans doute pas exhaustive, ici.

La mise en place de ce système de financiarisation des entreprises s’est faite au travers de changement de normes comptables, d’évaluation (par exemple : l’EVA privilégiant la performance financière de ses titres), de gestion (management au service des actionnaires…) et du travail (flexibilité, mobilité géographique,…).

Etude de cas : Sanofi

Cette vision d’une entreprise actionnariale conduit à des décisions telles que la suppression ou la réorganisation de centres de recherche jugés insuffisamment rentables. Illustration régionale patente : Sanofi !

Le groupe, qui a réalisé 35 milliards d’euros de CA et 8 milliards d’euros de bénéfice net en 2012, a récemment annoncé qu’il ne conserverait que 364 salariés sur 617 à Toulouse. Jetant aux orties le rapport Saintouil, qui préconisait le maintien de 500 emplois, après l’avoir officiellement accepté.

L’enjeu ici : augmenter la productivité de la R&D sous le dictat de la valeur actionnariale. Ou comment tordre la réalité, alors que les cycles de développement sont ce qu’ils sont – très longs – dans la création de médicaments. Le constat de la financiarisation depuis une dizaine d’années de cette firme pharmaceutique est établi de manière très claire dans cet excellent documentaire et émission présenté par Franz-Olivier Giesbert : « France : qu’as tu fait de ton industrie ? » (se positionner à la 35ème minute).

Justifiant la démarche de restructuration, Christian Jaloux, le grand patron de Sanofi France, y estime la recherche inefficace. Faux pour Laurence Millet, syndicaliste (Sud) et chercheuse sur le site de Toulouse « Tous les deux ou trois ans, la recherche est cassée, on destructure, et du coup cela déstabilise totalement la recherche. On ne peut imaginer trouver des choses [nouvelles molécules] en deux ans ! », répond-elle.

Depuis trois décennies, le néolibéralisme a érigé l’argent en valeur cardinale de la société. L’argent-roi, il y a ses théoriciens thuriféraires, mais nous sommes tous, citoyens et politiques, responsables d’avoir laissé se développer cette gangrène. Les excès du capitalisme financier ont-ils été suffisants pour que la prise de conscience soit suffisante à le renverser ? Je crains malheureusement que nous n’ayions pas encore touché le fond pour cela.

Frédéric Dessort

Post Scriptum : le dogme de l’actionnaire roi vient de trouver une nouvelle formulation dans un contexte particulier. Jean Tirole, Guillaume Plantin (TSE) et David Thesmar (HEC Paris), signent dans les Notes du Conseil d’Analyse Economiquedont ils sont membresun article intitulé « Enjeux économiques du droit des faillites ». Je propose de lire cette tribune de Christophe Lèguevaques publiée par le Monde. L’avocat toulousain revient sur cette proposition des économistes de renforcer les droits des actionnaires dans le cadre d’une procédure de liquidation judiciaire…

Source : Frédéric Dessort (journaliste basé à Toulouse), Ouvertures, 2 aout 2013

L’économie pour améliorer le bien-être général [12/2007]

Une critique est souvent faite à l’économie : tous ses modèles se fondent sur l’hypothèse de choix entièrement rationnels de la part des acteurs, ce que la réalité semble infirmer. Qu’en pensez-vous ?

Jean Tirole : Le modèle de choix rationnel n’est qu’une approximation, utile en première analyse. On peut le comparer à l’idée de gaz parfait en physique. On procède ainsi pour simplifier un problème, et ensuite introduire, si besoin, des déviations par rapport à cette situation idéale. Il est évident que les choix des acteurs ne sont pas entièrement rationnels, qu’ils peuvent par exemple agir contre leur propre intérêt. Mais nous savons de mieux en mieux modéliser ces phénomènes grâce au dialogue, entamé il y a une vingtaine d’années, entre économie et psychologie. On connaît par exemple la manière dont une personne arbitre entre un plaisir pour aujourd’hui et un coût pour demain. Manger gras ou sucré, fumer, rouler trop vite, dépenser plutôt qu’épargner : de très nombreuses situations quotidiennes relèvent de ce schéma, marqué par l’absence de cohérence temporelle ce que je fais aujourd’hui n’est pas cohérent avec ce que je souhaite pour demain, que les psychologues décrivent précisément. À ce sujet j’attends beaucoup des neurosciences, en particulier de l’imagerie cérébrale qui permet de voir les régions du cerveau activées lorsque l’on fait un choix. 

En quoi ces recherches, simples dévoilements de mécanismes cérébraux portant sur des phénomènes psychologiques bien décrits par ailleurs, sont-elles utiles à l’économie ?

Jean Tirole : Je vous accorde que le rapprochement entre économie et neurosciences est un pari, une voie à explorer, qui n’a pas encore permis d’avancées importantes. Mais à terme j’attends beaucoup des spécialistes du cerveau pour qu’ils nous aident à préciser dans quelles circonstances un individu se comporte plutôt de manière rationnelle, ou au contraire, selon d’autres règles. J’attends beaucoup aussi de l’élucidation des mécanismes qui font que l’on accorde sa confiance à une personne ou une institution, car la confiance joue un rôle très important dans les phénomènes économiques. Ces recherches devraient nous aider à affiner nos modèles, en précisant les domaines dans lesquels l’hypothèse du choix rationnel est pertinente, et ceux dans lesquels elle demande à être nuancée.

Mais oui, vive la neuroscience qui va nous permettre de comprendre pourquoi on n’est pas rationnels – genre pourquoi on donne, on aide, bref, on est est humains….

Comment passer de ces choix individuels au niveau microéconomique, au fonctionnement social dans son ensemble, au niveau macroéconomique ?

Jean Tirole : L’opposition entre micro- et macroéconomie est aujourd’hui dépassée. Un consensus s’est formé autour de l’idée que les phénomènes microéconomiques fondent les phénomènes macroéconomiques.

Ah ben, s’il le dit alors… Fin du débat !

Autre critique, celle portée par le mouvement des économistes contre la pensée unique* s’insurgeant contre le rôle excessif de la formalisation mathématique. Elle aboutit, selon eux, à une coupure avec la réalité…

Jean Tirole : Je regrette que ce mouvement comprenne mal l’économie telle qu’elle se pratique aujourd’hui. L’argument de la coupure avec le réel me semble complètement infondé : les problèmes dont nous nous occupons sont très concrets, mais ne peuvent être résolus que par un détour par l’abstraction pour permettre l’élaboration de modèles. Mais nous ne quittons jamais le réel. L’économie est une science à la fois positive, qui décrit le comportement des individus et des groupes, et normative, qui propose des moyens d’améliorer le bien-être général.

C’est beau… Décembre 2007, un visionnaire le gars…

L’économie est tournée vers la prise de décision publique, ce qui explique son succès. 

Tu m’étonnes (puisqu’il vit de ça) ! Et les succès des politiques publiques depuis 20 ans surtout !

Source : La Recherche, 12/2007

La concurrence ne doit pas être une religion. J’y suis favorable, mais il s’agit d’un moyen et non d’une fin [01/2008]

Vous avez également beaucoup travaillé sur les « monopoles naturels » que sont par exemple l’électricité, les télécommunications, la poste. L’introduction de la concurrence est-elle toujours bonne à prendre ?
La concurrence ne doit pas être une religion. J’y suis favorable, mais il s’agit d’un moyen et non d’une fin. L’introduction de la concurrence est un bienfait lorsqu’elle suscite l’apparition de produits nouveaux, fait baisser les prix, oblige l’opérateur historique à sortir de sa torpeur. Mais, mal conçue, elle peut tout aussi bien avoir des effets néfastes. 

Purée, prix Nobel le gars… Il faudra que je pense à postuler l’année prochaine…

On vous doit aussi depuis une dizaine d’années des travaux à la lisière de l’économie et d’autres sciences humaines. Vous vous intéressez particulièrement à la psychologie économique, champ de recherche qui met en question les postulats de l’Homo œconomicus…
La théorie économique considère généralement que les gens sont rationnels, qu’ils maximisent leur utilité, alors qu’en pratique ils ne le font pas toujours. Elle suppose par ailleurs que l’information est toujours utile, alors qu’en pratique, les gens peuvent refuser d’acquérir de l’information, avoir des croyances tout à fait sélectives, s’enferrer à conserver des croyances erronées sur eux-mêmes ou sur la société.
Il existe par exemple de véritables tabous dans la vie économique. Faut-il créer un marché pour les organes humains ? Certains, comme l’économiste Gary Becker, le pensent. N’est-il pas absurde, avance-t-il, que des gens meurent en raison d’une pénurie d’organes ? Ne sauverait-on de nombreuses vies en acceptant que les organes soient rémunérés ? Pourtant, à défendre de telles propositions, les économistes sont souvent considérés comme des gens immoraux. Cela dit, les tabous sont utiles, dans la mesure où ils signalent toujours des problèmes sensibles. Mais ils ont aussi un coût important. Certaines réformes économiques favoriseraient le bien-être général, mais se heurtent à des blocages psychologiques.  .

Ils sont cons ces humains quand même…

Voulez-vous dire que les croyances sont des rigidités qui empêcheraient les sociétés ou les individus d’atteindre un optimum ?
Ce n’est pas toujours le cas. Les individus ont par exemple souvent intérêt à entretenir une bonne image d’eux-mêmes, en demeurant imperméables aux informations qui menaceraient une telle croyance. Platon pensait qu’il est toujours mauvais de se mentir à soi-même. Depuis le xxe siècle, les psychologues considèrent de leur côté que l’estime de soi est importante. Roland Bénabou et moi avons proposé un modèle saisissant l’impact de telles croyances. Considérons un individu qui voudrait entreprendre quelque chose. Nous avons trouvé que vouloir préserver à tout prix une bonne estime de soi est bénéfique pour celui qui a une forte tendance à la procrastination (remettre au lendemain…), car cela le motive à sortir de sa léthargie. En revanche, celui qui en souffre peu risque d’entreprendre des activités trop ambitieuses lorsque ses croyances sont trop optimistes : celui-là ferait mieux d’écouter Platon !

Ouahou, impressionnant… Elle  a couté cher l’étude ?

Qu’est-ce que l’économiste peut apporter au psychologue ?
Il peut contribuer à comprendre certains comportements et aider à engendrer des comportements prosociaux. Il apporte aussi sa connaissance des interactions interindividuelles. J’ai par exemple travaillé avec R. Bénabou sur les idéologies. Si vous interrogez des Américains sur l’origine de la réussite individuelle, ils répondent unanimement : c’est l’effort. Les pauvres ne font pas exception : lorsque, dans les enquêtes d’opinion, on leur demande s’ils méritent leur situation, la plupart répondent oui. On trouve le biais opposé en Europe : la réussite s’explique toujours par les circonstances, la chance, les relations, etc. R. Bénabou et moi avons essayé de comprendre pourquoi. Notre réponse est que l’on a souvent intérêt à adopter les mêmes croyances que les autres membres de la société. S’ils croient que l’effort détermine la réussite, ils ne votent en général pas en faveur de politiques très redistributives car elles risqueraient de décourager l’effort. Du coup, les individus n’ont pas de filet de sécurité auquel se raccrocher et ils ont tout intérêt à se convaincre que l’effort paie, sans quoi ils vont au-devant de grosses difficultés. Inversement, si vous vivez dans une société où la plupart des gens pensent que la chance l’emporte, alors la redistribution est nécessaire, mais dans ce cas, bénéficiant d’un filet de sécurité, vous n’êtes pas obligé de vous convaincre que l’effort paie.

Et ?….

Source : Scienceshumaines.com, 01/2008

On a donné le mauvais exemple [06/2008]


Jean Tirole (TSE) : “On a donné le mauvais… par debateco

Source : l’Expansion, 06/2008

Vidéo [01/2009]


Jean Tirole, directeur – Ecole d’économie de… par easybourse

L’économie de marché a été et restera le moteur de croissance et de bien-être des nations [12/2008]

En quoi la crise économique actuelle est-elle plus ou moins grave que celle de 1929 ?

La crise actuelle est très grave, mais ne peut cependant pas être comparée avec la crise de 1929. Premièrement, elle est de nature différente. Elle est pleinement systémique dans un univers financier largement interconnecté. Deuxièmement, l’amélioration de la compréhension économique et des politiques publiques implique que certaines erreurs commises pendant la crise de 1929 ne seront pas réitérées. L’assurance chômage et l’assurance dépôt vont atténuer quelque peu les effets de la crise. Enfin, les comportements nationalistes des années trente ont apporté une démonstration éclatante des méfaits du protectionnisme et on peut espérer que la leçon aura été apprise.

N’importe quoi… On voit bien le dogmatique écrasant le scientifique/historien…

N’est-ce pas d’abord une crise du capitalisme ?

L’économie de marché a été et restera le moteur de croissance et de bien-être des nations. Mais pour bien fonctionner, l’économie de marché a besoin de régulation pour pallier certaines défaillances de marché et rétablir une bonne responsabilisation des acteurs économiques. Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est une mauvaise conception des régulations financières et un grand laxisme dans leur mise en œuvre. D’où la nécessité de réformes en profondeur, y compris sur le plan institutionnel. [...]

Comment justifier le don d’argent public à des banques, des dirigeants qui ont failli, sans contrepartie ?

Donner de l’argent sans contrepartie et en gardant les dirigeants ayant failli était surtout l’apanage du plan Paulson de septembre, aujourd’hui abandonné. Les autres politiques adoptées ont heureusement demandé des contreparties. En cas de renflouement en situation de faillite, il faut évidemment ne rien laisser aux actionnaires (qui n’auraient rien touché autrement), et sauf raison exceptionnelle, écarter les dirigeants.

Amen

Quelles sont les solutions pour en sortir ? L’arrivée d’Obama est-elle une chance ?

Je préconise un certain nombre de réformes : une transparence accrue permettant aux superviseurs de comprendre les expositions des institutions financières qu’ils régulent, en encourageant les échanges de produits financiers standardisés et l’utilisation de chambres de compensation ; la régulation des agences de notation ; la refonte du système prudentiel ; et la création d’un superviseur européen indépendant logé auprès de la BCE.

Ah oui, du très très lourd, une sacrée réforme du système, ou je m’y connais pas !

Le changement d’administration américaine est une chance pour la réforme, avec un président beaucoup plus sensible au contexte international et une équipe d’économistes nettement plus compétente. Ceci dit, la fenêtre de tir pour obtenir des réformes est brève.

Purée, qu’est-ce que cela aurait été alors…

Source : LaDépêche.fr, 12/2008

Ces crises sont les symptômes d’une défaillance des institutions étatiques [12/2012]

Enjeux Les Echos – Quelles leçons les économistes tirent-ils de la crise ?
Jean Tirole – Tout d’abord, la crise financière de 2008 et la crise de l’euro ont toutes deux pour origine des institutions de régulation défaillantes : de supervision prudentielle dans le premier cas, de supervision des Etats dans le second. Dans les deux cas, le laxisme a prévalu tant que « tout allait bien » ; la prise de risque par les institutions financières et par les pays fut tolérée jusqu’à ce que le danger devienne trop évident. Contrairement à ce que l’on pense souvent, ces crises ne sont pas techniquement des crises du marché - où les acteurs réagissent aux incitations auxquelles ils sont confrontés et, pour les moins scrupuleux, s’engouffrent dans les brèches de la régulation pour bénéficier du filet de sécurité public – mais plutôt les symptômes d’une défaillance des institutions étatiques nationales et supranationales. [...]

Ah oui, c’est jamais la faute des marchés ou du système – c’est pas comme si le politique était à la botte du lobby financier actuellement…

L’efficience des marchés est-elle remise en cause ? Avec quels amendements ?
J. T. – La vision selon laquelle les économistes ont une confiance illimitée dans l’efficience des marchés financiers a trente ans de retard. [...]

Pour autant, ces recherches n’ont pas permis de prévoir la crise…
J. T. – Effectivement, si la recherche a fourni les clefs d’une compréhension des facteurs menant à la crise, elle a eu moins de succès à la prévenir. Ceci nous interpelle bien sûr. A mon avis, trois facteurs ont contribué à cet état de fait. Tout d’abord, la quasi-totalité des chercheurs n’a pas conscience de l’étendue des risques qui étaient pris, par exemple les engagements hors-bilan à travers les conduits, ou la taille et les corrélations des contrats de gré à gré.

Merde, ils ne savent pas lire les comptes annuels d’une banque (où figure AUSSI le hors bilan) ?

Consiel : au pire, qu’ils consultent 2 fois par an le site de la Banque des Règlements Internationaux :

encours mondial de produits dérivés OTC

Ensuite, la diffusion de ces nouvelles connaissances a été très parcellaire ; la faute en incombe à la fois aux chercheurs, qui n’ont pas toujours fait le nécessaire pour, et aux décideurs, parfois peu concernés par l’économie quand tout va bien. Enfin, quelques économistes exposés à des conflits d’intérêt ont parfois survendu les vertus des marchés de gré à gré, ou sous-estimé l’importance de la régulation financière.

Quelle est la « bonne finance » ? 
J. T. - La finance est un élément indispensable de l’économie : elle permet le développement des entreprises – PME, start-up, groupes du CAC40 – et leur offre la possibilité de couvrir leurs risques. Elle fait de l’intermédiation entre des épargnants peu informés et les emprunteurs. Enfin, elle participe à une réallocation des fonds disponibles vers les entreprises qui feront le meilleur usage de ces fonds.
Ceci dit, elle peut être dysfonctionnelle. Ici, il s’agit de bien distinguer entre la finance utilisée par des acteurs sophistiqués et ne présentant pas de dangers pour les petits épargnants et les deniers de l’Etat, et celle qui justement requiert une régulation attentive. Que Warren Buffett désire faire un pari sur un produit dérivé complexe ou une entreprise à risque n’est pas en soi un sujet d’inquiétude.

Ben voilà le souci : oui, les paris sur les prix de Warren Buffet, ça pose un GROS problème de stabilité, surtout quand avec ses amis, ils atteignent des dizaines de milliers de milliards de dollars de paris entrecroisés… Alors oui, il n’y a pas d’inquiétude quand tout va bien, mais c’est juste la faillite généralisée quand une grosse institution tombe…

C’est comme pour vous : aucun souci finalement à parier 100 000 € avec plusieurs fois avec plein de vos amis. Sauf si un fait faillite, et ne peut vous verser les 100 000, ce qui vous met en faillite, ce qui vous empêche de payer les 100 000 e que vous deviez, etc

Source : Les Echos, 1/12/2012

Je ne vois pas de crise mondiale grave [01/2012]

LE FIGARO.- Quelles sont les causes profondes de cette crise?

Jean TIROLE.- Je ne vois pas de crise mondiale grave, si ce n’est au niveau de l’environnement.

Énorme… Janvier 2012 !!!

La crise de la zone euro a deux causes principales.

L’existence de l’euro ?

D’abord, les pays les plus touchés font face à un double problème de dette et de compétitivité. N’ayant pas mis en œuvre les réformes structurelles

les réformes, les réformes, les réformes !

et ayant laissé les salaires augmenter beaucoup plus vite que la productivité, les pays d’Europe du Sud ont vu leur compétitivité considérablement réduite au cours de la dernière décennie.

C’était tellement imprévisible en plus après ces décennies de bonne gestion publique…

Grèce, Italie, Portugal, Espagne et Irlande ont perdu de 20 à 30% de compétitivité par rapport à l’Allemagne en dix ans. Ensuite, la crise s’explique par la faiblesse des institutions européennes. Le Conseil EcoFin, en charge du respect de la règle des 3% du PIB maximum pour le déficit budgétaire et 60% pour la dette publique, est trop politique et n’exerce pas une pression suffisante sur les États. De fait, aucune sanction n’a jamais été appliquée en dépit de 68 violations de la règle de déficit excessif. Il faut créer en Europe un contrôle budgétaire indépendant.

Comment résoudre ce problème de compétitivité?

Les options pour restaurer la compétitivité et l’emploi sont maigres et peu attrayantes. Une dévaluation nominale (une inflation élevée et une dévaluation de la monnaie, NDLR) est exclue en raison de la monnaie commune. Une désinflation compétitive, c’est-à-dire une réduction substantielle des prix et des salaires, nécessiterait beaucoup de coordination au sein de chaque pays et est peu imaginable en Europe du Sud. Enfin, une dévaluation fiscale (augmentation de la TVA et baisse des charges sur les salaires, NDLR) nécessiterait une augmentation drastique de la TVA dans des pays parfois déjà enclins à l’évasion fiscale.

Et… ?

L’Europe réagit-elle bien à cette crise?

Les institutions européennes ont eu une gestion discutable. Elles ont tenté de rejeter la responsabilité sur les marchés et les agences de notation, qui certes ne sont pas au-dessus de tout soupçon, mais ne sont pas à l’origine de la crise. Elles ont appliqué des stress tests cléments pour les banques. Enfin, les responsables politiques européens ont été indécis sur qui va payer la facture en cas de défaut souverain: les États ou le secteur privé?

Et… ?

Êtes-vous favorable à une règle d’or?

Ces règles sont utiles, même si elles soulèvent des questions complexes de conception et d’exécution. À cet égard, le sommet du 9 décembre 2011 est encourageant, car il appelle à une règle d’or contraignante, des sanctions automatiques et l’application par la Cour européenne de justice.

Faire condamner un État par la Cour de Justice, il trouve donc ça bien, et ne voit aucun problème politique…

Le plus important consiste à créer des conseils budgétaires indépendants, dont les avis sont respectés et servent de base aux prévisions budgétaires et à l’évaluation de la soutenabilité de l’endettement d’un pays. C’est ensuite aux cours constitutionnelles, telles que celle de Karlsruhe en Allemagne, de faire respecter ces règles. Ce qui exige de renforcer leur expertise économique.

Et oui, les “économistes” vont former les juges, c’est important, ils font n’importe quoi sinon…

L’une des clés pour la réussite d’une règle d’or est un soutien politique et populaire de la discipline budgétaire,

Bah oui, facile…

qui requière un effort soutenu dans la durée. Des pays comme la Suède, l’Allemagne ou le Chili bénéficient d’un large consensus en la matière et leurs réformes ont été en grande partie bipartisanes.

Comment sortir de la crise?

Avec la crise, la perte d’influence de l’Europe va s’accélérer, les pays émergents comme la Chine et l’Inde prenant de toute façon à terme une partie du leadership. Mais on peut être petit au niveau économique et se porter bien en termes de pouvoir d’achat! C’est le cas de la Suisse et de la Finlande. L’important est de donner confiance dans la capacité de l’Europe du Sud à relancer sa croissance. Nos pays doivent faire plusieurs types de réformes pour rééquilibrer leurs budgets. L’Europe du Nord a mené des réformes de compétitivité et des réformes du marché du travail sans casser la solidarité sociale: on a protégé le salarié et non le travail lui-même!

Une telle réforme du marché du travail suppose de remplacer CDD et CDI par un contrat unique offrant une flexibilité aux employeurs, qui parallèlement doivent être responsabilisés et payer une taxe de licenciement. Des réformes structurelles doivent encourager la concurrence dans quelques secteurs protégés cités dans le rapport de la commission Attali. Il faut aussi encourager notre économie de la connaissance basée sur la recherche, l’innovation et les savoir-faire. Ou on mène ces réformes et instaure en parallèle une discipline budgétaire, tant au plan national qu’européen, ou nos États risquent de perdre leur souveraineté en perdant leur statut d’emprunteurs fiables.

Une nouvelle théorie pourrait-elle naître des difficultés à donner des réponses à la crise?

La nouveauté théorique va être de comprendre quelle combinaison définir entre solidarité et responsabilisation des États européens. La nécessité d’instaurer cette nouvelle construction économique en Europe génère de nouvelles réflexions sur les mécanismes de solidarité étatiques: dans quelle mesure les États doivent-ils se porter garants les uns des autres? Est-ce qu’ils doivent émettre des obligations en partie communes? Quels mécanismes d’assurance devons-nous mettre en place avec le reste du monde? Nous travaillons à cette solidarité nouvelle des États européens.

Amen

Attention, le gars, il fait de la SCIENCE HUMAINE ECONOMIQUE, pas de la politique, hein !

Source : Le Figaro, 01/2012

Il faut aller plus loin dans les abandons de souveraineté [2012]

LA TRIBUNE - Quelles réflexions vous inspirent les récents développements de la crise de la dette en Europe?

JEAN TIROLE -  Sur cette question de la dette, on n’a pas voulu voir suffisamment tôt que la dette souveraine, contractée par les États, et la dette privée, contractée par les banques, devaient en fait être considérées comme un tout. La dette privée bancaire est en réalité de la dette publique : si les banques sont fragilisées, les États le sont aussi, et inversement. Or, pendant des années, nous n’avons raisonné, pour déterminer le niveau d’endettement des pays de la zone euro, que sur la dette souveraine. Les critères de Maastricht ne concernent que la dette publique et pas les dettes contingentes comme les retraites à verser ou la dette bancaire. S’ajoute à cela un problème de régulation : concernant la dette bancaire, cette régulation s’exerce au niveau des États.

Si un problème de surendettement des institutions financières survient, comme cela s’est produit en Espagne ou en Irlande, aucun autre État membre de la zone euro ne peut intervenir. Je vous rappelle que les difficultés de l’Espagne et de l’Irlande ont eu en partie pour origine une fragilité bancaire. Si le déficit irlandais est passé brutalement de 12% à 32% du PIB en 2010, c’est bien parce qu’il a fallu renflouer les banques. Je suis convaincu que c’est la première leçon que l’on va tirer de cette crise : il est nécessaire d’établir une régulation bancaire au niveau européen. Les dix-sept autorités nationales ont un budget limité, et n’ont pas des équipes capables de rivaliser avec celles des grandes banques. Elles peuvent aussi fermer les yeux face à une bulle immobilière ou autre. Tout cela plaide pour la constitution d’une seule autorité bancaire en Europe. Or, même si l’on a créé plusieurs institutions de niveau européen, comme l’Autorité bancaire européenne (EBA) ou le Conseil européen du risque systémique (ESRB), la supervision prudentielle des banques reste encore marquée par la règle du pays d’origine.

La régulation au niveau d’un État est un problème. Solution : la régulation au niveau du super État. Imparable…

LT – Que faire, alors?

JT – Il faut aller plus loin dans les abandons de souveraineté.

Attention, le gars, il fait de la SCIENCE HUMAINE ECONOMIQUE, pas de la politique, hein !

Des abandons consentis, gérés, qui vaudront mieux que des abandons contraints auxquels nous exposerait une crise financière majeure. Il faudrait créer des autorités budgétaires indépendantes qui fassent des prévisions de croissance réalistes, et qui analysent le budget et le hors-bilan de l’État grâce à des spécialistes de ces sujets. Et ces agences auraient pour mission d’informer le Parlement, l’opinion publique, le Conseil constitutionnel et la Cour de justice européenne. Ce type d’institution existe dans certains pays, comme la Suède, et n’a pas pour vocation de s’immiscer dans le détail des choix budgétaires, mais de veiller à ce que les grands indicateurs et le plan de marche de contrôle de la dette et des déficits soient suivis.

LT – Comment analysez-vous la stratégie de la Banque centrale européenne dans cette conjoncture?

JT – Elle n’a pas tellement de choix: à partir du moment où le système bancaire est fragilisé, elle doit maintenir les taux d’intérêt à des niveaux très bas. Les institutions financières dans leur ensemble ont beaucoup emprunté à court terme. Dans ces circonstances, toute remontée des taux aurait des effets catastrophiques. Et toutes les banques centrales sont dans cette situation.

Or, cela a un coût. Un taux de 0% n’est pas un taux naturel. Il provoque une redistribution très forte vers les emprunteurs au détriment des épargnants ; et il encourage les institutions financières à emprunter à très court terme, pérennisant la situation de fragilité du système financier.

Elles n’ont pas le choix, mais ce n’est pas le bon. J’adore ce système…

LT – Comment sortir de cette situation?

JT – Il est nécessaire que la confiance revienne en Europe et dans la zone euro.

Y’a qu’à, la situation est rose, et en plus, on est bien gouvernés…

C’est la seule façon de faire diminuer les « spreads ». Des spreads maintenus de 6 à 10 % au sein de la zone euro, c’est la faillite assurée.

Du béton ce système, on vous dit !

Cela affecterait en effet la solvabilité d’un certain nombre d’États, comme l’Italie, dont les fondamentaux économiques ne sont pas mauvais (hormis certains aspects structurels comme l’absence de réforme du marché du travail) mais qui serait emportée si les taux auxquels elle emprunte restaient élevés ou se mettaient à monter.

Mais à part ça, les fondamentaux sont géniaux !

En fait, pour un certain nombre de pays, les crises de liquidité (l’accroissement mécanique de l’endettement sous l’effet de spreads élevés) et de solvabilité s’ajoutent.

LT – Vous parlez de confiance et non de croissance?

JT – La croissance est nécessaire, tout le monde est d’accord là-dessus.

T’as raison Gaston !

Un génie visionnaire le gars…

Ce qui est moins clair, c’est le type d’outils que l’on utilise. On aura beau manier dans tous les sens les concepts d’euro-obligations ou de « project bonds », il faudra bien à un moment ou à un autre, contrôler l’endettement et engager des réformes structurelles, par exemple du marché du travail.

Les réformes, les réformes, les réformes…

Vous notez, pour notre génie national, en fait, il n’y a qu’un problème : le fait de ne pas pouvoir mettre les gens dehors du jour au lendemain – les USA nous montrant au quotidien à quel Eden on aboutit quand enfin, on a REFORMÉ. Tous les autres problèmes sont tout à fait marginaux à côté, comme :

Globalement, on peut dire que l’Europe du nord est beaucoup plus flexible, elle protège moins l’emploi que la personne alors que l’Europe du sud est dans une logique totalement contraire, ce qui explique les taux de chômage très importants et surtout le chômage de longue durée. Bien sûr, ce sont des réformes difficiles à réaliser, surtout lorsqu’il faut les faire en pleine crise économique. Mais cela n’empêche pas de s’engager à les mettre en oeuvre, dans une période de temps raisonnable, de trois ou quatre ans. On pourrait ainsi imaginer, comme je l’ai proposé il y a déjà quelque temps dans un rapport écrit avec Olivier Blanchard [l'économiste en chef du FMI, ndlr] d’imposer à l’entreprise qui licencie d’acquitter une taxe basée sur la durée au cours de laquelle le salarié concerné reste au chômage.

LT – Que voulez-vous dire quand vous parlez de protéger le salarié et non l’emploi?

JT – Aujourd’hui, en France, l’employeur ne paye pas le coût du chômage pour les Assedic quand il licencie, mais il le paye pour les autres entreprises qui licencient. Par ailleurs, on a donné au juge un pouvoir d’appréciation sur les licenciements, alors qu’il n’a pas l’information pour se substituer au dirigeant d’entreprise. Une taxe de licenciement aurait donc une triple vertu?: celle de responsabiliser les entreprises en faisant payer les cotisations chômage aux entreprises qui licencient plutôt qu’à celles qui gardent les salariés, celle d’arrêter de confier une mission impossible aux prud’hommes et tribunaux, et celle d’obliger l’entreprise à former ses salariés de telle sorte qu’ils restent le moins de temps possible au chômage quand un licenciement est nécessaire nos institutions encouragent la création de CDD et découragent celle de CDI ; elles sont défavorables à l’emploi.

Crime de lèse majesté, et en plus, ils sont cons ces juges…

LT – Pour revenir à la confiance au sein de la zone euro, quelle est votre opinion sur les euro-obligations?

JT – Une euro-obligation, c’est une obligation souveraine assortie d’une responsabilité mutuelle de rembourser les investisseurs. Si l’un des États fait défaut, les autres payent. Il est certain qu’une garantie européenne sur la dette souveraine aurait des vertus. Les euro-obligations sont une piste. [...] . Dans les circonstances actuelles, l’Allemagne porterait en quelque sorte le risque ultime

une piste pour la guerre en Europe ?

LT – On parle beaucoup d’une troisième opération de refinancement à long terme de la BCE, qui pourrait être annoncée le 6 juin pour apaiser les tensions en Europe du sud. Quel bilan tirez-vous de ces opérations de LTRO? Jusqu’où et combien de temps la BCE peut-elle intervenir ainsi?

JT – Il n’y a malheureusement pas d’autre solution dans le court terme.

Pas d’alternative ! Arrêtez de voter d’ailleurs braves gens, c’est dangereux…

Il faut gagner du temps et mettre en oeuvre les réformes nécessaires.

les réformes, les réformes, les réformes…

Mais c’est aussi une solution de facilité qui repousse les échéances tout en augmentant le risque pour les contribuables européens, garants implicites des pertes de la BCE. Se pose la même question que pour les euro-obligations : quel sera l’intérêt de l’Allemagne et de l’Europe du nord de venir toujours plus à la rescousse des pays de l’Europe du sud?

Et… ?

La volonté politique de construction européenne, essentiellement, ainsi que des intérêts économiques dans les pays exposés expliquent que bon gré mal gré l’Allemagne ait fait jusqu’ici preuve de solidarité.

euh, en prêtant un peu d’argent, sans en donner ? solidarité ?

Il est difficile de prédire jusqu’où elle acceptera d’aller. Mais le scénario inquiétant est très clairement celui de défaillance d’un grand pays (Espagne ou Italie) entraînant toute l’Europe du sud dans une tourmente que même l’Allemagne ne saurait arrêter en se portant garante.

du béton ce système !

Même en excluant le scénario catastrophique d’une sécession monétaire de l’Europe du nord, la BCE serait alors obligée de permettre à l’Europe une monétisation de sa dette, avec des effets très défavorables pour les ménages les plus modestes et une perte de crédibilité sérieuse pour tous nos pays.

LT – Comment voyez-vous l’avenir de la zone euro?

JT – Je suis convaincu que l’Europe a davantage besoin de discipline à long terme que d’austérité à court terme.

Oh oui, fais nous rêver Jeannot !

L’austérité peut conduire à des conséquences très dommageables, compte tenu des taux de croissance actuels et du nombre de chômeurs. Mais, les promesses faites par les hommes politiques de revenir à une discipline budgétaire stricte dans les quelques années qui viennent manquent de crédibilité, d’où l’insistance d’organisations comme l’Union européenne ou le FMI de voir la mise en oeuvre de plans contraignants.

Le véritable défi que doivent relever les pays européens, c’est de convaincre les investisseurs qu’ils sont réellement décidés à opérer des réformes structurelles.

les réformes, les réformes, les réformes ! (euh, mais lesquelles au fait ?)

Ainsi les pays de la zone euro doivent-ils aussi accepter de tirer les leçons de l’échec du Pacte de stabilité et de croissance en acceptant des abandons de souveraineté, par le biais de la création d’autorités budgétaires totalement indépendantes et d’une régulation financière et bancaire au niveau européen.

Pour ceux qui n’auraient pas compris… Donc le pouvoir aux experts en Europe !

Source : LaTribune, 2012

Laurent Mauduit sur Mediapart, 13/10/2014

“Il y a une autre explication à la déception que ressentiront beaucoup d’économistes, qui tient à la personnalité même du récipiendaire. Car Jean Tirole est à l’origine – et toujours à la direction– de l’École d’économie de Toulouse, qui est la tête de pont au sein de l’université française des courants de pensée libéraux ou ultralibéraux en économie. Plus que cela! C’est lui, effectivement, qui a joué les précurseurs pour inviter la monde de la finance à sponsoriser la recherche économique.”

Jean Tirole publié par les-crises

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P.P.S. bien sûr, les journaux ne se sont pas appesantis sur tout ça :

Libération

Le Monde en pâmoison (si c’est le Nobel qui le dit !) :

:

Macron aussi (il nous prend encore pour des couillons avec sa régulationdesmarchés) :

:

Source: http://www.les-crises.fr/hommage-jean-tirole/


Les bienfaits de la “répression financière”, par Jacques Sapir

Friday 5 February 2016 at 02:49

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 20-01-2016

La politique et le système de financement adoptés par la France au sortir de la seconde guerre mondiale constituent aujourd’hui une référence alors que les pays occidentaux se trouvent plongés dans une situation de stagnation, et pour certains de dépression, et que l’on constate l’inefficacité grandissante de la politique monétaire traditionnelle qu’elle soit « orthodoxe » ou qu’elle utilise des moyens considérés comme « hétérodoxes » (les « assouplissements » monétaires successifs).

Le paradoxe entre l’existence d’une situation dite de « répression financière », que l’on associe en général avec un faible développement des institutions financières, et la présence d’une forte croissance apparaît comme évident quand on regarde l’histoire économique de la France durant ce qu’il est convenu d’appeler les « 30 glorieuses »[1]. La littérature en langue anglaise portant sur cette période tend à ignorer les structures de financement très particulières qui furent employées à cette époque[2]. Mais, il est aussi remarquable que dans leur étude importante sur cette question, trois auteurs majeurs français ignorent tout aussi bien le rôle des structures financières et bancaires de cette époque[3]. Pourtant, l’importance de ces structures pour la croissance a été largement décrite et étudiée[4]. Des auteurs ont insisté en particulier sur la dépendance de la croissance par rapport aux institutions financières[5].

En fait, les seules études qui ont porté sur la France se sont focalisées sur les aspects négatifs de ce que l’on appelle la « Répression Financière » et insistent sur les coûts d’opportunités des contrôles de capitaux et des limites apportées à l’endettement[6]. Ces études assument que le développement du crédit fut « tiré » par la croissance. Mais, aucune de ces études ne repose sur une analyse précise des institutions de financement et de leurs effets sur la croissance française de cette période. En fait, ces études semblent largement fondées sur un a-priori normatif, la « Répression Financière » ne peut pas créer un cadre favorable à la croissance, bien plus que sur une étude objective de la situation. Il est intéressant de constater que ce sont des spécialistes de science politique qui vont au contraire insister sur le lien entre les mesures de soutient à l’investissement qui peuvent se développer grâce à la « Répression Financière » et le développement rapide de branches entières de l’industrie[7].

 Qu’appelle-t-on la « Répression Financière » ?

Le terme de « Répression Financière » est en réalité mal choisi. On réprime des individus ou des populations mais pas un phénomène général, comme les institutions financières. Derrière ce terme se cache un a-priori normatif en faveur d’une sphère financière dérégulée ou plus exactement dérèglementé. Ce terme exprime en réalité une préférence pour le « tout marché » dans le domaine financier. Or, ce qui caractérisait bien le contexte financier de 1948 à 1975 ce fut au contraire l’existence d’une forte réglementation.

Rappelons en les principales caractéristiques. Le système bancaire fut à cette époque obligé de détenir des obligations du gouvernement pour permettre au gouvernement de budget de financer les déficits à un faible coût; le développement des marchés boursiers était faible et il fut en pratique découragé. Le système bancaire devait faire face à des plafonds de taux d’intérêt, plafonds qui étaient fixés par l’Etat, afin d’éviter la concurrence avec le secteur public de collecte de fonds. Il faut rappeler que, dans cette période, les banques de dépôts avaient été nationalisées, même si dans leur gestion quotidienne, elles bénéficiaient d’une très large autonomie. Les règlements incluaient donc des plafonds de taux d’intérêt, ainsi que des mécanismes de répartition obligatoire et des plafonds de crédit que les banques devaient respecter. La présence de fortes réserves, constituait également l’un des instruments de la politique monétaire. Ce système n’était possible que dans la mesure où le gouvernement détenait ou contrôlait les principales banques nationales et les institutions financières (Caisse des Dépôts, Crédit National[8]etc…). Par ailleurs, il convient de signaler que le transfert des actifs à l’étranger avait été limité par l’imposition de contrôles des capitaux[9]. Inutile de dire que ces traits étaient communs dans l’Europe de l’Ouest mais aussi au Japon et en Asie du Sud-Est à l’époque (et même jusqu’aux année 1990 pour le Japon et l’Asie[10]) et qu’ils caractérisent toujours de nombreux pays en développement.

Or, après une période où l’idée même de contrôles de capitaux fut considérée comme une véritable hérésie économique, et l’on pouvait observer un fort mouvement de déréglementation dans la sphère financière[11], on assiste depuis maintenant plus d’une dizaine d’année à un véritable retournement d’opinion[12], en particulier au sein du FMI[13]. Ce retournement conduit certains auteurs à se prononcer pour des contrôles de capitaux dans certaines situations. Ceci traduit une prise de distance par rapport au « marché financier » et à la déréglementation financière dont on mesure mieux aujourd’hui les effets destructeurs. Ceci nous ramène à la problématique du développement, qui s’avère être autrement plus complexe que ce que les partisans d’un libre-échange généralisé et d’une libération financière absolue veulent bien dire. Les travaux d’Alice Amsden[14], Robert Wade[15] ou ceux regroupés par George Helleiner[16]montrent que dans le cas des pays en voie de développement le choix de politiques nationales de développement et d’industrialisation[17], fournit des taux de croissance élevés.

Le paradoxe de cette situation est que la France obtint alors des taux de croissance, que ce soit en matière de PIB ou dans la production industrielle, parmi les plus élevés, alors que le taux d’auto-financement était parmi les plus faibles des pays développés[18]. Voilà qui pose la question : le système de financement, et plus généralement les institutions financières spécifiques, de la France a-t-il permis de répartir les fonds de manière plus efficace que le marché financier et ainsi de permettre cette forte croissance ?

 Les succès d’un modèle de financement dirigiste

Cette question donc de la relation entre un faible taux d’auto-financement, des marchés financiers réduits à leur plus simple expression, et la capacité néanmoins de diriger vers l’industrie, et en particulier vers des industries innovantes, des flux de financement, doit être abordée à partir d’une description des mécanismes alors mis en place. Ces mécanismes s’intègrent dans ce que l’on a appelé la « planification à la française », système certes très éloigné de la planification centralisée du modèle soviétique, mais qui aboutissait néanmoins à la fois à la constitution d’anticipations convergentes chez les différents acteurs économiques et à la capacité de l’Etat de diriger le flux de financement et de créer certaines de ces anticipations.

De nouvelles institutions de réglementation et le Conseil National du Crédit[19] furent donc créés à partir de 1945 afin de veiller à ce que l’attribution de crédit serve en priorité les industries ou les secteurs considérés comme des priorités nationales. Le CNC pouvait influencer la politique des taux d’intérêt et du réescompte de la Banque de France[20]. Si le CNC ne fixait pas directement des volumes de crédit suivant les différents secteurs de l’économie, il pouvait cependant influencer de manière importante la répartition des capitaux entre ces secteurs[21]. L’idée étant qu’une planification fonctionnant par incitations et concertation est naturellement plus efficace qu’une planification fonctionnant uniquement par la contrainte. Mais, l’élément de contrainte était cependant présent dans certaines des mesures prises par le CNC. De fait, cet organisme fut le véritable « Etat-Major Général » du financement de l’économie française, et tant la Banque de France, les banques de dépôts (largement nationalisées) et les différentes sociétés financières tant privées que publiques lui furent soumis. Le rôle du CNC ne peut se comprendre que si l’on a en mémoire le mouvement de nationalisation du crédit de l’époque[22]. La nationalisation de crédit ne fut pas conçue comme un synonyme de la nationalisation du système bancaire même si les quatre grandes banques commerciales ainsi que la Banque de France furent nationalisées en Décembre 1945. Cette expression signifie que l’État a dû organiser un réseau d’institutions publiques et privées ainsi que les organismes de contrôle qui garantissent que le crédit serve bien à financer les priorités économiques et sociales nationales[23].

L’idée de base était que les industriels français puissent recevoir suffisamment de crédit pour investir et d’accroître leur productivité et la croissance[24]. Il convient d’ailleurs de ne pas oublier qu’à l’époque la France connaît une démographie déprimée, conséquence des effets de long terme de la guerre de 1914-1918 et de la seconde guerre mondiale. Une forte croissance n’est possible qu’avec des gains de productivité importants. Par ailleurs, l’une des leçons tirées du désastre de juin 1940 par les élites politiques issues de la France Libre et de la Résistance fut que l’une des causes de ce désastre était la trop faible industrialisation du pays. Se constitua donc entre 1943 et 1946, en particulier à travers le Programme du Conseil National de la Résistance, un large consensus allant des communistes aux gaullistes (qui sont à l’époque assimilés à la droite extrême) autour de l’idée qu’une forte industrialisation est nécessaire pour la survie du pays. Ce consensus explique la constitution d’une large sphère financière publique, sphère dans laquelle les banques de dépôts, les établissements de crédit spécialisés semi-publics et la Banque de France ont joué un grand rôle en donnant aux secteurs prioritaires un accès au crédit à moyen et long terme. Ce crédit est rapidement apparu essentiel pour financer le développement de l’industrie. Il s’agissait alors de financer une expansion au lieu de financer seulement les factures commerciales et la trésorerie des entreprises.

Ces nouvelles institutions furent donc conçues pour favoriser le développement financier alors que l’économie faisait face à des contraintes de crédit qui n’étaient pas susceptibles d’être assouplies sans une puissante intervention publique. La comparaison avec la situation actuelle de la Russie s’impose à l’évidence.

L’épargne était relativement faible après la guerre et l’Etat ne croyait pas en la capacité du marché libre pour réaliser ce que l’on appelle la « transformation », c’est à dire transformer des dépôts (nécessairement à court terme) en des prêts à long terme. L’avis des grands administrateurs de cette époque était que les banques avaient besoin d’incitations ainsi que de meilleures informations pour pouvoir financer l’investissement à moindre coût et que, finalement, « les prêts feraient les dépôts », autrement dit que ce fort crédit initial constituerait la condition d’une hausse des revenus, tant pour les entreprises que pour les ménages, et que cette hausse des revenus se transformerait en épargne. Si l’on veut user d’un anachronisme et décrire dans les mots d’aujourd’hui ces comportements de hier nous dirons que l’intervention publique répondait à un problème de coordination (et en particulier de coordination temporelle) comme on l’a vu dans un certain nombre de pays de l’Asie du Sud-Est[25]. Par ailleurs, il apparaît aujourd’hui évident que ces institutions financières très spécifiques constituaient un « optimum de second rang »[26]. Ces institutions avaient donc les caractéristiques qui en faisaient les meilleures institutions possibles dans un environnement réel et donc « imparfait » du point de vue théorique[27]. Ce système a permis à la France, dans des conditions où l’épargne était faible et où l’économie faisait face à de multiples contraintes, de fonctionner de manière très performante[28].

 Les résultats

Ce système institutionnel produisit des résultats spectaculaires. Eric Monnet les décrit dans plusieurs publications[29]. Ainsi, le taux marginal d’efficacité du capital est-il positivement corrélé avec les crédits alloués[30]. On constate ainsi que la politique monétaire n’a pas eu d’impact significatif sur le crédit (à long terme) dans les 12 secteurs à forte intensité où le crédit était parmi les facteurs les plus protégés par les instructions du Commissariat au Plan et du CNC (métallurgie, sidérurgie, le pétrole, les transports, l’électricité, etc. .). Ceci confirme que quantitativement les contrôles de crédit furent utilisés par la Banque de France en tant que dispositif visant à favoriser une sélectivité des crédits et donc de permettre une allocation prioritaire. Ce résultat montre combien fut décisif le crédit d’investissement pour le développement de l’économie française et pour son chemin de croissance. Ce type de crédit fut tout d’abord principalement accordé par le Trésor, via des subventions ou des crédits à long terme, ainsi que par les établissements de crédit semi-publics et la Banque de France (à travers le réescompte) avant que les banques commerciales n’entrent en jeu. Ces banques commerciales, qui étaient massivement privées, ont également commencé à prêter à plus long terme à la fin des années 1950, relayant ainsi l’action du secteur public. L’évolution observée de crédit est également compatible avec les témoignages des acteurs de l’époque. Ces témoignages montrent que le gouvernement et la Banque de France ont limité le crédit à l’agriculture et aux petites entreprises dans les années 1950 afin de pousser la réaffectation de la main-d’œuvre vers les secteurs industriels

Une particularité du système bancaire français d’après-guerre fut que le Trésor et la Banque de France (à travers le taux du réescompte) étaient les prêteurs les plus importants dans les années 1950. Ils jouèrent un rôle essentiel durant la décennie allant de 1948 à 1959 pour « lancer » le système et créer la confiance des acteurs privés. Ils furent remplacés par les banques et établissements de crédit spécialisés dans les années 1960. Mais, une telle évolution n’a pas réduit nécessairement la capacité de l’Etat à intervenir dans l’allocation de crédit par d’autres moyens tels que des recommandations et des exemptions de contrôle ciblés pour certains secteurs[31]. En ce sens, on peut considérer que, directement (via la Trésor et la Banque de France) ou indirectement (par le CNC et les réglementations), l’Etat eut la haute main sur le financement de l’investissement, tant public que privé, en France[32]. Il n’est donc pas exagéré de parler de l’Etat-banquier.

Il est clair qu’un tel système où banques et des établissements de crédit spécialisés jouaient un rôle majeur ne laissait pas beaucoup de place pour le développement du marché financier. Néanmoins, les marchés boursiers et obligataires français se reconstruisirent très rapidement pendant les années 1950, notamment grâce à l’émission d’obligations par les grandes entreprises nationalisées et par établissements de crédit spécialisés qui se finançaient essentiellement sur le marché obligataire. Néanmoins, à partir de la décennie des années 1960, les différents indices boursiers décrurent régulièrement[33]. Les marchés financiers ne fournirent jamais plus de 10% du financement de long terme de l’économie française, que ce soit en actions ou en obligations[34]. Pourtant, et contrairement à ce que prétendait la doxa libérale, la France connut à cette époque non seulement sa plus forte croissance mais un développement qualitatif important de son industrie dont le meilleur (mais non le seul) exemple fut la reconstruction d’une industrie aéronautique à haute performance et le développement d’un secteur spatial. Cette dimension qualitative du développement est certainement le point le plus important qu’il convient de garder à l’esprit.

 Conclusions

Ces leçons sont aussi confirmées par la trajectoire des pays de l’Asie du Sud-Est, et en particulier, le Japon, la Corée du Sud et Taiwan. Ces trajectoires confirment qu’une situation de forte réglementation du secteur financier, situation qui peut inclure des contrôles de capitaux, une nationalisation d’une partie du secteur bancaire, mais aussi une politique agressive menée par le Trésor public et par la Banque Centrale, peut être extrêmement favorable au développement économique et industriel. Ceci confirme ce que l’on peut trouver dans les travaux de Dani Rodrik[35]. Les différents auteurs qui ont travaillés sur le développement économiques des pays d’Asie soulignent cinq conditions préalables qui ont contribué au succès de l’Asie de l’Est[36]: une politique de crédit qui devrait viser à atteindre les externalités positives plutôt que d’aider sans conditions industries en déclin, le fait que les entreprises doivent jouir d’une indépendance managériale sans interventions des créanciers et dans le cas des entreprises publiques que ces dernières ne doivent recevoir que des instructions générales de l’Etat et être libre de leurs choix de gestion, que l’Etat doit veiller à ce que les prêts sont remboursés, que la communication entre intervention publique et le secteur privé est effectivement essentielle et notamment la collecte et la diffusion de l’information sur les marchés, et que les taux d’intérêt réels devraient être positifs (ce qui nécessite une stabilité du taux d’inflation). Il faut noter ici que, dans le cas de la France, les taux d’intérêts réels furent très bas, et même négatifs, pendant une partie de cette période. Il est donc possible que cette dernière condition ne soit pas nécessaire. En fait, l’une des conditions absolument essentielle est que la politique de financement soit pensée et intégrée comme une partie prenante de la politique de développement, et qu’elle soit à son service[37]. Cela implique que la politique monétaire ne peut être au seul service de la banque et de la finance, que des politiques comme celle du « ciblage de l’inflation », doivent être soumises à l’impératif du développement. De ce point de vue, le retour vers des politiques de développement inspirées par les expériences tant françaises que de l’Asie du Sud-Est, implique une véritable révolution culturelle.

[1] Carré, J., Malinvaud, E. & Dubois, P. (1972), La Croissance française , un essai d’analyse

économique causale de l’après-guerre, Le Seuil, Paris

[2] Crafts, N. F. R. & Toniolo, G. (1996), Economic growth in Europe since 1945, Cambridge

University Press. Eichengreen, B. J. (2006), The European Economy Since 1945: Coordinated Capitalismand Beyond, Princeton University Press. Eichengreen, B. & Ritschl, A. (2009), ‘Understanding west German economic growth inthe 1950s’, Cliometrica, Vol. 3(3), pp. 191-219

[3] Carré, J., Malinvaud, E. & Dubois, P. (1972), La Croissance française , un essai d’analyse

économique causale de l’après-guerre, op.cit..

[4] Rousseau, P. L. & Sylla, R. (2001), ‘Financial systems, economic growth, and globalization’,

NBER Working Paper Series, Cambridge, MA., No. 8323

[5] Rajan, R. G. & Zingales, L. (1998), ‘Financial dependence and growth’, in The American

Economic Review vol. 88, n°(3), pp. 559-586 et Rousseau, P. L. (2002), ‘Historical perspectives on financial development and economic growth’, National Bureau of Economic Research, Cambridge, MA., Working Paper Series No. 9333

[6] Saint-Paul, G. (1994), ‘Monetary policy in economic transition: Lessons from the french

post-war experience’, in European Economic Review, Vol. 38(34), pp. 891-898. Voth, H. (2003), ‘Convertibility, currency controls and the cost of capital in Western Europe, 1950-1999’, in International Journal of Finance & Economics, Vol. 8, n°(3), pp. 255-276.

[7] Bonoldi, A. & Leonardi, A., edits. (2009), Recovery and development in the European

periphery (1945-1960), Duncker & Humblot, Bologna. Loriaux, M. M. (1991), France after hegemony, Cornell University Press.

[8] Crédit national 1919-1969, Paris, Havas-Conseil, 1969.

[9] Wilson, J. S. G., (1957), French banking structure and credit policy., Bell, Londres ; Loriaux, M. M. (1991), France after hegemony, op.cit..

[10] Wade, R. (1992), Governing the Market, Princeton University Press.

[11] Comme avec le le Gramm-Leach-Bliley Act de 1999 aux Etats-Unis, dont le texte est disponible sur le site de la Federal Trade Commission :

www.ftc.gov/privacy/privacyiitiatives/financial_rules.html .

[12] Retournement induit par la crise des pays émergents de 1997-2000. Voir : Vegh C.A., (2004), « When It Rains, It Pours: Pro-Cyclical Capital Flows and Macroeconomic Policies », IMF Working Paper, Washington (D. C.), FMI.

[13] Ostry J. et al., (2010), « Capital Inflows: The Role of Controls », IMF Staff Position Note, Washington (D. C.), FMI.

[14] A. Amsden, Asia’s Next Giant, New York, Oxford University Press, 1989.

[15] R. Wade, Governing the Market, op.cit..

[16] G. K. Helleiner (dir.), Trade Policy and Industrialization in Turbulent Times, Londres, Routledge, 1994.

[17] Voir C.-C. Lai, « Development Strategies and Growth with Equality. Re-evaluation of Taiwan’s Experience », Rivista Internazionale de Scienze Economiche e Commerciali, vol. 36, n° 2, 1989, p. 177-191.

[18] Hautcoeur, P. (1999), ‘L’autofinancement: questions de méthode et tentative de cadrage

macro-économique pour la France (1914-1990)’, in Entreprises et histoire (22), pp. 55-77

[19] Le CNC fut Organisme créé en 1945, lors de la nationalisation de la Banque de France. Le Conseil national du crédit détenait un pouvoir réglementaire sur l’appareil bancaire français et pouvait donner son avis sur toutes les structures concernant la distribution du crédit. Par la loi bancaire du 29 janvier 1984, il a été dessaisi de ses attributions réglementaires au profit du Comité de la réglementation bancaire et du Comité des établissements de crédit. La loi du 2 décembre 1945 « relative à la nationalisation de la Banque de France et des grandes banques et à l’organisation du crédit » a créé le Conseil national du crédit (CNC) et a défini ses fonctions.

[20] Andrieu, C. (1984), ‘A la recherche de la politique du crédit, 1946-1973’, in Revue Historique, vol.

271, n°(2), pp. 377-417

[21] Wilson, J. S. G., (1957), French banking structure and credit policy., op.cit.

[22] Andrieu, C. (1984), ‘A la recherche de la politique du crédit, 1946-1973’, Revue Historique, vol.

271, n°(2), pp. 377-417. Feiertag, O. (2006), Wilfrid Baumgartner : Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs, Comité pour l’Histoire économique et financière, Paris. Margairaz, M. (1991), L’Etat, les finances et l’économie : histoire d’une conversion, 1932-1952, CHEFF, Paris.

[23] Kuisel, R. F. (1983), Capitalism and the state in modern France: renovation and economic

management in the twentieth century, Cambridge University Press, Cambridge – New York. Nord, P. G. (2010), France’s New Deal: From the Thirties to the Postwar Era, Princeton University Press Princeton, NY.

[24] Bouvier, J. (1979), L’investissement et son financement en France, 1945-1952, in Actes du

colloque: Le rôle des capitaux publics dans le financement de l’Europe occidentale, Bruylant, Bruxelles

[25] Rodrik, D., Grossman, G. & Norman, V. (1994), ‘Getting interventions right: How South

Korea and Taiwan grew rich’, in Economic Policy vol. 10, n°(20), pp. 55-107.

[26] Lipsey R.G., and Kelvin Lancaster, The Review of Economic Studies , Vol. 24, No. 1 (1956 – 1957), pp. 11-32.

[27] Rodrik, D. (2008), ‘Second-Best institutions’, in The American Economic Review, vol. 98, n°(2), pp. 100-104.

[28] Acemoglu, D., Aghion, P. & Zilibotti, F. (2006), ‘Distance to frontier, selection and

economic growth’, in Journal of the European Economic Association, vol. 4, n°(1), pp. 37-74

[29] Monnet E., (2013), Financing a Planned Economy: Institutions and Credit Allocation in the French Golden Age of Growth (1954-1974), BEHL WORKING PAPER SERIES, WP-2013-02, Berkeley CA. Idem, (2014), “Monetary policy without interest rates. Evidence from France’s Golden Age (1948-1973) using a narrative approach”, in American Economic Journal: Macroeconomics , Octobre, Vol. 6, n°(4), pp. 137–169.

[30] Monnet E., (2013), Financing a Planned Economy: Institutions and Credit Allocation in the French Golden Age of Growth (1954-1974, op.cit., p. 8-9.

[31] Monnet, E. (2011b), ‘Monetary policy without interest rates. the impact of credit control

during french golden age, 1945-1973’, PSE Working paper, Paris.

[32] Quennouëlle-Corre, L. (2000), La direction du Trésor : 1947-1967 : l’État-banquier et la

croissance, CHEFF, Paris.

[33] Marnata, F. (1973), La bourse et le financement des investissements, A. Colin, Paris.

[34] Quennouelle-Corre, L. (2005), ‘The state, banks and financing of investments in france

from world war II to the 1970s’, in Financial History Review, vol.12 n°(01), pp. 63-86.

[35] Rodrik, D., Grossman, G. & Norman, V. (1994), ‘Getting interventions right: How south

korea and taiwan grew rich’, op.cit.

[36] Vittas, D. & Cho, Y. J. (1995), Credit policies : lessons from east asia, Technical report,

The World Bank, Washington DC, Wade, R. (1992), Governing the Market, op.cit.. Arestis, P. & Demetriades, P. (1997), ‘Financial development and economic growth: assessing the evidence’, in The Economic Journal vol. 107, n°(442), pp. 783-799. Calomiris, C. W. & Himmelberg, C. P. (1995), Government credit policy and industrial performance : Japanese machine tool producers, 1963-91, Technical report, The World Bank, Washington DC.

[37] Okimoto D, T.Sugano, F.B.Weinstein, (1984), Competitive Edge , Stanford University Press, Stanford, CA. Amsden A. (1989), Asia’s Next Giant: South Korea and Late Idustrialization, Oxford University Press, Oxford et New York.

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 20-01-2016

Source: http://www.les-crises.fr/les-bienfaits-de-la-repression-financiere-par-jacques-sapir/


George Friedman : l’Union Européenne est de moins en moins fiable et prévisible

Friday 5 February 2016 at 01:55

George Friedman est un politologue américain. Il est le fondateur et le dirigeant de la société de renseignement Stratfor. C’est une voix très proche du pouvoir américain…

Source : EurActiv.com, le 15/01/2016

George Friedman [Georgi Gotev]

Les États-Unis sont un partenaire de l’Europe, mais ne peuvent plus s’appuyer sur l’OTAN pour porter cette relation, déclare George Friedman à EurActiv dans une interview exclusive.

George Friedman est un chercheur américain en sciences politiques et un écrivain. Ancien officier supérieur du renseignement, il a fondé Stratfor et en a été le contrôleur financier ainsi que le président. Il a récemment vendu ses parts dans Stratfor et créé Geopolitical Futures, une nouvelle société dédiée à l’analyse mondiale.

Friedman discute avec Georgi Gotev, rédacteur en chef d’EurActiv.

A quoi ressemble l’Europe vue de l’autre côté de l’Atlantique ?

En premier lieu, les États-Unis considèrent l’Europe dans le cadre beaucoup plus large de l’Eurasie. Donc nous avons à présent une crise qui s’étend du Pacifique à l’Atlantique. Les Chinois sont en crise, la Russie est en crise, le Moyen-Orient est plongé dans une crise terrible et désormais l’Europe est en crise elle aussi. Nous faisons donc face à une situation dans laquelle une zone peuplée de 5 milliards d’habitants se transforme d’une manière que nous ne pouvons pas prévoir.

Un Américain envisage ceci non comme la seule Europe, mais comme une série plus générale de problèmes. Il existe de nombreux points de vue américains sur l’Europe, mais le mien est que l’Union Européenne a échoué, sans qu’il existe d’alternative claire. Nous constatons cet échec dans la crise des migrants, que nous ne considérons pas comme un problème très important car il s’agit d’un déplacement représentant moins de 0,5% de sa population, mais l’Europe est incapable de prendre une décision sur la manière de la traiter.

Il ne s’agit pas d’un problème insurmontable. Vous pouvez choisir d’empêcher quiconque d’entrer, et prendre des mesures pour interdire ces déplacements, ou vous pouvez choisir de les intégrer et faites ce qu’il faut pour y arriver. C’est l’incapacité européenne à prendre une décision qui représente, du point de vue américain, le cœur du problème.

Cela pose problème parce que les États-Unis sont des partenaires de l’Europe. Tout aussi importante que l’Union Européenne, et totalement absente du débat, l’OTAN : les tensions qui existent entre les pays qui forment l’Union Européenne se font également jour au sein de l’OTAN. Ainsi, nous avons par exemple une relation avec les Français, une relation avec les Anglais, une relation très différente avec les Allemands et une relation totalement différente avec les Polonais. Nous ne pouvons plus penser l’OTAN comme le vecteur de notre relation avec l’Europe.

Ce n’est pas une situation catastrophique pour les États-Unis, mais cela nous pose problème au Moyen-Orient, et avec la Russie, et nous considérons les Européens comme de moins en moins fiables et prévisibles.

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George Friedman : L’Union Européenne continuera d’exister et sombrera dans l’insignifiance

Vous venez d’évoquer la Russie. J’ai lu dans Geopolitical Futures que vous envisagez un accord sur l’Ukraine en 2016. Pouvez-vous developer ?

J’envisage une forme d’accord sur l’Ukraine en 2016. La raison fondamentale en est que ni les Russes, ni les Américains ne sont prêts à s’affronter en Ukraine.

Les Russes sont intervenus en Syrie pour faire plaisir aux Américains parce que les Américains ne peuvent ni ne veulent se débarrasser d’Assad, et la protection que lui offrent les Russes signifie que l’ÉI ne pourra pas prendre Damas.

De ceci, les Russes escomptent faveurs et accords avec les États-Unis, et ils les obtiendront.

Les deux camps souhaitent pour le moment geler le conflit. Mais pour les Russes, l’Ukraine demeure un problème majeur de sécurité nationale, et on ne peut rien y faire.

La Russie a besoin d’États-tampons. Pour le moment, elle a perdu tous les pays baltes, et qui sait ce qui va advenir de la Biélorussie. Mais c’est en Ukraine qu’elle a défait la Wehrmacht; elle ne peut s’en dessaisir. Ils structurent et modernisent leur force militaire, mais ils utilisent un pétrole à 30 $ le baril pour le financer.

La Russie se retrouve actuellement dans la même situation que l’Union Soviétique dans les années 80 : un énorme programme de défense militaire qui lui a été imposé par les États-Unis, et l’effondrement des prix du pétrole. C’est donc un moment très dangereux, parce que, quand la Russie subit une forte pression, avant qu’elle ne s’effondre ou quoi que ce soit d’autre, elle rendra coup pour coup.

Donc nous envisageons le gel relatif de nos relations pour un an ou deux. Nous pensons que d’ici deux ans, les Russes seront en mesure de revendiquer l’Ukraine. Et bien sûr les Américains se renforcent chaque jour en Roumanie, en Pologne et dans les pays Baltes, donc nous pensons qu’un accord sera trouvé. Ce ne sera pas un accord définitif, mais plus les Russes seront aux abois, plus la situation deviendra dangereuse.

Et à propos de la Turquie ? C’est un pays clé dans la gestion de la crise des migrants, et dans le même temps un pays en proie à de nombreuses tensions. Comment voyez-vous l’avenir de la Turquie ?

Quand nous évoquons la Turquie, il faut se rappeler que ce pays est au cœur de la tempête qui fait rage en Eurasie. Elle touche les Balkans, le sud de la Russie (de manière historique) et son influence s’étend profondément au Moyen-Orient. Et toutes ces régions sont plongées dans le chaos.

La Turquie n’a pour l’instant aucune relation stable. Sa relation avec les Russes s’est effondrée. Sa relation avec le Moyen-Orient, avec la Syrie et l’Irak, est ambiguë.

A mesure que l’Europe s’est recentrée sur le nord, les Balkans sont devenus une région que plus personne ne contrôle réellement. C’est une opportunité pour la Turquie.

Parce que la Turquie se retrouve face à une énorme occasion historique, elle souffre inévitablement de crises internes. Quand, de nation isolée avec très peu d’influence, vous vous transformez en puissance régionale, vous provoquez en interne une tension énorme dans le système politique. Cette tension se manifeste comme on pouvait le prévoir, par un tiraillement entre la laïcité historique de la Turquie, et l’Islam.

Dans une région où l’Islam constitue la dynamique majeure, elle jouera évidemment un rôle en Turquie, et dans un pays aussi étroitement lié à l’Europe, d’autres dynamiques joueront évidemment aussi. Atatürk était fasciné par Lénine, non parce qu’il était marxiste, mais par la manière dont il a fondé l’État, et il y a quelque chose qui ressemble ici à l’État soviétique.

Ce qui représentait le passé en Turquie représente désormais l’avenir : l’Islam. Ce qui représentait l’avenir appartient désormais au passé : l’Europe. La relation avec la Russie est très complexe et difficile. Si la Turquie n’était pas devenue une puissance importante, ces crises n’existeraient pas. C’est parce qu’elle l’est devenue qu’il lui est institutionnellement difficile de s’ajuster à la réalité dans laquelle elle évolue.

Mais quand vous regardez une carte, quand vous regardez la crise au Moyen-Orient, en Europe, en Russie, il y a un pays toujours présent. Je ne considère pas l’immigration actuelle en Europe comme une crise : la crise réside dans le mécanisme de prise de décision européen. Il n’y pas de crise de l’immigration. Les États-Unis gèrent continuellement ce genre d’immigration. Cette crise est une crise de l’Europe elle-même, mais l’Europe doit s’occuper de la Turquie. Quand les Américains s’occupent du Moyen-Orient ils doivent s’occuper de la Turquie, et même les Russes, lorsqu’ils s’occupent de la mer Noire et de la Syrie, doivent s’occuper de la Turquie. C’est le facteur important.

Quelle est la situation au regard d’un possible prochain État du Kurdistan, qui inclurait probablement une partie de la Turquie ? Concernant la réunification possible de Chypre, dans quelle mesure considérez-vous probable qu’elle échoue, et que le nord de Chypre revienne à la Turquie ? Et que pensez-vous de l’idée de restaurer l’empire Ottoman, si cher au cœur du Premier ministre Ahmet Davutoglu ?

L’empire ottoman a existé durant cinq cents ans. Depuis un peu moins d’un siècle à présent, nous avons la Turquie en tant que telle. Mais pendant cette période, ce sont toujours soit les Britanniques, soit les Américains qui ont contrôlé le Moyen-Orient et contenu les Turcs. La guerre froide a gelé la position de la Turquie, qui n’avait aucun espace de manœuvre. Désormais il n’y a plus de guerre froide, désormais tout est labile alentour, et plusieurs choses émergent de cette labilité : il n’existe plus de frontières sacrées – l’Irak n’existe plus, la Syrie n’existe plus, d’autres pays créés par l’impérialisme britannique vont cesser d’exister. La question de Chypre n’est pas réglée, la question des Kurdes n’est pas réglée, parce que la question irakienne n’est pas réglée.

Et que l’État du Kurdistan soit créé ou non, les Kurdes ne seront pas tous obligés de vivre au Kurdistan. La plupart des Azerbaïdjanais vivent en Iran, et non en Azerbaïdjan. L’empire Ottoman a existé parce que tout ce qui entourait la péninsule anatolienne était plongé dans le chaos, rendant la vie des Turcs impossible, et les obligeant à stabiliser la situation. Il ne s’agissait pas d’une expansion d’un empire ottoman désireux de s’imposer par lui-même, mais d’une opération défensive. La Turquie ne souhaite pas être entraînée dans cette situation. Elle essaie désespérément de ne pas l’être, mais ce sera quand même le cas. Sous la forme de l’empire ottoman ? Non. Mais ce sera une structure similaire du point de vue géopolitique, parce que tout se désagrège dans cette région et que la Turquie demeure le seul point stable.

L’Europe survivra-t-elle comme entité unique, ou se transformera-t-elle en une confédération lâche de pays autour peut-être d’un petit noyau ? Comment envisagez-vous l’avenir de l’Union Européenne ?

L’avenir de l’Union Européenne est intéressant, parce qu’elle est pour le moment incapable de prendre des décisions, et ne peut se résoudre à sa dissolution. Ce qui arrivera est ce qui est en train de se passer : l’Europe prend de moins en moins de décisions, et quand elle le fait, les États européens en tiennent de moins en moins compte.

Ils viennent de décider que les actionnaires des banques italiennes sont en fait les déposants, et donc que si vous déposez de l’argent à la banque, vous prenez un risque. Ils ont pris ces décisions sans en mesurer les conséquences, ainsi ce qui devait arriver est en train d’arriver, en vertu de quoi ceux qui n’apprécient pas les règles n’en tiennent aucun compte, et cela sans conséquences.

Les institutions à Bruxelles continuent de promulguer des décrets, et tous les autres continueront à faire ce qu’ils font. Il faut vous souvenir qu’il existait une association européenne de libre-échange dans les années 50 et 60. Elle existe toujours ! Il existe toujours un bureau de cette association en Suisse. En Europe, les institutions sont comparables à des musées : vous pouvez toujours les visiter et elles fonctionnent toujours. Et donc je n’anticipe pas un effondrement de l’Union Européenne, mais un accroissement de son insignifiance face aux problèmes du moment.

Et quant à cette règle qui veut que si vous déposez de l’argent à la banque vous en soyez un actionnaire, elle illustre parfaitement comment ils prennent des décisions sans en comprendre les conséquences. Une personne ordinaire reçoit de l’argent et le dépose à la banque afin qu’il soit en sûreté. Elle ne s’imagine sûrement pas faire un investissement. Vu le taux d’intérêt que vous servent désormais les banques, il est plus rationnel de conserver son argent sous son matelas que de le déposer dans une banque européenne.

Vous déposez votre argent à la banque pour éviter les risques, et soudain vous découvrez que le risque existe quand même. Voilà le système bancaire italien, avec près de 20% d’emprunts pourris, et tout italien disposant de tant soit peu de bon sens devrait retirer son argent de la banque parce qu’il se découvre à présent un actionnaire contre son gré.

C’est ce genre de décisions prises par la bureaucratie européenne qui crée une situation telle qu’en premier lieu, le règlement est inefficace au regard du problème, et qu’en second lieu, chacun doit par conséquent le fuir ou l’ignorer. Je ne vois pas l’Europe s’effondrer. Je ne pense pas qu’il y ait une volonté pour qu’elle cesse d’exister. Je ne pense pas qu’il y ait une volonté de la changer. Il y a une volonté de l’ignorer.

Une illustration parfaite en est la supposée découverte que la Pologne et la Hongrie sont des États fascistes. J’ai vu des États fascistes, et il s’en faut de beaucoup que ces deux-là le soient! Dans cette circonstance, l’Allemagne a choisi d’en faire un problème, avec tout ce qui est en train de se passer tout autour. La décision polonaise de modifier la direction de leurs médias et leur système juridique, voilà à quoi Merkel et l’Union Européenne gaspillent leur temps. Et donc que fait la Pologne? La même chose qu’a faite la Hongrie : n’en pas tenir compte, parce que ça n’a aucune espèce d’importance. L’Union Européenne continuera à exister, et va gaiement sombrer dans l’insignifiance.

Source : EurActiv.com, le 15/01/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/george-friedman-lunion-europeenne-est-de-moins-en-moins-fiable-et-previsible/


Les réactions au reportage de Paul Moreira

Thursday 4 February 2016 at 04:00

Le reportage de Moreira :

Edit : hasard, le ministre de l’économie interrogé a démissionné ce jour dénonçant la corruption et l’incapacité de réformer le pays :

 « Je refuse de travailler dans un tel système (…). Mon équipe et moi ne sommes pas prêts à couvrir le retour d’anciens schémas, et la création de nouveaux, allant dans les intérêts de certains hommes politiques et hommes d’affaires. »

L’AFP ne précise pas qu’il a justifié sa démission précipitée par les menaces envers lui et sa famille et l’absence de soutient du pouvoir ukrainien…

 

Quelques exemples de réactions des “amis de l’Ukraine nouvelle démocratique” – pour la majorité AVANT la diffusion du reportage : 

Et bien sûr

Et là, je me dois de protester très vivement, avec toute l’indignation possible : J’EXIGE que, en reconnaissance de tout le travail réalisé sur ce blog, ce tweet soit modifié pour rajouter “Conspirationniste” avant “complotiste-confusionniste”. Merci d’avance.

Source: http://www.les-crises.fr/les-reactions-au-reportage-de-paul-moreira/


Paul Moreira donne une vision déformée du conflit ukrainien, par Benoît Vitkine

Thursday 4 February 2016 at 03:15

Source : Le Monde, Benoît Vitkine, 31-01-2016

Tomber les masques, révéler au grand jour ce que les médias auraient passé sous silence  : le rôle de l’extrême droite dans la révolution de Maïdan et son emprise sur l’Ukraine post-Maïdan. Voilà l’ambition affichée par le film de Paul Moreira, Ukraine, les masques de la révolution, qui part d’un constat ou plutôt, dit-il, d’« une légère sensation de [s’]être fait avoir ». Il va donc lever le voile.

Mais, au lieu de faire tomber les masques, le documentariste chausse des lunettes déformantes. Pravy Sektor, Azov, Svoboda… Moreira fait de ces groupes d’extrême droite les artisans de la révolution, lorsqu’ils n’en étaient que l’un des bras armés. Il les présente comme une force politique majeure, quand leurs scores électoraux sont dérisoires.

Odessa en Ukraine. PREMIÈRES LIGNES

Il en fait également les nouveaux maîtres de la rue ukrainienne, qui ne tardent pas à se transformer – sans qu’on comprenne bien pourquoi – en milices lourdement armées. Moreira nous emmène, par exemple, dans « un hangar où l’on fabrique une nouvelle génération de chars ». Il s’agit, en réalité, d’un atelier où l’on retape les rares blindés, vieux et cabossés, que Kiev a fini par ­offrir sur le tard à différents ­bataillons de volontaires, après qu’ils ont subi de lourdes pertes au front.

Le documentaire élude aussi toute analyse nuancée du nationalisme ukrainien et de ses ressorts, amalgamant nationalisme, extrême droite et néonazisme. Au sein même des groupes que ­Moreira étudie, les néonazis constituent une minorité.

Allusions mystérieuses

Il y a surtout une grande absente : l’agression russe contre l’Ukraine. Il faut attendre le milieu du film pour que soit évoquée, en quelques minutes, la guerre dans le Donbass. Celle-ci explique pourtant la radicalisation d’une partie de la population ukrainienne et le fait que Kiev ait dû se résoudre à armer des bataillons de volontaires. L’annexion par la force de la Crimée est, elle, balayée d’une phrase  : « Après la révolution ukrainienne, sa population a massivement voté par référendum son allégeance à la Russie. »

A la place, en guise d’analyse géopolitique, des allusions mystérieuses aux petits pains distribués sur Maïdan par la sous-secrétaire d’Etat américaine, ­Victoria Nuland, ou à la présence à Kiev, à l’occasion d’une conférence organisée depuis de longues années, de responsables de la CIA ou de militaires américains. Le propos se fait elliptique, mais le tableau prend forme. Pour Moreira, si Washington a fermé les yeux sur l’installation d’un nouveau fascisme en Ukraine, c’est au nom de la lutte contre la Russie de Vladimir Poutine, et pour installer au pouvoir « des ministres pro-business” ».

Dans cet océan de partis pris idéologiques, d’inexactitudes et de distorsions, une séquence sonne à peu près juste : celle consacrée aux événements du 2 mai 2014 à Odessa, au cours desquels 42 manifestants prorusses moururent brûlés vifs en marge d’affrontements avec les pro-ukrainiens. Même s’il surestime le rôle de Pravy Sektor et distribue de façon un peu trop péremptoire les responsabilités dans le drame, le film fait œuvre salutaire en s’étendant longuement sur cet épisode souvent négligé de l’après-Maïdan.

Pour le reste, le rôle de chevalier blanc que s’arroge Paul Moreira, en prétendant dévoiler des vérités passées sous silence, ne tient pas. L’expérimenté documentariste s’est attaqué à un sujet réel. Il a choisi de « regarder par lui-même », nous dit-il. Mais n’a vu que ce qu’il voulait voir, remplaçant les ­masques par des œillères.

Source : Le Monde, Benoît Vitkine, 31-01-2016

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Du coup, les Ukrainiens se croient autorisés à faire comme chez eux :

 

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Réponse à Paul Moreira

Source : Blog Mediapart, Anna Colin Lebedev, 1-02-2016

Paul Moreira a réagi dans son blog à certaines des critiques faites à son film « Ukraine, les masques de la révolution » par Benoît Vitkine dans Le Monde, dans le billet du Comité Ukraine sur le site de Libération et ici même sur ce blog. Voici notre réponse et, nous l’espérons, quelques éclairages sur les sujets déformés par le documentaire.

Paul Moreira a réagi  dans son blog à certaines des critiques faites à son film « Ukraine, les masques de la révolution » par Benoît Vitkine dans Le Monde, dans le billet du Comité Ukraine sur le site de Libération et ici même sur ce blog.

Nous le remercions pour sa réponse qui se place sur le terrain constructif de la discussion sur les faits et les sources, plutôt que sur celui, stérile, de la dénonciation. Nous sommes prêtes à passer sur l’oubli de l’une des coauteures dans son commentaire ; nous sommes même prêtes à passer sur la qualification de « blog militant », destinée à discréditer, au nom de sa soi-disant politisation excessive notre argumentaire en faisant l’impasse sur un travail de recherche de plusieurs années sur le terrain ukrainien. Notre réponse aura donc la lourdeur d’un texte universitaire, mais c’est le prix à payer pour ne pas s’en tenir à des analyses taillées à coup de hache.

Si Paul Moreira éprouve tant de difficultés à répondre à nos critiques, c’est bien en raison de sa méconnaissance de l’Ukraine, au-delà des clichés. Nous répondrons en donnant quelques éléments d’éclairage sur le drame d’Odessa, la question ethnique et linguistique dans le conflit, les bataillons armés et la menace qu’ils représentent pour l’Etat ukrainien.

Le drame d’Odessa était-il un massacre de Russes d’Ukraine par des milices nationalistes ?

Alors que l’enquête est inachevée, le journaliste nous en donne déjà le verdict au terme de son investigation. « 45 Ukrainiens d’origine russe sont morts dans l’incendie d’un bâtiment provoqué par les cocktails Molotov de milices nationalistes ukrainiennes ».

Non, ce ne sont pas des « Ukrainiens d’origine russe », des « Russes d’Ukraine » ou des « russophones » qui ont été les victimes de la tragédie d’Odessa (qu’on ne qualifie effectivement pas de massacre, car seule l’enquête pourra juger de l’intentionnalité meurtrière).

Noooooooon, M. Moreira, c’était tous des Guatémaltèques !!!

Odessa est une ville plutôt russophone, avec une population mélangée depuis des siècles et un fort sentiment de spécificité, irréductible à l’allégeance à l’Ukraine ou à la Russie. L’affrontement de 2014 consécutif  au Maïdan kiévien a opposé des partisans de la révolution (majoritairement russophones) et ses adversaires (majoritairement russophones). Les victimes auraient été des Russes, clame Moreira dans sa réponse, et c’est ce qui expliquerait l’omerta dont l’enquête ferait l’objet. Pour lui répondre, laissons une fois de plus la parole à Tatiana Guerassimova, dirigeante du « Groupe du 2 mai », ONG odessite qui milite pour une enquête indépendante sur le drame et dont les membres sont des journalistes présents sur les lieux au moment du drame, des intellectuels, des universitaires et mêmes des anciens de la police scientifique. Interrogée par Ioulia Shukan, elle répond : « C’est une drôle de manière de poser la question. En Ukraine, l’appartenance ethnique n’apparaît pas dans les papiers d’identité et nous ne savons pas à quel groupe ethnique appartenaient les victimes. Nous n’avons pas et n’avions pas de conflit ethnique et des personnes très différentes étaient présentes dans la Maison des syndicats [où les victimes ont péri]. Par exemple, Anatoli Kalin [l’une des victimes] était un adepte fervent des chemises brodées ukrainiennes et sa femme joue de la bandura [instrument traditionnel ukrainien] dans un groupe de musique. Alors que Igor Ivanov, l’un des [ultranationalistes de] Pravy Sektor n’est pas Ukrainien ».

Paul Moreira persiste aussi à ignorer les conclusions de deux enquêtes dont le sérieux ne fait guère de doute.

A l’évidence, elle n’a pas vu le reportage….

Il s’agit tout d’abord de l’enquête du « groupe du 2 mai » mentionné plus haut et qui a réalisé de nombreuses expertises à la Maison des syndicats, conduit des heures d’entretiens avec des représentants des deux côtés, des témoins, des familles de victimes, collecté et analysé des centaines de vidéos professionnelles et d’amateurs. La seconde enquête est celle du Conseil de l’Europe qui s’appuie, elle aussi, sur des matériaux réunis sur place.

Les deux enquêtes restituent avec finesse le contexte qui précède l’incendie, en pointant l’usage des armes à feu, dès les débuts des affrontements, par les deux camps. Elles soulignent que ce sont bien les tirs de l’un des membres des groupes armés pro-russes — Vitaliï Boudko alias Botsman— qui ont fait les premiers morts dans les rangs des pro-Ukrainiens, Igor Ivanov, évoqué précédemment, et Andreï Biroukov. Du côté des pro-Russes, trois personnes sont tombées dans ces affrontements de rue.

Très drôle, c’est exactement ce qu’a montré Moreira, dans une enquête sur Odessa remarquable !

Les deux enquêtes mettent en exergue l’inaction des responsables policiers qu’il s’agisse des hauts gradés qui ont refusé de mettre en œuvre un plan anti-émeute pour séparer les parties en présence,  ou des agents de police déployés sur le terrain qui ne sont pas intervenus pas et ont laissé faire. Elles mettent également en évidence l’inaction des services de pompiers dont le standard a enregistré les alertes téléphoniques au sujet des incendies à la Maison des syndicats sans cependant y donner suite.

Les deux enquêtes sont enfin très explicites sur la qualification de l’incendie : il s’agit d’un accident dont les responsabilités sont partagées. À la page 13 du rapport du Conseil de l’Europe, on peut ainsi lire que « l’expertise médico-légale a établi cinq foyers de feu répartis entre le hall, dans les escaliers de gauche et de droite entre le rez-de-chaussée et le 1er étage, dans une pièce du 1er étage, ainsi que sur le palier entre le deuxième et le troisième étage. À l’exception du foyer dans le hall, les départs de feu dans d’autres endroits ne pouvaient résulter que des activités de personnes réfugiées à l’intérieur du bâtiment. L’expertise ne permet pas d’affirmer que ces départs de feu aient été causés de manière intentionnelle. Les portes fermées et l’effet d’aspiration dans la cage d’escalier ont contribué à une rapide propagation du feu à des étages supérieurs et surtout à l’augmentation extrême des températures à l’intérieur du bâtiment ». Au final, 42 personnes — et non 45 comme Paul Moreira s’entête à l’affirmer — ont péri à cause de l’incendie. 34 ont été asphyxiées à l’intérieur du bâtiment et 8 sont mortes des suites de leur chute alors qu’elles cherchaient à échapper aux flammes.

Le drame d’Odessa n’a sans doute pas reçu l’attention médiatique qu’il méritait. Les 43 morts de la Maison des syndicats sont sortis pendant longtemps du viseur médiatique, ajoutés à la longue liste des quelques 9000 victimes de ce conflit armé. Si les victimes d’Odessa auront toutes un nom et une histoire, des milliers de civils tués dans le conflit n’auront jamais ce privilège.

Civils tués pour la grande majorité par l’armée ukrainienne du nouveau pouvoir démocrate, mais chuuuuuuuuuuuuut

Un affrontement ethnique et linguistique ?

Le conflit ayant conduit au drame n’était pas ethnique ou linguistique mais politique, ce que ce blog a souligné à plusieurs reprises dès 2014. « Pour comprendre le conflit, il faut savoir une chose, explique le film. En Ukraine, il n’y a pas que des Ukrainiens, il y une énorme population russe. » Non, contrairement à ce qu’affirme d’une manière abrupte Paul Moreira, cela ne nous aide pas à comprendre le conflit. Si la société ukrainienne est effectivement diverse dans sa composition ethnique et ses préférences linguistiques, aucun signe de sécessionnisme ou de conflits interethnique n’était perceptible avant l’instrumentalisation par le pouvoir russe de l’argument du « soutien aux populations russes » pour justifier son intervention et dresser le Donbass contre Kiev. La confusion entre Russes et russophones est soigneusement entretenue par Moscou et le film se laisse facilement prendre à ce piège.

Avant surtout que des milices d’extrême-droite chassent le président démocratiquement élu, surtout par les ukrainiens de l’Est, et que le pouvoir les chatouille en voulant supprimer le statut de leur langue – il y a des symboles qui se payent cash…

La question linguistique a effectivement été utilisée dans le conflit, ainsi que Paul Moreira le souligne justement dans sa réponse. Oui, le vote par le parlement ukrainien du retrait au russe et à toutes les autres langues minoritaires de leur statut de langues régionales (pouvant être utilisées par les instances étatiques en parallèle de l’ukrainien) a été interprété par les populations de l’Est du pays comme une attaque contre eux. La loi n’a jamais été promulguée par le président, mais le mal était fait. La réputation d’anti-russophones a collé au pouvoir issu du Maïdan… une révolution en grande partie russophone et un gouvernement comptant plusieurs ministres ne parlant pas ukrainien. « A l’Est du pays, une grande partie de la population ne parle que le russe », dit le film. C’est faux : les enquêtes comme celles du Centre Razumkov et les travaux de chercheurs montrent que l’Ukraine est un pays bilingue, où plus de 90% de la population comprend les deux langues, mais où la majorité a une langue de préférence. De plus, le clivage n’est pas seulement régional mais bien plus complexe : les campagnes de l’Est sont souvent plus ukrainophones que les villes ; les jeunes souvent beaucoup plus ukrainophones que leurs aînés. Depuis le dernier billet de ce blog sur la question, la situation n’a pas beaucoup changé.

Les groupes armés pro-ukrainiens : de quoi parlons-nous ?

Paul Moreira se dit, dans sa réponse, préoccupé du devenir des groupes armés ultranationalistes après la fin du Maïdan. Comme nous l’affirmions dans notre premier billet, c’est une question fondamentale et un objet d’investigation majeur pour les chercheurs comme pour les médias. Cependant, cette question ne peut être analysée en dehors du contexte du conflit armé qui a donné naissance aux bataillons et donné une légitimité nouvelle à des discours patriotiques et à tous leurs avatars.

En effet, l’Ukraine que Paul Moreira a découverte avec le Maïdan a profondément changé au cours de ces deux dernières années. Une société qui n’a pas connu de conflit armé sur son territoire depuis la fin de la deuxième guerre mondiale s’est retrouvée agressée sur son territoire par la Russie, puis plongée dans un conflit dans lequel le Kremlin a nourri les peurs, puis encouragé, armé et dirigé une insurrection armée à l’Est. Aucune étude sérieuse ne conteste aujourd’hui le poids déterminant du pouvoir russe dans l’insurrection et la guerre du Donbass. L’Ukraine n’est pas devenue russophobe pour autant, contrairement à ce que prétendent les analyses simplistes ; elle est en revanche clairement kremlinophobe.

Des groupes armés issus du Maïdan ou des mouvements pro-révolutionnaires locaux ont commencé à s’organiser un peu partout dans le pays pour empêcher la propagation des insurrections anti-Kiev nourries par la Russie. A l’automne 2014, on comptait déjà une grosse trentaine de bataillons volontaires, composés d’hommes et de femmes de toutes les régions, de toutes les origines et de toutes les obédiences politiques. Azov et Pravy Sektor étaient de ces batillons ; Svoboda ne s’est par contre jamais rattaché à un bataillon spécifique, mais il semble que beaucoup de ses membres aient rejoint les bataillon Kyiv-2 ou Sych dont l’un des membres a lancé une grenade sur le parvis du Parlement fin août 2015. La relation à l’idéologie dans ces bataillons mériterait une étude spécifique : tous les observateurs pointent ainsi une très grande diversité des appartenances politiques et des opinions au sein d’un même bataillon. Ainsi, témoigne Stéphane Siohan au cours d’une enquête auprès du bataillon Aidar en février 2015, un antisémite virulent et un Juif étudiant la Torah le soir se sont ainsi retrouvés voisins de chambrée sur le front; des situations comparables pouvaient être observées dans d’autres bataillons.  Cette insensibilité idéologique ne peut être comprise que dans le contexte de la révolution et de la guerre où ces préférences idéologiques ont pu être reléguées au second plan dès lors qu’il s’agissait de faire face à un ennemi commun. De fait, ce sont les bataillons volontaires, équipés et nourris par les bénévoles et les milieux d’affaires, qui ont remplacé l’armée officielle dans les premiers mois de la guerre. Oui, « ils ont abandonné bâtons et boucliers en bois et manipulent maintenant de vrais fusils ». Encore faut-il expliquer pourquoi. Paul Moreira dit bien dans le documentaire que si les bataillons ont acquis cette importance, c’est du fait de la faiblesse et de la désorganisation de l’armée ukrainienne, mais il ne s’attarde pas sur le contexte spécifique de la guerre et ses conséquences. Si les bataillons « n’ont jamais rendu les armes », comme l’affirme à juste le titre le journaliste, c’est parce qu’une guerre est toujours en cours.

Les bataillons, quelle menace pour l’Etat ukrainien ?

Sommes-nous ici en train de chercher des excuses aux mouvements ultranationalistes, de pinailler sur les nuances allant du « néo-nazi brun-foncé au beige clair du nationalisme », comme le suggère Paul Moreira dans sa réponse ? Bien au contraire.

Dès l’été 2014, l’Etat ukrainien a cherché à reprendre contrôle des bataillons volontaires en les intégrant aux forces armées régulières. En effet, ces bataillons que l’Etat ne finançait pas et ne contrôlait pas vraiment commençaient à constituer une menace pour son autorité et une gêne pour la conduite stratégique de la guerre dont ils représentaient pourtant la force principale. L’essentiel des bataillons a rejoint le Ministère de la Défense ; le bataillon Azov n’a pas été intégré à l’armée mais à la Garde Nationale qui relève du Ministère de l’Intérieur (encore une erreur factuelle du film) et Pravy Sektor est le seul à s’être maintenu comme un électron libre. Ses combattants ne sont aujourd’hui ni reconnus, ni soutenus, ni financés par l’Etat.

Les bataillons sont composés, depuis janvier 2015, de soldats sous contrat (dont beaucoup d’anciens combattants volontaires, mais aussi de nouvelles recrues) et de soldats mobilisés au cours de plusieurs vagues de conscription.   Même intégrés dans les forces armées étatiques, ces bataillons continuent pourtant à poser problème à l’Etat. Si ce dernier est effectivement parvenu à reprendre le contrôle du recrutement et de la gestion des combattants, le ravitaillement des corps armés reste encore en partie dépendant des financements privés, des dons et du travail des bénévoles et la question du degré de contrôle étatique reste toujours ouverte, notamment lorsque des commandants charismatiques (Biletski mentionné dans le film, mais aussi d’autres) restent en fonction. L’enquête de Paul Moreira échoue, hélas, à nous apporter des réponses à ce sujet.

Reste aussi à solder les arriérés des premiers mois d’une guerre conduite par des combattants mal formés et souvent livrés à eux-mêmes. Une  question a fait ainsi couler beaucoup d’encre des deux côtés de la ligne de front : celle des exactions et violations des droits de l’homme commises par certains bataillons. Le sujet n’est plus tabou en Ukraine, en dépit du grand respect que la population a pour ses combattants, et a été abordé dans plusieurs rapports des organisations des droits de l’homme. Tout en soulignant que l’échelle et la nature violences rapportées côté ukrainien sont sans commune mesure avec les exactions commises par les pro-séparatistes, un rapport conjoint Centre de Libertés Civiques (CCL)-FIDH 2015 fait le point sur les cas aujourd’hui recensés.  De nombreuses poursuites en justice ont été lancées contre les combattants ukrainiens soupçonnés de violence à l’égard des civils. Ce ne sont toutefois pas les bataillons idéologiquement les plus orientés qui sont principalement dans le viseur de la justice, mais d’autres moins « marqués », comme Aïdar ou Tornado dont plusieurs dizaines de membres ont été accusés d’enlèvements, d’extorsion ou de torture. Aucun fait de haine raciale n’a été mis à jour. Aveuglement de l’Etat qui épargne ses éléments les plus extrémistes dans cette guerre ? Pourquoi pas et c’est une hypothèse, mais le film de Paul Moreira n’apporte aucun élément tangible qui nous permette d’en savoir plus.

Il ne dit rien non plus de la place du nationalisme dans la société ukrainienne contemporaine, au-delà du cliché de la révolution ultranationaliste. La pluralité idéologique du Maïdan – de l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant par un éventail de préférences et d’indifférences politiques, – est passée sous silence et donne l’impression d’une révolution dont le bras armé serait exclusivement néonazi. Nos enquêtes de terrain, tout comme celles de nos collègues, donnent pourtant une image bien différente qui sans nier l’implication des groupes extrémistes, leur redonne leur juste place : des groupes tolérés, minoritaires mais non insignifiants, unités parmi d’autres unités sur le Maïdan. Leur visibilité est en partie le résultat d’une stratégie de communication : ainsi, dans les manifestation pro-Kiev en 2014, Svoboda et Pravy Sektor étaient parmi les rares groupes à sortir des drapeaux, rendant moins visibles les groupes politiques plus modérés. Cette analyse est d’ailleurs partagée par des chercheurs critiques du Maïdan comme Volodymyr Ishchenko. Découvrant le Maïdan sur son écran de télévision et sur la chaîne Youtube, Paul Moreira a confondu l’abondance des images avec l’échelle réelle des actions.

Le postulat de la contamination automatique qui sous-tend le raisonnement de Paul Moreira ne semble pas validé en Ukraine : la présence de groupes d’extrême droite sur la place n’a pas eu pour effet de « diffuser » leur idéologie dans le milieu des révolutionnaires et dans la société ukrainienne, comme en attestent la faiblesse des scores obtenus par les candidats d’extrême droite lors des élections présidentielles et législatives. Aucun des partis ultranationalistes n’a en effet réussi à franchir le seuil minimum permettant d’entrer au parlement. Les scores obtenus sont en nette diminution par rapport au parlement précédent, même si une dizaine d’ultranationalistes ont été élus à titre individuel. Non, les groupes ultranationalistes n’ont pas pris le pouvoir en Ukraine. L’une des raisons de cette relative faible diffusion réside sûrement dans l’abondance de propositions politiques nationalistes modérées dans la société ukrainienne. La question de l’acceptation large d’un nationalisme réactif en Ukraine mérite, elle aussi, toute notre attention critique.

Pourquoi cette réaction vive au documentaire de Paul Moreira ?

Le lecteur de ce billet pourra sans doute se dire que Paul Moreira a eu raison de se lancer dans une enquête sur les groupes armés, tant ceux-là semblent poser question dans l’Ukraine contemporaine. Nous le pensons également. Nous pensons aussi que les changements profonds qu’un conflit armé ou une préoccupation sécuritaire entrainent dans une société sont un sujet de préoccupation majeur, y compris chez nous en Europe de l’Ouest. Cependant, jouer sur les peurs et la diabolisation n’est pas le meilleur moyen de comprendre et de faire comprendre. Ce que nous regrettons, c’est que forte d’une intention initiale louable, l’enquête de Paul Moreira ait à ce point manqué de rigueur, s’appuyant sur des sources peu fiables et se laissant entrainer sur la pente glissante du sensationnalisme et du complotisme. Dans ce conflit elle est devenue, hélas, une arme de guerre.

Source : Blog Mediapart, Anna Colin Lebedev, 1-02-2016
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L’ambassade d’Ukraine veut faire interdire un docu sur Canal+

Back in USSR ?

Source : Causeur, Marc Cohen, 1-02-2016

 

Ce soir Canal+ devrait diffuser dans le cadre de « Spécial investigation » un documentaire de Paul Moreira qui évoque la question très controversée du rôle des milices néonazies en Ukraine, avant, pendant et après Maïdan. J’ai utilisé le conditionnel « devrait » parce que d’intenses pressions sont exercées actuellement sur la chaîne pour qu’elle déprogramme purement et simplement le doc de Moreira.

Dans un communiqué officiel, l’ambassade s’en prend violemment au réalisateur qui, bien sûr, « donne au spectateur une représentation travestie et mensongère de la situation en Ukraine. »

En vertu de quoi, explique l’ambassade d’Ukraine, « la version de M. Moreira des événements en Ukraine, y compris l’annexion illégale de la Crimée, est une douce musique aux oreilles des partisans des théories du complot et des propagandistes pro-russes. Cela fait de ce reportage un pamphlet à la hauteur des pires traditions de désinformation. »

Suite logique du raisonnement officiel ukrainien : « L’auteur a créé un film qui génère des préjugés et induit les téléspectateurs en confusion sur les événements tragiques que l’Ukraine a subi ces derniers temps. » L’adjectif « ukrainophobe » n’a pas été utilisé, mais c’est tout juste…

Mais le meilleur est pour la fin, le gouvernement de Kiev aurait pu tout à fait légitimement demander un droit de réponse ou un débat contradictoire sur la chaîne. Mais pas du tout, ce que demande l’ambassade à la chaîne, c’est la censure pure et simple, l’interdiction. Jugez par vous-même : « Ce n’est pas du pluralisme dans les médias, mais de la tromperie, et Canal+ serait bien avisé de reconsidérer la diffusion du film. Vous le savez, sans doute, ce genre de journalisme déloyal est une arme très puissante qui peut en effet être utilisé au détriment de vos téléspectateurs… »

Alors, cher ambassadeur d’Ukraine, j’ai deux ou trois petites choses à vous dire.

Primo : dans cette longue lettre, vous ne contestez concrètement aucun des « mensonges » et autres « désinformations » ou procédés « conspirationnistes » dont vous accusez Moreira. Pourquoi ? Pourquoi ne pas argumenter factuellement si par exemple la contre-enquête sur le massacre de 45 civils russophones à Odessa, dans l’incendie de la maison des Syndicats, relève de la propagande téléguidée par le Kremlin ?

Secundo : merci de nous faire prendre à tous un coup de jeune : on croirait vraiment que cette lettre a été écrite en URSS aux pires temps de Brejnev.

Tertio : on a bien sûr le droit d’être en désaccord, total ou partiel, avec Paul Moreira. Perso, ça m’est arrivé plus d’une fois, et parfois très rudement. Mais on n’a pas le droit de criminaliser son travail ou sa réflexion et encore moins d’exiger sa censure.

On note dans que dans cette campagne, le lobbying de l’ambassade a été efficacement relayé par certains de nos confrères, notamment Benoît Vitkine, le très engagé spécialiste de l’Ukraine au MondeCelui-ci reproche notamment à Moreira « d’éluder aussi toute analyse nuancée du nationalisme ukrainien et de ses ressorts, amalgamant nationalisme, extrême droite et néonazisme. Au sein même des groupes que Moreira étudie, les néonazis constituent une minorité. » Avouez qu’on a connu le quotidien du soir plus offensif contre le nationalisme radical, et moins sourcilleux de trier le bon grain de l’ivraie entre « extrême droite et néonazisme ». Nuance, nuance…

Pas de nuance, en revanche, pour le bilan globalement très négatif du doc, pour Vitkine, qui conclut ainsi : « Le rôle de chevalier blanc que s’arroge Paul Moreira, en prétendant dévoiler des vérités passées sous silence, ne tient pas. L’expérimenté documentariste s’est attaqué à un sujet réel. Il a choisi de “regarder par lui-même”, nous dit-il. Mais n’a vu que ce qu’il voulait voir, remplaçant les masques par des œillères. »

Des attaques auxquelles Moreira fait une réponse fort argumentée sur son blog : « Benoît Vitkine insinue, sans rien citer à l’appui, que mon propos serait de mettre en lumière “l’installation d’un nouveau fascisme en Ukraine.” Vitkine doit être sacrément en colère pour écrire des choses pareilles. Je n’ai jamais dit que le fascisme s’était installé en Ukraine. La phrase clé de mon doc est : “La révolution ukrainienne a engendré un monstre qui va bientôt se retourner contre son créateur.” Puis je raconte comment des groupes d’extrême droite ont attaqué le Parlement et tué trois policiers en août 2015. Jamais je n’ai laissé entendre qu’ils étaient au pouvoir. Même si le pouvoir a pu se servir d’eux. »

Il est un argument dont Moreira n’use pas, sans doute par timidité confraternelle. Il a tort. A mes yeux, il aurait du mettre en demeure Vitkine d’expliquer pourquoi il ne parle à aucun moment de la volonté de censure de l’ambassade d’Ukraine alors que son papier a été publié 48 heures après le communiqué de l’ambassade, et republié 72 heures après. La censure, c’est peanuts, au Monde en 2016 ?

Ce silence regrettable de mon confrère du Monde appelle un dernier commentaire de ma part. On n’a pas le droit de rester neutre face à une tentative honteuse de censure. Ici, c’est la France, pas le Qatar ou la Corée du Nord.

*Photo : SIPA.00676237_000010

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Une journaliste télé de l’Obs, Ingrid Sion, a eu un comportement normal quand on regarde le reportage :

Rencontre avec les leaders des nationalistes radicaux dans un pays déchiré entre pro-Russes et pro-Ukrainiens.

Nous avons encore en mémoire les images des Ukrainiens manifestant contre le pouvoir corrompu et autoritaire de leur président Viktor Ianoukovitch, pro-Russe. C’était en février 2014, et le mouvement entraîna la chute du régime de Kiev. Mais, deux ans après, les promesses de liberté du nouveau gouvernement pro-occidental ont-elles été tenues ? Non, à en croire la remarquable enquête de Paul Moreira : car “la révolution a armé et installé tout près du pouvoir” du président Petro Porochenko des groupes d’extrême droite. Avec le soutien de Washington.

Dans une Ukraine déchirée entre pro-Ukrainiens (à l’ouest) et pro-Russes (à l’est), le reporter a rencontré les leaders des nationalistes radicaux : l’ex-porte-parole des ultranationalistes du Secteur droit, Igor Mosiychuk, élu député. Andriy Biletsky, chef du bataillon néonazi Azov. Le leader du parti fasciste Svoboda, Oleg Tiagnibok, actuellement dans l’opposition, a refusé, lui, l’interview. La police semble dépassée par les agissements de ces bandes armées. Ce n’est pas elle mais la milice du Secteur droit qui contrôle la frontière avec la Crimée, annexée par Poutine, et bloque tous les camions de ravitaillement.

L’enquête de “Spécial investigation” revient aussi sur le massacre à Odessa, le 2 mai 2014, de 42 militants pro-Russes, pour la plupart brûlés vifs dans l’incendie de la Maison des Syndicats. Commentaire du chef de la milice locale : “Ces bâtards ont essayé de nous imposer cette saloperie de monde russe. Ils ont mérité cette mort.”

Source : L’Obs

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Mais les chiens de garde ont vite réagi, en meute, pleins de leur morgue habituelle :

Lettre ouverte à Paul Moreira après “Ukraine, les masques de la révolution”

 Le documentaire diffusé lundi soir dans Spécial Investigation sur Canal+, suscite de nombreuses réactions. 18 journalistes, tous connaisseurs du dossier pour avoir travaillé sur place, adressent une lettre ouverte au réalisateur.

Nous sommes des reporters travaillant régulièrement en Ukraine. Certains sont correspondants permanents à Kiev et dans la région, d’autres sont des envoyés spéciaux très réguliers. Par écrit, radio, télévision et photo, nous avons tous couvert sur le terrain la révolution de Maïdan, l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass.

Nous cumulons des dizaines de paires d’yeux, d’oreilles, de carnets, de stylos, de caméras et de boîtiers photos. Nous sommes russophones pour une grande partie, russophiles et ukrainophiles sans distinction, et journalistes avant tout.

C’est vrai que tous ces journalistes russophiles qu’on entend à longueur de journée, ça commence à être pénible non ?

Lundi 1er février, nous avons été choqués par le documentaire de Paul Moreira “Ukraine – Les Masques de la Révolution“, diffusé par Canal+, sur Spécial Investigation. Non pas par la thèse défendue par le film. Nous décrivons et analysons l’extrême-droite en Ukraine de longue date. Nous démontrons dans nos travaux que la guerre l’a rendue plus virulente, lourdement armée, et qu’elle constitue un danger pour l’avenir du pays.

Non. Ce qui nous a mis profondément mal à l’aise dans ce film, c’est l’absence de mise en perspective d’une question complexe, inscrite dans les profondeurs de la relation russo-ukrainienne. La confusion qui s’ensuit est entretenue par une série d’erreurs factuelles, des informations non recoupées, mais aussi des raccourcis et des manipulations de montage.

Comment passer sous silence l’utilisation d’images YouTube non datées de marches aux flambeaux néo-nazies, ultérieures à Maïdan, insérées dans le montage de façon à les faire passer pour un épisode de la révolution ? Ou bien les approximations sur les affiliations partisanes de personnages-clé de la démonstration ?

Nous déplorons, entre autres, un traitement extrêmement grossier de la question linguistique en Ukraine. Elle peut certes s’avérer délicate en certaines occasions. Mais le pays n’en est pas moins l’un des plus bilingues d’Europe. Par manque de connaissances de ce pays, Paul Moreira commet un raccourci dramatique lorsqu’il qualifie de “Russes” ou d’“Ukrainiens d’origine russe” les habitants d’un pays où, en 2016, l’identité ne se définit certainement pas selon le seul facteur ethno-linguistique.

Ah, donc pas UN journaliste n’emploiera l’expression “pro-russe” pour des Ukrainiens, tout va bien.

L’opposition entre ukrainophone et russophone tient-elle la route, quand de nombreux représentants des mouvements nationalistes ukrainiens répondent aux questions de Paul Moreira dans la langue de Pouchkine? La plupart des Ukrainiens manient indifféremment les langues ukrainienne et russe. Et, depuis 2004, le clivage est/ouest du pays n’est plus une grille de lecture complètement opérante. Nous sommes inquiets de constater que Paul Moreira reproduit un phénomène qu’il prétend dénoncer dans un entretien publié dans l’Humanité: écrire une histoire “en noir et blanc”.

Ainsi, nous sommes atterrés de la présentation binaire de l’annexion de la Crimée. 

alors qu’eux, c’est sans arrêt la subtilité, les points de vue équilibrés…

“Après la révolution, la population [de la Crimée] a massivement voté par référendum son allégeance à la Russie”, se contente d’affirmer Paul Moreira. Tout en éludant soigneusement le contexte particulier dans lequel s’est tenu le vote, à savoir le déploiement méthodique des forces militaires russes sur la péninsule. Pour ne citer que cet élément.

Le grand tour de passe-passe de ce film est de faire de groupes extrémistes paramilitaires le vecteur principal de la révolution ukrainienne. Ils ont été le bras armé d’une mobilisation populaire qui avait sa propre justification citoyenne. Ils se sont renforcés et développés a posteriori, en réaction à l’invasion de la Crimée par la Russie, et à l’apparition de phénomènes séparatistes dans l’est du pays.

C’est rigolo qu’au 20/02/2014, 1130 policiers aient été blessés par l’action du Saint-Esprit.

La guerre du Donbass, guerre hybride qui a fait près de 10.000 morts depuis avril 2014, explique la quasi-totalité des phénomènes décrits par Paul Moreira. Et pourtant, elle est évacuée comme un fait secondaire au milieu du film. L’éluder est une faute majeure. Les bataillons volontaires ukrainiens, extrêmement diversifiés sociologiquement, sont composés pour partie d’une composante nationaliste radicale. Ce n’est plus un secret pour personne. Hétérogènes, complexes à analyser, ces formations sont le miroir d’une société ukrainienne confrontée à la guerre.

Et oui, oh, de la subtilité pour analyser des fascistes en armes qui combattent, après avoir chassé un président démocratiquement élu et resté assez populaire, enfin !

Ils inquiètent par le manque de contrôle de l’Etat-major militaire sur eux. Ce problème a été soulevé par plusieurs rapports d’ONG internationales, et de nombreux reportages dans la presse française. Bien qu’il prétende s’intéresser à ces bataillons, le film de Paul Moreira n’aborde jamais les efforts du gouvernement ukrainien vis-à-vis des bataillons de volontaires, qui ont presque tous été désarmés ou intégrés aux forces étatiques au cours de l’année 2015.

Contrairement à ce qu’affirme haut et fort Paul Moreira, nous avons en permanence traité de cette question dans notre couverture des événements en Ukraine.

Eh oui, comme chacun des citoyens français a pu s’en rendre compte… On se demande me^me ce que nous apprend Moreira du coup…

Nous considérons qu’il s’agit d’un phénomène qui n’est pas saisi à bras le corps, voire instrumentalisé par les autorités ukrainiennes. Mais par l’épreuve des faits, nous rejetons vivement la théorie d’un renversement du pouvoir en février 2014 par des groupes paramilitaires d’extrême-droite.

Au fou ?

Mais un Président élu qui détient toujours la police et l’armée, de quoi a-t-il assez peur pour fuir ?

Un passage de ce film peut-être, sans doute le plus important, aurait pu nous réconcilier : celui consacré à la journée terrible du 2 mai 2014 à Odessa, lorsque des affrontements sanglants entre manifestants pro-ukrainiens et manifestants pro-russes ont abouti à la mort atroce, dans un incendie, de 42 victimes, principalement pro-russes. Près de deux ans après, la justice ukrainienne n’a pas fait la lumière sur la tragédie d’Odessa. Contrairement à ce que la narration de Paul Moreira peut laisser croire, ce drame n’est pas le seul de ces deux dernières années qui reste non-élucidé.

Oui, s’ils pouvaient parler des 100 morts de Maidan et du pouvoir qui a fait disparaitre toutes les preuves, ce serait sympa…

Mais ce que la thèse à charge de M. Moreira, défendue depuis le premier jour de son tournage, l’empêche de voir,

Pour qui a vu le reportage, il y a de quoi rire, Moreira ne défend aucune “thèse”, il rapporte des faits, et pose une inquiétude sur le futur des milices fascisantes, basta…

c’est que contrairement à ce qu’il avance, tous ces événements ont été reportés, étudiés, documentés, par les médias français et le reste de la presse internationale. Depuis deux ans, nous étudions les transformations d’un pays majeur et méconnu en Europe.

J’aime comme les chiens de garde se frottent le nombril pour la très haute qualité de leur travail à chaque naufrage éthique…

Nous devons faire face, dans le même temps, à la couverture d’une guerre ouverte entre deux pays.

Bien sûr… Aucun Ukrainien ne combat à l’Est, c’est bien connu

Beaucoup d’entre nous sont des téléspectateurs de la première heure des documentaires de Paul Moreira, qui ont parfois forgé notre vocation. Nous saluons confraternellement le travail le plus souvent sérieux et nécessaire de la société de production Premières Lignes. C’est pourquoi il nous a tant surpris et peiné de le voir céder, sur le dossier ukrainien, à une si dangereuse paresse intellectuelle.

C’est beau les clowns…

Signatures :

Ksenia Bolchakova, Yves Bourdillon, Gulliver Cragg, Marc Crepin, Régis Genté, Laurent Geslin, Sébastien Gobert, Paul Gogo, Emmanuel Grynszpan, Capucine Granier-Deferre, Alain Guillemoles, James Keogh, Céline Lussato, Elise Menand, Stéphane Siohan, Olivier Tallès, Elena Volochine, Rafael Yaghobzadeh.

Des noms à retenir, donc.

Source : l’Obs

Source: http://www.les-crises.fr/paul-moreira-donne-une-vision-deformee-du-conflit-ukrainien-par-benoit-vitkine/