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Aux racines du djihadisme : Surenchères traditionalistes en terre d’islam, par Nabil Mouline

Tuesday 15 December 2015 at 00:45

Source : Le Monde Diplomatique, Nabil Mouline, 03-2015

Le monde musulman sunnite est confronté à un phénomène de réislamisation, avivé par la faiblesse des forces modernistes et des sociétés civiles ainsi que par la duplicité des pouvoirs politiques. Tout porte à croire que, malgré leur opposition idéologique, le wahhabisme saoudien et le courant des Frères musulmans vont poursuivre leur expansion. Leur avatar commun, le djihadisme, devrait lui aussi se renforcer.

Dans le monde arabe, les ambitions hégémoniques du traditionalisme musulman ne datent pas d’hier. Quelles que soient sa forme ou sa dénomination, ses dépositaires ont réussi à y occuper, depuis la seconde moitié du IXe siècle, une place centrale. Cela s’est fait au prix de combats acharnés, et au détriment d’autres discours dont certains étaient novateurs, ou du moins rénovateurs.

Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que l’ordre ancien est progressivement, quoique involontairement, secoué par le choc colonial. Des discours s’appuyant sur les systèmes de valeurs et de représentations occidentaux s’introduisent en terre d’islam. Ils offrent une nouvelle conception du monde et permettent à des courants intellectuels, politiques et religieux de s’épanouir. Le traditionalisme musulman ne disparaît pas pour autant. Après une période d’adaptation forcée au début du XXe siècle, ses promoteurs réapparaissent et prétendent jouer un rôle structurant en tant que défenseurs des vraies valeurs de l’islam contre une modernité trop envahissante. Le renouveau et l’expansion du traditionalisme, qu’il soit religieux (wahhabisme (1)) ou politico-religieux (frérisme (2) et djihadismes), ont plusieurs causes. Sans négliger les facteurs socio-économiques, dont l’importance est indéniable, il nous paraît nécessaire ici d’isoler quelques variables déterminantes et de les mettre en perspective.

Tout au long du XXe siècle, plusieurs pays musulmans ont essayé d’utiliser leur capital religieux pour étendre leur prestige et leur influence au niveau international. Mais l’expérience saoudienne est la plus impressionnante, par son ampleur et par sa longévité. Le wahhabisme, avatar du hanbalisme (l’une des quatre écoles juridiques et théologiques du sunnisme), se conçoit dès son apparition au XVIIIe siècle comme la seule vraie religion. Son interprétation littéraliste, conservatrice et exclusiviste de l’islam doit donc s’imposer à tous ; ceux qui la refusent sont déclarés égarés, hypocrites, hérétiques, voire mécréants. Cependant, les autorités politiques et religieuses saoudiennes n’ont pas les moyens humains et financiers de réaliser leurs ambitions, d’autant que leur doctrine souffre d’une mauvaise réputation en raison des accusations d’extrémisme portées par ses détracteurs, non sans fondement. Les choses vont changer radicalement au lendemain de la première guerre mondiale.

Le roi Abdel Aziz (dit Ibn Séoud), fondateur du royaume saoudien moderne, profite du contexte de recomposition de la région au lendemain du conflit pour tirer son épingle du jeu. Il entreprend, entre autres, une opération de grande envergure pour redorer le blason du wahhabisme, qu’il rebaptise salafisme. Son objectif : convaincre que cette doctrine est conforme aux croyances et aux pratiques orthodoxes des salaf — les trois premières générations de musulmans. Sa plus belle réussite dans ce domaine est sans doute d’avoir séduit plusieurs intellectuels et oulémas influents. L’entreprise de réhabilitation, doublée du prestige d’être resté le seul pays arabe indépendant entre les deux guerres (3), permet à cette doctrine d’acquérir le statut de nouvelle orthodoxie.

Pétrodollars et prosélytisme

La grande expansion du wahhabisme commence durant les années 1960, à la faveur des luttes qui opposent l’Arabie saoudite à l’Egypte et de l’augmentation substantielle des revenus du royaume grâce à l’exportation du pétrole. Pour se prémunir contre les ambitions panarabes du président égyptien Gamal Abdel Nasser, le pouvoir saoudien se pose comme le champion de l’islam et des valeurs traditionnelles en inaugurant une politique de « solidarité islamique ». Ainsi plusieurs organisations politiques, économiques, sociales, éducatives et religieuses (la Ligue islamique mondiale, l’Université islamique de Médine, etc.) voient-elles le jour, grâce notamment au concours des Frères musulmans exilés d’Egypte par Nasser et bien accueillis à cette époque.

Après la guerre israélo-arabe de juin 1967, qui sonne le glas du panarabisme, l’Arabie saoudite augmente son influence. Elle utilise ces organisations pour exporter son islam, et dépense sans compter. Alors que la Ligue islamique mondiale étend ses activités à des dizaines de domaines (construction de mosquées, aide humanitaire, jeunesse, enseignement, fatwas, apprentissage du Coran, etc.), l’Université islamique de Médine forme des Saoudiens et des étrangers à porter la « bonne nouvelle » à travers le monde. Depuis sa création en 1961, cette université a produit environ quarante-cinq mille cadres religieux de cent soixante-sept nationalités. Il faut ajouter à cela des milliers d’étudiants étrangers qui passent par d’autres organismes d’enseignement saoudiens, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, et par des réseaux d’enseignement informels. D’autres organismes officiels, officieux et privés ont vu le jour depuis, pour répondre à la demande d’un marché du religieux en perpétuelle croissance. Parallèlement aux voies institutionnelles, Riyad finance, généralement en toute discrétion, des individus, des groupes et des organisations qui servent plus ou moins ses desseins. Il aurait ainsi dépensé plus de 4 milliards de dollars pour soutenir les moudjahidins en Afghanistan durant les années 1980.

En tant que moyen de visibilité et d’expansion de premier ordre, le monde médiatique et virtuel n’échappe bien sûr pas à la vigilance des autorités politico-religieuses du royaume. Il est investi dès les années 1990. Des dizaines de chaînes satellitaires et des centaines de sites Internet éclosent. Les réseaux sociaux sont également pris d’assaut. Toutes sortes de services y sont proposés, parfois en plusieurs langues. Cet engagement dans les nouvelles technologies, financé par l’Etat, ne doit toutefois pas faire oublier les moyens de diffusion traditionnels. Par exemple, des millions de brochures, de cassettes, de CD et de livres pieux ont été distribués à travers le monde à des prix modiques, si ce n’est gratuitement, depuis les années 1980.

Grâce aux pétrodollars, à la présence de Lieux saints de l’islam sur le territoire saoudien, à la simplicité de ses préceptes et au zèle de ses adeptes, le wahhabisme s’est imposé comme une orthodoxie par rapport à laquelle tous les autres acteurs se positionnent désormais. Son arme la plus efficace reste sans doute la capacité de ses dépositaires à s’allier avec n’importe quel régime, ou tout au moins à s’en accommoder, pourvu qu’il les autorise à islamiser la société par le bas. La restauration du califat ne compte pas parmi leurs préoccupations. Ce qui n’est pas le cas de leurs principaux concurrents : les Frères musulmans.

Dès sa fondation vers 1928 par Hassan Al-Banna, la confrérie des Frères musulmans a pour objectif de recréer l’unité politique et religieuse originelle de l’oumma. Pour réaliser cette utopie, son fondateur envisage une stratégie téléologique : il faut d’abord islamiser la société par le bas en dépassant toutes les écoles juridiques et théologiques avant de conquérir le pouvoir et de créer des Etats islamiques. Ces Etats, qui assurent la suprématie des valeurs religieuses traditionnelles, s’engagent dans un processus d’intégration à travers des programmes de coopération intenses. Cela aboutit tout naturellement à l’abolition des frontières et à la proclamation du califat.

Bien que traditionaliste, le discours des Frères est relativement modéré durant les premières années de leur existence. Beaucoup d’idées occidentales, du moins dans leurs procédés rhétoriques, sont adoptées pour permettre l’entrée dans le champ politique moderne en vue de le contrôler. Si la confrérie s’étend très rapidement en Egypte et ailleurs, elle échoue à conquérir le pouvoir. A la fin des années 1940, elle s’engage dans un processus de radicalisation qui s’intensifie la décennie suivante à cause de la répression féroce que mène le régime de Nasser contre ses membres.

C’est dans ce contexte de crise que sont nées les idées de Sayyed Qotb (1906-1966), l’un des idéologues de la confrérie. En 1950, cet ancien journaliste opère un revirement idéologique qui aura des conséquences immenses sur le champ politico-religieux arabo-musulman. Il considère en effet que le monde dans lequel il vit est tombé dans l’apostasie. Les vrais croyants, désormais minoritaires, doivent accomplir une « émigration » en se séparant spirituellement et physiquement des sociétés impies. Après avoir créé une plate-forme solide, ces élus doivent se lancer à la conquête du pouvoir pour instaurer l’Etat et la loi islamiques dans le cadre d’un djihad intégral. Cette culture d’enclave, qui n’est pas nouvelle dans l’histoire musulmane, devient très rapidement le socle du djihadisme contemporain. Son hybridation avec le wahhabisme, le mawdoudisme (4) et des idéologies européennes — notamment fascistes et communistes — la rendent encore plus redoutable entre les mains de groupes comme Al-Qaida, le Front Al-Nosra et l’Organisation de l’Etat islamique.

Si la majorité des Frères musulmans conteste les arguments de Qotb, ne bascule pas dans le djihadisme et lui préfère l’activisme, elle ne s’éloigne toutefois pas du traditionalisme ; elle doit en effet conserver sa part de marché. Même s’il y a des particularismes locaux, le dénominateur commun des mouvements se réclamant de près ou de loin de ce groupement est la volonté d’islamiser les sociétés. Cela sans pour autant abandonner le rêve d’une prise, partielle ou intégrale, du pouvoir, soit par l’entrisme, soit par le jeu démocratique.

De leur côté, et quelle que soit leur obédience politique, les régimes qui s’installent au pouvoir après les indépendances instrumentalisent la religion, notamment le traditionalisme. L’échec ou l’inexistence d’un projet de construction nationale leur permet d’utiliser cette valeur refuge par excellence. Dans un premier temps, ils estiment que le contrôle des acteurs et le monopole du discours religieux passent par la mainmise sur les institutions, comme Al-Azhar en Egypte, la Zitouna en Tunisie et la Qaraouiyine au Maroc. Cette politique a un effet pervers : les représentants de ces institutions, qui étaient en situation de quasi-monopole, se retrouvent non seulement discrédités durablement, mais également concurrencés par de nouveaux acteurs religieux, notamment les Frères musulmans et les wahhabites. Le champ spirituel se retrouve ainsi fragmenté. Pis, une surenchère traditionaliste s’engage.

Les Frères musulmans contre la gauche

Tout en restant sur leurs gardes, la plupart des régimes essaient d’utiliser ces entrepreneurs religieux à leur avantage dès le début des années 1970. Pour se débarrasser des mouvements d’opposition, plusieurs régimes, dont ceux d’Anouar El-Sadate en Egypte et de Hassan II au Maroc, utilisent ainsi les Frères musulmans. Sous l’œil bienveillant des autorités, ces derniers affaiblissent durablement les positions de la gauche, notamment dans les établissements d’enseignement, les universités, les syndicats, etc. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Les régimes vont jusqu’à puiser dans le répertoire des Frères, à la fois pour les satisfaire et pour leur couper l’herbe sous le pied. Cela concerne non seulement le domaine de la loi (la constitutionnalisation de l’islam, voire de la charia, le statut personnel, des articles du code pénal, etc.), mais également l’éducation (les programmes scolaires) et les médias. Pour couronner le tout, les chefs d’Etat ne manquent plus aucune occasion de manifester publiquement leur piété (accomplissement des rituels, notamment le pèlerinage à La Mecque, organisation de cérémonies religieuses, construction d’édifices de culte, etc.).

Même si les régimes tolèrent et instrumentalisent les Frères musulmans, la méfiance reste de mise. Ils n’oublient pas que l’objectif ultime de ces derniers demeure la prise du pouvoir. Ils ne manquent ainsi aucune occasion d’essayer de les décrédibiliser, de les affaiblir et même de les anéantir. Cela a été par exemple le cas en Arabie saoudite après une contestation frériste au début des années 1990. D’autres régimes ont essayé, notamment après les attentats du 11 septembre 2001, de s’appuyer sur les confréries soufies pour arriver au même objectif. En vain.

C’est ainsi que, devant la montée des Frères musulmans après les soulèvements populaires de 2011, plusieurs régimes de la région découvrent les « bienfaits » du wahhabisme : l’antifrérisme, l’antimodernisme politique et l’appel à obéir absolument aux gouvernants. Ils n’ont pas manqué de les utiliser, ce qui laisse prévoir des collusions dans les prochaines années. Tout laisse donc penser que le traditionalisme religieux poursuivra son expansion, d’autant que les sociétés civiles sont balbutiantes et que le champ intellectuel, notamment moderniste, est en ruine.

Nabil Mouline

Chercheur au Centre d’études interdisciplinaires des faits religieux (CEIFR) à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur de l’ouvrage Les Clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie saoudite (XVIIIe-XXIesiècle), Presses universitaires de France (PUF), Paris, 2011.
Source : Le Monde Diplomatique, Nabil Mouline, 03-2015

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