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Les fantômes de 1914 : L’Ouest risque de créer les « Empires centraux 2.0 »

Tuesday 16 September 2014 at 03:06

Matthew Dal Santo est un écrivain indépendant et correspondant pour les Affaires étrangères. Il a travaillé pour le Département des Affaires étrangères et du commerce en Australie. Cet article a été initialement publié sur le site The Drum, appartenant à l’Australian Broadcasting Corporation.

Source : Matthew Dal Santo, National Interest, 4 août 2014

Voilà un siècle mercredi dernier qu’un aide de camp informait le Chancelier allemand Theobald von Bethmann-Hollweg que le tsar russe Nicolas II avait mobilisé 1,3 million de soldats contre l’Allemagne.

La Crise de juillet n’était pas censée se terminer de cette façon : des semaines durant, Berlin avait apporté un soutien sans faille à son allié Austro-Hongrois, convaincu qu’un éventuel conflit pourrait être circonscrit aux Balkans. Et voilà qu’un conflit militaire à l’échelle de l’Europe entre les Empires centraux, la Russie et la France était devenu inévitable. Le 4 août, les 400 millions de sujets de l’Empire britannique les rejoignaient dans la guerre.

Il y avait de multiples raisons à la division de l’Europe en camps armés opposés ; mais comme le montre le meilleur de la recherche récente sur les origines de la guerre – et dans la marée des ouvrages publiés à l’occasion du centenaire , The Sleepwalker (Le Somnambule) de Christopher Clark et The War that Ended Peace (La guerre qui mit fin à la paix) de Margaret MacMillan sortent du lot -, l’un des trais les plus saillants de la diplomatie européenne à la veille de la Première Guerre mondiale a été l’incapacité grandissante des autres puissances à reconnaître les intérêts stratégiques de la grande puissance – l’Autriche-Hongrie – qui a finalement plongé le continent dans la guerre. Cet effondrement de la sympathie envers la Double Monarchie des Habsbourg – le « cadavre sur le Danube » comme l’appelaient ses détracteurs – était particulièrement prononcé chez les Britanniques, puissance qui avait, par ailleurs, peu de raisons de se fâcher avec Vienne mais beaucoup de s’en tenir à son amitié traditionnelle avec l’Autriche : du fait de sa position stratégique en Europe centrale, l’Autriche avait toujours été un levier utile contre la France ; et les Hasbourg partageaient l’intérêt prépondérant de Londres à contrer les ambitions russes sur les détroits méditerranéens et les Balkans.

La France également, jusqu’à ce que l’empire allemand de Bismarck attire son attention de nouveau vers l’Europe, s’inquiétait des ambitions russes sur la Turquie ottomane. Lors de la guerre de Crimée, la Grande-Bretagne, la France et l’Autriche avaient travaillé ensemble à empêcher sa destruction.

A partir de 1900, cependant, la France, entichée de son allié russe, devenait de plus en plus sourde aux intérêts autrichiens, de façon particulièrement déplorable dans les Balkans, où les entreprises d’armement françaises supplantaient rapidement leurs homologues autrichiennes et où, durant la Crise de juillet, Paris apportait un soutien diplomatique sans faille (pour ne pas dire imprudent) à Saint-Pétersbourg.

Entre 1900 et 1914, la puissance militaire et industrielle allemande s’accrut à une allure soutenue. Et la Grande-Bretagne libérale, tout comme la France républicaine, auraient pu trouver dans l’aristocratique – mais non point autocratique – Autriche un utile contrepoids, sinon comme alliée,du moins en conservant à Vienne le statut de pôle indépendant dans le système des Etats européens.
Ils ne le firent pas.

Au lieu de cela, une certaine fermeture d’esprit franco-anglaise a poussé l’Autriche-Hongrie à chercher, jusqu’à la dépendance, l’appui de l’Allemagne voisine, puissance qui l’avait humiliée sur le champ de bataille en 1866 et qui avait détruit, pour les besoins de sa propre unification, la domination séculaire de Vienne sur les Etats allemands.

En dépit des différences qui demeuraient entre les deux nations (les diplomates autrichiens trouvaient souvent la diplomatie allemande provocatrice et grossière), le mariage de raison se révéla étonnamment solide et efficace : en dépit d’une main d’oeuvre et d’une production industrielle moins importantes, les Empires centraux furent à deux doigts de gagner la guerre (cf. «Ring of Steel» de Alexander Watson à ce sujet).

Aujourd’hui, alors que l’émergence de la puissance chinoise entraîne de plus en plus l’Amérique dans une confrontation de grandes puissances en Asie de l’Est, la myopie des politiques occidentales en Eurasie risque d’accoucher d’une alliance sino-russe destinée à contrer l’endiguement et les sanctions – les « Empires Centraux 2.0 » à l’échelle d’un hémisphère.

Car plus l’Ouest isolera la Russie, plus le mariage de commodité entre Moscou et Pékin deviendra une alliance de fond, sinon un rapport de dépendance. Comme l’a dit All Wyne,depuis le camp adverse, dans “The Strategist” :

En s’isolant encore plus de l’Ouest, la Russie a donné à la Chine encore plus de moyens de pression dans leur relation déjà asymétrique. La Chine regarde de plus en plus la Russie comme une puissance déclinante et non un partenaire stratégique. Afin de rester dans ses bonnes grâces, la Russie va se sentir obligée de fournir à la Chine de l’énergie, des armes et d’autres marchandises à prix bradés. Si l’on y ajoute une diplomatie inféodée, le rapprochement ne sera pas favorable la Russie.

Mais, que l’on rende responsable l’Occident ou la Russie de cette désaffection, elle représente néanmoins pour la Chine l’opportunité d’un immense développement de sa puissance potentielle. La cour faite par l’Union Européenne à l’Ukraine pourrait avoir des répercussions géopolitiques considérables et mettre entre les mains du Parti Communiste chinois l’arsenal nucléaire le plus destructeur au monde, ainsi qu’un sixième des hydrocarbures et des minerais présents à la surface du globe.

De la rivalité pour le pouvoir et l’influence en Asie Centrale (devenant d’ores et déjà une copropriété sino-russe) à l’inquiétant déséquilibre démographique de part et d’autre de leur longue frontière sibérienne, il y a entre Moscou et Pékin beaucoup de raisons de ne pas s’entendre.

Mais s’ils sont poussés à s’allier, sur presque chaque aspect de la puissance potentielle, Russie et Chine formeraient une redoutable coalition.

Alors que la puissance chinoise se développe, il serait logique que l’Occident s’assure d’une relation de coopération avec la Russie. Cependant, les sanctions mises en place pourraient dégrader ces relations pour les décennies à venir.

En quatre siècles, la Russie n’est toujours pas parvenue à comprendre que l’Ukraine représente un intérêt mineur pour elle.

Lors de la Crise de juillet, il y a de cela un siècle, l’Autriche-Hongrie et son puissant allié décidèrent qu’en fin de compte, et ce malgré les risques, la défense des intérêts que d’autres puissances refusaient de prendre en compte justifiait les actions adoptées. Les pays de la Triple Alliance ont perdu. Mais le prix de la victoire alliée fut immense.

Nombreuses furent les raisons qui menèrent à la Seconde Guerre Mondiale, mais on compte parmi elles les décisions pratiquement impossibles prises par les pacificateurs alliés lorsque, confrontés à d’insolubles querelles historiques, ethniques, linguistiques et folkloriques, ils disséquèrent le cadavre austro-hongrois.

Même défaite, l’Autriche-Hongrie reste un avertissement fort pour l’Occident qui devrait éviter de pousser trop allègrement sur les frontières russes. De Grozny à Vladivostok, en passant par le Tatarstan musulman, le Touva bouddhiste et la Yakoutie néo-animiste, une implosion russe pourrait provoquer un bien plus grand cauchemar.

Que ce soit en tant qu’alliée d’une Chine de plus en plus sûre d’elle et autoritaire, en tant que fournisseur d’énergie et de matières premières à la Chine, ou bien encore en tant qu’Etat en déliquescence, la Russie et sa position géopolitique en ce vingt-et-unième siècle représentent un intérêt majeur pour tout gouvernement occidental, tout particulièrement si, comme le fit la Turquie Ottomane qui s’était liguée avec les puissances de la Triple Alliance au siècle dernier, un Iran aigri et isolé venait à se joindre à eux.

Un plan d’action qui prévoit le confinement ou des sanctions pour la majeure partie de l’Eurasie est voué à l’échec.
Mais revenons en 1914.

Lorsque le sévère ultimatum de Vienne contre la Serbie fut lancé, Londres fut incapable de comprendre les considérations politiques et stratégiques qui l’avaient façonné ; pour Churchill, il s’agissait du « document le plus insolent de ce genre qu’on ait jamais conçu ». Londres vit dans les conditions humiliantes de cet ultimatum une déclaration de guerre à peine voilée contre Belgrade – bien que , comme Clark le fit remarquer, Vienne demandait un abandon de la souveraineté serbe moins important que lors de l’ultimatum de l’Otan en 1999 au sujet du Kosovo. Nourri par des années d’indifférence à l’égard des intérêts autrichiens, l’incompréhension de Londres était largement hypocrite, bien sûr. Pendant des siècles, l’Empire britannique s’était agrandi grâce à des infractions coloniales bien moindres que l’assassinat d’un archiduc.

Notre point de vue sur les événements est rarement neutre, mais ses conséquences sont d’une grande portée.

Après plus de dix années de guerre contre les « états voyous » d’Afghanistan et d’Irak, l’Occident devrait mieux comprendre aujourd’hui la détermination de Vienne à écraser le terrorisme d’État qui, la recherche moderne le démontre maintenant, était en train de se saisir des leviers du pouvoir à Belgrade.

Bien sûr, l’Ukraine d’aujourd’hui n’est pas l’Etat quasi-terroriste auquel l’Autriche-Hongrie eut à faire face. Mais, pour Moscou, son admission insidieuse dans un bloc occidental hostile est probablement bien pire.

À l’aube d’un siècle qui va mettre à l’épreuve 500 ans de domination mondiale par l’Occident, la diplomatie occidentale marquerait un énorme but contre son camp si son aveuglement aux intérêts russes en Eurasie occidentale donnait naissance à un bloc semblable à celui de la Triple Alliance au cœur même de la fameuse « Île Monde » de Mackinder.

L’avertissement de 1914 est que si nous choisissons nos ennemis avec insouciance, même en cas de victoire, l’avenir peut toujours être pire.

Matthew Dal Santo, traduction collective par les lecteurs du site www.les-crises.fr 

Source: http://www.les-crises.fr/les-fantomes-de-1914/