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Banques: des vigies contre Goliath

Saturday 23 August 2014 at 00:10

Un article de 2013, que j’avais sous le coude…

Une autre finance est possible. Au service de l’intérêt général. Qui investirait dans l’économie réelle plutôt que de spéculer en jouant à «pile je gagne, face la société perd – et c’est le contribuable qui casque». Bien sûr, le puissant lobby bancaire résiste. A Bruxelles, son armada compte plus de 700 lobbyistes. Mais depuis dix-huit mois, un frêle Zodiac, l’ONG Finance Watch, tente d’exercer un contre-pouvoir. Et commence à se faire entendre à Berlin, Londres ou Paris. En écrivant une lettre ouverte au ministre de l’Economie, Pierre Moscovici, elle s’est invitée dans le débat français sur le projet de loi censé séparer et réguler les activités bancaires. Discuté ces jours-ci à l’Assemblée nationale, celui-ci égratigne à peine les opérations spéculatives des banques. Un renoncement du politique, un an après les promesses électorales de François Hollande. Reportage au QG bruxellois de Finance Watch, où nous avons suivi ses treize salariés. Pas des révolutionnaires, juste des banquiers défroqués en quête de (bon) sens.

Mardi 29 janvier, 16 h

«Pas de populisme»

«Où est la hache ?» Grande, élégante, Aline Fares déboule dans le bureau en rigolant. Ancienne de Dexia, la banque franco-belge sauvée à grands frais, la conseillère en stratégie et analyse du secrétaire général a rédigé un document proposant des amendements au projet de loi français. Il est temps d’envoyer le communiqué aux médias. La hache aurait symbolisé à merveille la mesure du candidat Hollande : scinder les activités des banques en deux, d’un côté la banque de dépôt, celle de M. Tout-le-monde et des PME ; de l’autre la banque d’affaires. Tchac ! Histoire d’éviter que les citoyens paient pour la faillite d’un établissement sorti tout nu du casino. Las, cette coupe franche a disparu : le texte prévoit juste de filialiser les activités les plus dangereuses.

Le communiqué de l’ONG ne mâche pas ses mots («Dans l’état actuel du projet de loi, […] la société continuera à garantir l’activité de trading au détriment du financement de l’économie, et le contribuable continuera à subventionner les bonus des traders»). Mais la photo sera neutre. Un stylo posé sur de gros volumes de jurisprudence. La hache, c’était une blague. Malgré son surnom de Greenpeace de la finance, l’organisation évite les campagnes chocs. «Nous ne faisons pas de populisme antibanques. Les errements de la finance, c’est plus compliqué qu’une histoire de gentils et de méchants», justifie Greg Ford, le directeur de la communication, ex-journaliste financier britannique. Ô surprise, l’ONG, sise dans cinq pièces, partage machine à café et imprimante avec ses voisins de l’AFME (Association des marchés financiers en Europe), le bras armé des banques d’affaires. Dans le même immeuble, on trouve aussi Merrill Lynch, Bank of America et l’ISDA, le lobby des swaps et produits dérivés. «C’est un hasard, sourit Greg. Nos relations sont cordiales, mais parfois, je cours chercher ce que je viens d’imprimer.»

16 h 30

Expliquer, sensibiliser

A trois rues de là, au pied du Parlement européen. Joost Mulder se plie aux mises en scène d’une équipe de la chaîne allemande ZDF qui enquête sur le lobbying financier. Sujet que le directeur des relations publiques de Finance Watch connaît par cœur. Ce Néerlandais a quitté sa carrière de lobbyiste bancaire parce qu’il en avait assez de bourrer le crâne des élus avec cette litanie : «Imposer des garde-fous aggraverait la crise et détruirait des emplois.» Sous la pluie, costume gris et cravate rouge, il entre dans un café. Trois prises. Fait mine de lire le Financial Times. Deux prises. Consacrer du temps aux médias fait partie du job. Il faut sensibiliser le public. Expliquer que le combat pour une finance au service de la société concerne chacun d’entre nous, au quotidien. Il sait qu’un soutien populaire lui permet d’avoir davantage de poids auprès des eurodéputés. Et que l’ONG doit récolter des dons de particuliers, si elle veut assurer sa survie et son indépendance.

Mercredi, 8 h 30

«Observer l’animal en action»

Revoici Joost Mulder au Sofitel de la place Jourdan. Petit déjeuner sur l’avenir des securities markets (marchés obligataires) européens, autour de Maria Teresa Fabregas, spécialiste du sujet à la Commission. A la table ovale, une vingtaine de participants dont une moitié de lobbyistes de l’industrie. «C’est assez équilibré, d’habitude ils sont trente, face à deux députés et moi.» Joost n’est pas dupe : les chantres de la dérégulation espèrent charmer Finance Watch en même temps qu’ils font pression sur la technocrate. «C’est la preuve que nous comptons désormais ici. Tant que nous ne sommes pas récupérés, j’accepte ces sollicitations car c’est une des rares occasions où je peux observer l’animal en action.»

9 h 15

Une loi comme une coquille vide

Retour chez Finance Watch, dans le bureau dépouillé de Thierry Philipponnat, le secrétaire général qui a monté et pilote la structure. Il vient d’enregistrer une vidéo pour expliquer sur le site de l’ONG pourquoi le projet de loi français est une coquille vide (voir ci-dessous). «La façon dont il est rédigé laisse croire que ce n’est pas le cas, ça prouve que la plume a été tenue par le lobby. Un tel revirement après le discours de campagne de Hollande, ça force le respect», ironise-t-il.

Détendu, costume impeccable, le quinqua français est un ancien cador de la finance. Après vingt ans chez UBS, BNP Paribas et Euronext, il a claqué la porte pour s’engager chez Amnesty avant d’être repéré par les 22 eurodéputés de tous bords – sauf extrêmes – à l’origine de Finance Watch. La cheville ouvrière idéale. «Je n’ai jamais rien vu d’illégal, c’était bien plus subtil, assure-t-il. La finance ne compte pas tant de grands cyniques que ça. Le problème, c’est le système. Devenu absurde, court-termiste, il a tellement fractionné les boulots qu’il y a peu de place pour prendre du recul. Je me suis dit : “Au fait, ça sert à quoi, la finance ? A investir et aider les gens ou à parier sur tout ce qui bouge?” Ici, on a tous ça dans les tripes.» Thierry Philipponnat a composé une équipe de «professionnels avec une âme de militants», qui ont divisé leur salaire par cinq ou six et pris un gros risque personnel, tant Finance Watch reste fragile – son maigre budget de 2 millions d’euros n’est pas sécurisé. En privé, «la grande majorité» de ses anciens confrères souhaitent eux aussi que les choses changent. «Ils me disent : Allez-y, il y en a besoin.»

9 h 45

«C’est ça, le capitalisme»

Thierry Philipponnat suit en direct sur Internet l’audition des patrons Jean-Paul Chifflet (Crédit agricole), Jean-Laurent Bonnafé (BNP Paribas) et Frédéric Oudéa (Société générale) par la commission des finances du Palais-Bourbon. Il prend des notes. Bonnafé affirme que le Glass-Steagall Act américain de 1933 (qui a interdit pendant soixante ans aux banques de dépôt d’œuvrer sur les marchés financiers) n’a «pas donné satisfaction». Thierry s’énerve : «C’est faux ! Ça a parfaitement marché ! Les banques ont financé l’économie et il n’y a pas eu de crise.» Bonnafé poursuit. Réguler empêcherait de financer l’économie. Agacement. «Il nous fait pleurer avec ça, parlons-en : l’argent que prête BNP Paribas aux entreprises, c’est seulement 7,5% de son bilan ! J’aimerais qu’il nous parle des 92,5% restants.» Frédéric Oudéa menace : «Le jour où vous n’aurez plus de banques…» Thierry est excédé : «Pourquoi il n’y en aurait plus ! Ça n’a aucun sens ! Ça, ça s’appelle faire peur aux élus ! J’adorerais être face à lui et lui répondre.»

Cuisiné par la députée PS Karine Berger, Oudéa admet que la loi ne toucherait que 1% de l’activité de sa banque. Mais même ça, ça l’«embête». «Il nous dit sans complexe qu’il aime les profits mais pas les pertes. Eh bien oui, c’est ça le capitalisme, mon gars : tu gagnes, c’est pour toi, mais tu perds, c’est aussi pour toi, pas pour l’Etat. La finance est la seule industrie qui bénéficie de ce privilège “pile je gagne, face la société perd”.»

11 h 30

Lobby bancaire : «one point»

Aline entre et tend à Thierry la une du Financial Times. «Bruxelles recule sur une réfome bancaire clé», titre la bible de la City. Soupirs. Michel Barnier, commissaire chargé des services financiers, émet des réserves sur la proposition européenne de séparer radicalement le trading du reste de l’activité des banques. Lobby bancaire, one point. A l’écran, l’audition se poursuit. Les députés sont pugnaces. Thierry reprend espoir. «Ils ont bossé, ils posent de bonnes questions, les messages passent. Je voudrais vraiment que le Parlement se révolte vis-à-vis de ce texte, moins ambitieux que ce qui se prépare aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. Et de très loin.»

12 h 45

Un porte-voix pour les hérauts

Retour place Jourdan, avec la Suisse Anouchka Nicolet. Ex-banquière aussi, elle s’occupe du partage d’expertise avec les membres de Finance Watch, 71 syndicats, associations de consommateurs et ONG, comme Oxfam ou le Secours catholique, qui représentent près de 100 millions de citoyens européens. Un énorme porte-voix pour les hérauts de la «finance au service de la société». Anouchka a rendez-vous dans une brasserie avec un salarié de Transparency International. La grosse ONG de lutte contre la corruption a publié un rapport pointant les risques de conflits d’intérêts à la Banque centrale européenne (BCE). De quoi nourrir la réflexion de Finance Watch.

15 h 20

Sabir, amendements et cartoon

Ambiance monacale dans le bureau de l’équipe de recherche. Le Français Frédéric Hache, le Belge Benoît Lallemand et le Britannique Duncan Lindo, encore des repentis, avalent des milliers de pages de propositions législatives européennes et pondent des rapports dans un sabir exotique (MiFID 2, CRD IV, UCITS, PRIPS), ensuite traduits en propositions d’amendements. Quand il a une minute de libre, Frédéric sort son iPad et dessine. Le côté start-up de la maison. D’un trait assuré, il résume en BD les enjeux de Bâle III, la réforme qui obligera les banques à augmenter leur capital pour les rendre plus solides. Malgré le peu de contraintes, les intéressées agitent le chiffon rouge des pertes d’emplois. Elles tremblent juste pour leurs profits. Frédéric croque une analogie : «C’est comme si on limitait la vitesse à 400 km/h et que les constructeurs disaient qu’ils ne vendront plus de voitures.» Pendant ce temps, Benoît peaufine une infographie pour renseigner Mme Michu sur le trading à haute fréquence, ces échanges boursiers traités à la milliseconde, symboles de la transformation des marchés en casinos. «Franchement, c’est bien plus facile d’écrire un rapport technique. Mais cela fait partie de notre mission. Les banques, ça les arrange bien que les gens ne comprennent rien à ce qu’elles font.»

Illustrations Rocco

Par CORALIE SCHAUB
Source Libération

Source: http://www.les-crises.fr/banques-des-vigies-contre-goliath/