Je rappelle que tous les témoignages dont nous disposons concordent sur le point que la majorité des destructions correspond à la nuit du 7 au 8 août lors du bombardement initial, où 5% d’une ville de 30 000 habitants auraient été détruits. Le sud de Tskhinvali, si l’on en croit la télévision russe a été durement touché dans les combats du 8 et du 9, mais les dommages, causés par des tirs horizontaux, ne sont pas visibles sur la photo satellitaire. Il y a eu d’autres bombardements le 8 et le 9 août, mais ils semblent avoir été moins violents que l’attaque initiale. Notons que les observateurs militaires de l’OSCE ont signalé ces faits comme le rapporte désormais le journal Der Spiegel Allemand. Ils ont signalé la possibilité que les Géorgiens aient commis des crimes de guerre lors de l’attaque de Tskhinvali[12]. On cite des cas où les forces géorgiennes s’approchant de la ville ou entrant dans celle-ci auraient mitraillé les civils.
Compte tenu du nombre de bâtiments touchés, du fait que le bombardement a eu lieu de nuit, et de l’effet de surprise, il est très probable que le chiffre des victimes ait été très élevé, et supérieur à 1000 pour cette seule attaque. Un bombardement de cette ampleur, combiné à l’attaque délibérée sur les forces russes présentes sous mandat ONU, ne pouvait pas ne pas provoquer une forte réponse de la part des autorités russes. Si les explications jusqu’ici avancées, celle de Bernard Dreano sur un « piège » politique russe ou celle de BHL et des autorités géorgiennes sur une attaque préventive face à une forte pénétration mécanisée des forces russes ne résistent pas à l’examen des faits[13], on doit tenter de comprendre ce qui s’est passé.
Toute analyse des causes du conflit doit d’abord souligner la nature hétérogène et « semi-féodale » de l’armée géorgienne et de la chaîne de commandement militaire. Cette situation est pour partie l’héritage de la guerre civile de 1992-1993 et pour partie le résultat paradoxal des programmes de modernisation de l’armée géorgienne mis en œuvre avec le soutient des Etats-Unis.
L’origine de ces programmes remonte à l’adhésion de la Géorgie au programme « Partenariat pour la Paix » de l’OTAN (Partnership for Peace) en mars 1994. Ceci a établi une base légale pour le développement d’une coopération militaire entre la Géorgie et les Etats-Unis qui s’est concrétisé par le Georgia Train and Equip Program (GTEP) qui se met en place à partir du 29 avril 2002. Avant même le GTEP, les Etats-Unis, qui avaient soutenu la mise en place du groupe GUAM (Géorgie, Ukraine, Azerbaijan et Moldavie) comme moyen de favoriser une influence occidentale, avaient joué les intermédiaires pour des livraisons d’armes de l’Ukraine à la Géorgie. Il ne s’agissait cependant que de matériels ex-soviétiques[14]. Dans le cadre du GTEP, les Etats-Unis on développé un programme particulier en direction de la police et des douanes, le Georgia Border Security and Law Enforcement Program (GBSLEP). L’influence américaine s’est donc faite sentir nettement au-delà des forces armées. Le GTEP incluait non seulement l’entraînement et la formation des cadres et personnels de l’armée géorgienne, mais aussi une aide financière et technique ainsi que des livraisons d’armes, soit directement soit indirectement comme lors de la cession par la Grèce d’une vedette lance-missiles de type La Combattante-II devenue la Dioskura dans la marine géorgienne.
On estime que pour 2002, soit l’année de démarrage du programme, l’aide directe et indirecte dans le cadre des deux programmes GTEP et GBSLEP a été équivalente à 50% du budget militaire de la Géorgie, qui à l’époque était il est vrai squelettique. Au total, en 2002 et 2003, ces deux programmes ont représenté une injection de 64 millions de Dollars US dans les forces armées et de sécurité de la Géorgie, soit un doublement des sommes qui étaient inclues dans le budget géorgien pour ces forces et cette période.
L’ampleur des programmes d’aide militaire américains s’est brutalement accrue quand la Géorgie a accepté de soutenir les Etats-Unis dans l’invasion de l’Irak[15]. Le GTEP a été remplacé en 2005 par le Georgia Security and Stability Operations Program (GSSOP) qui a inclus des transferts financiers significatifs. Ainsi le budget militaire de la Géorgie est passé de 18 millions de Dollars par an en 2002 à 879 millions en 2007.
La somme de 879 millions de Dollars ne correspond pas au total des dépenses militaires pour 2007 mais uniquement aux dépenses financées sur le budget de l’État géorgien. L’accès à l’aide financière américaine, ainsi que le transfert gratuit d’équipements, de carburants et la prise en charge des dépenses d’entraînement et de garnison des troupes géorgiennes hors du pays a représenté une part considérable des dépenses réelles. Ces dernières ont été estimées par différentes sources à 3 milliards de Dollars US[16], soit 29% du budget. L’aide américaine s’est donc traduite par une injection massive de fonds dans un pays qui reste extrêmement pauvre, avec un PIB par habitant calculé à moins de 2400 dollars US par an.
L’armée géorgienne s’est alors clivée en une fraction soutenue et encadrée par les instructeurs US, et dont la solde est considérable dans les conditions locales (elle peut dépasser les 2000 Dollars par mois pour certaines unités ce qui correspond à une véritable fortune dans la Géorgie actuelle), et le reste des forces armées qui est toujours mal soldé, mal équipé et peu entraîné. Le haut commandement et une partie de la classe politique (le Ministre de la défense, le Chef d’état-major, le Président..) ont pris l’habitude de « patronner » des unités. Ils en tirent une certaine légitimité, mais aussi une garantie pour leur avenir politique dans un pays où les institutions politiques sont peu stabilisées et qui a connu, il y a quelques années, une guerre civile. Pour les soldats et les officiers de ces unités « patronnées », le patronage est une garantie que le flux d’argent et d’équipement ne va pas se tarir, et que leurs chances de promotion sont bien plus grandes que dans les autres unités. Le patronage assure aussi la possibilité de faire nommer dans l’unité privilégiée des membres de sa famille et de sa parentèle et donc d’étendre la liste des bénéficiaires de la « rente militaire ». C’est d’ailleurs un phénomène que l’on constate à nouveau en Ukraine, au sein des forces armées de Kiev. Si l’on accepte l’évaluation totale des dépenses militaires de la Géorgie à 3 milliards de Dollars, compte tenu du montant des dépenses figurant au budget, on aurait un flux de transfert supérieur à 2,1 milliards de Dollars (soit plus de 20% du PIB). La part monétaire directe (les soldes et subventions) et indirecte (les achats faits en Géorgie sur la base des crédits des programmes d’assistance) de ce flux pourrait atteindre 12% à 14% du PIB, bénéficiant directement à une fraction très réduite de la population.
Ceci aboutit à des forces armées qui dans certains cas sont plus fidèles à des hommes qu’à des institutions. La chaîne de commandement est ainsi fragmentée. Ceci aboutit aussi à de grandes différences dans l’efficacité des unités, la motivation et la fidélité des troupes.
Outre les transferts issus de l’aide militaire américaine la principale source de financement extérieur du pays résidait dans le rapatriement des revenus des géorgiens travaillant en Russie. On y estime à 600 000 le nombre d’immigrés géorgiens, ce qui est un nombre considérable quant on sait que la population en Géorgie ne dépasse pas en 2007 4,4 millions. Les chiffres de ces rapatriements diffèrent suivant les statistiques de la Banque Centrale de Russie (qui les estime à 665 millions de Dollars) et ceux des statistiques de la Banque Centrale de Géorgie (545 millions de Dollars). Cependant, la fraude fiscale peut induire des sous-déclarations aux autorités géorgiennes, ce qui expliquerait la différence entre les 2 chiffres. Quant on sait qu’une partie des rapatriements de revenus ne se fait pas en monnaie mais en biens (le migrant achète en Russie des biens de consommation qu’il rapatrie en Géorgie lors d’un séjour dans sa famille et revend alors sur place[17]), le montant des transferts en provenance de Russie pourrait s’établir à près d’un milliard de Dollars, soit environ 10% du PIB.
Il s’agit d’un montant non négligeable. Il est cependant probablement mieux réparti dans la population que les flux issus de l’aide militaire, qui sont beaucoup plus concentrés et par là plus susceptibles d’engendrer des effets rapides d’enrichissement à l’échelle des individus ou des familles. Cette nature « semi-féodale » de l’armée Géorgienne s’accompagne de ce que l’on peut interpréter comme une « euphorie militaire » de l’économie et de la société. En effet l’injection massive de moyens financiers à travers les programmes d’aide militaire permet de comprendre une anomalie des données économiques du Pays. En 2007, les importations de la Géorgie ont atteint 5,2 milliards de Dollars soit pratiquement 50% du PIB. Les exportations restant à 1,2 milliards, on atteint un déficit commercial de 39% du PIB, qui n’est clairement pas supportable à moyen terme.
Le pays, depuis l’arrivée au pouvoir du Président Saakashvili en 2004, est clairement sous perfusion économique et financière du fait de l’aide militaire américaine. La forte accélération de l’accroissement des budgets militaires en témoigne. Les phénomènes de rente liés à la capture des flux financiers liés aux programmes d’aide militaire jouent un rôle important dans la structuration sociale et politique du pays.
6. Les déterminants internes du choix de la guerre par la Géorgie.
Dans ce contexte, une hypothèse crédible et soutenue par plusieurs sources est que des responsables géorgiens ont tenté une opération militaire sur Tskhinvali essentiellement pour en retirer un bénéfice politique contre le Président Saakashvili, dont la dernière élection a été fortement contestée en raison d’irrégularités évidentes, qui avaient d’ailleurs provoqué de violentes manifestations de la part des partis d’opposition. Le Président Saakashvili a cherché à construire sa légitimité depuis sa prise du pouvoir lors de la « Révolution des Roses » de 2004 sur sa capacité à restaurer l’unité nationale. Si ses efforts face aux tendances centrifuges en Adjarie ont été couronnés de succès, il est allé d’échecs en échecs en ce qui concerne l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud dont les populations se sentent bien plus radicalement étrangères à la Géorgie. L’incapacité de Saakashvili à concrétiser ses promesses nationalistes est venue s’ajouter à l’insatisfaction générale qu’engendre une politique économique qui n’a eu que peu d’effets positifs pour la population. Le PIB de la Géorgie n’atteignait encore que 65% de son niveau de 1990 en 2007. Même si l’on tient compte de la baisse de la population Géorgienne (liée à une très forte émigration) le PIB par tête en 2007 ne dépasse pas les 80% de son niveau de 1990. Au sein même de son parti et de son gouvernement, Saakashvili a été confronté à une contestation forte, en particulier depuis les élections de début 2008 qui ont montré la fragilité de sa position. On peut penser que certains responsables gouvernementaux ont tenté de supplanter le Président comme chef politique en préemptant à leur profit son programme de reconquête de l’Abkhazie et de l’Ossétie. La nature fragmentée et rentière des forces armées, ce que l’on a appelé leur nature « semi-féodale », a certainement été ici un élément favorisant de telles initiatives.
On peut penser que Saakashvili, prenant connaissance dans les premiers jours d’août de ces projets et en mesurant le danger qu’ils faisaient peser sur son avenir politique, aurait été obligé de se lancer dans une surenchère sur la question de l’Ossétie du Sud pour ne pas perdre la face et son pouvoir. Ceci pourrait alors expliquer le discours extrêmement agressif du Président Saakashvili du 7 août que l’on a déjà évoqué et dont on a signalé qu’il était pleinement contradictoire avec la thèse d’une opération Géorgienne volontairement limitée à l’Ossétie du Sud, décidée en se fondant sur une passivité ou une connivence de la Russie. L’ancien Ministre de la Défense de Géorgie Irakli Okrouachvili, qui fut en poste de 2004 à 2006 et qui s’est enfuit de son pays à la suite d’un conflit avec le Président Saakashvili, a révélé publiquement qu’un plan de contrôle militaire de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie avait été préparé en 2005 par les autorités géorgiennes[18]. La date de rédaction de ce plan correspond à la montée en puissance de l’aide américaine. Cependant, ce plan n’avait pas retenu à l’époque le soutien des autorités américaines qui, selon l’ancien Ministre de la Défense, avaient alors explicitement déconseillé aux autorités géorgiennes une aventure militaire.
Le plan géorgien de 2008 n’était pas la simple reprise de 2005 et, d’après ce que l’on peut savoir au début de septembre 2008, aurait alors reposé sur une série d’hypothèses. Supposant que les troupes russes de la 58e Armée ont reçu des permissions massives (ce qui est logique à la fin des grandes manœuvres et de plus quand elles correspondent au début des vacances), les dirigeants géorgiens tablent sur la lenteur de la réaction russe (aggravée par le fait que Vladimir Poutine sera à Beijing pour les Jeux Olympiques et due Dmitry Medvedev est en vacances à Sotchi) et non sur la passivité de la Russie. Ils estiment qu’il faudra au moins 3 jours à la 58e Armée pour commencer à réagir et sans doute 5 ou 6 pour qu’elle se déploie en Ossétie du Sud. Ils s’estiment alors capables d’occuper la majorité du territoire de l’Ossétie du Sud et de provoquer un tel flot de réfugiés vers le Nord que le tunnel de Roki en serait bloqué. La destruction du tunnel, ainsi que celle des ponts situés sur la route allant vers Java a aussi pu être planifiée pour tenter d’isoler l’Ossétie du Sud de renforts russes. Le déploiement des forces russes pourrait ainsi être considérablement retardé, ce qui permettrait aux autorités géorgiennes de mobiliser leurs soutiens politiques internationaux pour faire valider la nouvelle situation de fait et présenter une tardive réaction russe comme une « invasion » délibérée. Pour réussir, un tel scénario implique d’une part que les troupes géorgiennes puissent conquérir très vite Tskhinvali et les environs (d’où la nécessité de déployer des moyens considérables à l’échelle du pays et d’agir de manière très brutale) et d’autre part que la population Ossète soit prise de panique. Il faut donc délibérément provoquer de fortes pertes civiles afin d’induire le flot de réfugiés qui doit rendre le tunnel de Roki impraticable ou détruire ce dernier ainsi que la route qui descend vers Java.
Ce plan cependant est très fragile, et repose sur une succession de « si ». Que l’un vienne à manquer et le plan général s’effondre. L’analyse fournie dans la Jane’s Defence Weekly souligne les erreurs stratégiques commises par les Géorgiens.[19] Si les troupes russes sont plus réactives que ce que les Géorgiens ont prévu, et si l’avance dans Tskhinvali est plus longue que prévue, ou si le tunnel de Roki et la route de Java ne sont pas bloqués, alors les troupes géorgiennes sont prises « la main dans le sac ». Le nombre d’impondérables était très élevé.
On peut penser que le jeu politique interne en Géorgie, le choc des ambitions et des combinaisons politiques, ait conduit à une prise de risque bien excessive de la part des autorités géorgiennes. C’est ici que la confiance placée par le Président Saakashvili dans les forces spéciales géorgiennes entraînées par l’Armée Américaine a pu jouer. Saakashvili et les responsables militaires Géorgiens ont pu croire qu’ils pourraient effectivement isoler l’Ossétie du Sud en détruisant les voies d’accès depuis la Russie. Une prise de risque inconsidérée est ainsi probable et d’autant plus que la chaîne de commandement est fragmentée. Après tout, les dirigeants géorgiens ne seraient pas les premiers à avoir déclenché une guerre sur la base d’une évaluation stratégique erronée…On doit ajouter que les perfusions massives d’équipements et d’argent qui ont été consenties par les Etats-Unis au profit des forces armées et de sécurité de la Géorgie ne pouvaient que créer un sentiment de puissance très illusoire.
Il faut noter que Saakashvili a déclaré le 7 août a la télévision Géorgienne son intention de « mettre fin aux régimes criminels d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie »[20]. Cette déclaration est significative car elle indique la volonté du Président Géorgien de présenter son action comme globale et non comme une simple réaction à la multiplication d’incidents que l’on connaissait depuis le 1er août.
La déclaration du 7 août est irresponsable et incompréhensible si l’on se place du point de vue d’une opération limitée réalisée avec l’assentiment des autorités russes. Elle devient plus logique si l’on considère que Saakashvili est engagé dans une spirale de la surenchère pour des raisons de politique intérieure. La déclaration de Saakashvili, il faut le signaler, est postérieure à une déclaration officielle datant du 5 août, réaffirmant la volonté des autorités russes de garantir et défendre l’Ossétie du Sud[21]. Elle est aussi postérieure à des déclarations du même Saakashvili faites entre le 1er et le 4 août et où le Président géorgien appelle à mettre fin à la « guerre des snipers ». Saakashvili a visiblement changé radicalement de position entre le 4 et le 7 août, ce qui conforte l’hypothèse d’une décision d’attaque prise dans le cadre d’une logique de surenchère politique se développant au sein du gouvernement géorgien.
Il faut donc souligner que si le plan géorgien est bien celui que l’on vient d’indiquer et qui correspond a différents éléments d’information qui ont pu être recueillis entre fin août et début septembre 2008, alors nous retrouvons une cohérence aux actions militaires géorgiennes des 36 premières heures des combats. Ceci est vrai y compris pour l’attaque délibérée sur les troupes russes en position d’observateur, ainsi que le meurtrier bombardement de Tskhinvali et de ses environs, qui ne sont pas compréhensibles autrement.
7. La responsabilité américaine.
Cependant, l’hypothèse présentée ci-dessus, si elle est cohérente avec l’état sociologique et politique de l’armée géorgienne soulève d’autres problèmes, et en particulier celui de l’attitude des États-Unis. Compte tenu de la présence des conseillers militaires intégrés dans les unités géorgiennes, Washington ne peut pas ignorer ce qui se prépare. D’ailleurs, la mission militaire israélienne (qui entraîne les Géorgiens à l’usage des drones) va se retirer le 6 août. Pourtant, les autorités américaines n’interviennent à aucun moment pour calmer le jeu, alors qu’elles disposent des rapports montrant l’état de disponibilité des forces russes (rapports envoyés par les observateurs qui ont assisté aux manœuvres Kavkaz-2 déjà évoquées) et qu’elles ne peuvent ignorer que les forces géorgiennes n’ont aucune chance face à la 58e Armée. En 2005, si nous en croyons l’ancien Ministre de la Défense de la Géorgie, les Etats-Unis s’étaient explicitement opposés à l’option militaire. Ceci prouve qu’ils en avaient les moyens, et ce à un moment où leur influence à Tbilissi était bien plus faible qu’elle ne l’était en 2008. Cet événement ne rend que plus surprenant le fait qu’une mise en garde analogue n’ait pas été formulée au début août 2008.
À défaut d’une mise en garde, les autorités américaines auraient pu et du retirer leurs conseillers militaires, intégrées au sein des unités géorgiennes. Elles n’en font rien, prenant ainsi la responsabilité que des officiers américains soient directement impliqués dans plusieurs violations du Droit International et dans des crimes de guerre et passent du statut d’instructeurs à celui de conseillers. Elles prennent aussi la responsabilité d’une situation telle que ces officiers puissent être fait prisonniers par les forces russes. De fait, il y a eu à la connaissance de l’auteur deux occasions où, le dimanche 10 août, des troupes russes ont été à deux doigts de capturer des officiers américains. Ils semblent que les officiers russes ont volontairement laissé partir l’unité géorgienne encerclée pour ne pas à avoir à gérer un problème politique quelque peu délicat…
Il faut ici ajouter que les 117 officiers américains présents dans les forces géorgiennes ne sont pas les seuls ressortissants étatsuniens présents sur le terrain. Les précédents en Irak et en Afghanistan montrent que les missions de formation et d’entraînement qui sont mises en place par les forces armées américaines impliquent très souvent la présence de sociétés privées (les « contractors ») auxquelles une partie du travail est sous-traité. La présence d’employés de ces sociétés au sein des unités géorgiennes est très probable. Les autorités russes ont fait mention de « mercenaires » qui auraient été blessés et capturés lors des combats du 9 août à Tskhinvali[22]. Ce point n’a plus refait surface depuis en raison des problèmes juridiques qu’il soulève. En effets, des ressortissants étatsuniens ou de tout autre pays employés par des sociétés de sécurité privées et combattant au sein des unités géorgiennes, même si ces dernières ont un contrat en bonne et due forme avec l’US Army ou les autorités géorgiennes, sont techniquement des mercenaires et pourraient être traités comme tels par les autorités russes. Si des ressortissants américains sont bien tombés entre les mains des forces russes, on peut parier qu’ils ont été discrètement expulsés dès que leur état de santé l’a rendu possible.
Quoi qu’il en soit, le comportement de Washington est ici hautement irresponsable et la responsabilité des Etats-Unis dans le déclenchement de la crise engagé, au moins de manière indirecte. Vladimir Poutine a affirmé que le gouvernement américain aurait commandité l’attaque géorgienne pour favoriser l’élection de McCain. Honnêtement ceci semble à première vue peu crédible ; mais, force est de constater qu’il y a des points troublants dans l’attitude américaine. Il y a ici trop de zones d’ombre pour que l’on puisse balayer du revers de la main la pire des hypothèses, soit celle d’une manipulation délibérée des autorités géorgiennes par les Etats-Unis. A-t-on donc voulu tendre un piège aux Russes en espérant capitaliser sur la réaction anti-russe de certains pays pour faire avancer des dossiers comme celui de l’élargissement de l’OTAN ou le bouclier anti-missiles, voire effectivement pour relancer la candidature McCain ? Est-ce une simple suite d’incompétences dans l’administration US ? Officiellement, les autorités américaines ont nié une dégradation de la situation sur le terrain jusqu’au 7 août alors que la représentation militaire israélienne a commencé à réagir dès le 3 août. À l’heure actuelle, les deux hypothèses évoquées, celle impliquant la manipulation et celle impliquant une suite calamiteuse de catastrophiques erreurs de jugement, sont plausibles. Ce qui n’est pas plausible est la thèse d’une administration américaine qui n’aurait pas été au courant de ce qui se tramait. La réaction israélienne le montre.
8. La position russe.
Il reste à évaluer ce que fut la position russe. Les avertissements à la Géorgie avaient été clairs fin juillet et début août. Dès la fin juin, les troupes de construction russes avaient achevé la remise en état de la ligne ferroviaire côtière reliant l’Abkhazie à la Russie, et permettant ainsi le déploiement rapide de matériel lourd russe en Abkhazie. Des manœuvres amphibies avaient été conduites par la marine russe de Mer Noire. La Russie avait donc donné des signes manifestes de son inquiétude quant à une possible dégradation de la situation soit en Abkhazie soit, fin juillet, en Ossétie du Sud. À la suite d’un incident survenu le 1er août et où 6 miliciens Ossètes avaient été tués, les autorités russes en Ossétie du Nord-Alanie ont commencé à préparer des convois d’aide humanitaire. À partir du 5 août des civils (essentiellement des enfants) ont été évacués des villages situés sur la ligne de cessez-le-feu. Enfin, le 6 août, un appel de plusieurs personnalités d’Ossétie du Sud indiquant la menace immédiate d’une attaque géorgienne a été publié dans des journaux russes.
Pour autant, on peut s’interroger sur le degré de surprise de la chaîne de commandement russe. La 58e Armée avait été maintenue dans un haut état d’alerte et de réactivité, et les permissions n’ont semble-t-il été octroyées qu’au compte-goutte à la fin des manœuvres Kavkaz-2. Elle semble avoir été mise en état d’alerte au 4 août 2008, ce qui explique la rapidité de sa réaction après l’attaque géorgienne. Ceci indique que les autorités russes suspectaient quelque chose, mais pas nécessairement le 7 août. Le fait est que Vladimir Poutine s’envole pour Beijing, afin d’assister à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, tandis que Dmitry Medvedev a rejoint la « datcha » présidentielle à Sotchi. On notera la ressemblance avec le coup d’Etat en Ukraine, qui se déroule, lui aussi, en plein Jeux Olympiques, et à un moment où l’on peut penser que les dirigeants russes ne seront pas psychologiquement réactifs. On remarque cependant que les deux dirigeants ont évité de se trouver simultanément hors de Russie. Par ailleurs la représentation locale de l’OSCE en Géorgie, si elle indiquait une montée des tensions, n’indiquait pas la possibilité d’un conflit armé à la date du 7 août[23].
Cependant, on a des indications quant au fait que les responsables russes soupçonnent à partir du 4 août la Géorgie de se préparer à une action militaire dans de brefs délais. Le renforcement des observateurs russes en Ossétie du Sud a été évoqué. Il répond à la multiplication des incidents et à la prise en compte d’une dangereuse montée des tensions, comme l’explosion d’une bombe en secteur géorgien ou des tirs de snipers venant de villages géorgiens et tuant plusieurs miliciens Ossètes, et déclenchant des tirs de représailles[24]. Moins noté est le fait, signalé par la presse russe le 6 août, que des « volontaires » d’Ossétie du Nord serait en train de se rendre en Ossétie du Sud. Il y a eu un mouvement de « troupes irrégulières » vers le sud dans la journée du 6. Ce mouvement n’a pas du dépasser le millier d’hommes. Cependant, ce mouvement a certainement masqué un autre déplacement. Il s’agit d’un groupe de 600 à 800 hommes (rien à voir avec les affabulations d’un BHL ou du gouvernement Géorgien sur plus d’une centaine de blindés), ce qui correspond probablement à un bataillon des forces spéciales de l’Armée Russe (ceux que l’on appelle les « SpetNaz » et techniquement, il s’agit probablement de « reydoviki »)[25].
Ces hommes étaient destinés à sécuriser le tunnel de Roki ainsi que les ponts au nord de Java et à renforcer les défenses de Tskhinvali. Ils seront engagés dans la bataille de Tskhinvali le 8 et le 9 août et c’est eux qui causeront les pertes les plus importantes aux unités blindées et mécanisées Géorgiennes tentant de prendre la ville. L’armée géorgienne disposait de 129 chars (67 T-62 et 62 T-54 et 55) ainsi que 213 véhicules blindés d’infanterie (des BMP et des BTR). Les documents disponibles montrent que les troupes russes ont détruit environ 60 chars à Tskhinvali et ses alentours immédiats et qu’elles ont capturé intact une centaine de blindés (essentiellement des BMP-1) quand les forces géorgiennes se sont débandées à partir du dimanche après-midi[26]. Certains clichés de chars géorgiens détruits dans Tskhinvali même témoignent de l’emploi d’un armement puissant (missile anti-chars)[27]. Ils vont aussi canaliser le flot des réfugiés Ossètes et assurer que la route descendant du tunnel de Roki est bien libre le 8 et le 9 pour permettre aux forces russes de venir au secours des Ossètes.
Ceci montre que la possibilité d‘une agression géorgienne a bien été prise en compte par les autorités russes, qui ont pris les mesures nécessaires pour pouvoir réagir de manière efficace le cas échéant. Cependant, les autorités russes semblent avoir été surprises par la violence de l’attaque initiale et par les fait que les observateurs russes, présents sous mandat ONU, aient été délibérément la cible des tirs géorgiens. On peut penser que les autorités russes, à partir du 5 août considèrent probable une attaque géorgienne, mais estiment que celle-ci sera limitée à la conquête de quelques crêtes et de collines, en réponse aux incidents que l’on a eu sur la ligne de cessez-le-feu. Les mesures prises par le commandement russe et les autorités d’Ossétie du Sud entre le 5 et l’après-midi du 7 août vont dans le sens de précautions face à de possibles dérapages, voire à une reprise des combats sur la ligne de cessez-le-feu, mais à un niveau de violence comparable à celui des combats de 2004. Ce n’est qu’à partir de l’après-midi du 7 août que le commandement russe semble prendre conscience que l’attaque géorgienne pourrait être plus ambitieuse. Les diplomates russes ont tenté, sans succès, de joindre le Président Géorgien dans la soirée du 7 août pour tenter d’éviter un embrasement généralisé. Selon la partie russe, le Président Géorgien serait resté injoignable durant les heures critiques allant de 19h00 le 7 août à 04h50 le 8 août[28]. Les autorités russes n’ont donc pas été surprises au sens stratégique du terme, car on voit qu’elles avaient mis en place toutes les dispositions nécessaires à la gestion d’une crise sérieuse. Elles ont cependant été surprises au sens tactique du terme par le degré de violence des Géorgiens. Celui-ci a déterminé en retour le degré de violence de la réponse russe, comme le montre la réaction de Vladimir Poutine, alors à Beijing, dans les heures qui suivent[29].
La réaction russe, dans sa totalité, correspond cependant au scénario des manœuvres Kavkaz-2, y compris l’opération amphibie vers Poti, qui avait été testée lors de manœuvres navales de la fin juin 2008. On est alors ramené à la question déjà posée : ces différentes manœuvres ayant été accompagnée d’observateurs étrangers et en particuliers des pays de l’OTAN on comprend mal que les autorités géorgiennes n’aient pas été averties des risques qu’elles prenaient et on comprend tout aussi mal la « surprise » des pays occidentaux face à une réaction russe qui était entièrement prévisible en cas d’attaque géorgienne sur l’Ossétie du Sud ou l’Abkhazie.
Si « piège » il y eut, il ne vint pas de Moscou.
Notes
[1] Bernard Dréano, « Le piège ossète » in Mouvements, http://www.mouvements.info/spip.php?article314
[2] Bernard Henri-Lévy, « Choses vues dans la Géorgie en guerre », in Le Monde, 19 août 2008, http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/08/19/choses-vues-dans-la-georgie-en-guerre-par-bernard-henri-levy_1085547_3214.html
[3] http://embassy.mfa.gov.ge/index.php?lang_id=ENG&sec_id=461&info . Voir aussi la déclaration du Président Saakashvili dans le Financial Times, « Russia deployed tanks before Georgia attacked », http://www.ft.com/cms/s/O/25ec7414-723c-11dda44a-0000779fdl8c.html
[4] AFP, 7 août 2008, http://afp.google.com/article/ALeqM5gi_jyRnqBYekXz2MyszBj6k_ZMtw
[5] Voir en particulier celle qui a été faite sur le site Rue89 : http://www.rue89.com/2008/08/22/bhl-na-pas-vu-toutes-ses-choses-vues-en-georgie
[6] Ou 123 pour d’autres sources. Ce chiffre n’inclut pas des civils de nationalité étatsunienne travaillant dans des sociétés de sécurité sous contrat des autorités américaines pour l’entraînement des troupes géorgiennes.
[7] Il existe en effet une lucrative activité de contrebande des hydrocarbures entre l’Ossétie du Sud et la Géorgie qui est source de nombreux règlements de compte.
[8] BBC « Russia vows to defend S. Ossetia », BBC News, 5 août 2008, http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/7543099.stm
La déclaration de Y. Popov est traduite in BBC Monitoring, voir « Talking through gritted teeth », Transitions on line, n°281, Section 1, Article 19821, 6 août 2008.
[9] Mais BHL dans son article dans Le Monde fait bien dire au Président géorgien « 150 chars pointés sur nos villes »…
[10] Mme Rice, qui attribue la décision géorgienne à une réponse à des violations du cessez-le-feu, a reconnu l’attaque géorgienne dans une déclaration faite le 18 septembre 2008 et que l’on peut consulter sur le site du Département d’État. Voir : Secretary Rice Addresses U.S.-Russia Relations At The German Marshall Fund , http://www.state.gov/secretary/rm/2008/09/109954.htm
[11] Voir l’article de la rédaction de Der Spiegel du 25 août 2008 qui confirme cette information,
« The Chronicle of a Caucasian Tragedy, Part 3 : a disastrous décision », consultable sur http://www.spiegel.de/international/world/0,1518,574812-3,00.html
[12] AFP, le 30 août 2008, via Le Figaro, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2008/08/30/01011-20080830FILWWW00465-l-osce-met-en-cause-la-georgie.php
Le texte du Spiegel donnant l’information peut être consulté à : http://www.spiegel.de/politik/ausland/0,1518,575396,00.html
L’OSCE a par la suite démenti avoir transmis ces informations « par source diplomatique », mais n’a pas contesté la véracité des faits. Cette combinaison de révélation et de démenti de forme est assez classique dans une organisation comme l’OSCE. Elle indique que les militaires européens détachés auprès de l’OSCE et déployés sur le terrain ont organisé des « fuites » afin de rendre publiques des informations que leurs gouvernements souhaitent ne pas voir diffusées. L’auteur de ce texte en a eu confirmation par des membres de la mission d’observation en Géorgie. Des fuites de ce type ont déjà été pratiquées dans d’autres cas, du Kosovo au Nagorno-Karabagh.
[13] Les observateurs de l’OSCE ont d’ailleurs officiellement démenti l’entrée de troupes mécanisées russes avant le 7 août.
[14] L’Ukraine a livré à la Géorgie la vedette lance-missiles Tbilissi et près de 80 chars T-72 entre 1999 et 2002.
[15] Au 7 août 2008, l’Armée Géorgienne avait déployé 2000 hommes en Irak, sous commandement américain.
[16] Le chiffre de 3 milliards est celui avancé par plusieurs experts occidentaux impliqués dans les programmes d’assistance militaire à la Géorgie. Des experts russes et géorgiens avancent un chiffre de 5 milliards de Dollars, qui semble peu crédible. Une excellente discussion des dimensions économiques de l’effort de guerre géorgien a été faite par L. Grigoriev et M. Salikhov dans Vremja Novostej, 22 août 2008. Ces deux experts de l’Institut de l’Energie et des Finances considèrent eux aussi que le chiffre de 5 milliards est exagéré.
[17] Ces pratiques sont connues et étudiées dans le cas des immigrés Tadjiques, Ouzbèques et Moldaves en Russie. On dispose d’éléments équivalents pour des migrants originaires du Maghreb (essentiellement de l’Algérie et du Maroc).
[18] Dépèche Reuters via Le Nouvel Observateur, « Le Président Saakashvili préparait son offensive dès 2005 », 15 septembre 2008, 16h11. Okrouachvili a obtenu en 2007 le statut de réfugié politique en France. http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/international/europe/20080914.OBS1245/le_president_saakachvili_preparait_son_offensive_des_20.html
[19] Richard Giragossian, “Georgian planning flaws led to campaign failure”, JDW, 15 août 2008.
[20] Je cite depuis le compte rendu de la BBC du 8 août 2008. http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/7546639.stm
[21] BBC « Russia vows to defend S. Ossetia », BBC News, 5 août 2008, op.cit.. http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/7543099.stm
[22] « B Gospitali Vladikavkaza Postupili Inostrannye Naemniki », [Des mercenaires étrangers admis dans les hôpitaux de Vladikavkaz] Lenta.Ru, 11 août 2008, consultable à : http://lenta.ru/news/2008/08/11/merc/
[23] Der Spiegel, « The Chronicle of a Caucasian Tragedy, Part 3 : a disastrous décision », article cité.
[24] L’arme qui tue les 6 miliciens Ossètes, compte tenu de la distance de tir, est presque certainement un fusil américain Mac Millan de 12,7-mm.
[25] Ce fait n’est pas, à la date du 29 septembre 2008, reconnu par les forces russes. Il correspond à une déduction de l’auteur à partir d’éléments documentaires en particulier visuels.
[26] Les chars géorgiens sont des modèles anciens, qui ne sont plus en service dans les forces russes. Il est ainsi assez facile de distinguer sur les photographies si le véhicule pouvait appartenir aux forces géorgiennes ou russes.
[27] Parmi les clichés que l’auteur a pu visionner on voit deux chars T-62 victimes d’une explosion à l’intérieur de la caisse si violent que la tourelle a été projetée à plus de 10 m du véhicule.
[28] Communication faite à l’auteur par un responsable du MID de Russie. Ceci correspond à la version russe. La partie géorgienne n’a ni confirmé ni infirmé cette information.
[29] AFP, 8 août 2008, « Putin vows retaliation for Georgian action in South Ossetia », http://www.afp.com/english/news/stories/newsmlmmd.9a925eb591bfe404730dee97a82c07ed861.htm