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Réunion “de la dernière chance” [sic.] autour de la dette ukrainienne

Wednesday 12 August 2015 at 00:40

Et pendant que la Grèce brule, en Ukraine…

Arseniy Yatsenyuk, le Premier ministre ukrainien, Jean-Claude Juncker, Petro Poroshenko, le président ukrainien, et Donald Tusk. [European Council]

Kiev et ses créanciers ne parviennent pas à s’accorder sur le remboursement de la dette.

Les négociations de restructuration de la dette publique extérieure de l’Ukraine, qui s’élève à 21 milliards d’euros, s’enlisent depuis plus de quatre mois.

Le 4 août, le ministère des Finances a présenté une nouvelle proposition à un groupe de créanciers et programmé une réunion « décisive » pour le 6 août. Une source de l’agence Reuters a pourtant indiqué que les créanciers considéraient cette proposition comme inacceptable et souhaitaient que la réunion ait lieu la semaine prochaine.

Des années de mauvaise gestion et de corruption, ajoutées au conflit actuel, ont poussé l’Ukraine au bord de la faillite. Un programme de renflouement international sera mis en place si Kiev parvient à économiser près de 14 milliards d’euros grâce à une restructuration de sa dette.

L’ancienne nation soviétique doit donc conclure un accord à cet effet avant le 23 septembre, date à laquelle Kiev doit rembourser plus de 450 millions d’euros de prêt de de paiements d’intérêt sur des euro-obligations.

« Si elle ne parvient pas à un accord d’ici le début de la semaine prochaine, l’Ukraine sera forcée de se tourner vers d’autres options pour financer le programme soutenu par le FMI », peut-on lire dans une déclaration du ministère des Finances publiée le 5 août. « Cela signifie également qu’il s’agit de la dernière occasion de parvenir à un accord complet avant l’amortissement des euro-obligations en septembre et octobre et l’examen du FMI prévu pour septembre. » Les porte-paroles du groupe de créanciers ont refusé de commenter cette déclaration.

Kiev a averti à plusieurs reprises qu’un moratoire sur le remboursement de sa dette pourrait être décrété en l’absence d’un accord. Le pays fait face à une autre échéance en août.

Le rejet probable de la proposition ukrainienne par ses créanciers laisse à penser que les deux parties ont des visions très différentes de la situation. Elles sont par exemple en complet désaccord sur la nécessité ou non d’une dévaluation des obligations. Kiev insiste qu’une décote est essentielle, mais on ne sait pas si sa dernière proposition revoit à la baisse sa demande initiale d’une réduction de 40 %.

Washington a encouragé les créanciers à parvenir rapidement à un accord avec le gouvernement ukrainien face à une dette qualifié d’« intenable ».

Les créanciers semblent vouloir limiter à 5 % l’allègement de la dette, une concession qui pourrait néanmoins être annulée sur l’économie du pays repart à la hausse.

Selon Evghenia Sleptsova, économiste à Oxford, vu le ton du rapport du FMI et la position actuelle des parties, le risque d’un moratoire est de plus de 50 %.

Les économistes estiment que l’échec des négociations actuelles entrainerait un « défaut technique » de l’Ukraine le mois prochain. Si au contraire un accord est conclu, les grandes agences de notation de crédit internationales ne considèreront pas le pays en défaut de paiement, et les frais d’emprunts de Kiev resteront à leur niveau actuel. En cas de défaut de paiement, c’est le saut vers l’inconnu pour l’Ukraine, qui pourrait même voir ses actifs à l’étranger saisis.

Le 4 août, le Fonds monétaire international (FMI) a averti que les négociations prolongées posaient un « risque exceptionnellement élevé » pour le rétablissement économique du pays, un risque notamment liés à « l’incertitude sur la durée et l’ampleur » du conflit dans l’est ukrainien, poumon économique du pays.

Le FMI, qui vient de débloquer un nouveau prêt à l’Ukraine, juge la dette du pays « soutenable », mais assure qu’elle reste soumise à de grands risques liés notamment au conflit dans l’est pro-russe, selon un rapport publié mardi.

En mars, l’institution avait au total accordé une ligne de crédit de 16 milliards d’euros déboursable par tranches et soumise à la mise en œuvre de mesures d’économie drastiques.

Dans son rapport, le FMI se montre également préoccupé par l’endettement du pays, qui devrait approcher les 100 % de son produit intérieur brut cette année sur fond de sévère récession (-9 % attendu).

En annonçant son aide en mars, le FMI avait sommé l’Ukraine d’obtenir une réduction de dette de 15 milliards de dollars de ses créanciers privés. Les négociations, qui ont débuté dans un climat houleux, n’ont pas encore abouti.

« Même en cas de mise en œuvre réussie du programme de réformes et de l’opération sur la dette, d’importantes incertitudes demeurent », ajoute le FMI, pointant notamment les divisions politiques au Parlement et les lents progrès dans la lutte contre la corruption.

Source : EurActiv, le 6 Août 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/reunion-de-la-derniere-chance-autour-de-la-dette-ukrainienne/


[Entraide] Modération, Déménageurs, Histoire, Wiki

Tuesday 11 August 2015 at 08:19

Bonjour – plusieurs appels à l’entraide aujourd’hui

Modération

On a bien besoin de volontaires pour la modération cet été !

Wiki

Si vous êtes un roi de la programmation pour améliorer un wiki…

Info : Excel

Vous avez été plusieurs à répondre pour la dernière demande pour Excel. J’en ai pris note, je reviendrai bientôt vers vous…

Déménagement

Je souhaiterais déplacer une partie des archives (livres) de DiaCrisis le samedi 22 (ou alors le 15, à voir…).

Je me demandais s’il y aurait un volontaire sympa pour m’aider à déplacer les cartons et conduire un petit camion – moyennant un défraiement bien entendu.

Si en plus quelqu’un a un petit camion ou pourrait en avoir un, ce serait génial… :)

Entraide Histoire

Nous aurions besoin d’un peu d’aide pour des petites recherches sur Internet + rédaction de courtes synthèses, en lien avec l’Histoire et la Propagande de guerre.

Nous cherchons des personnes ayant la curiosité pour l(Histoire, de la rigueur, se débrouillant en recherches internet – voire en plus avec de bonnes qualités de rédaction (même si on peut segmenter le travail).

Rien de très compliqué non plus – ça restera de niveau Licence / Master… Profil Historien, Sciences Po, Journaliste, etc. bienvenu…

Et rien de très long non plus, la participation peut être unique sur un seul sujet si vous souhaitez…

Contact

Contactez-moi ici en indiquant en objet le sujet sur lequel vous vous proposez…

Source: http://www.les-crises.fr/entraide-moderation-demenageurs-histoire/


Aaron Swartz, « enfant d’Internet » sacrifié pour l’exemple

Tuesday 11 August 2015 at 02:06

Un documentaire retrace le parcours de ce hacker de génie, militant de la connaissance en accès libre, suicidé à 26 ans en 2013. Pour avoir téléchargé des articles scientifiques depuis les serveurs du MIT, il risquait 35 ans de prison.

Jaquette du film The Internet’s own boy : the story of Aaron Swartz DR

Jaquette du film The Internet’s own boy : the story of Aaron Swartz DR

PIÈGE. Hacker brillant, il s’est pourtant fait avoir comme un débutant. En quelques semaines, entre fin 2010 et début 2011, Aaron Swartz télécharge illégalement des millions d’articles scientifiques de l’éditeur JSTOR sur les bases de données du MIT (Massachussetts Institute of Technology).

Déjouant une à une les tentatives de JSTOR et du MIT pour lui barrer la route, Aaron Swartz se fait épingler lors d’une ultime bravade. Il ose et parvient à s’introduire au sein même des locaux techniques du MIT pour connecter un disque dur directement aux serveurs de l’institution.

La manœuvre est découverte mais le MIT laisse l’ordinateur pirate et cache… une caméra. Au bout de quelques jours, Aaron Swartz est filmé comme un voleur en train de récupérer son matériel. Le 6 janvier 2011, il est arrêté. Et c’est le début du calvaire.

Un film en accès libre

Le documentaire de Brain Knappenberger Aaron Swartz, l’enfant d’Internet (The Internet’s own boy : the story of Aaron Swartz) retrace l’histoire de celui qui est devenu une véritable icône du Net, depuis ses jeux d’enfant avec ses deux frères sur les vidéos familiales à son suicide à 26 ans le 11 janvier 2013, dans son appartement de Brooklyn.

Ce film d’1h45, en partie financé par les internautes via Kickstarter, est disponible en ligne depuis juin dernier, en accès libre sur Archive.org en VO ou sur YouTube en VO sous-titrée en français. La moindre des choses quand il s’agit d’évoquer un militant d’un Internet libre, pour qui l’accès à la connaissance, aux idées, aux savoirs scientifiques devait être accessible sans entrave au plus grand nombre.

Vous pouvez le visionner ci-dessous :

VISION. Car plus qu’un geek « bouffant du code » (bien qu’il en ait eu tous les attributs : le premier programme informatique qu’il développe est un quiz sur La guerre des étoiles et pour Halloween, il se déguise en ordinateur…), Aaron Swartz endosse rapidement la tenue de l’activiste animé par une “vision” de l’Internet.

Encore à l’école, il développe une encyclopédie participative, des années avant Wikipedia ; plus tard, il travaille avec Lawrence Lessig à la création des Creative Commons, les licences libres alternatives au droit d’auteur ; il invente les flux RSS ; il se lance dans une rocambolesque entreprise de téléchargement de textes juridiques fédéraux (censés, d’après la loi, être accessible à tout le monde) depuis des bibliothèques. Et il enrage contre les éditeurs scientifiques qui, selon lui, exploitent le travail des chercheurs. D’où l’opération au MIT.

Sacrifié pour l’exemple

Aaron Swartz n’avait « que » téléchargé des publications scientifiques. Il ne les a pas revendues, ne les a pas distribuées, n’a endommagé aucun systèmes informatiques pour y accéder et personne ne sait ce qu’il comptait faire de ces documents. JSTOR avait même annoncé abandonner les poursuites. L’affaire aurait dû en rester là. Mais le gouvernement a voulu faire un exemple.

MACHINE. Le film décrit alors comment la machine s’emballe, étouffant Swartz sous les chefs d’accusation (en vertu d’une loi créée en 1986 en réaction au célèbre film de cinéma WarGames !) pour le menacer de 35 ans de prison et un million de dollars d’amende, faisant pression sur ses proches, le plaçant sous surveillance du FBI.

Dans un autre registre, le documentaire est aussi passionnant quand il aborde les opérations de hacking de cet « enfant d’Internet. Il manque toutefois de contrepoints, à la notable exception du commentaire du Pr. Orin Kerr (le MIT et JSTOR ont été approchés, mais ont refusé de répondre).

Dommage, enfin, que les séquences finales versent dans un pathos un peu lourd. Reste cette phrase du chercheur en informatique Christopher Soghoian, résumant la stature de cet “enfant” sacrifié : « Je n’avais jamais eu l’occasion de voir des gens pleurer sur Twitter ».

Source : Arnaud Devillard, pour Sciences et Avenir, le 15 septembre 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/aaron-swartz-enfant-dinternet-sacrifie-pour-lexemple/


Jack Dion : L’oligarchie et le mépris du peuple

Tuesday 11 August 2015 at 00:06

Excellent livre, que je vous recommande !

Chronique de Marianne pour vous le présenter

L’oligarchie et le mépris du peuple

Notre collaborateur Jack Dion publie “Le Mépris du peuple”. Dans notre numéro de la semaine dernière, nous diffusions de larges extraits consacrés à l’Europe et comment celle-ci elle a perdu les citoyens. Marianne.net publie aujourd’hui, en exclusivité, deux nouveaux passages portant cette fois sur le FN et le monde de l’entreprise.

Notre ami Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, prend le risque de se faire traiter de passéiste, en publiant son salubre petit essai : il préfère le temps d’avant, celui où le Parti socialiste voulait « changer la vie » plutôt que de « changer d’avis au gré des foucades de conseillers en communication interchangeables, tous convaincus que l’on ne peut rien faire d’autre que de s’adapter aux “contraintes” du marché ».

Son réquisitoire est chargé, mais argumenté et politiquement engagé. Il préfère la hiérarchie des salaires de 1 à 30 des années 80, à celle d’aujourd’hui de 1 à 400. Il regrette la tranche d’imposition sur le revenu à 65 % de ces années 70 où un salarié travaillait quatorze jours de l’année pour les actionnaires, contre quarante-cinq maintenant. Il préfère, au « My government is pro-business » de Manuel Valls, la consigne du général de Gaulle : « La politique ne se fait pas à la Corbeille. » Il se souvient de l’époque du plein-emploi et relève que la formule du chancelier allemand Helmut Schmidt, « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain », a laissé la place à un autre théorème : « Les profits d’aujourd’hui font les dividendes de demain et les chômeurs d’après-demain. »

La force de son livre vient de l’association de la colère du militant de gauche qu’a toujours été Jack Dion à une synthèse édifiante des renoncements qui, en trente ans, ont livré le peuple à la « guerre des pauvres contre les pauvres » dont se repaît le néolibéralisme auquel se sont soumis Bruxelles et Paris. Car, contrairement à beaucoup de commentateurs et de responsables politiques, Jack Dion analyse bien l’origine de cette grande régression : la trahison de l’espérance européenne. Il préfère l’Europe régulée et protégée du traité de Rome à ce terrain de jeu ouvert au capital, désormais libre d’organiser au nom de la « compétitivité » la mise en concurrence des prolétariats, principales victimes de la désindustrialisation qui a laminé des régions entières. Les salariés au chômage, ceux qui le redoutent ou ne voient que déclassement programmé pour leurs enfants se sont lassés des discours sur l’« adaptation » à une modernité qui les marginalise. Ils voient bien à qui reviennent les bénéfices de la mondialisation tandis qu’eux n’ont droit qu’aux discours d’énarques pensionnés à vie leur expliquant qu’il faut « bouger » et « changer de métier plusieurs fois dans sa vie » et qui les chapitrent pour « populisme ».

C’est à la gauche que s’adresse Dion. Il ne supporte pas qu’il ait « fallu attendre son accession au pouvoir suprême pour que les forces de l’argent assurent leur emprise sur la société ». Ni que ses dirigeants, de plus en plus proches de cette « caste politico-économique » confisquant richesses et pouvoirs, aient perdu de vue le peuple, prisonniers de leur sociologie de professionnels de la politique ancrés dans les métropoles bobos et de plus en plus ignorants de la vie de leurs compatriotes. Il ne pensait pas qu’un jour être de gauche consisterait à oser « dire tout haut ce que même un responsable de la droite décomplexée n’oserait suggérer ». Pour lui, il ne sert donc à rien pour la gauche de se donner bonne conscience en condamnant la sécession du peuple (le FN attire cinq fois plus les ouvriers que le PS) si elle ne comprend pas que celle-ci s’explique par le bilan de sa politique : les catégories populaires ne cessent de la fuir parce qu’elle ne les défend plus.

Eric Conan

Le mépris du peuple. Comment l’oligarchie a pris la société en otage, de Jack Dion, Les Liens qui libèrent, 152 p., 15,50 €. En librairies le 14 janvier.

>>> EXTRAITS

>>> Sur le Front national

“Quand le peuple fait sécession, inévitablement, il finit soit par ne plus voter, soit par mal voter. Dans un cas, il s’abstient ou vote blanc. Dans l’autre, il choisit de moins en moins souvent les partis présentables, propres sur eux, consensuels, ceux avec lesquels on est sûr que rien ne changera, sauf l’apparence des choses – bref, les partis adorés par le clergé médiatique. Pour les bien-pensants, c’est-à-dire les gens qui pensent que ceux qui ne pensent pas comme eux pensent mal, c’est un crime. Tout individu qui ne glisse pas dans l’urne un bulletin estampillé droite classique ou gauche molle est donc suspect. Quiconque prétend se situer à la gauche du PS (exercice au demeurant assez facile, vu le positionnement de ce dernier) relève de la catégorie des utopistes irréalistes, des dogmatiques incapables de comprendre les contraintes du monde moderne ou des nostalgiques de l’URSS. Quant à ceux qui votent FN, ils constituent pour les esprits supérieurs une engeance d’individus irrécupérables, quasiment des nazis en herbe. D’ailleurs, les uns et les autres sont regroupés d’office dans la cellule infâme des « extrêmes ». C’est pratique, les « extrêmes ». On peut y mettre tout et n’importe quoi. On peut y mélanger la gauche alternative et la droite ultra, le Front de gauche et le Front national, les communistes héritiers des résistants et les descendants des collabos, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Alors que leurs histoires et leurs valeurs se situent aux antipodes, les médias, les commentateurs, les dirigeants politiques et les spécialistes de tout et de rien les renvoient dos à dos, quand ils ne les associent pas dans le même sac à opprobre.

AU FIL DU TEMPS, LA DIABOLISATION DU FN EST DEVENUE SA PRINCIPALE ARME

[…] Mélanger les choux et les carottes, les révoltés et les apprentis sorciers, les militants de la gauche radicale et les affidés de l’extrême droite, c’est un must de la pensée caoutchouc et de l’intelligentsia fatiguée. […] Jamais on ne pose la question qui fâche : pourquoi un nombre si important de Français se tournent-ils vers un parti qui a su adapter son langage tout en restant assez ambigu pour susciter autant d’interrogations sur sa finalité et de doutes sur ses orientations fondamentales ? Pourquoi autant d’électeurs des milieux populaires succombent-ils à l’attrait d’un parti honni par l’élite, quasiment absent de l’Assemblée nationale, considéré comme non fréquentable au point de susciter régulièrement de vains appels au « front républicain » ? Bref, pourquoi considèrent-ils que le seul vote antisystème est le vote FN ? La réponse est dans la question. Au fil du temps, la diabolisation du FN est devenue sa principale arme. Être considéré comme un électeur FN, ce fut d’abord la honte. Ce fut ensuite le choix que l’on n’osait avouer. C’est devenu le cri que l’on pousse et le bulletin que l’on jette à la figure des notables, ne serait-ce que pour ne pas faire comme tout le monde dans une société qui vous interdit de l’être.

Nombre de salariés humbles, oubliés, déclassés, humiliés, abandonnés, ont fini par se dire que, si la caste politico-médiatique – celle qui fait l’unanimité contre elle – tape sur le FN, c’est que ce dernier n’est peut-être pas si pourri que ça. D’une certaine manière, le phénomène Eric Zemmour répond à la même logique. C’est l’histoire de l’arroseur arrosé. À force de présenter le FN comme ce qu’il n’est pas – l’enfant d’un couple formé par Hitler et Mussolini –, on finit par ne plus voir ce qu’il est encore, et surtout par ne pas comprendre pourquoi il séduit tant les couches populaires. Dans ces conditions, il n’est nul besoin d’être devin pour imaginer que le FN se prépare à l’échéance présidentielle de 2017 avec une confiance certaine.

Par simple correction, Marine Le Pen serait bien inspirée d’envoyer un message de remerciement à tous les idiots utiles qui lui ont fait la courte échelle, de la gauche qui l’a fustigée à la droite qui l’a confortée, de BHL à Harlem Désir et à Jean-Christophe Cambadélis – les parrains de SOS Racisme –, en passant par quelques autres étoiles de moindre éclat. Dans une interview au Monde, le nouveau premier secrétaire du PS a fait un constat d’évidence : « Le FN n’est pas un parti fasciste, voire nazi » On aurait pu croire qu’il allait esquisser un bilan autocritique et réviser son logiciel. Erreur. Sortant de la naphtaline une formule d’une colossale finesse, il l’a affublée de l’étiquette « national-populiste », renvoyant ainsi au national-socialisme d’Hitler et abandonnant au FN deux terrains : celui de la nation et celui du peuple. D’une formule, deux bévues. Qui dit mieux ? D’ailleurs, quelle a été la conclusion de l’éditorial du Monde au lendemain de la victoire du FN aux élections européennes du 25 mai 2014 ? La dénonciation du « national-populisme ». Circulez, il n’y a rien à voir et aucune leçon à tirer.

QUAND SOPHIA ARAM TRAITE LES ÉLECTEURS DU FN DE “GROS CONS”, C’EST UN DON DU CIEL

La condamnation droit-de-l’hommiste a tellement bien fonctionné qu’elle a produit le contraire de l’effet recherché : la promotion sans précédent d’un parti qui a fait sa pub en expliquant qu’il n’était pas « comme les autres ». Ne pas être « comme les autres » quand les « autres » provoquent un phénomène de rejet, c’est une garantie tous risques. Lire dans Libération, organe central de la gauche libérale-libertaire, que le FN n’est « pas un parti comme un autre », qu’il est désormais « sous la loupe de Libé », qui entend organiser l’« observation régulière et minutieuse » de son action municipale, c’est un cadeau inespéré pour Marine Le Pen. Quand l’humoriste Sophia Aram traite les électeurs séduits par le FN de « gros cons » sur les antennes de France Inter – un peu comme Bernard Tapie les avait assimilés à des « salauds »–, c’est un don du ciel.

Le procédé a été inauguré sous son premier septennat par François Mitterrand, celui qui osa offrir un poste de ministre à Bernard Tapie, un homme qui ferait passer Jérôme Cahuzac pour un apôtre de la lutte contre la fraude fiscale. Disciple de Machiavel, le premier président socialiste de la Ve République a vu dans l’installation du FN dans le paysage politique de l’après-1981 un moyen de diviser la droite et de concurrencer la vocation tribunicienne de l’un de ses alliés encombrants, le PCF, qu’il rêvait de plumer comme de la volaille. Résultat : comme dans l’histoire du savant fou dépassé par la mécanique diabolique qu’il a inventée, Marine Le Pen est sortie de sa boîte pour occuper la scène politique de manière ostentatoire. Bien qu’elle appartienne à l’élite, elle en symbolise le rejet. Bien qu’elle soit née dans une famille fortunée, elle se revendique de la veuve et de l’orphelin. Bien qu’elle soit devenue une vedette médiatique, parfaitement intégrée dans la mécanique de l’information, elle apparaît anti système en tirant à vue sur les codes de la gauche de salon : l’hédonisme et le marché ; l’esprit de Mai 68 (dans sa version caricaturale) et l’hymne à Davos ; le culte de l’individualisme et la sanctification de l’Europe des affaires ; l’esprit Canal + et le règne du business.

[…] L’arrivée de Marine Le Pen a permis de ranger au vestiaire les aspects les plus scabreux du parti créé par son père en 1972, et qui était longtemps demeuré un groupuscule sans influence. Une fois la caricature ambulante de la pire droite extrême renvoyée en coulisse, le feuilleton de la diabolisation ne pouvait que tourner à la mauvaise farce. Secondée par des recrues venues de franges plus présentables, tel Florian Philippot, soldat perdu du chevénementisme, l’héritière a réussi à amalgamer les courants contraires d’une famille disparate. Elle a progressivement développé un discours attrape-tout qui lui permet de ratisser au plus large. Dans la foulée, elle a pu faire entendre sa petite musique si désagréable soit-elle aux oreilles fragiles, sur des sujets enfouis dans le tiroir des bons sentiments par la gauche compassionnelle.

Du coup, le FN a opéré une triple mue : il est devenu un parti protestataire, comme l’était le PCF du temps de sa splendeur (avec la xénophobie en paquet cadeau) ; un parti positionné sur des terrains sociaux naguère délaissés par l’extrême droite ; enfin, un parti apportant ses réponses (aussi détestables soient-elles) à des enjeux républicains que les formations traditionnelles ne veulent plus aborder. C’est le grand art de la « triangulation », qui consiste à reprendre certaines des propositions de ses adversaires à des fins purement tactiques. Nicolas Sarkozy avait testé la formule. Marine Le Pen la reprend à son compte. Elle peut tout à la fois dénoncer la mondialisation avec des envolées dignes d’Arnaud Montebourg ; critiquer l’Europe à la manière de Nicolas Dupont-Aignan ; fustiger les multinationales avec un ton inspiré de Jean-Luc Mélenchon ; foudroyer les actionnaires avec les accents de Pierre Laurent ; dénoncer le communautarisme avec la rhétorique de Jean-Pierre Chevènement ; donner des leçons de laïcité en se réclamant d’Élisabeth Badinter ; tonner contre l’insécurité à l’instar de tous les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé à ce poste sans parvenir le moins du monde à enrayer la délinquance.

[…] En effet, le discours du FN marche d’autant mieux qu’il s’appuie sur le bilan catastrophique des partis qui se relaient au pouvoir depuis une trentaine d’années et qui mènent des politiques où la quête de la différence nécessite le recours au microscope. Si la dénonciation de l’« UMPS » trouve des oreilles attentives, c’est que la gestion Hollande ressemble à la gestion Sarkozy, laquelle était déjà inspirée de celle de Chirac, qui rappelait étrangement la période Mitterrand d’après 1983. Mine de rien, la chose dure depuis plus d’un quart de siècle et se résume à un constat simple : la France courbe l’échine et le peuple est à genoux.”

>>> Sur l’entreprise

“Si le peuple est réduit à la plus simple expression dans l’espace politique, il est carrément marginalisé dans le monde de l’entreprise. Désormais, le travail est un boulet. D’ailleurs, dans la novlangue qui tient lieu de prêt-à-penser, la « valeur travail » a disparu. Elle a été balayée par le vocabulaire managérial importé des pays anglo-saxons et mis à la mode après un passage rapide mais efficace dans les instituts patronaux. Ce vocabulaire a envahi toutes les sphères du pouvoir, où l’on ne parle plus d’art de gouverner, mais de « gouvernance », comme si l’on pouvait diriger un pays comme on dirige une multinationale ayant son siège social dans le Far West.

La « valeur travail » avait été mise à rude épreuve et déjà détournée de son sens sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Par un de ces contre-pieds propres à la vie politique, il a fallu la victoire de la social-démocratie pour faire du travail un « coût » à réduire au maximum (ou au minimum, comme on voudra) afin d’augmenter la « compétitivité » de l’entreprise, une structure qui aurait la capacité magique de créer de la richesse sans intervention de la force de travail.

Droit dans ses bottes, François Hollande a expliqué que son objectif principal était « d’alléger le coût du travail des entreprises, car s’il n’y a pas cette baisse, il n’y aura pas le redressement de la compétitivité française ». Ce jour-là, en une heure d’entretien, le président ne parla pas une seule fois de l’exorbitant coût du capital, à croire que ce dernier se régénère par l’opération du Saint-Esprit de la finance. Une histoire fantasmée de l’entreprise Pourtant, il n’est nul besoin d’être féru de marxisme pour savoir que l’unique source de création de richesse est le travail, manuel ou intellectuel. Sans intervention humaine, l’entreprise n’est rien. On s’en aperçoit par l’absurde avec les grèves – que l’on appelle pudiquement « arrêts de travail ». Dans ce cas, tout s’arrête, à commencer par la « création de valeur », aujourd’hui synonyme de la bonne volonté des « investisseurs » et des actionnaires. Et l’on n’hésite pas à chiffrer le« coût de la grève ». Mais s’il y a un coût du non-travail, c’est bien la preuve par l’absurde que le travail lui-même n’en est pas un, car il est producteur de richesses.

LES SALARIÉS, DE L’OUVRIER À L’INGÉNIEUR, N’EXISTENT PLUS

L’entreprise, si sophistiquée soit-elle, grande ou petite, multinationale ou pas, n’est qu’un espace vide incapable de générer la moindre valeur supplémentaire sans l’esprit et la main de ceux qui forment le collectif de travail. Si l’élément salarié fait défaut, l’entreprise est une coquille vide, un bureau sans mobilier, une voiture sans moteur, un avion sans carburant, une équipe de foot sans joueurs, un orchestre sans musiciens. Or la version qui a droit de cité dans les livres d’école nous raconte une autre histoire, féérique. Les entreprises se réduiraient à des actionnaires ayant la bonté d’y placer leurs économies afin de participer à l’effort national – et demandant en retour une modeste gratification – et à des PDG propres sur eux, formés dans des écoles prestigieuses, à l’esprit affûté, des guerriers modernes, risquophiles, cultivés, décidés à affronter les défis de la mondialisation en échange d’un salaire certes conséquent mais sans rapport avec leurs immenses mérites.

Les salariés, de l’ouvrier à l’ingénieur, n’existent plus, sauf pour poser des problèmes revendicatifs insurmontables. Ils sont corporatistes, bornés, archaïques, ringards, en décalage total avec les exigences du monde moderne – surtout s’ils ont l’idée saugrenue de se regrouper dans des syndicats afin de défendre des droits, alors qu’il est si simple de s’entendre entre bons amis.

En somme, l’entreprise idéale serait celle où il n’y aurait que des actionnaires et des directions, avec des robots pour effectuer les tâches requises dans l’équivalent d’un Metropolis industriel. C’est ce que Serge Tchuruk, alors président d’un des fleurons français des télécoms, Alcatel, a appelé l’« entreprise sans usines ». Il a réalisé en partie son rêve en 2006 en bradant Alcatel à l’américain Lucent, ce qui s’est révélé un fiasco pour l’industrie nationale et pour l’emploi (la moitié des postes ont disparu). En revanche, le PDG a eu droit au passage à un parachute doré de 6 millions d’euros en remerciement des sévices rendus. Progrès ou pas, révolution technologique ou pas, l’entreprise sans usines relève du fantasme. Les travailleurs, quelles que soient les appellations exotiques dont on les affuble, sont la clé de voûte du processus de production. Sauf qu’ils n’y sont pas à leur place. On pourrait reprendre à l’égard du salariat la célèbre formule de l’abbé Sieyès à propos du Tiers-État pendant la Révolution française : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »

DES MÉDIAS BISOUNOURS CHEZ LES OLIGARQUES DU CAC 40

Or les médias nous servent une version quotidienne inspirée des Bisounours chez nos amis les oligarques du CAC 40, ces gentils dirigeants tellement incompris, alors qu’ils veulent faire le bonheur de leurs employés, tout comme Xi Jinping dit vouloir faire celui des habitants de la Chine éternelle. On mélange petites et grandes entreprises, PME et casinos du business, jeunes entrepreneurs en mal de financement et accros des paradis fiscaux, pour défendre le seul point de vue des géants qui font la pluie et le beau temps. On nous assure que la tendance est aux petites structures, que le temps des conglomérats est révolu, alors que le grand patronat règne en seigneur et maître, secondé par ses serviteurs attitrés. Les oligarques tiennent les rênes du Medef, pourtant bien peu représentatif du patronat réel. Ils disposent également d’une structure moins connue, mais dotée d’un pouvoir de nuisance redoutable, qui regroupe le gratin du gratin : l’AFEP (Association française des entreprises privées). Créée en 1982 en riposte à la vague de nationalisations, cette organisation est dirigée par Pierre Pringuet, directeur général de Pernod-Ricard, qui a succédé à Jean- Martin Folz (ex-PDG de PSA) et à Maurice Lévy (Publicis). On est dans la catégorie poids lourds.

Ce n’est pas tout. Les oligarques tiennent également les banques et les circuits financiers. Ils ont leurs lobbyistes à Bruxelles, là où tout se joue, là où est le vrai pouvoir. Ils organisent les réseaux d’influence, y compris parmi les journalistes. Ils animent les clubs de réflexion où le débat d’idées tourne à sens unique – celui de la pensée du même acabit. Ils ont leur rond de serviette à Davos, ce rendez-vous annuel où les chefs d’État sont flattés d’être reçus par les grands de ce monde, illustrant ainsi la confusion ambiante sur les véritables maîtres de la planète. Ils ont table ouverte aux dîners du Siècle, ce club très select dirigé par Nicole Notat, ex-secrétaire générale de la CFDT, où se croisent hommes d’affaires et journalistes bien en cour, banquiers et politiques, barons des finances et petits marquis de l’intelligentsia. Ils organisent des universités d’été où l’on vient prendre de bons conseils. Ils fournissent les armadas d’experts qui portent la bonne parole sur les plateaux télévisés ou dans de multiples colloques. Ils entretiennent des relations particulières avec les syndicats amis, susceptibles d’accepter des compromis au rabais, quitte à mettre en scène des pseudo-crises pour ne pas leur faire perdre la face.

[…] Charles Péguy proposait de « faire entrer la République dans les entreprises ». Pour l’heure, c’est l’oligarchie qui est entrée dans la République. Au nom de la « concurrence », devenue l’invariant de la pensée obligatoire, le périmètre des entreprises publiques – où les salariés ont des droits limités, mais réels – s’est réduit à sa plus simple expression. Du coup, l’État stratège est privé de moyens d’action réels, et les salariés ont perdu des points d’appui précieux. La dernière grande vague de nationalisations date de 1981, avec la victoire de François Mitterrand à la présidentielle et l’arrivée de la gauche au gouvernement. L’expérience fut menée dans de telles conditions, et sous de telles pressions, qu’elle déboucha sur un échec. Les années suivantes furent celles du retour au privé et de la reprise en main progressive par les oligarques. On entérina le fait que les monopoles publics étaient par principe des vestiges d’une époque révolue, mais que leurs homologues privés constituaient le nec plus ultra de la modernité. Résultat : la France se retrouve avec un appareil économique et financier contrôlé par des intouchables, un aréopage de drogués de la mondialisation qui refusent tout partage de leurs pouvoirs et toute remise en cause de leurs privilèges, telle l’aristocratie de l’Ancien Régime.

Il ne se passe pas un jour sans qu’on lise, graphiques à l’appui, que les salaires constituent un poids insoutenable, qu’il faut consentir des « efforts », que le pays ne doit pas vivre au-dessus de ses moyens, que les fonctionnaires sont des privilégiés, que le smic est un handicap, et le RSA un encouragement à l’« assistanat »… Dans ces conditions, on pourrait s’attendre à ce que les puissants, ceux d’en haut, offrent une partie de leurs émoluments princiers à la cause nationale, ne serait-ce que pour donner le bon exemple. Dans un pays où l’on prêche l’héritage chrétien, pourquoi ne pas entendre les exhortations du pape François au partage ?

BONUS, HAUTS SALAIRES ET STOCK-OPTIONS NE SERAIENT PAS RESPONSABLES DE LA CRISE !

Il n’en est rien. Toute évocation d’une loi visant à « encadrer » les salaires des patrons du privé déclenche une bronca chez les intéressés, ainsi que chez ceux pour qui toute référence à la justice est un appel à la subversion. Pourtant, chacun sait que seuls les très gros seraient concernés, puisque les petits patrons, la plupart du temps, ont un salaire proche de celui d’un cadre supérieur. Mais, faute de pression politique, le Medef s’est contenté de mettre en place un « code de déontologie » destiné à permettre une forme d’« autorégulation » (sic). Autant demander à un drogué de gérer sa propre consommation.

À en croire les bonnes âmes, bonus, hauts salaires et stock-options ne seraient pas responsables de la crise. Tiens donc. Et le « coût du travail » prétendument exorbitant, il y est pour quelque chose ? Comment expliquer que des ouvriers payés 1 200 euros par mois mettent l’économie en péril, alors que les patrons du CAC 40 sont rétribués en moyenne 350 000 euros par mois, soit 290 fois le smic ? Est-il normal que l’écart entre les salaires les plus bas et les salaires les plus hauts, qui était de 1 à 30 dans les années 1980, soit passé de 1 à 400 ? Est-il justifié que les actionnaires prélèvent une véritable dîme sur les entreprises ? Que sont les banquiers fautifs devenus ? Est-il logique que les PDG de banques qui ont été sauvées par les fonds publics gagnent des sommes qui sont un défi au bon sens ?

[…] La justification de cette échelle de salaires hors norme tient de la morgue de classe du seigneur vis-à-vis du serf. Dans les entreprises publiques, où l’écart est de 1 à 20, nul n’a assisté à un exil en masse des cadres ni à une pénurie subite d’aspirants PDG. Personne n’a noté une crise des vocations ni une inefficacité soudaine des directions. Pourquoi ne pas s’en inspirer dans le secteur privé ? Si l’on ne veut pas en passer par la toise salariale, l’arme fiscale peut régler le problème, comme l’avait compris Roosevelt en son temps, de l’autre côté de l’Atlantique, sans pour autant instaurer le pouvoir des soviets. Il est tout de même étonnant de signifier aux citoyens ordinaires qu’ils ont des droits et des devoirs, tout en considérant que d’autres, moins ordinaires, ont peu de devoirs et beaucoup de droits.

« La France a la passion de l’égalité », disait Tocqueville. C’est aussi un pays où l’oligarchie a la passion des injustices. Sinon, on ne comprendrait pas comment des PDG payés comme des nababs peuvent relayer sans état d’âme les attaques contre le smic, allant jusqu’à prôner un smic au rabais pour les jeunes. L’idée a été avancée par Pierre Gattaz, le patron du Medef, ce qui ne surprendra personne. Elle a été évoquée sous d’autres formes par Pascal Lamy, socialiste et libre-échangiste convaincu, grand défenseur de la mondialisation sans rivage, ancien membre de la Commission européenne, ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle est également prônée par Henri de Castries, PDG d’AXA, qui sait de quoi il parle, puisqu’il gagne environ 370 fois le smic. À propos du principe républicain selon lequel tous les hommes naissent libres et égaux en droits, Pierre Desproges disait : « Qu’on me pardonne, mais c’est une phrase que j’ai beaucoup de mal à dire sans rire. » Henri de Castries, lui, ne rit pas. Il considère sans doute que les smicards ne sont pas des êtres humains comme les autres.

DANS LES JOURNAUX, LES RUBRIQUES CONSACRÉES AUX QUESTIONS SOCIALES ONT DISPARU

Mais qui se soucie des gens de peu, comme on disait naguère ? La presse a pris acte de leur disparition des radars. Quand on suspecte un rapt d’enfant, l’opération « Alerte enlèvement » s’affiche sur tous les écrans de télévision. Mais quand le monde salarial disparaît des radars de l’info, personne ne s’émeut. Dans les journaux, à part dans L’Humanité, les rubriques consacrées aux questions sociales ont quasiment disparu. On trouve des rubriques sur l’économie, l’emploi, l’argent (évidemment), la Bourse, mais pas sur l’univers du travail, comme s’il n’y avait rien à en dire. Chaque quotidien, ou presque, a son supplément économique, dont le contenu est peu ou prou interchangeable tant on y retrouve le discours consensuel formaté. Mais, sur le social, pratiquement rien. Pourtant, dans les rédactions, on trouve encore d’anciens gauchistes ayant participé à la révolte de mai-juin 1968. Certains d’entre eux, à l’époque, n’avaient pas hésité à passer de l’autre côté et à s’engager en usine, fût-ce pour une expérience sans lendemain.

Aujourd’hui, il faut accepter que l’entreprise soit un bunker inaccessible, à moins de montrer patte blanche à un service de communication qui transformera chaque demande de visite en voyage touristique à l’intérieur d’un monde enchanté. Rencontrer des ouvriers sur leur lieu de travail est devenu aussi difficile que visiter un lieu de commandement de l’armée de terre.

[…] Parfois, cependant, [un travailleur] apparaît à l’écran lors d’un débat avec une personnalité politique. C’est alors la surprise, le clash de deux mondes, le choc de deux civilisations, la rencontre de deux univers qui s’ignorent. Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Jean- François Copé, François Hollande ont vécu cette curieuse expérience in vivo qui met à mal le notable avec sa langue de bois, ce discours convenu qui passe très bien avec les journalistes (c’est le même monde), mais ne fonctionne plus du tout lorsqu’il se heurte à un être réel, si l’on ose dire. C’est un peu le syndrome de François Hollande en visite à Carmaux pour rendre hommage à Jean Jaurès. Le 23 avril 2014, dans une ville qui a voté pour lui à 72 % lors de la présidentielle de mai 2012, il est apostrophé par une femme en colère. Terrible choc, que l’on avait déjà connu avec Lionel Jospin, alors Premier ministre, face aux ouvriers de Lu qui manifestaient contre la fermeture de leur entreprise.

À la télévision, dans ces émissions où d’ordinaire le ronron est de rigueur, le contraste est encore plus saisissant. Il suffit que la voix d’un non-professionnel de la politique ou du monde médiatique vienne troubler le jeu pour que s’écroule aussitôt le bel ordonnancement prévu à l’origine, comme si un intrus était monté sur la scène pendant une représentation de théâtre. À cette différence près que la vie politique, a priori, ne relève pas du spectacle.”

Source : Marianne, le 17 Janvier 2015.


Jack Dion : « Nul ne proteste contre l’expulsion méthodique des couches populaires »

Directeur adjoint de la rédaction de l’hebdomadaire « Marianne », Jack Dion vient de sortir son quatrième ouvrage : « Le mépris du peuple – Comment l’oligarchie a pris la société en otage » (éditions Les liens qui libèrent). Un pamphlet qui énumère les trahisons des élites françaises – de droite comme de gauche – depuis une trentaine d’années.

Le Comptoir : En français, le mot « peuple » reste ambigu et peut, tour à tour, prendre un sens sociologique (la « plebs » romaine ou les classes populaires), politique (le « demos » grec ou l’ensemble des citoyens) ou culturel (l’« ethnos » grec ou le peuple identitaire). Cette ambiguïté n’expliquerait-elle pas la méfiance à l’égard de ce mot et des connotations identitaires qu’il peut emmener ?

DION Jack

Jack Dion : Quel que soit le sens (les trois se mélangent, d’ailleurs), le fait est que le mot « peuple » fait peur aux élites, toutes tendances confondues. La preuve en est que le peuple, au sens large du terme, a disparu de toutes les sphères de pouvoir, qu’il s’agisse des instances politiques, du monde du travail ou des médias. Dans ces différentes structures, il est soit ignoré, soit méprisé, voire les deux à la fois. Comme je le rappelais dans mon livre, à deux exceptions près, les députés issus du monde ouvrier ont disparu de l’Assemblée nationale. Au pays de la Commune de Paris, c’est un sacré retournement de situation. Le plus étonnant, c’est que cette forme d’éradication de classe s’opère dans une totale indifférence. On nous abreuve de débats sur les vertus de la « mixité », mais nul ne s’émeut de la disparition de la mixité sociale alors que cette dernière, si elle était mise en œuvre, ouvrirait la porte à toutes les autres. Mais c’est une question taboue. Nul n’en parle. Nul ne proteste contre l’expulsion méthodique des couches populaires. Désormais, quand on les évoque, on les associe d’office au Front national, sans se demander pourquoi et comment il y a plus d’ouvriers qui votent FN plutôt que PS. On les caricature, on les insulte, on les traite de racistes ou de xénophobes, comme si le peuple, dès lors qu’il échappait à l’emprise idéologique des élites, avait vocation inéluctable à tomber dans les bras de Marine Le Pen.

La perte du peuple par la gauche est aujourd’hui analysée depuis de très longues années par de nombreux intellectuels comme Jean-Claude Michéa, Jacques JulliardLaurent BouvetChristophe Guilluy, ou encore votre collègue Éric Conan. Depuis quelques mois, Jean-Luc Mélenchon tente également un « retour au peuple ». La gauche est-elle encore en mesure de mobiliser les classes populaires ?

Je l’espère, car dans l’hypothèse inverse, le pire est à venir. Mais il y a du pain sur la planche. En effet, la coupure est profonde. Elle tend même à devenir une plaie béante. Plusieurs éléments doivent être pris en compte. Il y a d’abord (c’est dans le désordre) l’échec du communisme, qui a fait perdre au Parti communiste français son rôle de force de protestation, aujourd’hui récupéré par le FN, avec une note de xénophobie et de rejet des autres, pour le moins inquiétante. Quoi qu’on ait pu penser de l’utopie communiste, la marginalisation du PCF explique bien des dérives contemporaines. Il y a ensuite le virage du PS dans le domaine économique et social, qui l’a conduit à mener une politique guère différente de celle de la droite. Résultat : la droite décomplexée cohabite avec une gauche complexée. Il y a enfin les coupables hésitations de la gauche, toutes tendances confondues, à aborder sans tergiverser certaines questions sociétales longtemps ignorées ou abordées de façon caricaturale, comme l’immigration, la sécurité, la laïcité, la nation. De ce point de vue, la réaction populaire après l’attaque de Charlie Hebdo et l’attentat antisémite de la Porte de Vincennes prouve que le peuple est en attente d’initiatives courageuses sur tous ces sujets, dans un esprit de fraternité républicaine et de courage politique. Mais c’est une question qu’il faut prendre à bras le corps, de toute urgence.

En écrivant que « le problème en France, c’est sa caste politico-économique (…) une aristocratie interchangeable qui a pour les gens ordinaires le respect du maître pour son majordome », ne tombez-vous pas dans ce que Pierre-André Taguieff nomme l’« illusion populiste », c’est-à-dire la « croyance naïve que le peuple est fondamentalement bon » ?

Jack_Dion

Non, le peuple n’est pas fondamentalement bon, mais il n’est pas davantage fondamentalement mauvais, ou con, pour parler comme les gens de Charlie Hebdo. Un pays qui n’est pas à l’écoute de son peuple est un pays qui se meurt et qui illustre la fameuse formule de Bertold Brecht, évoquant avec humour la nécessité de changer de peuple au cas où il serait trop rétif. Quand il y a une telle fracture entre la France d’en haut et celle d’en bas, entre les élites et les milieux populaires, le ver est dans le fruit. Or, c’est bien ce qui se passe dans la France d’aujourd’hui. Les élites ont les mêmes origines, fréquentent les mêmes lieux, assistent aux mêmes spectacles, fréquentent les mêmes cercles, et surtout pensent à peu près la même chose sur tout, puisque seuls les sujets sociétaux font débat, désormais. C’est ça, la démocratie ? C’est ça, la République ? Dans quel régime vit-on quand on bafoue la volonté majoritaire du peuple évoquée par référendum comme cela s’est produit à propos du Traité constitutionnel européen de 2005, sorti par les urnes et revenu par la voie parlementaire ? C’est Poutine, le modèle ? Alors, il faut le dire et l’assumer, plutôt que d’en faire l’ennemi public numéro 1.

« Je ne mettrai jamais sur le même plan ceux qui décident et ceux qui subissent, les exploiteurs et les exploités, les patrons du CAC 40 et leurs salariés, les tortionnaires et les torturés, les maîtres de maison et les serviteurs. »

George Orwell écrivait : « un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime, il est complice. » Le peuple ne serait pas en quelque sorte complice de la trahison constante des élites depuis trente ans ?

C’est une vision un peu mécanique. Je ne mettrai jamais sur le même plan ceux qui décident et ceux qui subissent, les exploiteurs et les exploités, les patrons du CAC 40 et leurs salariés, les tortionnaires et les torturés, les maîtres de maison et les serviteurs. Sans tomber dans la victimisation, je considère que tout le monde n’est pas sur le même plan. Comme disaitElsa Triolet, « les barricades n’ont que deux côtés », et l’on ne choisit pas toujours son côté.

La difficulté de mobiliser l’électorat populaire ne vient-elle pas du fait que celui-ci soit fragmenté comme jamais, notamment à cause de questions identitaires ? Et dans ces conditions, la classe politique ne s’est-elle pas adaptée à cette complexité ?

L’électorat populaire est en effet fragmenté, mais pas seulement à propos des questions identitaires, lesquelles il faut affronter, aussi complexes soient-elles. On peut débattre de la nation sans verser dans le nationalisme, de l’immigration sans tomber dans la diabolisation de l’étranger, de l’islam sans considérer les musulmans comme des ennemis de l’intérieur, ou de la place des femmes sans faire du port du foulard un signe extérieur d’émancipation féminine. Mais le pire serait de laisser ces questions derrière le rideau sous prétexte de ne pas faire le jeu du FN. Au contraire, c’est en les ignorant que le FN en profite pour apporter ses propres réponses, aussi dangereuses soient-elles. Mais il y a aussi des fragmentations sociales entre les salariés ayant un emploi et ceux qui n’en ont pas, des fragmentations géographiques, ou des fragmentations culturelles. Toutes minent le tissu social à des degrés divers.

« Mais l’important est moins de diaboliser le FN (en la matière, l’échec est patent) que de s’emparer des questions qui taraudent les milieux populaires pour leur apporter des réponses révolutionnaires et émancipatrices. »

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Selon vous, le Front national n’est pas national-populisme, comme l’avanceraient Pierre-André Taguieff et, à sa suite, de nombreux commentateurs. Pourtant, dans son discours le FN semble bel et bien souhaiter être le porte-voix du « peuple français », même si c’est sur une base ethnico-identitaire. N’existerait-il pas un populisme de droite et d’extrême-droite ?

Je récuse la formule de « national-populisme » car elle est le pendant du « national-socialisme ». C’est un vieux truc consistant à fasciser le FN afin de pousser au vote utile en faveur du PS et qui se retourne contre ses inventeurs avec l’installation durable du FN dans le paysage politique, à un haut niveau d’influence. Certes, il existe bien un courant d’extrême droite fonctionnant sur une base ethnico-identitaire. Certes, on peut lui accoler l’étiquette de « populisme », vu que Marine Le Pen fait le grand écart permanent en reprenant à son compte toutes les formes de protestation sans s’inquiéter de la moindre cohérence dans son propos. Mais l’important est moins de diaboliser le FN (en la matière, l’échec est patent) que de s’emparer des questions qui taraudent les milieux populaires pour leur apporter des réponses révolutionnaires et émancipatrices.

Plaidoyer pour un retour au peuple

Alors que tous les analystes se focalisent sur la méfiance du peuple à l’égard de nos élites, Jack Dion renverse l’accusation. Dans son ouvrage, le journaliste de Marianne se propose d’analyser trente ans de mépris des élites françaises vis-à-vis des classes populaires. Or, comme l’expliquait Victor Hugo : « Ne pas croire au peuple, c’est être un athée en politique. » Du pouvoir exorbitant du président au sein de la Ve République – qui poussait François Mitterrand à qualifier ce régime de « coup d’État permanent » – à la construction technocratique européenne, en passant par le néolibéralisme ou la faible représentativité politique des ouvriers et des employés, l’auteur analyse comment ce mépris du peuple se manifeste aujourd’hui. Afin d’enrayer la montée du Front national, Jack Dion exhorte la gauche à redevenir populaire et à se saisir de questions comme la souveraineté, la nation, ou la laïcité, qu’elle a abandonnées à tort, en y apportant des réponses réellement révolutionnaires. Un livre salutaire dans le marasme politique que la gauche devrait lire.

Source : Kevin l’Impertinent, pour Le Comptoir, le 26 Janvier 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/jack-dion-loligarchie-et-le-mepris-du-peuple/


Netzpolitik, une histoire de presse et de trahison en Allemagne

Monday 10 August 2015 at 02:21

Netzpolitik, le scandale allemand qui va bientôt arriver en France

Une enquête pour trahison a visé deux blogueurs qui avaient révélé les projets de surveillance massive d’un service de renseignement fédéral.

Des Allemands ont exprimé leur soutien au site Netzpolitik lors de manifestations.

Des Allemands ont exprimé leur soutien au site Netzpolitik lors de manifestations.©Stefan Boness/Ipon/SIPA

On croyait l’Allemagne plus robuste que les autres démocraties, face au grignotage des libertés fondamentales à la faveur de la lutte antiterroriste. Il n’en est rien. Le ministre fédéral de la justice, Heiko Maas, a forcé mardi le procureur général Harald Range à partir en retraite anticipée, une manoeuvre destinée à livrer un bouc émissaire à l’opinion publique scandalisée par l’affaire Netzpolitik.

Deux responsables du site spécialisé sur les libertés numériques Netzpolitik.org et leur source inconnue, ont fait l’objet d’une enquête pour trahison de secrets d’État après une plainte contre X du patron du service de renseignement intérieur, l’Office de protection de la constitution (BfV). En cause, la publication par le blog de deux documents internes expliquant des projets allemands de surveillance d’Internet dans le but d’illustrer la dérive possible de la République fédérale vers la surveillance généralisée des citoyens. “C’est une intimidation inacceptable”, a dénoncé Reporters sans frontières. “Il est scandaleux de vouloir ainsi réduire au silence des journalistes qui ont, par le passé, dénoncé des abus des services secrets”, a préciséle bureau allemand de RSF, qui a publié les documents litigieux sur son propre site, par solidarité.

Tout devient un secret d’État

Le fondateur de Netzpolitik.org, Markus Beckedahl, et le journaliste André Meister ont eux-mêmes révélé sur le blog l’existence de l’enquête les visant pour soupçon de trahison, déclenchant un tollé outre-Rhin. Rentré de vacances en urgence pour gérer le scandale, le ministre de la Justice Heiko Maas s’est désolidarisé du procureur général Harald Range, tout comme le reste de la classe politique, Angela Merkel comprise. Une manoeuvre un peu facile dans la mesure où ce sont bien les lois rédigées par l’exécutif et votées par le législatif qui ont permis au service de renseignement de déclencher l’enquête judiciaire. “Ce sont les règles du métier”, regrettait d’ailleurs mardi le Frankfurter Allgemeine Zeitung: “À chaque scandale, il faut trouver quelqu’un qui en assume la responsabilité politique.”

Rejeter la faute sur Harald Range est d’autant plus malhonnête que, contrairement à son homologue français, le procureur général allemand ne peut invoquer le principe d’opportunité des poursuites pour, éventuellement, ne pas donner suite. Il n’avait donc pas une grande marge de manoeuvre lorsque le patron du BfV a exigé une enquête en se fondant sur les textes législatifs protégeant le secret d’État, et c’est logiquement qu’il a demandé à des experts indépendants de juger si les documents relevaient bien du secret d’État (la polémique a éclaté avant qu’ils ne rendent leur avis).

“Les libertés de la presse et d’expression (…) ne sont pas illimitées, y compris sur Internet. Elles n’exonèrent pas les journalistes du devoir de respecter la loi”, s’est-il défendu devant la presse après son éviction. L’affaire repose donc entièrement sur le pouvoir donné par la loi aux organes chargés de protéger le secret d’État, et sur l’interprétation de plus en plus large de cette notion.

Le problème va se poser en France

S’il est indispensable de protéger certains secrets, il est tout aussi vital de préserver des garde-fous pour détecter les abus : les contre-pouvoirs sont les piliers de la démocratie. Alors, les projets de surveillance de la population allemande par un service de renseignement fédéral relèvent-ils du secret d’État ? Doivent-ils être cachés aux citoyens, alors qu’ils n’ont pas été consultés sur le sujet ? Rien n’est moins sûr.

L’Allemagne fait face à un dilemme qui touche ou va toucher toutes les démocraties dans l’ère post-Snowden, où les secrets fuitent de plus en plus facilement : faut-il sacrifier la liberté d’expression pour consolider les lois sécuritaires ? “Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux”, répondait Benjamin Franklin…

En France, avec des textes comme la loi de programmation militaire et la loi sur le renseignement, ce n’est qu’une question de temps avant que le problème ne se pose. D’autant que, contrairement aux Allemands qui sont très sensibles sur le sujet, traumatismes historiques obligent, les Français se désintéressent très largement d’une dérive potentielle de leur système démocratique. En atteste l’indifférence générale dans laquelle la loi sur le renseignement a été adoptée en juin dernier, alors qu’elle donne quasiment carte blanche aux espions pour surveiller les Français, sans intervention de la justice. Chez nous, des journalistes pourraient donc devoir faire face à une telle situation sans le soutien populaire…

Source : Guerric Poncet, pour Le Point, le 5 Août 2015.


Une enquête pour trahison secoue les médias et la justice allemandes

Le fondateur blog allemand Netzpolitik.org, Markus Beckedahl (gauche), l'un journalistes, Andre Meister (droite).

Le fondateur du blog allemand Netzpolitik.org, Markus Beckedahl (gauche), et l’un des journalistes, Andre Meister (droite). - AFP

Une enquête préliminaire pour “haute trahison” visant des journalistes allemands provoque la polémique outre-Rhin. L’affaire a coûté son poste au procureur général allemand.

L’enquête a beau être suspendue, le tollé engendré continue lui de faire des vagues. Le blog allemand Netzpolitik.org est au cœur d’une polémique qui a coûté mardi son poste à un sommité de la justice fédérale, le procureur général allemand, Harald Range. Pour comprendre l’affaire, il faut remonter au jeudi 30 août. Netzpolitik, blog spécialisé dans la défense des droits numériques — récompensé par le passé pour la qualité de son travail d’investigation –, révèle que deux de ses journalistes sont visés par une enquête préliminaire pour ‘”haute trahison”, diligentée par Harald Range.

Jamais, depuis plus de 50 ans, un journaliste allemand n’avait été soupçonné d’un tel motif. En cause : la publication, en début d’année, de documents de l’Office fédéral de protection de la constitution, les services de renseignements allemands, portant sur la surveillance d’Internet.

La révélation de cette enquête par le fondateur du site, Markus Beckedahl, a aussitôt suscité un tollé en Allemagne. L’Association des journalistes allemands a dénoncé une “tentative inadmissible de réduire au silence deux collègues critiques” et a appelé le procureur fédéral à classer l’enquête. L’opposition a aussi dénoncé une “disgrâce constitutionnelle” par la voix de la député des Verts Renate Künast, présidente de la commission des affaires judiciaires du Bundestag. “S’il n’y avait pas de journalisme d’investigation, nous ne saurions rien”, a-t-elle fulminé.

D’un an d’emprisonnement à la perpétuité

Dès le lendemain, le procureur Harald Range, a annoncé la suspension des investigations. Une suspension qui n’est pas synonyme d’un abandon des poursuites. Et pour ce motif, les journalistes encourent d’un an d’emprisonnement à la perpétuité. Plusieurs journaux européens, dont “Libération” en France, ont signé une lettre ouverte pour demander l’arrêt immédiat des poursuites, dénonçant “une attaque contre la liberté de la presse”.

En début de semaine, mardi 4 août, nouveau rebondissement avec l’annonce de la démission du procureur Harald Range. Ce dernier s’en est publiquement pris à son ministère de tutelle, dénonçant son ingérence et y voyant à son tour une “attaque intolérable contre l’indépendance de la justice”. “Influencer une enquête parce que son résultat peut ne pas être politiquement opportun est une attaque intolérable contre l’indépendance de la justice”, a tempêté le procureur mardi.

Ce départ précipité a rapidement fait couler beaucoup d’encre. De nombreux médias et politiques ont souligné la réaction tardive du ministre de la Justice, Heiko Maas, face à une enquête initiée en mai et qu’il n’a manifestement pas tenté d’empêcher, au moins au début. “Il faut savoir quand le ministre a été mis au courant pour la première fois de cette enquête”, a demandé Hans-Pete Uhl, un responsable du parti CSU.

Berlin “enfoncé jusqu’au cou dans le bourbier de la NSA”

La menace de cette enquête continue en tout cas de provoquer l’inquiétude de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Dans un courrier adressé au ministre des Affaires étrangères, la représentante de l’OSCE pour la liberté de la presse, Dunja Mijatovic, a appelé les autorités allemandes à s’assurer du respect de “la liberté d’information et de la liberté des médias” et a dit “espérer” que l’enquête visant Netzpolitik était définitivement close.

Il faut dire que l’imbroglio judiciaire intervient alors que le pays s’interroge sur le degré de collaboration entre les services secrets allemands et l’agence de renseignement américaine NSA. Pour le fondateur de Netzpolitik, Berlin est clairement “enfoncé jusqu’au cou dans le bourbier de la NSA et compagnie”.

Harald Range sait combien les écoutes de la NSA ont une importance particulière en Allemagne. C’est précisément lui qui a récemment renoncé, contre toute attente, aux poursuites dans l’affaire de l’espionnage présumé d’un téléphone de la chancelière allemande Angela Merkel par l’agence américaine.

Source : Daisy Lorenzi, pour Les Echos, le 5 Août 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/netzpolitik-une-histoire-de-presse-et-de-trahison-en-allemagne/


Quand l’amour des montres perd les dignitaires russes

Monday 10 August 2015 at 00:15

Parce que ce n’est pas parce que c’est l’été que la propagande part en congés…

Bien entendu, la ficelle est toujours la même : mettre en exergue en permanence le même sujet.

Peu importe que ce soit vrai (il y a une base de vrai généralement) ou faux, la question est : mais pourquoi diable nous parlez vous de ça ? en quoi est-ce digne d’intérêt pour le public français ? Quelle est la règle de sélection que vous appliquez, qui fait que vous nous parlez de ça, et pas des montres des conseillers d’Obama, du président chinois ou du roi d’Arabie ? (dont on se fout tout autant)

Dmitri Psekov, le 25 décembre 2013 au Kremlin de Moscou.

Le porte-parole de Vladimir Poutine a des problèmes de montres. Dmitri Peskov est au cœur d’une polémique après la publication de photos de son mariage, le 1er août, avec la championne olympique de patinage, Tatiana Navka, dans la station balnéaire de Sotchi. Il y apparaît portant une montre luxueuse qui a attiré l’attention des milieux d’opposition russes.

Le porte-parole du président russe arborait une rareté suisse, une Richard Mille RM 52-01, produite à 30 exemplaires, d’une valeur d’environ 565 000 euros. L’opposant et militant anticorruption Alexei Navalny, après avoir identifié la montre dans un article intitulé « La montre du jeune marié vaut plus que votre appartement », a rapidement dénoncé « l’enrichissement illégal » de M. Peskov. Fonctionnaire depuis 1989, il n’aurait pas pu s’offrir une telle montre avec un salaire annuel de 132 000 euros. M. Peskov a réfuté toute accusation de corruption en soutenant que l’objet était un cadeau de sa femme. Mais Dmitri Peskov, qui avait récemment énergiquement réaffirmé la volonté de l’Etat russe de poursuivre la lutte contre la corruption, se retrouve au milieu d’un nouveau scandale.

Le goût des Russes pour les montres de luxe a déjà défrayé la chronique. En 2009, le président Poutine avait donné deux montres, des Blancpain Acqualung d’une valeur de 9 600 euros chacune, à des inconnus, attirant ainsi l’attention de la presse sur son impressionnante collection, riche de bracelets Patek Philippe ou Breguet Marine. Une vidéo réalisée par une organisation anticorruption russe recense une partie de cette collection et la compare avec le salaire de M. Poutine, qui ne pourrait pas lui permettre d’acheter ces montres.

Certains préfèrent cacher leurs montres

D’autres haut dignitaires Russes ont préféré cacher leurs montres. En 2012, la republication d’une photo datant de 2009 du patriarche Kirill par le journal Ria Novosti a porté un coup à la réputation du premier dignitaire de l’Eglise orthodoxe. La photo originale avait été retouchée afin de faire disparaître une montre Bréguet d’environ 20 000 euros du poignet du patriarche. Mais on pouvait toujours apercevoir l’objet dans le reflet de la table. Cette photo, preuve du décalage entre les valeurs promues par l’Eglise et le train de vie du haut clergé, suscita une vague d’indignation… et de moqueries.

Cette histoire rappelle un cas d’école de la propagande russe : une photographie de mai 1945 montrant deux soldats soviétiques sur le toit du Reichstag, symbole parfait de la victoire sur les Allemands. Or, depuis la publication de cette photo, on s’est aperçu que le photographe, Evgueni Khaldei, avait retouché sa photo, car l’un des soldats portait une montre à chaque poignet. C’était une montre de trop, qui pouvait laisser entretenir des soupçons de pillage et ternir l’image des vainqueurs.

Source : Barbara Wojazer, pour Le Monde, le 6 Août 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/quand-lamour-des-montres-perd-les-dignitaires-russes/


Qui comprend l’économie ?, par Romain Treffel

Sunday 9 August 2015 at 09:24

Romain Treffel est l’auteur des « 50 anecdotes économiques pour surprendre son auditoire » (éditions Sonorilon), un recueil de vulgarisation économique dont vous trouverez un extrait ci-dessous, après l’article. Il pose un regard décalé sur l’économie, la science reine de notre temps, où se mêlent en fait, dans sa manière de voir, l’histoire, la philosophie, la sociologie, la psychologie… et beaucoup de bon sens.

Qui comprend l’économie ?

Croissance structurelle ? Désinflation compétitive ? Opérations principales de refinancement ? Anticipations rationnelles ? adaptatives ? Merci Wikipedia ! Quoique… L’économie regorge de concepts à la sonorité technique dont le sens se fixe dans l’esprit comme le sable sur les doigts. De manière croissante, elle use et abuse des mathématiques, à faire pâlir de jalousie la Kabbale. Discipline reine de notre temps, elle est donc paradoxalement fort peu démocratique. Elle a passé la grande majorité des citoyens par-dessus bord, n’étant dès lors plus accessible qu’à une bienheureuse minorité initiée dans de prestigieuses institutions. De surcroît, les privilégiés appartenant à cette minorité croient comprendre, ou feignent souvent de comprendre plus qu’ils ne comprennent réellement, ainsi que l’avance Jacques Sapir en fustigeant « le HEC »[1]. Celui-ci ferait de l’économie la tête dans le guidon, en en appliquant les concepts conventionnels avec toute l’assurance, tout le confort moral et métaphysique de l’orthodoxie. Si lui non plus, lui qui nous éblouit par sa virtuosité théorique et sa souplesse économétrique, ne comprend pas vraiment, alors qui reste-t-il ? Probablement pas grand monde…

Le discours économique : une forteresse symbolique

Dans les démocraties occidentales, indéniablement, le destin collectif est mené à l’aune d’un savoir et de critères dont la population n’a pas (ou plus) la pleine maîtrise. A la télévision, à la radio, dans les journaux, sur Internet, les hommes politiques comme les journalistes dissertent sur des questions économiques à l’aide de concepts et de références invariablement puisés dans le même fonds, un puits ésotérique auquel la parole s’abreuve pour transmuter le langage en un autre langage, et bâtir, certes inconsciemment, une forteresse symbolique séparant les adeptes des exclus. L’adepte brandit le concept économique tel un brevet d’intelligence, mais il s’en sert aussi comme d’une échelle, pour se hisser au-dessus du sens commun, après quoi, parvenu à sa cime embrumée, il donne un grand et fier coup dans l’échelle.

La distance culturelle ainsi instaurée prive non seulement l’exclu de toute capacité critique à l’égard du discours de l’adepte. Elle permet surtout à celui-ci de s’épargner la rigueur du raisonnement et la concrétude des faits, pour se consacrer tout entier au seul charme de sa rhétorique. L’altitude conceptuelle qui le sépare de son public n’est pas tellement différente de celle qui séparait naguère l’homme qui comprenait le latin de celui qui ne le comprenait pas. Les citoyens n’ont étonnamment pas reçu pendant leurs parcours scolaires, comme ils pourraient s’y attendre, le socle des connaissances nécessaires à une participation plus éclairée au débat public. De l’école primaire au lycée, nul cours du tronc commun ne leur donne pleinement les moyens de dissiper la brume qui entoure les notions économiques, si bien qu’ils se font de la matière une humble conception ; ils la mettent sur un piédestal, celui de l’intelligence et de la technique, de la science et de l’expertise.

Économie = science et politique = économie, donc politique = science

Dans son costume faisant fonction de blouse blanche, l’économiste passe en effet pour un expert dont la légitimité repose sur un savoir scientifique spécialisé. Sanctionnée par un diplôme et raffermie par une expérience professionnelle (idéalement dans une banque), sa compétence lui confère une position d’autorité et enveloppe son discours d’un halo magique protecteur. Tout l’arsenal symbolique voué à asseoir sa vocation de scientifique réussit ainsi à occulter l’absence de consensus sur la scientificité revendiquée de l’économie – y compris, et surtout, au sein même de la profession. Or, si le débat agite aussi les premiers concernés, c’est bien que la question est pertinente, et sa réponse cruciale du point de vue de l’intérêt collectif.

Effectivement, dénier à l’économie la qualité de science, c’est retirer aux critères principaux de la décision politique leur caution d’objectivité ; c’est affirmer l’existence, derrière toute option économique, d’un choix politique forcément subjectif, en tant qu’émanation d’une philosophie sous-jacente. Autrement dit, comprendre la véritable nature de l’économie, cela serait comprendre, pour le citoyen, qu’il ne faut pas se laisser impressionner par les artifices de la discipline, qu’il ne faut pas tolérer cette confiscation du débat public ; que l’arbitrage politique est en dernière instance incontournable, avec ses gagnants et ses perdants. L’économie a certainement des choses intéressantes à dire, mais il n’est pas acceptable dans une démocratie qu’elle les dise en entretenant la confusion de la science et de l’opinion. Elle apporte pour sûr un éclairage original sur des thèmes où l’ambiguïté peut condamner à l’indécidabilité, mais cet éclairage n’est ni le seul, ni forcément le bon voire le meilleur.

Une science, l’économie ?

Il existe à la vérité de bonnes raisons de ne pas ranger l’économie parmi les sciences. Evoquons-les brièvement sans entrer dans les controverses liées à la définition de la science. Il est tout d’abord possible de raisonner par l’absurde : si l’économie était bien une science, à l’instar des mathématiques ou de la physique, elle ne se tromperait pas si systématiquement dans ses prédictions (notamment à propos des crises) ; elle ne produirait pas de nouveaux résultats sans jamais invalider les précédents ; elle ne s’appuierait pas sur des « expériences » qui ne peuvent être reproduites en raison ne serait-ce que de la variation, dans le temps et dans l’espace, des préférences des individus ; elle ne laisserait pas s’épanouir la concurrence de différentes écoles défendant des lois contradictoires, voire incompatibles ; si l’économie était bien une science, enfin, probablement porterait-elle moins de soin à se présenter comme telle.

Dans l’autre sens, maintenant, la revendication de la discipline s’appuie sur un argument principal : ses méthodes sont inspirées de celles des mathématiques et de la physique, ce qui en fait bien des méthodes scientifiques on ne peut plus fiables. Ainsi, calculer, dresser des hypothèses et des équations, récolter, tel un expérimentateur, de grandes quantités de données statistiques et les passer à la moullinette d’un algorithme, tout cela serait faire œuvre de science. L’économiste peut bien se prendre pour un physicien en imitant sa démarche et en recyclant ses lois, il demeure cependant que son objet d’étude n’est pas le même. Ce qui résiste à son ambition, c’est l’homme. Un atome, un métal, une planète, ça n’est pas tantôt rationnel, tantôt irrationnel (jusqu’à preuve du contraire), ça n’est pas mû par la passion, ça ne crée pas, ça n’est pas euphorique ou désespéré. Ce qui résiste à l’économie, c’est donc quelque chose comme l’âme, si tant est que cela existe.

De la discipline délestée de ses résultats contestables – ceux qu’elle peut défendre sans contestation grâce au statut dont elle jouit – d’elle il resterait alors certainement du bon et de l’utile, mais rien que ne puisse pas comprendre le citoyen. Pour le pamphlétaire libéral Frédéric Bastiat, l’apport fondamental de l’économie est de mettre en évidence « ce qui ne se voit pas ». Certes, mais le problème est qu’on peut tout mettre derrière l’invisible, surtout l’inexistant.

Extrait des 50 anecdotes pour surprendre son auditoire :

Le hasard derrière le succès cinématographique

La relation entre le coût d’un film et le revenu généré est hautement imprévisible comparée à celle d’autres types d’investissements. Telle est la conclusion de l’étude de l’économiste américain Arthur de Vany, publiée dans Hollywood Economics : How Extreme Uncertainty Shapes the Film Industry (2003). Le professeur de l’université de Californie y montre qu’une grande partie de ce que l’on attribue aux compétences n’est en réalité qu’une interprétation a posteriori. Il affirme que c’est le film qui fait l’acteur – et non l’inverse – et qu’une bonne dose de chance fait le film. Ainsi, dans la majorité des cas, le succès d’un film dépend d’un effet de contagion, une forme plus générale de « bouche à oreille ». Les producteurs souhaitent plus que tout pouvoir minimiser le risque de leur investissement – c’est pour cette raison qu’ils misent sur des acteurs « bankable » et les rémunèrent grassement – mais ils n’y parviennent tout simplement pas. Le seul et unique moyen d’estimer la demande pour un film est de le mettre sur le marché et d’attendre la réaction du public.

Si rien ne garantit donc le succès d’une production cinématographique, l’industrie hollywoodienne n’est pas complètement chaotique – sa dynamique répond plutôt à la définition d’un chaos mathématique. La plupart des films (environ 80 %) suivent la même trajectoire économique : ils voient leur fréquentation décroître fortement à partir de la troisième ou quatrième semaine, ce qui se traduit par un profit proche ou inférieur à zéro. Peu de films passent ce cap et génèrent un profit. Parmi ceux-ci, seuls quelques-uns deviennent des blockbusters. Or, ces rares films sont les plus importants pour la dynamique économique du secteur. Ainsi, l’industrie hollywoodienne semble suivre une loi de Pareto : une infime minorité de films est à l’origine de la grande majorité des profits. Par exemple, un producteur réalise en moyenne 40 % du profit de sa carrière toute entière grâce à un seul film ! D’un point de vue historique, cette situation résulte pour partie de la législation Antitrust américaine qui a obligé, dans les années 1950, les sociétés de production à se séparer de l’activité d’exploitation des salles de cinéma, alors que celle-ci leur permettait, dans une certaine mesure, de maîtriser le risque financier en optimisant l’affectation des salles en fonction des premiers scores d’affluence.

Notes
[1] Les trous noirs de la science économique, Jacques Sapir.

Source : Romain Treffel, extrait de son livre 50 anecdotes économiques pour surprendre son auditoire.

Source: http://www.les-crises.fr/qui-comprend-leconomie-par-romain-treffel/


Noam Chomsky : «l’Occident terroriste»

Sunday 9 August 2015 at 03:37

Noam Chomsky raconte l’Occident terroriste

Noam Chomsky. (David Wagnières)

Qu’ont fait au monde le colonialisme et l’impérialisme? Noam Chomsky dialogue avec le reporteur André Vltchek et démonte quelques idées reçues

«George Orwell disait des humains vivant hors d’Europe, de l’Amérique du Nord et de quelques pays privilégiés d’Asie qu’ils étaient des non-personnes », écrit André Vltchek dans l’avant-propos. Tel est le fil conducteur de ce livre, où l’on évoque des millions de morts par lesquels la conscience occidentale n’a pas été marquée: «non-personnes» des colonies, puis du tiers-monde, victimes de la poursuite occidentale du pouvoir, des ressources et du profit, tuées et rendues insignifiantes.

Après quinze ans d’échanges épistolaires sur ce sujet, deux hommes décident de se rencontrer pour dialoguer, pendant deux jours, en enregistrant leur conversation en vue d’un film (actuellement en production) et d’un livre, publié en anglais en 2013 et aujourd’hui en français. L’un des deux est Noam Chomsky, figure majeure de la linguistique et intellectuel militant, attelé au dévoilement du système de propagande qui forge l’opinion dans les pays démocratiques et à la déconstruction de l’impérialisme américain. Son interlocuteur, André Vltchek, est Soviétique de naissance, New-Yorkais d’adoption, philosophe, romancier, cinéaste, reporter, poète, dramaturge et photographe, selon l’ordre qu’il retient lui-même pour énumérer ses activités.

«Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme et le néocolonialisme occidentaux ont causé la mort de 50 à 55 millions de personnes», attaque Vltchek. A celles-ci, «mortes en conséquence directe de guerres déclenchées par l’Occident, de coups d’Etat militaires pro-occidentaux et d’autres conflits du même acabit», s’ajoutent «des centaines de millions de victimes indirectes qui ont péri de la misère, en silence».

Colonialisme, d’abord: histoires oubliées. «Les premiers camps de concentration n’ont pas été construits par l’Allemagne nazie, mais par l’Empire britannique, en Afrique du Sud»: c’était pendant la seconde guerre des Boers, à l’aube du XXe siècle. Quant à l’Allemagne, avant l’extermination des Juifs (et des Roms), elle avait été «impliquée dans de terribles massacres en Amérique du Sud et, en fait, un peu partout dans le monde» – mais qui connaît la décimation, par ses soins, des Héréros de Namibie, des Mapuches de Valdivia, d’Osorno et de Llanquihue (Chili), des natifs des Samoa allemandes? «A propos des connaissances des Européens sur le colonialisme, je répondrais qu’ils n’en savent presque rien.»

Néocolonialisme, ensuite. «Des atrocités parmi les plus abominables ont été commises ces dernières années dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). De trois à cinq millions de personnes y auraient perdu la vie. Qui doit-on montrer du doigt? Les milices. Mais derrière les milices se trouvent les multinationales et les gouvernements», affirme Chomsky. L’enjeu? «Avoir accès au coltan (utilisé par les Occidentaux dans leurs téléphones portables) et à d’autres minéraux précieux.»

Impérialisme, enfin. De l’histoire du Cambodge, on connaît essentiellement les atrocités commises entre 1975 et 1979 par le régime communiste des Khmers rouges. «En ce qui concerne les quelques années qui l’ont précédé, on nage dans l’ignorance.» Mais au début des années 1970, avant le règne de Pol Pot, la terreur venait du bombardement des zones rurales ordonné par le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger: un «véritable appel au génocide». Comme au Laos, où «des millions de personnes ont ainsi été impitoyablement assassinées», l’objectif de l’opération était de «dissuader ces pays de se joindre au Vietnam dans sa lutte de libération». Massacre préventif, donc. Guerre secrète, en principe. «Eh bien, il a fallu une seule phrase du New York Times relatant la nouvelle pour que la campagne prenne fin.»

On s’étonnera peut-être, plus loin, dans le chapitre consacré au «bloc soviétique», de l’indulgence relative avec laquelle Vltchek considère les anciens pays de l’Est de l’après-Staline. L’existence d’un double standard de jugement en la matière semble pourtant peu contestable. La répression du Printemps de Prague par Moscou, en 1968, a marqué durablement les esprits de l’Occident comme une tragédie terrible: elle a fait 70 à 90 morts. Trois ans plus tôt, le «coup d’Etat commandé par Washington» contre l’Indonésie de Soekarno, pays coupable d’avoir attrapé «le virus du développement autonome», a été suivi de massacres faisant, selon les estimations, entre un demi-million et trois millions de victimes. On s’en souvient moins.

Et ce n’est pas tout. «L’URSS subventionnait ses satellites européens à un point tel que ceux-ci ont fini par devenir plus riches que leur puissance tutélaire. Dans l’histoire, le bloc soviétique représente le seul cas d’un empire dont la métropole était plus pauvre que ses colonies», ajoute Chomsky. Les Soviétiques «n’ont pas siphonné toutes les ressources du pays comme le font les Etats-Unis ailleurs».

L’étonnement continue lorsque les deux hommes parlent de la Chine: «La télévision et les journaux chinois sont beaucoup plus critiques du système économique et politique de leur pays que nos chaînes le sont du nôtre», relève Vltchek. «Pour avoir vécu sur tous les continents, je peux affirmer que les «Occidentaux» forment le groupe le plus endoctriné, le moins bien informé et le moins critique de la Terre, à quelques exceptions près, bien sûr, comme l’Arabie saoudite» – financière de l’islamisme radical et alliée de l’Occident.

Chomsky et Vltchek s’accordent sur le principal pôle d’espoir: «Presque toute l’Amérique est désormais libre. Même certains pays d’Amérique centrale sont enfin en train de conquérir leur indépendance», par rapport à la domination états-unienne. Les deux hommes divergent çà et là (c’est d’une conversation qu’il s’agit, avec ses flottements et ses quelques approximations), notamment sur l’avenir: le premier est plus optimiste que le second quant à la possibilité de «mettre fin au règne de la terreur» instauré par l’Occident pour faire régner, au mépris des vies humaines, le «fondamentalisme du marché».

Source : Nic Ulmi, pour Le Temps.ch, le 13 juin 2015.


«L’Occident terroriste, d’Hiroshima… aux drones»

Provocateur, globe-trotteur comme on n’en fait plus, il a rencontré beaucoup de monde pour conclure à l’injustice de ce monde.

Aujourd’hui à presque 88 ans, cet homme aux mille vies continue de s’interroger et d’interpeller les gens en multipliant les mises en garde.

Son dernier ouvrage : L’Occident terroriste : d’Hiroshima à la guerre des drones au titre significatif et ô combien accusateur, est une alerte qui n’est le fait ni d’un génie fauché ni d’un vagabond incompris.

Celui qui veut aiguillonner la révolution des consciences est dépité par «la dégénérescence» des vertus cardinales, gangrenées par les puissances de l’argent. Dédaignant les joutes idéologiques imposées par des intellectuels assujettis, le philosophe cohérent et sincère veut sortir des carcans préfabriqués et des solutions prêt-à-porter. Hussard sur le toit brûlant d’une planète en ébullition voire en feu, ce saltimbanque de la pensée en mouvement perpétuel n’en finit pas de tirer la sonnette d’alarme et sur ceux qu’il considère à l’origine des désastres présents et à venir…Cet homme, c’est Noam Chomsky, ulcéré par le fait que la politique a été supplantée par l’économique. «L’ultralibéralisme économique a ceci de particulier.

En échappant aux institutions et aux régulations, celui-ci trouve un terreau propice à son expansion sauvage. En poursuivant avec la même arrogance son pouvoir si caduc en se déployant davantage de manière hégémonique. On a l’impression de vivre piégés. Cette situation fatale découlerait d’une ‘‘globalisation’’ dont on ne connaît ni les tenants, encore  moins les aboutissants».

C’est à peu près autour de ces questions que le professeur en linguistique a consacré une bonne partie de ses travaux. Mais qui est au juste Noam Chomsky ? Il est né en 1928. Après des études studieuses en hébreu, il s’oriente vers la linguistique dont il devient l’une des références les plus en vue.

DE LA RELIGION À L’ANARCHISME

C’est vers 1964 que Chomsky a pris la décision de s’engager publiquement dans le débat politique. Depuis la publication de L’Amérique et ses nouveaux mandarins, en 1969, Chomsky a consacré l’essentiel de ses interventions publiques à une critique radicale de la politique étrangère des Etats-Unis.

Elle n’est guidée, selon lui, que par la volonté de favoriser coûte que coûte l’expansion ou le maintien de l’empire américain, si bien que «les Etats-Unis ne peuvent tolérer le nationalisme, la démocratie et les réformes sociales dans le tiers-monde parce que les gouvernements de ces pays devraient alors répondre aux besoins de la population et cesser de favoriser les intérêts des investisseurs américains».

A ce titre, Chomsky pense notamment que l’étiquette de «terroriste» est une arme idéologique employée par des gouvernements qui ont été incapables de reconnaître la dimension terroriste de leurs propres activités. Il critique largement la politique d’Israël vis-à-vis des Palestiniens et le soutien des Etats-Unis à cette politique.

Pour lui, loin de conduire à un véritable «processus de paix», le soutien diplomatique et militaire apporté depuis la résolution 242 par les Etats-Unis à leurs alliés israéliens au Moyen-Orient bloque toute initiative concrète en ce sens. En Israël, selon le quotidien Haaretz, Chomsky est vu par la droite, mais pas seulement, comme un déserteur, un traître et un ennemi de son peuple. Eveilleur Chomsky ? Il faut bien le croire en suivant son itinéraire chahuté.

En s’interrogeant en permanence sur notre incapacité à réagir, en acquiesçant presque toujours tétanisés, vivant non pas sous l’empire de la fatalité, mais plus banalement sous un régime planétaire dont l’idéologie évacue le principe même du politique et que sa puissance se passe du pouvoir et des institutions étant la source et le moteur des drames planétaires à propos desquels ce pouvoir invisible parvient à n’être même pas mentionné, car s’il détient la gestion véritable de la planète il délègue aux gouvernements soumis l’application.

Aussi, la question n’est pas pour ce régime international d’organiser une société, mais d’accumuler des richesses et des profits, prêt à tous les ravages. «L’Occident, nous prévient-il, voit la démocratie chez les autres à travers un prisme bien singulier. Une démocratie à géométrie variable, penchant au nom de ses intérêts plutôt vers la deuxième conception de la démocratie qui veut que le peuple doit être exclu de la gestion des affaires qui le concernent et que les moyens d’information doivent être étroitement et rigoureusement contrôlés.

On est loin de la participation efficace des citoyens à la gestion des affaires qui les concernent et qui a cours dans les sociétés avancées.» Aussi Noam rappelle-t-il certaines évidences, en allant puiser dans l’histoire tumultueuse de la plus grande puissance mondiale. «Lippmann, figure de proue des journalistes américains et grand théoricien de la démocratie libérale, avait déjà reconnu il y a un siècle l’impact de la propagande censée fabriquer le consentement, c’est-à-dire pour obtenir l’adhésion de la population à des mesures dont elle ne veut pas grâce à l’application de nouvelles techniques de propagande.» Démocratie, que de dégâts a-t-on commis en ton nom ? s’est interrogé Chomsky : «Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, le colonialisme et le néo-colonialisme occidentaux ont causé la mort de 55 millions de personnes, le plus souvent au nom de nobles idéaux comme la liberté et la démocratie. Pourtant, l’Occident parvient à s’en tirer en toute impunité et à entretenir aux yeux du reste du monde le mythe voulant qu’il soit investi de quelque mission morale.

Comment y arrive-t-il ?» Chomsky dénonce de façon magistrale l’héritage funeste du colonialisme et l’exploitation éhontée des ressources naturelles de la planète exercée par les pays du Nord. Chomsky parle de la censure avec beaucoup de dérision. «Chez nous, la censure s’exerce aussi d’autres façons.

Nos médias emploient des techniques qui, sans relever précisément de la censure, nous empêchent de dire quoi que ce soit.» Plus sérieusement, l’analyste lucide et au fait des choses livre certaines vérités sur les manipulations et les retournements de situations qu’on a de la peine à croire. «Au début de l’invasion américaine de l’Afghanistan, j’ai séjourné à Islamabad. La capitale pakistanaise était l’endroit le moins éloigné du théâtre des opérations auquel la presse avait accès.

Des hordes de journalistes s’y trouvaient donc pour couvrir l’événement, et j’ai constaté la même chose : ils étaient tous assis au bar de l’hôtel à s’amuser. Quand un missile a détruit les bureaux d’Al Jazeera à Kaboul, ils ont minimisé l’affaire en la qualifiant d’erreur de tir. Tous les journalistes présents s’en moquaient Ils admettaient tous qu’on cherchait à pulvériser cet immeuble, mais aucun d’eux n’a rapporté cette information. Ils ont tous écrit le même texte.

C’était en Afghanistan, mais j’ai constaté la même chose en Cijordanie et en Amérique centrale (…). Nombreux sont les reporters qui ne vont jamais sur le terrain. Il existe cependant de courageuses exceptions qui méritent tout notre respect.»

LE MAL, C’EST L’ULTRALIBÉRALISME

Chomsky évoque les collusions suspectes de l’Amérique. Si l’on s’intéresse aux tribunaux internationaux, on constate que ce sont surtout des Africains qui y sont accusés, ainsi qu’une poignée d’ennemis de l’Occident, tel Milosevic. Et ces Africains font toujours partie du camp auquel nous nous opposons.

Pourtant, d’autres crimes n’ont-ils pas été commis ces dernières années ? «Prenez l’invasion de l’Irak : il n’y a rien là qui puisse être considéré comme criminel — si l’on oublie Nuremberg et le reste du droit international contemporain. Il en est ainsi pour une raison d’ordre juridique peu connue : les Etats-Unis se sont immunisés contre toute poursuite. En 1946, ils ont adhéré à la Cour internationale de justice en imposant une condition :  celle de ne jamais y être poursuivis en vertu d’un traité international, qu’il s’agisse de la Charte des Nations unies, de la Charte de l’Organisation des Etats américains (OEA) ou des Conventions de Genève.

Ils se sont donc mis à l’abri de tout procès relatif à ces dispositions, ce que la Cour a accepté. Le cas du Sahara occidental est intéressant. Ses habitants, les Sahraouis, sont de véritables non-personnes ! Il s’agit de la dernière colonie officielle d’Afrique, si bien que les Nations unies ont été chargées de son administration et de sa décolonisation (…) Mais sitôt annoncée la rupture du lien colonial en 1975, le pays a été envahi par le Maroc, un satellite de la France.

La plus récente récrimination a été soulevée au tout début du Printemps arabe. En fait, c’est au Sahara occidental que le Printemps arabe a commencé avant la Tunisie.» Chomsk est formel quant au financement du terrorisme international alors que les Américains laissent faire. «Les Saoudiens financent généreusement les variantes les plus  extrémistes de l’islamisme radical — le wahhabisme des madrasas du Pakistan aux groupes salafistes d’Egypte. Les Etats-Unis n’y voient aucun problème et ne font rien pour les en empêcher. La thèse voulant que les Etats-Unis s’opposent à l’islamisme radical est ridicule. L’Etat islamiste le plus fondamentaliste du monde est l’Arabie Saoudite, un favori de Washington. Le Royaume-Uni a lui aussi soutenu l’islamisme de manière assidue.

Cet appui découle de la nécessité de combattre le nationalisme séculier. La relation de proximité qui existe aujourd’hui entre les Etats Unis et Israël s’est établie en 1967 quand l’Etat hébreu a généreusement écrasé le nationalisme séculier.» Le Printemps arabe est une équation complexe, estime Chomsky, «ce n’est qu’au cours de la dernière décennie que l’Amérique latine, pour la première fois depuis les conquistadors, a emprunté le chemin de l’intégration et de l’indépendance.

Ce continent a aussi entrepris de faire face à certains de ses propres problèmes sociaux qui sont terribles. Son évolution récente a une portée historique. Si le Printemps arabe allait dans la même direction, ce qui est encore possible, l’ordre mondial en sortirait radicalement transformé. C’est pourquoi l’Occident fait tout pour l’en empêcher.»

UNE TRIBUNE POUR LES SANS-VOIX

«Je pressens que les gouvernements vont bientôt perdre toute crédibilité, incapables qu’ils sont de régler les problèmes fondamentaux qui ont donné lieu aux soulèvements, à savoir les politiques néolibérales et leurs conséquences. Ils ne font que les reconduire. Leurs pays vont ainsi s’enfoncer davantage dans le marasme. Prenons la Libye, par exemple. Le bombardement de ce pays n’a reçu pratiquement aucun appui au-delà des trois puissances impériales classiques que sont le Royaume-Uni, la France et les Etats-Unis.

On parle de la ‘‘communauté internationale’’, mais il s’agit d’une vue de l’esprit. Si les appuis ont été si rares, ce n’est pas sans raison : en mars 2011, les Nations unies avaient adopté une résolution appelant à l’établissement d’une ‘‘zone d’exclusion aérienne’’, à la protection des civils, à l’imposition d’un cessez-le-feu et à l’ouverture de négociations. Les puissances impériales ne souhaitaient pas emprunter cette voie. Elles voulaient prendre part à la guerre et imposer à la Libye un gouvernement correspondant à leurs attentes. Si le reste du monde s’opposait à l’offensive aérienne, c’est parce qu’il craignait que celle-ci, en menant à une guerre d’envergure, ne débouche sur une catastrophe humaine.

Et c’est ce qui s’est produit. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles plus personne n’en parle ; la Libye n’est plus qu’un champ de ruines.» Le terrorisme international qui semble avoir tissé une toile à travers le globe avec une facilité déconcertante restera comme une tache noire, mais aussi une énigme. «On classe les actes terroristes dans les catégories bien distinctes. Les ‘‘leurs’’ qui sont épouvantables, et les ‘‘nôtres’’ qui relèvent de la vertu». Vous avez dit vertu ? Et puis Chamsky de mentionner l’attaque de novembre 2004 contre Falloudja par les forces armées américaines, un des pires crimes commis dans le cadre de l’invasion de l’Irak. «Cela a commencé par l’occupation de l’hôpital général.

Cela constitue déjà en soi un grave crime de guerre. Des soldats en armes ont forcé les patients et les employés de l’hôpital à sortir des chambres, puis leur ont ordonné de s’asseoir et de se coucher par terre et leur ont ligoté les mains derrière le dos, rapportait l’article. Selon ce dernier, ces crimes étaient non seulement justifiés mais méritoires. En fait, l’hôpital général de Falloudja diffusait régulièrement des rapports sur le nombre des victimes civiles…».

Source : Hamid Tahri, pour El Watan, le 9 juillet 2015.

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Genre: Essai
Qui ? Noam Chomsky, André Vltchek
Titre: L’Occident terroriste. D’Hiroshima à la guerre des drones (Trad. de l’anglais par Nicolas Calvé)
Chez qui ? Ecosociété, 174 p.

Noam Chomsky. (David Wagnières)

Noam Chomsky. (David Wagnières)

«George Orwell disait des humains vivant hors d’Europe, de l’Amérique du Nord et de quelques pays privilégiés d’Asie qu’ils étaient des non-personnes », écrit André Vltchek dans l’avant-propos. Tel est le fil conducteur de ce livre, où l’on évoque des millions de morts par lesquels la conscience occidentale n’a pas été marquée: «non-personnes» des colonies, puis du tiers-monde, victimes de la poursuite occidentale du pouvoir, des ressources et du profit, tuées et rendues insignifiantes.

Après quinze ans d’échanges épistolaires sur ce sujet, deux hommes décident de se rencontrer pour dialoguer, pendant deux jours, en enregistrant leur conversation en vue d’un film (actuellement en production) et d’un livre, publié en anglais en 2013 et aujourd’hui en français. L’un des deux est Noam Chomsky, figure majeure de la linguistique et intellectuel militant, attelé au dévoilement du système de propagande qui forge l’opinion dans les pays démocratiques et à la déconstruction de l’impérialisme américain. Son interlocuteur, André Vltchek, est Soviétique de naissance, New-Yorkais d’adoption, philosophe, romancier, cinéaste, reporter, poète, dramaturge et photographe, selon l’ordre qu’il retient lui-même pour énumérer ses activités.

«Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme et le néocolonialisme occidentaux ont causé la mort de 50 à 55 millions de personnes», attaque Vltchek. A celles-ci, «mortes en conséquence directe de guerres déclenchées par l’Occident, de coups d’Etat militaires pro-occidentaux et d’autres conflits du même acabit», s’ajoutent «des centaines de millions de victimes indirectes qui ont péri de la misère, en silence».

Colonialisme, d’abord: histoires oubliées. «Les premiers camps de concentration n’ont pas été construits par l’Allemagne nazie, mais par l’Empire britannique, en Afrique du Sud»: c’était pendant la seconde guerre des Boers, à l’aube du XXe siècle. Quant à l’Allemagne, avant l’extermination des Juifs (et des Roms), elle avait été «impliquée dans de terribles massacres en Amérique du Sud et, en fait, un peu partout dans le monde» – mais qui connaît la décimation, par ses soins, des Héréros de Namibie, des Mapuches de Valdivia, d’Osorno et de Llanquihue (Chili), des natifs des Samoa allemandes? «A propos des connaissances des Européens sur le colonialisme, je répondrais qu’ils n’en savent presque rien.»

Néocolonialisme, ensuite. «Des atrocités parmi les plus abominables ont été commises ces dernières années dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). De trois à cinq millions de personnes y auraient perdu la vie. Qui doit-on montrer du doigt? Les milices. Mais derrière les milices se trouvent les multinationales et les gouvernements», affirme Chomsky. L’enjeu? «Avoir accès au coltan (utilisé par les Occidentaux dans leurs téléphones portables) et à d’autres minéraux précieux.»

Impérialisme, enfin. De l’histoire du Cambodge, on connaît essentiellement les atrocités commises entre 1975 et 1979 par le régime communiste des Khmers rouges. «En ce qui concerne les quelques années qui l’ont précédé, on nage dans l’ignorance.» Mais au début des années 1970, avant le règne de Pol Pot, la terreur venait du bombardement des zones rurales ordonné par le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger: un «véritable appel au génocide». Comme au Laos, où «des millions de personnes ont ainsi été impitoyablement assassinées», l’objectif de l’opération était de «dissuader ces pays de se joindre au Vietnam dans sa lutte de libération». Massacre préventif, donc. Guerre secrète, en principe. «Eh bien, il a fallu une seule phrase du New York Times relatant la nouvelle pour que la campagne prenne fin.»

On s’étonnera peut-être, plus loin, dans le chapitre consacré au «bloc soviétique», de l’indulgence relative avec laquelle Vltchek considère les anciens pays de l’Est de l’après-Staline. L’existence d’un double standard de jugement en la matière semble pourtant peu contestable. La répression du Printemps de Prague par Moscou, en 1968, a marqué durablement les esprits de l’Occident comme une tragédie terrible: elle a fait 70 à 90 morts. Trois ans plus tôt, le «coup d’Etat commandé par Washington» contre l’Indonésie de Soekarno, pays coupable d’avoir attrapé «le virus du développement autonome», a été suivi de massacres faisant, selon les estimations, entre un demi-million et trois millions de victimes. On s’en souvient moins.

Et ce n’est pas tout. «L’URSS subventionnait ses satellites européens à un point tel que ceux-ci ont fini par devenir plus riches que leur puissance tutélaire. Dans l’histoire, le bloc soviétique représente le seul cas d’un empire dont la métropole était plus pauvre que ses colonies», ajoute Chomsky. Les Soviétiques «n’ont pas siphonné toutes les ressources du pays comme le font les Etats-Unis ailleurs».

L’étonnement continue lorsque les deux hommes parlent de la Chine: «La télévision et les journaux chinois sont beaucoup plus critiques du système économique et politique de leur pays que nos chaînes le sont du nôtre», relève Vltchek. «Pour avoir vécu sur tous les continents, je peux affirmer que les «Occidentaux» forment le groupe le plus endoctriné, le moins bien informé et le moins critique de la Terre, à quelques exceptions près, bien sûr, comme l’Arabie saoudite» – financière de l’islamisme radical et alliée de l’Occident.

Chomsky et Vltchek s’accordent sur le principal pôle d’espoir: «Presque toute l’Amérique est désormais libre. Même certains pays d’Amérique centrale sont enfin en train de conquérir leur indépendance», par rapport à la domination états-unienne. Les deux hommes divergent çà et là (c’est d’une conversation qu’il s’agit, avec ses flottements et ses quelques approximations), notamment sur l’avenir: le premier est plus optimiste que le second quant à la possibilité de «mettre fin au règne de la terreur» instauré par l’Occident pour faire régner, au mépris des vies humaines, le «fondamentalisme du marché».

Source : Nic Ulmi, pour Le Temps Livres, le 13 juin 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/noam-chomsky-loccident-terroriste/


Le Brixit le plus tôt possible, par Philippe Grasset

Sunday 9 August 2015 at 01:21

Ne faisons pas languir nos lecteurs : la course de vitesse engagée l’est entre deux évènements, – d’une part le référendum pour la sortie du Royaume-Uni de l’Europe (Brixit ou British Exit), d’autre part l’explosion-implosion de l’UE (c’est-à-dire l’Europe). Pour l’instant et avant d’élaborer plus avant sur cette sympathique alternative, voyons quelques éléments d’information sur le référendum britannique, et particulièrement sur sa tendance à être tenu le plus rapidement possible, – désormais sans guère de doute en 2016 plutôt qu’en 2017.

• D’abord, une rapide interview de RT, le 26 juillet 2015, du journaliste écossait Neil Clarke. Il s’agit de la probabilité de plus en plus grande que le référendum sur la sortie ou le maintien du Royaume-Uni dans l’UE soit rapproché à 2016 au lieu de 2017, comme prévu jusqu’ici. C’es l’impopularité grandissante (“en chute libre”, plus précisément) de Cameron qui y pousse, les prévisions à cet égard étant que cette popularité ne cessera de grandir, et l’option du maintien de UK dans l’UE avec …

RT : «Pourquoi le Premier ministre britannique David Cameron envisage-t-il d’organiser le référendum sur le Brixit en 2016 ?»

Neil Clark : «Une des raisons pour lesquelles David Cameron veut organiser le référendum en 2016, et pas en 2017, est qu’en 2017 ou 2018 l’impopularité du gouvernement sera plus grande encore à cause de la cure d’austérité que le gouvernement impose. La semaine dernière, le gouvernement a introduit une réduction de 40% des dépenses. Des milliards de coupes dans l’aide sociale également. Alors, je pense que la côte de popularité du gouvernement britannique sera vraiment très basse en 2017. De ce point de vue, il est raisonnable pour David Cameron de tenir le référendum aussitôt que possible, en juin 2016.»

RT : «Est-ce que l’exemple de la Grèce a influencé d’une certaine façon les hommes politiques au Royaume-Uni ?»

Neil Clark : «La Grèce influence, bien sûr. Les gens regardent ce qui s’est passé et ils ont vu l’intimidation qu’a subi Grèce de la part de l’UE, qui est censée être pour la démocratie. Nous avons assisté à une intimidation très claire du peuple grec, du gouvernement grec, pour accepter ces conditions. C’est pourquoi le soutien à l’Union européenne se réduit. Le point de vue de la gauche en Grande-Bretagne est particulièrement intéressant. Ils se sont rendus compte que l’UE n’était pas si progressiste que ça. Au contraire. Ils ont compris que la politique de l’Union européenne détruisait des emplois et le niveau de vie des travailleurs à travers le continent. L’exemple de la Grèce a beaucoup influencé l’attitude de la gauche britannique envers l’UE.»

RT : «Une sortie de la Grande-Bretagne jouerait en faveur ou au contraire influencera de façon négative l’Union européenne?»

Neil Clark : «Je pense que l’UE sera en meilleure situation sans la Grande-Bretagne. C’est clair que le Royaume-Uni pousse ses propres intérêts en politique étrangère au sein de l’UE. Par exemple, la levée de l’embargo des armes pour les rebelles syriens il y a quelques années. Cela a été promu par la Grande-Bretagne. Ces armes sont maintenant entre les mains de l’Etat islamique. Comme Londres pousse ses propres intérêts en UE, le président américain Barack Obama comme ses prédécesseurs appelle la Grande-Bretagne à rester dans l’Union européenne.»

• A cela, on ajoute l’extrait d’une analyse du professeur Jacques Nikonoff, Professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8, porte-parole du Parti de l’émancipation du peuple. C’est encore RT qui s’y met, en ouvrant ses colonnes à Nikonoff, confirmant que le réseau russe devient une des sources les plus fiables et les plus libres, y compris pour les informations européennes. Pour Nikonoff, “les Britanniques ont raison de vouloir sortir de l’Europe”. Après un historique de l’entrée et du parcours du Royaume-Uni dans l’Europe, Nikonoff aborde l’évaluation de cette possibilité de sortie du Royaume-Uni. (RT, le 13 juillet 2015.)

«Le projet a pris une nouvelle dimension à l’occasion du discours de la reine, Elizabeth II, devant le Parlement de Westminster, le 27 mai 2015. Elle a annoncé un projet de loi pour fin 2017 confirmant l’organisation d’un référendum sur le maintien ou pas du Royaume-Uni dans l’UE. Pour justifier la sortie, David Cameron évoque “5 principes pour l’Union européenne”. Ils ne présentent aucune originalité et ne sont qu’une accentuation caricaturale des politiques néolibérales déjà menées par l’UE (sauf le 3e point) : “compétitivité, flexibilité, retour de compétences aux États-membres, contrôle démocratique, équité”.

»S’il fallait se convaincre que la sortie du Royaume-Uni de l’UE est une bonne chose, mais pour des raisons différentes que celles avancées par David Cameron, l’appel téléphonique de Barack Obama à David Cameron pour l’inviter à ne pas sortir de l’UE devrait suffire. Car les États-Unis, dans cette affaire, suivent une ligne constante. Ils ont besoin d’une Europe unie qu’ils contrôlent. L’agent de ce contrôle est la Grande-Bretagne. La voir sortir de l’UE, c’est affaiblir la pression atlantiste, même si le traité de Lisbonne, par l’obligation qu’il fait à l’UE d’être membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), arrime l’UE aux États-Unis. C’est la même préoccupation qui a conduit le président américain à téléphoner à Alexis Tsipras, le Premier ministre grec, pour lui demander de rester dans l’euro. Les États-Unis ont en effet besoin de l’euro car cette monnaie joue le rôle de variable d’ajustement monétaire afin de protéger le dollar. Cela signifie que les gérants de fonds, quand ils doivent réajuster leurs portefeuilles, se délestent systématiquement de l’euro et gardent le dollar. Résultat : l’euro est très volatile, perturbant la stabilité monétaire, financière et les opérations commerciales internationales.

»La Grande-Bretagne hors de l’UE diminuera également la pression néolibérale sur l’UE car elle a toujours été plus libérale que la moyenne des pays membres. Mais ce ne sera que symbolique, car le traité de Lisbonne, là encore, a tout prévu, il a verrouillé le système pour que seules des politiques néolibérales soient possibles. Au total, c’est l’image, la crédibilité et l’avenir de l’UE qui seront atteints si le Royaume-Uni s’en va. Il faut en passer par là pour mettre un terme à l’Union européenne, gigantesque système d’aliénation des peuples, coupable de détruire la prospérité du continent. Le départ du Royaume-Uni, couplé à la crise grecque, restera peut-être dans l’histoire comme le début du processus de démantèlement de l’Union européenne. Et celui du retour des peuples.»

Puisque le référendum sur le Brixit semble se rapprocher et l’option Brixit se renforcer, il est en effet intéressant d’envisager les effets et conséquences, d’abord de la perspective du Brixit, ensuite de la réalisation du Brixit. Le premier point semble de l’ordre de l’évidence ; il est mentionné en passant, effectivement comme une évidence, par Neil Clarke, et plus en détails par Nikonoff. Il s’agit du constat que le départ du Royaume-Uni constituera un incontestable avantage pour l’autonomie de l’Europe, en raison du rôle de passerelle et de porteur d’au que le Royaume-Uni joue pour les USA. On ne s’étonnera pas vraiment que cela ne soit nullement notre point de vue. Il y a plusieurs raisons à cela.

• La première est une très récente déformation de l’histoire la plus récente possible. Il s’agit du tournant de la politique US en Syrie, lorsque les USA se mirent en posture d’attaquer la Syrie, à la fin août 2013 (affaire du montage de l’attaque chimique), et qu’ils abandonnèrent ce projet dans les deux semaines qui suivirent. D’une façon générale, une narratives’est répandue, qui fait de la Russie la responsable de ce revirement, vécu comme une défaite stratégique par les USA. George Friedman lui-même (celui de Stratfor.com), érigé par ses admirateurs en grand gourou de la géostratégie US, se trompe, c’est-à-dire arrange une “vérité de situation” pour satisfaire à la logique qu’il développe, lorsqu’il explique (le 22 janvier 2015) à propos de ce tournant d’août-septembre 2013 :

«Les Russes sont intervenus dans les processus du Moyen-Orient parce que, entre autres raisons, ils espéraient acquérir une capacité de levier pour influencer la politique étrangère des USA dans d’autres domaines. Mais ils ont fait une erreur de calcul. Les USA ont pensé qu’ils cherchaient à s’opposer à eux. [...] A Washington, beaucoup de gens ont eu l’impression que les Russes voulaient déstabiliser la position US déjà bien fragilisée au Moyen-Orient, – Une région d’une importance capitale pour les USA. [...] A propos de cette question, il y avait deux points de vue différents à Washington : celle selon laquelle les Russes essayaient maladroitement de jouer un rôle [pour faire les importants], et celle selon laquelle ils avaient trouvé un point faible dans la position des USA et qu’ils essayaient d’en tirer avantage.»

Le fait est que les Russes (Poutine) ne sont pas intervenus pour bloquer l’intervention des USA contre la Syrie, mais pour offrir (voir le 10 septembre 2013) une porte de sortie au président US qui se trouvaient bloqué dans une décision d’attaque devenue impossible à assumer à cause de son conflit avec le Congrès. Ce conflit était né d’une défection brutale, qui fut celle, le 30 août 2013, de l’allié britannique, avec un vote capital des Communes contre une participation britannique à l’attaque. C’est cela, le grand événement de la séquence, qui enclencha un processus catastrophique conduisant Obama à demander l’avis au Congrès (voir le 2 septembre 2013), et à y rencontrer une opposition inattendue qui le mit dans la position intenable déjà signalée (voir le 11 septembre 2013). Le vote britannique, et notamment des travaillistes, constitua un coup de poignard dans le dos des USA qui marqua que, désormais, le Royaume-Uni était devenu un allié incontrôlable, capable d’initiatives catastrophiques pour une politique US elle-même incontrôlable.

On n’a pas assez épilogué sur cet événement, qui constitue dans le désordre la fin des “relations privilégiées” sur le plan stratégique entre USA et UK, et plutôt justement par désordres conjoints puis divergents que par dessein certes. La crise ukrainienne est venue bien à propos, non comme “vengeance” antirusse des USA comme le dit sottement sinon naïvement Friedman, mais comme un acte symbolique montrant que les véritables courroies de transmission des USA en Europe sont désormais la Pologne et les trois États baltes, avec indirectement l’Allemagne en “second rideau” au travers de tous les moyens de pression (NSA, CIA, etc.) à son encontre dont disposent les USA. Le départ des Britanniques de l’UE ne constituera donc nullement un affaiblissement décisif du dispositif des USA en Europe, puisque ce dispositif a basculé vers l’Est.

• Pour autant, l’importance de tout cela est mineure, dans la mesure où l’influence américaniste sur Bruxelles dans le sens d’une hyper-libéralisation n’est pas nulle, mais plus simplement inutile. A cet égard, si l’on considère selon les avis les plus autorisés se référant à une situation vieille de deux à trois décennies que les USA portent encore une couronne largement mangée par les termites comme souverain du bloc BAO, Bruxelles est fondamentalement beaucoup, beaucoup “plus royaliste que le roi” et le véritable moteur du bloc, avec l’Allemagne poussant à la charrette sans que les USA n’en expriment nécessairement le vœu. Certes, les USA sont partout l’objet d’une vénération aveugle dans les institutions européennes, mais d’une façon telle que cette vénération constitue finalement une sorte d’alibi incontournable pour accélérer une politique européenne dont le moteur et la dynamique se trouvent à Bruxelles et non à Washington. Le départ de UK ne changera strictement rien à cette situation.

• Mais nous parlons bien entendu de la situation géopolitique selon le rapport des forces et l’importance des influences. Au niveau de la communication, la situation est bien différente, et les USA, sans bien comprendre la situation réelle de leurs intérêts, vont considérer le départ de UK comme une catastrophe pour eux parce que, d’une certaine façon, “tout le monde le dit”, et vont réagir dans ce sens, d’une façon politiquement inutile mais avec assez de vigueur pour semer une profonde discorde au sein de l’UE . laquelle UE, on s’en doute, sera tenue par les USA, selon la logique absurde de leur psychologie déformée par l’indéfectibilité et l’inculpabilité, comme aussi responsables que les Britanniques du divorce entre l’UE et UK. L’effet, qui commencera bien avant le référendum dont les prévisions pessimistes constitueront très rapidement une crise avant la crise, aura un effet accélérateur de la fragmentation de l’UE, au travers de toutes les tensions qui existent déjà autour de l’affaire grecque, et du climat de peur qui prévaut partout en Europe. La confidence du président de l’UE Donald Tusk au Financial Times, le 22 juillet, à propos du climat régnant lors du débat sur le bailout de la Grèce au Parlement Européen, est à cet égard significative : «C’est la première fois que je vois un tel radicalisme s’exprimer avec une telle émotion. Il y avait bien la moitié du Parlement Européen [qui se trouvait emportée dans cet état d’esprit].Alors, je crois que personne n’a remporté une victoire politique dans cette affaire, même pas l’Allemagne…» («It was the first time that I have seen radical with such emotions. It was almost half the European Parliament. Therefore, I believe that no one is a political winner in this process, not even Germany.»)

C’est dans ce climat-là, exacerbé de toutes les façons, que vont se développer les crises courantes et que va naître une nouvelle crise, celle l’arrivée du référendum UK qui aura lieu bien avant le référendum UK, comme l’on dirait d’une “crise à propos d’une crise à venir”, à propos d’un événement dont les conséquences factuelles devraient être pourtant de bien moindre importance qu’on ne les imagine. Mais l’imagination suffit à cet égard, soumise à une “psychologie de crise” absolument épuisante. Le professeur Nikonoff a raison lorsqu’il écrit à propos du départ possible de UK de l’UE : «Au total, c’est l’image, la crédibilité et l’avenir de l’UE qui seront atteints si le Royaume-Uni s’en va.» Mais la question qui se pose vraiment est de savoir ce qu’il restera vraiment de l’UE lorsque le Royaume-Uni votera sur le référendum. Les petits malins finiraient par se demander s’il sera vraiment nécessaire de voter.

Source : De Defensa, le 28 juillet 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/le-brixit-le-plus-tot-possible/


Critique argumentée de certaines relectures politiques de l’histoire, tant russes qu’ukrainiennes, par Marie Pascal

Sunday 9 August 2015 at 00:16

Marie PASCAL – Juillet 2015

Selon l’historiographie russe classique, dès le X s. le premier État russe , ou Rus’ de Kiev (en russe “Kievskaja Rus’”, qu’autrefois on traduisait “Russie Kiévienne”) était unifié et organisé autour de sa capitale Kiev et d’un unique Prince : Oleg, suivi d’Igor puis de Vladimir qui y introduisit le christianisme en 988. A partir du XI  s. commença une période dite du “morcellement féodal” (“period feodalnoj rasdroblennosti”) de la Rus’ en différentes principautés, les “princes russes” s’unissant ou s’opposant les uns aux autres  suivant leurs choix politiques. La date officielle de la fin de la Rus’ unifiée est  celle de la mort du prince Mstislav le Grand en 1132.

En 1154, le prince André  Bogolioubski, succédant à son père sur le trône de Kiev, décida de déplacer la capitale de la Rus’ à Vladimir-sur-Kliazma, ville située au cœur du “Zaliessyé” (du mot forêt : “l’es” qui se prononce à peu près comme le mot français “liesse”), zone de forêts traversée de rivières navigables: la Kliazma et la Moskva, affluents de l’Oka, qui elle se jette dans la Volga.

Au XIV s. ses descendants reprirent le flambeau en repoussant les Mongols et en unifiant les principautés russes autour d’une nouvelle capitale, Moscou, qui avait pris la prééminence sur Vladimir dans cette région du Zaliessyé.

Dans cette version, l’histoire de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine ne font qu’une durant tout le moyen-âge. Cette région du sud-ouest de la Rus’ n’a  ni nom à elle, ni contours définis avant l’apparition du nom “Ukraine” au XVII s. De plus l’accent porte sur le déplacement de la capitale et du centre de gravité de l’État russe depuis Kiev jusqu’à Vladimir et Moscou, ne laissant à Kiev que le rôle de ville déclassée, et à la future Ukraine celui de région excentrée.

On comprend que cette histoire-là ne plaise guère aux Ukrainiens. En particulier depuis que les dirigeants de l’Ukraine ont décidé de rompre les liens entre leur pays et la Fédération de Russie, les Ukrainiens  aimeraient trouver dans l’histoire la trace d’un État qui serait l’ancêtre de l’Ukraine mais pas celui de la Russie. C’est ainsi qu’on entend actuellement en Ukraine une version de l’histoire de la Rus’ où la principauté de Kiev, au Moyen-âge, était indépendante des autres principautés de la Russie ancienne, de sorte qu’on peut dire que l’Ukraine, État héritier de la Rus’ de Kiev,  et la Russie issue des autres principautés,  ont des histoires parallèles mais qui ne se confondent pas. On retrouve la source de cette idée dans de nombreuses historiographies, à l’instar de l’encyclopédie Larousse (en ligne)  qui affirme que « au milieu de XII s, cet État (de la Russie Kiévienne) s’(est) désintégré en principautés indépendantes ».

Dans cette version évidemment développée en Ukraine, le nom ” Rus’ ” sert à nommer la principauté de Kiev, au moins à partir du XII s., les territoires de l’ouest et nord-ouest de la Russie actuelle n’en faisant donc pas partie. Par exemple, dans l’article de Wikipédia en ukrainien “Українці” (“Ukrainiens” ), nous pouvons lire :    ” (Le nom Rus’) est utilisé comme nom du peuple Ukrainien du XIII s. au début du XX s. ; du XVIII au XX s. on emploie parallèlement le terme ” Ukrainiens”.  Nous avons  aussi pu entendre l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov, lors d’une visite en France en 2014,  dire que au Moyen-Âge  il existait  “plusieurs Rus’  : la Rus’ de Kiev, la Rus’ de Vladimir, la Rus’ de Novgorod”, présentant ainsi ces principautés comme des États différents existant en parallèle.

Quelques soient les mots et les procédés employés, ou les dates choisies, on constate une volonté de prouver  l’existence de l’Ukraine comme Nation différente de la Russie dès le Moyen-Âge.

On voit bien les lectures politiques qui sous-tendent ces 2 visions opposées. D’un côté, l’accent est mis sur l’origine commune des slaves orientaux (actuels Russes, Biélorusses et Ukrainiens), peuples frères, appelés à vivre ensemble et coopérer. Il est clair que les Russes insistent lourdement sur cette « unité » des peuples slaves en général, et slaves orientaux en particulier.

De l’autre on insiste sur les différences entre deux peuples (Russes et Ukrainiens), deux nations proches mais distinctes dès les origines. Et de part et d’autre on s’appuie sur cette lecture historique pour légitimer les relations politiques actuelles. Il y a donc des deux côtés une instrumentalisation de l’histoire, qui en elle-même est dangereuse.

***

Mais face à des visions aussi différentes, voire contradictoires, nous devons aussi nous poser la question d’éventuelles “réécritures” de l’histoire. Est-ce que les sources historiques fiables infirment ou confirment les affirmations des uns et des autres? Comment savoir qui réécrit quoi, et à partir de quoi?

C’est ce que nous allons essayer ici de présenter et résumer, à partir de faits que les historiens spécialistes de cette période, français entre autres,  ont pu dégager en étudiant de près les sources, sans parti pris. Nous nous sommes centrés sur la question de la Principauté de Kiev comme entité politique autonome. Dans la Rus’ de Kiev, les sources affirment-elles l’existence d’une seule entité politique, ou de plusieurs entités distinctes politiquement?

Pour cela,  nous nous sommes posé plusieurs questions:

  • A quoi correspond exactement l’ethnonyme Rus’ ?
  • Quelles fonctions  recouvre à l’époque le titre de “prince” (Knjaz’), et le Prince de Kiev a-t-il un rôle particulier par rapport aux autres princes?
  • La Rus’ a-t-elle été véritablement un État unifié autour de Kiev de 882 à 1132 (soit pendant 150 ans) ?
  • Durant cette période, existait-t-il une seule principauté ou plusieurs ?
  • Quel phénomène est à l’origine de la multiplication des principautés, et quand commence-t-il ?
  • Après 1132, les principautés peuvent-elles être considérés comme des micro-Etats indépendants de la Principauté de Kiev?
  • En 1157 y a-t-il eu véritablement “transfert” de la capitale, depuis Kiev jusqu’à une ville du Zaliessyé, ou bien y a-t-il création d’un nouvel État à partir de la principauté de Vladimir-Souzdal?

1. A quoi correspond l’ethnonyme Rus’ ? Quels sens recouvre ce mot en russe ?

Il s’agit d’abord du nom d’un peuple ou groupe de scandinaves, appelés aussi “Varègues” (“Varjag” en russe), qui est le nom des Vikings sur les territoires des slaves orientaux. Si l’occident connut surtout les Vikings comme pillards, ici ils furent d’abord marchands et mercenaires.

Mercenaires car ces guerriers de valeur sont souvent engagés pour renforcer les troupes locales, tant grecques que slaves. Marchands, ils naviguent sur les nombreux fleuves de l’est de l’Europe  pour aller de la Scandinavie à Byzance, et de là commercer avec l’Orient. La “route des Varègues aux Grecs” traverse ce qu’ils appellent “Gardariki”, le pays des villes, c’est à dire des habitations regroupées et  protégées par une enceinte faite de troncs d’arbres. Au IX siècle ce pays est peuplé de tribus slaves et finno-ougriennes.

Les Varègues cherchent à contrôler les points de passages de leurs bateaux, afin de ne pas avoir à payer trop de “péages”. Peu à peu, ils s’installent comme dirigeants de ville, chefs ou membres de l’armée protégeant les populations locales : le Knjaz’ et sa droujina (milice) Varègue sont nés.

Le nom de Rus’ apparaît alors pour désigner non plus des Scandinaves, mais le territoire qu’ils contrôlent et peu à peu l’ensemble des habitants de ces territoires. Ce terme est connu non seulement dans des sources slaves sous ce vocable de Rus’ (Русь) mais aussi dans des sources grecques (sous le nom de Rhôs pour les personnes et Rhosia pour le territoire) et latines (Rusia).

Dans certains cas l’auteur grec semble désigner seulement ce qu’on appelle aussi la principauté de Kiev, mais parallèlement le nom sert aussi à l’ensemble du territoire contrôlé par les Rus’-Varègues. Les Varègues arrivent en effet en ” Rus’ ” par le nord. Le premier prince de la Rus’, Riourik, personnage semi-légendaire (ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas existé), s’installe à Novgorod sur les bords du lac Ilmène. Les premiers princes de Kiev gardent le contrôle total de cette ville et de ses territoires  jusqu’à la fondation de la “république de Novgorod” en 1137, et par la suite Novgorod et Kiev gardent des liens (économiques, politiques et religieux) sans interruption. 

La Rus’ est donc, dans les sources anciennes, le territoire dont le centre est Kiev, mais selon le point de vue de celui qui écrit, ce territoire peut comprendre ou non toutes les terres du Nord rattachées à Novgorod, les territoires intermédiaires et le Zaliessyé, ce dernier sens étant le plus fréquent. Il n’est donc pas légitime de dire que le nom Rus’ , dans l’utilisation qui en est faite dans les chroniques en vieux-russe, en latin et en grec, ne concerne que les territoires situés autour de Kiev. 

Il est vrai qu’aujourd’hui on peut trouver les expressions Novgorodskaja Rus’, Kievskaja Rus’, Vladimirskaja Rus’  et même Moskovskaja Rus’ , la “Rus’ moscovite”. Car le mot Rus’, avec ou sans l’adjectif “drevnjaja” (ancienne, antique) est employé en russe moderne dans le sens de “Russie ancienne”, du IX au XVI s. , donc plus pour signifier une époque qu’un territoire.

Ainsi la Rus’ de Vladimir signifie l’époque où Vladimir était capitale de la Rus’. Quant à “Novgorodskaja Rus’ ” ou Rus’ de Novgorod, cela peut signifier la principauté de Novgorod à l’époque où elle était indépendante et florissante (du IX au XV s.) , ou bien dans un sens étroit la période où Novgorod était “capitale” de la Rus’ (862-880). Dans tous ces emplois, on remarque qu’il s’agit d’un sens chronologique et non géographique. Ainsi quant un Russe  parle de la Rus’  de Novgorod, de Kiev,  de Vladimir ou de Moscou, il parle d’époques différentes (et successives) et non d’États différents (et concomitants).

Nous pouvons cependant remarquer que l’accent mis par les Russes depuis le XIX s. sur la “naissance de l’État russe” à Veliki Novgorod, ville qui s’enorgueillit aujourd’hui d’être la “Patrie de la Russie” (“Rodina Rossii”),  avait déjà une résonance politique : la toute première capitale de la Russie est ainsi sur un territoire qui est toujours resté russe, contrairement à Kiev qui passa au XIV s. sous la couronne Lituanienne. 

2. Sur le sens du mot “prince ” en général et en particulier le rôle du Prince de Kiev

L’historien français d’origine russe Vladimir Vodoff et aujourd’hui son ancien élève Pierre Gonneau ont particulièrement étudié ce terme et cette fonction par une lecture très fouillées des textes des anciennes chroniques russes, recoupées avec des sources grecques, arabes ou latines. En Russie, un travail de même nature (étude philologique des textes) est fait par Fiodor Ouspensky, sur les noms des princes, les moments clés de leur vie etc. (cf. cours en russe http://arzamas.academy/courses/20 )

“Knjaz’” , mot traduit habituellement  par prince, signifie simplement “chef”. Dans les textes grecs c’est le mot “archonte” qui est employé. Le rôle du “prince” , chef d’une petite armée d’hommes qui lui sont attachés, est de défendre un territoire en échange d’une sorte d’impôt en nature. Il exerce ses fonctions sur un territoire rattaché à une ville fortifiée. Ce territoire que nous appelons principauté tire donc son nom de la ville-siège, parfois de deux villes (Principauté de Vladimir-Souzdal en Zaliessyé, par exemple, ou bien celle de Galicie-Volhynie, qui tire son nom des villes de Volhyn et Galitch).

Le prince de Kiev n’a d’abord pas de titre particulier, le terme de  “Grand Prince” pour le prince de Kiev, puis celui de Vladimir-sur-Kliazma, n’apparait pas avant le XII s. Il a cependant un rôle particulier parmi tous les princes de la Rus’.

Après une étude poussée des sources concernant les années 1146-1148, centrées sur la figure du prince à Novgorod et à Kiev, P. Gonneau, de l’École Pratique des Hautes Études,  peut écrire : ” Le prince de Kiev ne se contente pas de régner sur la capitale et d’être le chef moral de l’ensemble des terres russes. C’est lui qui établit le prince de Novgorod (…). Il distribue les principautés voisines de Kiev et y ajoute ou retranche des cités (…). Il envoie ses parents et vassaux exécuter des missions (…). Il organise quand le besoin s’en fait sentir un congrès (…) de princes (…). Il arbitre les querelles entre princes, à leur demande, et pour garantir la paix et la prospérité du pays. (…)  Il conclut la paix avec les voisins nomades de la Rus’, les Polovtses (…). Le prince de Kiev intervient aussi dans les affaires de l’Église (…). La vassalité envers le prince de Kiev doit se manifester par les honneurs qu’on lui rend (čest’ priložiti). Agir de son propre chef, en particulier pour disposer de fiefs à la suite d’un changement de souverain est un manquement grave à l’étiquette, sanctionnable par la confiscation (…). (Le texte complet du résumé du cours de P. Gonneau à l’EPHE, avec références des sources, est accessible ici : http://ashp.revues.org/306 )

3. La Rus’ est-elle un État unifié autour de Kiev de 882 à 1132 (soit pendant 150 ans), et éclaté ensuite en principautés indépendantes?

Dans le paragraphe ci-dessus, on a pu remarquer  que la description du rôle du Prince de Kiev est faite sur la base de documents décrivant les années 1146-1148, soit en pleine période dite du “morcellement féodal”. On peut donc constater que malgré la multiplication réelle de petites principautés, la prééminence de Kiev a bien perduré au delà de la fameuse date de 1132, sur tout le territoire de la Rus’ , que celui-ci soit actuellement russe ou Ukrainien. Mais qu’en est-il de la période antérieure à 1132 ?

A l’époque de Riourik  régnant à Novgorod (862-879), deux autres Varègues, Askold et Dir auraient pris par la force la direction de la ville de Kiev et des territoires . Le successeur de Riourik, Oleg, s’installe à Kiev en 882 en assassinant Askold et Dir, et transfère la capitale des Rus’ à Kiev.  La chronique rapporte qu’il la nomme alors “Mère des villes russes”, ce qui est un calque du grec “métropolis”.

Sous les règnes d’Oleg et de ses successeurs Igor, Olga et Sviatoslav (jusqu’en 972), il apparaît dans toutes les études  que la Rus’ s’organise comme un État unique, avec un unique souverain reconnu sur tout le territoire. Cependant cet État garde toujours un caractère “bipolaire”. La ville de Novgorod continue en effet à jouer un grand rôle pour le nord du pays, mais cette ville et sa principauté sont sous la dépendance du prince de Kiev.

Si on trouve dans les chroniques  la mention d’autres princes, il s’agit soit de personnes régnant sur des territoires indépendants de Kiev  (par exemple Polotsk, qui sera conquis par Vladimir, fils de Sviatoslav) soit de princes clairement subordonnés au prince de Kiev.

Les années 980-1054, celles de la monarchie de Vladimir et de son fils Yaroslav, peuvent être décrites aussi comme celle d’un monopole du pouvoir. Cependant la lutte de Vladimir contre ses frères (977- 980) pour l’accession au trône de Kiev suit déjà le schéma qui se répétera de génération en génération et fait apparaître la faille qui emportera le système deux siècles plus tard.

Quel est donc ce schéma de succession des princes russes et comment aboutit-il au “morcellement féodal”?

4. L’apparition des principautés et le morcellement du territoire

La succession sur le trône de Kiev obéit au principe du séniorat (appelé en russe “lestvičnoje pravo”, que l’on peut traduire par “droit des degrés”). Selon la formulation de Wikipédia , “le séniorat est, en droit des successions, une loi coutumière appliquée par la plupart des dynasties slaves du haut Moyen Âge, selon laquelle la couronne va au membre le plus âgé et/ou le plus compétent de la famille régnante.  Le successeur est habituellement désigné du vivant du roi en exercice”.

Le prince régnant répartit lui-même pouvoir et territoires entre ses descendants mâles , qui doivent reconnaître la prééminence d’un “ aîné ” qui siège à Kiev. Mais cet “aîné” n’est pas forcément le fils aîné du fils aîné : un oncle, un cousin ou un frère peut aussi prétendre au trône.

Fiodor Ouspensky (http://arzamas.academy/materials/691) décrit ainsi ce système: “La répartition des sièges parmi les Riourikides avait lieu selon le principe des degrés (“lestvičnyj princip”). Les sièges avaient chacun son rang, par exemple  Kiev était le siège principal, le deuxième en importance était  Novgorod, le troisième Tchernigov et ainsi de suite.” Ouspensky précise que la hiérarchie des villes inférieures à Kiev changea suivant les époques. “Quand un des princes mourait, son siège passait au suivant selon la hiérarchie, et théoriquement tous les princes de rang inférieur devaient alors changer de ville-siège. Étaient “exclus”  du système les enfants d’un prince qui n’avait pu obtenir le siège principal durant sa vie. Par exemple tout fils de prince dont le père mourait avant son propre père devenait un “izgoj”, un “exclu”.”

Ainsi tous les princes de Kiev du IX au XIII s. ont été auparavant prince d’au moins une autre ville. Par exemple,Vladimir Sviatoslavitch (Saint Vladimir) est d’abord prince de Novgorod, qu’il fuit en 977 quand il comprend que son frère veut s’en emparer par la force. Réfugié à la cour de Norvège, il reprend Novgorod et de là, prend Polotsk (alors indépendant de la Rus’ des descendants de Riourik) et enfin Kiev en 980.

Dès 1097, le système montre ses limites et pour éviter des guerres fratricides les princes se réunissent à Lioubetch.  Selon les termes de l’article “Congrès de Lioubetch” sur Wikipédia en français, “ils décident la formation de principautés autonomes en Russie, réunies sous l’autorité du prince de Kiev. La passation des pouvoirs de père en fils est systématiquement adoptée sauf pour le titre de grand-prince de Kiev qui sera toujours attribué selon l’ancienne règle.”
Ainsi au XII s. le célèbre Vladimir Monomaque est prince de Smolensk, puis de Tchernigov, puis de Pereïaslavl (près de Kiev), et enfin de Kiev même de 1113 à 1125. Son fils Mstislav est prince de Novgorod, prince de Rostov Veliki (dans le Zaliessyé) pendant un an, de nouveau à Novgorod puis à Belgorod avant de lui succéder à  Kiev de 1125 à 1132.
Et ce système  perdure après 1132, même après le transfert de la capitale à Vladimir-sur-Kliazma (1157) comme après  l’attaque des Mongols (1230). Par exemple au XIII s. Alexandre Nevsky, célèbre prince de Novgorod, cherchera à être reconnu  prince de Pereslavl-Zalesski (ville appelée aussi Pereïaslavl, mais située dans le Zaliessyé) puis Grand-prince de Kiev, et enfin comme couronnement de son parcours politique, Grand-prince de Vladimir, trois fonctions qu’il cumulera jusqu’à sa mort en 1263.

Ce système entraîne de nombreuses conséquences :

- Multiplication des rivalités et des guerres entre frères, entre oncles et neveux ou contre les “princes-exclus” qui cherchaient à s’emparer du trône de Kiev par la force.
- Chaque prince, quand il reçoit  un siège plus intéressant, cherche à laisser celui qu’il quitte à ses propres descendants, et non à ses jeunes frères. Comme le dit le Congrès de Lioubetch (1097) : « Que chacun reste sur les possessions de son père ».

- Quand il y a de nombreux fils, le territoire gouverné par leur père est alors morcelé entre eux, mais des morceaux peuvent être réunis suite à un décès. Aussi le nombre des principautés, leurs sièges et leurs frontières sont éminemment variables dans le temps. On peut ici (http://arzamas.academy/materials/709) visualiser le résultat entre 1015 et 1132 , soit avant même la date officielle du «morcellement».  Une recherche d’images sur Internet avec comme termes « principautés russes » renvoie des cartes aussi très éloquentes (mêmes si elles ne sont pas toutes tracées de façon aussi scientifique).

- Dans certaines principautés (Polotsk, Tver, la Galicie-Volhynie…)   se fondent très vite des branches dynastiques locales, ce qui donne plus d’indépendance à leur principauté, mais leurs princes ont quand même régulièrement des prétentions au trône de Kiev.

Ce système est donc par essence centré sur le siège de Kiev. Or il perd progressivement  de sa vigueur, de part son fonctionnement même,  avec la fondation de lignées féodales locales (décidée dès 1097 à Lioubetch). Et il s’éteint de lui-même parallèlement à l’affaiblissement de la ville de Kiev. Son destin semble lié à celui de Kiev. Aussi le morcellement du territoire de la Rus’ en multiples principautés est une réalité qui ne s’oppose pas au fait que Kiev reste le centre de cet État morcelé. On ne peut donc parler d’une séparation de la Principauté de Kiev en État indépendant du reste de la Rus’ .

Quand au XIV s. Kiev se retrouve sous la couronne Lituanienne, la principauté de Kiev (Kievskoje knjažestvo) n’existe déjà plus en tant que telle, car il n’y a plus de prince dans la ville : les héritiers du siège sont alors les princes de Galicie-Volhynie.

5. Y a-t-il eu transfert de la capitale de la Rus’ à une autre ville que Kiev?

A partir du XII s on constate le  transfert des forces vives du pays, depuis Kiev vers le Nord-Est, le Zaliessyé, appelé aussi à cette époque pays de Souzdal, mais aussi vers l’Ouest et la région de Galicie-Volhynie. L’invasion mongole (à partir du début du XIII s.) amplifie ce processus. En effet Kiev et sa région sont très vulnérables aux attaques des Mongols, qui installent une place forte au sud de la Volga, près de son embouchure.

Cependant, le phénomène ne démarre pas lors de l’invasion mongole : il a commencé aux XI et XII s.  sans doute sous la poussée des attaques de nomades Pétchénègues et Polovtses dans la même région du sud de la Rus’. De plus, le désintérêt pour la région de Kiev est amplifié à partir du XII s. par le déclin progressif du commerce avec l’Orient à travers Byzance. En effet c’est l’époque

Le déplacement de la capitale de la Rus’ à Vladimir-sur-Kliazma est décidé par le prince André Bogolioubski en 1157 non seulement pour suivre le changement de point de gravité du pays, mais aussi pour des raisons politiques : il désire s’affranchir de pouvoirs concurrent au sien, le “viétché” (assemblée des citadins, présente à Novgorod et Kiev, mais pas dans la “ville nouvelle” de Vladimir) et les boïars proches de son père, qui habitent Kiev.

Il s’agit  bien du transfert du siège du Prince qui exerce une autorité sur toutes les principautés de la Rus’ , donc un transfert de capitale, mais le déclin de l’ancienne capitale en est plus la conséquence que la raison. La prise  de Kiev qu’André Bogolioubski organise en 1169 signe le début du déclin de cette ville. Son pillage par le prince de Smolensk Riourik Rostislavitch  en 1203 puis par les mongols en 1240 ne font qu’accélérer son déclin.

Le transfert de capitale est scellé en 1299 par le déplacement de la chaire du Métropolite (chef de l’Église Orthodoxe de la Rus’) de Kiev à Vladimir.  Andreï Bogolioubski avait souhaité le faire dès 1157, mais n’en avait pas reçu l’autorisation du Patriarche de Constantinople. Ce siège sera de nouveau déplacé dès 1325 de Vladimir vers Moscou,  sous la règne d’Ivan Kalita. Ce fait traduit que dès cette époque les princes avaient réellement la volonté de déplacer la capitale, et non de fonder un nouvel État, car dans ce cas ils auraient demandé la création d’un nouveau siège métropolitain. 

La ruine consécutive aux invasions mongoles (à partir de 1230)  affaiblit définitivement la principauté de Kiev et entraînera sa division, par le passage au XIV s. d’un grande partie de ses territoires, et d’autres territoires de l’ouest de la Rus’, sous le pouvoir du royaume de  Lituanie. A partir de là commence les histoires séparées de l’Ukraine et de la Russie, qui se recroisent seulement au XVII s.

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Que pouvons – nous conclure de ces faits?

- La date de 1132 est la date officielle du passage d’un État uni à un État morcelé, mais en réalité il n’y a pas de changement brutal à cette date précise : le morcellement commence avant, et une certaine unité demeure après. 

En effet, dès la fin du X s. l’État de la Rus’  laisse apparaître les fêlures qui entraîneront le morcellement du territoire en de multiples principautés. Le décrire comme une État unifié est donc trompeur : il s’agit d’un État de type féodal, basé sur des liens personnels de type suzerain-vassal, et non un État centralisé de type moderne.

Mais le morcellement qui commence vers le XI s. ne signifie pas  la naissance d’États indépendants.  A partir de 980  et jusqu’au XIII s. inclus,  être prince de Kiev est une charge importante et  prestigieuse. Son pouvoir sur les autres principautés ne peut être nié. Et si à l’époque des Mongols, le pouvoir du “Grand Prince” est limité, la qualité de niveau suprême du pouvoir attribuées par les tous princes de la Rus’ aux sièges de Kiev et Vladimir est claire.

- Durant toute cette période, devenir Prince de Kiev est l’aboutissement d’un parcours politique qui commence dans des principautés plus ou moins éloignées,  situées actuellement sur les territoires de la Russie d’Europe, de la Biélorussie ou de l’Ukraine. A partir du XII s. le titre de Grand-Prince vient traduire  la prééminence du siège de Kiev sur tous les autres, prééminence qui était réelle dès 880.

- Les différents Princes et Grands-Princes sont tous plus ou moins descendants de Riourik, c’est en fait une même dynastie qui se répartit le pouvoir sur tout le territoire de la Rus’ , de Novgorod au nord à Kiev au sud, et de Rostov-Veliki, Vladimir et Souzdal à l’est jusqu’à Polotsk, Tver et Galitch à l’ouest.

- De plus, à partir de 988, la présence d’un unique métropolite pour l’ensemble du territoire de la Rus’, y compris les principautés les plus  indépendantes comme celle de Novgorod, est le signe que tous ces territoires étaient considérés à l’époque comme une seule entité à la fois politique, religieuse et culturelle.

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En résumé, durant toute l’existence de la Rus’ de Kiev , la principauté de Kiev :

- fait partie d’un ensemble de territoires qui ont des liens politiques entre eux  
- joue un rôle directeur sur ces territoires
- perd sa prééminence au XII s. mais reste une “valeur politique”  jusqu’au XIV s. où ses territoires et la ville de Kiev passent au royaume de Lituanie. 

La Rus’ est donc bien un État organisé autour de sa capitale Kiev,  mais un État féodal, dans lequel on ne peut trouver un État centralisé de type moderne.

Quant aux territoires concernés par cet État, ils s’étendent principalement sur les territoires actuels de la Russie européenne, de l’Ukraine et de la Biélorussie. La Rus’ dite “de Kiev” du fait de sa capitale est bien l’ancêtre de ces trois pays actuels, dont les différences linguistiques et culturelles sont issues de leur histoire à partir du XIV s., et non avant.

Si la version russe de l’histoire de la Rus’ manque souvent de nuances et n’est pas exempte de calcul politique et géopolitique, les versions qui veulent faire de l’Ukraine un État existant dès le Moyen-âge  s’éloignent dangereusement de la réalité des faits.

Le problème est, à nos yeux, que l’Ukraine ait besoin pour justifier ses choix actuels de se savoir exister en tant que Nation séparée des Russes depuis les origines. Son histoire à partir du XIV s. , l’indéniable influence polonaise et occidentale qui l’a alors marquée dans sa religion, sa culture et sa langue, sont bien suffisantes pour expliquer sa spécificité et son besoin de trouver sa propre voie de développement, non inféodée à la Russie. 

L’Ukraine, en tant qu’État, va pouvoir bientôt fêter ses 100 ans, puisque que le premier État Ukrainien date du mois de novembre 1917. Dire qu’avant cette date l’Ukraine était une région et non un État n’enlève aucune dignité à ce pays, qui après un riche passé préhistorique et protohistorique, possède aussi une très riche histoire lisible depuis le IX s. et jusqu’à nos jours.

Quant au fait de justifier un choix politique par l’histoire ancienne, c’est hélas un défaut récurrent chez tous les dirigeants. En  parodiant Alexandre Dumas, nous dirons que contrairement aux romanciers, les politiques, en violant l’histoire, ne lui font certes pas de beaux enfants, mais engendrent trop souvent des monstres.

Marie PASCAL

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Note sur la transcription des noms russes : 

Cet article étant destiné à un public de non-spécialistes, nous avons sciemment choisi de ne pas utiliser de transcription scientifique pour les noms propres, mais d’utiliser la transcription française habituelle. Seuls les mots noms communs employés (et expliqués dans le corps de l’article) sont translittéré selon les recommandations scientifiques : par exemple knjaz’,  knjažestvo , ainsi que le nom de la Rus’.

Sources consultées

- “Aide-mémoire d’histoire russe” (en russe), G. Nagaeva, Ed. Feniks, Rostov-sur-le-Don, 2014

- “Histoire nationale en schémas et tableaux” (en russe), V.V Kirillov, Ed. Eksmo, Moscou, 2015

- Cours de Fiodor Ouspensky sur le site Arzamas :  Cours N°20 “Naissance, amour et mort des princes russes”  http://arzamas.academy/courses/20 (En particulier la carte interactive “Les principautés de la Rus’ entre 1015 et 1132″ http://arzamas.academy/materials/709 et l’ “Anti-sèche : Tout ce qu’il faut savoir sur les Riourikides” : http://arzamas.academy/materials/691 )

- http://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/%C3%89tat_de_Kiev/127474

- Vladimir Vodoff ,  Naissance de la Chrétienté russe ,  Fayard , 1988

- Pierre Gonneau, “ Histoire et conscience historique des pays russes ”, Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 139 | 2008, mis en ligne le 05 janvier 2009, consulté le 01 juillet 2015. URL : http://ashp.revues.org/306

- Pierre Gonneau, “ Histoire et conscience historique des pays russes ”, Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 141 | 2011, mis en ligne le 24 février 2011, consulté le 01 juillet 2015. URL : http://ashp.revues.org/1013

- Marie-Karine Schaub, “ Pierre Gonneau, Aleksandr Lavrov, Des Rhôs à la Russie ” (recension de livre), Cahiers du monde russe [En ligne], 53/4 | 2012, mis en ligne le 02 décembre 2013, Consulté le 01 juillet 2015. URL : http://monderusse.revues.org/7846

- Articles Wikipédia cités :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Congr%C3%A8s_de_Lioubetch (article en français sur le Congrès de Lioubetch)

https://uk.wikipedia.org/wiki/%D0%A3%D0%BA%D1%80%D0%B0%D1%97%D0%BD%D1%86%D1%96 (article «les Ukrainiens» en ukrainien)

L’auteur 

Marie PASCAL est professeur certifié de russe. Lors de ses études à Paris dans les années 1980, elle a commencé une spécialisation en histoire de la Russie ancienne avant  de se tourner  vers l’enseignement secondaire.

” Je n’aurai jamais pensé que ces histoires de successions princières complexes pourraient intéresser qui que ce soit en France en dehors de quelques initiés. La crise ukrainienne, les questions que me posent certains élèves d’origine russe ou ukrainienne, et  finalement la conférence a-scientifique de Bernard Henri – Lévy en avril 2015 m’ont convaincue de me replonger sérieusement dans l’histoire de la Rus’, qui est toujours restée ma passion et en quelque sorte mon violon d’Ingres. ”

Source: http://www.les-crises.fr/critique-argumentee-de-certaines-relectures-politiques-de-lhistoire-tant-russes-quukrainiennes-par-marie-pascal/