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Du Jospin “allégé”, par Anna Politkovskaya [2001]

Thursday 5 March 2015 at 01:11

Tiens, dans la série hommage aux victimes d’assassinats barbares, je sors cette traduction que j’avais sous le coude depuis l’été dernier, rédigé par la journaliste Anna Politkovskaya pour faire connaitre la France aux Russes…

Elle a été assassinée en 2006, meurtre probablement commandité par des officiels tchétchènes.

Lire l’article sur Anna Politkovskaya dans Wikipedia en français et en anglais

Articles publié dans le journal russe ”Novaya Gazeta” le 15 avril 2001

Anna Politkovskaya, correspondant spécial de ”Novaya Gazeta”, a passé une journée en compagnie du Premier Ministre français, Lionel Jospin. La démagogie politique française s’est avérée être pire que chez nous.

D’abord, quelques mots d’explication à l’intention de nos lecteurs: pourquoi “Novaya Gazeta” a-t-elle envoyé un journaliste en France, alors qu’il y a plus que de quoi faire chez nous?

       L’idée était simple: nous ignorons toujours comment le président Poutine imagine la fin de la guerre en Tchétchénie, aussi avons-nous décidé de le savoir en passant par des intermédiaires. Autrement dit, en posant les questions qui préoccupent nombre d’entre-nous aux leaders européens avec lesquels, du fait de sa fonction, Poutine entretient d’étroites relations de travail. En outre, il y avait une chose qui militait en faveur de la France: les intellectuels et hommes politiques de là-bas, y compris le Premier Ministre, Lionel Jospin, occupent traditionnellement une position plus radicale sur la question tchétchène que les élites des autres pays, affichent des positions clairement antimilitaristes et ont aidé beaucoup Tchétchènes à s’établir en France.

       Une fois tous les arrangements convenus avec le service de presse de Mr. Jospin, celui-ci communiqua à “Novaya Gazeta” la date, à laquelle le premier ministre français, pendant un déplacement à Lorient, une petite ville provinciale sur la côte atlantique, répondrait aux questions qui lui avaient été adressées d’avance. Pas gratuitement, cela dit, mais en contrepartie de la publication d’un reportage sur ses rencontres préélectorales à Lorient. Nous avons répondu: “Pourquoi pas?”

       Tous les déplacements préélectoraux se ressemblent comme des écrous fabriqués à la chaîne. Chez nous comme chez eux. Le voilà, le candidat: regard errant au-dessus des têtes populaires. Fatigué, mais plein de la gravité propre à l’homme d’Etat. Il fait semblant de comprendre tout ce qu’on lui dit. Et voilà le peuple qui, à l’occasion de la visite des chefs venus de la capitale, a revêtu des habits de travail neufs et des casques propres. Plus, la presse “flashante et mitraillante” et la mairie au grand complet.

       Sur le plan de la méthode, c’est exactement ainsi que les choses se sont déroulées dans le port de Lorient, où Mr. Jospin commença sa visite. On lui montra une nouvelle barcasse de pêche dans un doc à sec, il hocha de la tête en silence au rythme des explications, puis il serra la main au “jeune ingénieur” posté au premier rang du “peuple”, prit la pose pour une photo souvenir avec le maire, et…

       Ce fut notre tour. Dans notre dos, le service de presse nous rappela: “Tenez-vous en strictement aux questions…”.

       - Monsieur le Premier Ministre, que pensez-vous de “l’opération anti-terroriste” en Russie, de la guerre en Tchétchénie? Des atteintes massives aux droits de l’homme? Avez-vous parlé avec Poutine de la fin de cette guerre? Des délais?

       Le Premier Ministre français est visiblement frappé de stupeur. Une pause emplie de perplexité et d’incompréhension s’installe. Derrière ses lunettes, son regard indifférent se fait peu à peu mauvais et acéré. Que se passe-t-il?

       Horreur sur le visage de Jospin. Celui de son attaché de presse se couvre de tâches.

       Journalistes du pool du premier ministre, ingénieurs portuaires et ouvriers, chacun y va de son explication. La peur de Poutine n’y est pour rien. Il s’avère que l’une des traditions des hommes politiques contemporains en France est de ne pas être concrets. De s’exprimer de façon à ce que leurs pensées soient délayées et floues, pour ne pas avoir à en répondre plus tard. Des hommes politiques “allégés”, avec derrière eux une politique européenne ni lourde, ni contraignante, à usage général (non spécifique).

       C’est particulièrement inhérent aux socialistes, dont le parti est, aujourd’hui, dirigé par Jospin. Et s’agissant justement des socialistes français, ceux-ci sont carrément un cas spécial.

C’est que ”la gauche modérée”, les socialistes français, comptent beaucoup de personnes à ”orientation non traditionnelle”. Mais ne pensez pas que pour les socialistes, ce soit là une ”moins-value” politique. En aucun cas. En France, c’est une ”plus-value”, donnant de bonnes chances pour la victoire, y compris au Jospin ”allégé”.

Je vais illustrer cela par un exemple politique éloquent de la série ”dis moi qui sont tes amis…”. L’un des personnages de premier plan du camp de la ”gauche”, par ailleurs camarade d’idées du camarade Jospin, est Bertrand Delanoé, l’actuel maire de Paris. Il est connu pour être un gay déclaré grâce à quoi il a remporté les élections (résultat: tout un quartier résidentiel pour gays a vu le jour à Paris). Pendant les élections, Delanoé a fait de belles promesses, mais à présent sa politique est assez agressive et radicale, conforme à ses propres représentations protestataires de la vie. Par exemple, Delanoé se sentant l’âme écologiste, toute la circulation à Paris est en train d’être réorganisée de façon à pénaliser au maximum les automobilistes, alors ils ”se mettront au vélo” (citation de Delanoé).

Ne pensez pas qu’il s’agisse d’une plaisanterie. Parler sans rien dire de concret, puis réformer et réguler tout ce qui vous tombe sous la main, c’est la substance de la ”gauche” française actuelle.

C’est pourquoi, me prévenait-on, il ne faut pas trop croire à tous ces ”non-non… Seigneur, tout sauf cela”. Dans le jargon politique français actuel, cela signifie: aujourd’hui, Jospin est pour le radicalisme pur et dur de Poutine en Tchétchénie. Sauf qu’il ne veut pas le dire, parce que ce n’est pas conforme aux usages d’ici…

L’alma mater politique de Jospin est ”l’extrême trotskisme”. Il a passé près de vingt ans de sa vie d’homme mûr (de 30 à 50 ans) dans une secte politique trotskiste, clandestine et illégale, dont la principale idée est la révolution permanente: niveler tout le monde, tout confisquer aux riches et le répartir entre les pauvres, au compte-goutte. Aujourd’hui, pendant la campagne préélectorale, Jospin tente par tous les moyens de se démarquer de ce sectarisme et quand on le questionne sur son passé trotskiste, il… dit des contre vérités, comme, par exemple, qu’il n’a jamais fait partie de la secte, que c’est son frère qui figure sur le liste, qu’ils portent le même nom, c’est tout…

Une ruse ? Ou, peut-être, n’était-ce vraiment pas lui? Nous parlons avec André Glucksman, l’un des plus grands philosophes français actuels. Pendant des années, il a été l’un des plus brillants représentants de la gauche française et on ne peut trouver aujourd’hui un meilleur connaisseur de ce bord de la vie politique en France. Voici sa réponse :

Il est temps de revenir à Lorient. Dans le port que le premier ministre français, Jospin, est en train de quitter en se dirigeant vers sa limousine salvatrice pour se retrouver bientôt dans le centre-ville, au Palais des Nations, où le candidat doit faire part de ses fameuses ”réflexions sur la mer”.

Le chemin de Jospin jusqu’à la tribune est entravé par une foule de ses anciens compagnons d’idées, communistes et représentants du syndicat communiste, le plus puissant en France (СGT). Drapeaux rouges; uniformes, discours par haut-parleurs, slogans : ”Ne touchez pas à Alcatel”. De nouveau Jospin a l’air mauvais et irrité. Sortant de la limousine, il jette un regard pourfendeur sur cette foule de ”gauche” et, sans mot dire, fonce à l’intérieur du Palais des Nations, dont les fenêtres…. ne sont pas insonorisées. On entend dans la salle ce qui se passe dans la rue: rugissement de la foule, cris, chants communistes. Jospin fait comme si de rien n’était. Arrive l’heure des ”réflexions sur la mer”. Les voici:
«…La mer unit et rassemble. Elle porte en elle les valeurs de la solidarité…»
«…La mer s’inscrit profondément dans la liberté que les socialistes portent au monde au nom de l’épanouissement de l’homme…»
«…La mer est sans frontières, elle est ouverte à tous les vents du libéralisme le plus dur, à commencer par les dépotoirs sur les côtes et en terminant par les marins livrés à eux-mêmes…»
«…Conduire une politique de la mer, cela signifie rejeter les dérives libérales …»
«…Nous voulons éviter les écueils sous-marins d’une libéralisation excessive».

Et enfin: «Sauvons la mer des flux et des reflux du libéralisme ».

Cette phrase, Jospin la prononce comme sa ”réflexion” de choc ”sur la mer”. La substance et le noyau de sa politique. S’il existait un livre des records Guiness sur les spécialistes en matière de démagogie politique, cette dernière phrase arriverait en tête.

Un éclaircissement s’impose: de quoi donc parle Jospin, si l’on traduit le français politique dans l’autre français, plus simple? Qu’entend-il par ”sauver du libéralisme dur”, ”rejeter les dérives libérales”? Il s’agit d’une pierre – cette fois encore originale et très française – lancée dans le jardin de Jacques Chirac, le président-libéral, le principal compétiteur de Jospin aux élections. En le critiquant de cette façon métaphorique, Jospin n’a pas une seule fois cité son nom directement, cependant, il s’avère que selon les règles locales, il s’agit d’une critique « gonflée » ! Et nous qui voulions parler de la Tchétchénie…

Le final fut simple, joué sur les notes de tout final préélectoral. Les derniers ”flux et reflux” de la tribune se muèrent en ovation. « Jos-pin – pré-si-dent! Jos-pin – pré-si-dent ! » — scandaient les premiers rangs sur le rythme de ”Spar-tak! cham-pion!” Une minute plus tard, afin d’éviter tout échange désagréable avec le ”peuple”, on fit sortir l’orateur par la porte de derrière.

Sur le chemin de retour à Paris, très tard le soir, dans l’avion de Jospin, mis à sa disposition par la compagnie d’aviation privée ”DarTa”, il régnait une atmosphère très remontée, comme il peut arriver après une journée de travail réussie. On servit du vin d’assez bonne qualité et l’équipe des communicants jospiniens entonna joyeusement ses chansons préférées. D’abord, plusieurs fois une chanson sur ”le commandante Che Guevara”. Puis, le chant des partisans italiens. Enfin, ”Motivé”, une chansonnette des communistes français. […] Le secrétaire de presse de Jospin, un jeune homme aux manières de jeune fille, donnait personnellement le ”la” avec entrain. ¨Pendant toute l’heure de vol jusqu’au Bourget, l’aéroport de l’aviation privée en banlieue parisienne, il ramenait l’équipe sur son orbite: ”Che Guevara”, ”Bela Chao”, ”Motivé”, ”Che Guevara”, ”Bela Chao”….

Source : Anna Politkovskaya, pour Novaya Gazeta

Notes : “Novaya Gazeta” est le journal anti-poutinien par excellence des “intellectuels” russes qui se respectent.
L’accompagnatrice et interprète de Politkovskaya était Galia Ackerman (dans la lignée BHL-Mendras…)

 

 

Source: http://www.les-crises.fr/du-jospin-allege-par-anna-politkovskaya-2001/