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Critique argumentée de certaines relectures politiques de l’histoire, tant russes qu’ukrainiennes, par Marie Pascal

Sunday 9 August 2015 at 00:16

Marie PASCAL – Juillet 2015

Selon l’historiographie russe classique, dès le X s. le premier État russe , ou Rus’ de Kiev (en russe “Kievskaja Rus’”, qu’autrefois on traduisait “Russie Kiévienne”) était unifié et organisé autour de sa capitale Kiev et d’un unique Prince : Oleg, suivi d’Igor puis de Vladimir qui y introduisit le christianisme en 988. A partir du XI  s. commença une période dite du “morcellement féodal” (“period feodalnoj rasdroblennosti”) de la Rus’ en différentes principautés, les “princes russes” s’unissant ou s’opposant les uns aux autres  suivant leurs choix politiques. La date officielle de la fin de la Rus’ unifiée est  celle de la mort du prince Mstislav le Grand en 1132.

En 1154, le prince André  Bogolioubski, succédant à son père sur le trône de Kiev, décida de déplacer la capitale de la Rus’ à Vladimir-sur-Kliazma, ville située au cœur du “Zaliessyé” (du mot forêt : “l’es” qui se prononce à peu près comme le mot français “liesse”), zone de forêts traversée de rivières navigables: la Kliazma et la Moskva, affluents de l’Oka, qui elle se jette dans la Volga.

Au XIV s. ses descendants reprirent le flambeau en repoussant les Mongols et en unifiant les principautés russes autour d’une nouvelle capitale, Moscou, qui avait pris la prééminence sur Vladimir dans cette région du Zaliessyé.

Dans cette version, l’histoire de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine ne font qu’une durant tout le moyen-âge. Cette région du sud-ouest de la Rus’ n’a  ni nom à elle, ni contours définis avant l’apparition du nom “Ukraine” au XVII s. De plus l’accent porte sur le déplacement de la capitale et du centre de gravité de l’État russe depuis Kiev jusqu’à Vladimir et Moscou, ne laissant à Kiev que le rôle de ville déclassée, et à la future Ukraine celui de région excentrée.

On comprend que cette histoire-là ne plaise guère aux Ukrainiens. En particulier depuis que les dirigeants de l’Ukraine ont décidé de rompre les liens entre leur pays et la Fédération de Russie, les Ukrainiens  aimeraient trouver dans l’histoire la trace d’un État qui serait l’ancêtre de l’Ukraine mais pas celui de la Russie. C’est ainsi qu’on entend actuellement en Ukraine une version de l’histoire de la Rus’ où la principauté de Kiev, au Moyen-âge, était indépendante des autres principautés de la Russie ancienne, de sorte qu’on peut dire que l’Ukraine, État héritier de la Rus’ de Kiev,  et la Russie issue des autres principautés,  ont des histoires parallèles mais qui ne se confondent pas. On retrouve la source de cette idée dans de nombreuses historiographies, à l’instar de l’encyclopédie Larousse (en ligne)  qui affirme que « au milieu de XII s, cet État (de la Russie Kiévienne) s’(est) désintégré en principautés indépendantes ».

Dans cette version évidemment développée en Ukraine, le nom ” Rus’ ” sert à nommer la principauté de Kiev, au moins à partir du XII s., les territoires de l’ouest et nord-ouest de la Russie actuelle n’en faisant donc pas partie. Par exemple, dans l’article de Wikipédia en ukrainien “Українці” (“Ukrainiens” ), nous pouvons lire :    ” (Le nom Rus’) est utilisé comme nom du peuple Ukrainien du XIII s. au début du XX s. ; du XVIII au XX s. on emploie parallèlement le terme ” Ukrainiens”.  Nous avons  aussi pu entendre l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov, lors d’une visite en France en 2014,  dire que au Moyen-Âge  il existait  “plusieurs Rus’  : la Rus’ de Kiev, la Rus’ de Vladimir, la Rus’ de Novgorod”, présentant ainsi ces principautés comme des États différents existant en parallèle.

Quelques soient les mots et les procédés employés, ou les dates choisies, on constate une volonté de prouver  l’existence de l’Ukraine comme Nation différente de la Russie dès le Moyen-Âge.

On voit bien les lectures politiques qui sous-tendent ces 2 visions opposées. D’un côté, l’accent est mis sur l’origine commune des slaves orientaux (actuels Russes, Biélorusses et Ukrainiens), peuples frères, appelés à vivre ensemble et coopérer. Il est clair que les Russes insistent lourdement sur cette « unité » des peuples slaves en général, et slaves orientaux en particulier.

De l’autre on insiste sur les différences entre deux peuples (Russes et Ukrainiens), deux nations proches mais distinctes dès les origines. Et de part et d’autre on s’appuie sur cette lecture historique pour légitimer les relations politiques actuelles. Il y a donc des deux côtés une instrumentalisation de l’histoire, qui en elle-même est dangereuse.

***

Mais face à des visions aussi différentes, voire contradictoires, nous devons aussi nous poser la question d’éventuelles “réécritures” de l’histoire. Est-ce que les sources historiques fiables infirment ou confirment les affirmations des uns et des autres? Comment savoir qui réécrit quoi, et à partir de quoi?

C’est ce que nous allons essayer ici de présenter et résumer, à partir de faits que les historiens spécialistes de cette période, français entre autres,  ont pu dégager en étudiant de près les sources, sans parti pris. Nous nous sommes centrés sur la question de la Principauté de Kiev comme entité politique autonome. Dans la Rus’ de Kiev, les sources affirment-elles l’existence d’une seule entité politique, ou de plusieurs entités distinctes politiquement?

Pour cela,  nous nous sommes posé plusieurs questions:

  • A quoi correspond exactement l’ethnonyme Rus’ ?
  • Quelles fonctions  recouvre à l’époque le titre de “prince” (Knjaz’), et le Prince de Kiev a-t-il un rôle particulier par rapport aux autres princes?
  • La Rus’ a-t-elle été véritablement un État unifié autour de Kiev de 882 à 1132 (soit pendant 150 ans) ?
  • Durant cette période, existait-t-il une seule principauté ou plusieurs ?
  • Quel phénomène est à l’origine de la multiplication des principautés, et quand commence-t-il ?
  • Après 1132, les principautés peuvent-elles être considérés comme des micro-Etats indépendants de la Principauté de Kiev?
  • En 1157 y a-t-il eu véritablement “transfert” de la capitale, depuis Kiev jusqu’à une ville du Zaliessyé, ou bien y a-t-il création d’un nouvel État à partir de la principauté de Vladimir-Souzdal?

1. A quoi correspond l’ethnonyme Rus’ ? Quels sens recouvre ce mot en russe ?

Il s’agit d’abord du nom d’un peuple ou groupe de scandinaves, appelés aussi “Varègues” (“Varjag” en russe), qui est le nom des Vikings sur les territoires des slaves orientaux. Si l’occident connut surtout les Vikings comme pillards, ici ils furent d’abord marchands et mercenaires.

Mercenaires car ces guerriers de valeur sont souvent engagés pour renforcer les troupes locales, tant grecques que slaves. Marchands, ils naviguent sur les nombreux fleuves de l’est de l’Europe  pour aller de la Scandinavie à Byzance, et de là commercer avec l’Orient. La “route des Varègues aux Grecs” traverse ce qu’ils appellent “Gardariki”, le pays des villes, c’est à dire des habitations regroupées et  protégées par une enceinte faite de troncs d’arbres. Au IX siècle ce pays est peuplé de tribus slaves et finno-ougriennes.

Les Varègues cherchent à contrôler les points de passages de leurs bateaux, afin de ne pas avoir à payer trop de “péages”. Peu à peu, ils s’installent comme dirigeants de ville, chefs ou membres de l’armée protégeant les populations locales : le Knjaz’ et sa droujina (milice) Varègue sont nés.

Le nom de Rus’ apparaît alors pour désigner non plus des Scandinaves, mais le territoire qu’ils contrôlent et peu à peu l’ensemble des habitants de ces territoires. Ce terme est connu non seulement dans des sources slaves sous ce vocable de Rus’ (Русь) mais aussi dans des sources grecques (sous le nom de Rhôs pour les personnes et Rhosia pour le territoire) et latines (Rusia).

Dans certains cas l’auteur grec semble désigner seulement ce qu’on appelle aussi la principauté de Kiev, mais parallèlement le nom sert aussi à l’ensemble du territoire contrôlé par les Rus’-Varègues. Les Varègues arrivent en effet en ” Rus’ ” par le nord. Le premier prince de la Rus’, Riourik, personnage semi-légendaire (ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas existé), s’installe à Novgorod sur les bords du lac Ilmène. Les premiers princes de Kiev gardent le contrôle total de cette ville et de ses territoires  jusqu’à la fondation de la “république de Novgorod” en 1137, et par la suite Novgorod et Kiev gardent des liens (économiques, politiques et religieux) sans interruption. 

La Rus’ est donc, dans les sources anciennes, le territoire dont le centre est Kiev, mais selon le point de vue de celui qui écrit, ce territoire peut comprendre ou non toutes les terres du Nord rattachées à Novgorod, les territoires intermédiaires et le Zaliessyé, ce dernier sens étant le plus fréquent. Il n’est donc pas légitime de dire que le nom Rus’ , dans l’utilisation qui en est faite dans les chroniques en vieux-russe, en latin et en grec, ne concerne que les territoires situés autour de Kiev. 

Il est vrai qu’aujourd’hui on peut trouver les expressions Novgorodskaja Rus’, Kievskaja Rus’, Vladimirskaja Rus’  et même Moskovskaja Rus’ , la “Rus’ moscovite”. Car le mot Rus’, avec ou sans l’adjectif “drevnjaja” (ancienne, antique) est employé en russe moderne dans le sens de “Russie ancienne”, du IX au XVI s. , donc plus pour signifier une époque qu’un territoire.

Ainsi la Rus’ de Vladimir signifie l’époque où Vladimir était capitale de la Rus’. Quant à “Novgorodskaja Rus’ ” ou Rus’ de Novgorod, cela peut signifier la principauté de Novgorod à l’époque où elle était indépendante et florissante (du IX au XV s.) , ou bien dans un sens étroit la période où Novgorod était “capitale” de la Rus’ (862-880). Dans tous ces emplois, on remarque qu’il s’agit d’un sens chronologique et non géographique. Ainsi quant un Russe  parle de la Rus’  de Novgorod, de Kiev,  de Vladimir ou de Moscou, il parle d’époques différentes (et successives) et non d’États différents (et concomitants).

Nous pouvons cependant remarquer que l’accent mis par les Russes depuis le XIX s. sur la “naissance de l’État russe” à Veliki Novgorod, ville qui s’enorgueillit aujourd’hui d’être la “Patrie de la Russie” (“Rodina Rossii”),  avait déjà une résonance politique : la toute première capitale de la Russie est ainsi sur un territoire qui est toujours resté russe, contrairement à Kiev qui passa au XIV s. sous la couronne Lituanienne. 

2. Sur le sens du mot “prince ” en général et en particulier le rôle du Prince de Kiev

L’historien français d’origine russe Vladimir Vodoff et aujourd’hui son ancien élève Pierre Gonneau ont particulièrement étudié ce terme et cette fonction par une lecture très fouillées des textes des anciennes chroniques russes, recoupées avec des sources grecques, arabes ou latines. En Russie, un travail de même nature (étude philologique des textes) est fait par Fiodor Ouspensky, sur les noms des princes, les moments clés de leur vie etc. (cf. cours en russe http://arzamas.academy/courses/20 )

“Knjaz’” , mot traduit habituellement  par prince, signifie simplement “chef”. Dans les textes grecs c’est le mot “archonte” qui est employé. Le rôle du “prince” , chef d’une petite armée d’hommes qui lui sont attachés, est de défendre un territoire en échange d’une sorte d’impôt en nature. Il exerce ses fonctions sur un territoire rattaché à une ville fortifiée. Ce territoire que nous appelons principauté tire donc son nom de la ville-siège, parfois de deux villes (Principauté de Vladimir-Souzdal en Zaliessyé, par exemple, ou bien celle de Galicie-Volhynie, qui tire son nom des villes de Volhyn et Galitch).

Le prince de Kiev n’a d’abord pas de titre particulier, le terme de  “Grand Prince” pour le prince de Kiev, puis celui de Vladimir-sur-Kliazma, n’apparait pas avant le XII s. Il a cependant un rôle particulier parmi tous les princes de la Rus’.

Après une étude poussée des sources concernant les années 1146-1148, centrées sur la figure du prince à Novgorod et à Kiev, P. Gonneau, de l’École Pratique des Hautes Études,  peut écrire : ” Le prince de Kiev ne se contente pas de régner sur la capitale et d’être le chef moral de l’ensemble des terres russes. C’est lui qui établit le prince de Novgorod (…). Il distribue les principautés voisines de Kiev et y ajoute ou retranche des cités (…). Il envoie ses parents et vassaux exécuter des missions (…). Il organise quand le besoin s’en fait sentir un congrès (…) de princes (…). Il arbitre les querelles entre princes, à leur demande, et pour garantir la paix et la prospérité du pays. (…)  Il conclut la paix avec les voisins nomades de la Rus’, les Polovtses (…). Le prince de Kiev intervient aussi dans les affaires de l’Église (…). La vassalité envers le prince de Kiev doit se manifester par les honneurs qu’on lui rend (čest’ priložiti). Agir de son propre chef, en particulier pour disposer de fiefs à la suite d’un changement de souverain est un manquement grave à l’étiquette, sanctionnable par la confiscation (…). (Le texte complet du résumé du cours de P. Gonneau à l’EPHE, avec références des sources, est accessible ici : http://ashp.revues.org/306 )

3. La Rus’ est-elle un État unifié autour de Kiev de 882 à 1132 (soit pendant 150 ans), et éclaté ensuite en principautés indépendantes?

Dans le paragraphe ci-dessus, on a pu remarquer  que la description du rôle du Prince de Kiev est faite sur la base de documents décrivant les années 1146-1148, soit en pleine période dite du “morcellement féodal”. On peut donc constater que malgré la multiplication réelle de petites principautés, la prééminence de Kiev a bien perduré au delà de la fameuse date de 1132, sur tout le territoire de la Rus’ , que celui-ci soit actuellement russe ou Ukrainien. Mais qu’en est-il de la période antérieure à 1132 ?

A l’époque de Riourik  régnant à Novgorod (862-879), deux autres Varègues, Askold et Dir auraient pris par la force la direction de la ville de Kiev et des territoires . Le successeur de Riourik, Oleg, s’installe à Kiev en 882 en assassinant Askold et Dir, et transfère la capitale des Rus’ à Kiev.  La chronique rapporte qu’il la nomme alors “Mère des villes russes”, ce qui est un calque du grec “métropolis”.

Sous les règnes d’Oleg et de ses successeurs Igor, Olga et Sviatoslav (jusqu’en 972), il apparaît dans toutes les études  que la Rus’ s’organise comme un État unique, avec un unique souverain reconnu sur tout le territoire. Cependant cet État garde toujours un caractère “bipolaire”. La ville de Novgorod continue en effet à jouer un grand rôle pour le nord du pays, mais cette ville et sa principauté sont sous la dépendance du prince de Kiev.

Si on trouve dans les chroniques  la mention d’autres princes, il s’agit soit de personnes régnant sur des territoires indépendants de Kiev  (par exemple Polotsk, qui sera conquis par Vladimir, fils de Sviatoslav) soit de princes clairement subordonnés au prince de Kiev.

Les années 980-1054, celles de la monarchie de Vladimir et de son fils Yaroslav, peuvent être décrites aussi comme celle d’un monopole du pouvoir. Cependant la lutte de Vladimir contre ses frères (977- 980) pour l’accession au trône de Kiev suit déjà le schéma qui se répétera de génération en génération et fait apparaître la faille qui emportera le système deux siècles plus tard.

Quel est donc ce schéma de succession des princes russes et comment aboutit-il au “morcellement féodal”?

4. L’apparition des principautés et le morcellement du territoire

La succession sur le trône de Kiev obéit au principe du séniorat (appelé en russe “lestvičnoje pravo”, que l’on peut traduire par “droit des degrés”). Selon la formulation de Wikipédia , “le séniorat est, en droit des successions, une loi coutumière appliquée par la plupart des dynasties slaves du haut Moyen Âge, selon laquelle la couronne va au membre le plus âgé et/ou le plus compétent de la famille régnante.  Le successeur est habituellement désigné du vivant du roi en exercice”.

Le prince régnant répartit lui-même pouvoir et territoires entre ses descendants mâles , qui doivent reconnaître la prééminence d’un “ aîné ” qui siège à Kiev. Mais cet “aîné” n’est pas forcément le fils aîné du fils aîné : un oncle, un cousin ou un frère peut aussi prétendre au trône.

Fiodor Ouspensky (http://arzamas.academy/materials/691) décrit ainsi ce système: “La répartition des sièges parmi les Riourikides avait lieu selon le principe des degrés (“lestvičnyj princip”). Les sièges avaient chacun son rang, par exemple  Kiev était le siège principal, le deuxième en importance était  Novgorod, le troisième Tchernigov et ainsi de suite.” Ouspensky précise que la hiérarchie des villes inférieures à Kiev changea suivant les époques. “Quand un des princes mourait, son siège passait au suivant selon la hiérarchie, et théoriquement tous les princes de rang inférieur devaient alors changer de ville-siège. Étaient “exclus”  du système les enfants d’un prince qui n’avait pu obtenir le siège principal durant sa vie. Par exemple tout fils de prince dont le père mourait avant son propre père devenait un “izgoj”, un “exclu”.”

Ainsi tous les princes de Kiev du IX au XIII s. ont été auparavant prince d’au moins une autre ville. Par exemple,Vladimir Sviatoslavitch (Saint Vladimir) est d’abord prince de Novgorod, qu’il fuit en 977 quand il comprend que son frère veut s’en emparer par la force. Réfugié à la cour de Norvège, il reprend Novgorod et de là, prend Polotsk (alors indépendant de la Rus’ des descendants de Riourik) et enfin Kiev en 980.

Dès 1097, le système montre ses limites et pour éviter des guerres fratricides les princes se réunissent à Lioubetch.  Selon les termes de l’article “Congrès de Lioubetch” sur Wikipédia en français, “ils décident la formation de principautés autonomes en Russie, réunies sous l’autorité du prince de Kiev. La passation des pouvoirs de père en fils est systématiquement adoptée sauf pour le titre de grand-prince de Kiev qui sera toujours attribué selon l’ancienne règle.”
Ainsi au XII s. le célèbre Vladimir Monomaque est prince de Smolensk, puis de Tchernigov, puis de Pereïaslavl (près de Kiev), et enfin de Kiev même de 1113 à 1125. Son fils Mstislav est prince de Novgorod, prince de Rostov Veliki (dans le Zaliessyé) pendant un an, de nouveau à Novgorod puis à Belgorod avant de lui succéder à  Kiev de 1125 à 1132.
Et ce système  perdure après 1132, même après le transfert de la capitale à Vladimir-sur-Kliazma (1157) comme après  l’attaque des Mongols (1230). Par exemple au XIII s. Alexandre Nevsky, célèbre prince de Novgorod, cherchera à être reconnu  prince de Pereslavl-Zalesski (ville appelée aussi Pereïaslavl, mais située dans le Zaliessyé) puis Grand-prince de Kiev, et enfin comme couronnement de son parcours politique, Grand-prince de Vladimir, trois fonctions qu’il cumulera jusqu’à sa mort en 1263.

Ce système entraîne de nombreuses conséquences :

- Multiplication des rivalités et des guerres entre frères, entre oncles et neveux ou contre les “princes-exclus” qui cherchaient à s’emparer du trône de Kiev par la force.
- Chaque prince, quand il reçoit  un siège plus intéressant, cherche à laisser celui qu’il quitte à ses propres descendants, et non à ses jeunes frères. Comme le dit le Congrès de Lioubetch (1097) : « Que chacun reste sur les possessions de son père ».

- Quand il y a de nombreux fils, le territoire gouverné par leur père est alors morcelé entre eux, mais des morceaux peuvent être réunis suite à un décès. Aussi le nombre des principautés, leurs sièges et leurs frontières sont éminemment variables dans le temps. On peut ici (http://arzamas.academy/materials/709) visualiser le résultat entre 1015 et 1132 , soit avant même la date officielle du «morcellement».  Une recherche d’images sur Internet avec comme termes « principautés russes » renvoie des cartes aussi très éloquentes (mêmes si elles ne sont pas toutes tracées de façon aussi scientifique).

- Dans certaines principautés (Polotsk, Tver, la Galicie-Volhynie…)   se fondent très vite des branches dynastiques locales, ce qui donne plus d’indépendance à leur principauté, mais leurs princes ont quand même régulièrement des prétentions au trône de Kiev.

Ce système est donc par essence centré sur le siège de Kiev. Or il perd progressivement  de sa vigueur, de part son fonctionnement même,  avec la fondation de lignées féodales locales (décidée dès 1097 à Lioubetch). Et il s’éteint de lui-même parallèlement à l’affaiblissement de la ville de Kiev. Son destin semble lié à celui de Kiev. Aussi le morcellement du territoire de la Rus’ en multiples principautés est une réalité qui ne s’oppose pas au fait que Kiev reste le centre de cet État morcelé. On ne peut donc parler d’une séparation de la Principauté de Kiev en État indépendant du reste de la Rus’ .

Quand au XIV s. Kiev se retrouve sous la couronne Lituanienne, la principauté de Kiev (Kievskoje knjažestvo) n’existe déjà plus en tant que telle, car il n’y a plus de prince dans la ville : les héritiers du siège sont alors les princes de Galicie-Volhynie.

5. Y a-t-il eu transfert de la capitale de la Rus’ à une autre ville que Kiev?

A partir du XII s on constate le  transfert des forces vives du pays, depuis Kiev vers le Nord-Est, le Zaliessyé, appelé aussi à cette époque pays de Souzdal, mais aussi vers l’Ouest et la région de Galicie-Volhynie. L’invasion mongole (à partir du début du XIII s.) amplifie ce processus. En effet Kiev et sa région sont très vulnérables aux attaques des Mongols, qui installent une place forte au sud de la Volga, près de son embouchure.

Cependant, le phénomène ne démarre pas lors de l’invasion mongole : il a commencé aux XI et XII s.  sans doute sous la poussée des attaques de nomades Pétchénègues et Polovtses dans la même région du sud de la Rus’. De plus, le désintérêt pour la région de Kiev est amplifié à partir du XII s. par le déclin progressif du commerce avec l’Orient à travers Byzance. En effet c’est l’époque

Le déplacement de la capitale de la Rus’ à Vladimir-sur-Kliazma est décidé par le prince André Bogolioubski en 1157 non seulement pour suivre le changement de point de gravité du pays, mais aussi pour des raisons politiques : il désire s’affranchir de pouvoirs concurrent au sien, le “viétché” (assemblée des citadins, présente à Novgorod et Kiev, mais pas dans la “ville nouvelle” de Vladimir) et les boïars proches de son père, qui habitent Kiev.

Il s’agit  bien du transfert du siège du Prince qui exerce une autorité sur toutes les principautés de la Rus’ , donc un transfert de capitale, mais le déclin de l’ancienne capitale en est plus la conséquence que la raison. La prise  de Kiev qu’André Bogolioubski organise en 1169 signe le début du déclin de cette ville. Son pillage par le prince de Smolensk Riourik Rostislavitch  en 1203 puis par les mongols en 1240 ne font qu’accélérer son déclin.

Le transfert de capitale est scellé en 1299 par le déplacement de la chaire du Métropolite (chef de l’Église Orthodoxe de la Rus’) de Kiev à Vladimir.  Andreï Bogolioubski avait souhaité le faire dès 1157, mais n’en avait pas reçu l’autorisation du Patriarche de Constantinople. Ce siège sera de nouveau déplacé dès 1325 de Vladimir vers Moscou,  sous la règne d’Ivan Kalita. Ce fait traduit que dès cette époque les princes avaient réellement la volonté de déplacer la capitale, et non de fonder un nouvel État, car dans ce cas ils auraient demandé la création d’un nouveau siège métropolitain. 

La ruine consécutive aux invasions mongoles (à partir de 1230)  affaiblit définitivement la principauté de Kiev et entraînera sa division, par le passage au XIV s. d’un grande partie de ses territoires, et d’autres territoires de l’ouest de la Rus’, sous le pouvoir du royaume de  Lituanie. A partir de là commence les histoires séparées de l’Ukraine et de la Russie, qui se recroisent seulement au XVII s.

***

Que pouvons – nous conclure de ces faits?

- La date de 1132 est la date officielle du passage d’un État uni à un État morcelé, mais en réalité il n’y a pas de changement brutal à cette date précise : le morcellement commence avant, et une certaine unité demeure après. 

En effet, dès la fin du X s. l’État de la Rus’  laisse apparaître les fêlures qui entraîneront le morcellement du territoire en de multiples principautés. Le décrire comme une État unifié est donc trompeur : il s’agit d’un État de type féodal, basé sur des liens personnels de type suzerain-vassal, et non un État centralisé de type moderne.

Mais le morcellement qui commence vers le XI s. ne signifie pas  la naissance d’États indépendants.  A partir de 980  et jusqu’au XIII s. inclus,  être prince de Kiev est une charge importante et  prestigieuse. Son pouvoir sur les autres principautés ne peut être nié. Et si à l’époque des Mongols, le pouvoir du “Grand Prince” est limité, la qualité de niveau suprême du pouvoir attribuées par les tous princes de la Rus’ aux sièges de Kiev et Vladimir est claire.

- Durant toute cette période, devenir Prince de Kiev est l’aboutissement d’un parcours politique qui commence dans des principautés plus ou moins éloignées,  situées actuellement sur les territoires de la Russie d’Europe, de la Biélorussie ou de l’Ukraine. A partir du XII s. le titre de Grand-Prince vient traduire  la prééminence du siège de Kiev sur tous les autres, prééminence qui était réelle dès 880.

- Les différents Princes et Grands-Princes sont tous plus ou moins descendants de Riourik, c’est en fait une même dynastie qui se répartit le pouvoir sur tout le territoire de la Rus’ , de Novgorod au nord à Kiev au sud, et de Rostov-Veliki, Vladimir et Souzdal à l’est jusqu’à Polotsk, Tver et Galitch à l’ouest.

- De plus, à partir de 988, la présence d’un unique métropolite pour l’ensemble du territoire de la Rus’, y compris les principautés les plus  indépendantes comme celle de Novgorod, est le signe que tous ces territoires étaient considérés à l’époque comme une seule entité à la fois politique, religieuse et culturelle.

***

En résumé, durant toute l’existence de la Rus’ de Kiev , la principauté de Kiev :

- fait partie d’un ensemble de territoires qui ont des liens politiques entre eux  
- joue un rôle directeur sur ces territoires
- perd sa prééminence au XII s. mais reste une “valeur politique”  jusqu’au XIV s. où ses territoires et la ville de Kiev passent au royaume de Lituanie. 

La Rus’ est donc bien un État organisé autour de sa capitale Kiev,  mais un État féodal, dans lequel on ne peut trouver un État centralisé de type moderne.

Quant aux territoires concernés par cet État, ils s’étendent principalement sur les territoires actuels de la Russie européenne, de l’Ukraine et de la Biélorussie. La Rus’ dite “de Kiev” du fait de sa capitale est bien l’ancêtre de ces trois pays actuels, dont les différences linguistiques et culturelles sont issues de leur histoire à partir du XIV s., et non avant.

Si la version russe de l’histoire de la Rus’ manque souvent de nuances et n’est pas exempte de calcul politique et géopolitique, les versions qui veulent faire de l’Ukraine un État existant dès le Moyen-âge  s’éloignent dangereusement de la réalité des faits.

Le problème est, à nos yeux, que l’Ukraine ait besoin pour justifier ses choix actuels de se savoir exister en tant que Nation séparée des Russes depuis les origines. Son histoire à partir du XIV s. , l’indéniable influence polonaise et occidentale qui l’a alors marquée dans sa religion, sa culture et sa langue, sont bien suffisantes pour expliquer sa spécificité et son besoin de trouver sa propre voie de développement, non inféodée à la Russie. 

L’Ukraine, en tant qu’État, va pouvoir bientôt fêter ses 100 ans, puisque que le premier État Ukrainien date du mois de novembre 1917. Dire qu’avant cette date l’Ukraine était une région et non un État n’enlève aucune dignité à ce pays, qui après un riche passé préhistorique et protohistorique, possède aussi une très riche histoire lisible depuis le IX s. et jusqu’à nos jours.

Quant au fait de justifier un choix politique par l’histoire ancienne, c’est hélas un défaut récurrent chez tous les dirigeants. En  parodiant Alexandre Dumas, nous dirons que contrairement aux romanciers, les politiques, en violant l’histoire, ne lui font certes pas de beaux enfants, mais engendrent trop souvent des monstres.

Marie PASCAL

***

Note sur la transcription des noms russes : 

Cet article étant destiné à un public de non-spécialistes, nous avons sciemment choisi de ne pas utiliser de transcription scientifique pour les noms propres, mais d’utiliser la transcription française habituelle. Seuls les mots noms communs employés (et expliqués dans le corps de l’article) sont translittéré selon les recommandations scientifiques : par exemple knjaz’,  knjažestvo , ainsi que le nom de la Rus’.

Sources consultées

- “Aide-mémoire d’histoire russe” (en russe), G. Nagaeva, Ed. Feniks, Rostov-sur-le-Don, 2014

- “Histoire nationale en schémas et tableaux” (en russe), V.V Kirillov, Ed. Eksmo, Moscou, 2015

- Cours de Fiodor Ouspensky sur le site Arzamas :  Cours N°20 “Naissance, amour et mort des princes russes”  http://arzamas.academy/courses/20 (En particulier la carte interactive “Les principautés de la Rus’ entre 1015 et 1132″ http://arzamas.academy/materials/709 et l’ “Anti-sèche : Tout ce qu’il faut savoir sur les Riourikides” : http://arzamas.academy/materials/691 )

- http://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/%C3%89tat_de_Kiev/127474

- Vladimir Vodoff ,  Naissance de la Chrétienté russe ,  Fayard , 1988

- Pierre Gonneau, “ Histoire et conscience historique des pays russes ”, Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 139 | 2008, mis en ligne le 05 janvier 2009, consulté le 01 juillet 2015. URL : http://ashp.revues.org/306

- Pierre Gonneau, “ Histoire et conscience historique des pays russes ”, Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 141 | 2011, mis en ligne le 24 février 2011, consulté le 01 juillet 2015. URL : http://ashp.revues.org/1013

- Marie-Karine Schaub, “ Pierre Gonneau, Aleksandr Lavrov, Des Rhôs à la Russie ” (recension de livre), Cahiers du monde russe [En ligne], 53/4 | 2012, mis en ligne le 02 décembre 2013, Consulté le 01 juillet 2015. URL : http://monderusse.revues.org/7846

- Articles Wikipédia cités :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Congr%C3%A8s_de_Lioubetch (article en français sur le Congrès de Lioubetch)

https://uk.wikipedia.org/wiki/%D0%A3%D0%BA%D1%80%D0%B0%D1%97%D0%BD%D1%86%D1%96 (article «les Ukrainiens» en ukrainien)

L’auteur 

Marie PASCAL est professeur certifié de russe. Lors de ses études à Paris dans les années 1980, elle a commencé une spécialisation en histoire de la Russie ancienne avant  de se tourner  vers l’enseignement secondaire.

” Je n’aurai jamais pensé que ces histoires de successions princières complexes pourraient intéresser qui que ce soit en France en dehors de quelques initiés. La crise ukrainienne, les questions que me posent certains élèves d’origine russe ou ukrainienne, et  finalement la conférence a-scientifique de Bernard Henri – Lévy en avril 2015 m’ont convaincue de me replonger sérieusement dans l’histoire de la Rus’, qui est toujours restée ma passion et en quelque sorte mon violon d’Ingres. ”

Source: http://www.les-crises.fr/critique-argumentee-de-certaines-relectures-politiques-de-lhistoire-tant-russes-quukrainiennes-par-marie-pascal/