les-crises.fr

Ce site n'est pas le site officiel.
C'est un blog automatisé qui réplique les articles automatiquement

La montée en puissance du système allemand suggère que les États-Unis et l’Allemagne vont au conflit, par Emmanuel Todd (5)

Friday 5 September 2014 at 00:01

Suite et fin de l’interview d’Emmanuel Todd…

L’intégration de la population ukrainienne par le système allemand représenterait un saut qualitatif dans ce déséquilibre dynamique.

Pourtant, c’est une population nombreuse, mais pauvre et qui produit peu…

Oui, mais annexer des pauvres géographiquement contigus et politiquement contrôlables, dans un monde mondialisé, assoiffé de main-d’œuvre à bas prix, cela peut être un avantage. Notre monde est désormais post-démocratique et inégalitaire ; il recèle donc des virtualités d’expansion dans des zones à très bas taux de salaire.

Et l’avantage de l’Ukraine pour le nouvel empire allemand, c’est justement qu’elle n’existe pas. Elle est double, voire triple. C’est un système en désintégration. En réalité, l’Ukraine n’a jamais existé en tant qu’entité nationale fonctionnant correctement. C’est un faux État, qui est en faillite. La preuve fondamentale de l’incapacité étatique ukrainienne, et cela n’a pas été souligné, c’est le rôle qu’ont joué les leaders des Ukrainiens de l’Ouest, à la périphérie. On s’en indigne parfois et on compte le nombre de leurs députés, de leurs ministres, mais les Ukrainiens de l’Ouest, dans leur ensemble, ne représentent que peu de chose. Ainsi, ce qui frappe, c’est l’inaction des Ukrainiens centraux, c’est-à-dire de ceux qui parlent ukrainien, qui n’aiment pas tellement les Russes, qui sont, à l’origine, de religion orthodoxe mais qui ne sont pas tentés par l’extrême droite. La montée en puissance de l’Ouest de l’Ukraine montre à quel point l’Ukraine centrale, majoritaire, est atomisée et incapable de s’organiser, pré-étatique.

L’affrontement qui se déroule entre l’extrême droite ukrainienne et les pro-russes d’Ukraine orientale met en évidence l’inexistence historique du pays. Les Ukrainiens occidentaux veulent adhérer à l’Europe. C’est complètement normal pour eux : pourquoi des mouvements d’extrême droite qui ont une tradition de collaboration avec l’Allemagne nazie refuseraient-ils d’adhérer à une Europe sous contrôle allemand ?

Cela dit, ce gain ukrainien exceptionnel n’est pas encore réalisé par l’Allemagne. La partie, ou plutôt la guerre, ne fait que commencer.

Pour les Ukrainiens centraux, je pense que la question n’est pas réglée. Le système va continuer à se désintégrer : le PIB va se contracter, la situation va s’aggraver, et je pense que c’est la vraie raison pour laquelle les Russes sont si prudents, veulent si peu faire la guerre et, contrairement à ce que l’on dit, ne veulent pas annexer des bouts de l’Ukraine. La Russie n’a pas peur des sanctions occidentales. Mais elle ne veut pas être haïe en Ukraine centrale. L’Ukraine est méfiante vis-à-vis de la Russie dans sa masse centrale au stade actuel, mais on doit reconnaître aux Russes une grande capacité historique à jouer avec l’espace et le temps. Après deux ans de traitement par l’Europe allemande, que penseront les gens de Kiev ? Peut-être voudront-ils retourner vers Moscou. Un système qui se désintègre n’adhère pas, il continue de se désintégrer.

Revenons à la puissance globale du système américain, qui est si loin de l’Ukraine, et donc très peu capable de bénéficier de son intégration-désintégration par le « système occidental ».

Le système américain, selon Zbigniew Brzezinski, c’est le contrôle par les États-Unis des deux grandes nations industrielles de l’Eurasie, c’est-à-dire le Japon et l’Allemagne. Mais cela fonctionne à condition d’être dans l’hypothèse où l’Amérique est elle-même nettement supérieure en termes de poids industriel.

Dès 1928, la production industrielle américaine représentait 45 % du total du produit industriel mondial. Après la guerre, en 1945, l’Amérique représentait toujours 45 %. L’Amérique est tombée à 17,5 % : le système Brzezinski de contrôle de l’Eurasie ne peut tenir au vu des chiffres actuels. Ainsi que je l’avais noté dans Après l’empire, ses échanges économiques avec l’Ukraine sont insignifiants. En Europe orientale, l’OTAN sécurise de fait un espace allemand. Il faudrait actualiser, pour l’usage de Washington, la vieille expression « Faire la guerre pour le roi de Prusse ».

Dans ce contexte, quel avenir peut-il y avoir pour les relations germano-américaines ?

Si vous vivez dans le monde enchanté de l’idéologie actuellement dominante, celui du journal Le Monde, de François Hollande, qui est aussi celui des anti-impérialistes naïfs, le bloc occidental, union de l’Amérique et de l’Europe, le Japon restant sous tutelle, doit et peut contenir la Russie. Si on fait l’hypothèse d’une bonne entente stratégique et d’une forte collaboration, l’Ouest pourrait vaincre l’économie russe. Peut-être… Mais il y a aussi la Chine, l’Inde, le Brésil, le monde est vaste…

Mais si on passe dans le monde du réalisme stratégique, qui voit la réalité des rapports de force sans référence aux valeurs, réelles ou mythiques, on constate qu’il existe aujourd’hui deux grands mondes industriels développés, l’Amérique d’une part et ce nouvel empire allemand d’autre part. La Russie est une question secondaire. On doit donc envisager tout autre chose dans les vingt ans qui viennent que le conflit Est-Ouest : la montée en puissance du système allemand suggère que les États-Unis et l’Allemagne vont au conflit. C’est une logique intrinsèque fondée sur des rapports de force et de domination. Il est à mon sens irréaliste d’imaginer une entente pacifique dans le futur.

A ce stade, cependant, nous pouvons réintroduire la notion de valeur. Mais justement pour souligner que, pour un anthropologue, réaliste à sa manière, ou pour un historien de la longue durée, les États-Unis et l’Allemagne n’ont pas les mêmes valeurs. Confrontée au stress économique de la grande dépression, l’Amérique, pays de démocratie libérale, a produit Roosevelt, alors que l’Allemagne, pays de culture autoritaire et inégalitaire, a produit Hitler.

La croyance des Américains en l’égalité est certes une croyance très relative. Les États-Unis sont le pays leader dans la montée des inégalités économiques – sans même parler de la ségrégation envers les Noirs, problème qui est loin d’être réglé comme en témoignent les émeutes de Ferguson. Mais c’est aussi, au stade actuel, un pays leader dans sa tentative de fabriquer un monde unifié, avec des populations d’origines très diverses. En ce sens, l’élection d’Obama reste fortement symbolique, malgré la fatigue évidente du président durant son second mandat.

Si l’on considère seulement le corps de citoyens de l’Allemagne, on peut dire que la montée des inégalités économiques y reste raisonnable, très inférieure à ce que l’on observe dans le monde anglo-américain. Mais, si l’on observe le système allemand dans sa globalité européenne, en intégrant les bas salaires de l’Europe de l’Est et la compression des salaires du Sud, on peut identifier un système de domination inégalitaire beaucoup plus fort en gestation. L’égalité qui reste ne concerne que le corps des citoyens dominants, allemands.

Je vais reprendre à ce stade ce concept de science politique de l’anthropologue belge Pierre van den Berghe : la Herrenvolk democracy, c’est-à-dire la Démocratie du peuple des seigneurs. Ne sautez pas au plafond ! Ces mots ne vont pas faire s’effondrer la Terre – je me suis récemment exprimé dans les mêmes termes dans une interview au journal allemand Die Zeit.

Au départ, Pierre van den Berghe appliquait ce concept de démocratie ethnique à l’Afrique du Sud de l’apartheid, où il existait un corps de citoyens égaux, qui fonctionnait parfaitement bien selon les règles libérales et démocratiques, mais dont la liberté et la démocratie ne tiennent que parce qu’il y a des dominés. De même pour l’Amérique à l’époque de la ségrégation : l’égalité interne du groupe blanc était assurée par la domination sur les Indiens, les Noirs… De même, on pourrait catégoriser Israël comme Herrenvolk democracy. Ce qui existe de cohésion et de liberté dans la démocratie israélienne est assuré par l’existence d’une masse ennemie d’Arabes.

Si je devais décrire l’Europe actuelle, si je devais commenter au niveau politique la carte économique, je dirais que l’Europe, ou l’Empire allemand, commence à prendre la forme générale d’une Herrenvolk democracy avec, en son cœur, une démocratie allemande réservée à ce peuple dominant et, autour, toute une hiérarchie de populations plus ou moins dominées, dont les votes n’ont plus aucune importance. On comprend mieux, pourquoi, dans ce modèle, quand on élit un président en France, il ne se passe rien. Parce qu’il n’a plus de pouvoir ; notamment sur le système monétaire.

On se retrouve donc avec une démocratie dans laquelle la liberté de la presse, d’opinion, et autres, sont parfaitement respectées ; où il n’y a aucun problème mais où, fondamentalement, la stabilité du système repose sur la solidarité subconsciente à l’intérieur du groupe des dominants. Dans l’Europe qui se dessine, on pourrait voir les Allemands comme les Blancs dans l’Amérique de la ségrégation.

Aujourd’hui, l’inégalité politique est évidemment plus forte dans le système allemand que dans le système américain. Les Grecs et les autres ne peuvent voter pour les élections au Bundestag, alors que les Noirs et les Latinos américains le peuvent pour les élections à la présidence et au Congrès américain. Le Parlement européen est bidon, le Congrès non.

Après un tel réquisitoire, pensez-vous que nous devrions être plus vigilants envers l’Allemagne ?

C’est vrai que je suis pessimiste. La probabilité que l’Allemagne tourne bien baisse chaque jour. Elle est déjà très faible. La culture autoritaire allemande génère une instabilité psychique systémique des dirigeants quand ils sont en situation de domination – ce qui n’était plus arrivé depuis la guerre. Leur fréquente incapacité historique – dans une situation de domination – à imaginer un futur paisible et raisonnable pour tous réémerge ainsi aujourd’hui sous forme de manie exportatrice. Et puis s’ajoute désormais pour ces dirigeants une interaction avec l’absurdité polonaise et avec la violence ukrainienne. Tristement, le destin de l’Allemagne n’est pas pour moi un complet inconnu.

Comment les Allemands vont-ils mal tourner ? L’âge médian ou l’absence d’appareil militaire peut donner un coup de frein au processus, mais on constate chaque semaine une radicalisation de la posture allemande. Mépris des Anglais, des Américains, visite sans pudeur de Merkel à Kiev. Le rapport aux Français, dont la servitude volontaire est essentielle pour le contrôle de l’Europe, va être révélateur.

Mais déjà nous savons. Avec l’affaire des ventes de Mistral à la Russie : les dirigeants allemands demandent désormais aux Français de liquider ce qu’il leur reste d’industrie militaire. La culture allemande est inégalitaire : elle rend difficile l’acceptation d’un monde d’égaux. Lorsqu’ils se sentent les plus forts, les Allemands vivent très mal le refus d’obéissance des plus faibles, refus perçu comme non naturel, déraisonnable.

En France, ce serait plutôt le contraire. La désobéissance est une valeur positive. On vit avec, c’est une partie du charme français parce qu’il existe aussi en France un mystérieux potentiel d’ordre et d’efficacité.

Le rapport de l’Amérique à la discipline et à l’inégalité est complexe d’une autre manière et mériterait des pages d’analyse. Soyons brefs, sautons au constat : le rapport discipliné inférieur-supérieur de type allemand aura du mal à passer. La culture anglo-saxonne n’est pas égalitaire mais elle est vraiment libérale. Égaux, inégaux, c’est selon. La différence raisonnable faite dans les familles entre les frères conduit à la notion de différence raisonnable entre les individus, entre les peuples. C’est d’ailleurs la raison du succès du modèle américain : la culture anglo-américaine peut gérer raisonnablement les différences internationales.

Au final, force est de constater que les deux blocs – américain et allemand – sont antagonistes par nature. Ils combinent tous les éléments générateurs de conflits : rupture d’équilibre économique brut, différence de valeurs. Plus vite la Russie sera hors du jeu, brisée ou marginalisée, plus vite ces différences s’exprimeront.

Pour moi, la vraie question historique actuelle, et que personne ne pose, est la suivante : les Américains vont-ils accepter de voir cette nouvelle réalité d’une Allemagne qui les menace, et si oui quand ?

Quand vous prophétisez un conflit entre la nation américaine et le nouvel empire allemand, vous êtes sûr de vous ?

Évidemment non. J’élargis le champ de la prospective. Je décris un futur possible parmi d’autres futurs possibles. Un autre serait une solidification du groupe Russie-Chine-Inde en un bloc continental s’opposant au bloc occidental euro-américain. Mais ce bloc eurasiatique ne pourrait fonctionner qu’avec l’addition du Japon, seul capable de le mettre au niveau technologique occidental. Mais que va faire le Japon ? Pour le moment, il est plus loyal envers les États-Unis que l’Allemagne. Mais il pourrait se lasser des vieux conflits occidentaux. Le choc actuel paralyse son rapprochement avec la Russie, complètement logique pour lui du point de vue énergétique et militaire, élément important du nouveau cours politique imprimé par le Premier ministre japonais Abe. C’est un autre risque pour les États-Unis, dérivant du nouveau cours agressif allemand.

Plusieurs futurs sont ainsi possibles mais pas une infinité ; 4 ou 5 peut-être…

Je me suis remis à lire de la science-fiction pour me décrasser le cerveau et m’ouvrir l’esprit. Je recommande vivement un exercice du même type aux gens qui nous dirigent, qui, sans savoir où ils vont, marchent d’un pas décidé.

Interview réalisée pour le site www.les-crises.fr, librement reproductible dans un cadre non commercial (comme le reste des articles du site, cf. Licence Creative Commons).

Source: http://www.les-crises.fr/todd-5-la-montee-en-puissance-du-systeme-allemand-suggere-que-les-etats-unis-et-l-allemagne-vont-au-conflit/