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[Invité] Les illusions perdues d’un jeune journaliste, par Léonard

Thursday 27 November 2014 at 01:57

Excellent papier d’un jeune journaliste, qui ira apparemment loin :) Son prénom a été changé…

Je m’appelle Léonard. Je suis né quelques semaines avant la chute du Mur de Berlin. Je peux légitimement et insolemment dire que je suis jeune. Je suis journaliste. J’ai intégré une école de journalisme juste après le bac, presque par hasard.

Voici mon histoire.

Hasard et chance

Contrairement à bon nombre de mes camarades, je n’avais jamais ressenti la fibre journalistique auparavant. Je me cherchais. Seule certitude : j’aimais apprendre et restituer. Vulgariser. Expliquer. J’aime la pédagogie. Je me suis d’ailleurs longtemps (et encore?) prédestiné au métier de professeur. Passionné par l’astronomie, les sciences, fidèle lecteur de Sciences et vie et téléspectateur attentif et enjoué de C’est pas sorcier quand j’étais enfant, je pensais me diriger vers un cursus universitaire en biologie. J’étais également passionné par l’Histoire ainsi que par ses consœurs : la géopolitique, la géostratégie. En fait, je crois que j’aimais à peu près tout, hormis les langues étrangères, ce que je regrette amèrement aujourd’hui et tente de corriger petit à petit.

Or, en déambulant sur le Web, je suis tombé à l’époque par hasard sur le programme d’un établissement formant les journalistes de demain. Géopolitique, droit, histoire de la presse, sciences politiques, exercices de style…

Programme alléchant !

Accès restreint

Cette école faisant partie du cercle restreint des structures reconnues par la profession (elles sont 12 ou 13 selon les années), l’entrée y est difficile. Je ne connais pas les chiffres exactes mais il me semble que nous étions peu ou prou un millier à déposer une candidature pour 25 places. Mes bonnes notes au bac en Français et en Histoire m’ont permis de passer la phase de sélection initiale sur dossier. Première petite victoire. Les épreuves écrites arrivèrent quelques semaines plus tard. Un exercice de synthèse de document, un QCM et une photo à légender, si ma mémoire est bonne. Et un adolescent très stressé par ce nouveau monde qui s’ouvrait à lui. Sans grand espoir, je passe les tests. Je me rappelle avoir souri de contentement pendant le QCM : oui, je connaissais Raphaël Poirée pour l’avoir vu gagner de nombreuses courses de Biathlon sur Eurosport étant plus jeune ! Surprise, on me sélectionne pour les épreuves finales d’admission. Fierté des parents. Si je m’arrête là, ce sera avec les honneurs. D’autant qu’une épreuve d’anglais, mon point faible, est prévue. L’autre exercice du jour consiste en un oral de motivation. Étonnamment calme, certain d’être recalé en raison de mon jeune âge (une remarque que l’on me fera tout au long de ma jeune carrière et encore aujourd’hui), je passe les tests sans grande pression. La surprise intervient quelques jours plus tard.

Je suis admis. Diantre.

Des codes et des formats

Une nouvelle vie s’ouvre à moi ! Certains oncles me surnomment déjà en riant le « futur Pujadas » de la famille. Les cours commencent. Intensifs sans être insurmontables. Intéressants sans être déterminants. Je me rends vite compte que mes camarades, disons une bonne moitié, savent qu’ils veulent être journalistes depuis plusieurs années. Ils ont fait des stages, ils ont lu le manuel du pigiste, certains sont déjà correspondants locaux dans leur village, d’autres ont déjà la grosse tête. Une promotion somme toute agréable avec le recul. J’y ai rencontré des personnes passionnantes, étonnantes, stimulantes et des abrutis condescendants. A l’image de la vie quoi. Normal. Rassurant. Personne dans ma famille ou dans nos amis proches n’avait mis un pied dans cet univers journalistique. J’ai dû tout apprendre : les codes, les formats, les genres, l’importance du réseau que je n’ai jamais cultivé avec assez de soin et d’envie. Après des débuts difficiles, je me suis fondu dans la masse. Dans les derniers en langues étrangères, dans les meilleurs en sciences humaines.

Rien ne change.

Naïveté salvatrice

Lors du premier stage de fin d’année, dans un journal de la presse quotidienne régionale, j’avais amusé malgré moi mes collègues en commençant mon article par « Bonjour ». Naïveté originelle salvatrice pour la suite. Salvatrice car l’exercice journalistique requiert, selon moi, une remise en question permanente. Un journaliste « rouille » à partir du moment où il a la certitude d’être arrivé au bout de ses capacités. Où il ne doute plus et pense tout savoir, tout connaître, tout maîtriser. Or, comme me l’a dit un jour un scientifique de l’INRA, « la différence entre un chercheur et un journaliste est simple mais fondamentale : vous ne connaissez rien sur tout, alors que nous connaissons tout sur rien ». Façon de décrire leur spécialisation extrême et notre formation généraliste qui pose des problèmes de compréhension mutuelle. Nous participions à une session sur le journalisme scientifique.

A la fin de ce premier été de stage en presse régionale, j’avais pris confiance en moi. En mes capacités de recherches, de compréhension, d’abnégation parfois. Je me rappelle avoir bataillé des jours pour tenter de découvrir l’origine du nom d’un stade de football local. Des heures passées aux archives départementales à éplucher les comptes-rendus jaunis et rébarbatifs de conseils municipaux d’antan. Tout cela pour découvrir, un peu déçu, que le nom provenait tout bonnement d’un mot patois local signifiant « souche » ou « fossé ». Toujours est-il que j’avais acquis les codes et les us du métier. J’ai compris comment aborder les gens. J’ai compris comment flatter les égos des élus et des chefs d’entreprise. J’ai appris à composer avec la police et la gendarmerie pour obtenir les informations de la page « faits divers ». J’ai aimé aller au tribunal pour écrire des comptes-rendus d’audience que je croyais magnifiques. J’ai adoré arpenté les fêtes de village avec mon calepin et mon appareil photo pour rencontrer les « petites gens » et raconter leurs histoires.

J’ai commencé à aimer mon métier.

Et au milieu, des fils et des ondes

A la fin de la deuxième année, je m’étais spécialisé en radio. C’est aujourd’hui encore mon média de prédilection. Quel pied que ce rapport à la fois distant et intime avec l’auditeur. Juste la voix et le tympan. Et au milieu, des fils et des ondes. J’aime le micro, j’aime le pouvoir de la voix. La radio est un média injuste : un bon timbre, un bon ton, un peu de travail et des rencontres essentielles. Voilà ce qu’il faut pour percer. Des intervenants passionnés à l’école. Des rédacteurs en chefs patients, des collègues aux conseils précieux et gratuits lors des premiers stages, des premières piges. Il y a de tout dans ce métier. Le journalisme m’a ouvert des portes inespérées. Voler en hélicoptère, travailler en Corse, interroger des stars, passer en direct, avoir pour collègues de bureau des figures de la profession, être quelqu’un. Notre métier est grisant. Attendre fébrilement un direct avec ses quelques notes griffonnées, respecter le délai, ne pas bafouiller, recevoir les félicitations du rédacteur en chef, fumer une cigarette pour se calmer, ralentir un rythme cardiaque monté à un niveau anormal. Il y a quelque chose qui ressemble à une dépendance, à une drogue.

Et puis vient la troisième année. Nous passons de la découverte à la spécialisation. De la spécialisation à l’émancipation. On se prend en main. On monte des projets. On cherche du travail. On commence à avoir des contrats de travail. Des piges. On gravit fébrilement mais fièrement les escaliers d’une célèbre radio, on le dit à ses amis, à sa mère, à sa grand-mère admirative. Étonnante période où l’on passe par toutes les émotions. Contentement et honte de soi. On se félicite de savoir faire tout Paris en un minimum de temps, Nagra à l’épaule, aisselles en sueur. On regrette d’être obligé d’aller harceler des acheteurs dans un magasin de jouets pour savoir pourquoi, mais oui pourquoi, le catch est la nouvelle mode dans les cours de récré. C’est Le Parisien qui le dit donc c’est vrai « et même si ça fait deux heures que tu demandes à tout le monde et que personne ne confirme, ni les vendeurs, ni les clients, continue de chercher car on veut un reportage là-dessus pour 18h, alors pas de commentaires, tu es en stage je te rappelle ». C’est une qualité primordiale et indispensable de tout jeune journaliste. Apprendre vite.

A acquérir les bons réflexes et à supporter les frustrations.

La bourse, c’est la vie

J’ai eu une chance énorme. Celle de gagner une bourse. La plupart des grandes radios organisent une sorte de concours pour les étudiants en école de journalisme. Celui qui arrive premier se voit offrir un contrat de travail. Un vrai. Un CDD. Trois lettres dont tous les étudiants rêvent. On devient alors une petite star dans son école. Les élèves des promotions suivantes parlent de vous avec respect : « Il a gagné la bourse… » Vous prenez automatiquement du charme et gagnez de l’intérêt. L’école de la vie.

J’ai ainsi pu travailler comme présentateur dans une grande radio. Formidable expérience pour un jeune homme. Je me rappelle que l’un des responsables de la radio de l’époque, juste avant l’oral final de la bourse, m’avait dit : « Vous êtes beaucoup trop jeune, je ne vous aurais jamais sélectionné ». Première carte de presse. Une sorte de Graal que tous les nouveaux journalistes, moi compris, exhibent comme une carte d’agent spécial les premières semaines. Premiers journaux en direct. Premières bourdes amusantes. J’ai continué à apprendre, énormément. Notre métier a cela de formidable qu’il consiste à apprendre, à lire. Le travail d’un présentateur est composé à 70% de lectures de dépêches et d’articles divers et variés (les 30% restants étant partagés entre le travail d’écriture, de hiérarchisation, de discussion avec le coordinateur, de prises de caféine et de nicotine). A la fin d’une journée de travail, on en a appris autant qu’en une journée de cours intensifs.

Salle de classe permanente, petit paradis pour celui qui aime apprendre.

Étonnante gestion des conflits

Je précise que la critique du journalisme qui suit concerne uniquement l’information nationale et, dans une plus grande mesure encore, l’actualité internationale. Selon moi, la presse locale et régionale, si elle a bien d’autres problèmes (de financements notamment) n’est pas soumise aux effets pervers que je vais tenter de décrire modestement. C’est d’ailleurs vers cette presse que je me tourne actuellement pour régler mon conflit intérieur.

Notre profession est en perpétuelle évolution et en remise en question permanente. Il suffit de se rendre une fois aux Assises du journalisme pour le constater. Les sujets de débat sont nombreux : déontologie, objectivité, moyens techniques, droit à l’image, protection des sources, précarité des pigistes, etc…

Je crois que mes premiers problèmes de conscience sont apparus avec les révolutions arabes et en particulier la guerre en Libye. La fuite de Kadhafi est intervenue au mois d’août, tout à la fin de mon premier vrai contrat de travail. La rédaction étant réduite à cette période, vacances obliges, j’ai suivi le dossier avec attention. J’ai vite constaté que l’AFP (Agence France Presse), qui réalise un travail inestimable pour les rédactions, est géopolitiquement orientée. Je suis convaincu que les journalistes qui écrivaient les dépêches sur la Libye sont de braves types qui font leur boulot le plus honnêtement du monde. Mais les faits sont là. Nous, journalistes, lors d’une guerre, nous prenons partie, malgré nous, pour un camp. Kadhafi était le méchant. Les rebelles, les gentils. Or, s’il est vrai que le guide libyen était un personnage repoussant à bien des égards (lire le livre d’Annick Cojean sur les « Amazones » , esclaves sexuelles de Kadhafi), comme l’est Bachar Al Assad aujourd’hui, le faire passer, à peu de choses près, pour le diable en personne me troublait. En face, les rebelles libyens étaient, eux, présentés systématiquement comme des héros de la liberté, des « justes » menacés par un massacre imminent. Je ne nie pas que bon nombre de manifestants aient été de cette trempe là, mais le manichéisme m’ayant toujours repoussé, j’ai douté.

Mensonges par omission

Quand j’observe la Libye d’aujourd’hui, il semble que l’enthousiasme qui a accompagné la chute du natif de Syrte a été un peu rapide. J’ai douté à l’époque comme j’ai douté ensuite sur la Syrie ou sur l’Ukraine. Je me suis étonné que sur bon nombre de sujets, l’Iran, le Vénézuela, nos agences de presse préférées et si peu nombreuses (il y en a trois principales) relatent certains faits et pas d’autres. Cette orientation est subtile, presque imperceptible. L’AFP ne ment pas, techniquement. Mais elle oriente la pensée par la sémantique et en omettant certaines informations. Je me rappelle très bien d’une dépêche évoquant un discours d’Hugo Chavez. Elle mettait en avant « le soutien » de l’ancien président au guide libyen et son énième critique de « l’impérialisme » américain. L’article résumait la pensée du président vénézuélien de manière très caricaturale, presque grossière. J’ai ensuite visionné l’intégralité de son intervention, traduite par un site indépendant. L’information principale était qu’Hugo Chavez proposait un plan de paix, au nom de l’Amérique latine, avec l’accord des autorités libyennes et le soutien du duo Ligue Arabe – Union Africaine. Est-ce notre égocentrisme qui nous a fait considérer cette information comme d’une importance mineure ? La résolution des conflits est-elle de la seule compétence de l’Occident ? Ou y a-t-il une raison d’ordre géopolitique ? Une information chassant l’autre, le plan de paix du président vénézuélien ne fut jamais évoqué sur notre radio.

L’AFP omet et oriente donc. Et les présentateurs radios suivent. L’AFP et ses deux consœurs (Reuters et AP) sont les bibles des présentateurs. Nous donnons à voir à nos auditeurs (car les présentateurs radios sont esclaves des dépêches qui représentent 90% de leurs sources) un monde orienté. Cela ne veut pas dire que cette orientation est mauvaise mais elle ne devrait tout simplement pas exister dans un travail journalistique sérieux.

Autre carence de ce système relayant l’information. La surexposition de certains acteurs. Combien de fois ai-je ri avec mes collègues de l’inquiétude de Ban-Ki Moon ? Le secrétaire général des Nations-Unies s’inquiète de manière perpétuelle. De tel conflit larvé. De telle catastrophe humanitaire à venir. Son émotion est légitime, bien sûr, mais doit-on attendre qu’une agence de presse cite ce haut responsable pour parler d’une situation alarmante ? Et l’information à mettre en avant n’est-elle pas l’inefficacité et le manque de moyens de l’ONU ? Le fait que Ban Ki-Moon s’inquiète perpétuellement sans avoir les moyens d’agir n’est-il pas le plus inquiétant ? A quoi bon relayer systématiquement ses déclarations si sa marge de manœuvre est si faible ?

Combien de fois nous sommes-nous fait la réflexion, avec mes jeunes collègues, qu’il est bizarre voir révoltant que nous traitions un sujet uniquement quand l’AFP le signale ? Avec un dialogue qui ressemble à celui-ci :

- Bruno (le coordinateur), tu as vu les derniers chiffres de l’INSEE sur la démographie européenne ? C’est intéressant car…

- L’AFP en parle ?

- Euh, non mais…

- Laisse tomber.

Le traitement permanent des « sujets AFP » est une facilité professionnelle qui me paraît néfaste. Aujourd’hui, certains grands journaux nationaux ne traitent plus les sujets internationaux que par le biais de dépêches reprises telles quelles. Pour la valeur ajoutée et la vérification des sources, on repassera. Les responsables de cette situation sont multiples : manque de moyens humains et dictature de l’urgence (les fameuses « breaking news ») en premier lieu.

Inconscience inconsciente ?

Le journaliste est un observateur. Au pire, un commentateur. Il ne doit pas être un militant. Ou alors il doit l’assumer et le dire avec clarté à ceux qui le lisent ou l’écoutent. Or, dans les grands médias généralistes, nous nous flattons d’être indépendants et libres. Mais la base même de notre métier est biaisée par le fait que nous ne disposons pas des outils et des sources nécessaires pour assurer un suivi juste et objectif des situations. Partant de ce constat, nous n’avons tout simplement pas les ressources, le recul et la légitimité pour parler de ces sujets. Et pourtant nous en parlons, avec verve et certitude. C’est une des bases du métier apprise à l’école : « même quand vous ne savez pas de quoi vous parlez, donnez l’impression d’être un expert ». Je ne crois pas que cette orientation soit lié à un quelconque complot ou à un choix assumé. Cela à trait, selon moi, à quelque chose d’un ordre inconscient. Personne ne part du principe qu’il est dans le camp du méchant. Nous faisons partie de l’Occident, avec ses codes, ses références, ses intérêts, sa culture, son histoire. Les journalistes occidentaux, dans leur grande majorité, assument et intègrent donc, ce parti pris originel, cette identité initiale. Le travail d’un journaliste devrait donc être avant toute chose, quand il parle d’un sujet international aussi grave qu’une guerre ou qu’un conflit larvé, de s’oublier.

De sortir de lui-même pour appréhender les situations sous un angle neuf, le plus objectif possible.

Le leurre du journalisme-citoyen comme solution

Je précise également que je pense profondément que les journalistes sont d’une importance capitale et irremplaçable. Avec l’émergence et la formidable montée en puissance des réseaux sociaux, on constate que le journalisme-citoyen a le vent en poupe. C’est une bonne chose. Le journalisme institutionnel, traditionnel est extrêmement critiqué (rappelons qu’il s’agît de l’une des professions les plus détestées) et certains se réjouissent de sa disparition à moyen terme. Je pense d’une part, que ce serait une catastrophe et d’autre part, que cela n’arrivera pas. Pour moi, l’information constitue une matière brute, indigeste. Notre travail consiste à la préparer, la cuisiner, pour que les citoyens puissent la consommer et la digérer. Toute la difficulté de notre travail réside en ce point : simplifier, reformuler l’information sans la travestir ou la déformer. C’est un travail délicat et indispensable, qui s’apprend, qui demande du temps et des efforts.

Le journalisme dit « citoyen » doit être un complément et non un substitut à son aîné.

Prostitués de l’intellect

Quand on regarde la presse occidentale et celle des pays arabes ou des pays en voie de développement sur des sujets aussi variés que le conflit israélo-palestinien, la guerre civile en Ukraine ou la guerre en Syrie, les différences sont frappantes et le constat est clair : nous défendons, malgré nous, des intérêts.

« Nos talents, nos facultés et nos vies appartiennent à ces hommes. Nous sommes des prostituées de l’intellect. Tout cela, vous le savez aussi bien que moi ! »

Cette phrase, attribuée à l’ancien rédacteur en chef du New York Times, John Swinton, date de 1880. Je ne suis pas le premier à relever qu’elle est d’une confondante actualité. Ayant travaillé dans un pays arabe, la différence d’approche sur certains sujets géopolitiques est très forte. Je constate cependant, et cela me semble important à relever, que la vision sur l’économie mondiale est en revanche la même chez les élites journalistiques arabes et occidentales. L’ultra-libéralisme me semble avoir de beaux jours devant lui car les vives critiques qu’il rencontre sont l’apanage d’hommes isolés ou de groupes qualifiés, au mieux d’utopistes, de penseurs minoritaires et/ou gauchistes, au pire de complotistes. Cela me déprime d’avoir l’impression (fausse certainement) d’être plus à même de conduire un débat ou une interview sur des sujets de relations internationales que mes éminents collègues des chaînes d’information en continu. Sont-ils ignorants à ce point ? Jouent-ils les candides ? Ont-ils peur ? Sont-ils soumis à des consignes, des pressions ? S’autocensurent-ils ? Cela me déprime également de voir les plus brillants de mes anciens camarades en école de journalisme s’être reconvertis, par dépit ou par choix, dans des domaines aussi variés que passionnants. J’ai l’impression que pour réussir dans le journalisme, il ne faut pas être le plus intelligent ou le plus honnête, mais être celui ou celle qui avalera le plus de couleuvres sans tressaillir.

A l’image du monde d’aujourd’hui, peut-être.

Complotiste !

Et cela m’amène à une conclusion pessimiste. Je l’ai dit plus haut. Je suis un homme curieux. Je m’intéresse à peu près à tout et à tous les avis. Je ne pense pas que la légitimé se gagne par la reconnaissance, par les titres ou par les postes. Cette curiosité m’a amené à lire et à écouter des avis extrêmement variés. Certains m’ont fait peur, d’autres m’ont passionné, d’autres encore m’ont questionné. Mais je constate que, loin de créer une émulation naturelle dans toute société démocratique qui se respecte, la contestation et le questionnement de l’ordre économique et géopolitique établi, rencontrent dans l’immense majorité des cas, une limite insurmontable et insupportable : la délégitimation par l’insulte.

Vous estimez que le néoconservatisme américain est une idéologie dangereuse, potentiellement guerrière ? Vous êtes un complotiste ! Vous êtes impressionné par le travail de Naomi Klein sur le capitalisme du désastre ? Complotiste ! Vous trouvez Michel Collon un peu excessif mais redoutable quand il parle des médias mensonges ? Complotiste ! La version officielle des attentats du 11 septembre vous semble un peu légère et vous estimez que nous sommes en droit de nous poser des questions (et d’inciter à lire l’enquête d’Éric Laurent, par exemple) ? Complotiste ! Vous considérez que le traité euro-atlantique devrait être le principal sujet de discussion actuel tant ses implications à long terme sont lourdes ? Calmez-vous, excentrique !

Et maintenant ?

Que dire ? Que répondre face à des insultes et des qualificatifs si lourds de sens et pourtant si vides de contenus ? Pour l’instant, j’ai la chance de ne pas être trop exposé. Ma jeune carrière m’a amené à conduire ces débats en cercles restreints, avec pour conséquences bénignes, de rares énervements passagers entre collègues. Mais je constate qu’il coûte cher de se poser certaines questions dans cette profession. Or, je ne veux pas choisir de camp. Comme Brassens avec l’oncle Martin et l’oncle Gaston. Je ne veux pas choisir entre un système et des rebelles. J’aimerais juste être dans un monde où le débat est une chose reconnue comme importante et capitale. Il me semble qu’au contraire, nous nous dirigeons vers une société vidée de toute émulation de ce type. Une société uniformisée, aseptisée, manichéenne, où, pour reprendre la métaphore de Naomi Klein sur le capitalisme du désastre, des « zones vertes » officielles et adoubées s’affronteront à des « zones rouges » considérées comme menaçantes et maladives.

Des solutions semblent émerger, les gens s’organisent, une portion de la jeunesse bouge, se mobilise. Mais je ne suis pas sûr que cela suffise. Une partie de cette frange se radicalise et se perd. Une autre s’essouffle et abandonne. Une dernière enfin, résiste et invente de nouveaux modes de pensées, d’échanges, de débats (éducation populaire, mouvements politiques, blogs, etc..). Le journalisme tel qu’il existe aujourd’hui doit écouter les critiques et ne pas s’enfermer dans une posture de victime. Les jeunes journalistes ont leur révolution à conduire. Exiger davantage de moyens humains, trouver de nouvelles sources de financement et d’information, refuser la marchandisation de l’information et assumer leurs positionnements idéologiques. Informer, simplifier, raconter, c’est notre métier, notre chance.

A nous de le faire évoluer sans crainte, ni tabou, pour pouvoir le pratiquer honnêtement et plus sereinement.

Léonard (le prénom a été changé)

Source: http://www.les-crises.fr/invite-les-illusions-perdues-dun-jeune-journaliste-par-leonard/