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Jacques Sapir, la polémique (II)

Sunday 6 September 2015 at 00:20

Intéressant débat entre deux intellectuels (attendons la réponse de Lordon), à chacun de se faire son avis.

Mais c’est rigolo, on ne parle jamais dans les médias de confusionnisme quand le PS vote la loi Macron ou quand l’UMP s’assoit sur le référendum de 2005…

Clarté, par Frédéric Lordon

Source : Frédéric Lordon, sur son blog La Pompe à phynances, le 26 août 2015.

La question de l’euro échappera-t-elle un jour à la malédiction du FN ? Sans doute tout la destinait-elle à y tomber, spécialement en une époque où se mêlent toutes les confusions et toutes les hystéries, au point de rendre presque impossible le moindre débat rationnel. Mais que dire quand ce sont certains des avocats mêmes de la sortie de l’euro qui ajoutent au désordre intellectuel et, identifiés à gauche, en viennent à plaider d’invraisemblables alliances avec l’extrême-droite ?

Le FN, ce terrible fléau, cette bénédiction

Sauf à vivre dans le monde des rêves habermassien, l’expérience élémentaire enseigne l’improbabilité du débat ordonné – qui appelle des prérequis institutionnels très particuliers, comme ceux des institutions scientifiques, pour avoir sa chance. Mais les défigurations qu’aura souffertes le débat sur l’euro resteront sans doute dans l’histoire contemporaine comme un cas extrême d’altération, et même d’aberration, offrant le spectacle d’un monde politique que toute rationalité argumentative semble avoir déserté. Il est certain que, prêts à tout pour défendre l’ordre social qui fait leur bonheur, les dominants sont notamment prêts aux travestissements les plus éhontés pour écarter toute alternative, invariablement présentée comme monstruosité. C’est bien pourquoi l’ordre dominant a impérativement besoin de ses monstres s’il veut soutenir – en y renvoyant systématiquement – le caractère monstrueux de tout ce qui n’est pas lui. Ainsi, par exemple, la Corée du nord est-elle moins l’anomalie de la mondialisation qu’elle n’est sa secrète bénédiction, sa monstrueuse, sa nécessaire altérité : comment mieux plaider l’irresponsabilité de la démondialisation qu’en l’enfermant dans l’unique figure possible de la Corée du nord (plaise au Ciel qu’elle dure encore longtemps), pour mieux asséner l’argument supposé rédhibitoire : « c’est ça que vous voulez ? ».

Mutatis mutandis le FN est, pour le débat de l’euro, l’équivalent fonctionnel de la Corée du nord pour celui de la démondialisation. Car, bien sûr, on n’aura pas la maladresse de dire qu’il n’y pas d’alternative : on dira qu’il y a celle-là… La suite s’en déduira d’elle-même. Leur opposition « radicale » de surface masque alors la profonde solidarité structurale des deux termes supposément en conflit – le FN et le grand parti unique eurolibéral – qui sont, là encore, une bénédiction l’un à l’autre, au point de les faire vivre dans un parfait rapport de symbiose fonctionnelle : le FN prospère du monopole de singularité que lui abandonne le parti unique d’en-face, lequel, usé jusqu’à la corde, ne se maintient plus qu’en renvoyant au monstre tout projet de faire autrement.

Car une chose est certaine, c’est qu’à part le terrorisme au FN, le parti eurolibéral – dans lequel on aura compris que PS et UMP sont deux parfaits substituts – n’a plus rien à dire. Il est rincé, à sec, lyophilisé, de la pensée en granules, du discours en poudre. À la vérité comment pourrait-on trouver quoi que ce soit à dire quand l’accablant spectacle donné depuis 2010 ne peut que réduire à rien, ou bien à un scandale supplémentaire, la défense d’un ordre européen qui s’est rendu haïssable, et sous tous les rapports : la catastrophe économique y est effrayante, les exigences même les plus formelles de la démocratie y sont foulées au pied, plusieurs pays ont été conduits à la crise humanitaire – en Europe ! Par l’Europe !

Par bonheur, quand il n’y a plus rien, il y a encore le FN. Et voilà aussi par quoi l’euro se maintient. Pour que le monstre remplisse son office cependant, il importe de lui faire absorber toute altérité possible, et de confondre toutes les alternatives en une seule, la sienne – monstrueuse. C’est bien pourquoi les idéologues eurolibéraux, journalistes embedded en tête, n’ont jamais rien eu de plus urgent que d’assimiler ainsi toute idée de sortie de l’euro au nationalisme xénophobe du Front National, d’égaliser strictement les deux termes, opportunément soudés dans la même indignité. Qu’importe les projets de gauche en cette matière : s’ils sont rouges, c’est qu’ils sont rouges-bruns – dans une expérience de pensée oulipienne, il faut imaginer le désarroi, peut-être même le sentiment d’impossibilité radicale, de Jean-Marie Colombani et Jean Quatremer invités à objecter à la sortie de l’euro sans dire une seule fois « rouge-brun » (ou « repli nationaliste », ou « tentation xénophobe »).

Des signifiants disputés

Le drame politique se noue véritablement quand la confusion n’est plus seulement alimentée par ce qu’on appellera la droite générale – où le PS se trouve évidemment inclus – mais depuis la gauche également, et sous deux formes diamétralement opposées : l’entêtement de la gauche alter-européiste à « changer l’euro », la perdition d’une autre gauche dans la tentation, pour le coup, oui, monstrueuse, de l’alliance avec le Front national.

À sa manière à elle, la gauche alter-européiste aura ajouté foi au discours eurolibéral de la droite générale en rabattant, exactement comme cette dernière, tout projet de sortie de l’euro sur le fléau du « nationalisme ». C’est qu’en des temps de vacillation intellectuelle, la catastrophe idéologique était vouée à se nouer autour de deux signifiants disputés : « nation » et « souveraineté ». Disputés en effet puisque, pour chacun de ces termes, l’unicité nominale masque une dualité de lectures possibles qui soutiennent des mondes politiques radicalement antinomiques. Entre la nation substantielle, confite en ses mythes identitaires et éternitaires, et la nation politique, rassemblant les individus dans l’adhésion à des principes, sans égard pour leurs origines, bref entre la nation de Maurras et celle de Robespierre, il n’y a pas qu’un gouffre : il y a une lutte inexpiable. Et de même entre la souveraineté comprise comme apanage exclusif des élites gouvernementales et la souveraineté conçue comme idéal de l’auto-gouvernement du peuple. « Nation » et « souveraineté » ne disent rien par eux-mêmes, ils ne sont que des points de bifurcation. Ils ne parlent que d’avoir été dûment qualifiés, et alors seulement on sait vers quoi ils emmènent.

Dans ces conditions, la faute intellectuelle de l’alter-européisme est triple : il a manqué à voir la dualité du signifiant « nation souveraine », abandonné à la droite d’en imposer sa lecture, et par cet abandon même trahi son propre legs historique : car en France la nation souveraine naît en 1789, elle se constitue comme universalité citoyenne, elle exprime le désir de l’autonomie politique, désir d’un peuple en corps de se rendre maître de son destin, bref elle est de gauche.

Et par l’effet d’une incompréhensible démission intellectuelle, elle n’est désormais plus que de droite… Il est vrai qu’un internationalisme mal réfléchi n’a pas peu contribué à faire méconnaître [1], en réalité à faire oublier, que la souveraineté comme auto-gouvernement suppose nécessairement la clôture relative – relative, car toujours ouverte à quelque degré sur son dehors – d’une communauté sur un ressort fini. Le genre humain unifié n’existe pas, il ne soutient aucune politique possible, ou bien à un terme (hypothétique) bien fait pour éternellement différer tout retour de la politique – essence du jacquattalisme et de ses rassurants messages : la mondialisation est notre horizon indépassable, certes elle nous a un peu débordés, mais le gouvernement mondial nous permettra d’en reprendre le contrôle… dès qu’il sera advenu ; en attendant : patience… et courage.

On dira que l’Europe se présente précisément comme une solution accessible de régulation de la mondialisation néolibérale. Sans même discuter qu’en cette matière l’Union européenne n’est pas faite pour réguler, mais pour relayer et amplifier, il faut avoir l’étroitesse de vue de l’européisme le plus béat, mais aussi bien de l’alter-européisme le plus angoissé, pour ne pas voir ce paradoxe élémentaire que le projet européen est national-souverainiste dans son essence ! Ne se propose-t-il pas de fonder sur un périmètre fini – car « l’Europe » s’arrêtera bien quelque part – une communauté politique souveraine, et par là une citoyenneté d’appartenance – européenne ? Soit, non pas du tout le « dépassement de l’Etat-nation », comme le bredouillent Habermas et ses épigones français, mais le simple redéploiement, éventuellement sous une autre forme, de son principe à une échelle étendue… Et les Etats-Unis d’Europe ne seront que le reflet transatlantique des Etats-Unis d’Amérique, dont on aura du mal à dire qu’ils dépassent quoi que ce soit en cette matière : ne sont-ils pas connus comme l’une des réalisations les plus agressives du souverainisme statonational ? – on mesurera par là le degré de confusion conceptuelle qui, de tous bords, afflige la question européenne.

Misère du mono-idéisme

La faute intellectuelle de l’alter-européisme est considérable mais, dans son errance, elle a sa part de dignité, et ce au nom de quoi elle a erré n’a jamais mérité que le respect. Celle de la gauche en perdition est inexcusable. Car, si on ne peut pas excuser la gauche de devenir de droite – à l’image du « parti socialiste » –, on le peut encore moins de dériver vers la droite de la droite, et jusqu’à se rapprocher de l’extrême-droite. Il est inutile de le dissimuler car l’évidence est là : il y a dans certains secteurs de la gauche, et depuis longtemps, une réelle disposition à ce dévoiement-là. L’union des « républicains des deux bords » appelée par Chevènement en 2002 en a été la première manifestation visible dans le champ politique. Logiquement, le durcissement de la crise a accéléré toutes les tendances, desserré toutes les retenues, et poussé au franchissement de tous les seuils.

Il y a bien des lignes de pente pour se perdre à l’extrême-droite, mais l’une d’entre elles vaut qu’on s’y arrête qui est moins immédiatement « politique », plus pernicieuse, et par là plus dangereuse : l’aveuglement du mono-idéisme. Le mono-idéisme, c’est l’empire de l’idée unique, le despotisme mental de la Cause au singulier absolu qui, affranchie de toute idée contradictoire, c’est-à-dire de toute régulation intellectuelle, imposera son primat et déploiera sans résistance ses conséquences jusqu’à l’aberration. Tout pour l’Idée unique, et cap au pire s’il le faut, voilà la devise implicite du mono-idéisme.

Férocement appliqué sur les bords les plus opposés d’ailleurs. Car il y a évidemment un mono-idéisme européiste. Dont la Cause est l’Europe, quelle qu’en soit la forme et quels qu’en soient les contenus – soit, littéralement, l’Europe à tout prix. Quel que soit le mouvement, il est déclaré bon s’il fait avancer l’Europe, et peu importe absolument dans quelle direction. L’Europe fait régner la concurrence libre et non faussée ? Peu importe puisque le droit de la concurrence est un droit européen, et qu’un droit européen en soi signifie un progrès de l’Europe. L’Europe soumet les économies à l’omnipotence des marchés financiers ? Peu importe puisque c’est le moyen de construire une monnaie européenne qui, par là, se justifie d’elle-même. L’Europe n’est plus qu’un empilement de traités austéritaires ? Mais ça n’est pas la question : l’essentiel est que l’Europe avance – et la direction de l’avancée est tout à fait secondaire. L’Europe intransitive, l’Europe pour l’Europe, sans considération de quelque autre chose, voilà la figure du mono-idéisme européiste. Les socialistes et les écologistes français votent le TSCG : parce qu’« il faut continuer de construire l’Europe ». Et l’on se demande immanquablement jusqu’où il faudrait aller dans l’ignoble pour déclencher enfin un réflexe de reprise, une fissure dans le mono-idéisme, le retour d’une autre idée. Soit l’Europe rétablissant le droit du travail des enfants – formellement une nouvelle avancée du droit européen, donc un progrès de « l’Europe » – : stop ou encore ?

En face, le mono-idéisme symétrique : sortir de l’euro quelles qu’en soient les voies. Si la sortie de l’euro a à voir avec la restauration de la souveraineté, peu importe de quelle souveraineté l’on parle. Et en avant pour le front indifférencié de « tous les souverainistes ». Nicolas Dupont-Aignan est « souverainiste » : il est donc des nôtres. Et puis après tout Marine Le Pen aussi, ne le dit-elle pas assez. Alors, logiquement, pourquoi pas ? Car voilà la tare majeure du mono-idéisme : il est conséquent sans entraves. Il suivra sa logique unique jusqu’où elle l’emmènera par déploiement nécessaire des conséquences qui suivent de la prémisse unique. Peu importe où puisque, l’Idée posée, on ne peut qu’avoir confiance dans la logique qui, ancillaire et neutre, vient simplement lui faire rendre tout ce qu’elle porte.

On l’a compris puisque la chose entre dans son concept même : le mono-idéisme suppose l’effacement radical de toutes les considérations latérales – de tout ce qui n’appartient pas à son Idée. Que, par exemple, le Front national – ses errances idéologiques en matière de doctrine économique et sociale l’attestent assez – ait pour seul ciment véritable d’être un parti raciste, que la xénophobie soit l’unique ressort de sa vitalité, la chose ne sera pas considérée par le souverainisme de la sortie de l’euro quand il se fait mono-idéisme. Puisque la Cause, c’est la sortie de l’euro, et que rien d’autre n’existe vraiment. On envisagera donc l’âme claire de faire cause commune avec un parti raciste parce que « raciste » est une qualité qui n’est pas perçue, et qui ne compte pas, du point de vue de la Cause. Voilà comment, de l’« union des républicains des deux bords », en passant par « le front de tous les souverainistes », on se retrouve à envisager le compagnonnage avec le Front national : par logique – mais d’une logique qui devient folle quand elle n’a plus à travailler que le matériau de l’Idée unique.

Le jugement de l’histoire

Il faut avoir tout cédé à une idée despotique pour que quelqu’un comme Jacques Sapir, qui connaît bien l’histoire, ait à ce point perdu tout sens de l’histoire. Car la période est à coup sûr historique, et l’histoire nous jugera. Si l’on reconnaît les crises historiques à leur puissance de brouillage et à leur pouvoir de déstabilisation – des croyances et des clivages établis –, nul doute que nous y sommes. Nous vivons l’époque de toutes les confusions : celle de la social-démocratie réduite à l’état de débris libéral, celle au moins aussi grave de révoltes de gauche ne se trouvant plus que des voies d’extrême-droite. Or on ne survit au trouble captieux de la confusion qu’en étant sûr de ce qu’on pense, en sachant où on est, et en tenant la ligne avec une rigueur de fer. Car en matière de dévoiement politique comme en toute autre, il n’y a que le premier pas qui coûte – et qui, franchi, appelle irrésistiblement tous les suivants. C’est pourquoi l’« union de tous les souverainistes » mène fatalement à l’alliance avec l’extrême-droite.

C’est pourtant une fatalité résistible : il suffit de ne pas y mettre le doigt – car sinon, nous le savons maintenant à de trop nombreux témoignages, c’est le bonhomme entier qui y passe immanquablement. Ici la rigueur de « ne pas mettre le doigt » n’a pas de meilleures armes que la robustesse de quelques réflexes – où en est-on sur la question du racisme –, et le décentrement minimal qui, ne cédant pas complètement au mono-idéisme, permet d’identifier les périls. La fermeté des concepts aussi : en l’occurrence ceux par lesquels on fait sens des signifiants « nation » et « souveraineté », faute desquels on est voué aux sables mouvants de la confusion puisqu’ici ce sont la droite et l’extrême-droite qui tiennent la lecture dominante, à laquelle on succombera nécessairement si l’on n’a pas une autre lecture à leur opposer fermement.

Mais on ne tient jamais si bien la ligne qu’en reconvoquant les leçons de l’histoire, notamment les souvenirs de quelques tragiques égarements du passé. C’est qu’on ne surmonte les emprises du présent et la difficulté à savoir ce qu’on y fait vraiment, c’est-à-dire l’absence de recul pour se juger soi-même à l’aune d’un sens de l’histoire qui n’a pas encore été délivré, on ne surmonte tous ces obstacles, donc, qu’en rapportant son action aux dilemmes que d’autres avant nous ont eu à trancher – certains bien, d’autres mal. Non pas que leur situation ait été en tous points semblables à la nôtre – elle ne peut pas l’être –, mais pour y puiser un sens accru du danger, de l’auto-examen, et de l’anticipation d’une histoire qui délivrera ses verdicts.

Il faut être inconscient pour ne pas mesurer le péril : si la période actuelle n’est pas l’exacte réplique des années 1930, elle lui emprunte suffisamment pour faire redouter que des causes semblables entraînent des effets semblables. On sait assez que l’extrême-droite profite du pire. Et, à part la nef des fous éditoriale qui, répétant en boucle « la réforme », n’en finit pas de demander plus du même, on sait aussi que la période n’engendre plus que du pire – mais il allait sans dire que, comme bras armé « intellectuel » du parti unique eurolibéral, l’appareil médiatique [2] est décisivement impliqué dans la symbiose fonctionnelle qui fait prospérer le FN. De ce terrible enchaînement, qui ne créé pas d’autre devoir que de s’y opposer – quoiqu’on voie de moins en moins ce qui pourrait venir le contrarier… –, chacun devra savoir ce qu’il y a fait, et quelle place il y a tenue.

Il est bien certain que la polémique livre son lot de mises en cause à la truelle : pour l’alter-européisme, en cela confondu avec l’européisme tout court, c’est d’envisager seulement la sortie de l’euro qui soutient un cas d’accusation… On pourrait bien plutôt soutenir que c’est d’en refuser la possibilité qui, abandonnant la question au FN et fixant les peuples dans une catastrophe eurolibérale en réalité inexpiable, livre à l’extrême-droite une ressource politique sans équivalent. La querelle cependant ne souffre plus aucune équivoque lorsqu’il devient explicitement question de faire cause commune, ou bout de chemin, ou n’importe quoi d’autre, avec le FN – et peu importent les codicilles tout à fait secondaires dont on enrobe l’idée : l’essentiel est dit.

Egaré pour rien

Mais il y a pire que l’égarement : l’égarement pour rien. Car voici la tragique ironie qui guette les dévoyés : le FN, arrivé au pouvoir, ne fera pas la sortie de l’euro. Il ne la fera pas car, sitôt que la perspective de sa réussite électorale prendra une consistance sérieuse, le capital, qui ne se connaît aucun ennemi à droite et aussi loin qu’on aille à droite, le capital, donc, viendra à sa rencontre. Il ne viendra pas les mains vides – comme toujours quand il a sérieusement quelque chose à réclamer ou à conserver. Aussi, contre quelques financements électoraux futurs et surtout contre sa collaboration de classe – car, comme s’en aperçoit, pour sa déconfiture, le pouvoir actuel avec son pacte de responsabilité en bandoulière, le capital a bel et bien le pouvoir de mettre l’économie en pannepar mauvaise volonté [3] – contre tout ceci, donc, le capital exigera le maintien de l’euro, son vrai trésor, sa machine chérie à équarrir le salariat. Croit-on que le FN opposera la moindre résistance ? Il se fout de l’euro comme de sa première doctrine économique – et comme de toutes les suivantes. Le cœur de sa pensée, s’il y en a une, est bien ailleurs : il est dans une sorte de néocorporatisme vaguement ripoliné pour ne pas faire trop visiblement années trente, et s’il est une seule chose à laquelle il croit vraiment, elle est sans doute à situer du côté du droit du petit patron à être « maître chez lui » (éventuellement additionné d’une haine boutiquière pour l’impôt qui nous étrangle).

Tragique destin pour tous ceux qui auront cru voir en lui la dernière église des vrais croyants et qui finiront à l’état de recrues scientologues, essorées et refaites, rendus par-là à avoir partagé, quoique depuis le bord opposé, la même croyance que les propagandistes eurolibéraux, la croyance du FN qui chamboule tout, quand il est si clair qu’il ne chamboulera jamais rien (à part les vies des immigrés, ou des fils d’immigrés, qui vivent en paix sur notre sol et qui, elles, seront bel et bien dévastées) : car enfin a-t-on jamais vu le parti de l’ordre perturber l’ordre ? Et croit-on que le parti des hiérarchies ait à cœur de déranger les hiérarchies – en l’occurrence celles du capitalisme ? Au moins les eurolibéraux ont-ils, pour ce qui les concerne, leurs intérêts obliques à entretenir cette effarante bêtise : c’est qu’il faut bien que le FN soit assimilé à une sorte de révolution pour mieux éloigner le spectre de toute révolution – soit encore et toujours le travail de la symbiose fonctionnelle, et l’éditorialisme, empressé d’accorder au FN sa revendication la plus centrale et la plus frauduleuse (« il va tout bousculer ! »), lui rend sans même s’en rendre compte le plus signalé des services.

À gauche, et à gauche seulement

Ceci d’ailleurs de toutes les manières possibles. Car on n’en revient pas du rassemblement parfaitement hétéroclite des visionnaires en peau de lapin occupés à déclarer caduc le clivage de la droite et de la gauche – jamboree de la prophétie foireuse où l’on retrouve aussi bien l’extrême-droite (mais c’est là une de ses scies de toujours) que l’extrême-centre, de Bayrou à Valls, pour qui la raison gestionnaire permet enfin de faire l’économie d’inutiles querelles (« idéologiques » disent les parfaits idéologues de « la fin des idéologies »). Malheureusement pour eux, le déni du réel s’accompagne immanquablement du retour du refoulé. « Ça » revient toujours. C’est même déjà revenu : en Grèce, sous le nom de Syriza – avant qu’un incompréhensible Tsipras ne sombre dans un tragique renoncement. Le tsiprasisme n’est plus qu’un astre mort, mais certainement pas la gauche en Grèce – et partant en Europe.

Or cette persévérance suffit à ruiner et les imputations immondes de l’européisme et les dévoiements d’une « gauche » qui croit pouvoir passer par la droite de la droite. Car de même qu’on ne prouve jamais si bien le mouvement qu’en marchant, on ne démontre pas plus irréfutablement la possibilité d’une sortie de gauche de l’euro… qu’au spectacle d’une incontestable gauche qui se propose de sortir de l’euro – drame de l’insuffisance intellectuelle : à certains, il faut le passage au concret pour commencer à croire vraiment à une possibilité que leur esprit ne parvient pas à embrasser tant qu’elle demeure simplement abstraite.

Dieu sait qu’il fallait être ou bien de la dernière mauvaise foi ou bien intellectuellement limité pour ne pas concevoir une sortie de gauche de l’euro – c’est-à-dire une vision de gauche de la souveraineté. Mais maintenant elle est là : une grosse minorité de Syriza, défaite par la trahison de Tsipras, mais décidée à continuer de lutter sous les couleurs nouvelles de la Gauche Unie, établit désormais in concreto l’existence de la « sortie de gauche » : une sortie que rien n’entache à droite, ni « repli nationaliste » puisque nous avons là affaire à des gens dont les dispositions internationalistes sont insoupçonnables, ni « dérive xénophobe » puisque pour le coup le seul point d’accord, mais absolu, au sein de Syriza, touche à la question de l’immigration, de son accueil et de sa régularisation. Et seuls les deux neurones de Jean-Marie Colombani, la haine incoercible de Quatremer pour tout ce qui est de gauche, mais aussi les préventions affolées de l’alter-européisme, pourront trouver justifié de s’exclamer au repli identitaire.

La gauche est là. Même réduite au dernier degré de la minorité institutionnelle, elle ne mourra pas. Elle vit en Grèce. Elle revivra ailleurs en Europe, et spécialement en France, pour peu qu’on s’y aperçoive, l’échec de Tsipras enfin médité, qu’elle n’a de salut qu’hors de l’euro – et bien sûr qu’en en sortant par son côté à elle. Mais il faut être en proie au fétichisme de la sortie pour ne plus désirer sortir que pour sortir, c’est-à-dire pour se préparer à sortir accompagnén’importe comment. Et avoir sérieusement oublié de se poser la seule question qui vaille, la question de savoir pour quoi faire, et par suite avec qui ? – la seule qui ramène quelque clarté et fasse apercevoir certaines improbables alliances pour ce qu’elles sont : aberrantes, dévoyées, et promises à la perdition, au double sens de l’égarement moral et de l’échec assuré.

Notes

[1] Voir à ce sujet « Leçons de Grèce à l’usage d’un internationalisme imaginaire (et en vue d’un internationalisme réel) », 6 avril 2015.

[2] Dont, à quelques exceptions minoritaires près, les différenciations internes sont tout à fait secondaires.

[3] Pour un développement un peu plus substantiel à propos de cette question, voir « Les entreprises ne créent pas l’emploi », 26 fevrier 2014.


Réponse d’Alexandre Tzara à Frédéric Lordon

Source : Reprise sur Et Pendant ce temps-là, le 28 août 2015.

Monsieur,

Je prends régulièrement plaisir à vous lire. Vous me semblez être un des rares et stimulants économistes de notre époque et vos articles sont précis, ciselés et convaincants, notamment en matière économique. Cependant un tel article me déçoit beaucoup de votre part. Non seulement je ne suis pas en accord avec vos conclusions sans nuances mais votre analyse est biaisée et souffre même de faiblesses méthodologiques. Je vais m’atteler à reprendre point par point votre argumentation afin d’en révéler les approximations et les omissions. Approximations et omissions qui, bien sûr, vont dans le sens de votre démonstration.

1) “Le FN, ce terrible fléau, cette bénédiction”

Que le FN serve d’épouvantail aux deux partis dominants est une analyse juste mais tout à fait convenue. Le FN joue au niveau électoral le rôle du fascisme sur le plan idéologique : le démon. La menace toujours mortelle et menaçante. Que les deux partis dominants se jouent du FN afin de mieux se maintenir au pouvoir, il faudrait être un grand naïf pour en douter. Les premiers à avoir instrumentalisé le FN sont les socialistes, sous Mitterrand. Je ne vous apprendrai rien dans ce domaine que vous ne sachiez déjà. En revanche vous allez beaucoup plus loin, vous déduisez de cette posture d’épouvantail une complicité, comme une alliance objective entre les deux partis de pouvoir et le FN. Voilà un développement argumentatif qui aurait mérité plus ample développement ! D’une part il est une différence entre instrumentaliser un parti comme négatif politique et idéologique (ce qui suppose que l’on a pas intérêt à ce qu’il parvienne au pouvoir ou menace le jeu d’alternance des deux partis en place) et en faire un instrument dont la venue au pouvoir ou l’accroissement excessif ne serait pas redouté. En l’occurrence, je rejoins sans problème l’idée que le PS a tout intérêt à ce que le FN constitue une troisième force politique, capable d’affaiblir la droite et donc de faciliter la venue au pouvoir de la gauche.

En revanche le passage du FN de la troisième à la deuxième position voire même la première non seulement affaiblit la droite mais bouscule le jeu installé du parlementarisme de notre Vème République fondé sur l’alternance entre deux partis recentrés, l’un en majorité, l’autre en opposition. Un FN très fort (comme c’est le cas aujourd’hui) met à mal ce confortable jeu de chaises tournantes. La gauche comme la droite s’en trouvent menacés. En un certain sens la stratégie adoptée par Mitterrand est allé bien au delà de ses espérances. Dans un deuxième temps je vous ferai remarqué qu’être l’épouvantail d’un échiquier politique n’induit pas une complicité entre l’épouvantail et les forces installées. Du moins pas forcément. Durant plusieurs décennies en Italie, entre les années 50 et les années 80-90, le Parti Communiste fut, pour le reste de la classe politique, l’épouvantail. Face au péril (réel ou fantasmé) du communisme, la DC et ses alliés ont adopté une stratégie de verrouillage des institutions, ceci avec les socialistes, dans la lignée de la tradition du Connubio. Exactement la stratégie de nos deux partis jusqu’à peu. En Italie les choses allèrent même encore plus loin avec la stratégie de la Tension qui visait à décrédibiliser le parti communiste, ceci en manipulant les néo-fascistes. Peut-on en déduire que le Parti communiste fut l’allié objectif voire même le complice de la droite italienne et lui en faire porter la responsabilité ? Donnez-moi donc votre avis sur la chose. C’est pourtant ce que vous faites concernant le Front National. C’est pour le moins très léger et peu convainquant.

2) “Des signifiants disputés”

Sans doute la partie la plus envolée et la plus stimulante intellectuellement de votre contribution. Et pourtant ici encore on peut trouver des failles inquiétantes dans votre argumentations.
Vous commencez par intégrer le PS à un ensemble appelé la “Droite générale”. Quelle est-elle ? Si l’on se base sur d’autres interventions de votre part on pourrait penser que vous considérez de droite les mouvements politiques libéraux. Le distinguo que vous établissez semble donc s’effectuer dans le champs de la pensée économique. Soit.

Cependant quelques lignes plus bas vous rompez avec ces premières lignes et, passant de la question économique à la question des référents de valeurs, vous dressez une opposition aussi caricaturale qu’idéelle entre deux conceptions de la nation que vous essentialisez et absolutisez. Opposer le modèle républicain, avec son universalisme comme horizon d’idéalité et sa conception subjectivisée de l’appartenance à une nation au modèle anti-républicain de la nation comme entité organique et objectivisée est tout à fait juste, mais demeure un peu primaire, un peu “brut” délivré comme tel. Ce sont des concepts-types. Vous avez choisi, sciemment, de ne citer que deux expressions extrêmes de ces théories. Pire, vous vous permettez de mettre sur le même plan deux théories de la Nation qu’un siècle sépare. Sans prendre la peine minimale de restituer le contexte général, intellectuel et politique de l’émission de l’une et l’autre. Vous mettez ici la déontologie de l’historien à rude épreuve. Sauf à tomber dans l’instrumentalisation politicienne ou dans la polémique, toute réflexion sérieuse se doit de considérer un concept non comme un objet parfaitement autonome mais comme une production située dans le temps et l’espace.

Or, et ceci me dérange vraiment dans votre article, à aucun moment vous ne prenez soin de rendre compte des transformations, bouleversements et recompositions des champs intellectuels et politiques français à la fin du XIXème siècle entre l’affaire Boulanger et la Grande Guerre. A cette occasion, les marqueurs identitaires de ce qui fait la gauche et de ce qui fait la droite se transforme en partie (bien que pas totalement). La pensée de Maurras se situe à ce moment, celui où une nouvelle droite émerge et réinvestit un concept surtout utilisé par la gauche. Tandis qu’à la gauche l’internationalisme se propage. Vous pouvez penser qu’une filiation directe lie les contre-révolutionnaires à Maurras, suivant en cela les travaux de l’historien Zeev Sternhell. Mais dans ce cas pourquoi ne pas citer plutôt Herder ou Burke plutôt que Maurras ? Hors le rapport traditionnaliste des contre-révolutionnaires à la nation n’induit pas nécessairement une posture défensive et aggressive, du fait de la place très importante du christianisme et de son message dans leurs écrits. Un siècle plus tard les maurrassiens sont catholiques par raison plus que de coeur. Vous négligez la capacité des objets Gauche et Droite à se redéfinir,se redéployer dans une relation dialectique d’opposition. Et vous le faites afin de présenter une image, mythique, de deux entités pures et absolument antinomiques et ceci depuis la Révolution française. Une lecture aussi tranchée que peu fondée historiquement barre la route à tout dialogue.

Précisément, la Révolution française tient dans vos propos une place importante. Je pense que vous avez raison d’y voir l’acte de naissance de la France politique moderne (ceci ne rentrant pas en contradiction avec les lignes précédentes). Ceci dit vous ne rendez compte que d’une certaine vision, un certain discours. Première difficulté : la vision de Robespierre peut-elle être considérée comme celle de tous les révolutionnaires de l’époque ? On observe qu’à côté de cette vision de la Nation tournée vers l’avenir étaient présents des stratégies de légitimation qui tout à l’inverse reposaient sur des mythèmes identitaires, bien loin d’un discours révolutionnaire “de gauche” que vous simplifiez au possible. Ainsi le pamphlet de l’abbé Siéyès “Qu’est-ce que le Tiers-Etat” justifiait-il l’exclusion de la Nation des nobles sur une dichotomie de race entre ces derniers et le Tiers-Etat. Les nobles seraient descendants des francs et les hommes du Tiers descendraient des Gaulois. Mieux, Siéyès justifie cette démarche d’exclusion sur la nécessité des Gaulois de redevenir maîtres sur “leurs” terres au nom de l’antériorité de l’arrivée des Gaulois sur celle des Francs. Voilà bien une argumentation qui n’est pas sans rappeler Maurras et celle des identitaires actuels ! Et n’allez pas me dire que Siéyès ne fut pas révolutionnaire. Sans être ni montagnard ni robespierriste il fut conventionnel et régicide. Vous le voyez votre présentation antinomique de deux définitions de la Nation, quasi éternelles, relève bien plus d’une reconstruction habile de votre part que d’un constat rigoureux historiquement. Les choses sont comme bien souvent beaucoup plus complexes et nuancées.

Par ailleurs on observe un décalage entre les discours les pratiques. Votre présentation de la vision de Robespierre est séduisante. Mais elle masque une autre réalité. Cette nation française en pleine naissance a dû lutter durement contre ses ennemis pour s’affirmer, s’imposer. Toute Révolution est guerre d’indépendance. Et là on retrouve la dichotomie Ami/Ennemi structurante et étudiée par Carl Schmitt. En 1794, en guerre face au reste de l’Europe, la France vit dans un climat xénophobe. On est bien loin de l’idéal universel que vous citez. On oppose le sans-culotte bien français et viril au contre-révolutionnaire efféminé et cosmopolite. Le cosmopolitisme est combattu comme contre-révolutionnaire. De même ordre est donné (il ne sera jamais appliqué) aux armées de mettre à mort les prisonniers de guerre anglais. Les révolutionnaires étrangers comme Anacharsis Cloots passent à la guillotine tandis que les montagnards constituent globalement le groupe dominant. L’historienne Sophie Wahnich a consacré une étude à ce paradoxe de la situation de l’étranger sous la Révolution : “L’impossible citoyen”. Je vous invite vivement à lire ce livre majeur si vous ne l’avez déjà fait. Il met le doigt sur les apories d’un modèle qui joue tout à la fois sur le réinvestissement de religiosité autour du concept de Nation et sur l’horizon d’idéalité de ce même concept et donc sa dissolution annoncée.

3) “Misère du mono-idéisme”

Pour moi la partie la plus faible de votre billet. Somme toute vous construisez de toute pièce un concept verbiageux pour rendre compte de quelque chose d’assez banal en politique : le réalisme. Soit la capacité de hiérarchiser les problèmes et les solutions qui s’imposent pour les résoudre. Somme toute, dès lors que la politique se définit en premier lieu comme l’art de définir l’ennemi (mais peut-être n’êtes-vous pas schmittien), il s’agit de hiérarchiser les dangers. Vous voyez du fétichisme là où il n’a pas lieu d’être. Les accords de la gauche sur les politiques libérales menées par l’Europe ne s’expliquent pas par ce biais mais bien plutôt par un réalisme de type gestionnaire qui les pousse à accepter les lois iniques d’un système non démocratique par peur de l’effondrement d’un système qui les fait vivre. Gauche et Droite se sont convertis au libéralisme et donc à l’Europe sur les ruines des idéologies alternatives du XXème siècle. Ils sont incapables de penser l’alternative. Pire, pour eux cet effondrement d’une structure politique équivaudrait à un retour à une forme d’état de nature entre les nations. Ils s’allient donc contre l’ennemi commun : la transformation radicale des modalités de réglementation et de domination politique. Votre concept de mono-idéisme est assez peu convainquant.

Dans votre deuxième sous-partie de cette partie vous placez sur le même plan Nicolas Dupont-Aignan et le Front National. Voici qui est bien curieux. Votre dualisme extrême vous oblige à ignorer la pluralité des droites existantes en France. Notamment ici vous oubliez un fait essentiel et structurant dans la vie politique française et ceci depuis bien longtemps : l’existence d’une droite gaulliste. Certes les débats furent vifs sur ce point entre René Rémond et Zeev Sternhell mais mettre dans le même sac les enfants de Maurras et ceux de De Gaulle relève d’un curieux numéro d’équilibriste. La conception de la Nation chez les gaullistes est plus proche de celle des fils de Robespierre. On peut même se demander si se n’est pas la droite qui est passée à gauche en acceptant la République, le jeu parlementaire et l’héritage de la Révolution. Ceci à la fin du XIXème siècle, reléguant la droite précédente dans les marges d’une droite radicale extra-parlementaire.
Toujours est-il que mettre sur le même plan Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan est une manœuvre grossière. Dans un entretien récent l’historien Michel Winock rappelait la filiation idéologique différente et même opposée de ces deux personnalités politiques.

Et justement tout ce que vous reprochez au Front National ce n’est pas un point précis de son programme, non, vous appuyez sur le fait qu’il est “raciste”, reprenant ici les critiques les plus stériles du personnel politique opposé au Front National. Stratégiquement, votre accusation n’est plus très efficace… Et même si l’on choisit de s’y attarder un peu on constate que vous traitez le Front National, dans tout votre article d’ailleurs, comme un bloc homogène. C’est tenir peu de cas des tensions multiples qui traversent ce partis en ce moment. Tensions qui le rendent tout à fait incapable de prétendre gérer un pays tant les modalités de réglementations des conflits dans ce conflits reposent sur un pur rapport de force familial. Bien entendu il serait aventureux de penser que le FN a totalement changé. Cependant l’arrivée de nombreux souverainistes de gauche avec Philippot ainsi que de profils comme celui du gaulliste Paul Marie-Couteaux (depuis éliminé) semble indiquer que plusieurs familles aux héritages divers cohabitent dans cette grosse PME familiale assez attrape-tout qu’est devenu le FN. Permettez-moi de prendre un exemple que je trouve révélateur. Lors de la Manif pour Tous le FN est parti en ordre dispersé. Au fond toute une partie de ce parti a refusé de s’opposer au mariage pour tous tandis que l’autre partie (derrière Marion Maréchal Le Pen) a choisi de s’y opposer vivement. Clairement à cette occasion les fractures internes ont été mises à jour.

Or, je pense que pourriez en convenir, un parti héritier de Maurras et des valeurs portées par sa tradition, aurait lutté de toutes ses forces contre un tel projet de loi. On observe depuis quelques années d’ailleurs un mécontentement croissant des milieux liés au FN à l’ancienne. Pour eux le parti est passé “à gauche”. Ainsi, le FN ne met-il pas en avant les thèmes chers aux identitaires tel que le Grand Remplacement, la défense de la Civilisation… Stratégie me répondrez-vous ? De la part de Marine Le Pen peut-être, mais il semble plus compliqué d’imaginer Florian Philippot, au vu de ses engagements passés et de sa vie, comme un maurassien identitaire dissimulé. Au fond deux voies semblent s’offrir à ce parti : celle de Marion et celle de Florian, avec Marine comme maîtresse de maison distribuant les points et infléchissant son discours au gré des situations.

Votre analyse me paraît donc ici aussi bien faible. L’opprobre que vous jeté sur les gaullistes souverainiste de droite est non seulement infondé mais mensonger au regard de l’histoire. Quant à Jacques Sapir, au fond il n’a jamais parlé que de liens possibles dans l’avenir avec le FN sur certaines questions tout en précisant que cela dépendait de la voie que prendrait ce parti. Ceci n’engage que peu et reconnaissons que la perspective d’une recomposition du FN autour de Philippot dans une filiation crypto-gaulliste, sans être très vraisemblable, n’est pas impossible.

4) “Le jugement de l’histoire”

Ici votre argumentation repose d’avantage sur des présomptions et des incantations que sur une analyse apaisée de la situation. Tout d’abord vous nous présentez comme une fatalité le passage d’un individu à l’extrême-droite et ceci définitivement dès lors qu’il commence à dialoguer avec elle. “Fatalité résistible”, fondée sur de “trop nombreux nombreux témoignages” dite-vous. Peut-être pensez vous à l’ouvrage de Philippe Burrin sur la dérive fasciste et à ses protagonistes : Déat, Doriot et Bergery. Certes, mais ce n’est nullement une fatalité. Je vais vous citer quelques noms d’hommes d’extrême-gauche ayant dialogué avec l’extrême-droite et qui n’ont pas succombé à la “tentation” si je puis dire voire même de ceux qui sont passés à l’extrême-droite puis sont revenus à l’extrême-gauche.

En 1911 fut fondé le Cercle Proudhon qui a permis à des socialistes révolutionnaires (Georges Sorel, Édouard Berth => son disciple) de dialoguer avec des maurrassiens de l’Action française. L’histoire de ce cercle est méconnue mais elle est pourtant éclairante. Sorel et Berth ne sont pas pour autant tombé dans le maurrassisme loin de là puisqu’ils ont plus tard salué la Révolution bolchevique. Signe qu’on peut dialoguer avec d’authentiques membres de la droite radicale (et Maurras en était un) sans se renier Monsieur Lordon. Exemple plus frappant encore ! Celui de Georges Valois. Anarchiste dans sa jeunesse, il adhère ensuite à l’Action française puis fonde en 1926 le premier parti fasciste de France : le Faisceau. Dans les années 1930 il retourne à gauche et se rapproche de Marceau Pivert, le leader de l’aile gauche de la SFIO (proche de certains trotskistes). Georges Valois est mort dans un camp de concentration nazi en 1945, comme tant d’autres héros morts pour la France. Dernier exemple : Paul Nizan. Dans les années 20 il adhère à l’Action française puis se rapproche du Faisceau de Georges Valois. A l’époque il admire le fascisme italien. Pourtant dans les années 1930 il devient membre du Parti Communiste et écrit son célébre livre sur les Chiens de garde. Son passé fasciste est moins connu de nos jours.

Tous ces exemples Monsieur pour bien montrer qu’il n’y a aucune fatalité à chuter et à rester à l’extrême-droite quand on dialogue avec elle. Vous pouvez donc dormir sur vos deux oreilles Monsieur Lordon, Monsieur Jacques Sapir n’est pas condamné à devenir maurrassien en dialoguant avec Nicolas Dupont-Aignan ou même avec Marine Le Pen.

Ces contre-exemples viennent infirmer ce que vous nous présentez comme une véritable loi dans le domaine de la politique. Le dialogue n’implique pas le reniement et la capitulation, simplement l’acceptation que les arguments du contradicteur valent la peine d’être discutés, affinés, appuyés ou contredites. Ce serait faire insulte à Monsieur Jacques Sapir que de le croire incapable de défendre ses propres idées.

5) “Égaré pour rien”

Là votre trame argumentative s’enrichit d’une perspective nouvelle et d’une approche spécifique. Cette perspective c’est celle du renoncement du FN à tenir ses promesses de manière volontaire. Votre approche, c’est celle d’une essentialisation du concept de “Capital”, je suppose dans une acceptation marxiste la plus rigide. Pour ce qui est de la capacité du FN à tenir ses promesses l’exemple d’Alexis Tsipras nous montre que la bonne volonté ne suffit pas. Mais oui vous allez plus loin, pour vous le FN est néo-corporatiste. Vous êtes au moins cohérent avec le début de votre post. L’Action française avait sur le plan économique un positionnement corporatiste marqué, je vous l’accorde. Mais là où le bas blesse c’est que pour tirer une conclusion aussi convaincue du vrai programme du FN (d’ailleurs quel texte officiel récent produit par ce parti pourrait le laisser penser ?) il faudrait déjà prouver qu’il est l’héritier de Maurras et juste de Maurras. Et là les faiblesses de votre analyse au point précédent se répercutent à ce niveau de votre développement. Que faire des nouveaux profils du FN tels que Philippot ? Serait-il corporatiste lui aussi ? De plus, là encore les idées changent. Si Maurras était corporatiste dans les années 30, ne peut-on envisager que ses héritiers aient abandonné cet aspect de sa pensée ? Tous les marxistes n’adhèrent plus à l’économiciste du Marx de la maturité (par exemple feu le philosophe marxiste italien Costanzo Preve que je vous invite à lire). Si les idées s’affinent et peuvent se transformer chez les héritiers de Marx, pourquoi pas chez ceux de Maurras ?

Vous parlez également du capital comme d’un sujet agissant de manière coordonnée, rationnelle. Alors peut-on inclure le petit patronat sous un tel concept ? Nous avons, à ma connaissance, un dense tissu de PME en France. Je vous laisse la possibilité ici de me réfuter vous devez mieux le savoir que moi. Mais il s’agit d’un réseau éclaté peu susceptible d’agir en commun. Dans le passé, peu de régime ou de partis ont été soutenus par l’action concertée, économique notamment, des petits patrons (ce qui ne veut pas dire que ces derniers n’aient pas des préférences politiques).

Alors il s’agit du grand patronat ? Celui qui a financé les fascistes italiens (Confindustria, Confagricoltura) et les nationaux-socialistes. Là encore votre incantation pour laisser croire à une situation pas si éloignée de celle des années 1930 tombe à l’eau. Lénine a écrit un très beau livre sur l’impérialisme et ses relations avec les logiques du capitalisme. Dans ces années le grand patronat recherchait une protection de son marché intérieur, garantie par le protectionnisme voire l’autarcie des régimes fascistes. De plus, l’impérialisme agressif et colonialiste des fascismes assurait à ces entreprises des situations de monopoles sur des espaces sauvegardés. A l’époque les modalités de déploiement de l’autorité étatique et de la domination monopolistique pouvaient parfaitement concorder.
Mais une analyse rigoureuse de votre part aurait exigé une étude des dynamiques propres au capitalisme de nos jours et aux nouvelles formes d’impérialismes.

Premièrement nous sommes, je crois, passé à un nouveau stade de l’expansion du capitalisme et de ses modalités d’action que Lénine n’avait pas perçu. Désormais les entreprises ne sont plus liées à des états, à des pays, elles sont trans-nationales. Elles jouent sur la globalisation et sur la parfaite libéralisation du marché des capitaux et sur la possibilité de mondialiser le processus productif lui-même, profitant des différences de législation et de niveau économique. Aujourd’hui plus besoin pour nos multinationales d’une conquête coloniale sur fond d’idéologie nationaliste pour se déployer et réaliser le maximum de leur profit. Bien au contraire… Nos multinationales profitent de notre système libéral européen et du discours dominant sur le développement économique des pays pauvres pour s’implanter mondialement. Comme Carl Schmitt l’avait bien compris, les nouvelles guerres asymétriques et le discours mondialiste dominant faisant de la croissance économique le but à rechercher à tout prix font le jeu de ce système capitaliste et lui permettent de diversifier et de complexifier son logiciel de domination.

Or ceci nécessite une libre circulation dans tous les domaines, y compris humains. La position du grand patronat allemand est significative à cet égard, il appelle à favoriser l’immigration, du moins pour peu qu’elle soit qualifiée. L’”Immigration choisie” sarkozyste est l’ultime avatar de cette posture libérale et cynique. A l’inverse je ne vois pas en quoi de nos jours le grand patronat aurait à se réjouir d’une venue au pouvoir du FN (pour le petit patronat c’est différent mais à travers le concept de capital je pense que vous parlez du grand patronat). Un parti qui aujourd’hui fait du protectionnisme et ferme les barrières migratoires d’un pays, mettant fin à la globalisation, va ainsi à l’encontre des intérêts du grand capital. Ce dernier l’a bien compris et le MEDEF a une position beaucoup plus dure envers le FN qu’envers… le PS. A moins que vous ne pensiez que le FN s’aligne sur une politique libérale, européenne et favorable à la globalisation et fera même dans la défense d’une “immigration choisie”. Mais dans ce cas en quoi serait-il encore d’extrême-droite ? Il deviendrait un parti comme les Républicains ou le PS… Très décevant certes pour ceux qui auraient cru en lui mais finalement nous avons déjà ces gens au pouvoir.. Non, la grande faille de votre argumentation est que vous essayez de nous faire croire que grand patronat et extrême-droite partagent les mêmes intérêts. Ce qui pouvait être vrai dans les années 1930 ne l’est plus aujourd’hui.

6) “A gauche, et à gauche seulement”

Pour finir voici vos espoirs, ce que vous nous proposez. La voie semble bien étroite permettez-moi de vous le dire. Vous en appelez à une alternative bien à gauche. Encore s’agirait-il de proposer une définition développée et argumentée de ce qu’est la gauche pour vous. Votre appel à Robespierre s’avère, comme je l’ai développé plus haut, assez faible sur le plan intellectuel, d’un manichéisme intéressé.
Vous citez Tsipras et son parti Syriza, vous semblez appuyer le travail qui fut le sien jusqu’à son renoncement. Dois-je vous rappeler que tout ce travail ne fut possible qu’avec l’alliance précisément des souverainistes de droite grec (les Grec Indépendants). Oui, les alliés de Nicolas Dupont-Aignan. Celui-ci même que vous rangez avec mépris dans le même sac que les héritiers de Maurras. Voilà une bien étrange démonstration que la votre qui, pour défendre une alternative à gauche et à gauche seulement, prend pour exemple un parti alternatif de gauche qui a accepté non seulement de dialoguer mais de s’allier avec un parti de droite. Votre exemple va à l’encontre de ce que vous entendez démontrer. Vous rendez vous compte seulement de l’incohérence d vos propos dans cette partie ? Prendre pour exemple une stratégie qui est l’inverse de celle que l’on défend relève ni plus ni moins du masochisme intellectuel et politique.

Concluons. Vous vous plaignez à la fois de la posture internationaliste des partis d’extrême-gauche qui empêche de permettre un retour à un niveau politique de décision national afin de battre en brèche la volonté politique libérale de nos élites européiste. Dans le même temps vous accusez également le PS d’avoir abandonné la gauche. Puis vous vous attaquez à Jacques Sapir et à ceux qui prônent un dialogue ou un rapprochement avec les souverainistes de droite tout en citant comme exemple de votre stratégie jusqu’au-boutiste un parti qui a choisi précisément l’alliance avec un parti de droite.

Quand on observe la situation des forces politiques en France aujourd’hui, autour de trois pôles : PS, LR, FN dont deux (PS, LR) partagent les mêmes valeurs, quand on observe l’état de la gauche critique, divisée et morcelée, on peut vite en conclure que votre post , qui refuse jusqu’au dialogue avec des néo-gaullistes comme Dupont-Aignan, ne peut aboutir qu’à une seule situation : le renforcement du contrôle des deux partis dominants sur la situation politique.

Je me permets en conclusion de vous rappeler une conférence où vous souteniez la “politique du pire” en appelant à voter pourquoi pas UMP plutôt que PS. Permettez-moi de vous faire remarquer que votre politique du pire est assez fade et très loin de ce qu’elle désigne réellement. Faire la politique du pire c’est croire au chaos régénérateur, penser qu’un effondrement total des mécanismes politiques des règlements des conflits permettra une perte dans le monopole dans la violence et ainsi à des forces radicales de se retrouver en situation de force. Ce fut la stratégie des contre-révolutionnaires français au début de la Révolution qui ont aidé les Jacobins contre les Feuillants. Certains ont payé par la suite de leur vie cette stratégie dangereuse. Votre version de la politique du pire n’est rien d’autre qu’un appel à l’alternance dans l’espoir (vain car nos institutions font que les partis modérés se renforcent dans l’alliance avec les plus radicaux) d’un renversement du rapport de force entre PS et gauche de la gauche. Il s’agit d’une petite combinaison politicienne pas d’une authentique “politique du pire”.

J’espère que ces lignes vous parviendront. Ne prenez pas ombrage de leur ton parfois passionné.

Alexandre Tzara

P.S. Commentaires fermés, par pitié pour les modérateurs bénévoles qui ont droit à leur week-end :)

Source: http://www.les-crises.fr/jacques-sapir-la-polemique-ii/