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[Invité] La Syrie va rester pour de nombreuses années un réservoir de djihadistes, par Frédéric Pichon

Tuesday 6 January 2015 at 05:01

Si comme moi, vous avez avez d’en apprendre un peu plus sur la Syrie, avec un regard équilibré, je vous recommande vivement cet excellent petit livre : Syrie, Pourquoi l’Occident s’est trompé

Je vous recommande vivement l’achat de ce livre, très éclairant !

Frédéric PICHON est diplômé d’arabe et docteur en Histoire contemporaine. Ancien élève de l’IEP de Paris, il a vécu à Beyrouth et séjourne régulièrement au Proche-Orient depuis 2002, en particulier en Syrie. Il enseigne la Géopolitique en classes préparatoires. Auteur d’une thèse sur la Syrie, il est chercheur associé à l’Equipe Monde Arabe Méditerranée de l’Université François Rabelais (Tours). Consultant médias pour la crise syrienne et le Moyen-Orient, il donne régulièrement des conférences sur les sujets en lien avec la géopolitique de la région.

Il a accepté de rédiger ce petit article pour le blog – ce dont je le remercie chaleureusement…

À la mi-mars 2011 la brutale répression des services de sécurité syriens met dans la rue une partie de la population de Deraa, ville sunnite du sud de la Syrie, à quelques encablures de la frontière avec la Jordanie. Plusieurs adolescents, accusés d’avoir réalisé des graffitis anti-régime sont arrêtés et torturés. Certains décéderont. À ce jour, les versions diffèrent encore sur le nombre des victimes et sur le jour même de l’événement[1]. C’est à partir de cette date que la contestation envers le pouvoir syrien s’amplifie, non seulement à Deraa mais aussi bientôt dans d’autres villes de Syrie, comme Lattaquié ou Banyas. Dès le 27 mars 2011, Bachar al Assad se dit prêt à des concessions : il abroge l’état d’urgence en vigueur depuis 1963 ; il relâche près de 250 prisonniers politiques, pour la plupart islamistes. Mais le mouvement s’étend à travers la Syrie sans toutefois que les grandes villes comme Alep ou Damas ne soient touchées.

Dès avant le déclenchement de la révolte, les armes circulent, via les organisations islamistes des pays voisins. Au printemps 2011, elles font des victimes à Banyas parmi les forces de l’ordre et les soldats. L’opposition – et les médias occidentaux – expliqueront qu’il s’agit en fait de soldats fusillés pour avoir refusé de monter au combat. Joshua Landis, l’un des plus sérieux spécialistes américains de la Syrie fera un sort à ce qui n’était qu’une hypothèse. À Hama, des policiers sont dépecés et jetés dans le fleuve. À Jisr el Choughour, ce seront près d’une centaine de soldats qui perdront la vie, attaqués par des groupes très bien armés. La réplique est sans pitié. L’aviation reste au sol – à la demande de Moscou – dans les premiers temps, mais le régime fait donner les chars. Le contexte du « printemps arabe » est alors favorable. Il a déjà emporté le régime de Ben Ali en Tunisie en 2010. Le pharaon Hosni Moubarak est renversé en février 2011. Et les armées de l’OTAN s’apprêtent à frapper le Guide libyen Mouammar Kadhafi, lui aussi contesté. Il semble alors inéluctable que le pouvoir syrien tombe à son tour durant l’année 2011.

Près de quatre ans après, non seulement Bachar el Assad est toujours en place mais il semble même que les Occidentaux et en particulier les États-Unis se soient résignés à son maintien au pouvoir en Syrie. Le temps passant, une certitude apparaît au grand jour : malgré tous ses défauts, l’Etat syrien constitue un havre de stabilité, de respect des minorités, de laïcité et contribue de fait efficacement à la lutte contre le terrorisme incarné par l’Etat Islamique. Il reste un interlocuteur à l’ONU et la grande majorité des pays du monde entretiennent encore des relations diplomatiques avec Damas.

Trois erreurs ont été commises en Syrie :

  1. Sous-estimer la résilience de l’armée et du régime,
  2. Croire qu’une intervention internationale pourrait avoir lieu malgré les Russes,
  3. Penser que l’émotion suffirait à mettre les opinions publiques de la partie tout en se montrant peu regardants sur les « rebelles » que nous soutenions.

La France les a toutes faites, malgré une longue tradition orientaliste de qualité et des générations de diplomates, excellents connaisseurs de la région.

Il semblerait que la diplomatie française ait été depuis 2007 davantage préoccupée de nommer des humanitaires ou des businessmen en puissance, appartenant à cette génération décomplexée de nouveaux serviteurs de l’État. Les ambassadeurs chevronnés, arabisants, rompus aux usages très old school que le Proche-Orient et en particulier la Syrie affectionnent, ont été mis de côté. Qu’un ambassadeur en Syrie soit contraint de se faire expliquer avant sa prise de fonction la différence entre les Alaouites de Syrie et la dynastie alaouite du Maroc laisse pantois[2]. Certains fins connaisseurs de la Syrie, qui tendaient leurs grandes oreilles depuis des années entre Beyrouth et le Mont Qassioun, n’ont pas voulu voir ce qui se tramait. Jusqu’au bout, jetant un œil apparemment borgne sur la Syrie, ils n’ont voulu voir que des slogans correspondant à nos catégories occidentales et raconter un roman acceptable pour nos consciences soucieuses d’universalisme démocratique plutôt que de réalisme. Personne n’a réussi à persuader le Quai d’Orsay de soutenir plutôt les opposants tolérés par le régime, garants d’une légitimité irréprochable et passés par les épreuves des geôles syriennes et de la répression. Nous les connaissions pourtant fort bien. La France comme l’Union européenne, était en contact avec ces opposants qui allaient plus tard former le Comité de Coordination Nationale pour le Changement Démocratique. Fallait-il faire oublier qu’ils étaient catégoriquement hostiles à une intervention occidentale et que cela contrariait les calculs des dirigeants français à la culture atlantiste plus prononcée que par le passé ?

Or la contestation a été prise en main par les pires extrémistes, obéissant à un agenda largement dicté par les puissances du Golfe. On a beau jeu d’expliquer la radicalisation du conflit comme étant le fait du seul régime syrien. Bien sûr que ce dernier, plus à l’aise dans le combat que dans la négociation, a instinctivement pris le virage de la militarisation du conflit. Le calcul de l’Occident a été celui d’une chute rapide de Bachar al Assad et pour cet unique objectif, nous n’avons pas hésité à confier la sous-traitance du conflit à certains pays du Golfe, Qatar et Arabie Saoudite en tête. Les calculs de la diplomatie française en particulier, qui a choisi dès le début de monter aux extrêmes, se sont avérés catastrophiques pour les Syriens comme pour les groupes d’opposition que la France soutenait.

Avec de telles dispositions, l’affaire se présentait assurément très mal. C’est pourtant dans cette configuration que la diplomatie française aborde au printemps 2011, la crise syrienne.

Force est de constater que rien de ce qui avait été annoncé ne s’est produit. Et bien isolés furent ceux qui ramèrent à contre-courant. Ils ne récoltèrent souvent que l’étiquette infamante de « pro-Assad ». En Syrie, la France disposait d’atouts diplomatiques non négligeables, d’une bonne connaissance du dossier régional et d’une tradition ancienne de résolution des conflits. À cela, il faut rajouter une réputation de mesure et de capacité à dialoguer avec tous. Tout cela a volé en éclats. À l’occasion de la crise syrienne, la France a donné le spectacle de l’improvisation, de la démesure, d’une diplomatie de cow-boys, à tel point que l’on peut se demander si le néoconservatisme de l’Hudson Institute n’a pas fait des émules sur les rives de la Seine.

Il faudra du temps pour se remettre de cette séquence. La France peinera à retrouver une voix audible dans le monde arabe et même plus largement dans un monde où l’« Occident » n’a plus la même signification ni les mêmes atouts. Dans ce nouvel ordre international, les relations entre les nations auront massivement besoin d’équilibre, de mesure, de concessions et de souveraineté. À vouloir contenter ses alliés du Golfe sur toute la ligne, la France s’est attirée la méfiance des pays émergents comme la Russie ou la Chine, mais aussi le Brésil ou l’Afrique du Sud. Pays qui sont avides de reconnaissance et arc-boutés sur leurs souverainetés. En excluant la Russie et l’Iran de toute négociation régionale, la France  a donné des gages à ceux qui voient du néocolonialisme dans les initiatives de l’Occident. Paradoxalement, alors que les États-Unis ont compris la nécessité de « réduire leur empreinte », les gesticulations françaises n’ont fait qu’aggraver le fossé entre un discours universaliste de moins en moins performant et les réalités très prosaïques qui président aux rapports de forces mondiaux. Tout se passe comme si Paris avait voulu rivaliser avec Londres dans le rôle du plus fidèle valet de Washington.

De telles incohérences ne sont pas à rechercher dans nos forces militaires ou dans les services de renseignement. Elles sont imputables à la grande majorité des hommes qui composent notre personnel politique, pour qui les questions stratégiques sont subalternes, ou pensées selon le temps court de l’électoralisme. Le maniement de l’émotion, la manipulation des postures régaliennes et les envolées martiales, sont devenus le cache-sexe d’une politique indigente, menée par des hommes que fondamentalement ces questions n’intéressent pas. Tactiquement, les responsables politiques occidentaux ont été contraints de nier le caractère fondamentaliste de la « révolution » en Syrie. Il fallait laisser au seul régime l’usage infâmant du terme « terroriste ». La France soutenait les « opposants » et les laissait financer par les pays du Golfe, Arabie saoudite et Qatar en tête, pays qui ont soigneusement acheté une partie des élites françaises, empêchant ainsi tout débat sur la question. Cette alliance contre nature, court-termiste, est à l’origine d’une des plus grandes erreurs stratégiques de ces dernières années.

La Syrie va rester pour de nombreuses années un réservoir de djihadistes, à quelques heures du cœur de l’Europe. Nous avons laissé s’installer à nos portes une zone grise d’où viendra la violence de demain : une violence aveugle qui balaiera nos sociétés fragiles. Et qui a déjà détruit en partie un pays et ses habitants.

Frédéric Pichon, 12/2014


[1]. Voir à ce propos l’analyse qu’en fait Barbara Loyer, directrice de l’Institut Français de Géopolitique dans Hérodote, n° 146-147, 3e-4e trimestre 2012, pp. 97-99.

[2]. Il faut cependant reconnaître que l’ambassadeur de France à Damas Éric Chevallier, a alerté sa hiérarchie sur la résilience certaine du régime dès les premières semaines et qu’il n’a pas été suivi par un ministre qui a proclamé partout que sa chute était une question de jours…

Source: http://www.les-crises.fr/la-syrie-va-rester-un-reservoir-de-djihadistes/