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Notre bataille pour sauver la Grèce, par Yanis Varoufakis

Monday 27 July 2015 at 00:15

On aura cette semaine une petite série sur la traduction des interventions de Varoufakis, afin d’en apprendre un peu plus sur le dessous des tables, puisqu’on a bien vu que pour nos journalistes, les explications du contentieux UE-Grèce venait à 95 % des déclarations des ministres de l’UE… Une certaine idée de la déontologie j’imagine…

P.S. quelqu’un pourrait-il faire une traduction depuis le grec ? Me contacter merci…

Le texte intégral de la première interview de l’ancien ministre des finances grec depuis sa démission.

Par Harry Lambert – paru le 13 juillet 2015 à 17h37

Yanis Varoufakis se sent « aux anges » depuis que son rôle dans les pourparlers sur la crise s’est achevé. Photo : Getty

Cet entretien a eu lieu avant l’accord.

Harry Lambert : Alors, comment vous sentez-vous ?

Yanis Varoufakis : Je me sens aux anges – je n’ai plus à me soumettre à cet emploi du temps surchargé, absolument inhumain, tout simplement inconcevable. J’ai dormi deux heures par jour pendant cinq mois… Je suis également soulagé de ne plus avoir à supporter cette pression incroyable, d’avoir à négocier une position que je considère difficile à défendre, quand bien même j’arriverais à obtenir l’approbation de l’autre bord, si vous voyez ce que je veux dire.

HL : Comment était-ce ? Y a-t-il des aspects que vous avez appréciés ?

YV : Oh, beaucoup. Mais ce que cela vous permet de voir de l’intérieur… de voir vos pires craintes confirmées… Que les « puissances établies » s’adressent directement à vous, et qu’il en soit comme vous le craigniez – la situation était encore pire qu’on l’imaginait ! C’était donc amusant, d’être en première ligne.

HL : À quoi faites-vous allusion ?

YV : À l’absence totale de scrupules démocratiques, de la part des soi-disant défenseurs de la démocratie européenne. Et d’autre part le sentiment très clair que nous sommes sur la même longueur d’onde en ce qui concerne l’analyse – bien sûr, cela ne sortira plus maintenant. Et néanmoins d’avoir des personnages très puissants qui vous regardent dans le blanc des yeux et vous disent : « Vous avez raison dans ce que vous dites, mais ça ne nous empêchera pas de vous écraser de toute façon. »

HL : Vous avez déclaré que les créanciers s’opposaient à vous parce que « j’essaie de parler économie dans l’Euro-groupe, ce que personne ne fait ». Qu’est-ce qui s’est passé lorsque vous l’avez fait ?

YV : Ce n’est pas tant que cela ne se soit pas bien passé – c’est qu’il y avait un refus catégorique d’entrer dans des arguments économiques. Catégorique… Vous avancez un argument que vous avez vraiment travaillé – pour vous assurer qu’il est logiquement cohérent – et vous avez tout simplement des regards vides en réponse. C’est comme si vous n’aviez rien dit du tout. Ce que vous dites n’a aucun rapport avec ce qu’ils disent. Vous auriez tout aussi bien pu chanter l’hymne national suédois – vous obtiendriez la même réponse. Et c’est assez effrayant, pour qui est habitué aux débats universitaires… Le camp d’en face participe toujours. Là, il n’y avait aucune participation, d’aucune sorte. Ce n’était même pas de l’ennui, c’était comme si vous n’aviez tout simplement pas parlé.

HL : Lorsque vous êtes arrivé, début février, cela ne peut avoir été une position commune ?

YV : Oh, il y avait des gens très sympathiques personnellement parlant – vous savez, en privé, de façon informelle, particulièrement au FMI. [HL : « Au plus haut niveau ? » YV : « Au plus haut niveau, au plus haut niveau. »] Mais une fois dans le cadre de l’Euro-groupe, quelques politesses, et c’est fini, retour derrière les parapets de la version officielle.

[Mais] Schäuble a été cohérent tout du long. Son point de vue était le suivant : « Je ne vais pas discuter le programme – cela a été accepté par le gouvernement précédent, et nous ne pouvons tout simplement pas permettre à une élection de remettre tout en question. Pour la raison que nous avons des élections en permanence, nous sommes 19, si chaque élection devait changer quelque chose, les traités entre nous n’auraient aucune valeur. »

A ce point, il m’a fallu me dresser et dire : « Eh bien, peut-être dans ce cas devrions-nous suspendre toute élection dans les pays endettés », et il n’y a pas eu de réponse. La seule interprétation que je puisse donner [de leur point de vue], c’est : « Oui, ce serait une bonne idée, mais difficile à mettre en œuvre. Donc, soit vous signez sur la ligne en bas, soit vous disparaissez. »

HL : Et Merkel ?

YV : Il faut que vous compreniez que je n’ai jamais eu affaire à Merkel ; les ministres des finances parlent aux ministres des finances, les premiers ministres parlent aux chanceliers. D’après ce que j’ai compris, elle était différente. Elle a essayé d’apaiser le premier ministre [Tsipras] – elle lui a dit : « On trouvera une solution, ne vous inquiétez pas, je ne laisserai rien d’horrible se produire, faites simplement vos devoirs et travaillez avec les institutions, travaillez avec la Troïka, il ne peut y avoir d’impasse. »

Ce ne n’est pas ce que j’ai entendu de mon côté – le président de l’Euro-groupe et le Dr Schaüble ont été tous deux très clairs. Au bout d’un moment il m’a été signifié sans ambiguïté : « Ceci est un cheval, ou vous montez dessus, ou bien c’est mort. »

HL : D’accord, et quand était-ce ?

YV : Dès le début, dès le tout début. [La première rencontre a eu lieu début février.]

HL : Alors pourquoi faire traîner les choses jusqu’à l’été ?

YV : Eh bien, il n’y avait pas le choix. Notre gouvernement avait reçu un mandat pour négocier. Donc notre premier mandat était d’élaborer l’espace et le temps nécessaires pour négocier et obtenir un autre accord. C’était cela, notre mandat – négocier, pas en venir aux mains avec nos créanciers.

Les négociations ont duré une éternité, parce que de l’autre côté on refusait de négocier. Ils insistaient pour obtenir un « accord exhaustif », autrement dit ils voulaient parler de tout. Mon interprétation est que lorsque vous voulez tout aborder, vous ne voulez rien aborder. Mais nous avons continué comme ça.

Et voyez, il n’y avait aucune position proposée sur quoi que ce soit par eux, aucune. Ainsi ils ont … laissez-moi vous donner un exemple. Ils disaient : on a besoin de toutes vos données sur le chemin fiscal que la Grèce parcourt, on a besoin de toutes les données sur les entreprises publiques. Alors nous passons beaucoup de temps pour leur livrer toutes les données, répondre à des questionnaires, avoir des rencontres à n’en plus finir pour transférer les données.

C’était la phase numéro un. Dans la seconde, ils nous demandent ce que nous voulons faire au sujet de la TVA. Alors ils refusent notre proposition sans pour autant en faire une de leur côté. Et puis, avant que nous n’ayons une chance de conclure sur la TVA avec eux, ils changent de sujet, par exemple les privatisations. Ils nous demandent ce que nous voulons faire concernant les privatisations, nous faisons une proposition, ils la refusent. Alors ils changent de sujet à nouveau, les pensions par exemple, puis les marchés de produits, puis les relations employeurs-employés, puis toutes sortes d’autres choses, vous voyez ? C’était comme un chat qui chasse sa propre queue.

Nous avions l’impression, le gouvernement avait l’impression qu’on ne pouvait pas interrompre le processus. Voyez, ma suggestion dès le début était : Voilà un pays qui a fait naufrage, qui a fait naufrage il y a longtemps. … Sûrement, il faut réformer ce pays – on est d’accord là-dessus. Parce que le temps pressait et parce que pendant les négociations, la banque centrale extrayait la liquidité [des banques grecques] pour nous mettre sous pression, pour que nous pliions, ma proposition immuable à la Troïka était assez simple : mettons-nous en accord sur trois ou quatre réformes importantes au sujet desquelles il y a consensus, comme le système d’imposition, la TVA, et allons les mettre en œuvre sur-le-champ. Et vous allez réduire les restrictions de liquidité de la BCE. Vous voulez un accord total – continuons de négocier – et entre-temps, introduisons ces réformes au parlement, en accord entre nous et vous.

Et ils disaient : « Non, non, il faut que ce soit une révision totale. On ne mettra rien en œuvre si vous osez introduire une proposition de loi. On verra cela comme une action unilatérale et inamicale au processus de négociation. » Et alors, quelques mois plus tard, ils glisseront aux medias que nous n’avons pas réformé le pays et que nous perdions du temps ! Et ainsi … [gloussements] on était mené en bateau, dans les grandes largeurs.

Ainsi, le temps passant, la liquidité s’est tarie presque complètement, et nous étions en défaut ou en quasi-défaut de paiement envers le FMI, alors ils ont présenté leurs propositions qui étaient absolument impossibles… complètement non viables et toxiques.

HL : Avez-vous tenté de collaborer avec les gouvernements d’autres pays endettés ?

YV : La réponse est non, et la raison en est très simple : dès le tout début, ces pays en question nous déclaraient on ne peut plus ouvertement qu’ils étaient les ennemis les plus énergiques de notre gouvernement, dès le tout début. Et la raison, évidemment, c’était que notre succès aurait été leur pire cauchemar : si nous parvenions à négocier un meilleur accord pour la Grèce, cela les détruirait politiquement, ils auraient à se justifier devant leur propre peuple, expliquer pourquoi ils n’avaient pas négocié comme nous.

HL : Et quant à s’allier avec des partis qui avaient de la sympathie pour vous, comme Podemos ?

YV : Pas vraiment. Je veux dire, nous avions de bonnes relations avec eux mais ils ne pouvaient rien faire de toute façon – leur voix ne pouvait parvenir à l’intérieur de l’Euro-groupe. Et concrètement, plus ils s’exprimaient en notre faveur, plus le ministre des finances espagnol s’opposait à nous.

HL : Et George Osborne ? Quelle était la nature de vos relations avec lui ?

YV : Oh très bonnes, très agréables, excellentes. Mais il n’est pas dans le circuit, il ne fait pas partie de l’Euro-groupe. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de discuter avec lui et vous pouviez voir une vraie empathie. Et effectivement, si vous lisez le Telegraph, les plus grands supporters de notre cause ont été les Tories ! A cause de leur Euroscepticisme, heu… ce n’est pas seulement de l’Euroscepticisme ; c’est une vision burkéenne de la souveraineté du Parlement – dans notre cas, il était très clair que notre Parlement était considéré comme quantité négligeable.

HL : Quel a été le principal problème s’agissant de la façon dont l’Euro-groupe fonctionne ?

YV : Pour prendre un exemple, il y a eu un moment où le président de l’Euro-groupe [Jeroen Dijsselbloem, le ministre des finances des Pays-Bas et président du MES, NdT] a décidé d’entrer en opposition avec nous et nous a effectivement réduits au silence et a fait comprendre que la Grèce était sur la voie de sortie de l’Euro-zone… Il existe une règle qui veut que tout communiqué de l’Euro-groupe doit recueillir l’unanimité et que le président ne peut décider de convoquer une réunion de l’Euro-zone et en exclure un état-membre. Et lui a dit : « Oh je suis sûr que je peux faire ça. » Alors j’ai demandé un avis juridique. Cela a créé une petite confusion. Pendant 5 à 10 minutes la réunion a été suspendue, des juristes, des officiels se sont mis à se parler les uns les autres, au téléphone, et finalement un expert quelconque s’est adressé à moi pour me dire ceci : « Eh bien, l’Euro-groupe n’a pas d’existence juridique, il n’existe aucun traité qui régit l’Euro-groupe. »

Nous sommes donc en présence d’un groupe sans existence juridique qui a rien moins que le pouvoir de décider de la vie des Européens. Personne ne peut y opposer quoi que ce soit étant donné qu’il n’existe pas légalement. Aucun compte rendu des débats n’est donc rédigé, tout est totalement confidentiel. Et donc aucun citoyen ne peut savoir ce qui s’y dit. … On y aborde des questions quasi de vie ou de mort et aucun membre n’a à répondre de quoi que ce soit à personne.

HL : Et le groupe est-il guidé par les attitudes allemandes ?

YV : Oh totalement. Pas les attitudes – par le ministre des finances allemand. Cela ressemble à un orchestre parfaitement accordé dont il serait le chef d’orchestre. La partition est parfaitement exécutée. Il peut arriver que l’orchestre fasse une fausse note, alors il intervient et tout rentre dans l’ordre.

HL : N’y a-t-il aucun contre-pouvoir à l’intérieur de l’Euro-groupe, est-ce que les Français peuvent s’y opposer ?

YV : Le ministre français des finances a été le seul à faire entendre quelques sons différents de la ligne allemande, des sons très subtils. Vous sentiez qu’il devait choisir ses mots avec précaution pour ne pas apparaitre comme un opposant. Et en dernière analyse, quand « Doc » Schäuble répondait et déterminait la ligne officielle, le ministre français finissait par se coucher et accepter.

HL : Parlons de votre bagage théorique, et de votre ouvrage sur Marx en 2013, lorsque vous disiez :

« Une sortie de la Grèce, du Portugal ou de l’Italie de la zone Euro entraînerait rapidement une dislocation du capitalisme européen, générant une région à surplus récessionnaire marquée à l’est du Rhin et au nord des Alpes, tandis que le reste de l’Europe serait en proie à une stagflation brutale. D’après vous, qui bénéficierait de cette évolution ? La gauche progressiste, se relevant telle un phénix des cendres des institutions européennes ? Ou les nazis d’Aube Dorée, les néofascistes de toutes sortes, les xénophobes et les voyous ? Je n’ai pas le moindre doute sur lequel des deux se débrouillerait le mieux d’une désintégration européenne. »

HL : … donc un Grexit ajouterait inévitablement de l’eau au moulin d’Aube Dorée, vous le pensez toujours ?

YV : Eh bien, écoutez, je ne crois pas à une version déterministe de l’Histoire. Syriza est maintenant une force dominante. Si nous arrivons à nous sortir de ce pétrin unis, et à organiser un Grexit de façon ordonnée… nous pourrions trouver une solution. Mais je ne suis pas sûr que nous puissions y arriver, parce que mettre en œuvre la dislocation d’une union monétaire requiert un grand niveau d’expertise, et je ne suis pas sûr que nous y arriverions en Grèce sans renforts extérieurs.

HL : Vous avez dû réfléchir à un Grexit dès le premier jour…

YV : Oui, tout à fait.

HL : … avait-on fait des préparatifs ?

YV : La réponse sera oui et non. Nous avions un petit groupe, un « cabinet de guerre » au sein du ministère, d’à peu près cinq personnes qui s’en occupaient : et donc nous avons travaillé en théorie, sur le papier, sur tout ce qui devait être fait [pour se préparer à un Grexit]. Mais c’est une chose de le faire à 4 ou 5 personnes, c’en est une toute autre de préparer le pays pour ça. Pour y préparer le pays, l’exécutif devait prendre une décision, et il ne l’a jamais prise.

HL : Et au cours de la semaine écoulée, était-ce une décision vers laquelle vous pensiez vous diriger [se préparer pour un Grexit] ?

YV : De mon point de vue, il nous fallait faire extrêmement attention à ne pas la mettre en branle. Je ne voulais pas en faire une prédiction auto-réalisatrice. Je ne voulais pas en faire une illustration de cette fameuse phrase de Nietzsche parlant de celui qui, s’il contemple trop l’abîme, sera à son tour contemplé par l’abîme. Mais j’ai également pensé que, du moment ou l’Euro-groupe avait fermé les banques, il nous fallait accélérer le processus.

HL : D’accord. Il restait donc deux options si je comprends bien – un Grexit immédiat ou imprimer des IOU et prendre le contrôle de la Banque Centrale [entraînant potentiellement mais pas nécessairement un Grexit] ?

YV : Bien sûr, bien sûr. Je n’ai jamais cru que nous devions aller directement vers une nouvelle devise. Mon opinion était – et c’était celle du gouvernement – que s’ils osaient fermer nos banques, ce que je considérais comme une manœuvre agressive d’une puissance incroyable, nous devions répondre de manière agressive mais sans franchir le point de non-retour.

Nous devions imprimer nos propres IOU ou tout au moins annoncer que nous allions le faire, nous devions faire un haircut sur les obligations du Trésor de 2012 que détient la BCE, ou annoncer que nous allions le faire ; et nous devions prendre le contrôle de la Banque Centrale. C’était le tryptique, les trois choses que nous devions faire si la BCE fermait nos banques.

… J’avais prévenu le gouvernement que c’est ce qui allait arriver [la fermeture des banques par la BCE] pendant un mois, dans le but de nous amener à signer un accord humiliant. Ce qui est arrivé – et de nombreux collègues n’en croyaient pas leurs yeux – c’est que ma recommandation de répondre « énergiquement » a été rejetée.

HL : Et il s’en est fallu de beaucoup ?

YV : Eh bien laissez-moi vous dire que sur six personnes nous étions deux… Comme ma recommandation a été rejetée, j’ai reçu pour ordre de fermer les banques en coordination avec la BCE et la Banque Centrale grecque, ce à quoi j’étais opposé, mais je l’ai quand même fait, parce que j’ai l’esprit d’équipe, je crois en la responsabilité collective.

Et puis le référendum est arrivé, et il nous a donné un coup de boost, un de ceux qui aurait justifié ce type de réponse énergique [son plan] à la BCE, mais cette nuit-là le gouvernement a décidé que la volonté populaire, ce « Non » très clair, ne devait pas servir à alimenter cette approche énergique.

Au contraire, il devait mener à de larges concessions au camp adverse : la réunion du conseil des leaders politiques, avec notre premier ministre acceptant d’emblée que quoi qu’il arrive, quoi que la partie adverse fasse, nous ne répondrions jamais d’une quelconque manière défiante. Et ça signifie essentiellement plier. … Vous cessez de négocier.

HL : Donc vous ne gardez plus beaucoup d’espoir que cet accord soit meilleur que celui de la semaine passée – il sera pire dans tous les cas ?

YV : Il sera pire dans tous les cas. Je garde espoir que notre gouvernement insistera sur la restructuration de la dette mais je ne vois pas comment le ministre des finances allemand pourrait s’engager là-dessus lors de la réunion à venir de l’Euro-groupe. S’il le fait, ce sera un miracle.

HL : Exactement – parce que, comme vous l’avez expliqué, votre marge de manœuvre a disparu à cet instant ?

YV : Je le crois, je le crois. A moins qu’il [Schaüble] prenne ses ordres de la chancelière. Il reste hautement improbable qu’elle s’engage là-dessus.

HL : Reprenons un peu de recul. Pourriez-vous expliquer, en termes profanes pour nos lecteurs, vos remarques à propos du Capital de Piketty ?

YV : Eh bien, laissez-moi exprimer en premier lieu mon embarras, parce que Piketty nous a grandement soutenus, moi et le gouvernement, et j’ai été affreux envers lui dans ma critique de son livre ! J’apprécie réellement ses positions au cours des derniers mois, et je compte le lui dire lorsque je le rencontrerai en septembre.

Mais je maintiens mes critiques envers son ouvrage. Son intuition est correcte. Son horreur des inégalités… [inaudible]. Toutefois, son analyse va à l’encontre de cet argument, pour autant que je sache. Pour la raison que, dans son livre, le modèle néoclassique du capitalisme ne laisse que très peu d’espace pour monter le dossier qu’il veut établir, sauf à construire un modèle doté d’un jeu de paramètres très détaillés, ce qui sape l’objet de son propos. En d’autres termes, si je m’opposais à sa thèse selon laquelle l’inégalité est inhérente au capitalisme, je serais capable de démonter son dossier en m’attaquant à son analyse.

HL : Je ne voudrais pas que nous entrions trop dans les détails, parce que cela sera coupé au montage…

YV : Oui…

HL : … mais il s’agit de sa façon de mesurer la richesse ?

YV : Oui, il utilise une définition du capital qui rend le capital impossible à appréhender – il y a donc contradiction dans les termes. [Cliquez ici http://yanisvaroufakis.eu/2014/10/08/6006/ pour accéder à la critique du Capital de Piketty par Y. Varoufakis.]

HL : Revenons à la crise. Je ne comprends que très peu de choses à propos de vos relations avec Tsipras…

YV : Je le connais depuis fin 2010, parce que j’étais un critique ardent du gouvernement à cette époque, même si fut un temps j’en avais été proche. J’étais proche de la famille Papandréou – je le suis toujours, d’une certaine façon – mais je suis devenu connu … A l’époque, c’était franchement nouveau qu’un ancien conseiller déclare : « Nous nous comportons comme si la faillite n’avait pas eu lieu, nous essayons de la couvrir avec des nouveaux prêts qui ne sont pas viables », ce genre de choses.

Cela a provoqué des remous à l’époque, et Tsipras était un jeune leader, essayant de comprendre ce qui se passait, ce qu’était la crise, et quelle position adopter.

HL : Y a-t-il eu une première rencontre dont vous vous rappeliez ?

YV : Oh, oui. C’était fin 2010, nous étions allés dans une cafétéria, nous étions trois, et dans mon souvenir il n’était pas clair dans sa position, à propos du drachme contre l’euro, sur les causes de la crise, et je l’ai vraiment, je dirais, « recadré » sur ce qui se passait. Et ça a été le début d’un dialogue qui s’est prolongé sur des années et qui a… Je crois que je l’ai aidé à mettre au point sa vision de ce qui devait être fait.

HL : Alors qu’est-ce que cela fait, après quatre ans et demi, de ne plus travailler à ses côtés ?

YV : Oh, je ne le vois pas comme ça, j’ai le sentiment que nous sommes très proches. Notre séparation s’est faite de façon très amicale. Il n’y a jamais eu de problème sérieux entre nous, pas jusqu’à aujourd’hui. Et je suis très proche d’Euclide Tsakalotos [le nouveau ministre des finances].

HL : Et je suppose que vous vous entretenez de nouveau avec eux cette semaine ?

YV : Je n’ai pas parlé au premier ministre cette semaine, ces deux derniers jours, mais je parle avec Euclide, oui, et je considère Euclide comme un proche, et vice-versa, et je ne l’envie pas du tout. [Rires]

HL : Seriez-vous choqué si Tsipras démissionnait ?

YV : Rien ne me choque ces derniers temps – notre zone Euro est un endroit très inhospitalier pour les honnêtes gens. Cela ne me choquerait pas davantage qu’il reste et accepte un très mauvais accord. Parce que je comprends qu’il se sente une obligation envers les gens qui le soutiennent, qui nous soutiennent, pour ne pas laisser ce pays devenir un état en faillite.

Mais je ne vais pas renier ma propre opinion, que j’ai formulée en 2010, selon laquelle ce pays devrait cesser de jouer les prolongations et de faire semblant, que nous devrions cesser de contracter de nouveaux emprunts et faire comme si le problème avait été résolu, alors que ce n’est pas le cas, alors que nous avons rendu notre dette encore moins viable en instaurant davantage d’austérité, laquelle contracte toujours plus notre économie et alourdit encore le fardeau des dépossédés, créant une crise humanitaire. C’est quelque chose que je ne peux pas accepter. Je n’en serai pas l’artisan.

HL : Dernière question : garderez-vous des liens avec certaines personnes avec lesquelles vous avez dû négocier ?

YV : Hum, je ne suis pas sûr. Je ne donnerai pas de noms, je n’ai pas envie de ruiner leur carrière ! [Rires]

Source : New Statesman, le 13/07/2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/transcription-integrale-de-linterview-de-yanis-varoufakis-notre-bataille-pour-sauver-la-grece/