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Laurent Louis, le député pour qui personne n’a voté

Monday 10 March 2014 at 19:17

BELGIUM POLITICS CHAMBER PLENARY SESSION

Le député belge Laurent Louis est tellement particulier que, lorsque j’ai publié un billet humoristique prétendant qu’il n’existait pas, certains m’ont pris au premier degré. Pourtant, Laurent Louis existe bel et bien et est député fédéral, élu, représentant du peuple. « C’est que les gens votent pour lui ! », entends-je souvent. Et bien non. Car Laurent Louis a cette particularité d’être un véritable accident de la démocratie. Personne, ou presque, n’a jamais voté pour lui. Comment est-ce possible ? Comment est-il arrivé là ? Laurent Louis est le fruit d’une série de hasards que je vous invite à découvrir dans cet article pour une fois sérieux et véridique.

Rudy Aernoudt, brillant politique

L’histoire commence avec Rudy Aernoudt, brillant intellectuel libéral flamand. À travers plusieurs livres, Rudy Aernoudt est l’une des très rares personnalités flamandes à promouvoir l’union de la Belgique, chiffres à l’appui. Il est également l’un des très rares belges à faire carrière des deux côtés de la frontière linguistique en étant tour à tour chef de cabinet de Serge Kubla, ministre MR (droite libérale francophone) puis de Fintje Moerman, ministre OpenVLD (droite libérale néerlandophone).

Qu’on soit d’accord ou pas avec ses idées, Rudy Aernoudt apparaît comme un homme intelligent, proposant des idées originales et soutenant sa réflexion avec des analyses techniques poussées. Loin d’être un tribun, il reste un excellent orateur à l’humour détonnant.

L’homme et ses idées commencent à prendre de plus en plus de place au MR, ce qui fait grincer quelques dents. La raison ? Le MR s’est créé comme la coalition de trois partis : le PRL (libéraux francophones), le MCC (mouvement né d’une dissidence du parti social-chrétien) et le FDF (parti prônant la défense des droits des francophones). Or, il est évident que les idées d’union nationale de Rudy Aernoudt ne plaisent pas au FDF dont le fond de commerce se base sur une certaine animosité envers les flamands. Pire : Rudy Aernoudt est lui-même flamand et il tente de mettre en place un parti à l’intérieur du MR, LiDé, qui serait au même niveau que le PRL, le MCC ou le FDF. Inacceptable !

Le MR doit donc faire un choix : se séparer d’un électron libre brillant ou se couper d’une base d’électeurs importantes, le FDF étant un gros faiseur de voix à Bruxelles. À la tête du parti, le calcul électoral est vite fait et, en 2009, Rudy Aernoudt quitte le MR. Cette décision se révélera, à long terme, un mauvais choix, le FDF quittant malgré tout le MR en 2011. L’un des effets indirects de ce choix sera, en 2010, l’élection de Laurent Louis. Que se serait-il passé si le MR avait choisi de garder Aernoudt et de consommer sa scission avec le FDF dès 2009 ? Intéressant sujet d’uchronie.

Rudy Aernoudt, piètre politicien

Rudy Aernoudt s’est révélé brillant analyste, orateur séduisant. Une frange d’intellectuels et de personnalités influentes le soutient et l’encourage. Il décide donc de faire de LiDé un parti autonome. LiDé, contraction de Libéral et Démocrate, est, selon certains militants, un parti écologiste de droite, le pendant libéral d’Écolo.

belgarudy

Rudy Aernoudt au lancement de LiDé.

Hélas, si Rudy Aernoudt fait fureur dans les salons acquis à sa cause, il se révèle un piètre meneur, incapable de compter avec les ambitions individuelles et la gestion journalière d’un parti. En mars 2009, les quelques membres du parti excluent Rudy Aernoudt de LiDé, son propre parti, arguant qu’il décidait tout tout seul. Sans meneur, sans membres, LiDé ne se présentera jamais à aucune élection. Dans sa carrière, Rudy Aernoudt sera évincé de trois partis dont deux qu’il a lui-même créés. Ce record n’est pour le moment pas égalé mais Laurent Louis y travaille fermement.

Modrikamen, une rencontre de vacances

Parti en vacances pour se reposer de ces émotions, Rudy Aernoudt croise, complètement par hasard, une autre personnalité belge du moment, l’avocat Mischaël Modrikamen. Modrikamen s’est fait connaître en prenant la défense des petits actionnaires de la banque Fortis contre l’état belge lors du Fortisgate, scandale qui mènera à la démission du gouvernement.

Les deux hommes sympathisent et décident de créer un parti politique de droite, le Parti Populaire. Modrikamen apportera son réseau et des fonds, Aernoudt apportera un programme économique et une caution politique. Dans les co-fondateurs du parti, on trouve également Nathalie Noiret, collaboratrice de longue date de Rudy Aernoudt et Chemsi Chéref-Khan, intellectuel laïque de culture musulmane.

partipopulaire

Nathalie Noiret, Mischaël Modrikamen, Chemsi Chéref-Khan et Rudy Aernoudt sur la toute première photo officielle diffusée sur le site du parti.

 Cependant, le style des deux hommes est fort différent. Aernoudt est progressiste, humaniste. Il analyse et ne tire jamais de conclusions hâtives. Modrikamen, au contraire, est réactionnaire, populiste et cherche à se rapprocher ouvertement de Marine Le Pen. L’alliance entre les deux hommes parait donc contre-nature, à tel point que même les plus farouches partisans du Parti Populaire se définissent, en public, comme « tendance Aernoudt » ou « tendance Modri ».

Les premières élections du Parti Populaire

Le souhait le plus cher d’Aernoudt est l’établissement d’une circonscription fédérale unique, permettant à tous les belges de voter pour n’importe quel autre belge, sans distinction de langue. En toute logique, il se place en tête de liste au sénat, ce qui lui permet d’être candidat dans la Wallonie toute entière et non pas dans une seule circonscription. Le choix est essentiellement idéologique.

Modrikamen, lui, se place en tête de liste au parlement fédéral dans la circonscription de Bruxelles. Contrairement à Aernoudt, il s’agit d’un choix pragmatique. Cela lui permet de concentrer sa campagne sur Bruxelles et, éventuellement, de bénéficier des voix du Brabant-Wallon grâce au mécanisme très complexe de l’apparentement. D’ailleurs, contrairement à Aernoudt qui se fait étonnamment discret, Modrikamen mène sans relâche une campagne de terrain dans la rue et sur les marchés.

En Brabant-Wallon, la tête de liste au parlement fédéral devrait logiquement être Nathalie Noiret, co-fondatrice du Parti Populaire. Bien qu’inconnue du grand public, la jeune femme est intelligente et une collaboratrice de longue date de Rudy Aernoudt. Sa participation à la création du parti en fait la candidate de choix. Cependant, elle ne cherche pas spécialement à être sur les listes et ne semble pas avoir une ambition politique particulière. Un militant particulièrement actif, Olivier Baum, se dit prêt à être tête de liste en Brabant-Wallon.

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Nathalie Noiret, Mischaël Modrikamen et Rudy Aernoudt au lancement du Parti Populaire.

Modrikamen sait que l’apparentement peut, au lieu de le favoriser à Bruxelles en prenant les voix du Brabant-Wallon, avoir l’effet exactement inverse en donnant ses propres voix à la liste du BW. Si la situation semble peu probable, le risque est réel que Nathalie Noiret devienne la seule et unique élue du Parti Populaire. La loyauté de Noiret envers Aernoudt est inébranlable. En cas de désaccord entre Modrikamen et Aernoudt, cette situation donnerait un avantage de poids à Aernoudt. Quand à Olivier Baum, il semble également être de la ligne « Aernoudt ».

Le jour du dépôt officiel des listes arrive. Aernoudt, affichant son habituelle insouciance, est en voyage à l’étranger. Modrikamen prend la liberté de concevoir seul la liste du Brabant-Wallon et de la déposer officiellement sans en avertir quiconque. En tête de liste il place un militant de Nivelles qu’il pense lui être fidèle, Laurent Louis. Laurent Louis a d’ailleurs montré sa motivation en participant à la plupart des meetings du Parti Populaire.

Laurent Louis, une piètre réputation

Piètre psychologue, Modrikamen se fie uniquement à l’apparente motivation du jeune homme. Pourtant, Laurent Louis est un ancien membre actif des jeunes MR, où il a laissé l’image d’une personne peu intelligente, prompte à dégainer des réflexions de bas étage à la limite du populisme voire du racisme. Lorsqu’il a décidé de quitter le MR, personne ne l’a regretté et il fut vite oublié. Son image ne s’est guère améliorée après quelques mois au Parti Populaire. En aparté, certains co-militants le traitent volontiers d’abruti. Sourd aux critiques, Modrikamen voit en Laurent Louis un des meilleurs espoirs politiques du PP, tirant expérience et réseau de relations de ses années au MR.

aernoudt-louis

 Aernoudt au sénat, Louis à la chambre. Photo issue de Tractothéque.

Découvrant avec colère sa place sur les listes après leur dépôt officiel, Nathalie Noiret cherche à retirer sa candidature, ne souhaitant pas figurer derrière un personnage comme Laurent Louis. Malheureusement, ce n’est pas possible sans invalider toute la liste. Elle se contentera de mener une non-campagne, demandant à ses contacts de ne pas voter pour elle afin que ses voix n’aillent pas à Laurent Louis.

La surprise de 2010

Grâce à la campagne intensive de Modrikamen, qui passe son temps à se plaindre de n’avoir aucune visibilité médiatique, le Parti Populaire acquiert… une très belle visibilité. En fait, le Parti Populaire se taille une visibilité comme n’en a encore jamais eue un nouveau parti se présentant pour la première fois.

À Bruxelles, Modrikamen doit pourtant se contenter d’un décevant 2.37%. En Brabant-Wallon, contre toute attente, le Parti Populaire signe un réjouissant 5.04%. Mais les votes sont essentiellement des votes pour la liste. Malgré sa place de tête de liste, Laurent Louis n’attire que 1345 voix, ce qui est très peu pour une tête de liste. À titre de comparaison, Nathalie Noiret, seconde sur la liste, obtiendra 1064 voix malgré son anti-campagne (sans compter les 519 autres voix qui viennent soutenir sa place de première suppléante).

Cependant, le dernier siège du Brabant-Wallon doit revenir logiquement à Sylvie Roberti, tête de liste CDH (chrétien humaniste) et ses 7875 voix. Le CDH a fait 12.89% des voix en Brabant-Wallon.

Hélas, c’est sans compter avec le mécanisme complexe de l’apparentement. Le CDH ayant obtenu deux sièges à Bruxelles et zéro pour le Parti Populaire, les voix du PP à Bruxelles sont transférées vers le Brabant-Wallon, donnant, à la surprise générale, le siège au Parti Populaire.

laul2Laurent Louis, le lendemain de son élection.

Sylvie Roberti et Nathalie Noiret voient avec colère Laurent Louis pavoiser sur la grand place de Nivelles devant les caméras. Selon beaucoup d’observateurs, les deux jeunes femmes, brillantes, actives, intelligentes avaient chacune l’étoffe d’un excellent parlementaire. Laurent Louis, lui, n’a toujours pas compris par quel hasard il a été élu.

L’après 2010

La suite de l’histoire est relativement bien connue. Laurent Louis se révèle très vite incontrôlable. Rudy Aernoudt le désavoue suite à des propos racistes sur les roms. Modrikamen saisit l’opportunité pour se débarrasser d’Aernoudt en soutenant son député. Il espère encore garder de l’emprise sur Laurent Louis et en faire un homme de paille. S’il avait été intelligent, Laurent Louis aurait très vite compris qu’il avait tout intérêt à s’allier avec Modrikamen, de profiter de cette aubaine pour lancer une longue carrière comme figure de proue du Parti Populaire.

Hélas, l’intelligence, c’est justement ce qui manque à Laurent Louis. Grisé par son élection, qu’il pense ne devoir qu’à lui-même et à ses qualités de politicien, il est finalement exclu du Parti Populaire et devient député indépendant.

Il crée son propre parti, le MLD, qui se présente aux élections communales en 2012. Le MLD tente notamment de conquérir l’électorat congolais. Tête de liste à Nivelles, Laurent Louis obtient… 133 votes, le MLD faisant 1.85% des voix. Par comparaison, votre serviteur, dans une commune de taille similaire, à obtenu 162 votes sur la liste Pirate qui a fait 5.16% des voix.

Laurent Louis est très déçu. Il dissout le MLD. L’électorat congolais n’étant visiblement pas rentable, il cherche ailleurs et rejoint le parti Islam. Il en sera vite exclus et, s’inspirant de Dieudonné, crée le parti Debout les Belges qu’il espère présenter aux élections en 2014.

Deux erreurs de jugement et un flagrant manque d’intelligence

Les frasques de Laurent Louis pousseront certains parlementaires à demander une expertise psychiatrique afin de savoir si, à tout hasard, l’individu ne serait pas fou. Ma théorie personnelle est toute autre : Laurent Louis n’est pas fou, il est tout simplement très peu intelligent. Étant peu intelligent, il n’agit pas rationnellement. Toute personne tentant de pointer les failles dans son raisonnement se verra traiter de complicité avec le grand complot organisé par les quatre grands partis à la solde des pédophiles. Toute discussion est impossible.

Le MR a fait une erreur de jugement en excluant Aernoudt, ce qui a conduit à la création du Parti Populaire. Modrikamen a également fait une erreur en pensant pouvoir contrôler Laurent Louis, situation qui aurait été bénéfique aux deux hommes. Mais Laurent Louis n’a pas eu l’intelligence de l’accepter.

Les deux fois où Laurent Louis s’est présenté devant les électeurs, il a obtenu 1345 voix (sur 270.000 votants) et 133 voix (sur 20.000 votants). Laurent Louis n’est donc pas populaire, il ne représente pas les électeurs. Certains voient en lui un homme qui dit tout haut ce que personne n’ose dire. C’est normal, les gens intelligents n’osent pas sortir de telles conneries.

Si le discours anti-système et le soutien de Dieudonné, qui est étranger à la situation belge, donnent un semblant de légitimité à Laurent Louis, il faut remarquer que personne, ou presque, n’a voté pour lui et qu’en 4 ans au poste de parlementaire, il n’a jamais fait la moindre action constructive, la moindre remarque sensée. Il n’a jamais émis la moindre proposition visant à améliorer la vie de ses concitoyens.

Pourtant, après quatre années au service de nos zygomatiques, Laurent Louis crée un sentiment diffus. Non, on ne peut décidément pas voter pour ce guignol. Oui, c’est un peu la honte de voir les autres pays en parler comme d’un parlementaire belge typique. Oui, on a parfois pitié des parlementaires qui se voient infliger les discours incohérents de l’individu.

Mais, au fond, est-ce qu’il ne va pas nous manquer ?

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Source: http://ploum.net/laurent-louis-le-depute-pour-qui-personne-na-vote/


Printeurs 19

Friday 7 March 2014 at 18:09

couloir
Ceci est le billet 19 sur 19 dans la série Printeurs

— Il n’y aura pas de ravitaillement ce mois-ci, G89.
Malgré la surprise, je ne laisse échapper le moindre son, le moindre tressaillement. F1 sait pourtant que le rendement de mon équipe s’est amélioré. Les chiffres s’étalent sous ses yeux, sans discussion possible. Répondant à ma muette requête, il poursuit :
— Je sais ! Ton rendement a augmenté. Mais pas assez. Il n’a pas augmenté assez.
Je ne réponds rien. Je ferme un instant les yeux. Mon super pouvoir se serait-il émoussé ?
— Et puis il y a le 612 qui a posé pas mal de problèmes…
612, le vieux. Sa philosophie, ses rêves, ses histoires. Tout en lui était une insulte à l’efficacité de la ligne de production. Mais j’ai résolu le problème. Lorsque j’ai surpris 612 en train de raconter, j’ai sorti ma matraque. J’ai frappé. J’ai frappé jusqu’à ce que les muscles me fassent mal, jusqu’à ce que mes coups résonnent sur le plancher à travers la carcasse décomposée. Sans haine, sans colère. Un exercice physique exécuté de façon mécanique. Une simple amélioration du rendement. J’ai désigné deux travailleurs qui ont porté ce tas de chair sanglante vers la salle de rebut. L’odeur était affreuse mais j’ai tenu à les accompagner. Sans pouvoir me l’expliquer, je pensais qu’il était important que j’assiste à la disparition du vieux, à son ultime décomposition dans l’immense cuve de merde et de déchets. Sous le crâne sanguinolent, j’ai aperçu un sourire, un ultime adieu. Ses derniers mots résonnait encore à mes oreilles. Entre deux craquements des os de son crâne, il avait murmuré : « Courage, continue ! » et puis, dans un dernier souffle, « Merci ! ».

Le problème 612 avait été résolu. La productivité s’en était améliorée. F1 m’avait félicité. Mais je gardais en moi une étrange sensation, un inexplicable sentiment. L’image d’un cadavre souriant disparaissant à jamais dans une tonne d’excréments nauséabonds.

F1 m’avait félicité. Aujourd’hui, il se sent obligé de se justifier, de m’accabler. Je sens flotter dans l’air ce subtil parfum, ce frisson délicieusement familier. Ma vieille amie, ma seule et unique mère. La peur ! Mon super pouvoir !
— Désolé G89. Il faudra tenir sur les réserves. Choisis les ouvriers les moins rentables et utilise les comme rations de survie pour les autres.

Une porte s’ouvre. Immédiatement, je me mets au garde à vous. Flanqué de deux gardes, le contremaître fait son entrée. F1 me congédie d’un geste bref.
— Qu’il reste, l’interrompt le contre-maître. Après tout, n’est-il pas le seul et unique gardien qui soit arrivé à augmenter le rendement de sa chaîne malgré les restrictions ?
— Oui contremaître, balbutie à contre cœur F1.
— Si le non ravitaillement est une juste punition pour tous les autres, celui-ci devrait faire figure d’exception.
— En effet contremaître, mais…
F1 se tord les mains, hésite, danse d’un pieds sur l’autre.
— Vous savez comme moi que ce n’est pas possible. Le ravitaillement extérieur ne nous est pas parvenu.
— Je sais tout cela. Je sors de l’assemblée des contremaîtres. Certains parlent de ne pas envoyer la marchandise.
F1 frissonne.
— Les salauds, ils nous tiennent par les couilles !
— Mais j’ai peut-être une solution. Comme il s’appelle ton petit prodige ?
D’un doigt distrait, le contremaître me pointe comme un objet inerte, oublié dans un coin.
— G89, répond F1. Mais méfiez-vous, c’est un ancien travailleur. Il n’est pas éduqué, ses réactions peuvent être imprévisibles. Ce sont de vrais animaux sauvages, vous savez ?
Le contremaître ne répond pas. Il fait un signe du doigt aux deux policiers qui me saisissent fermement les bras et m’entraînent hors de la pièce, dans un couloir où je n’avais jusqu’à présent jamais pénétré. Des carreaux blancs reflètent une lumière blafarde tandis qu’un sol caoutchouteux, aseptisé, étouffe le claquement des semelles. À un croisement, un groupe de contremaîtres nous attend. Ils sont beaux, propres, sévères. Une femme se dégage et me dévisage. Elle a un froncement du nez et ses narines palpitent un instant.
— C’est toi le gardien qui a augmenté la production dans l’usine de Sinad ?
— Oui chef, bégayé-je un peu surpris, ignorant ce que Sinad signifie.
Une femme ! Il y a donc des femmes parmi les contremaîtres ! Dans mon univers, les femmes ne sont que des travailleurs au rendement parfois altéré par la grossesse. Il me semblait clair que les femmes ne peuvent pas être gardien. Quand à contremaître, jusqu’à cette minute, j’ignorais qu’il puisse y en avoir plusieurs. Des pas derrière moi me font sursauter. Mon contremaître ! Celui que je connais si bien ! Le visage familier me rassure. La femme lui adresse immédiatement la parole.
— Ah, Sinad ! C’est donc ton protégé ? Qu’est-ce qu’il pue ! Quelle infection !
— Comme tous les travailleurs, ma chère. Tout le monde n’a pas la chance de diriger l’assemblée des contremaîtres et de garder son odorat sensible bien au chaud dans un bureau. Cela vous donne un aperçu du quotidien que les petites mains comme moi subissent chaque jour !
— Ta gueule Sinad ! Ta jalousie est déplacée. Nous devons être solidaires. Est-ce qu’il sait ce qu’on attend de lui ?
— Non, je comptais sur vous pour le lui apprendre, très chère.
Elle pousse un profond soupir et se tourne vers moi.
— Suivez-ce couloir ! Au fond, se trouve un sas. Derrière ce sas, vous embarquerez avec la cargaison. Une seule personne peut embarquer, la procédure est détaillée sur des panneaux illustrés. Une fois en place, vous ne bougerez plus tant que vous n’en aurez pas reçu l’ordre. Est-ce clair ?
Je baisse les yeux.
— Oui chef !
— À l’arrivée, ta seule et unique mission est de convaincre les commanditaires que, sans ravitaillement, la production n’est tout simplement plus possible. Tu me comprends ?
— Oui chef !
Une voix s’élève du groupe de contremaîtres. Une femme ridée, aux longs cheveux blancs, prend la parole.
— Pourquoi ne pas y envoyer l’un d’entre nous ?
— Nous en avons déjà discuté mille fois, Varva. Tu radotes ! Qui d’entre-vous aurait la confiance du groupe entier ? Vous n’êtes que des larves égocentriques. À peine sorti d’ici, vous en oublierez jusqu’à notre existence. Et je vous rappelle que nous avons été condamnés. Le moindre drone qui nous trouve dehors nous détruira à vue, sans sommation.
Mon contremaître intervient.
— G89 est un ancien travailleur. Il n’a pas de condamnation. Il ne risque donc rien. Son monde est ici. Il fera tout pour le protéger. N’est-ce pas G89 ?
En prononçant cette dernière phrase, il m’adressé un regard. Ses lèvres ont tremblé un instant. La peur. Mon super pouvoir est à l’œuvre. Je jubile intérieurement mais mon visage reste entièrement fermé, les yeux rivés sur la pointe de mes chaussures.
— Oui chef !
La contremaître en chef se tourne vers les deux policiers qui se tiennent toujours à mes côtés.
— Amenez-le au sas !
Ils frissonnent, une vague de terreur pure transparaît dans leurs yeux.
— Mais, contremaître, c’est proche de l’extérieur…
— Est-ce bien nécessaire contre-maître ? D’habitude, le chargement est automatique, plus personne n’utilise le sas.
Je sens une colère profonde sur le point d’exploser, un conflit, un risque potentiel de voir la situation m’échapper. La contremaître a levé la main, mon contremaître semble désemparé. Je murmure doucement, comme si je m’adressais à mes pieds.
— Je pense pouvoir y aller seul, contre-maître. J’ai compris ma mission.
Après un instant d’arrêt, les bras redescendent. Autour de moi, les policiers poussent un profond soupir de soulagement.
— C’est bon, vas-y !
La contremaître me darde de ses yeux cruels. Elle me toise de toute sa supériorité.
— Souviens-toi de ta mission ! S’il n’envoient pas le ravitaillement, tu le paieras très cher. Tu as intérêt à réussir !
Les menaces. La peur. La colère. Mes tendres, merveilleuses amies. Vous revoilà ! J’ai gagné.

Obéissant, je m’enfonce aussitôt dans le couloir. Sans un bruit, sans un souffle, tous m’accompagnent du regard. Je touche des doigts le sas métallique. Obéissant aux instructions dessinées, j’ouvre et referme derrière moi la lourde porte, sans esquisser le moindre coup d’œil vers les contre-maîtres.

Des combinaisons poussiéreuses pendent à des crochets. Guidé par les muets hiéroglyphes, j’enfile la première et vérifie l’étanchéité des jointures. Je complète cette étrange attirail en scellant un casque entièrement transparent sur le collier de la combinaison. Une poussière noire, gluante recouvre mes gants. L’extérieur doit être bien terrifiant pour nécessiter un tel équipage et effrayer à ce point les policiers. Mais la peur et la douleur ont toujours été mes alliées. Les sentir près de moi me rassure. Après une dernière vérification, j’ouvre la seconde porte du sas.

Mes yeux hurlent, mon cœur s’arrête, le monde s’évapore dans un tourbillon infini.

 

Photo par Mark Sanderson.

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Source: http://ploum.net/printeurs-19/


Printeurs 18

Tuesday 4 March 2014 at 10:58

couleurs
Ceci est le billet 18 sur 19 dans la série Printeurs

Devant moi se dresse une créature au visage hideux, déchiqueté. Les lambeaux de chair calcinés pendent et recouvrent des plaques métalliques. Un tuyau et quelques câbles relient une gorge sanguinolente à un boîtier électronique. Les orbites m’offrent le spectacle de deux petits objectifs de caméra dont les fils électriques pénètrent directement dans la peau. Devant cette vision d’horreur, je recule de quelques pas. Un main écorchée se tend vers moi tandis que, du boîtier, grésille l’interjection maintes fois répétées :
— Arrêtez !

Mes poings se serrent, mes muscles se contractent, prêts au combat. La créature me jette un rictus désespéré et, de l’index, indique le sommet de son crâne sur lequel quelques cheveux courts dessinent une crête d’Iroquois.
— Max !
Je chavire. De la main, je me rattrape sur une armoire.
— Max ? Est-ce bien toi ?
L’être affreusement mutilé acquiesce de la tête. Mon esprit est tiraillé entre la surprise, le plaisir de retrouver Max en vie et l’effroyable aspect de son corps.
— Max ! Que t’est-il arrivé ?
Pointant du doigt le boîtier électronique relié à sa gorge, il me répond d’un simple :
— Arrêtez !
Je lui tends ma tablette et il se met à pianoter furieusement.
— Lorsque tu es sorti de chez moi, tu as laissé tombé le mot de passe pour le chan IRC. J’ai voulu te suivre pour te le donner. Cela m’a sauvé la vie, j’étais dans le couloir lorsque mon appartement a explosé.
D’un regard, je l’encourage à continuer.
— J’étais gravement brûlé et blessé. Un voisin m’a récupéré avant les services de secours officiels. Si j’étais visé, ils allaient forcément m’achever, je devais leur échapper. En bon bio-hacker, mon voisin m’a retapé en vitesse avec les moyens du bord. Il a remplacé ce qui avait été détruit, les yeux, un poumon, la rate, certains muscles. Il m’a ensuite enduit le corps d’un polymère protecteur et isolant. Ce n’est pas très esthétique mais cela a l’avantage d’être rapide et de désensibiliser les nerfs.
— Mais… Ta voix ? demandé-je.
— J’ai eu le larynx broyé. Il m’a greffé un respirateur-synthétiseur. Mais le firmware est bugué, il a planté après quelques heures. J’ai l’impression d’être un disque rayé.
— Max, soupiré-je, tu ne peux imaginer comme je suis content de te savoir en vie. Mais pourquoi m’avoir suivi sans te montrer ?
— Tu étais la cible de l’attentat. Et le seul indice de ta présence chez moi a été notre requête à propos d’Eva. D’une manière ou d’une autre, notre conversation sur IRC a été interceptée. Le nom d’Eva a déclenché une procédure d’alerte. Tu étais en danger. Étant officiellement mort, je pouvais être un allié précieux si je restais dans l’ombre.
— Mais comment m’as-tu retrouvé ?
— Je me suis contenté de t’attendre en bas de chez Georges Farreck. Tu devais t’y rendre tôt ou tard.
— Max, je ne sais comment te remercier !
— Oublie les effusions. Le temps est compté. Mets-moi simplement au courant.

En quelques mots, je retrace mon aventure. L’arrivée chez Georges Farreck, l’essai de notre printeur sur un verre de Whisky puis sur le roi Arthur, la mort d’Eva, l’aide inopinée d’Isa ainsi que la conversation sur IRC avec FatNerdz.
— Eva n’existe pas officiellement. Cela n’a aucun sens. Un être humain est, dès sa naissance, dans toutes les bases de données mondiales. Comment est-ce possible ? J’en viens à douter d’avoir connu Eva !
Se saisissant de la tablette, Max m’interrompt.
— Et si elle avait été récemment effacée des bases de données ?
Je reste un instant interdit. Cela serait trop gros, trop énorme. Cela impliquerait tellement de complicités à tous les niveaux.
— Peut-être que l’explication est derrière l’azote, ajouté-je.

Sous le regard électronique de Max, je me lève et me dirige vers le fond du laboratoire. Tel un monolithe, le sombre parallélépipède du frigo se dresse contre le mur. Derrière l’azote ! L’étrangeté de cette réserve inutile m’apparaît à présent dans toute sa netteté. Max s’approche. À deux, nous tentons de déplacer la masse imposante. Rien n’y fait, elle est comme soudée à la paroi. Reculant d’un pas, j’ouvre la porte. Une fumée glaciale nous frappe le visage. Les bonbonnes d’azote nous apparaissent comme une rangée de soldats parfaitement figés dans une immobilité cryogénique. Max avance une main et donne une poussée brusque. À ma grande stupeur, les bonbonnes semblent s’enfoncer dans le mur en pivotant. Une porte ! Il y a une porte de l’autre côté du frigo !

Dans un nuage de fumée, nous pénétrons dans une pièce aveugle, dépourvue du moindre ameublement. La brique des murs est entièrement nue. Du plafond, une ampoule à phosphorescence laisse tomber une lumière blafarde. Au milieu de cet espace désert se dresse un équipement que je reconnais immédiatement.
— Un printeur et un scanner multi-modal !
L’appareillage est complet, l’ordinateur de contrôle semble en parfait état. Longue de deux mètres et large de cinquante centimètres, la cuve du printeur est la plus longue que j’ai jamais vue. Le lit du scanner possède les mêmes dimensions démesurées. Je contemple un instant les reflets moirés qui dansent dans la cuve, reflétant des millions de couleurs au hasard de la pérégrination des atomes dans leur périple brownien.

En quelques mots, j’explique à Max le principe du printeur. Il semble l’étudier avec intérêt avant de se relever. Avec assurance, il me pousse vers le scanner et m’indique, par geste, de m’allonger. Je souris nerveusement.
— Oui Max, je sais ce que tu penses. Je pourrais me scanner. Mais nous avons montré avec le roi Arthur que ce n’est pas possible.
Max se fait insistant. Secouant négativement la tête, il accentue sa pression sur mes épaules.
— Mais je te dis que…
Je m’arrête, interdit.
— Tu veux dire que…
Il acquiesce. La voix d’Eva me revient soudain à l’esprit et me chuchote :
— L’âme est immortelle.
L’âme. Cela n’a pas de sens. C’est cela que j’avais trouvé bizarre depuis le début. C’est de cela qu’Eva voulait me prévenir. Le printeur ne copie pas les courants électriques ? Mais, dans un corps humain, l’électricité est purement chimique. Si le printeur effectue une copie parfaite de chaque atome, de chaque ion, le potentiel électrique sera automatiquement recréé. Le roi Arthur aurait dû être vivant ! Que s’est-il donc passé exactement dans l’appartement de Georges ? Pourquoi Eva voulait-elle m’avertir ?

Il n’y a qu’un moyen de le savoir. Adressant un sourire à Max, je m’allonge sur le lit du scanner.
— Vas-y Max ! Tu connais le fonctionnement d’un scanner multimodal moléculaire. Scanne-moi !

Du coin de l’œil, je vois ses doigts sanguinolents pianoter sur le clavier. Je prends une profonde inspiration et je ferme un instant les yeux.

 

Photo par Brandon Zierer.

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Boule monde

Thursday 27 February 2014 at 12:55

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— Regarde-les t’applaudir, Ran ! Ils savent que c’est un grand jour.
Sur les accotements, la foule hurlait des encouragements. Des visages hilares chantaient l’espoir tandis que les plus jeunes agitaient la main en souriant. N’eus-je été sélectionné pour cette mission, sans doute serais-je à leur place en ce même moment, partageant la béatitude de l’espérance, aveugle à l’inquiétante angoisse d’un possible échec.

Mais le haut commandement et une inconsciente appétence des grands espaces en avaient décidé autrement. J’avais aujourd’hui sur les épaules un équipement trop lourd et la responsabilité de sauver toute une humanité sur le déclin. Engoncé dans mon scaphandre et mon angoisse, j’avançais seul sur un boulevard d’inconnu. Je ne pouvais m’empêcher de voir une funèbre morbidité à cette progression dans les rues de la ville, à ce défilé jusqu’à l’entrée du puits. Le lieutenant Von Eunen, qui m’accompagnait, me semblait loin, étranger, inconnu. J’étais solitaire, abandonné dans la foule qui m’acclamait.

— Tu es déjà un héros, Ran ! me dit Von Eunen. Tu portes en toi le renouveau, le retour de l’Humanité. L’Humain a accompli de grandes choses, l’Humain est une merveille de l’univers. Et toi, tu seras le premier à reprendre le flambeau d’une Humanité qui fut sur le bord du gouffre. Ton nom sera bientôt synonyme de renaissance. Je t’envie !

Tais-toi Von Eunen. Moi aussi je sais réciter les leçons d’histoire du troisième grade. Moi aussi je suis un soldat formé et hypnotisé par sa mission. Mais je t’en prie, ferme-la ! Te rends-tu compte que je vais tout simplement risquer ma peau pendant qu’un million de troglodytes arriérés attendra mon retour devant son écran de télévision ?

Entre deux acclamations, je lui susurrai :
— Lieutenant ? Je dois pisser !
— Tu attendras qu’on branche le recycleur de ton scaphandre, une fois arrivé au puits.
— C’est urgent mon Lieutenant.
— Un héros de l’humanité qui fait pipi sur le bord du trottoir ? Voyons Ran. Soyons sérieux !
— Que je sache, la miction est chose courante, y compris chez les héros.
— Sergent-Chef, vous attendrez le puits. C’est un ordre militaire.
— Bien mon lieutenant, maugréai-je.

De ces derniers hectomètres dans les rues jusqu’à la zone du puits, je n’ai pas grand souvenir. Des hommes et des femmes ovationnait une vessie au bord de l’explosion. Sauver l’humanité devenait parfaitement secondaire par rapport à la mission cruciale qui m’avait été confiée : ne pas pisser avant l’arrivée au puits. D’ailleurs, j’aurais bien sacrifié sans remord tout ce qui restait d’êtres humains dans ces sous-sols caverneux pour quelques secondes d’intimité et un mur où me soulager.

La route était devenue déserte. Seuls quelques gardes nous encadraient encore.
— Nous sommes enfin dans la zone du puits, murmura Von Eunen. Le public est tenu à l’écart, il s’agit d’une zone militaire.

Je m’en foutais éperdument. La seule question qui me venait encore à l’esprit était d’évaluer le nombre de pas qui me séparait de la délivrance. Après, peu me chaudrait qu’on me torture, me tue ou m’envoie sauver l’humanité.

Nous nous approchâmes de l’ascenseur. Au-dessus de nos têtes, l’assourdissante obscurité du puits s’enfonçait dans la croûte terrestre comme un dard d’insecte dans une cuisse de madone. Des techniciens en uniforme s’agitaient autour de nous en un fébrile menuet.
— Bonne chance Sergent, me fit l’un d’eux en vérifiant mes branchements.
Il était jeune. Son visage portait les traces d’une fin de puberté difficile, son regard respirait plus le courage et la loyauté qu’une quelconque forme d’intelligence. Une bonne recrue.
— Merci mon gars, lui répondis-je. Tu veux me rendre un grand service ? Active le recycleur de mon scaphandre.
— Je m’en occupe, Sergent.
Entouré par deux assistants affairés, Von Eunen continuait sa péroraison :
— Cent vingt-huit ans, Ran ! Cent vingt-huit ans que nous sommes enfouis comme des rats. Nous, la race qui construisit les pyramides, qui dompta la force nucléaire, marcha sur la lune et guérit le cancer ! Nous, forcés de nous terrer, de nous cacher loin de l’éclat de notre étoile !
— Nous, la race qui vitrifia la surface de la planète, ajoutai-je en serrant les dents. Nous, qui l’avons bien cherché, il faut l’avouer.
— Ce n’est qu’une parenthèse, Ran. Un simple intermède dans l’histoire de l’humanité. Tu vas sortir à la surface et nous te suivrons. Nous reconquerrons les vastes étendues de notre planète. Nous continuerons l’œuvre commencée par nos semblables qui sortirent des cavernes en frottant des silex l’un contre l’autre…

Cette nostalgie de la Grande Humanité de la Surface faisait partie de notre patrimoine commun. On l’enseignait à l’école et on la gobait sans se poser de questions. Je l’avais accepté. Ni particulièrement soumis, ni spécialement rebelle. Dans la moyenne, comme un bon sergent.
— …silex qui produisirent la première étincelle d’intelligence dans l’histoire de l’univers connu.
Mais en cet instant précis, la rhétorique de Von Eunen était tout simplement la diurèse de trop. Mon esprit et ma vessie étaient au bord de l’éclatement.
— Ouais, fis-je, goguenard. Comment donc créer une étincelle plus grosse, se demandèrent nos ancêtres ? Il fallut des millénaires pour enfin arriver à l’embrasement ultime, la bombe à vitrification. Je passe les étapes intermédiaires et leurs pléthores de membres arrachés, de visages calcinés…
— Une erreur, une simple erreur que nous ne commettrons plus. Nous repartons, nous assurons la continuité.
Le jeune planton referma mon casque et me murmura par radio :
— Étanchéité établie et recycleur activé Sergent.
Instantanément, comme s’ils exécutaient un ordre, mes sphincters se relâchèrent. Je sentis la chaleur liquide s’écouler lentement hors de mon corps, la mortelle étreinte d’un boa imaginaire se défit soudain et plus rien n’eut d’importance.

*

Von Eunen devait sans doute continuer son exposé sur le devoir incombant au petit million d’humains qui, se terrant plus d’un siècle dans les profondeurs de la planète, avait empêché de justesse l’extinction totale de la race. Béat, j’acquiesçais à tout, en parfaite harmonie avec sa pensée. Notons qu’il aurait pu être en train de m’expliquer sa recette de limaces gratinées que je n’en aurais pas été en moins complet accord avec lui et avec l’univers entier. Le fait que la radio de son scaphandre ne soit pas encore activée ne faisait qu’ajouter à mon bonheur. J’observais ses lèvres bouger à travers ma visière comme dans une brume apaisante.

Une voix nasillarde résonna dans mes écouteurs.
— Messieurs, vous êtes prêts pour la montée vers Atlantis. Veuillez avancer jusqu’à l’ascenseur. Le personnel de sol est prié de s’écarter.

L’ascenseur ! Un bien grand mot pour désigner une simple passerelle de quelques mètres de large. Des garde-fous grillagés assuraient notre sécurité. Sans le moindre avertissement, nous nous élevâmes.

À mesure que nous montions, les parois défilant à toute vitesse nous renvoyaient de fantomatiques reflets déformés par l’éclat des lampes de casque. Les couches géologiques se succédaient dans un fantastique voyage à travers l’évolution de la planète.

En creusant, les Atlantes avaient sauvé l’humanité. Mais la régression avait été le terrible prix de la survie. Aujourd’hui, après cent vingt-huit ans d’hibernation, il était temps pour l’espèce de revenir à la surface. Ou, en tout cas, pour moi, premier sergent Ran, fier représentant d’une humanité incontinente.

*

L’ascenseur s’arrêta avec un petit bruit sec. Von Eunen sortit le premier et posa le pied sur le niveau zéro. Une vingtaine de silhouettes en scaphandre s’affairaient parmi les sombres bâtiments abandonnés. Atlantis !

— Messieurs, je suis le caporal Aposthase, bienvenue à Atlantis, niveau zéro, fond de l’océan ! nous fit une forme indistincte. C’est le grand jour ! Veuillez me suivre vers l’élévateur, fit-il en rigolant nerveusement.

L’ironie de la situation était trop flagrante. Atlantis, civilisation mythique engloutie, allait faire revivre l’humanité.

Lorsque les humains établirent le premier centre urbain sous-marin, à la fois par défi technologique et poussés par la surpopulation des continents, il est naturel qu’ils le nommèrent d’après la légendaire cité de Platon. Le vingt-troisième siècle vit ainsi l’établissement de la première véritable Atlantis, ville bulle posée sur les bas-fonds de la mer Méditerranée. Des trains rapides amphibies reliaient la cité à Palerme, Athènes et Tunis. Une petite révolution et un véritable pied de nez aux mythes narrant l’engloutissement d’une merveilleuse civilisation protohistorique. Moi, je trouvais ça particulièrement amusant.

Notre guide nous menait à travers les dédales d’immeubles teintés de l’éclatante noirceur vitrifiante. La lèpre obscure avait beau avoir été amoindrie par mille mètres d’océan, elle n’en restait pas moins terrifiante, plus d’un siècle après les faits.

Comment des cerveaux assez obtus pour croire en un dieu, concept aberrant et démontré impossible depuis des décennies, furent-ils assez intelligents pour construire une bombe à vitrification à partir d’équations purement théoriques ? C’est là un des nombreux mystères qui accompagneront l’humain dans sa longue quête vers une forme de sagesse, de raison ou, au contraire, vers la destruction finale.

Quoiqu’il en soit, le résultat fut une vitrification totale du gouvernement mondial, de la ville de New York, de l’Amérique du Nord et de la moitié de l’Atlantique. Le tout au nom d’un dieu d’Amour et de Pardon qui n’en demandait certainement pas tant.

Amour et Pardon. C’est la première fois que j’en voyais les effets de mes propres yeux, Atlantis étant à présent une zone strictement interdite aux représentants d’une humanité bien à l’abri, deux kilomètres plus bas, dans ce qui avait initialement été de simples puits géothermiques, creusés dans l’épaisseur même de la croûte terrestre. Puits qui s’étaient révélés, par un ironique détour du destin, le salut de l’espèce. Du bout des doigts, je touchai la surface lisse et luisante de l’océan vitrifié. Jamais encore je n’avais été aussi près de la surface, aussi proche de l’Homme.

— Voici la nacelle. Il y a exactement un kilomètre d’ascension à travers la mer solidifiée. Je vais vous guider. La cavité de pré-surface peut contenir trois personnes. C’est étroit. Mais l’étage suivant est particulièrement vaste, lui ! Aha !
Nerveux, Aposthase éructait ses courtes phrases comme s’il suffoquait. Il accompagna sa dernière remarque d’un rire étouffé.

Von Eunen restait coi. Je compris que ses discours n’avaient été qu’une manière de se donner une contenance. Il était intelligent et savait pertinemment que l’échec total était une possibilité, une probabilité quasi-certaine. Retrouvant sa raideur toute militaire, il ordonna sèchement :
— Que tous les hommes redescendent ! Nous ne savons pas ce que nous allons trouver en haut. En cas d’échec, Atlantis devra être condamnée pour plus de deux siècles, comme le prévoit le protocole.

Au moment de la catastrophe, Atlantis ne comportait aucun spécialiste de la vitrification. Néanmoins, nos savants avaient estimé, d’après le temps de demi-vie des composants les plus dangereux, que cent vingt-huit ans pouvaient être suffisants avant que la surface ne redevienne habitable. Si tel n’était pas le cas, le puits serait scellé pour deux-cent cinquante-six ans avant un nouvel essai. Si nécessaire, on passerait à cinq-cent douze et ainsi de suite. Les Atlantes aimaient les chiffres ronds.

J’avoue qu’échouer ou réussir ne me préoccupait guère. J’étais la sonde. Si je ne redescendais pas, la surface serait considérée comme inhabitable, le sergent Ran ne serait qu’une victime tardive supplémentaire de l’Amour et du Pardon, que dieu bénisse ses cendres radioactives, amen !

Le petit élévateur nous emporta dans un tube parfaitement cylindrique et lisse comme du métal poli. Aucune aspérité ne permettait d’estimer notre vitesse. L’Amour et le Pardon luisaient d’une froideur brillante comme la mort. Je sentis vibrer en moi le cri des milliards d’âmes qui, lentement, avaient vu leurs organes se figer, leurs yeux s’éteindre et leur mort s’écouler dans une assourdissante noirceur.

Car la vitrification s’était révélée un processus complexe qui continua de croître et d’engloutir les terrains avoisinants, progressant de plusieurs mètres par jour. Elle gagna aussi en profondeur dans les océans mais à un rythme nettement plus lent. Le système mondial, décapité, ne put qu’hurler en agitant les bras et en s’arrachant les cheveux. Un scientifique prouva, calculs à l’appui, que la seule manière d’arrêter la vitrification était de vitrifier la progression elle-même avec des micros bombes « chirurgicales » le long de la circonférence du fléau. Le mal par le mal. L’homéopathie à l’échelle d’une race. La nouvelle de l’essai imminent de cette solution fut la dernière information à parvenir jusqu’à Atlantis.

Le kilomètre d’océan que nous traversions en ce moment même donna aux Atlantes un léger répit qui leur permit de creuser en tremblant et en espérant que l’orage allait se calmer.
— Ran, nous renaissons. L’Humanité va revoir le jour. L’Homo Sapiens Sapiens va retrouver sa place, contempler le ciel et admirer son astre créateur. L’Humanité, Ran ! L’Humanité ! Tu seras le premier à retrouver le berceau primordial, à t’offrir aux caresses du soleil !
La proximité de la surface semblait avoir un effet catalytique sur la verve de Von Eunen. Aposthase n’osait émettre la moindre réflexion. Personnellement, j’étais d’accord avec le fait de ressusciter l’Homo Sapiens Sapiens pourvu qu’on l’ampute de l’Amour et du Pardon. Et qu’on vérifie deux fois plutôt qu’une les équations dites « chirurgicales ».

Je levai la tête. Au-dessus de moi, un faible point lumineux allait en s’agrandissant. Son éclat s’estompait au fur et à mesure que mes yeux s’habituaient.

Un claquement sec se fit entendre lorsque nous entrâmes dans la lumière diffuse. Aposthase annonça :
— Minus un, station minus un. Les voyageurs à destination de la surface sont priés de descendre de l’ascenseur.
Il émit un petit rire bête et se tourna tour à tour vers Von Eunen et moi-même, cherchant une approbation. Nous ne bronchâmes pas. Aposthase se racla la gorge et toussota :
— Voilà, nous ne sommes plus qu’à quelques mètres de la surface. Le sergent Ran doit passer par ce petit sas et déclencher l’explosion qui creusera la toute dernière épaisseur.

La main de Von Eunen tremblait mais sa voix résonna, étonnamment ferme :
— Merci Caporal. Je vous saurai gré de redescendre et de verrouiller tous les sas sur la profondeur du puits. Nous ne savons pas ce que la surface nous réserve.
— Mais, mon lieutenant, la procédure indique que vous devez descendre avec moi ! Seul le sergent doit être exposé !
— C’est un ordre caporal !
Je sursautai. Ce déroulement était inattendu. Le Magma tout puissant sait combien les militaires abhorrent l’imprévu.

Aposthase ne discuta pas. Il tourna la tête vers le lieutenant, vers moi. Il hésita, bégaya un instant et se retourna. Se ravisant, il saisit ma main et me dit :
— Bonne chance mon vieux !
Avant d’être aspiré par le vertigineux tube souterrain.

— Va t’installer dans le sas, Ran. Dès que j’aurai reçu confirmation de l’étanchéité des deux puits, je te donnerai le signal.
— Mais pourquoi n’êtes-vous pas redescendu, mon Lieutenant ? Vous risquez votre peau !
— Pas plus que la tienne, Ran. Pas plus que la tienne. De plus, il est possible que tu aies besoin d’aide. Si tel est le cas, je n’aurai qu’à surgir du sas et te rapatrier sous terre.
— Ce n’était pas prévu, mon Lieutenant !
— La vitrification non plus ne l’était pas, Ran.

Je compris alors la peur qui habitait Von Eunen, ses discours de façade, son courage apparent. J’avais été habitué depuis des semaines au fait de risquer ma vie pour sauver l’humanité. J’étais traité en héros, adulé, applaudi. Je n’avais rien à perdre, tout à gagner. Ma famille serait à jamais la famille respectée d’un martyr, tombé pour l’Amour et le Pardon d’Homo Sapiens Sapiens.

Von Eunen, lui, refusait simplement d’envoyer un de ses hommes à la mort. Là où j’allais affronter la surface, le ciel et, peut-être, périr en héros, Von Eunen croupirait anonyme dans l’ombre de la mort, accroupi dans le réduit qui précédait le sas.

Je lui serrai la main.
— À la renaissance d’Homo Sapiens Sapiens ! À l’Humanité !
Il se dégagea prestement.
— Nous restons en contact radio, Ran. Au moindre danger, vous criez et j’accours. Si, par contre, je n’ai pas le moindre signal de vous ou de votre balise, j’attendrai une heure. Après une heure, j’ordonnerai la condamnation immédiate des puits et d’Atlantis.
— Mais, mon Lieutenant, comment redescendrez-vous ?
— Chaque seconde de perdue est une menace pour l’humanité. D’autres questions, Sergent-chef ?
— Non, mon Lieutenant !
— Alors, allez vous mettre en position dans le sas Sergent Ran !
— Mon lieutenant ?
— Oui sergent ?
— Bonne chance !

*

L’explosion m’assomma un instant. Des débris tombèrent sur mon scaphandre. Je notai mentalement de me plaindre aux artificiers, pour la prochaine fois. L’ironie du concept de « prochaine fois » me fit sourire.
— L’ouverture est pratiquée. Mes capteurs ne détectent aucune radiation anormale.
— Je vous reçois cinq sur cinq sergent. Poursuivez !
Me dégageant, j’agrippai des deux mains le rebord de l’ouverture au-dessus de moi.
— Lieutenant ?
J’entendis sa respiration se faire plus saccadée.
— Oui Ran ?
— Je sors.
D’un coup de reins, je me hissai et émergeai à la surface de la Terre.

*

De fines pointes de lumière transpercèrent ma visière. Curieusement, je trouvai la sensation agréable. Obnubilé par ma mission, je me redressai sans y prêter attention et fis mon premier pas sur la surface de la planète, le premier de toute une humanité prisonnière depuis des lustres.
— Extraction réussie Lieutenant. Je suis à présent à la surface de la planète Terre.
J’entendis la respiration de Von Eunen s’arrêter. Dans un souffle, il répondit d’une voix curieusement faible :
— Bravo Sergent. Ne perdez pas de temps. Faites vos observations et revenez ! Consignez oralement vos découvertes, je me charge de tout enregistrer.
— Bien mon Lieutenant !

Pour la première fois, je me permis de contempler la vaste étendue qui s’étalait à perte de vue. La vision me fit vaciller et je dus faire quelques pas pour me rétablir.

La Terre.

Le berceau de l’humanité.

Du moins, ce qu’il en restait.

Je fermai les yeux, utilisant l’auto-hypnose pour ne pas céder à la panique de ce gigantesque espace soudain révélé. J’expirai doucement et entrouvris mes paupières.

À mes pieds, une gigantesque masse sombre s’étendait de tous côtés. Une immensité obscure de ténèbres gluantes, une caverne dont les murs étaient l’horizon, une frontière où se mariaient l’encre et l’ébène.

Redressant la tête, je retrouvai l’éclat des fines flèches lumineuses.
— Magma tout puissant, Lieutenant, les étoiles, c’est merveilleux…
Elles étaient si belles, si froides mais à la fois si vivantes. J’en eus le souffle coupé, mes pieds se dérobèrent sous mes pas. Pendant un instant, je flottai, suspendu entre l’espace et la planète, entre l’obscur et le sombre, mécanique duvet emporté dans les vents d’éther, goutte de rosée à la frontière de la matière et du vide, vivante interface entre le passé et le futur, entre le néant et l’infini.

Le sol de la planète me cueillit et les ombres crachèrent leur lumière d’assourdissant silence.

*

La théorie est un mal nécessaire, tout théoricien en conviendra. J’avais visionné des milliers de photos et de films de la surface de la planète, des images du ciel de jour comme de nuit, des comptes-rendus de différents voyages spatiaux accomplis par l’Homme. J’avais étudié l’optique, l’astrophysique, la psychologie, la mécanique, la perception, la chimie. Je savais tout ce qu’un homme pouvait savoir sur la vie en surface, l’histoire, les arts, la technologie, la sociologie, les sciences de l’univers englobant notre petit cocon de magma durci. Mais rien ne m’avait préparé à affronter la réalité, la vue des étoiles elles-mêmes. À affronter la beauté.

Pour la première fois depuis plus d’une centaine d’années, un humain se mouvait sans une rassurante chape de béton quelques mètres au-dessus de son crâne. Pour la première fois, un être vivant pouvait voir à plus de quelques kilomètres. Et plutôt que de m’habituer progressivement, j’avais directement plongé mon regard dans les années-lumières, dans l’abîme de temps et de dimensions qu’était notre univers.

Je repris mes esprits. Je sentis le sol dur sous le recycleur de mon scaphandre. J’étais étendu sur le dos. Mes yeux contemplaient l’abysse de poussière lumineuse. Je souris. Les étoiles. Elles m’appelaient. Elles appelaient l’humanité.

L’humanité ! La mission ! Par le souffre !

La décharge d’adrénaline me releva prestement. Le chronomètre me rassura : mon engourdissement n’avait pas duré plus d’une minute. Inutile d’inquiéter Von Eunen. La mission d’abord.

— Compte-rendu de la mission Surface Un, Sergent Ran. La sortie s’est déroulée de nuit. Cependant, la pleine lune et les étoiles donnent une visibilité suffisante pour les observations.
Étrangement, le timbre de ma voix me rasséréna. J’eus une bouffée de gratitude pour Von Eunen. Le savoir si proche, à mon écoute, relié à moi par un invisible fil de Marconi me réchauffait le cœur.
— La surface de la planète est uniformément noire et lisse. Le processus de vitrification ne semble pas avoir subi la moindre érosion.
Tout en marchant, j’avançai de quelques pas, tentant de déceler à l’aide de ma lampe de casque quelques irrégularités dans la coque dure de la mer vitrifiée.
— Mon détecteur ne décèle qu’une atmosphère résiduelle, principalement d’azote avec des traces d’hélium et d’argon en quantités infimes. La pression est de l’ordre du dixième de pourcent d’atmosphère.
Je m’accroupis et touchai de la main l’immensité lisse.
— Il ne fait aucun doute que la surface de la planète n’est plus habitable. La vitrification semble être totale et l’absence d’atmosphère ne permet pas d’imaginer l’existence d’une forme de vie.
Je me figeai soudain, prenant conscience de ce que je venais de dire.
— Lieutenant. Je suis désolé. Nous avons échoué.
Ainsi donc, l’humanité s’achevait dans un cul de sac. Nous nous targuions de faire renaître la race et nous n’en étions que les fossoyeurs, les charognards se déchiquetant les derniers morceaux de gloire passée. Depuis cent vingt-huit ans, nous veillions les braises d’un feu éteint en nous berçant de comptines grandiloquentes. Nous aimions l’humanité. Nous lui avions pardonné la destruction de la terre. Mais la mort se délectait de notre amour et notre pardon. Une mort absolue, froide, sombre, lisse et parfaite. Parfaite comme le néant dont nous n’étions sortis que par erreur pour mieux y retourner.

La planète était un gigantesque miroir obscur ne reflétant que les ombres et la mort. Ainsi était l’Homme, une dernière fois à l’image de sa génitrice.
— Lieutenant, suffoquai-je, il faut que je rentre. Je me sens mal.
Le silence et le crépitement des écouteurs me répondit.
— Lieutenant ?
Un frisson, une vague de panique envahit mes membres, gagna mon tronc.
— Lieutenant ! Von Eunen !
Je hurlais, je courais en trébuchant. Mon corps savait. Il l’avait su dès mes premiers pas. Une vérité innommable que mon esprit refusait d’admettre.
— Lieutenant ! Parlez ! Hurlez ! Je vous en prie ! Il y a quelqu’un ?

Je tombai à genoux. C’était pourtant évident. La surface vitrifiée était complètement imperméable aux ondes électromagnétiques. À peine m’étais-je éloigné du bord du sas que j’avais disparu aux oreilles de Von Eunen. J’étais seul. Plus seul qu’aucun homme ne l’avait jamais été.

Restons calme. Je jetai un œil à mon chronomètre : il me restait près d’une demi-heure pour retrouver le puits.

Mon sang se figea.

Le puits était une ouverture noire. Le sol était noir. Le ciel était noir. Je n’avais aucun moyen de retrouver le sas ni de l’apercevoir, quand bien même serait-il à moins d’un mètre. Le plan de la mission prévoyait un guidage par balise radio. Pour être tout à fait honnête, le plan espérait surtout que je jaillisse au milieu d’une planète herbeuse et riante, entre un arc-en-ciel et un lapin sautillant, que je crie dans ma radio « Hé les gars, venez vite ! » avant de me débarrasser de mon scaphandre et de courir tout nu dans les champs de fleurs.

Réfléchissons. Mon recycleur m’assurait une autonomie de près d’un siècle grâce à sa micro-pile à fusion. Mon seul espoir de retrouver le puits était de marcher dessus, littéralement. Comment étaient orientées les étoiles à mon arrivée ? Dans quelle direction m’étais-je éloigné ?

Peine perdue. Je n’y croyais même pas. Avais-je seulement envie de revenir ? Voulais-je annoncer à l’ersatz de société humaine qu’elle était condamnée à mourir dans son terrier ? Qu’elle n’était que l’ombre du souvenir d’une humanité à jamais disparue ? Qu’Homo Sapiens Sapiens n’était plus ? Le lapin et l’arc-en-ciel ? Laissez-moi rire !

Vingt minutes. Je pensai à Von Eunen. Il était accroupi dans son réduit, comptant les minutes et les secondes. Dans vingt minutes, il se condamnerait en croyant sauver l’humanité, comme un brave se jette à l’eau pour secourir un cadavre. Il mourrait sans savoir, sans voir les étoiles.

Non ! Je poussai un cri de rage. Est-ce donc ainsi que l’Homme combat ? La résignation est un suicide. Pour Von Eunen, pour l’humanité, pour moi. Je devais retrouver ce trou. Je me mis à marcher, traçant des cercles au hasard de mon errance. Peut-être qu’à la dernière seconde le sol se déroberait sous mes pieds ? Oui, sans aucun doute. Je me sentis seul, abandonné, brisé. Machinalement, j’avançais. Je trouverais le trou, je sauverais l’humanité, je sauverais Von Eunen. Une fin ne peut être aussi absurde, aussi définitive.

Quinze minutes.

Von Eunen ! Humains ! Je suis presque là, attendez-moi !

*

Trois heures. Mon chronomètre indiquait trois heures. Tout était consommé. Peut-être avais-je frôlé le puits ? Peut-être se trouvait-il à présent à des kilomètres ?

Je m’assis, seul sur une immense boule noire, vide, morte. L’infini s’étendait à perte de vue. Des larmes brouillèrent ma vision. Des larmes noires de goudron, amères, des larmes d’amour et de pardon. Mille morts hurlaient sous mon crâne dans une infernale sarabande. Le chant lancinant des démons humains me vrillait les tympans.

Sur une boule noir et lisse, le dernier humain entendait le ricanement de l’Amour et du Pardon, les cris des agonisants sans nom qui, par delà les siècles, crachaient leur haine à celui qui mettrait un point final à cette absurde historiette, cette plaisanterie trop longue se finissant sur une mauvaise chute.

Je me tapai la tête sur le sol. Je voulus crier. Hurlai-je ? Je ne sais. Mais est-ce encore un hurlement lorsque personne ne peut vous entendre ?

Seul ! Seul avec les silencieux rejetons du crépuscule hantant mon lisse cauchemar. Étoiles, mes amies, aidez-moi. Vous me narguez de votre froide distance alors que ni le silence du vide ni la mort ne veulent de moi, parjure, caricature d’homme. « Est-ce donc pour cela que nous avons souffert les affres de l’enfantement, guerre après guerre, génération après génération ? » me hurlent les spectres.

J’étendis les bras, en une silencieuse prière. L’infini m’engloutissait, l’horizon m’enserrait dans ses anneaux de solitude. Moi, pauvre débris vivant sur une petite boule noire et lisse, une poussière de cosmos, un simple atome qui, un instant seulement, avait eu la prétention de vivre.

Voyez Étoiles ! Je ne suis qu’un reliquat d’humanité. Cette humanité arrogante qui eut la prétention de classer l’univers entre le Bien et le Mal. Ce qu’il fallait aimer et ce qu’il fallait pardonner. Misérable microbe qui ne put décider que de sa propre perte.

Qui sommes-nous donc pour nous targuer de connaître les lois de l’univers ?

Entre les bras du vide ne dansent qu’un ballet d’atomes épars, quelques fois agglomérés par le hasard. Il n’y a ni bien ni mal dans le ciel de l’univers. Ni Amour, ni Pardon. L’Univers est. Cela lui suffit.

Ô Étoiles ! Si seulement nous avions été comme vous plutôt que de nous gonfler de notre suffisance morale.

Un frisson parcourut mon corps. Je souris. Lentement. Doucement. Si seulement…

La lumière des milliers d’astres constellant le ciel se fit plus douce, plus chaude.

Mais bien sûr ! Nous nous étions attaché à la Terre, à notre humanité comme à un boulet, entravés par les chaînes du passé, englués dans notre étroit berceau. Les étoiles nous tendaient les bras, n’attendant que l’homme qui, sevré, les coloniserait, leur apporterait les rires et les chants de la vie.

— Aide-moi à faire la part du bien et du mal, dit l’homme au sage. Aide-moi à lutter contre le mal et à favoriser le bien.
— Rien n’est bien, rien n’est mal, répondit le sage. Il n’est que ce qui est. Lutte contre ce qui est et cours à ta perte car tu luttes contre l’univers, contre toi-même. Lutte contre ce qui n’est pas et tu n’es qu’un fou ou un idiot.
— Comment dois-je favoriser ce qui est sans être un fou ou un idiot, ô sage ?
— En visitant, en chérissant, en admirant, en explorant, en comprenant.
— Que dois-je visiter, chérir, admirer, explorer et comprendre ?
Le sage pointa le doigt vers le ciel et traça un grand cercle englobant le firmament.
— Ce qui est, l’univers. Il t’attend.

Homo Sapiens Sapiens était mort. L’apparition d’Homo Universalis n’était plus qu’une question de temps. J’en étais sûr.

*

Sur une boule noire et lisse, le dernier homme mourut en souriant aux étoiles.

 

 

Lillois, le 22 avril 2010. Photo par Mark Mathosian. Vous pouvez m’encourager à publier mes nouvelles en me soutenant sur Patreon (ou via n’importe quel paiement libre).

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Le prix libre, une impossible utopie ?

Wednesday 26 February 2014 at 13:40

rainbowfields

Valeur est-il synonyme de prix ?

J’ai longtemps cru qu’il n’y avait que deux manières de donner de l’argent à quelqu’un. Donner de l’argent en échange d’un bien ou d’un service que je ne trouve pas gratuitement, l’achat, ou donner de l’argent à des personnes en difficultés pour soulager mon malaise face à leur malchance, la charité. Tout échange d’argent a toujours été, pour moi, un achat ou de la charité, avec la très rare exception du cadeau. Au fond, l’achat est toujours forcé. On veut quelque chose le moins cher possible, on a l’impression de se faire avoir mais on n’a pas le choix.

L’implication majeure de ce système est que le marché fixe un prix unique et universel pour chaque bien ou service. Ce prix est le reflet de la valeur. La valeur est le reflet du prix. Si prix et valeur sont synonymes, ce qui est gratuit n’a aucune valeur. Nous paierons très cher l’opportunité d’écouter un virtuose interpréter un concerto dans une belle salle. Mais le même artiste se produisant dans le métro attirera à peine notre attention. C’est gratuit. Cela n’a pas de valeur. Le prix et la valeur sont uniques, fixes, identiques.

Pour cette raison, les créateurs ont toujours eu très peur de voir leur création disponible gratuitement. Cela ferait disparaître la valeur ! Moi-même, je considérais mon blog sans valeur, espérant un jour écrire un « vrai » livre qui se vende pour de l’argent afin de donner de la valeur à mes écrits. Lorsque j’ai rejoint Flattr, en 2010, je ne le voyais que comme une façon pour certains de mes lecteurs de me donner la charité.

Mais, à travers Flattr, vous m’avez appris que je me trompais. Vous avez réussi à me prouver que la valeur pouvait être relative. Un texte peut apporter beaucoup à une personne et moins à une autre. N’est-il pas injuste qu’ils paient le même prix alors qu’ils reçoivent une valeur différente ? Un prix peut également être un véritable sacrifice pour l’un, aux revenus limités et être insignifiant pour l’autre, aisé. N’est-ce point une source d’inégalité ? La solution que vous, amis lecteurs, m’avez pointée du doigt grâce à votre soutien sur Flattr, était celle du prix libre. Il n’y a pas que l’achat ou la charité. Il existe une troisième voie : le prix libre. Je vous fais confiance pour payer ce que vous estimez juste selon votre situation et la valeur que je vous apporte.

Peut-on faire confiance aux consommateurs ?

Lorsque je parle de prix libre et de libre diffusion des œuvres, il m’est majoritairement répondu que c’est utopique. Que la majorité des gens ne voudront pas faire de dons, que les gens ne sont pas honnêtes, que ce n’est pas suffisant pour faire vivre un artiste.

À cela je répond : si, c’est suffisant pour gagner des millions. C’est même d’ailleurs la seule solution pour la culture et, pire, cela fonctionne déjà !

La majorité de la musique et des films sont, aujourd’hui, accessibles gratuitement sur le net. Les livres ne sont pas loin de suivre. Malgré les intermédiaires qui s’accaparent la majorité du gâteau, les stars sont toujours millionnaires, les gens continuent à acheter, à des prix élevés. Leur raison principale ? Soutenir l’auteur.

Le choix de payer ou non un artiste est, aujourd’hui, une réalité. Malgré une décennie de DRM, rien n’a réussi à enrayer le partage. Même si la loi ne l’autorise pas, le téléchargement gratuit est devenu une norme. La perversion morale tentée par l’industrie du disque ne porte que peu ses fruits. La majorité de la musique est achetée « afin de soutenir l’artiste ».

Et comme le souligne Amanda Palmer, le prix libre a toujours existé. Les artistes de rues, les serveurs vivant de pourboires en sont la preuve. Nous avons simplement tendance à le confondre avec de la charité alors que ce n’est pas le cas.

Pourquoi se limiter à l’argent ?

Si le prix est libre, pourquoi se limiter à l’euro ? Certains lecteurs m’ont déjà soutenu en bitcoins et je serais très curieux de gagner, avec ma plume, mon premier Talent, la monnaie locale de ma ville. Dans le Daily Star, Lucky Luke et Horace Greeley décidaient d’accepter les paiements en nature : sacs de patates, poules,… Prenez par exemple cet artiste reconnu dont nous préserverons l’anonymat. Appelons-le « P ». Comme tout bon artiste, il est fauché. Il souhaite néanmoins soutenir mon NaNoWriMo. Il me propose de payer en photos de lui en tutu rose, espérant que je refuse. J’accepte !

M&P-15

Avouez ! Une photo de Pouhiou en tutu et en chaussettes avec un chat, ça n’a pas de prix en euros ou en bitcoins ! Au fond, lorsqu’on parle du prix libre, notre imagination est la seule limite. Enfin, la décence m’empêche de parler des autres limites, celles qui font un peu peur

Le prix libre a-t-il un avenir ?

En 2013, vous m’avez démontré que le prix libre était une réalité. Rare, exceptionnelle mais une réalité. Vous m’avez convaincu d’écrire des textes qui apportaient de la valeur aux lecteurs au lieu de tenter de faire le buzz ou de générer des clics. J’ai également appris moi-même à donner, à soutenir, à payer un prix libre. Et contrairement aux achats, où je me sentais toujours forcé, j’en ai éprouvé un grand plaisir. Pendant ces moments où je paie librement, après avoir apprécié une création, j’ai la fugace impression de faire partie d’un autre monde, d’une nouvelle économie. Pendant une fraction de seconde, je vis dans un futur peuplé des fleurs, d’arcs-en-ciel et de papillons. Avec le prix libre, je souris quand je paie. Et ça, aucune économie ne l’avait jamais réussi auparavant.

 

J’ai écrit un rapport sur mes gains 2013. Ce rapport est réservé à ceux qui m’ont soutenu mais, pour des raisons évidentes de confidentialité (et par pure fainéantise), je n’ai pas de liste de ces soutiens. Si vous m’avez soutenu d’une manière ou d’une autre et que vous désirez obtenir accès à mon rapport 2013, envoyez-moi un mail. Je vous fais confiance. 

Photo par Kiwinz et Finkle.

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Printeurs 17

Saturday 22 February 2014 at 14:23

kaput
Ceci est le billet 17 sur 19 dans la série Printeurs

Avant de m’engager franchement vers la porte de l’immeuble qui abrite notre laboratoire, je regarde une dernière fois au dessus de ma tête. Pas de drone. Pas de bruit suspect. Les vêtements d’Isa et un peu maquillage anti-reco ont fait merveille. Ils doivent me chercher partout sauf ici. Pour les algos d’analyse, ce lieu n’existe pas.

Je regarde la serrure rouillée de la porte en souriant. Eva n’avait qu’une clé. Aussi m’étais-je amusé, pendant nos pauses, à comprendre le fonctionnement de l’antique mécanisme. J’avais réussi, sous le regard amusé d’Eva, à ouvrir la porte avec un simple morceau de métal. Eva ! Son souvenir m’envahit. Je ne comprends plus. Pourquoi avoir tué Max avant de te sacrifier pour moi ?

Une main se pose sur mon épaule, je pousse un cri de surprise en me retournant, brandissant mon poing serré.
— Arrêtez !
Le clochard de la ruelle ! Le visage toujours caché par sa capuche, il tend vers moi sa main gantée pour arrêter mon bras. Sa voix a résonné comme un tintement rauque, mécanique.
— Vous ! crié-je, surpris. Qui êtes-vous ? Pourquoi m’aidez-vous ?
Sans ajouter un mot, il me tend un morceau de papier. Je m’en empare. Un simple fragment d’une feuille arrachée dans un carnet quelconque. Le papier est froissé, brûlé par endroits. J’arrive néanmoins à déchiffrer une phrase au crayon : « Clé Wifi maman » suivi d’une série de chiffres et de lettres qui me semblent être de l’hexadécimal.
— L’adresse du chan IRC que m’avait donnée Max ! Comment avez-vous…
Je lève la tête. La rue est déserte. Une fois de plus, mon muet ange gardien vient de me filer entre les doigts.

Je prends une profonde inspiration. Ce mystérieux personnage m’a sauvé une fois, en m’avertissant du danger des publicités. Il m’a évité de me jeter dans la gueule du loup. S’il voulait me faire du tort, il n’aurait pas besoin de s’encombrer de tant de précautions. Mais le fait qu’il soit ici prouve qu’il m’observe, me suit. Il est sans doute tout proche. Soit, faisons comme si je ne soupçonnais pas un instant qu’il puisse rester dans les parages.

M’emparant du morceau de fer que j’avais volontairement caché dans une fissure de la façade, j’ouvre la porte mais prends garde à ne pas la refermer derrière moi.

La petite pièce qui nous servait de salon ne semble pas avoir bougé. Avec émotion, je me remémore ma première rencontre avec Georges Farreck. C’était il y a des années, des siècles. Comment ma vie a-t-elle pu basculer en si peu de temps ?

Sans m’attarder, je pénètre dans le laboratoire. Je ne parviens pas à réprimer une exclamation de surprise.
— Bon sang !
Le labo est sans dessus dessous. La plupart de l’équipement semble manquant ou en morceaux sur le sol. Les armoires sont renversées. Des petits tas de cendres marquent l’emplacement où se sont consumées des liasses de papiers. Tous les prototypes de printeurs sont bien entendu manquants, de même que les ordinateurs.

Le labo a donc été localisé ! Et il n’y a qu’une seule personne qui a pu parler. Georges ! A-t-il été contraint ? Ou bien… Non, je me refuse d’envisager l’autre possibilité. Pas Georges ! Quel serait son intérêt ?

Il faut que je me connecte à IRC et que je demande de l’aide à FatNerdz ! Fouillant les décombres, soulevant des armoires renversées, je me mets à la recherche d’un ordinateur encore fonctionnel. Rien ! Ceux qui ont fait le nettoyage du laboratoire n’ont rien laissé au hasard.

En tout cas, dans le labo. Mais j’avais l’habitude de laisser traîner une tablette sous le fauteuil de notre salon. De quoi lire et jouer pendant les pauses. Et si…

Comme un fou, je me rue hors du laboratoire. Je soulève le fauteuil. Victoire ! La tablette est là. Une petite LED verte me signale que la batterie est toujours chargée et fonctionnelle. D’un mouvement du doigt, je l’allume et lance la connexion Tor2. Je trépigne. Et si le bâtiment n’était plus raccordé ? Et si une connexion Tor2 dans ce quartier attirait soudainement l’attention ?

Comme des millions d’utilisateurs depuis des décennies, je ne peux m’empêcher d’encourager à haute voix la petite icône qui tournoie afin de me faire patienter.
— Allez ! Connecte-toi ! Vas-y ! Tu peux le faire !

L’icône disparaît. Je suis connecté. Je pousse un soupir de soulagement et lance un client IRC. Je commence à taper le code hexadécimal griffonné au crayon. Pour les chiffres, rien de plus simple. Mais pour les lettres, je dois prendre garde à utiliser la lettre opposée dans l’alphabet, treize positions plus loin. Max a bien insisté sur le fait que le nom du salon était en rot13. Connaissant un peu les maniaques de son calibre, je suis certain que se connecter sans convertir le nom réserverait une surprise. Un bannissement permanent de tous les nœuds Tor2, par exemple.

Sans plus de cérémonie, je me retrouve dans le salon. Il y a bel et bien un op du nom de FatNerdz.
— FatNerdz : ping.
— T’es qui man ?
— Je suis un ami de Max.
— Où est Max ?
— Mort. Explosion de son appartement.

Rien ne bouge sur le chan. J’attends quelques secondes. FatNerdz est le premier à réagir.
— Peux-tu prouver que tu es un ami ?
— J’étais avec lui juste avant l’explosion. Il t’a demandé des infos sur une certaine Eva. Il m’a dit de te contacter si j’avais un problème.
— Je suppose donc que tu as un problème.
— Oui. Ils ont eu Max. Ils ont eu Eva. Je suis le suivant. Tu peux m’aider ?
— Au sujet de ton Eva, man, j’ai fait la recherche. Ça a été plus long que prévu.
— Ah bon ? Et qu’as-tu trouvé ?
— Tu t’es moqué de moi, man. Cette fille n’existe pas. J’ai fait tous les dossiers. Elle n’existe pas.
— Quoi ? Elle m’aurait donné un faux nom ?
Je reste un instant sans voix. Eva !
— Pas seulement, man. En cherchant dans les réseaux publics, on trouve des photos d’elle. Cheveux noir, peau matte, mince ?
Il m’envoie une image un peu floue, récupérée sur un réseau quelconque. Je pousse un soupir de soulagement.
— C’est bien elle ! Tu voix bien qu’elle existe !
— Sauf que j’ai accès à plusieurs bases mondiales de reco. J’ai lancé plusieurs recherches sur sa photo et sur sa description.
— Et ?
— Aucun résultat. Elle n’existe pas. Personne sur terre ne lui correspond.
J’ai du mal à déglutir. Puis-je vraiment faire confiance à cette personne que je n’ai jamais vue et qui communique avec moi uniquement par messages écrits ? Eva existe. Eva existait. Je le sais. Je l’ai touchée, goûtée, désirée.
— Il y a autre chose, man. Avec les photos du visage, on peut inférer assez facilement une partie de l’ADN codant de la personne afin de faire des recherches génétiques.
— Et ?
— Rien, sauf dans une base de données complètement obscure. Un truc tordu. Il y avait un nom. Pas de description, pas de metadata, pas d’existence. Juste un nom absurde.
— Quel nom ?
— Derrière Lazote.
— Quoi ? Mais c’est absurde !
— Je sais man. C’est bizarre. Cela sent le coup fourré. Du coup, mon aide n’ira pas plus loin. Je t’ai dit ça en mémoire de Max. À présent, je te laisse. Rien de personnel mais je ne peux pas te faire confiance.

Je n’ai pas le temps de réagir que je suis exclu du chan. Suis-je en train de rêver ? Est-ce un cauchemar particulièrement surréaliste ? Qui était Eva ?

Machinalement, je me lève pour faire quelques pas, pour réfléchir. Pénétrant dans le laboratoire, je sens crisser les débris de composants électroniques sous mes pas. Je lève les yeux. Au fond de la pièce, le grand frigo noir qui contenait les réserves d’azote liquide… Bon sang ! Derrière l’azote !

Un crissement a retentit dans mon dos. Je ne suis plus seul dans le laboratoire. L’inconnu est tout proche. Sans hésiter, je me retourne et bondit dans la direction du bruit. Une voix rauque retentit.
— Arrêtez !
Emporté par mon élan, je percute l’inconnu de plein fouet et roule sur le sol avec lui. Saisissant un de ses poignets, je tente de le maîtriser. Il se débat dans le silence le plus effroyable. D’un coup de genou dans le ventre, il me repousse et parvient à se relever. Dans le mouvement, j’ai réussi à lui ôter son capuchon. Je me prépare à bondir lorsqu’il tourne son visage vers moi.

Mon corps se fige tandis qu’un cri d’effroi vient mourir dans ma gorge.

 

Photo par Peter Kemmer.

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Le futur n’a que faire de votre opinion

Tuesday 18 February 2014 at 12:07

tomorrowland

— Non ! Ce n’est pas possible !

Endossant ma casquette de futurologue, je viens d’analyser des données passées et actuelles, de tenir un raisonnement et d’aboutir à une conclusion sur un futur probable. Pourtant, mon interlocuteur semble ne pas arriver à la même conclusion. Aurais-je fait une erreur dans mon raisonnement ? Aurais-je oublié de prendre en compte certains facteurs ? Aurais-je posé des hypothèses qui sont discutables ?

— Non, je ne crois pas que ce futur sera comme tu le dis. Ou alors, pas avant des dizaines et des dizaines d’années.
— Pourquoi ? Sur quoi te bases-tu pour arriver à cette conclusion ?
Ma question est sincère. Même si mon ton de voix est parfois véhément, je suis toujours très heureux de confronter mon raisonnement à celui des autres.
— Parce que… Enfin, imagine un peu ! Ce serait trop horrible ! Est-ce que tu veux vivre dans ce monde ?
— Et tu penses que le futur sera comment alors ?
Voilà. Comme souvent, l’émotionnel l’a emporté sur la raison. Mon raisonnement est peut être très bon. Ma conclusion également. Mais mon interlocuteur ne souhaite pas l’accepter parce qu’elle remet en question sa vie actuelle, sa vision du monde voire tout simplement son travail ou ses valeurs morales. Parfois, mon interlocuteur s’est juste braqué sur quelques aspects négatifs, nonobstant tous les points positifs possibles.

Si l’on veut prévoir, il faut pouvoir se détacher complètement des aspects émotionnels. Le futur n’a que faire de ce qu’on aime ou n’aime pas, de ce qui est souhaitable ou non. L’univers ne connaît ni bien, ni mal, ni morale. Tout se transforme, tout est en perpétuelle évolution.

Mais ce détachement est particulièrement difficile. Peut-on être objectif lorsque nos intérêts personnels sont en jeu ? Nous refusons d’accepter que notre travail va sans doute être, d’un jour à l’autre, réalisé par un robot ou un algorithme d’intelligence artificielle. Ce n’est pas que ça nous semble impossible technologiquement, c’est tout simplement que nous ne le voulons pas. Si nous achetons des actions, nous avons tendance à voir des opportunités de hausse dans chaque micro-événement. Cette tendance naturelle à l’optimisme est, par un jeu psychologique étrange, applicable aux pires catastrophes. Un militant écologiste acharné verra dans la météo du jour une confirmation des thèses les plus cataclysmiques concernant le réchauffement climatique. Car, pour lui qui s’est investi peut-être pendant des années dans le militantisme, la catastrophe finale serait le couronnement de son raisonnement.

Une fois que nous sommes convaincus de quelque chose, il faut bien plus qu’un raisonnement pour nous faire changer d’avis.

Mais le futur n’a que faire de nos convictions. Les graines de demain ont déjà germé. Parfois, ce dont je parle n’est même pas une prédiction mais un fait, réel, mesuré et observé. Mais l’intuition n’aime pas les chiffres et préfère se raccrocher à l’entourage proche ou à la foi. « Personne dans mon entourage immédiat n’utilise Bitcoin donc Bitcoin ne peut pas avoir du succès », « Dans ma boîte de programmeurs, tout le monde a un iPhone. Donc Android n’arrivera jamais à surpasser Apple », « Les tablettes ne servent à rien, j’en ai testé une pendant une heure, c’est une mode, tout le monde reviendra au bon vieux PC ».

Le contre-argument peut même être poussé à la limite de l’absurde. La possibilité d’un changement est volontairement niée. Mon horizon actuel, ce que je connais et que j’observe, aujourd’hui, autour de moi est forcément représentatif de l’entièreté du monde pour les siècles à venir. « Tu prédis des voitures intelligentes demain ? Ce n’est pas possible car, aujourd’hui, je ne connais personne qui conduit une voiture intelligente », fort proche de l’argument politique populiste « Je ne connais personne, dans ma paroisse, qui est pour le mariage homosexuel donc la majorité de la population y est opposée ».

Condamnés à errer en modernes Cassandre, fiers de leur rationalité et de leurs raisonnements, les futurologues se heurtent au mur du « Vos idées sont fausses car elles ne vont pas dans le sens de nos croyances et de notre petit confort actuel ». Et lorsque, quelques années plus tard, leurs prédictions se vérifient, personne ne voudra s’en souvenir.

Personne sauf ceux qui acceptent de sortir de leur zone de confort intellectuelle. Ceux qui anticipent. Qui écoutent les prédictions et les défient, les expérimentent. Et les utilisent aujourd’hui pour construire le monde de demain. Le monde actuel ne peut plus être changé. Quand vous aurez fini de lire cet article, vous serez déjà dans le futur. Plutôt que de lutter contre le présent, regardons le futur et tentons d’y apporter notre contribution !

Car si le futur n’a que faire de nos opinions, il reste le fruit de nos actions.

 

Photo par Andy Castro.

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Printeurs 16

Saturday 15 February 2014 at 11:54

street
Ceci est le billet 16 sur 19 dans la série Printeurs

— Hello, ça va là-dessous ?
Le sourire d’Isa me tire de ma réflexion. Elle m’aide à m’extirper de sous le lit tout en m’expliquant la scène dont je viens d’être le témoin, comme si elle ne me jugeait pas capable d’en comprendre toutes les subtilités.
— J’ai réussi à trier les deux mille billes en à peine plus que le temps normal pour mille. La conseillère était très contente de moi.
— Ah ? fais-je sans avoir l’air convaincu.
Mais Isa n’a cure de mon manque d’enthousiasme.
— Je vais peut-être devenir conseillère. Faut fêter ça. Ça te dit de baiser ?
Je tente de ne pas la repousser trop brutalement.
— Je t’avoue que je préfère les hommes.
Elle éclate de rire et m’adresse un clin d’œil complice.
— Moi aussi je préfère les hommes. Au moins, on a ça en commun !
Mon regard tombe sur l’écran. Il clignote et alterne rapidement entre des publicités, des images d’animaux qui font des cabrioles et des présentateurs au regard sérieux.
— Isa, il faut que je parte d’ici au plus vite !
— Pourquoi ? Et pour aller où ?
Je pointe du doigt un petit point noir à la limite de l’écran. Isa secoue la tête avec un sourire.
— La cam ? T’inquiète, elle ne peut filmer que quand je suis en communication. Et puis le voyant s’allume. Pas de danger !
— Écoute Isa, je ne suis plus sûr de rien.
Elle blêmit.
— Quoi ? Mais… Tu sais le nombre de fois où je me touche devant un porno ? Tu ne vas quand même pas dire que…
— Je n’en sais rien Isa, je n’en sais rien.
— T’es complètement parano mon p’tit père !
Je ne réponds pas, je baisse les yeux. Un long silence glacé s’installe entre nous. Toujours nu comme un ver, je commence à frissonner.

Isa pousse un profond soupir et ouvre brusquement une armoire. Elle en sort des vêtements grossiers qu’elle me jette sans aménité.
— Mets ça ! C’est pour une femme et un peu trop grand pour toi. Mais tout le monde s’en fout. On n’est pas à un défilé de mode.
— Merci, fais-je tout en enfilant les frusques. Tu me crois ?
Elle se campe devant moi, les deux poings sur les hanches.
— Écoute, j’suis une femme directe. Les machins du gouvernements, les paranos, les scientifiques, je crois pas en tout ça. Ou bien ça me regarde pas. Mais je refuse de laisser tomber quelqu’un qui est dans la mouise. J’suis comme ça. Tu vas manger un morceau, prendre les vêtements et tu feras ce que tu voudras.
— Je ne sais pas comment te remercier…
— Tu pourrais me proposer une partie de baise. Mais, visiblement, c’pas trop ton truc à toi.
Elle éclate de rire avant de prendre un air mystérieux. Se rapprochant de moi, elle se met à chuchoter en tendant son poing fermé.
— Moi, j’crois pas aux sciences mais j’ai appris à reconnaître les signes. Regarde !
Je sens qu’elle me glisse dans la main un objet rond, lisse et froid. Une bille ! L’étudiant du regard, je constate qu’elle est délicatement marbrée, tachetée. Un mélange chaotique mais parfaitement équilibré de noir et de blanc. Comme si deux billes s’étaient mélangées, fondues, accouplées. On ne peut deviner aucune structure, aucun motif, aucune logique. Et pourtant, je pourrais jurer que les surfaces blanches et noires sont parfaitement équivalentes.
— J’ai acheté un sac de blanches et un sac de noires. J’suis presque sûre que, lorsque je les ai versées dans le bol, cette bille était pas là. Et puis, d’où serait-elle venue ? Du sac blanc ou du sac noir ?
Je ne souffle mot, me contentant de contempler la bille extraordinaire.
— Pendant mon obligation, quand je l’ai vue, j’ai eu peur d’être recalée. Une bille comme ça, ça ne va ni dans le pot des blancs, ni dans celui des noirs ! Quoi que tu fasses dans ces cas-là, t’as raté ! Alors je l’ai escamotée. De toutes façons, les conseillers ne font jamais très attention. Quand je serai conseillère, j’espère que je serai plus attentive. Mais ils ont tellement de travail, c’est humain !
— C’est une très belle bille. Sans doute un simple défaut de fabrication. Il te suffit de compter les pots pour savoir…
Elle me couvre la bouche de sa main potelée pour m’empêcher d’en dire plus.
— J’ai toujours mis des billes noires dans des pots noirs et des billes blanches dans des pots blancs. Et la première fois qu’une bille ne rentre dans aucune des catégories, je l’escamote, paniquée. Elle me fascine et elle me fait peur. Mais peut-être que ce n’est pas la bille le problème. Ce sont les pots qu’il faut changer ! C’est un signe !
Un à un, elle referme mes doigts sur la bille.
— Garde-la ! Elle te portera chance. C’est important la chance ! C’est pas un hasard si c’est arrivé quand t’étais là. T’es peut-être comme une bille qui n’a pas de pot. Et ça, les pots, ils n’aiment pas.
Aucune phrase de remerciement ne peut exprimer ma gratitude. Les mots me font défaut. Je laisse un instant de silence s’installer entre nous. Mais, cette fois, je le sens complice, chaleureux. Elle hésite une fraction de seconde avant de briser cet instant d’improbable connivence.
— T’as raison. Si tu penses que tu dois partir, pars ! Bonne chance !

Émergeant de l’immeuble, je contemple depuis la rue la façade couverte de fenêtres grillagées dont les lumières se découpent en ombres chinoises vers l’infini du ciel crépusculaire. J’essaie, sans succès, de reconnaître celle d’Isa. Sur ma joue, je sens encore l’humidité de son baiser d’adieu. Ses vêtements trop amples pour moi m’entourent de son effluve, de sa présence. Peut-être aurais-je du passer la nuit auprès d’elle ? Lui faire l’amour ? Briser ma solitude ? Mais je dois bouger. Le mouvement permanent est mon seul espoir de fuite. Et je dois vérifier cette idée qui a germé en moi sous le lit, ce détail si particulier…

Je sens la bille bicolore rouler dans ma main. Mon porte-bonheur ! Dans la pénombre de la rue, uniquement trouée par les lugubres éclairages, la présence de cette sphère de verre, talisman dérisoire face à la puissance technologique de mes poursuivants, me rassure, me console. D’un pas résolu, je m’enfonce dans les lumières de la ville…

 

Photo par Leniners.

 

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Il y a cent ans (2ème partie)

Thursday 13 February 2014 at 12:24

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Ceci est le billet 2 sur 2 dans la série Il y a 100 ans

Chers Internautes, après cette première partie passionnante, nous sommes toujours avec Maggy Flowerman, auteur du blog « Il y a 100 ans », qui nous éclaire sur les étranges motivations des humains de cette époque.

Maggy, admettons qu’on puisse relativiser certains aspects moraux. Il n’en reste pas moins qu’une grande partie des actions des hommes de cette période était tout simplement absurde. Vous racontez notamment les grands chantiers pour « créer de l’emploi ». Un enfant de trois ans comprendrait que « créer de l’emploi » revient à créer de la douleur et de la souffrance inutile.

À l’époque, les théories économiques soutiennent encore que travailler crée de la valeur. Que la richesse est issue du travail. Il est considéré comme immoral de ne pas travailler « de manière productive ». Ceux qui ne sont pas productifs sont considérés comme des « profiteurs ». La productivité ne se mesurant pas de manière universelle, la richesse et le salaire sont utilisés comme étalon. Cela entraîne que, de manière absurde, des financiers ou des rentiers oisifs mais riches sont alors considérés comme très productifs alors que des artistes, aujourd’hui reconnus pour leur génie, ou des travailleurs bénévoles sont considérés comme des profiteurs.

Cette croyance que le travail crée de la richesse n’a d’ailleurs jamais été historiquement observée, les riches et les puissants n’étant jamais de la classe des travailleurs. Pire, le crash de Wall Street en 1928 et la crise de 2008 prouvent exactement le contraire ! À cause de simples évênements purement comptables, le monde entier entre dans une crise économique. Pourtant, les travailleurs sont toujours là. Cela démontre donc que ce sont les richesses qui créent de l’emploi, pas le contraire. Il faudra attendre les années 2020 pour voir apparaître les premières théories expliquant que le travail est source d’inégalité, de misère et de destruction et qu’il doit être limité au strict minimum. J’en parle d’ailleurs dans mon blog comme de théories farfelues car, à l’époque, elles étaient perçues comme telles.

En attendant, sous prétexte de créer de la richesse, la classe politique va donc investir des sommes colossales dans la création d’emploi. Le système s’auto-entretient merveilleusement car la création d’emploi devient un emploi en soi.

D’un côté la société veut créer de la richesse mais, de l’autre, elle lutte contre le partage des connaissances, de la culture. N’est-ce pas contradictoire ?

Non car à cette époque, la population a toujours du mal à considérer ce qui n’est pas matériel comme une richesse. Ce qui est virtuel n’existe pas vraiment, ce n’est pas de la richesse, ce n’est pas du travail.

Cette vision est imposée, de manière consciente ou non, par une classe dirigeante qui tire sa richesse de la production de biens matériels. Et qui garde son pouvoir en contrôlant la diffusion de la connaissance. D’ailleurs, l’art, la culture, la connaissance étaient assimilés à des biens matériels car un amalgame était fait entre le contenu et le support physique. Jusqu’au milieu du vingt-et-unième siècle, les musiciens parlent de « produire un disque ». C’est très révélateur de l’esprit d’une époque où les plus jeunes n’ont jamais touché l’objet « disque ». Un artiste n’est donc productif que si son œuvre est transférée sur un support matériel payant. Si ce n’est pas le cas, c’est un profiteur.

Historiquement, la classe dirigeante a toujours lutté contre le progrès pour se maintenir au pouvoir. Mais comment expliquez-vous que votre personnage, qui est un individu tout à fait moyen, critique lui-même ce partage et l’appelle « piratage » ?

Le piratage est en quelques sortes le révélateur du paradoxe de la société de consommation matérielle. Si seuls les biens matériels ont de la valeur, alors pirater n’est pas un problème vu qu’on ne fait que copier de l’information sans valeur. Par contre, si copier de l’information entraîne qu’un support ne sera pas vendu, c’est que le support est lui-même sans valeur.

Cette dernière notion entraîne une situation de dissonance cognitive chez la personne qui a toujours cru en la valeur matérielle des choses et qui, depuis des années, investit de l’argent, gagné par son travail destructeur, pour acheter des supports matériels.

Face à ce conflit intérieur, la réaction naturelle est d’attaquer ceux qui pratiquent le piratage et de les considérer comme moralement dangereux pour l’équilibre même de la société. Bref, comme dans les exemples précédents, l’humanisme s’oppose au conservatisme économique. L’histoire se répète.

Vous arrivez à justifier toutes les atrocités du passé, à excuser une humanité qui a conduit la planète vers la situation que nous connaissons aujourd’hui. N’avez-vous pas peur de banaliser ces horreurs ? De réhabiliter ces criminels ?

Au contraire. L’erreur serait de se croire à l’abri, au dessus de tout ça. Cette expérience m’a ouvert les yeux. En vieillissant, je me rends compte que j’ai de plus en plus tendance à considérer les jeunes, les mouvements de protestation, les militants comme des menaces morales. Au plus j’ai investi d’années dans ma morale, au moins je souhaite la voir remise en cause.

Regardez les grandes manifestations que nous avons connues il y a quelques semaines. Vous-même les avez condamnées dans une de vos vidéos. J’aurais naturellement tendance à être d’accord avec vous. Mais à la lueur de l’expérience de mon blog, je ne peux m’empêcher de penser qu’ils ont peut-être raison. Contrairement aux esclavagistes romains ou aux industriels du vingtième siècle, nous n’avons même pas l’excuse de l’ignorance. Par notre inaction, par notre acceptation de l’ordre établi, nous sommes déjà des criminels pour les habitants des siècles prochains.

 

Photo par Whashington Area Spark.

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Source: http://ploum.net/il-y-a-cent-ans-2eme-partie/


Il y a cent ans (1ère partie)

Wednesday 12 February 2014 at 15:52

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Ceci est le billet 1 sur 2 dans la série Il y a 100 ans

Bonjour à toutes et à tous. Aujourd’hui, j’ai le plaisir de recevoir Maggy Flowerman, auteur du blog à succès « Il y a 100 ans » et spécialiste renommée du XXIème siècle. Bonjour Maggy !

Bonjour !

Pour les spectateurs qui ne connaissent pas votre blog, pouvez-vous en rappeler le principe ?

Il est très simple. Je tiens ce blog en me mettant dans la peau d’un internaute qui vivait il y a exactement cent ans. Chaque jour, je m’inspire donc des faits réels et des archives du siècle passé. J’essaie de penser comme un habitant de cette époque, d’observer le monde avec son regard. Qu’aurais-je été si j’étais né en l’an 2000 ?

C’est un exercice difficile. Certains de vos billets ont fortement choqué le public. On a également accusé votre personnage d’être dépourvu de tout sens moral. Comment expliquez-vous cela ?

Beaucoup de personnes ont du mal à relativiser leur morale. Plusieurs siècles de religions monothéistes nous ont donné la vision d’une morale absolue, éternelle, universelle. Mais, par essence, une morale est très limitée, à la fois dans le temps et dans l’espace. Ainsi, il y seulement deux siècles, il était normal, dans la partie du monde où je me trouve actuellement, de lyncher les personnes à la peau noire. En fait, protéger un noir ou lui donner des droits était considéré comme immoral. Un siècle plus tard, j’en parle d’ailleurs dans mon blog, on se demandait comment des êtres humains avaient pu commettre de telles atrocités. Tout le monde se disait « Moi, j’aurais pris la défense des noirs, je suis humaniste. » Mais, à l’époque, les noirs n’étaient tout simplement pas considérés comme des humains et la majorité d’entre nous aurait trouvé la situation normale.

Il ne faut donc pas juger le passé mais l’observer, le comprendre afin de relativiser ce que nous sommes aujourd’hui. Quelles sont les actions banales que nous effectuons aujourd’hui qui, dans cent ans, sembleront ignobles, repoussantes, immorales aux yeux de nos arrières petits enfants ?

Vous considérez donc comme « normal » que les gens du siècle passé fassent grandir des animaux vivants et conscients dans des conditions abjectes afin de les manger ? Ce billet où votre personnage mange un poulet, par exemple, a suscité les réactions les plus vives !

À l’époque, cela semblait normal. Tout comme il y a deux-cents ans on considérait les noirs comme des animaux. Cinq-cents ans plus tôt, c’étaient les femmes qui n’avaient pas d’âme. Ou les esclaves il y a deux-mille ans.

Au cours des siècles, l’histoire de l’humanité s’est marquée par un élargissement de la capacité d’empathie. Au départ, l’homme n’a aucune pitié pour tout ce qui n’était pas de sa tribu. Puis, au fur et à mesure que le progrès rend la lutte pour la survie moins contraignante et encourage la coopération plutôt que l’affrontement, la notion de tribu va laisser la place à celle de peuple. Puis de race. On observe bien des replis importants, notamment religieux ou nationalistes, mais ces exceptions sont, à l’échelle de l’histoire, vite résorbées.

Au XXIème siècle, les progressistes pensent être à l’apogée car ils éprouvent de l’empathie pour tous les humains. Ils sont convaincus, avec raison, que les replis important de cette époque sont les derniers soubresauts du traditionalisme. Seulement, l’empathie ne s’étend pas encore aux animaux.

Comment expliquez-vous cela ?

Tout d’abord par le besoin. Pourquoi l’empire romain n’éprouvait-il pas d’empathie pour les esclaves ? Pourquoi le moyen-âge chrétien ne pouvait-il pas accorder un statut d’être humain aux femmes ? Pourquoi les États-Unis du dix-neuvième siècle ne pouvaient-ils pas reconnaître les droits des noirs ?

La réponse est simple : parce que leur économie dépendait de cette inégalité. Toute personne militant pour un changement est donc perçue comme un danger pour la société. Pour protéger le groupe, il est nécessaire d’en sacrifier une partie et prendre la défense de ces individus est moralement répréhensible.

Il y a cent ans, la production de viande artificielle n’est pas encore économiquement viable. On considère donc qu’un animal n’est qu’un animal. D’un point de vue scientifique, les neurologues n’ont pas encore défini clairement la conscience, qui reste un principe empreint d’une aura mystique. On n’a pas encore abandonné totalement la notion d’âme. Du coup, un animal n’est pas réellement considéré comme conscient car il n’a pas d’âme.

Mais, après tout, ne faisons-nous pas la même chose actuellement avec les insectes ou les plantes ?

Merci Maggy. Et merci à tous pour votre attention. Avant de continuer cette passionnante discussion dans la seconde partie de la vidéo, je rappelle aux internautes que ces interviews sont payantes mais que le prix, comme l’information et la connaissance, est libre !

 

Photo par Stlbites.com.

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Source: http://ploum.net/il-y-a-cent-ans-1ere-partie/


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