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Revue de presse internationale du 13/12/2015

Sunday 13 December 2015 at 02:20

En sus de la VO, plusieurs articles traduits pour varier les plaisirs… Si vous avez des compétences pour sélectionner des articles en langues étrangères, rejoignez nous pour aidez à la constitution des revues de presse internationales en remplissant le formulaire de contact du blog. Bonne lecture !

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-internationale-du-13122015/


L’UE veut contrôler ses frontières, par Jurek Kuczkiewicz

Saturday 12 December 2015 at 03:12

Source : Le Soir, Jurek Kuczkiewicz , 11-12-2015

De nombreux pays militent pour un renforcement des pouvoirs de l’UE sur ses frontières extérieures.

Même s’il y est opposé, un Etat membre pourrait dans l’avenir se voir imposer l’intervention du futur corps européen de gardes-frontières. C’est l’élément le plus spectaculaire de la proposition que la Commission européenne va présenter la semaine prochaine. Le Soir a obtenu les grandes lignes de ce dispositif qui risque de susciter l’opposition de certains Etats de l’UE.

En fait : une refonte fondamentale. Et même un transfert de souveraineté de l’autorité ultime sur les frontières extérieures de l’UE. Ou plutôt de la zone Schengen. Aucun de ces documents n’a encore circulé, mais sur base d’informations obtenues auprès de plusieurs sources diplomatiques et européennes, Le Soir a pu dresser le schéma général du nouveau système – une révolution politique et opérationnelle – que va proposer la Commission Juncker.

Les limites du système

Le système actuel de gestion des frontières extérieures a montré ses limites. C’est l’avis de la Commission européenne, et de nombreux États, aujourd’hui particulièrement remontés contre la Grèce. Ce système est basé sur la souveraineté exclusive de chaque État membre sur ses frontières, le soutien volontaire des autres États membres en cas de besoin ou de problème, et est coordonné par une agence Frontex qui n’a aucun pouvoir opérationnel.

L’agence Frontex sera transformée en une véritable Agence européenne des frontières, dotée d’un pouvoir d’autorité publique. Un corps de réserve européen de 1000 à 2000 hommes sera constitué dans les différents Etats membres, et mobilisable en deux à trois jours. Et surtout : en cas de constat de déficiences graves à une frontière, l’UE pourra activer l’envoi d’une partie de ce corps, même si l’Etat membre « déficient » y est opposé. Il faudra une « majorité qualifiée inversée » au Conseil de l’UE (les gouvernements) pour bloquer cette intervention du corps européen sur le territoire de l’Etat concerné.

Un dispositif qui s’inspire de celui qui a été mis en place dans la nouvelle gouvernance économique et budgétaire de la zone euro. L’emprunt n’est pas fortuit. Dans l’esprit du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, les mêmes raisons qui après la crise de l’euro ont mené à soustraire la surveillance des grandes banques aux Etats, pour la confier à une institution de l’UE (la Banque centrale européenne), s’appliquent aujourd’hui : la crise migratoire et des réfugiés, devenue une crise de la zone Schengen, doit mener l’UE à reprendre, au moins partiellement, l’autorité finale sur ses frontières extérieures.

Source : Le Soir, Jurek Kuczkiewicz , 11-12-2015

Source: http://www.les-crises.fr/lue-veut-controler-ses-frontieres/


Revue de presse du 12/12/2015

Saturday 12 December 2015 at 01:11

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Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-du-12122015/


Nouvelle offensive allemande contre la BCE, par Romaric Godin

Saturday 12 December 2015 at 00:21

Source : La Tribune, Romaric Godin, 09/12/2015

La BCE doit faire face à une offensive allemande contre sa politique. (Crédits : reuters.com)

La presse allemande est vent debout contre des portefeuilles de titres dont disposent les banques centrales nationales. Une offensive de plus venue d’outre-Rhin contre Mario Draghi.

L’affaire est passée inaperçue dans le reste de la zone euro. Mais en Allemagne, elle a déclenché une vive polémique. Le 29 novembre dernier, un article du quotidien allemand du dimanche Welt Am Sonntag « découvrait » l’existence d’accords entre la BCE et les banques centrales nationales (BCN) appelés ANFA pour « Agreement on Net-Financial Assets » (accords sur les actifs financiers nets). Ces accords permettent aux banques centrales nationales de l’Eurosystème d’acheter ou de vendre des titres financiers – y compris des obligations souveraines – pour leur propre compte. Le montant global de ces portefeuilles est connu : 565 milliards d’euros, mais la BCE et les BCN refusent de communiquer d’autres détails.

Levée de bouclier politique outre-Rhin

La presse allemande n’a pas de mots assez durs contre ce « secret » qui, selon elle, cacherait un financement monétaire des dettes nationales en dehors de tout contrôle de la BCE. Après une semaine de battage médiatique, les politiques conservateurs ont évidemment suivi. Ce mercredi 9 décembre, Michael Fuchs, le vice-président du groupe parlementaire conservateur au Bundestag a demandé dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) à la BCE « de rendre publique dans quelle mesure les banques centrales nationales ont réalisé des rachats de titres souverains. » De son côté, Hans Michelbach, membre de la CSU bavaroise et de la Commission des Finances du Bundestag, a demandé à Mario Draghi dans le Handelsblatt « des informations complètes sur l’expansion monétaire remarquable de plusieurs banques centrales nationales. » Même l’expert financier de la SPD Carsten Schneider demande la publication du détail des ANFA.

Qu’est-ce que l’ANFA ?

Pour comprendre la situation, il faut comprendre ce que sont les ANFA. Il s’agit d’accords annuels destinés à favoriser la liquidité. Les réserves obligatoires et les billets en circulation réduisent mécaniquement cette liquidité. Pour le compenser, la BCE autorise chaque année les BCN à acheter des titres afin de créer la quantité de liquidité correspondant à cette destruction. Au final, l’effet sur la quantité de monnaie doit être nulle. Chaque BCN doit acheter des titres dans le cadre d’une fourchette basse et haute. Certaines banques centrales peuvent se contenter du minimum (c’est le cas de la Bundesbank allemande) et transmette ainsi une capacité d’achat supplémentaire aux autres BCN.  Le détail de ces accords n’est pas public.

Pour les banques centrales, ces portefeuilles obligataires permettent d’assurer la création de bénéfices. Il ne s’agit pas d’un détail : certaines banques centrales, comme la Banque des Pays-Bas, ont obligation de faire des profits. D’autres doivent assurer les fonds de pension de leurs salariés. D’autres encore doivent satisfaire des actionnaires privés en versant des dividendes. Toutes, enfin, reversent une partie de leurs profits aux Etats qui sont souvent ravis de pouvoir bénéficier de ses entrées d’argent frais. Ces portefeuilles ont pour fonction de renforcer ces profits et donc ces reversements.

Financements monétaires ?

Selon les calculs d’un économiste berlinois, Daniel Hoffmann, cité par le Welt am Sonntag, le montant de ces portefeuilles est ainsi monté jusqu’à 724 milliards d’euros durant la crise, avant de redescendre à 600 milliards d’euros fin 2014. Selon cette étude, deux banques centrales font particulièrement usage de ces accords ANFA : la Banque de France et la Banca d’Italia. Selon Daniel Hofmann, la Banque de France aurait 170 milliards d’euros de titres fin 2014 dans ses portefeuilles ANFA tandis que la Banca d’Italia en détiendrait 125 milliards d’euros. Le rapport annuel de la Banque centrale française indique cependant que ce portefeuille dispose d’un capital de 73,75 milliards d’euros. Quoi qu’il en soit, ces banques centrales ne dévoilent pas le détail de leurs investissements, mais ce serait le fruit de la redistribution des “droits” ouverts par l’ANFA. La Buba n’a que 14 milliards d’euros dans son portefeuille ANFA parce qu’elle ne fait que le minimum demandé par la BCE. Pour la presse allemande, c’est cependant la preuve que ces deux banques centrales réalisent un financement monétaire « illégal » des Etats français et italien. « Le financement monétaire des Etats est aussi interdit pour les banques centrales nationales », indique Michael Fuchs.

La critique allemande

La critique allemande vise à considérer que les ANFA sont des financements monétaires. Certes, il ne s’agit que d’achats sur le marché secondaire – et non primaire – comme les achats d’actifs publics (« QE ») réalisés par la BCE. Mais à la différence du QE et même de l’OMT (qui n’a jamais été utilisé), cependant, les ANFA ne sont pas inclus dans un cadre clair et connu du marché. La menace, pour la presse allemande, est donc de voir la BCE profiter de ce « secret » pour laisser les banques centrales influer sur les taux de certains pays. En réalité, on a vu que les accords limitent les investissements permis dans le cadre des ANFA. A la BCE, on assure que l’on est très sensible à ce que les titres détenus par les BCN demeurent toujours dans les limites du tiers d’une émission de dette. Cette limite a été fixée par la BCE comme une garantie que le marché n’est pas uniquement influencée par sa politique et, donc, qu’il ne s’agit pas d’un financement monétaire.

Transparence ?

Une source proche des banques centrales confirme que les ANFA sont très étroitement encadrés : il existe un « code » clair qui empêche les achats d’influer sur la politique monétaire en limitant très clairement les achats de titres souverains. Le Conseil des gouverneurs peut, de plus, demander si besoin le gel des achats d’une banque centrale à la majorité des deux tiers. Selon cette source, « s’il n’y a pas de transparence envers le public, il y a une transparence totale au sein de l’Eurosystème et la BCE sait parfaitement ce que fait la Banque de France, par exemple. »

Certaines banques centrales nationales défendent le « secret » par le besoin d’indépendance. L’absence de publication de détails permettrait justement d’éviter les pressions politiques sur la gestion de ces portefeuilles. En cas de publicité du portefeuille, il pourrait y avoir des pressions pour acheter des titres d’Etat sur le marché secondaire. Evidemment, l’argument peut être retourné : sans transparence, les pressions politiques peuvent s’exercer sous la protection du « secret. » Mais, selon une autre source, la clé du refus de la publication de l’ANFA serait la complexité des accords. Quoi qu’il en soit, le directoire de la BCE semble assez favorable à plus de transparence, mais il n’y a pas d’accord au niveau des BCN.

Opposition allemande à la BCE

Les arguments allemands ne semblent donc pas pertinents : la création monétaire est nulle et le financement monétaire peu probable. Mais il est vrai que la complexité et le manque de transparence entretiennent le doute. Cette affaire de l’ANFA ressemble beaucoup à la polémique de 2010-2012 autour de Target 2 : c’est une attaque contre l’Eurosystème qui sous-entend une hypothétique mise en danger des contribuables allemands.

Mais alors pourquoi alors cette « découverte » soudaine de Welt am Sonntag et cette campagne de presse qui a suivi ? Tout ceci ne peut se comprendre que comme une offensive contre la BCE. Offensive dont la question des ANFA n’est qu’un prétexte. La Bundesbank et les milieux économiques allemands n’ont pu empêcher le lancement du QE et toutes les requêtes juridiques allemandes ont partiellement ou entièrement échoué pour le moment. Mais les critiques et les protestations contre ce programme demeurent le discours dominant outre-Rhin. Alors que les annonces du 3 décembre de Mario Draghi ont largement déçu les marchés, les communiqués de presse des banques privées et publiques allemandes n’ont cessé de fustiger une nouvelle utilisation de la « presse à billets » qui « ruine » les épargnants allemands. La critique de la politique de la BCE doit donc utiliser d’autres formes. Il est, à cet égard, intéressant de noter que la critique allemande prend comme centre la BCE et non les banques centrales nationales.

Un « QE2 » bloqué au Conseil des gouverneurs

Cette offensive, lancée quelques jours avant la réunion du 3 décembre, n’est donc pas le seul fruit du hasard. Du reste, l’opposition allemande reprend de la vigueur. Jusqu’ici, Mario Draghi avait réussi à la maîtriser au sein du Conseil des gouverneurs en jouant sur les attentes des marchés. En faisant en sorte, par des annonces calibrées, de préparer les marchés aux mesures annoncées, ils les rendaient inévitables, à moins de prendre le risque d’une correction boursière. Mais, jeudi dernier, Mario Draghi n’est pas parvenu, si l’on en croit Reuters,à mener à bien cette stratégie. L’opposition au sein du Conseil des gouverneurs l’a contraint à réduire son paquet de mesures, même au prix d’une déception des marchés. Si ces informations de Reuters sont justes, ce serait un succès pour la Bundesbank qui, pour la première fois depuis longtemps, serait parvenue à « modérer » le QE et à désamorcer la stratégie de Mario Draghi.

La bataille de l’union bancaire

L’autre offensive contre la BCE est menée plus directement par Wolfgang Schäuble, le ministère fédéral allemand des Finances et concerne le « troisième pilier » de l’union bancaire, autrement dit la garantie européenne des dépôts jusqu’à 100.000 euros. Aujourd’hui, cette garantie existe, mais elle est assurée par les Etats. Or, certains Etats n’ont pas les moyens de cette garantie, alors que le nouveau mécanisme de résolution des crises bancaires qui sera lancé le 1er janvier prévoit la participation des déposants. Mais Berlin exige pour cela un changement de traité et une réduction des risques dans les bilans des banques. Autrement dit, Wolfgang Schäuble entend renvoyer ce troisième pilier aux calendes grecques. La BCE insiste, elle, beaucoup sur cette garantie. Mardi 8 décembre, Wolfgang Schäuble a très sèchement recadré l’institution de Francfort, en lui demandant de se limiter à son travail de surveillance des banques et de politique monétaire.

Le torchon brûle entre Berlin et Francfort

Le torchon brûle donc entre Berlin et Francfort, une nouvelle fois. Et cette campagne contre l’ANFA n’est qu’un signal de plus que les Allemands sont de plus en plus mal à l’aise avec la politique de la BCE. Comme en 2013, Mario Draghi va-t-il devoir tenir compte de cette nouvelle offensive pour réduire sa politique accommodante ? C’est possible. Mais la résistance allemande rend, en tout cas, l’espoir d’une collaboration des Etats et de la BCE pour favoriser la relance de plus en plus difficile. Le blocage allemand est, de ce point de vue, rédhibitoire.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 09/12/2015

Source: http://www.les-crises.fr/nouvelle-offensive-allemande-contre-la-bce-par-romaric-godin/


Michel Rocard : “L’Europe c’est fini, on a raté le coche”

Friday 11 December 2015 at 03:26

Un Rocard lucide, repris… euh, ben dans presque aucun autre média…

Source : Le Nouvel Obs, Pierre Haski, 29-11-2015

Aux journées de Bruxelles, organisées par “l’Obs” les 18 et 19 novembre, les intervenants ont débattu sans langue de bois sur le thème “Europe dernière chance”. Compte-rendu.

Michel Rocard en 2014 (AFP)

Et si l’Europe était un avion inachevé ? Un appareil dont on aurait construit le fuselage, le cockpit, choisi la couleur des sièges, le film à projeter à bord, mais auquel on aurait oublié d’ajouter les ailes, et, surtout, dont on ne connaîtrait pas le pilote… Difficile de prendre son envol. Cette métaphore a été déployée par un Européen convaincu, l’Italien Walter Veltroni, ancien maire de Rome et figure de la gauche transalpine, lors des Journées de Bruxelles organisées les 18 et 19 novembre par “l’Obs” avec les deux grands quotidiens belges, “le Soir” et “De Standaard”.

Ces troisièmes Journées de Bruxelles avaient pour thème “Europe : dernière chance”. Sans point d’interrogation. Ce titre un peu dramatique avait été choisi avant les sanglantes attaques du 13 novembre à Paris, et reflétait déjà le climat sur le continent, après une année marquée par les tergiversations sur la crise grecque et les images choquantes lors de l’afflux de réfugiés et de migrants aux frontières de l’Europe.

L’irruption du terrorisme au cœur du continent, pour la deuxième fois de l’année après “Charlie Hebdo” et l’Hyper Cacher à Paris en janvier, n’a fait que renforcer la force du titre de ces Journées, tant l’Europe est apparue à côté de la plaque aux yeux de ses citoyens : échec du renseignement, manque de coordination face à une menace commune, tolérance ou laxisme vis-à-vis de foyers de radicalisation islamiste…

Face aux préoccupations des citoyens

En venant devant le public du palais des Beaux-Arts de Bruxelles, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, savait qu’il n’aurait pas la tâche facile. Il a en effet été confronté à des questions directes de citoyens européens préoccupés ou indignés, certains s’inquiétant des failles dans le renseignement qui permettent à des terroristes d’aller et venir en Europe sans être repérés, d’autres des menaces sur les libertés publiques face aux législations d’exception, ou encore de l’absence de réponse au comportement du Premier ministre hongrois Viktor Orban sur le dossier des réfugiés.

Cette liste de questions résumait bien les préoccupations des citoyens européens à une Europe qui a raté plusieurs rendez-vous avec l’histoire récente.

Plus de 3.500 personnes ont assisté aux Journées de Bruxelles.
(Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

Le président de la Commission a d’emblée pris ses distances avec le mot de “guerre” employé par François Hollande dans son discours au Congrès à Versailles. Commentaire de Jean-Claude Juncker :

Guerre ? Je n’aime pas utiliser des termes dont je ne mesure pas les prolongements. Cela aide qui de parler de ‘guerre’ ? Oui, il y a eu des actes de guerre sur le territoire européen. Je n’exclurais pas la nécessité militaire, mais il ne faut pas donner des réponses simples à des questions difficiles. C’est une confrontation qui va durer et qui aura des conséquences.”

“FBI européen” ?

Jean-Claude Juncker n’emploie pas l’acronyme “Daech” privilégié par les dirigeants français, ni même le nom complet d’”Etat islamique”. Il préfère ses simples initiales, “EI” :

L’EI est l’ennemi numéro un de l’Europe. Il faut tout faire pour mettre un terme à sa barbarie galopante. Les grands Etats doivent travailler ensemble contre l’EI, et mettre de côté leurs différences.”

Il s’est prononcé en faveur d’une “meilleure coopération” entre les services de renseignement, déplorant au passage “l’absence d’une certaine idée de l’Europe”, et qualifiant la Belgique, plusieurs fois mise en cause dans les enquêtes sur les dossiers terroristes, de “maillon faible”.

Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne.
(Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

Juste avant lui, l’ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt était allé dans le même sens, en soulignant que la simple coordination entre services de renseignement “ne suffit pas”. Il a plaidé pour un “FBI européen”, avec un échange “obligatoire” d’informations :

Imaginez qu’aux Etats-Unis, certains Etats refusent de participer au FBI, on les traiterait de fous. Ça se passe comme ça en Europe. Cette fois, j’espère, on surmontera le refus de certains Etats pour franchir ce pas décisif.”

“Veiller au maintien des libertés publiques”

Mais le président de la Commission européenne a également insisté sur les réponses non-sécuritaires à ce défi.

C’est dans notre nid que ça se passe. Notre réponse doit aussi passer par la culture, par le sport, par toutes les activités que les Européens aiment faire ensemble.”

Le débat “la Culture comme résistance”. (Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

L’ancien Premier ministre luxembourgeois, à la tête de la Commission depuis un peu plus d’un an, a répondu aux craintes issues du public de voir les libertés sacrifiées sur l’autel de la sécurité contre le terrorisme :

Les Etats-Unis avaient exagéré après le 11-Septembre. Il faut opposer au terrorisme la force et la raison. Il faut veiller au maintien des libertés publiques, qui sont notre modèle. Et j’en suis sûr : François Hollande ne tuera pas les libertés publiques.”

“Repli identitaire” ou “Etats-Unis d’Europe” ?

Mais l’Europe est-elle encore capable de ce sursaut espéré alors qu’elle s’est montrée si faible, si inconsistante face aux défis de cette année ? C’est lors d’un débat passionné, animé par Matthieu Croissandeau, directeur de “l’Obs”, et Maroun Labaki, chef du service Monde du quotidien “le Soir”, que Walter Veltroni a émis sa métaphore de l’avion. Son verdict est sans appel :

L’Europe a fait des choses extraordinaires dans les années 1980 et 1990, l’abolition des frontières intérieures, la monnaie unique, etc., et puis on s’est arrêté. Mais nous sommes à mi-parcours, et on ne peut pas en rester là. L’Europe doit choisir : terminer la fabrication de l’avion, ou s’arrêter.”

L’ancien maire de Rome a souligné que “la peur est aujourd’hui dominante dans les opinions publiques”, avec comme conséquence la montée des demandes identitaires. Pour Walter Veltroni, il faudra donc choisir : “Soit le repli identitaire”, soit “les Etats-Unis d’Europe”. Ou, pour reprendre sa métaphore, “soit terminer l’avion, soit retourner sur terre”. Et il ajoute : “Personnellement, je suis pour terminer la construction de l’avion.”

Walter Veltroni, ancien maire de Rome et Européen convaincu.
(Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

Un “système d’institutions paralytiques”

Face à lui, l’ancien Premier ministre Michel Rocard affiche un pessimisme total. Suscitant un certain émoi chez les autres intervenants et dans la salle, il a lancé :

L’Europe, c’est fini, on a raté le coche, c’est trop tard.”

Sombre, Michel Rocard a constaté que “le monde se refait dans la force, mais que l’Europe a baissé les bras. Les dépenses de défense sont au plus bas depuis cent cinquante ans, les citoyens de l’Union européenne sont joyeux de ne plus s’occuper des problèmes du monde”. A ses yeux, l’Europe s’est dotée d’un “système d’institutions paralytiques”, des institutions qui “tuent le leadership”. Il a plaidé à l’opposé pour un “civisme mondial” autour des grandes questions comme le climat, la laïcité, etc.

En écho à Michel Rocard, dans un autre débat, l’ancien commissaire européen Pascal Lamy a évoqué les loupés européens sur le plan économique :

Il y a des menaces sur la position compétitive de l’Union, nous avons perdu des places, nous ne sommes pas assez compétitifs sur l’économie numérique, mais nous continuons de nous battre sur le plombier polonais.”

Pascal Lamy et Cecilia Malmström. (Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

Danger populiste

Il appartenait à Martin Schulz, le président du Parlement européen, un élu social-démocrate allemand, de redonner de l’espoir en employant le mot “courage”. Il a plaidé pour “un leadership européen capable de courage à un moment de découragement, capable d’émettre des opinions claires et de faire front. Il faut le courage de se confronter avec ceux qui disent que la solution est dans le repli sur une communauté de nations souveraines alors que c’est justement la source de la crise actuelle. La réponse au défi global serait le repli ? Des barbelés autour de chaque pays ? Mais les réfugiés ne se laissent pas arrêter par les barbelés.” Pour Martin Schulz, nous assistons à une vague de “désolidarisation” dans nos sociétés qui gagne le champ politique intergouvernemental.

La renationalisation met en cause tous les succès de l’après-guerre.”

En réponse à une question de la salle, il s’est même inquiété de la présence d’élus ouvertement et “véritablement fascistes” au Parlement européen, bien plus dangereux à ses yeux que les “populistes”. L’eurodéputé allemand a déploré le manque de courage de la classe politique actuelle en Europe :

Il faut avoir le courage de dire ce qu’on croit et pas ce qui est opportun pour gagner les prochaines élections. Or je vois le découragement intégral. Les gens ne disent pas ce qu’ils pensent ou ce qu’ils savent. C’est du cynisme de savoir et de ne pas le dire ouvertement, ou seulement à huis clos.”

Martin Schulz, président du Parlement européen.
(Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

La politique “caricature”

Lors d’une autre table ronde, l’ancien ministre français des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy a fait écho à ces propos en revenant, avec une grande franchise, sur sa carrière politique à laquelle il a mis fin en se consacrant à des missions internationales dans le cadre des Nations unies sur les “financements innovants”. Il a admis qu’il avait été une “caricature” d’homme politique, d’abord soucieux de sa carrière et des rivalités internes à sa famille… Une mentalité fort répandue qui, a-t-il dit, privilégie la victoire à l’échéance électorale proche au détriment des enjeux de la société ou du monde.

Visiblement libéré par son changement de cap, il a plaidé pour la prise en compte des grands enjeux planétaires comme la santé, citant le fait qu’il suffit d’un euro pour sauver un enfant de maladies guérissables, mais que des systèmes de financement innovants (et indolores) comme la taxe sur les billets d’avion ou sur les transactions financières se heurtent encore à de fortes réticences.

Philippe Douste-Blazy, Plantu et Yvan Mayeur, le bourgmestre de Bruxelles.
(Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

“Merci et au revoir”

L’indispensable sursaut européen face aux questions qui dépassent le cadre national passe-t-il par un nouveau big bang institutionnel ? Certains voient une opportunité de remise à plat dans la demande du Royaume-Uni de renégocier certains aspects des Traités avant un référendum sur le “Brexit”, la sortie du pays de l’Union européenne.

Participant aux Journées de Bruxelles, Denis MacShane, l’ancien ministre britannique des Affaires européennes de l’époque de Tony Blair et du New Labour, a ironiquement commencé son intervention par un retentissant “merci et au revoir”, pour bien faire comprendre que la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE était une réelle possibilité. Il a critiqué une Europe “centrifuge”, “très IVe République”, et a beaucoup fait rire en racontant comment, avant les élections européennes de 2009, le Parti socialiste européen cherchait des idées pour un programme paneuropéen :

Quand on a parlé d’énergie, les Français ont dit ‘nucléaire’, mais les Allemands ont dit ‘nein’ ; quand on a parlé d’agriculture, ce sont les Français qui ont dit ‘non’, pas touche à la PAC ; quand on a parlé de droits des animaux, les Espagnols ont été embarrassés”…

Ben voilà, c’est tout le problème. Le type rationnel et pragmatique dit à ce stade “bon, alors on arrête, et on trouve un autre truc moins contraignant pour des coopérations”. Le taliban européiste lui en conclut qu’il faut accélérer dans la même voie…

Il a déploré l’inexistence d’intellectuels ou de journalistes reconnus à travers les frontières de l’Europe.

Michel Rocard et Denis MacShane. (Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

Vers une Europe à plusieurs vitesses ?

L’ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt, président du groupe libéral (ALDE) au Parlement européen, répond “chiche” aux Britanniques. “Merci David !”, s’est-il exclamé dès la première session des Journées de Bruxelles, faisant référence au chef du gouvernement britannique, David Cameron, et à son “Brexit”. Il a précisé :

Merci David, car il nous donne la possibilité de revoir le chantier institutionnel de l’Europe.”

Pas tout de suite, mais après les élections française et allemande de 2017… “Il faut dire ‘oui’ à Cameron, pas sur ses propres demandes, mais s’il veut A, B et C, il doit nous donner de D à Z.”

En d’autres termes, dire oui à une Europe à plusieurs vitesses, question posée depuis longtemps et jamais tranchée, mais que la demande britannique de “moins d’Europe” peut permettre de régler en laissant ceux qui le désirent aller vers “plus d’Europe”.

Guy Verhofstadt – à gauche-, président de l’Alliance des Libéraux et des Démocrates pour l’Europe au Parlement. (Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour “l’Obs”)

“Rouvrir le chantier institutionnel”

Guy Verhofstadt est un euro-enthousiaste sans limites, et ne dément pas lorsque Renaud Dély, rédacteur en chef de “l’Obs”, lui fait remarquer ironiquement qu’il est “le dernier fédéraliste” du continent… Même s’il reconnaît que ceux qui critiquent l’Union européenne en ce moment, sur les réfugiés ou le terrorisme, “ont raison”. “Mais, ajoute-t-il, la solution, c’est l’Europe. Le changement climatique, le crime organisé, le terrorisme ne s’arrêtent pas aux frontières nationales. Le rétablissement des frontières comme le préconise Marine Le Pen créera plus de problèmes qu’il n’en résoudra.” A ses yeux, il faut plus de “politique” en Europe :

C’est la politique qui est importante. Les institutions de l’Europe ne sont plus adaptées au monde d’aujourd’hui. Il faut rouvrir le chantier institutionnel.”

Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, lui a indirectement répondu, deux heures plus tard, en estimant que le moment n’était pas venu de discuter des institutions. La blessure de 2005 et du référendum français sur le projet de Traité européen est encore présente…

Que faire en Syrie

Dans ce contexte lourd, peu porteur d’espoir, il existe aussi des éléments plus positifs. Federica Mogherini, cette femme politique italienne de 42 ans, nommée depuis un peu plus d’un an au poste de haute représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité, est venue en donner certains. Lors d’un débat important avec deux vétérans de la politique internationale, l’ancien chef de la diplomatie française Hubert Védrine, et l’ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, Federica Mogherini a décrit le changement de paradigme diplomatique autour de la guerre en Syrie, avec le processus de négociations de Vienne. Elle a été plus précise encore dans une interview accordée, en marge des Journées, à “l’Obs“, au “Soir” et à “De Standaard” :

Nous avons la possibilité, peut-être pour la première fois concrètement, d’avoir une transition politique en Syrie qui pourrait mettre fin à la guerre.”

“Ce qui s’est passé à Paris, mais aussi avant cela l’attentat à Beyrouth, l’attentat contre l’avion russe et celui en Turquie n’ont pas été sans effet sur la dynamique syrienne. Cela peut constituer un accélérateur du processus politique autour de la Syrie. Chacun comprend et devrait comprendre que la priorité numéro un doit être non pas de combattre Daech pour qu’Assad puisse rester en place – ce serait irréaliste après quatre ans de guerre civile – la priorité numéro un doit être de combattre parallèlement Daech avec l’effort international le plus large possible, et entamer le processus de transition politique à Damas. Les deux processus peuvent se renforcer l’un l’autre. Ce qui s’est passé à Paris et dans les semaines précédentes est une façon de dire aux acteurs régionaux : maintenant, cela suffit.”

Débat entre Federica Mogherini, Hubert Védrine et Miguel Angel Moratinos.
(Pierre-Yves Thienpont/”Le Soir”)

“Manque de confiance et de cohérence”

Federica Mogherini ne pratique pas la langue de bois. Devant le public du palais des Beaux-Arts, elle a eu des mots forts. Interrogée sur le malaise européen, elle répond :

Il manque la confiance en nous et la cohérence. Vous n’avez pas idée des dégâts que la gestion des réfugiés a produits sur notre image. Une superpuissance qui panique face à quelques centaines de milliers de réfugiés ? C’est une honte ! Et on veut résoudre le conflit du Moyen-Orient ?”

Mais elle se veut positive :

Chaque jour, je vois beaucoup plus d’intérêts communs que de différences. L’important est de faire émerger cette communauté d’intérêts.”

Hubert Védrine l’écoute, et lui demande : “Vous voulez dire que la dynamique est plus forte que la différence ?” “Exactement”, répond la haute représentante.

“Corriger les erreurs”

L’ancien ministre français a souligné pour sa part l’importance de ce moment dans la diplomatie mondiale.

Nous avons la possibilité de corriger une bonne partie des erreurs qui ont été commises depuis la fin de la guerre froide.”

C’est ce qu’a estimé Hubert Védrine en commentant le changement de cap français sur la Syrie, qu’il approuve, avec la main tendue à Vladimir Poutine et Barack Obama pour faire une seule, grande coalition contre Daech.

Il y a deux mois à Moscou, lors d’un précédent forum de “l’Obs”, Hubert Védrine avait listé, à un moment de grand froid entre Moscou et l’Union européenne, les erreurs qui, selon lui, avaient été commises depuis la fin de l’URSS en 1991. A commencer par le fait de vouloir réduire la Russie à un rôle marginal. Aujourd’hui, avec l’émergence d’un adversaire commun, la nouvelle guerre froide cède le pas à un rapprochement potentiellement fécond.

Sursaut européen

Mais, dans notre interview, Federica Mogherini reste prudente : “Si la Russie s’implique de façon plus responsable et constructive dans la communauté internationale, cela ne pourra que contribuer à notre relation bilatérale, qui était bonne avant la crise ukrainienne, et qui n’a pas mal tourné par un changement d’humeur quelconque, mais à cause de violations graves de lois internationales. Je pense que c’est la mise en œuvre complète des accords de Minsk [sur l'Ukraine, NDLR] qui aura un effet déterminant sur le rétablissement complet d’une relation bilatérale de coopération de l’UE avec la Russie. D’un autre côté, je pense qu’il sera bon de considérer qu’il n’y a pas de donnant donnant entre Syrie et Ukraine : nous n’abaisserons pas nos attentes sur l’Ukraine.”

On peut regretter qu’il ait fallu la tragédie syrienne et ses conséquences sur l’exode des réfugiés ou le terrorisme, pour rapprocher les points de vue, et, peut-être, permettre un sursaut européen. Mais l’Europe elle-même est née des ruines de la Seconde Guerre mondiale… “Europe, la dernière chance” proclamaient les Journées de Bruxelles : à écouter les intervenants, il y a encore une possibilité que cette “chance” soit saisie. Ou, pour reprendre la métaphore de Walter Veltroni, qu’on se décide enfin à terminer la construction de l’avion européen.

Pierre Haski

Source : Le Nouvel Obs, Pierre Haski, 29-11-2015

Source: http://www.les-crises.fr/michel-rocard-leurope-cest-fini-on-a-rate-le-coche/


Référendum danois : le silence des journaux, par Jacques Sapir

Friday 11 December 2015 at 01:21

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 04-12-2015

Le référendum qui s’est tenu au Danemark le jeudi 3 décembre, et qui a vu la victoire du « non » et des eurosceptiques, continue de soulever des interrogations multiples. La première concerne le faible retentissement médiatique de ce référendum. Assurément, nous sommes en campagne électorale en France. Mais, ce quasi-silence des médias est un objet d’étude à lui tout seul. La seconde interrogation porte sur le sens qu’il convient de donner à ce référendum. On voit bien que, dans les rares commentaires à son sujet on parle de « questions techniques ». Techniques, elles l’étaient assurément. Mais il faut être bien naïf, ou bien de mauvaise fois, pour ne pas se rendre compte que, derrière cette dimension « technique » la véritable question portait sur le processus d’intégration européenne.

 Le silence des journaux

Un simple test le prouve. Une demande de recherche sur Google actualités ne produit que 170 résultats, dont certains ne concernent pas les médias français. Dans une liste d’environ 150 références des médias français, on trouve une très large part d’articles qui ne sont que des reprises, soit in extenso soit partielle de l’article publié le 3 décembre au soir par l’AFP. La différence avec la presse anglo-saxonne ici saute aux yeux.

Certes, ce n’est pas la première fois que la presse française se comporte de manière plus que désinvolte vis-à-vis d’événements survenant dans un « petit » pays. Cette arrogance de « grande nation » qui ressort spontanément et en dépit de discours pourtant ouvertement européistes n’est pas la moindre des choses qui m’insupportent dans les comportements des journalistes français. A cet égard, il est intéressant de lire les commentaires dans les journaux belges (Le Soir ou La Libre Belgique) ou dans les quotidiens suisses francophones. Ils sont souvent de meilleures qualités que ce que l’on peut lire dans une presse française qui se révèle à la fois partiale et surfaite. Mais, cette arrogance n’est sans doute pas la cause première de ce silence.

Ce relatif silence de la presse française traduit, et trahit, une gêne devant le résultat. Les danois, peuple européens, ont rejeté une proposition de plus grande intégration dans le cadre de l’Union européenne. Ils l’ont rejeté de manière très claire, ce qui a été reconnu par le gouvernement danois. Ils l’ont rejeté aussi dans une alliance entre l’extrême-gauche (et la gauche dite « radicale ») et le parti populiste et souverainiste danois le DPP. On constate une nouvelle fois que, quand peuvent se retrouver sur un terrain commun, des souverainistes de gauche et de droite ont une large majorité. Et ceci gêne sans doute autant, voire plus, les éditorialistes à gages de notre presse nationale. Cela pourrait donner des idées au bon peuple de France. Voici donc une autre raison de ce silence relatif, et il faut le dire bien intéressé. Ce référendum porte en lui une critique de l’européisme. C’est pourquoi il convient de faire silence dessus. Ah, elle est belle la presse libre en France ; elle est belle mais elle est surtout silencieuse quand il convient à ses propriétaires…

 Une question technique ?

Dans les rares articles que les journaux, ou les autres médias français, consacrent aux résultats de ce référendum, on pointe avant tout la nature « technique » de la question posée : fallait-il remettre en cause les clauses dites « d’opting-out » négociées par le Danemark avec l’Union européenne pour permettre une meilleure coopération policière entre ce pays et les instances policières européennes (Europol pour les nommer). Mais, si l’énoncé de la question était assurément technique, il faut beaucoup d’aveuglement, bien de la cécité volontaire, pour ne pas voir que la réponse apportée par les danois fut avant tout politique.

Il convient ici de rappeler que ce référendum a connu une forte participation. Près de 72% des électeurs danois se sont déplacés pour voter, ce qui constitue un record dans des référendums portant sur l’Europe pour le Danemark. C’est bien la preuve que les danois ont compris que, derrière une apparence technique, la question était bien avant tout politique. D’ailleurs, cette dimension politique ressortait bien de la campagne qui se déroula avant ce référendum. Les questions de la suspension des accords de Schengen, de l’intégration européenne, des coopérations multiples, furent en réalité largement débattues.

Cette réponse donc politique que les électeurs danois ont apporté, elle a un sens très net : celui d’un refus de toute nouvelle intégration européenne. Face à des questions essentielles, comme celles concernant la sécurité, les danois ont clairement opté pour le maintien de leur souveraineté et le refus pour une plus grande intégration. Leur réponse traduit le profond désenchantement auquel on assiste quant à la construction européenne. Que ce soit dans le domaine de l’économie ou dans celui de la sécurité, que ce soit sur l’Euro ou les contrôles aux frontières, c’est bien à un échec patent de l’intégration que l’on est confronté. Or, la réponse des européistes à cet échec n’est pas de s’interroger sur ses causes mais de demander, encore et toujours, plus d’intégration. En fait, l’intégration européenne est devenue un dogme, une religion. Et celle-ci n’admet aucune critique, ne souffre aucune contradiction. C’est pourquoi les dirigeants poussent à une surenchère mortelle. Mais, c’est aussi pourquoi les peuples, qui bien souvent ne sont pas dupes d’un discours trop formaté pour être honnête, refusent justement cette surenchère et exigent qu’un bilan honnête et objectif de cette intégration soit fait.

 L’heure des bilans

Ces bilans vont se multiplier, que les dirigeants le veuillent ou non. La Grande-Bretagne votera sur son appartenance à l’Union européenne en 2016 et, n’en doutons pas, on y suit de très près les implications du référendum danois. On votera sans doute sur la question de l’Euro en Finlande, en 2016 ou en 2017. Ce vote aura aussi une importante signification. Mais, surtout, c’est dans sa pratique au jour le jour que l’Union européenne sera confrontée à cette demande de bilan.

Car, il est clair que le trop fameux « pragmatisme » européen a engendré des monstres, qu’il s’agisse de l’Eurogroupe, club dépourvu d’existence légale et qui pourtant pèse d’une poids énorme comme on l’a vu lors de la crise grecque de l’été 2015, ou qu’il s’agisse des abus de pouvoir que commet désormais chaque semaine la Commission européenne. On se souvient des déclarations de Jean-Claude Juncker à l’occasion de l’élection grecque de janvier dernier[1]. Leur caractère inouï fut largement débattu. Un autre exemple réside dans la manière dont ces institutions européennes négocient, dans le plus grand secret, le fameux « Traité Transatlantique » ou TAFTA qui aboutira à déshabiller encore plus les Etats et la souveraineté populaire qui s’y exprime. Le comportement de l’Union Européenne tout comme celui des institutions de la zone Euro appellent une réaction d’ensemble parce qu’elles contestent cette liberté qu’est la souveraineté[2].

Il est plus que temps de dresser le bilan de ces actes, d’évaluer la politique poursuivie par les institutions européennes et leurs diverses affidés, de gauche comme de droite, en Europe. On peut comprendre, à voir l’importance de l’investissement politique et symbolique qu’ils ont consenti, que les dirigeants européistes voient avec une certaine angoisse s’avancer l’heure où ils devront rendre des comptes. Mais, à recourir à de quasi-censure, à des méthodes ouvertement anti-démocratiques pour en retarder le moment ils risquent bien de finir par voir leurs tête orner le bout d’un pique.

 Notes

[1] Jean-Jacques Mevel in Le Figaro, le 29 janvier 2015, Jean-Claude Juncker : « la Grèce doit respecter l’Europe ». http://www.lefigaro.fr/international/2015/01/28/01003-20150128ARTFIG00490-jean-claude-juncker-la-grece-doit-respecter-l-europe.php Ses déclarations sont largement reprises dans l’hebdomadaire Politis, consultable en ligne : http://www.politis.fr/Juncker-dit-non-a-la-Grece-et,29890.html

[2] Evans-Pritchards A., « European ‘alliance of national liberation fronts’ emerges to avenge Greek defeat », The Telegraph, 29 juillet 2015, http://www.telegraph.co.uk/finance/economics/11768134/European-allince-of-national-liberation-fronts-emerges-to-avenge-Greek-defeat.html

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 04-12-2015

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Les Danois disent “non” à davantage d’intégration européenne, par Romaric Godin

Source : Romaric Godin, La Tribune, 4/12/2015

53,1 % des électeurs danois ont rejeté par référendum un projet de coopération renforcée avec l’UE dans le domaine de la police et de la justice. Un désaveu pour la classe politique danoise.

Les Danois ont rejeté par référendum un projet de renforcement de l’intégration de leur pays dans l’Union européenne. 53,1 % des électeurs convoqués jeudi 3 décembre ont voté « nej » (« non ») au projet d’adhésion du pays à Europol, l’agence européenne chargée de la lutte contre le crime organisé, les trafics et le terrorisme qui deviendra en 2016 un organisme supranational chargé de l’ensemble des affaires de police et de justice pour l’UE. Lars Løkke Rasmussen devra désormais négocier un accord « séparé » avec Europol. Une négociation qui s’annonce difficile.

Ce « non catégorique », comme l’a décrit le premier ministre libéral Lars Løkke Rasmussen, révèle une nouvelle fois qu’une majorité des Danois reste très sceptique sur le projet européen. Ce référendum avait été décidé par la précédente première ministre Helle Thorning Schmidt en février 2015 après l’attaque d’une librairie à Copenhague. En théorie, les attentats de Paris auraient dû renforcer l’idée d’une coopération européenne plus profonde, d’autant que la très grande majorité des partis politiques danois appelaient à « voter oui. » Mais plusieurs éléments ont joué contre le « oui. »

La question de l’immigration

D’abord, la campagne menée par le parti du peuple danois (Danske Folkeparti, DF) qui est arrivé deuxième lors des élections de juin dernier avec 21,1 % des voix. Ce parti a agité la crainte d’une arrivée massive de réfugiés dans le pays. Quoique membre du gouvernement de droite depuis les élections de juin dernier, DF a agité la menace de « quotas obligatoires » alors que la Suède est déjà débordée par l’afflux de réfugiés et que le Danemark a accepté dix fois moins de personnes sur son sol que son voisin oriental. Une partie de l’électorat danois est très hostile à l’immigration, comme le montre la poussée de DF qui n’avait obtenu que 12,3 % en 2011. La gestion assez chaotique de la crise des réfugiés par l’UE n’a pas dû aider le « oui » à progresser.

La question de la souveraineté

Deuxième point sur lequel le « non » a joué : l’idée qu’il existait une « instrumentalisation » des attentats de Paris pour faire accepter davantage d’intégration du pays dans l’UE. Le DF s’y oppose, mais aussi le parti de gauche radicale, la Liste Unique (Enhedslisten), quatrième parti du pays en juin avec 7,8 % des voix, qui a dénoncé un « oui » aux politiques économiques de l’UE. De façon générale, le camp du « oui » a souffert de la mauvaise image de l’UE et de la zone euro. En 1992 et en 2000, les Danois ont rejeté l’entrée de leur pays dans la zone euro, alors que leur monnaie, la couronne, a toujours été étroitement liée au deutsche mark ou à l’euro. Autrement dit, la question de la souveraineté a permis au « non » de l’emporter.

Défaite des partis pro-européens

Au final, cette défaite est un désaveu pour les pro-européens danois. Le premier ministre avait avancé le scrutin pour empêcher tout impact du référendum britannique, qui devrait se tenir dans les prochains mois. Une manœuvre finalement manquée. La participation de 72 % souligne le désaveu de la classe politique sur les questions européennes. Une grande partie des électeurs traditionnels des partis libéraux (Venstre) et Sociaux-démocrates ont en effet voté « non. » Simon Gade, le président du groupe parlementaire de Venstre, a considéré que les partis danois devaient faire un « examen de conscience » sur la question européenne.

Source : Romaric Godin, La Tribune, 4/12/2015

Source: http://www.les-crises.fr/referendum-danois-le-silence-des-journaux-par-jacques-sapir/


Depuis six mille ans la guerre, par Victor Hugo

Friday 11 December 2015 at 00:30

Source : Poésie.webnetVictor Hugo

Victor Hugo (1802-1885)

Depuis six mille ans la guerre

Depuis six mille ans la guerre
Plait aux peuples querelleurs,
Et Dieu perd son temps à faire
Les étoiles et les fleurs.

Les conseils du ciel immense,
Du lys pur, du nid doré,
N’ôtent aucune démence
Du coeur de l’homme effaré.

Les carnages, les victoires,
Voilà notre grand amour ;
Et les multitudes noires
Ont pour grelot le tambour.

La gloire, sous ses chimères
Et sous ses chars triomphants,
Met toutes les pauvres mères
Et tous les petits enfants.

Notre bonheur est farouche ;
C’est de dire : Allons ! mourons !
Et c’est d’avoir à la bouche
La salive des clairons.

L’acier luit, les bivouacs fument ;
Pâles, nous nous déchaînons ;
Les sombres âmes s’allument
Aux lumières des canons.

Et cela pour des altesses
Qui, vous à peine enterrés,
Se feront des politesses
Pendant que vous pourrirez,

Et que, dans le champ funeste,
Les chacals et les oiseaux,
Hideux, iront voir s’il reste
De la chair après vos os !

Aucun peuple ne tolère
Qu’un autre vive à côté ;
Et l’on souffle la colère
Dans notre imbécillité.

C’est un Russe ! Egorge, assomme.
Un Croate ! Feu roulant.
C’est juste. Pourquoi cet homme
Avait-il un habit blanc ?

Celui-ci, je le supprime
Et m’en vais, le coeur serein,
Puisqu’il a commis le crime
De naître à droite du Rhin.

Rosbach ! Waterloo ! Vengeance !
L’homme, ivre d’un affreux bruit,
N’a plus d’autre intelligence
Que le massacre et la nuit.

On pourrait boire aux fontaines,
Prier dans l’ombre à genoux,
Aimer, songer sous les chênes ;
Tuer son frère est plus doux.

On se hache, on se harponne,
On court par monts et par vaux ;
L’épouvante se cramponne
Du poing aux crins des chevaux.

Et l’aube est là sur la plaine !
Oh ! j’admire, en vérité,
Qu’on puisse avoir de la haine
Quand l’alouette a chanté.

Source : Poésie.webnetVictor Hugo

Source: http://www.les-crises.fr/depuis-six-mille-ans-la-guerre-par-victor-hugo/


L’Occident se trompe systématiquement d’ennemi, par Alexandre del Valle

Thursday 10 December 2015 at 03:34

Source : Russia Today France, le 23 septembre 2015.

Des destuctions dans la banlieue de Damas

Des destuctions dans la banlieue de Damas

Le président français François Hollande s’est dit prêt à lancer des frappes sur la Syrie. RT France s’est entretenu avec l’essayiste, consultant en géopolitique, auteur du livre «Chaos syrien» Alexandre del Valle pour analyser la position française.

RT France : La France s’est prononcée pour la participation aux frappes aériennes en Syrie. Le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius affirme à son tour que ce serait de l’autodéfense. Est-ce que cette explication est justifiée ?

Alexandre del Valle : Je ne suis pas souvent d’accord avec Monsieur Fabius mais dire que frapper en Syrie c’est de l’autodéfense est exact. Ce sont des gens qui viennent de la mouvance djihadiste, notamment l’Etat islamique, qui ont perpétré des attentats sur le sol français. L’Etat islamique a menacé directement la France. Dans la revue en français de l’EI Dar al Islam, il est écrit explicitement que toute sorte d’attaque est valable contre la France, qui est un des pires ennemis de l’islam. Donc effectivement on peut dire que «l’ennemi nous attaque». Toutes les conditions sont là pour dire que l’EI nous a déclaré la guerre, il est légitime d’opérer des représailles.

RT France : Les autorités syriennes en place estiment que les frappes aériennes ont été inefficaces jusqu’à présent et qu’il faudrait engager une offensive au sol. Etes-vous d’accord ?

Alexandre del Valle : Il est clair qu’on ne peut pas déloger un ennemi qui se cache dans la population si on ne fait que des bombardements aériens. C’est même le piège tendu par les islamistes contre les Occidentaux depuis les années 2000. Cette stratégie a même été décrite dans l’ouvrage de l’idéologue de l’EI et d’Al-Qaïda  Abou Bakr Naji l’Administration de la barbarie, estimant qu’il faut pousser l’ennemi à effectuer des représailles, notamment des bombardements aériens, pour créer une situation de chaos, monter la population encore plus contre l’ennemi extérieur – donc l’attirer dans le piège en le poussant à faire la guerre. Si on fait la guerre d’une manière stupide, uniquement par des bombardements aériens on tombe encore plus dans ce piège parce que cela va provoquer la mort de civils, cela ne va pas déloger les djihadistes. Cela ne va servir à rien. Depuis 2001, les bombardements aériens ne sont pas efficaces. Regardez en Afghanistan, les drones ont fait beaucoup de morts innocentes et n’ont fait que remonter la population contre les Américains. On sait que dès que les Américains auront quitté l’Afghanistan en 2016 ce sera le retour des Taliban sur Kaboul. Cela a été le cas en Irak.

Les Occidentaux ne veulent pas d’intervention au sol parce qu’ils ne veulent pas se mettre à dos l’opinion publique

RT France : Comment faut-il donc procéder ?

Alexandre del Valle : Il faut les combattre au sol à l’aide des populations locales, et associer dans cette guerre totale contre le terrorisme toutes les composantes – les Iraniens, les Russes, les Turcs, les Occidentaux. Il ne faut pas se limiter uniquement aux bombardements aériens, il faut des troupes au sol pour aller chercher l’ennemi où il se cache, de manière ciblée. Il faut également dépêcher beaucoup de soldats de plusieurs pays différents. Nous sommes obligés de coopérer. Or, aujourd’hui aucune de ces conditions n’est réunie. Les Occidentaux ne veulent pas d’intervention au sol parce qu’ils ne veulent pas se mettre à dos l’opinion publique, ils ne sont pas unis avec les Russes, les Turcs jouent un jeu trouble et n’arrivent pas choisir leur camp et les Iraniens ont été exclus de ce processus.

Le président russe a tout à fait raison quand il dit qu’il faut une guerre totale contre l’EI avec la prise en considération de plusieurs pays qui doivent s’entendre pour former un front commun.

RT France : Est-ce que l’Occident pourrait dépasser la rhétorique anti-Assad afin de lutter contre Daesh ?

Alexandre del Valle : Il faut le faire. Il faut désigner et hiérarchiser l’ennemi. L’ennemi principal n’est pas uniquement l’Etat islamique, c’est le djihadisme. Assad n’est pas l’ennemi parce que son régime légal n’agresse pas les Français chez eux, il n’envoie pas les terroristes même si nous l’avons désigné comme «ennemi». Aujourd’hui celui qui menace nos valeurs, notre mode de vie, notre société, qui tue nos citoyens – c’est l’Etat islamique, ainsi qu’Al-Qaïda. L’ennemi principal est le djihadisme avec leur projet de terrorisme international. Aujourd’hui l’Occident met au même niveau Bachar el-Assad, qui n’est pas notre ennemi parce qu’il ne nous a pas agressé, et l’Etat islamique.

Renverser tous les régimes proches des Chinois ou des Russes dans une logique de guerre froide qui à mon avis est stupide, contre-productive et suicidaire pour les Occidentaux

RT France : En Libye l’intervention a effectivement eu lieu avec les forces conjointes de l’Occident mais le chaos y règne toujours…

Alexandre del Valle : La Libye de Monsieur Kadhafi avait été terroriste durant la guerre froide mais depuis 2000 la Libye avait renoncé au terrorisme, elle avait réparé un certain nombre de choses ayant reconnu ses erreurs et même renoncé à son programme nucléaire. La Libye était devenue un pays fréquentable et nous aidait à contrôler le flux migratoire. Bizarrement, l’Occident a agressé la Libye alors qu’elle n’a jamais été aussi proche de l’Occident. Kadhafi ne menaçait pas nos valeurs, il coopérait avec nous, il était très utile. Nous avons attaqué un régime qui était devenu ami pour aider les rebelles qui appartiennent à la mouvance islamiste internationale et qui ont une idéologie ennemie de l’Occident. Du point de vue militaire nous avons mis en place en Libye des islamistes qui ont été entraînés par les Occidentaux. Donc nous avons renversé un régime qui ne nous menaçait pas pour mettre en place des rebelles qui nous menacent. Vous comprenez à quel point la stratégie occidentale est stupide. Le problème c’est que l’Occident se trompe d’ennemi systématiquement et aide des mouvements islamistes anti-occidentaux.

RT France : Pourquoi cela se fait-il ?

Alexandre del Valle : Le véritable but des stratèges américains, de l’Occident et de l’OTAN c’est d’aider tous ceux qui peuvent constituer une barrière contre la Russie – la Libye, l’Irak, la Syrie, tous ces pays qui étaient considérés relativement proches de la Russie, comme l’Iran. La véritable obsession des Occidentaux c’était d’isoler les Russes, empêcher tous les amis des Russes à rester au pouvoir, renverser tous les régimes proches des Chinois ou des Russes dans une logique de guerre froide qui à mon avis est stupide, contre-productive et suicidaire pour les Occidentaux.

C’est stupide d’intervenir et encore plus stupide de partir en ne faisant aucun «suivi»

RT France : Est-ce que l’intervention en Syrie peut aboutir à un chaos libyen ?

Alexandre del Valle : Je pense qu’on va connaître l’équivalent d’un chaos libyen ou irakien si nous intervenons et que nous continuons à confondre les ennemis. Si on fait la guerre il faut avoir un ennemi clair – un seul à la fois, des objectifs de guerre à court et à long terme. On veut détruire un régime pour mettre quoi à sa place ? On veut détruire l’Etat islamique pour laisser d’autres mouvances islamistes progresser ? Aujourd’hui il n’y a pas de stratégie à long terme, comme c’était le cas en Irak où il n’y a pas eu de «service après-vente». On a fait la guerre, puis sommes parti en laissant le chaos. C’est stupide d’intervenir et encore plus stupide de partir en ne faisant aucun «suivi».

Malheureusement, depuis les années 2000, les opérations occidentales militaires ne sont pas stratégiquement étudiées, l’ennemi n’est jamais clair, les buts de guerre ne sont pas précis et surtout il n’y a jamais de «service après-vente» à long terme. C’est catastrophique ! Il est temps de revenir aux bases de la pensée stratégique où on désigne l’ennemi, où on a un but de guerre et où on va jusqu’au bout de l’intervention et on prépare aussi l’avant et l’après-guerre. Une guerre ce n’est rien s’il n’y a pas de préparation et pas de suivi.

Source: http://www.les-crises.fr/loccident-se-trompe-systematiquement-dennemi-par-alexandre-del-valle/


Michel Onfray et la place de l’intellectuel, par Vincent Engel

Thursday 10 December 2015 at 01:32

Source : Le Soir, Vincent Engel, 06-12-2015

L’intellectuel français a décidé de quitter le champ médiatique. C’est regrettable pour le débat public, estime Vincent Engel.

Michel Onfray

En annonçant sur un plateau télé sa décision de quitter le champ médiatique et de fermer son compte Twitter, Michel Onfray a suscité des réactions qui sont à l’image de celles que son rôle d’intellectuel, et la manière dont il l’assume, provoquent depuis longtemps. Elles sont surtout le reflet de l’incompréhension d’un penseur profond et original et du rejet que subissent les intellectuels aujourd’hui. Plus largement, du rejet d’une pensée qui entend mettre l’actualité à distance, proposer une réflexion approfondie sur des sujets éminemment complexes et se dégager des lectures du monde conditionnées par des idéologies qui confortent un néocolonialisme et une emprise sur le monde toujours plus grande de l’économique, et donc de structures dirigeantes supranationales et toujours plus dégagées des contraintes de la loi.

Puisqu’on m’a fait l’honneur, dans certains commentaires sur le forum des lecteurs, de me comparer à Michel Onfray – et c’est bien un honneur car je n’ai pas la prétention d’arriver à la cheville intellectuelle de cet homme dont j’admire la pensée et l’érudition, quand bien même je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il dit et écrit –, je commencerai en lui adressant un message personnel : je vous comprends mais je regrette cette décision.

Je comprends, car la situation vécue par Onfray doit être épuisante. On lui reproche de courir les plateaux et de ne penser à rien d’autre qu’à multiplier sa présence médiatique ; personne ne semble considérer que, ce faisant, il assume pleinement, à sa manière, une responsabilité d’intellectuel qui a une opinion – il n’a jamais prétendu qu’elle était la seule valable, mais il demande, et c’est la moindre des choses, que les arguments qu’on lui oppose soient étayés et développés – et qui entend la diffuser le plus largement possible. N’oublions pas que Michel Onfray est le fondateur des universités populaires, par lesquelles il entend proposer les meilleurs cours à ceux qui, de plus en plus, sont exclus d’un savoir et d’une instruction de qualité, approfondie, et sont soumis à l’abrutissement diffusé par la plupart des programmes télévisés.

Un penseur libertaire

Peut-être faut-il avant toute chose rappeler ceci : Michel Onfray est un philosophe libertaire. La pensée anarchiste et libertaire est sans doute une des plus difficiles à appréhender aujourd’hui, à l’heure où l’ultralibéralisme – qui n’a pas grand-chose à voir avec le libéralisme qui nourrit la Révolution française et fonde la démocratie représentative, mais c’est un autre débat – est capable de tout récupérer, y compris la révolte et la révolution. Le Che n’a-t-il pas été utilisé par la filiale luxembourgeoise de Dexia pour une campagne publicitaire ?

Onfray, donc, est un rebelle, un anarchiste, un libertaire, et les écrits qu’il a consacrés à ce sujet sont passionnants. Or, comment peut-on définir cette pensée ? Difficile, certes, de la réduire et de la synthétiser puisque, par définition, elle est multiple ; mais il est néanmoins possible de distinguer quelques principes.

D’abord, la fédération. Pas celle qui est en train de ridiculiser la Belgique aux yeux du monde entier ; la fédération anarchiste est un réseau de cellules, de groupes à taille humaine où chaque individu jouit d’une véritable égalité. Entre ces groupes, nulle hiérarchie non plus, mais des échanges et des dialogues. Au sein des fédérations comme entre elles, un principe de solidarité et de mutualité, qui n’est pas incompatible avec l’indépendance et l’individualité. Solitaire et solidaire, pour reprendre la belle formule de Camus.

Ensuite, le refus de croire qu’un groupe, quel qu’il soit, détient une vérité qu’il pourrait imposer aux autres. Chaque groupe fonde ses règles de vie commune. Quand Onfray dit que le Mali a le droit d’imposer la charia, c’est dans cette logique, mais dans cette double logique : à la fois un droit autonome (auto-nomos, poser à soi-même sa propre loi) et refus de la logique hypocrite de l’Occident qui ne défend les droits de l’homme que dans les pays où il n’y a pas de pétrole.

La pensée libertaire repose également sur la provocation et la diffusion la plus large possible de ses idées. De ce point de vue, et en reprenant le principe de la fédération et des réseaux, on pourrait croire qu’Internet a été inventé par les anarchistes, ou du moins pour eux – ce qui est ironique, quand on sait que c’est l’armée américaine qui l’a développé. Mais c’est aussi révélateur d’une autre caractéristique des libertaires : le retournement des outils de « l’adversaire », ainsi que le démontrent quotidiennement les Anonymous.

Et donc, oui, Michel Onfray a usé (et abusé disent certains) des médias et des réseaux sociaux, Twitter en particulier. Mais les médias ont aussi profité de lui ; Onfray fait de l’audience. Il est, comme on dit dans le jargon radio-télé, un « bon client ». Vif, intelligent, cultivé – et toujours davantage que la plupart des interlocuteurs qui le défient dans une joute où la victoire du contradicteur n’a aucune importance, son seul rôle étant celui d’un boute-en-train, d’un « picador » chargé d’assurer le spectacle. Il l’a fait en connaissance de cause, évidemment, connaissant les risques, et parmi ceux-ci, le principal : n’avoir jamais le temps de développer une idée correctement, être coupé sans cesse, devoir ramasser sa pensée en une ou deux phrases.

La récupération

La première récupération possible est donc bien entendu celle qu’opèrent les médias français qui utilisent Michel Onfray autant que celui-ci les utilise. C’est de bonne guerre, sans doute, et le philosophe aurait peut-être pu s’en accommoder puisque cela s’inscrit dans une logique libertaire. Si on prend la peine de regarder, mais surtout d’écouter ces émissions, ce qu’y dit Onfray, la manière dont il se comporte physiquement, on est frappé par la maîtrise de l’homme, tant sur ses gestes que sur ses paroles. Et surtout, par sa capacité impressionnante de ne pas perdre le fil de sa pensée et de ne pas se laisser entraîner là où il ne veut pas aller – le plus souvent, vers des simplifications grotesques ou vers l’aveu qu’il soutiendrait Marine Le Pen ou Daesh.

La seconde récupération est plus compliquée : celle que Daesh a faite, en diffusant des vidéos où des propos du philosophe semblent lui donner raison et justifier ses actes de terrorisme. Dans un tel détournement des propos et de la pensée, il n’y a pas beaucoup de réactions possibles ; et Onfray a décidé d’annoncer, dans l’émission d’Ardisson, qu’il renonçait aux médias et à Twitter : « Si vous vouliez bien me faire la grâce d’imaginer qu’il faut plusieurs phrases pour exprimer une idée », a-t-il expliqué, tout en sachant que chaque phrase, prise isolément, peut être détournée. « Donnez-moi une phrase d’un homme, et je le condamne à mort », proclamait fièrement Fouquet-Tinville, grand fournisseur de têtes lors de la Révolution.

Les jugements

La décision appartient à Onfray et à lui seul ; ce qui est par contre assez stupéfiant, ce sont certaines réactions, dont certaines combinent à la fois la médiocrité et la lâcheté, comme les couards qui bombent le torse en apprenant la mort de celui qu’ils détestaient mais qu’ils n’ont jamais osé affronter. Sur les forums, nombreux sont ceux qui se lâchent et assassinent verbalement celui qui, selon eux, aurait outrepassé tous les droits en s’imposant dans les médias et en « imposant » ses idées, en s’exprimant là où les autres doivent se taire – lecteurs et spectateurs souvent anonymes qui ne prennent pas un instant en considération qu’ils occupent eux aussi les médias et, somme toute, de manière bien plus massive et permanente que les plus populaires des intellectuels.

Dans le Nouvel Obs, Thierry de Cabarrus cache difficilement sa joie, même si, évidemment, il commence par mettre en doute la décision d’Onfray, lequel n’est à ses yeux qu’un monstre l’ego surdimensionné prêt à tout pour être dans la lumière, y compris à se contredire. Et c’est le reproche que l’on retrouve souvent à propos d’Onfray, et qui n’est possible que si l’on n’a pas pris le temps de le lire et de l’écouter attentivement.

En particulier par rapport à l’islam ; on lui reproche d’être passé d’une islamophobie à une islamophilie, d’abord en pointant ce qui, dans le Coran, justifiait les pires violences, puis en dénonçant la responsabilité de l’Occident dans la haine que les jeunes musulmans (de naissance ou convertis) peuvent lui porter. Mais il n’y a pas contradiction entre les deux points de vue, et pas plus de haine dans le premier que d’amour dans le second ; il ne s’agit que d’un constat objectif, fait par d’autres qu’Onfray.

D’un côté, nombreux, y compris dans le monde arabe, appellent à une relecture du Coran pour en « corriger » les passages les plus controversés, comme l’ont fait les autres traditions du Livre ; de l’autre, il ne faut pas nécessairement être adeptes des théories de la guerre des civilisations pour constater que l’Occident a effectivement semé la ruine et le désordre, et qu’il récolte en partie ce qu’il a semé.

Si vous ne voulez pas croire Michel Onfray, lisez et écoutez l’excellente émission de Matthieu Aron sur France Inter, « Secrets d’info », consacrée à « Daesh : autopsie d’un monstre » ou, pour aller plus loin encore, l’analyse remarquable d’Olivier Roy qui place ce terrorisme dans une histoire plus longue, celle de la révolte d’une génération qui ne trouve pas sa place et pour laquelle, aujourd’hui, la religion est le prétexte idéal – il s’agirait donc, pour Roy, non pas d’une radicalisation de l’islam mais d’une islamisation de la radicalité.

D’autres, proches d’Onfray, lui reprochent justement cette « fuite » ; « C’est quand on est attaqué qu’il faut faire face, se défendre et contre-attaquer ! Et non battre en retraite ! », s’écrie Serge Uleski sur le site Agoravox.

Le bénéfice du doute et le doute du bénéfice

Et si, en prenant du recul, Onfray avait simplement voulu rappeler l’essentiel ? Qu’une pensée riche et complexe – la sienne ou celle de n’importe qui – nécessite du temps et de l’ouverture d’esprit pour être comprise. L’apport majeur d’Onfray à notre temps, ce sont ses livres – et ils sont nombreux. Dans ces ouvrages comme sur les plateaux télés, il y aborde tous les sujets qui touchent à notre temps, assumant ainsi pleinement son rôle d’intellectuel. Mais hélas, il y a infiniment moins de lecteurs prêts à lire des centaines de pages que de téléspectateurs heureux de savourer dix minutes de polémique à l’écran. La retraite que s’impose Onfray – et j’espère qu’elle ne durera pas éternellement – est une invitation à une retraite semblable pour tous.

D’abord, pour tous ceux qui usent et abusent des médias, en particulier les responsables politiques qui, comme l’affirme Jacques Mouriquand sur son blog, participent « à la dévaluation de leur propre parole […] à l’instant même de l’envoi » de leurs tweets – critique qui, bien sûr, s’adresse aussi à Onfray, du moins dans le chef de Mouriquand, il faut replacer l’usage que le philosophe en a fait dans cette vision libertaire que j’ai tenté d’exposer. Ensuite pour le public, qui gagnerait sans doute à prendre le temps de lire les essais d’Onfray, non pas pour se laisser convaincre, mais pour élargir et nourrir leurs réflexions. Car contrairement à un Attali, des penseurs comme Onfray n’attendent pas que leurs lecteurs les approuvent ; les philosophes sont des « accoucheurs » de l’esprit, qui rappellent à chacun, comme Hamlet à Horatio, qu’il y a « plus de choses dans le ciel et sur la terre que ne peut l’imaginer ta philosophie ».

Une crainte

On peut cependant redouter que ce silence soit d’une certaine manière une nouvelle victoire de la terreur, tout comme la montée de la peur et du tout-sécuritaire. En ces jours si particuliers, je ne peux m’empêcher de penser sans relâche à Camus – qu’Onfray connaît si bien – et je me demande ce qu’il ferait. Lui aussi était un intellectuel engagé, présent dans les médias. Rédacteur en chef de Combats, il a fustigé la liesse macabre qui s’était emparée de la presse occidentale au lendemain d’Hiroshima, sans être pour autant un spécialiste de l’armement ou du nucléaire. En homme, en philosophe, en intellectuel, il a pris parti, il a défendu ses positions dans des situations douloureuses et complexes, comme la guerre d’Algérie. Il a été conspué, moqué. Mais tout comme Onfray dit très justement qu’il faut cinquante ans pour « déterminer que les guerres qui ont été faites n’auraient pas dû être faites », il en faut autant pour se rendre compte qu’un intellectuel décrié en son temps, comme Camus l’a été, n’avait peut-être pas tort…

Je crois que Camus soutiendrait Onfray, même si cet autre compagnon de route des libertaires n’a jamais été aussi radical dans ses propos ni aussi provocateur. On peut ne pas aimer, on peut détester Onfray, on peut critiquer ses idées, souligner ses erreurs ; mais c’est cela, le débat. Onfray n’empêche personne de parler, de le critiquer, de l’attaquer. Il incarne, comme d’autres, avec d’autres, la liberté d’opinion et la liberté d’expression. Si Onfray se tait aujourd’hui, qui osera encore défendre une parole différente, provocatrice et intelligente, argumentée, construite ?

Peut-on espérer que, dans un temps que j’espère pas trop éloigné, on prendra le temps de juger Onfray sur le fond, sur ce que disent vraiment ses livres (et pas seulement ses déclarations dans les médias), non pas pour accueillir une parole d’évangile, non pas pour être d’accord avec lui, mais pour renouer avec le sens d’un vrai débat d’idées, qui rend tout le monde plus intelligent ? Notre monde en a grand besoin.

Source: http://www.les-crises.fr/michel-onfray-et-la-place-de-lintellectuel-par-vincent-engel/


Larry Lessig : la rébellion du professeur de Harvard, par Flore Vasseur

Thursday 10 December 2015 at 00:40

Source : Flore Vasseur / Blog, 03-12-2015

Documentaire de 52 min diffusé le 28 octobre 2015 sur Arte

 

Je suis une grande fan du travail de Larry Lessig. J’ai réalisé une interview dans Le Monde début 2014, un long reportage papier dans XXI (en juin 2014), puis un premier docu en 26 minutes pour Arte (en mars 2015) laquelle chaine m’a demandé de l’allonger / mettre à jour en 52 minutes.

Entre temps, Lessig s’est porté candidat à la présidentielle US, les networks et le parti lui ont barré l’accès aux grands débats télévisés (ceux dont il a besoin pour placer ses idées au milieu de la table) et ce fut une castagne sans nom. J’ai profité de ce film (en conclusion) pour ouvrir sur ceux qui tentent aussi en France ou ailleurs de redonner une voix aux citoyens à savoir. Il y a aussi un développement sur l’incroyable travail de la députée islandaise Birgitta Jonsdottir, qui m’a elle aussi beaucoup inspirée .

Cette version là, longue et mise à peu près à jour, du film a été diffusée parr Arte fin octobre 2015. Ce docu est aussi le premier d’une série de films que j’ai créée dans le cadre d’un partenariat entre ARTE et les conférences TED à NYC, appelée TEDStories. Ils seront diffusés (et finis !) dans les prochains mois (on a été en Afrique du Sud et en Colombie pour le numéro 2 et 3 ; on attaque le 4).

Pascal Fuchs/ Cyrille Renaux / Photo : Sofia Saa

Source : Flore Vasseur / Blog, 03-12-2015

 

La rébellion du Professeur de Harvard

Source : Flore Vasseur / Blog, octobre-2015

Larry Lessig va se présenter à l’élection américaine. C’est la nouvelle étape, l’énième expérimentataion d’un homme qui, depuis 8 ans, fait tout ce qu’il peut pour nous alerter sur l’influence de l’argent en politique. Cela fait 18 mois qu’il s’est mis en route vraiment, lachant son magistère, descendant à même le bitume, allant au contact. J’ai eu la chance d’assister à ce moment là et de ne cesser de le documenter depuis. Voici mon premier reportage. Ce travail aura fait des petits et n’en finit pas de me porter.

Illustration : Christophe Merlin

Première Publication : XXI – JUILLET/AOÛT/SEPTEMBRE 2014

Version américaine disponible sur Medium Backchannel

Une pluie glacée s’abat sur Dixville Notch, à trente kilomètres de la frontière du Canada. En ce début d’année 2013, dans le contrefort des Appalaches, les montagnes du New Hampshire pleurent une neige mêlée de boue. Au bord d’un lac sombre, le Balsams Grand Resort, imposante bâtisse de bois et de béton, ressemble à l’hôtel du film Shining. Ce 11 janvier 2013, le Balsams Grand Resort est fermé et Dixville Notch déserté. Particularité que seule l’Amérique sait

inventer, c’est ici, dans ce hameau fantôme, que se joue depuis 1960 la première scène de l’élec- tion présidentielle. Tous les quatre ans, à la même époque peu après minuit, les caméras de CNN et Fox News envahissent la salle de bal. Frénétiques, elles relaient le premier résultat des élections primaires: une dizaine de voix, les quelques âmes du hameau, désignent les candidats républicain et démocrate. Elles font le vote, il préfigure du reste: depuis 1960, le hameau s’est rarement trompé.

À quelques centaines de metres de l’hotel, sur un parking balayé par la pluie, Lawrence Lessig serre les dents. Ses yeux bleu delavé cercles de lunettes fines, son large front, ses mains délicates d’intellectuel émergent difficilement d’un large poncho vert. Le patron de la chaire d’éthique et de leadership de Harvard ajuste ses crampons, se maudit.

À 52 ans, il s’apprête à quitter les sentiers battus d’un parcours sans faute jusqu’au poste de juge à la Cour suprême. Cours, conférences, livres, le professeur vedette a épuisé toutes les voies traditionnelles. Il lui reste la marche. À trois bonnes heures de Boston, de sa famille, de ses cours, de son pupitre, de ses amis de Washington, il lance sa New Hampshire Rebellion, une croisade contre la toute-puissance de l’argent en politique.

Assailli par la pluie glacée, le regard vide, Lawrence Lessig sourit tristement à la vingtaine de personnes ayant répondu à l’appel posté huit semaines plus tôt sur son blog. Sa troupe improvisée est venue des quatre coins du pays. En bâtons de marche et Gore-Tex, ils sont volontaires pour affronter le froid, le gel, le doute.

Sous les bonnets et visières, des avocats à la retraite, des développeurs informatiques, des militants du logiciel libre ou de la réforme de la Constitution, des anciens Marines, un pompier et son père, un couple de psychothérapeutes, des chômeurs, des cyberpunks. Ils se sont rencontrés la veille, dans le hall de la gare routière du Boston Express, point de ralliement initial. Jusqu’ici, ils n’ont échangé qu’e-mails, résumant çà et là motivations, compétences et ambitions: marcher, conduire l’un des véhicules, veiller au café ou sur les autres.

D’abord, tomber les costumes

Entre un distributeur Coca-Cola et un palmier en plastique, Rick, Kevin, Chris, Cailin, Bruce, Mark, Mary se sont salués brièvement, se dévisageant en silence, hésitant à rentrer chez eux. Peu de mots ont circulé. Chacun a apporté bagage et bonnes raisons de se mettre en route, aucun n’a rebroussé chemin. Ils ont entre 27 et 78 ans, viennent d’horizons différents. Nul ne se ressemble, ne sait à quoi s’attendre. Parés pour l’aventure, ils ont les yeux braqués sur Larry Lessig.

Grave, un peu voûté, il salue chacun. Cela fait des années qu’ils l’écoutent. Il connaît l’histoire américaine comme personne et Washington comme sa poche. Il maîtrise les codes. Pour faire tomber les masques, il lui faut d’abord tomber ses costumes de conférencier brillant, d’avocat redouté, de messie de l’Internet libre. Et accepter de mener son monde.

Sur la scène intellectuelle américaine, Larry Lessig fait figure d’ovni. Respecté des républicains comme des démocrates, influent à la Silicon Valley et à Wall Street, il a longtemps été «l’Elvis Presley du droit de l’Internet». Non pour son côté rock and roll, mais pour son statut de King: «Il ne fait pas la loi, il est la loi», écrit en 1993 Steven Levy, journa- liste à Wired, la bible des nouvelles technologies.

Ses yeux bleu délavé cerclés de lunettes fines, son large front, ses mains délicates d’intellectuel émergent difficilement d’un large poncho vert. Le patron de la chaire «d’éthique et de leadership» de Harvard ajuste ses crampons.

Au nom du nécessaire renouveau démocratique, Larry Lessig dénonce depuis sept ans l’argent roi à Washington. Pour lui, aucune réforme d’ampleur n’est envisageable sans revoir le financement des campagnes électorales.

Bête noire des dinosaures de la culture et du divertissement, de Microsoft à Disney, Larry Lessig a révolutionné le droit d’auteur en inventant le concept de licences libres.

Depuis sept ans, il a lâché son sujet fétiche pour dénoncer l’argent roi à Washington au nom du nécessaire renouveau démocratique de la société américaine. Pour lui, aucune réforme d’ampleur sur le climat, la finance, les armes ou l’éducation n’est envisageable tant que les modalités de finan- cement des campagnes électorales ne sont pas réécrites. L’argent donne l’accès, l’accès fait l’influence, l’influence dicte la décision. Peu importe les idées, peu importe les promesses, peu importe qui donne – les banques, big pharma, les milliardaires… Dans 96% des cas, les élections se jouent sur l’argent. Un congressiste passe en moyenne 30 à 70% de son temps à lever des fonds pour son parti: «Cela devient son quotidien, son obsession. Il n’a d’attention que pour ses donateurs, devient hypersensible à leurs demandes», assure Lessig.

Invisibles et implacables, les lobbies gangrènent la démocratie. Le peuple, l’intérêt général, le débat héritent d’un strapontin: «Personne, aucun sens moral, ne peut résister aux montants en présenceC’est comme si vous ouvriez la porte d’un avion en altitude, tout être humain explose. Il nous faut des hommes politiques qui passent les réformes nécessaires pour en finir.» 

Le gouvernement se fourvoie dans une guerre contre tous les terrorismes, l’ennemi est à l’interieur. House of Cards. 

 

Pour défier Washington, faut-il être fou ou désespéré?

Comme orateur, Larry Lessig est un esthète qui subjugue. Ses présentations hyperléchées sont minutées au chronomètre, chaque mot est pesé et posé. D’un naturel discret et réservé, volontiers refugié dans une attitude taciturne, dès qu’il prend un micro sa poitrine s’ouvre, sa voix et ses yeux se durcissent. Il remplit les salles, sans chercher à séduire. Maître de la plaidoirie, formé à la philo- sophie, à l’économie et au droit, poète à ses heures, sincère, bosseur, protégé par son statut de grand universitaire, il est une pointure que l’on déplace en première classe, de Bruxelles à Séoul.

Il a conseillé les républicains, les démocrates. Il a fait campagne pour Barack Obama, avec lequel il a enseigné à Chicago pour ensuite dénoncer sa tra- hison. Plusieurs fois il a cru trouver son champion. Aucun n’a tenu, tous l’ont déçu. Larry Lessig a cherché sa place. Il a pensé devenir congressiste pour réformer le système de l’intérieur. Il a lancé pléthore d’initiatives. Médailles, discours et dis- tinctions se sont accumulés. Son talent, son réseau, ses analyses n’ont rien changé. Depuis sept ans, il dompte son impuissance.

La pluie redouble et teint tout de gris. La lumière du matin ne prend pas. Japhet, 1,90 mètre de bien- veillance et de bon sens, tend des gilets orange fluo. Beau garçon aux dents blanches, il donne les premières consignes: marcher en file indienne, se méfier du chasse-neige, de la pluie qui gèle les os, ne laisser personne à la traîne, veiller les uns sur les autres. Dès les premières minutes, Japhet s’impose comme le boy-scout de l’opération, solide et chaleu- reux. Au centre du parking, il déploie une bannière à la gloire de la New Hampshire Rebellion derrière laquelle les marcheurs se regroupent. Larry Lessig pose un genou à terre, sans un sourire.

Cliché inaugural, avant huit cents autres. Il faut quitter le no man’s land et s’offrir à l’aventure. Trois cents kilomètres les attendent.

Pour défier Washington en marchant accompagné d’une armée de bénévoles anonymes, faut-il être fou ou désespéré?

Aaron Swartz, l’inspirateur

En silence, Larry Lessig quitte le parking trans- formé en patinoire par le gel. Début de la vie en crampons, au contact, sans les livres ni les estrades qui protègent. Sous son poncho vert, ses jambes se perdent dans son jean sombre. Son polo noir barré du nom «Aaron Swartz» lui brûle la peau. Avant d’être un jour de départ, ce 11 janvier 2013 est un jour de deuil. Et s’il est fou, ce matin, c’est surtout de chagrin.

 

Sans coup de semonce ni cri de ralliement, les yeux bloqués sur le bitume gelé, le professeur de Harvard traverse la route et laisse échapper un: «Now I am scared!» Le souvenir de son altercation avec un client aviné du motel la veille lui glace les sangs: «Vous allez sur nos routes sans protection Vous allez tous mourir!» Éternel insatisfait, le pessimisme est sa marque de fabrique, mais la peur? Redoute-t-il l’accident, l’aventure ou la métamorphose? Aura-t-il la force de porter les autres marcheurs, lui qui n’est pas sûr de tenir sur ses jambes? Aura-t-il la force de leur parler, lui qui ce matin n’arrive à prononcer mot? Qui est-il au fond: élite ou rebelle? Professeur star ou messie en crampons?

Parvenu de l’autre côté de la route, il se retourne: personne ne l’a suivi. Il s’agace. Vont-ils le ralentir ou les a-t-il déjà oubliés? Il leur fait un signe de la tête. Les marcheurs le rejoignent pour la première étape, un petit quinze kilomètres face à un mur de pluie. Partir au front ne se fait pas sans douleur, violence, ni sacrifice.

C’est un arrache-ment. Etrange mise en route. La New Hampshire Rebellion démarre comme un cortège funèbre, la famille devant. Ce jour-là, il veut avancer seul en tête, seul avec l’ombre d’Aaron.

Quand il a rencontré Aaron Swartz, l’ado de 14 ans venait de créer le flux RSS. Il venait aussi de dévorer le livre de Larry Lessig, Code and Other Laws of Cyberspace, la bible de la communauté du Web. Pour Aaron Swartz, il était l’un des rares adultes à comprendre la signification politique de l’Internet. Il était venu le lui dire.

Larry Lessig avait vu débarquer ce garçon à la silhouette mal dégrossie et aux t-shirts «de grand» qui trimballait partout un cartable lesté de son ordinateur, ses câbles, ses disques durs. Lessig vivait déjà entouré d’esprits brillants, dans une espèce de bulle. En quelques phrases, du haut de son mètre cinquante, Aaron Swartz l’avait fait craquer: Lessig avait découvert un enfant aux raisonnements de sage.

«Du sang, de la sueur et des larmes»: l’Amérique s’est construite à coup de mythes, de conquêtes et de sacrifices, s’emporte
le jeune homme. Elle s’est nourrie de héros impossibles comme Lessig.

Malgré leurs vingt-six années d’écart, Larry et Aaron ne se sont plus quittés. Chacun a trouvé dans le génie de l’autre une consolation au sentiment de ne jamais être compris. Même passion pour les livres, même soif de comprendre et d’expliquer le monde. Larry Lessig avait une idée, Aaron Swartz la rendait possible.

Ensemble, ils ont créé Creative Commons, la plate-forme de licences libres qui a brisé en 1999 les codes de la propriété intellectuelle et rendu possible l’Internet libre. Aaron a fait «accidentellement» fortune à 19 ans en vendant sa première start-up à Condé Nast. Il a intégré et claqué la porte du groupe de presse au bout de quelques semaines, pleurant d’ennui dans les toilettes, puis fait de même à l’uni- versité de Stanford. Sur un banc à Berlin en 2007, il a convaincu Larry Lessig de se consacrer à la corruption endémique à Washington. Avant tout le monde, il avait vu son effet létal et systémique. Il a été de tous les projets de son aîné, de toutes ses batailles. Avec recul, Aaron a guidé Lessig.

 

«Hackers de la bonne cause, nous avons perdu l’un des nôtres»

Larry Lessig a vu son ami muer, s’étoffer, devenir millionnaire, militer pour la défense d’un Internet libre. Il l’aimait comme un fils, l’écoutait comme un maître, le couvait comme un joyau. Il l’a aidé contre la dépression, la solitude, le procès terrible qui l’a opposé au gouvernement nord-américain après qu’il a piraté les serveurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT), son paradis. «Aaron était dangereux, non parce qu’il volait des cartes bleues, bloquait des sites gouverne- mentaux ou subtilisait des informations confiden- tielles. Mais parce qu’il voulait changer le monde en libérant l’Internet», répète Lessig, la voix cassée dès qu’il prononce le nom de son ami.

Ruiné par deux années de procédure, miné par un verdict qui semblait inévitable, Aaron Swartz s’est pendu à 26 ans, foudroyant la communauté du web. Tim Berner Lee, l’inventeur d’Internet, a tweeté: «Aaron est mort. Vagabonds du monde, nous venons de perdre un aîné avisé. Hackers de la bonne cause, nous avons perdu l’un des nôtres. Parents, nous avons perdu un enfant. Pleurons.» Et Larry Lessig, l’adulte qui avait été son ami et confident, qui l’avait connu enfant pour le voir devenir homme, n’a rien vu venir. C’était il y a un an, jour pour jour.

Il réapparaît quelques semaines plus tard à Long Beach, sur la scène d’une conférence TED, la grand-messe du gotha de la Silicon Valley et de tous ceux, entrepreneurs, artistes, chercheurs qui «veulent changer le monde». À ce parterre d’éternels optimistes, Larry Lessig livre, en dix-huit minutes, visage fermé, une de ses plus belles interventions: leurs idées et technologies pour «améliorer la vie» ne serviront à rien tant que l’on ne libérera pas la décision politique de l’emprise de l’argent.

Accessible sur le Net, la vidéo de son interven- tion cumule vite plus d’un million de vues. Lessig retourne à sa vie de père de trois jeunes enfants, à son travail pour ne pas perdre pied, bataillant contre la culpabilité de ne pas en avoir fait assez. Pour s’éblouir ou fuir, il accepte quelques invita- tions, comme celle du groupe Bilderberg, temple des 0,001% les plus riches du monde. Il rase les couloirs, sans desserrer les dents. Il s’enferme dans sa chambre, sans rien comprendre. Partout, il est mal car il «a» mal. Il a perdu un fils et le monde un génie. Double peine.

À l’approche de la date anniversaire de la mort d’Aaron, il pense marcher seul quelque part, dans le froid, contre les éléments. Il veut faire face au deuil, ne pas être distrait. Il espère retrouver un peu de son ami, arrêter le temps. Pour ne pas renon- cer, il en parle autour de lui. Il aurait pu solliciter ses «amis» dans la Silicon Valley ou à Washington, faire parler le carnet d’adresses. Il appele Japhet qu’il avait repéré en 2007 alors qu’il tractait pour un candidat aux primaires démocrates et lui confie, avant tout le monde, son désir de sédition.

L’orphelin des routes du New Hampshire

Japhet bondit: l’occasion est trop belle, il faut transformer ce deuil en acte politique, marcher pour quelque chose. «Du sang, de la sueur et des larmes»: l’Amérique s’est construite à coup de mythes, de conquêtes et de sacrifices, s’emporte le jeune homme. Elle s’est nourrie de héros impos- sibles comme Lessig et de discours comme les siens. Manque le lieu improbable et signifiant: le New Hampshire, son rôle clé dans le processus électoral et son esprit d’indépendance.

En quelques minutes, ils posent les bases de ce projet fou: parcourir à pied trois cents kilomètres de cet État par lequel tout commence et donc tout arrive, dans le froid et la tempête. Pour réveiller l’âme des rebelles qui y sommeille, il faut aussi convoquer les mythes. Larry et Japhet pensent immédiate- ment à Doris Haddock, alias «Granny D.», figure emblématique du New Hampshire et de ses velléités d’indépendance. À 88 ans, Doris Haddock est entrée en campagne contre la corruption à Washington et a commencé par sillonner son quartier en portant sur son dos squelettique un panneau: «Change campaign reform», ce qui a amusé sa famille et intrigué les voisins.

Le 1er janvier 1999, elle s’élançe de Los Angeles, seule et à pied. Forte tête, nourrie et logée par les habitants, il faudra qu’elle fasse un malaise dans la vallée de la Mort pour que les médias s’intéressent à elle et ne la lâchent plus. À l’arrivée à Washington, après avoir affronté la soif, le froid, la neige, elle est accueillie par 2 200 personnes. Arrière-grand-mère seize fois, elle se présente au Congrès en 2004, à 94 ans. À sa mort, à 100 ans, l’ancien président Jimmy Carter déclare: «Le problème avec Granny D. est qu’elle nous a tous transformés en fossiles.» 

Larry et Japhet tiennent leur fil: la New Hampshire Rebellion démarrera le jour de la mort d’Aaron Swartz, enfant de l’Internet, suicidé d’être si mal compris, pour aboutir le jour de la naissance de Granny D., symbole d’une Amérique insoumise et increvable. Aaron Swartz et Granny D.: deux figures de la lutte contre le renoncement, deux générations clés au poids électoral certain, les vieux qui n’ont plus rien à perdre, les jeunes qui pensent avoir tout à gagner.

Pour «gérer» l’opération, ils appellent Jeff, un trentenaire au physique droit sorti de Top Gun. Jeff travaille sur l’un des projets de mobilisation citoyenne de Larry Lessig, il connaît aussi le New Hampshire, sa topographie géographique et poli- tique comme personne. Ensemble, ils tracent le parcours, dégotant gîtes, motels ou volontaires pour l’hébergement des marcheurs. Ils identi- fient les passages difficiles, contactent des relais pour organiser des prises de paroles, collectent 15000 dollars et trouvent une équipe pour filmer la marche.

Pour écrire l’histoire, il faut la maîtriser. La faire connaître aussi. À une semaine du départ, Szelena, une jeune et longue Américano-Hongroise, rejoint l’équipe. Larry Lessig l’a embauchée à sa sortie d’Harvard pour l’aider dans ses recherches et projets. Japhet, Jeff, Szelena ont connu et travaillé avec Aaron Swartz. Tous trois savent le gouffre laissé.

Pour affronter l’inconnu, Larry Lessig s’entoure de sang neuf, d’enthousiasme, de bienveillance. Ses compagnons de route endossent le rôe, font leur sa cause. Larry Lessig veut marcher, faire la preuve. Contre la corruption et pour Aaron, pour lequel il a peut-être éteé une sorte de père. Sur les routes du New Hampshire, c’est lui l’orphelin.

L’Amérique dans son jus

La première étape de la New Hampshire Rebellion est une procession besogneuse dans un paysage désolé. Par sécurité, les volontaires avancent en binômes. Marcher, c’est se remettre à hauteur d’homme, ralentir le pas et lever les yeux si la pluie et le froid le permettent. Dès les pre- miers kilomètres, Greg peine à l’arrière. Ses 65 ans et son vieil équipement de l’armée l’alourdissent. Sous son visage un peu dur d’ancien militaire, il se mortifie. Il a toujours mené son monde, comme au Viêtnam lorsqu’il ramenait sa troupe. Trahi par sa carcasse éreintée, il accepte de guerre lasse de grimper dans la caravane.

Dès le premier jour, Dave et sa caravane deviennent un refuge, la porte ouverte vers un café chaud, un abri, un siège, une parole d’encou- ragement ou juste un sourire. Pots de beurre de cacahuète, tranches de pain de mie, barres de céréales bio, pommes, clémentines, houmous en barquettes et pansements double peau débordent des placards. Autour du coin repas, les plus mal chaussés exposent leurs blessures. Pour lier un groupe, rien de tel que de soigner les petits bobos. Pour ensuite partager les grands?

Aaron Swartz et Granny D.: deux figures de la lutte contre le renoncement, deux générations clés au poids électoral certain, les vieux qui n’ont plus rien à perdre, les jeunes qui pensent avoir tout à gagner.

La serveuse virevolte entre les tables. Pour accueillir le groupe, elle a mis un nouveau chandail. Quand elle apprend l’objet de la croisade, Debby double les doses à l’œil. Dure à cuire, elle ne fait pas ses 65 ans.

À la tombée de la nuit, les marcheurs atteignent Errol, un village Nouvelle-Angleterre traversé de part en part par la nationale 26. À l’entrée, le musée de la motoneige, à droite la grande surface du bri- colage, à gauche l’église, le Dinner et l’unique motel rouvert pour l’occasion. Les marcheurs partagent une chambre à deux. Larry Lessig garde ses distances. Il dort seul avec ses questions, son blog à mettre à jour, ses enfants à rassurer, son discours à préparer pour le lendemain.

Japhet respire, soulagé. Personne n’a souffert d’hypothermie, personne n’est passé sous un des énormes camions chargés de troncs d’arbres qui descendent en roue libre du Canada. La New Hampshire Rebellion accueille qui veut et prend tout à ses frais. Un accroc, un blessé, et la belle histoire du grand professeur de Harvard parti en croisade contre la corruption s’effondre. Ce soir, chacun dispose d’un lit, d’une douche et d’un repas. Il ne reste qu’à répéter l’initiative, quatorze fois pour quatorze étapes.

 

«Voilà pour toi, “honey”!»

Odeur de bacon frit, affiches lumineuses, guir- landes électriques, sucre et ketchup sur les tables: au Dinner, l’Amérique est dans son jus. Les langues se délient autour des premières bières et kilomètres partagés. Derrière un masque impavide, Larry Lessig fulmine. Pour clore la journée, il voulait projeter un documentaire consacré à la mémoire d’Aaron Swartz. Pour lui, c’est un moyen de remer- cier les marcheurs, une manière aussi de partager son chagrin. DVD, ordinateur, enceinte, rétro-projecteur: il a tout préparé. Et tout oublié dans le coffre de sa voiture abandonnée sur le parking du Boston Express.

Dans les assiettes, le poulet ressemble à une éponge passée et le jaune d’œuf tend vers le fluo. Larry Lessig ponctue la lecture du menu d’un: «This is poison.» En s’attaquant à la corruption, il a changé d’hygiène de vie: plus de junk food, peu de viande et de pain, beaucoup de légumes et des amandes avalées par poignées. Tout le ramène à son sujet. L’alimentation aux États-Unis est, dit- il, un cas d’école de la soumission de Washington à l’influence du lobby de l’agroalimentaire. Condamnées à la malbouffe, rongées par le diabète dès la petite enfance, les populations dépérissent intoxiquées.

En sept années de bataille contre la corruption, Larry Lessig a perdu trente kilos et rajeuni de cinq ans. Il n’a jamais renouvelé sa garde-robe, il ne veut pas oublier qu’il ne faut rien céder. À fréquenter les puissants, il sait qu’il est si humain de se corrompre. Affamé, il se jette sur la salade sans sauce, en recommande une autre.

Debby, la serveuse, virevolte entre les tables. Pour accueillir le groupe, elle a mis un nouveau chandail. Quand elle apprend l’objet de la croi- sade, elle double les doses à l’œil. À l’étroit dans son jean, elle ne fait pas ses 65 ans. Dure à cuire, abonnée aux longs hivers et à la vie entre soi, Debby sait que d’ici janvier 2016 les «apprentis pantins de Washington» vont venir draguer le New Hampshire jusqu’au comptoir de son propre Dinner. À l’église, dans les jardins autour des barbecues du dimanche, ils vont écouter les habitants, leur répondre, dormir dans les motels, partager une bière, prendre des nouvelles du petit dernier et beaucoup de notes. Pour sa dernière campagne, Obama est venu vingt fois!

«Ici les électeurs ont un poids politique consi- dérable. Le New Hampshire dicte l’histoire, c’est là que se définissent les thèmes de campagnes», insiste Japhet. «Si les habitants s’en mêlent, l’argent à Washington peut devenir l’unique thème de la pro- chaine présidentielle.» Lessig veut qu’ils harcèlent les candidats aux primaires avec l’unique question valable: qu’allez-vous faire contre la corruption à Washington?

De sa voix enrouée par la cigarette, Debby tend chaque plat en le ponctuant d’un: «Voilà pour toi, “honey”!» Aux plus âgés de la troupe, elle lance qu’ils sont «fantastiques». Kevin, Greg, Rick ont passé la barre des 70 ans. Ils se préparent à enchaîner chaque jour les kilomètres. Tête haute mais regard doux, ils n’entendent rien lâcher.

 

Greg le vétéran et Kevin l’insoumis

Embarquer des inconnus sur une route vergla- cée en plein hiver n’est pas sans risque ni surprise. Japhet passe son temps à anticiper menaces et pro- blèmes, notamment en faisant «circuler la parole». 

Au soir de la première étape, Larry Lessig ouvre le ban: «96% de nos concitoyens considèrent que le Congrès est inutile. 91% pensent qu’on ne peut rien faire. Je veux que vous m’aidiez à trouver et mobiliser ces 5%». Un œil sur Greg, le vétéran du Viêtnam, il ajoute: «Nous ne sommes pas là à titre individuel, mais comme groupe. Cette marche, ce n’est pas une compétition, ce qui compte c’est d’aller au bout, ensemble.» 

Embarqueé sur le même radeau, chacun se raconte en quelques mots. Le regard de Larry Lessig change. Face à lui, le professeur de Harvard n’a plus des inconnus, ni même les illuminés qu’il redoutait, mais des personnes riches de leurs colères et frustrations. Des personnalités «limites» parce que «pas d’accord» comme lui, mais qui vont avancer «avec lui».

Ils ne croient plus à la politique traditionnelle, corps nécrosé. Ils se sentent à la marge, à l’étroit, à côté. Ils sont venus chercher du courage, une utilité. Les plus jeunes rencontrent l’expérience, les plus âgés une fraîcheur. Arrivés seuls, ils trouvent une communauté. Cela fait longtemps que tous cherchent à s’engager ou à se réengager. «Il doit bien y avoir un moyen de sortir de cet atavisme, de faire quelque chose», s’exclame Oliver, anarchiste déclaré qui a fait ses classes au sein des squats de Tompkins Square, à Manhattan, dans les années 1990: 

«Le 11-Septembre a fait taire tous les activistes. Nous sommes devenus apathiques. Ils ont utilisé la culture de la peur pour nous manipuler. Personnellement, c’est la première fois que j’arrive à dépasser cela.» 

À les entendre, la New Hampshire Rebellion est l’endroit où précisément ils peuvent «être». L’épreuve de ces trois cents kilomètres dans le froid est un chemin vers la dignité. Les crampons sont utiles, mais les masques doivent tomber. Celui de l’Amérique d’abord. Est-ce parce qu’ils ont connu la guerre, cet angle mort de l’American Way of Life? Ils sont d’accord: leur pays «comme mythe de progrès et de liberté est une grande arnaque».

Greg le vétéran raconte sa profonde colère de retour du Viêtnam: «L’Amérique, cela doit être autre chose que l’argument du bien pour déguiser la réalité du mal.» De la guerre, il a rapporté un choc post-traumatique qu’il pensait avoir terras- sé, jusqu’à l’enterrement d’Aaron Swartz: «Je ne connaissais pas ce garçon, mais j’ai senti ce jour-là qu’il se passait quelque chose de grave, que c’était grave.» Il lui dédie sa marche, cite le philosophe slovène Slavoj Žižek:«Nous n’avons plus les mots pour expliquer combien nous sommes baisés. Nous avons perdu notre capacité à être vulnérables. Cela nous revient en pleine figure.» 

Avec son physique de cow-boy, sa peau décapée par le soleil, son regard clair et franc, son port de tête altier, Kevin est le personnage le plus impression- nant de la troupe de marcheurs. Quand ils grelottent sous leur polaire high-tech, lui avance en chemise de jean délavé. Inoxydable à 75 ans passés, il ouvre la voie dès le cinquième jour. La route est son quoti- dien. Il n’éprouve aucune nécessité de crier sa colère.

Insoumis en 1970 pendant la guerre du Viêtnam, Kevin a côtoyé vingt mois en prison les frères Berrigan, deux figures de l’opposition à la guerre du Viêtnam. «La tôle a été mon université.» À sa sortie, il décide de vivre «hors de la normalité», de petits boulots en actions de désobéissance civile. Pacifiste, il rejoint Plowshares, le mouvement des frères Berrigan contre les armes nucléaires, et se forme à «la science du climat» pendant vingt ans. Sans ces choix, dit-il, «je n’aurais jamais eu accès à la vérité, à la beauté de l’humanité et à la déliquescence profonde de notre système». Pour lui, l’échec d’Obama aux négociations sur le climat de Copenhague «est pire que la décision de Nixon de bombarder le Viêtnam». Sa haine des guerres de l’Amérique d’aujourd’hui – «Nous devons arrêter de tuer» – est aussi forte que son amour pour ses compatriotes: «Je suis désolé que mes camarades aient été floués à ce point, mais je les aime.» 

Greg le contemple, serein: «Avec Kevin, nous avons fait des choix opposés. Je ne regrette rien, mais, franchement, j’ai combattu au Viêtnam et voyez comme j’ai du mal à avancer, le corps esquinté à l’agent orange. Kevin a ignoré l’appel des drapeaux, et regardez comme il cavale. Le silence, finalement, est quelque chose de puissant.» 

 

Michael qui était pétrifié, Jonathan qui rêve d’être dans les manuels scolaires

Michael, 30 ans, a vu sa vie vrillée par la guerre. Il s’est engagé pour échapper à son destin: «J’étais un homme raté. Ma femme me trompait, mon père était en train de mourir, je n’arrivais pas à me décro- cher de la drogue. L’armée en a fait son beurre.» Infirmier militaire en Afghanistan, il tient huit mois.

De retour en 2008, il redoute de retomber dans l’héroïne et, de thérapie en thérapie, se tient hyperoccupé. Il accepte l’argent de l’armée pour intégrer l’université, où il se lance dans une analyse de la crise des «subprimes» puisque, à l’époque, «personne ne pouvait expliquer ce qu’il s’était pass黫Il était temps que je commence à penser par moi-même, l’armée casse ca en toi. Pour elle, c’est l’objectif.» 

Quand les premières tentes d’Occupy Wall Street apparaissent à Providence, sa ville dans l’État de Rhode Island, il devient un des piliers du campement: «Je suis d’une famille catholique, ce mouvement m’a appris les valeurs de gauche.» L’hiver pointant, il négocie la levée du campement contre la construction d’un centre d’accueil pour démunis. «On m’en a voulu. À partir de là, je n’ai plus rien fait, j’étais pétrifié.» Meurtri et désabusé, Michael sombre, jusqu’à la mort d’Aaron Swartz qu’il suit sur les forums de codeurs informatiques: «J’ai eu peur de ne jamais me réengager. Je cherchais une bonne occasion, car je sais que si je m’y mets, cela va devenir ma vie.» 

Pendant les quinze jours de la New Hampshire Rebellion, Michael bataille contre ses démons. Un jour, l’homme qui «dessinait sans cesse à l’école pour ne pas être embêté» réalise un magnifique portrait de Granny D. Le lendemain, volubile, il aide les autres et porte leurs sacs. Le jour d’après, il se fait morne et somnole à l’avant de la caravane en se demandant s’il doit quitter la marche.

Jacob, créateur de jeux vidéo, a rencontré Michael dans le campement d’Occupy Providence. Cailin, la jolie blonde décolorée de Brooklyn qui s’occupe d’enfants autistes, a, elle aussi, rejoint Occupy Wall Street. Ils ont aimé l’énergie, le partage de la parole et de la prise de décision.

Mais ils ont détesté que rien n’en sorte vraiment. La New Hampshire Rebellion entend apprendre des mouvements de contestation, qu’ils soient progressistes comme Occupy ou conservateurs comme le Tea Party. Les marcheurs veulent des objectifs clairs, des actions tangibles.

Avocats à la retraite, Rudolph et Mary, participent aussi à l’aventure. Expatriés pendant des années, ils se séparent rarement, font peu d’arrêts et enquillent les miles sans broncher. C’est leur première expérience engagée.

Allan, 65 ans, a convaincu son fils Jonathan, pompier à San Diego, de l’accompagner. Père et fils partagent physique athlétique, goût des autres et inquiétudes pour leur pays. Allan siège au conseil d’administration de la Coalition for Open Democracy pour le New Hampshire. Comme Rick et Dick, deux retraités, il milite de longue date pour plus de transparence et d’intégrité.

Arrivé avec des pieds de plombs, son fils Jonathan devient un homme clé: désigneé infirmier de l’expédition, il manie le pansement double peau comme personne. “J’ai rêvé cette nuit que ce que nous faisions serait un jour dans les manuels scolaires», confie-t-il un matin.

Quelques-uns restés en retrait, comme Bruce, s’enthousiasment du contact retrouvé avec la nature et le temps: «Marcher, c’est contempler, se remettre à rêver et à penser pour soi. J’en ai tellement besoin. Il était temps que je sorte de ma voiture, que je m’arrête.» 

D’autres comme Alex, mathématicien tren- tenaire qui rêve d’intégrer le département des crimes en col blanc du FBI, établissent leur pro- gramme de marche selon les conversations à mener: «C’est tellement rare de prendre le temps de se rencontrer et de s’ouvrir à des champs que l’on ne connaît pas.» 

L’urgence de réinventer un pays

Avec le retour du soleil, l’ambiance se détend. Le long de la route, les marcheurs parlent d’eux- mêmes, de comptabilité quantique, de réseaux sociaux, d’Obamacare, du rôle des États-Unis en Afghanistan, de manipulation, du pouvoir d’Hollywood, de la vie dans les bois, de climat, de modèle systémique. «Nos jours sont pleins de conversations qui nous lient à jamais», remarque le peu volubile Kevin.

Quand un grand aigle à tête blanche, emblème national des Étas-Unis, vient planer au-dessus des marcheurs, tous s’émeuvent du signe. «

Source: http://www.les-crises.fr/larry-lessig-la-rebellion-du-professeur-de-harvard-par-flore-vasseur/