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La nouvelle guerre froide et la nécessité d’une hérésie patriotique, par Stephen Cohen

Thursday 18 September 2014 at 04:29

Stephen F. Cohen est Professeur émérite d’Études et Politiques Russes à l’Université de New-York et à l’Université de Princetown. Auteur contributeur au journal The Nation, ses livres les plus récents, désormais disponibles en livres de poche, sont “Destins soviétiques et alternatives perdues : du stalinisme à la nouvelle guerre froide” ; et “Le retour des victimes : les survivants du goulag après Staline”.

Source : Stephen F. Cohen, The Nation, 12 août 2014

J’ai préparé le texte ci dessous pour remarques concernant le forum annuel Etats-Unis – Russie à Washington, DC, le 16 Juin. Malgré le fait qu’il se tienne dans le Hart Senate Office Building, et que l’audience y était nombreuse, l’évènement était organisé en privé, sous aucun auspice officiel. De façon à rester dans les temps alloués aux intervenants, j’ai dû abréger mon texte. Ici, j’ai restauré les suppressions effectuées et transcrit un certain nombre de mes commentaires impromptus. De plus, je me réfère à quelques événements postérieurs pour illustrer certains de mes thèmes. Cependant, je n’ai pas changé significativement mes formulations pour qu’elles soient plus adaptées à la prose que je préfère pour le format écrit.

Nous nous rencontrons aujourd’hui pendant la pire et potentiellement la plus dangereuse confrontation américano-russe depuis plusieurs décennies, probablement depuis la crise des missiles de Cuba de 1962. La guerre civile ukrainienne, précipitée par le changement illégal du gouvernement de Kiev en février, est déjà en train de se transformer graduellement en une guerre par procuration entre les Etats-Unis et la Russie. Ce que l’on croyait impensable est en train de devenir imaginable : une réelle guerre entre l’OTAN, dirigée par les Etats-Unis, et la Russie post-Soviétique. Nous sommes certainement déjà dans une nouvelle guerre froide, que les sanctions à sévérité croissante ne pourront qu’aggraver et institutionnaliser, une guerre potentiellement plus dangereuse que la précédente, à laquelle le monde a à peine survécu. Et ceci pour plusieurs raisons :

- L’épicentre de la nouvelle guerre froide n’est plus à Berlin mais sur la frontière russe, en Ukraine, qui aux yeux de Moscou est une région absolument essentielle à sa sécurité nationale et même à sa civilisation. Ceci veut dire que le genre d’erreurs de calcul, d’incidents et de provocations dont le monde a été témoin il y a des décennies seront encore plus dangereux cette fois-ci. (L’abattage mystérieux d’un avion de ligne malaisien au-dessus de l’Ukraine en juillet en était un exemple alarmant).

- Un risque encore plus sérieux est que la nouvelle guerre froide pourrait inciter à l’utilisation d’armes nucléaires d’une manière que la guerre Etats-Unis – Soviétiques n’incitait pas. J’ai en tête l’argument avancé par certains stratèges militaires russes que si la Russie était menacée directement par les forces conventionnelles supérieures de l’OTAN, elle pourrait recourir à son arsenal bien plus large d’armes tactiques nucléaires. (L’actuel encerclement effectué par les Etats-Unis / l’OTAN de la Russie avec des bases militaires, ainsi qu’avec des défenses anti-missiles terrestres et navales, ne peut qu’augmenter cette possibilité).

- Cependant, un autre facteur de risque réside dans le fait que dans cette nouvelle guerre froide, il manque les règles de modération réciproque qui s’étaientt développées durant les quarante années de la guerre froide, en particulier après la crise des missiles de Cuba. De fait, de lourdes suspicions, rancœurs, idées reçues et désinformations à la fois à Washington et Moscou peuvent rendre cette modération réciproque d’autant plus difficile. Il en va de même pour l’entreprise de diabolisation surréaliste du président russe, Vladimir Poutine – un genre de diffamation personnelle sans précédent, du moins depuis la mort de Staline. (Henry Kissinger a fait remarquer que la “diabolisation de Vladimir Poutine n’est pas une politique, c’est l’alibi pour palier son absence.” Je pense que c’est pire : une abdication de l’analyse factuelle et de l’élaboration d’une politique rationnelle.)

- Enfin, cette nouvelle guerre froide pourrait être encore plus dangereuse puisque, à la différence de la précédente, il n’y a aucune véritable opposition américaine – ni dans l’administration, ni au Congrès, ni dans les média, les universités et les think tanks, ni ailleurs dans la société. À cet égard, nous devons comprendre dans quelle situation difficile nous nous trouvons. Nous, opposants aux politiques américaines qui ont participé si terriblement à la crise actuelle, sommes peu nombreux, sans partisans influents et désorganisés. Nous étions une minorité, mais une minorité substantielle avec des alliés dans les hautes sphères, même au Congrès et au Département d’État. Nos opinions étaient sollicitées par les journaux, la télévision et la radio. En plus d’un soutien populaire, nous avions aussi nos propres organisations de lobbying à Washington, l’American Commitee on East-West Accord, dont le Conseil d’Administration incluait des chefs d’entreprise, des hommes politiques, d’éminents chercheurs et des hommes d’État de la stature d’un George Kennan.

Nous n’avons rien de tout cela aujourd’hui. Nous n’avons pas accès à l’administration Obama, pratiquement aucun au Congrès, qui est un bastion bipartite de la politique de la guerre froide, très peu aux médias traditionnels. (Depuis l’agravation de la crise ukrainienne, qui se souvient d’avoir lu nos points de vue sur les pages éditoriales ou “dissidentes” du New York Times, du Washington Post ou du Wall Street Journal, ou de les voir présentés sur MSNBC ou Fox News, qui diffèrent peu dans leurs émissions asymétriques ?). Nous avons accès à d’importants médias alternatifs, mais ils ne sont pas considérés comme faisant autorité, voire indispensables, à l’intérieur du sérail. De toute ma longue vie, je ne me souviens pas d’un tel échec du discours démocratique américain dans une telle période de crise. (Gilbert Doctorow, spécialiste américain de la Russie et dirigeant expérimenté de multinationale, vivant en Belgique, tente de créer une version américano-européenne de la Commission sur l’Accord Est-Ouest.)

Pour le reste de mon temps limité, je vais parler de façon générale de cette situation désastreuse – presque certainement un tournant fatidique dans les affaires du monde – selon mes trois capacités propres: en tant que participant à ce petit débat autorisé des grands médias ; comme historien académique de longue date de la Russie et des relations américano-russes ; et comme observateur averti qui croit qu’il y a encore un moyen de sortir de cette terrible crise.

* * *

Quant à ma participation épisodique aux débats extrêmement limités des médias mainstream, je parlerai ici d’une facon plus personnelle que je ne le fais habituellement. D’un point de vue extérieur, je voyais mon rôle comme double. Rappelant le vieux dicton américain “Il y a toujours deux parties dans chaque histoire”, j’ai cherché à expliquer le point de vue de Moscou sur la crise ukrainienne, ce qui manque presque intégralement dans sa couverture médiatique. (Sans l’indispensable “Liste Russie” (“Russia List”) quotidienne de David Johnson, des lecteurs non-russophonnes auraient peu d’accès à des perspectives alternatives). Par exemple – que signifiait Poutine quand il disait que les hommes politiques occidentaux “cherchent à nous acculer”, “nous ont menti à plusieurs reprises” et en Ukraine “ont franchi la ligne”, ? . En deuxième lieu, comme je l’ai soutenu depuis les années 1990, la double politique de Washington à l’égard de la Russie pouvait conduire à une nouvelle Guerre Froide et à une crise comme celle d’aujourd’hui— voir mes articles dans The Nation et mes livres Failed Crusade (Croisade échouée) et Soviet Fates and Lost Alternatives (Fatalités Soviétiques et Alternatives perdues) – je voulais apporter mon analyse de longue date sur la crise actuelle.

En conséquence, j’ai été à plusieurs reprises assailli et traité – et pas moins dans les publications prétendument libérales – d’ Américain “apologiste” nº1 de Poutine, d’”idiot utile”, de “dupe”, de “meilleur ami” et peut-être à un niveau encore plus bas dans l’immaturité, d’”homme de paille”. Je m’attendais à être critiqué, comme je l’ai été pendant près de vingt ans en tant que commentateur de CBS News -Nouvelles CBS-, mais pas d’une telle façon personnelle et si calomnieuse. (Quelque chose a changé dans notre culture politique, ceci est peut-être lié à l’Internet.)

Jusqu’à présent, je n’ai répondu à aucune de ces attaques diffamatoires. Je le fais aujourd’hui parce que je pense maintenant qu’elles sont adressées à plusieurs d’entre nous dans cette salle, en effet à toute personne critique de la politique de Washington sur la Russie et pas seulement à moi. (Pas même Henry Kissinger ni le très brillant Ambassadeur du Président Reagan à Moscou, Jack F. Matlock, n’ont été à l’abri). En relisant les attaques, j’en suis arrivé aux conclusions suivantes :

- Aucun de ces assassins en mots ne présente de réfutations factuelles de tout ce que j’ai dit ou écrit. Ils se livrent uniquement à des insultes ad hominem fondées sur des distorsions et sur le principe général que tout Américain qui cherche à comprendre le point de vue de Moscou est un “apologiste de Poutine” et donc antipatriotique. Une telle prémisse n’encourage que la possibilité de la guerre.

- Certains de ces écrivains, ou les gens qui se tiennent derrière eux, sont des partisans de longue date des vingt ans de politique américaine qui ont conduit à la crise ukrainienne. En nous diffamant, ils cherchent à dissimuler leur complicité dans la catastrophe qui se déroule et leur réticence à la reconsidérer. L’incapacité à reconsidérer nous condamne au pire résultat.

- Tout aussi important – ces sortes de néo-maccarthystes essaient d’étouffer le débat démocratique en nous stigmatisant d’une manière qui nous rend « indésirables », tant dans les émissions grand public, les éditoriaux, que chez les décideurs politiques. Et ils y réussissent en grande partie.

Soyons clair. Cela signifie que nous, pas les gens de gauche et de droite qui nous diffament, sommes les vrais démocrates américains et les vrais patriotes de la sécurité nationale des États-Unis. Nous ne cherchons pas à ostraciser ou faire taire les nouveaux guerriers de la guerre froide mais à les engager dans le débat public. Et nous, pas eux, nous comprenons que l’actuelle politique des États-Unis peut avoir des conséquences catastrophiques sur la sécurité internationale et nationale. Les dangers et les coûts d’une nouvelle et longue guerre froide affecteront nos enfants et petits-enfants. A tout le moins, cette politique irresponsable, formulée même à haut niveau en diabolisation incessante de Poutine, est déjà en train de coûter à Washington un partenaire de première importance au Kremlin, dans des domaines vitaux pour la sécurité étatsunienne – de l’Iran, la Syrie, et l’Afghanistan,jusqu’aux efforts pour contrer la prolifération nucléaire et le terrorisme international

Mais je dois ajouter que nous sommes également à blâmer pour le débat unilatéral, voire inexistant. Comme je l’ai dit, nous ne sommes pas organisés. Trop souvent, nous ne nous défendons pas publiquement l’un l’autre, même si je suis personnellement reconnaissant à James Carden, Gilbert Doctorow et Robert Legvold d’être venus à ma défense. Et souvent, nous ne parlons pas avec assez d’audace. (Il ne faudrait pas nous inquiéter, par exemple, si nos arguments coïncident parfois avec ce qui est dit par Moscou car ce faisant, nous ferions de l’auto-censure.)

En effet, certaines personnes qui partagent nos préoccupations en privé – encore une fois, au Congrès, dans les médias, les universités et les groupes de réflexion – n’en parlent pas du tout. Pour une raison quelconque – crainte d’être stigmatisés, crainte pour leur carrière, ou disposition personnelle – ils demeurent silencieux. Mais dans notre démocratie, où le coût de la dissidence est relativement faible, le silence n’est plus une option patriotique. (Personnellement, en tant qu’Américain, j’en suis venu à le ressentir plus fortement, même une indignation morale, quand je regarde et vois le régime pro-américain à Kiev infliger une dévastation inutile, une catastrophe humanitaire et peut-être des crimes de guerre envers ses propres citoyens dans l’Est de l’Ukraine.)

Cependant, je dois aussi mettre l’accent sur le fait que nous devrions exempter de cet impératif les jeunes gens, eux qui ont plus à perdre. Certains ont recherché mes conseils et je leur dis toujours : “Même si les pénalités sont mineures pour une dissidence américaine à propos de la Russie, elles pourraient nuire à votre carrière professionnelle. A ce stade de votre vie, votre obligation première, c’est votre famille et donc votre carrière. Le temps de votre combat viendra plus tard .”

Enfin, dans le cadre de notre lutte pour une politique américaine plus sage, je suis arrivé à une autre conclusion. La plupart d’entre nous ont appris que la modération dans la pensée et la parole est toujours le meilleur principe. Mais dans une crise fatidique comme celle à laquelle nous sommes confrontés maintenant, la modération en soi n’est pas une vertu. Elle devient conformisme, et le conformisme devient complicité.

Je me souviens que cette question était discutée il y a longtemps dans un contexte très différent – par des dissidents de l’ère soviétique quand je vivais parmi eux à Moscou dans les années 1970 et 1980. Quelques-uns de nos supporters qui connaissent cette histoire (y compris Edward Lozansky, un ancien dissident soviétique, républicain reaganien et l’organisateur de l’événement d’aujourd’hui) nous ont récemment appelé «dissidents américains”. L’analogie est imparfaite: mes amis soviétiques avaient beaucoup moins de possibilités de dissidence et risquaient des conséquences bien pires.

Mais l’analogie nous suggère bien une leçon. Les dissidents soviétiques protestaient contre une orthodoxie retranchée faite de dogmes et l’élaboration sans discernement de politiques, ce qui explique pourquoi ils ont été dénoncés comme hérétiques par les autorités soviétiques et les médias. Depuis les années 1990, en commençant par l’administration Clinton, des notions extrêmement imprudentes sur la Russie post-soviétique et la rectitude politique de la politique des USA ont figé une orthodoxie américaine bipartisane. La réponse naturelle historique à l’orthodoxie est l’hérésie. Soyons donc des hérétiques patriotiques, indépendamment des conséquences personnelles, dans l’espoir que d’autres se joindront à nous, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire.

* * *

J’en viens maintenant, en ma qualité d’historien, à cette orthodoxie. Le regretté sénateur Daniel Patrick Moynihan a si bien dit : « Tout le monde a droit à ses propres opinions, mais pas à ses propres faits. » L’orthodoxie de la nouvelle guerre froide repose presque entièrement sur des opinions fallacieuses. Cinq de ces erreurs sont particulièrement importantes aujourd’hui :

- Erreur n ° 1 : Depuis la fin de l’Union soviétique en 1991, Washington a traité la Russie post-communiste généreusement comme un ami et un partenaire souhaité, en faisant tous les efforts pour l’aider à devenir un membre démocratique et prospère du système occidental de sécurité internationale. Par refus ou incapacité, la Russie a rejeté cet altruisme américain, et ceci avec force sous Poutine.

Faits : Au début des années 1990, de nouveau avec l’administration Clinton, chaque Président et Congrès américain a traité la Russie post-soviétique comme une nation vaincue avec des droits légitimes inférieurs à l’intérieur comme à l’extérieur. Cette approche triomphaliste, du gagnant-prend-toute-la-mise (“winner-takes-all) a été le fer de lance de l’expansion de l’OTAN, accompagnée par des négociations non réciproques et maintenant des missiles de défense dans les zones de sécurité nationale traditionnelles de la Russie, tout en l’excluant en réalité du système de sécurité de l’Europe. Dès le début, l’Ukraine, et dans une moindre mesure la Géorgie, étaient les objectifs ultimes. Comme un influent chroniqueur du Washington Post l’a expliqué en 2004, « L’Occident veut finir le travail commencé avec la chute du mur de Berlin et poursuivre la marche de l’Europe vers l’Est… Le grand prix est l’Ukraine. »

- Erreur n°2 : Il existe un Etat nommé “Ukraine” et un peuple, “Le Peuple Ukrainien”, qui a voulu échapper à des siècles d’influence russe pour rejoindre l’Ouest.

Fait : Comme toute personne informée le sait, l’Ukraine est un pays depuis longtemps divisé par des différences ethniques, linguistiques, religieuses, culturelles, économiques et politiques, particulièrement dans ses régions de l’Ouest et de l’extrême Est, mais pas uniquement. Quand la crise actuelle a éclaté en 2013, l’Ukraine était encore un Etat entier, mais pas un peuple unique ou une nation unie. Certains de ces clivages ont été agravés après 1991 par les élites corrompues, mais la plupart d’entre eux s’étaient déjà développés au fil des siècles.

- Erreur n° 3 : En novembre 2013, l’Union européenne, soutenue par Washington, a offert au Président de l’Ukraine, Viktor Ianoukovitch, une association bénigne avec la prospérité de la démocratie européenne. M. Ianoukovitch était prêt à signer l’accord, mais Poutine l’a intimidé et l’a corrompu pour qu’il le rejette. C’est ainsi que les manifestations de protestation de Maidan à Kiev ont commencé et tout ce qui a suivi depuis.

Faits : La proposition de l’UE était une provocation irresponsable obligeant le président démocratiquement élu d’un pays profondément divisé à choisir entre la Russie et l’Occident. Il en a été de même avec le rejet de la contre-proposition de Poutine d’un plan russo-américano-européen pour sauver l’Ukraine de l’effondrement financier. À elle seule, la proposition de l’UE n’était pas économiquement réalisable. Offrant peu d’aide financière, elle demandait que le gouvernement ukrainien adopte des mesures sévères d’austérité et restreigne fortement ses relations économiques de longue date avec la Russie. La proposition de l’UE n’était pas non plus entièrement bénigne. Elle comprenait des protocoles d’exigence d’adhésion de l’Ukraine aux politiques européennes “militaires et de sécurité”, ce qui signifiait en effet, sans parler de l’alliance, l’OTAN. En bref, ce n’est pas la prétendue “agression” de Poutine qui a initié la crise d’aujourd’hui, mais plutôt une sorte d’agression de velours par Bruxelles et Washington pour apporter toute l’Ukraine à l’Ouest, y compris (en filigrane) à l’OTAN.

- Erreur n°4 : La guerre civile qui se déroule aujourd’hui en Ukraine a été provoquée par la réaction agressive de Poutine aux manifestations pacifiques de Maidan contre la décision de Ianoukovitch.

Les faits : En février 2014, les manifestations radicalisées de Maidan, fortement influencées par des forces de la rue nationalistes extrêmes et même semi-fascistes, sont devenues violentes. Dans l’espoir d’un règlement pacifique, les Ministres des Affaires Etrangères européens ont négocié un compromis entre les représentants parlementaires de Maidan et Ianoukovitch. Il serait resté en tant que président d’une coalition, un gouvernement de réconciliation, jusqu’aux nouvelles élections de décembre 2014. En quelques heures, des violents combattants de rue ont fait avorter l’accord. L’Europe et Washington n’ont pas défendu leur propre accord diplomatique. Ianoukovitch a fui en Russie. Des partis parlementaires minoritaires représentant Maidan et principalement l’Ouest de l’Ukraine, parmi lesquels Svoboda, un mouvement ultra-nationaliste déjà frappé d’anathème par le Parlement européen pour incompatibilité avec les valeurs européennes, ont formé un nouveau gouvernement. Ils ont également annulé la constitution existante. Washington et Bruxelles ont approuvé le coup d’Etat et en paient le prix depuis. Tout ce qui a suivi – l’annexion de la Crimée par la Russie et la propagation de la rébellion dans le sud-est de l’Ukraine, la guerre civile et l’opération “anti-terroriste” de Kiev – tout cela a été déclenché par le coup d’Etat de février. Les actions de Poutine ont surtout été réactives.

Erreur n°5 : La seule porte de sortie à cette crise, c’est que Poutine mette fin à son “agression” et rappelle ses agents de la partie sud-est de l’Ukraine.

Fait : Les causes sous-jacentes de cette crise sont les propres divisions internes de l’Ukraine, et non à l’origine, les actions de Poutine. Le principal facteur d’escalade de la crise depuis mai a été la campagne militaire “anti-terroriste” de Kiev contre ses propres citoyens, maintenant principalement dans les villes du Donbass, de Donetsk et de Lougansk. Poutine influence et aide les membres de l’”auto-défense” du Donbass, sans aucun doute. Compte tenu de la pression exercée sur lui à Moscou, il va probablement continuer à le faire, voire les aider davantage, mais il ne les contrôle pas. Si l’offensive de Kiev cesse, Poutine peut probablement contraindre les rebelles à négocier. Mais seule l’administration Obama peut contraindre Kiev à arrêter, et elle ne l’a pas fait.

En bref, vingt ans de politique étrangère des USA ont mené à cette confrontation fatidique entre les Etats-Unis et la Russie. Poutine peut y avoir contribué en route, mais son rôle pendant ses quatorze années au pouvoir a été essentiellement réactif – les faucons de Moscou ne se privent pas de le lui reprocher d’ailleurs.

***

En politique, comme en histoire, il y a toujours des alternatives. Au moins trois issues à la crise ukrainienne sont envisageables :

En attendant, la tragédie humanitaire ukrainienne continue à s’amplifier. Des milliers d’innocents ont déjà été tués ou blessés (nous sommes en août), selon les représentants des Nations Unies, et près d’un million d’autres sont devenus des réfugiés en fuite. C’est une tragédie inutile car les gens sensés de tous les bords connaissent les termes généraux des pourparlers de paix :

Si ces principes sont adoptés, ils devraient être garantis, tout comme l’intégrité territoriale actuelle de l’Ukraine, par la Russie et l’Ouest, éventuellement par une résolution du conseil de sécurité de l’ONU. Mais de telles négociations ne pourront débuter tant que les opérations militaires de Kiev dans l’est de l’Ukraine n’auront pas cessé. La Russie, l’Allemagne et la France ont à maintes reprises appelé à un cessez-le-feu mais les “opérations anti-terroristes” ne peuvent s’achever que là où elles ont commencé : à Kiev et Washington. Hélas, cette volonté n’existe pas ici à Washington. Le Président Obama s’est complètement effacé en tant qu’homme d’Etat au cours de cette crise ukrainienne. Le Secrétaire d’Etat John Kerry parle en public plus comme un ministre de la guerre que comme un diplomate. Le Sénat prépare une législation encore plus guerrière. Les médias grand public reprennent sans distance aucune la propagande de Kiev et applaudissent à sa politique. Contrairement au matraquage de l’anéantissement de Gaza, la télévision américaine montre rarement – voire pas du tout – la destruction, par Kiev, de Lugansk, Donetsk ou d’autres villes ukrainienne. De ce fait, il n’y a ni scrupules ni questions à venir de la population.

Alors nous, les patriotes hérétiques, nous nous retrouvons pour la plupart seuls et souvent fort décriés. La perspective la plus optimiste que je peux offrir est de rappeler que l’amélioration dans l’Histoire commence fréquemment par l’hérésie. Et pour citer le témoignage personnel de Mikhaïl Gorbatchev, qui un jour où il s’exprimait sur sa lutte pour le changement au sein de la nomenklatura soviétique d’une rigidité tout orthodoxe : “en philosophie, tout ce qui est nouveau apparait comme une hérésie et en politique, comme l”opinion d’une minorité.”

Stephen F. Cohen

Source: http://www.les-crises.fr/la-nouvelle-guerre-froide-et-la-necessite-dune-heresie-patriotique-par-stephen-cohen/