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“On a affaire à des radicaux qui trouvent dans l’islam une manière de mettre en scène leur radicalité”, par Olivier Roy

Saturday 5 December 2015 at 04:58

Source : RTS, Olivier Roy, 27-11-2015

Olivier Roy

Pour écouter l’emission : Tout un monde,

Éric Guevara-Frey.

Bonjour, Olivier Roy, invité exceptionnel. Le politologue spécialiste de l’islam donne peu d’interviews mais il est dans Tout un monde ce matin. Craint-il le totalitarisme islamique comme d’autres intellectuels ? Qui a la clé dans la lutte contre le groupe État islamique ? On prend le temps d’y réfléchir avec notre invité.

Ça fait plus de 40 ans qu’il ausculte l’évolution de l’islam politique. De l’Afghanistan à l’Iran, en passant par l’Asie centrale et le Moyen-Orient, Olivier Roy a rencontré sur le terrain les acteurs, les combattants, les populations locales. Il est l’un des plus fins analystes du djihadisme et des causes du radicalisme islamique. Ses récentes tribunes dans le New York Times et Le Monde, publiées après les attentats de Paris, ont été très remarquées.

Aujourd’hui, il accorde un entretien à Tout un monde. Patrick Chaboudez l’a rencontré à Florence, où il est professeur à l’Institut universitaire européen. Il lui a d’abord soumis les paroles du président François Hollande : « la France est en guerre contre Daech. » De quelle « guerre » parle-t-on exactement alors que les attentats ont été commis par des jeunes Français radicalisés ? Réponse Olivier Roy.

Olivier Roy : Il y a eu deux choses dans les attentats de Paris. Il y a eu bien sûr une commande faite par Daech pour attaquer la France, mais Daech n’a pas eu à envoyer des troupes de Syrie. Elle a tout simplement recruté dans un réservoir de jeunes radicalisés qui, eux, sont français ou belges ou en tout cas européens. Et donc le problème, c’est est-ce que la guerre contre Daech mettra fin à la radicalisation de ces jeunes ? Ma réponse est simple : non. Parce que ça fait 20 ans qu’on a une vague de radicalisation chez les jeunes, d’ailleurs pas tous forcément d’origine musulmane puisqu’on a une proportion extrêmement importante de convertis. Donc le problème, c’est comment est-ce qu’on traite cette radicalisation, et quel est le lien entre cette radicalisation et les événements du Moyen-Orient.

 Patrick Chaboudez : Quel est le portrait, justement, de ces jeunes radicalisés intérieurs, donc français ou belges ?

Olivier Roy : Alors d’abord il y a deux catégories, il y a les seconde génération, c’est-à-dire des gens dont les parents musulmans ont immigré, en général du Maghreb, il y a très peu de Turcs parmi eux. Et puis vous avez des convertis dont le nombre va croissant, d’ailleurs, et qui en France représentent au moins 25 %, et chez les nouveaux sympathisants, paraît-il, ça monte maintenant à 35-40 %. Ce ne sont pas des jeunes qui ont eu une formation religieuse, aucun n’a mené une vie de piété, bien au contraire. Ce sont des jeunes qui sont complètement investis dans la culture jeune d’aujourd’hui : boîtes de nuit, alcool, filles, drogues, etc. Et une partie significative d’entre eux sont des petits délinquants. Quand ils passent à l’islam, c’est extrêmement rapidement. On a effectivement un point de rupture à un moment donné où le jeune fêtard se laisse pousser la barbe, parle de l’islam etc. Et très rapidement, souvent juste quelques semaines ou quelques mois, il passe à l’action violente. C’est ça, le schéma-type.

Donc on n’a pas du tout, si vous voulez, affaire à la radicalisation d’une partie de la communauté musulmane pour des raisons religieuses, qui ensuite se traduirait par des actes violents, mais on a le passage à l’action violente de jeunes qui sont en marge, et de la société française ou belge, et de la communauté musulmane, et qui connaissent un brusque processus de rupture et, je dirais, de volonté de s’affirmer comme des héros. Mais des héros négatifs bien sûr, des héros qui défient la société. Ce sont donc des gens qui vivent sur une profonde frustration personnelle, ça c’est très très clair. Et en passant à la violence, ils passent de perdants à vainqueurs. Il y a une revanche. Alors, revanche contre quoi, ça c’est une autre question. C’est pas forcément contre les conditions socio-économiques.

Patrick Chaboudez : Souvent c’est ce qu’on entend, c’est que finalement ce sont les conditions économiques, culturelles, l’exclusion en quelque sorte, qui serait le terreau de cette radicalisation.

Olivier Roy : Sauf que beaucoup d’entre eux ne sont pas du tout des exclus. Ils ont des commerces, ils ont des jobs donc on voit bien que la fascination pour le djihad, c’est pas juste une réaction à une situation difficile sur le plan social, économique et culturel. Si c’étaient le racisme et l’exclusion sociale qui poussaient vers le djihadisme on aurait des dizaines de milliers de djihadistes, au lieu des quelques centaines qu’on a aujourd’hui.

Patrick Chaboudez : Donc en fait c’est la radicalité qui les intéresse plus que l’islam dont ils ne connaissent, finalement, pas grand-chose.

 Olivier Roy : Ce sont des radicaux qui trouvent dans l’islam une manière de mettre en scène leur radicalité. Et là je me positionne, disons, transversalement. Regardons ce qu’il se passe à côté d’eux, pas dans la généalogie de l’islam, que dit le Coran etc., mais dans les comportements de jeunes occidentaux aujourd’hui. On a ces phénomènes de violences radicales. Je veux dire, le tireur qui va aux États-Unis à Memphis dans une salle de cinéma et qui tire à la Kalachnikov sur la foule, quelle différence, j’aillais dire structurelle, y a-t-il avec le tireur de Paris qui tire sur une terrasse de café ? La différence, c’est la manière dont ils expriment, dont ils racontent leur acte. Mais dans la pratique de leur acte, c’est la même chose, de même que Breivik en Norvège. Tous les témoins, d’ailleurs, soulignent le calme absolu de ces tireurs.

Patrick Chaboudez : Vous faites la comparaison contemporaine avec d’autres phénomènes actuels. On pourrait faire la comparaison, ou peut-on la faire ?, avec les années 70 où il y avait des mouvements, on l’a connu en Europe, les Brigades rouges, la Fraction armée rouge.

 Olivier Roy : Il y a beaucoup de points communs. Un, c’est la rupture générationnelle. Tous ces mouvements sont des mouvements de jeunes. Ça n’est pas une communauté, que ça soit le prolétariat, ou les musulmans qui se révoltent, ce sont des jeunes qui se révoltent au nom d’une communauté qu’ils ne connaissent pas. La bande à Baader, c’était au nom du prolétariat universel mais aucun d’entre eux ne travaillait en usine, aucun d’entre eux n’était lié aux syndicats locaux. Les jeunes radicaux islamiques d’aujourd’hui, c’est au nom de la oumma, la communauté musulmane universelle, mais aucun n’est inséré dans une communauté concrète, dans une « paroisse » si je peux dire, musulmane.

Ce sont des jeunes qui sont en révolte contre ce que leurs parents représentent, et ça je crois que c’est très très important. L’argument de la bande à Baader c’était le silence de la génération de leurs parents par rapport au nazisme. Et les révoltés s’emparaient donc d’une espèce de grand récit d’héroïsme contre le nazisme, le fascisme, le capitalisme, tout ce que vous voulez. Quand on regarde les jeunes radicaux islamistes, on a exactement le même phénomène. Ils reprochent à leurs parents de ne pas leur avoir transmis le « bon » islam. Ils reprochent à leur parents de s’être occidentalisés, d’avoir accepté une vie de déclassés, de ne pas se révolter, en un mot. Ils estiment, et ça c’est très important, c’est la même chose que dans l’ultragauche des années 60, que personne n’est neutre, qu’il n’y a pas d’innocent. Que, en gros, tous ceux qui ne sont pas avec les révoltés assurent la permanence du système honni, du système qu’on veut abattre. Donc on peut tirer dans le tas. Et puis on se bat au nom d’une grande cause universelle, la Révolution avec un grand R dans les années 70, et le djihad aujourd’hui. C’est une lutte violente, globale, internationale, mais imaginaire. C’est-à-dire qu’on peut passer du jour au lendemain de la Bolivie à la Palestine à l’époque de Baader, et aujourd’hui de la Tchétchénie à l’Afghanistan en passant par la Syrie.

Patrick Chaboudez : Donc il y a un côté incantatoire, d’une certaine façon.

Olivier Roy : Oui. Ils vivent dans un mythe. Ce ne sont pas des militants politiques qui voudraient créer une nouvelle société. Ils ne croient pas, dans le fond, à la réalisation de leur utopie. Prenez en Syrie, par exemple, les jeunes djihadistes qui vont en Syrie, ils ne se mêlent pas du tout à la population locale. Ils se battent et ils meurent. Et ces jeunes sont donc dans une situation, j’allais dire, à la fois utopiste et suicidaire parce qu’ils savent que l’utopie ne marchera pas, ou ça ne les intéresse pas. Donc dans le fond ils sont dans une logique de la mort, de la mort pour les autres, bien sûr, mais de leur propre mort aussi. C’est un mouvement profondément nihiliste.

Patrick Chaboudez : Du coup, j’imagine, c’est très difficile de tenter de dé-radicaliser ces jeunes, jeunes nihilistes coupés de tout. Est-ce que c’est possible, est-ce qu’on peut l’envisager, comment le faire ?

Olivier Roy : Ils ne deviennent pas radicaux parce qu’on leur enseignait l’islam radical, ils vont chercher l’islam radical parce qu’ils veulent du radical. Donc leur offrir un islam Bisounours, gentil, bien élevé, modéré, c’est absurde. C’est comme si on décidait que pour dé-radicaliser l’extrême gauche, il faut leur donner des cours de libéralisme économique. C’est absurde. Par contre, ces jeunes se réclament d’un grand récit du djihad, de l’islam des origines, etc. Et là on peut agir en cassant ce grand récit. Pour ça, il faut qu’effectivement un islam, disons normal, banal, soit visible, qu’ils n’occupent pas un vide. Et donc au lieu de mobiliser les autorités musulmanes pour lutter contre le radicalisme, ce qui ne peut pas marcher, il faut au contraire, justement, laisser les musulmans centristes, si je peux dire, s’exprimer comme musulmans. Il faut occuper la spiritualité. Il faut occuper l’espace religieux. Et ça contribuera à la marginalisation de ces jeunes-là et surtout encore une fois à la destruction de l’image qu’ils se construisent de héros, que l’on renforce en faisant d’eux l’avant-garde de je ne sais quelle vague d’islamisation.

Eric Guevara-Frey : Olivier Roy en entretien exceptionnel dans Tout un monde. Autre perspective, celle de Boualem Sansal que nous recevions mardi dans cette émission. L’écrivain algérien s’inquiétait de la menace croissante, selon lui, d’un totalitarisme islamique.

Boualem Sansal : J’observe depuis une trentaine d’années une évolution rapide, galopante de l’islamisme qui, évidemment, a commencé dans les pays musulmans un peu à la marge, et puis ensuite il s’est emparé des centres urbains, puis il est passé dans les pays voisins et ainsi de suite. Et voilà qu’il prend pied en Occident, dans des banlieues, et puis le voilà maintenant apparaissant au plein jour, convertissant de plus en plus de monde et jouant magnifiquement de tous les instruments à sa disposition : la terreur mais aussi la communication, la politique, la technologie, la finance, l’art militaire. Il dispose d’une énergie colossale, il avance et, pendant ce temps, partout dans le monde nous reculons face à lui.

Eric Guevara-Frey : L’« énergie colossale » de l’islamisme face auquel le monde recule, dit Boualem Sansal. Réplique d’Olivier Roy.

 Olivier Roy : C’est une vision panoramique et paranoïaque, si je peux dire. Il n’y a pas de grande vague d’islamisation. Prenez la Tunisie par exemple. Il y a eu un moment paroxystique qui a été le Printemps arabe, et puis quand on a laissé le jeu de la démocratie fonctionner normalement on a eu un reflux de l’islamisme politique. Un, parce qu’Ennahdha a perdu les élections, mais deux, parce qu’Ennahdha s’est complètement modéré, et on a maintenant un gouvernement de coalition tout ce qu’il y a de plus séculier, si je peux dire, entre Ennahdha et les autres partis. Alors, bien sûr, cette normalisation de l’islamisme politique traditionnel, celui des Frères musulmans, se paye par l’apparition d’une marge de radicaux qui refusent le compromis, qui commettent des actes terroristes en Tunisie. Donc je dirai, moi, que c’est, au contraire, la normalisation de l’islam qui entraîne une réaction violente de réaction contre cette normalisation de la part de jeunes marginaux.

Je ne crois pas à l’extension énorme du salafisme. Le salafisme occupe un vide, à la fois vide territorial, le fait que dans certains endroits il n’y a rien, l’État n’est pas là, l’islam majoritaire, l’islam culturel, n’est pas là, et puis un vide dans la tête, c’est-à-dire, de gens qui sont déculturés. Je crois que le problème, c’est la crise des islams culturels. Il faut qu’il y ait un islam qui se re-culture, qui se ré-enracine dans l’Europe où il est, et ça c’est le travail des deuxième et troisième générations. C’est pour ça qu’il y a très peu de troisième génération dans les radicaux. Ils parlent français, ou allemand, ou flamand avec leurs parents, ils inventent des pratiques de l’islam compatibles, Euro-compatibles. Et ça, on ne veut pas le voir parce que c’est gens-là sont très individualistes, et puis ils sont de plus en plus classes moyennes, alors qu’on se concentre sur les banlieues déclassées. Évidemment les banlieues déclassées, la situation n’est pas bonne parce que ce qu’on ne voit pas, c’est que ceux qui réussissent quittent le quartier déclassé. Ils vont ailleurs, deviennent médecins, avocats, professeurs, etc. Et ceux-là, un, on ne les voit pas, et deux, on les rend responsables de la radicalisation des autres, donc là on est dans une perspective complètement contradictoire.

 Patrick Chaboudez : « On ne les vois pas, » vous dites, et le risque précisément, maintenant, peut-être, c’est que justement cette petite minorité agissante, radicale, occulte encore d’avantage cette communauté majoritaire, largement majoritaire, et que finalement cet amalgame renforce l’islamophobie en France, en Europe. C’est quelque chose que vous craignez ?

Olivier Roy : Bien, en disant que ces jeunes radicaux, dans le fond, représentent une tradition centrale dans l’islam, celle du djihad etc., on fait d’eux l’avant-garde de l’islam. C’est exactement la propagande de Daech, c’est de dire, nous, représentants de l’islam, les autres sont des traîtres.

 Patrick Chaboudez : Comment expliquer que ce discours fonctionne relativement bien, que pas mal d’intellectuels occidentaux l’entendent, et réagissent à ce discours-là.

 Olivier Roy : Parce qu’on est aujourd’hui dans une vision complètement culturaliste. Huntington a gagné. Donc on a l’idée qu’une culture c’est une religion, et que même les pas-croyants continuent à avoir dans leur tête le logiciel religieux, un petit Coran sécularisé qui fonctionne dans leur cerveau et qui détermine leur comportement par rapport aux politiques, à la société, etc. Ce qu’on ne voit pas c’est que ce qu’il s’est passé, c’est exactement le contraire. C’est la déculturation du religieux. Les fondamentalismes sont les expressions d’une crise de la culture, et en particulier de la culture religieuse. Et donc tous les fondamentalismes, pas seulement musulman, réinventent la religion comme une norme, une norme absolue coupée de toute réelle pratique sociale, coupée de toute histoire, de toute historicité et de toute culture. D’où la violence. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a un tel décalage avec la vie en général qu’on ne peut être que violent. Que ça soit le converti ou le bornagain, celui qui a fait un retour à la religion. Il est forcément en rupture avec la société dominante. Et je crois que ces moments de rupture sont des conséquences, effectivement, d’une crise de la culture. Et l’immigration renforce la crise de la culture, par définition, mais aussi la globalisation.

Donc le problème, c’est de reconnecter le religieux au culturel. Mais c’est en train de se faire. Je veux dire, on voit, par exemple, maintenant, à Paris des dizaines de restaurants halal, chics, où il n’y a pas de couscous, où on vous fait du bœuf bourguignon halal, des soufflés halal, etc. On voit par exemple comment, effectivement, dans certains quartiers la période du ramadan n’est pas seulement la période du jeûne, que c’est aussi la période de festivités où participent des non-musulmans. Parce que dans beaucoup de quartiers, dans le fond, il y a une crise de la vie sociale, du lien social. Et on voit ce lien social se reconstruire avec une tentative d’intégrer, justement, les fêtes. Alors, encore une fois, pas le jeûne, les non-musulmans mangent dans la journée. Mais le soir ils vont aller faire la fête, et là on a la recréation d’un lien social. Toute la question est là, c’est celle du lien social.

 Eric Guevara-Frey : [Nous sommes de retour] pour la troisième et dernière partie de l’entretien avec Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence. Nous voulions lui demander son analyse sur la façon de combattre le groupe État islamique sur le terrain. Écoutez d’abord ce que disait le photographe Reza, que nous avons joint jeudi dernier, alors qu’il se trouvait dans la ville de Sinjar dans le Kurdistan irakien, ville qui venait d’être libérée par les combattants kurdes.

Reza : Pour eux, c’est dire que nous avons tenu, malgré tout, malgré les problèmes pendant deux ans. On vous a prévenu, c’est pas qu’on n’a pas crié dans toute la presse, et partout, en disant attendez, il faut aider les kurdes, il faut aider les kurdes contre Daech et même pour la région. Imaginez que nous sommes dans une partie du Moyen-Orient avec une forme d’islam très modérée, démocratique, presque laïque. Imaginez que, comme vous avez vu, les femmes combattantes se battent sans foulard à côté des gens, ici, donc il y a une vraie démocratie chez ce peuple. C’est un peuple qui peut éventuellement avoir la clé de la réussite pour un Moyen-Orient meilleur et démocratique.

Eric Guevara-Frey : Les peshmergas sont-ils effectivement l’exemple, la « clé de la réussite » ? Analyse Olivier Roy.

 Olivier Roy : Les peshmergas sont un bon exemple dans le sens où ils résistent à Daech et où ils n’ont pas d’autre objectif que d’assurer leur autonomie, voire leur indépendance, ce qui est une revendication j’allais dire légitime. Ceci dit, il ne faut pas non plus trop idéaliser. Le PKK n’est pas un parti démocratique, c’est un parti plutôt stalinien, et les deux régions du Kurdistan autonome irakien ne connaissent pas véritablement un système démocratique. D’autre part, il y a parfois tendance chez les Kurdes à expulser des populations arabes, en pensant au fait qu’ils ont été expulsés eux-mêmes autrefois etc. Donc il faut surtout éviter de se trouver des nouveaux héros par rapport au diable. Mais effectivement, les Kurdes font partie des l’équation contre Daech mais ils ne sont pas la solution pour vaincre Daech.

Patrick Chaboudez : Ce qui frappe d’ailleurs dans cette situation-là, c’est que tous les acteurs régionaux sont pour le moins ambivalents face à Daech. Qu’on pense à la Turquie, qu’on pense évidemment à la Syrie de Bachar, qu’on pense à l’Arabie saoudite, personne, finalement, n’est prêt à lutter jusqu’au bout et avec détermination contre Daech. Grosse ambiguïté tout de même.

Olivier Roy : Tous les acteurs locaux ont un ennemi plus important que Daech. Pour les Turcs c’est les Kurdes, pour les Kurdes c’est les Arabes en général, pour Bachar el-Assad c’est l’opposition non-Daech qui le menace vraiment, pour les Iraniens c’est les Saoudiens et pour les Saoudiens c’est les Iraniens. Alors tant qu’on sera dans cette configuration-là, aucun des acteurs régionaux ne sera prêt à reprendre le terrain à Daech baïonnette au canon. Or, les Occidentaux, en tout cas les Américains, ont décidé de ne pas envoyer de troupe au sol. Ils sont prêts à appuyer des acteurs locaux au sol par des bombardements aériens, mais les Américains n’enverront pas 100 000 hommes. Voilà. Donc ça ne sert à rien de déclarer la guerre à Daech. Soit on travaille d’abord à constituer d’abord une coalition politique qui ensuite pourrait se transformer en coalition militaire, mais annoncer qu’on va éradiquer Daech c’est de la fanfaronnade.

Patrick Chaboudez : Mais est-ce à dire qu’il faut alors se résoudre à accepter que Daech puisse instaurer une sorte de califat dans cette région-là, ou bien Daech est quand même condamnée, à terme, à disparaître ?

Olivier Roy : Le projet de Daech est contradictoire parce qu’ils ont une base locale qui sont les Arabes sunnites écœurés d’avoir perdu le pouvoir, tout simplement, particulièrement à cause de l’intervention militaire Américaine de 2003 en Irak. Donc ils occupent la zone qui est tenue aujourd’hui par Daech, c’est logique. Mais le projet de Daech n’est pas de créer un État arabe sunnite, parce que, ça, ça serait négociable. De créer de même un Kurdistan, un État arabe sunnite, un État irakien chiite, un réduit alaouite, c’est-à-dire recomposer le Moyen-Orient comme on l’a recomposé dans les années 20 après la chute de l’empire ottoman, c’est intellectuellement pensable. Difficilement réalisable, mais enfin, bon, on peut négocier. Tandis que le projet de Daech n’est pas là. Le projet de Daech, c’est un califat en expansion permanente. Donc on part de Falloujah et Raqqa, mais on contient l’ensemble de la Syrie, l’ensemble de l’Irak et on rêve de recréer le califat du Ier siècle de l’islam, du Maroc jusqu’à l’Indus. Et là, évidemment, c’est un projet qui est non négociable. Donc tant qu’ils n’auront pas renoncé à ça, il n’y a rien à négocier. Et pour le moment ils ne renoncent pas, c’est même, au contraire, pour ça qu’ils se lancent dans la globalisation par le terrorisme.

Patrick Chaboudez : Mais justement, cette « globalisation par le terrorisme » : Ankara, Paris, Beyrouth, c’est quoi, c’est un aveu de faiblesse, d’une certaine façon, de Daech ?

Olivier Roy : Oui, c’est parce qu’ils sont bloqués sur le terrain. Donc ils attaquent sur les arrières, et ils attaquent en privilégiant bien sûr ceux qui font partie de la coalition qui les bombarde ou qui les combat sur le terrain. S’ils pouvaient ils attaqueraient l’Amérique, s’ils pouvaient ils attaqueraient l’Iran. Ils n’ont pas les moyens de le faire, en tout cas pour le moment. Mais ils ont atteint leurs limites sur le terrain.

Et il y a une autre contradiction chez eux, enfin qui est une conséquence de cette contradiction entre le global et le local, c’est que leurs fers de lance sont un corps d’internationalistes, de 15 000, autour de 15 000 combattants internationalistes qui, eux, ne font que se battre. Ces Brigades internationales sont en complet décalage avec la population locale. La population locale, elle est arabe, elle a sa culture, elle a ses coutumes en particulier ses coutumes matrimoniales et ils n’ont évidemment aucune envie de donner leurs filles à des jeunes venus de la banlieue de Lyon, par exemple. Or Daech veut implanter ces jeunes. Daech veut que les Brigades internationales, finalement, s’enracinent sur ce territoire-là. Donc ça crée inévitablement des tensions avec la population locale. Et puis la population locale, très probablement, serait preneuse d’une territorialisation, c’est-à-dire de créer, effectivement, un espace dont on négocierait les frontières. Tant que Daech refuse, tant que Daech veut l’expansion, les populations locales arabes sunnites n’auront jamais la paix. On sera en guerre permanente. Donc je pense que, et on le sait d’ailleurs, il y a des tensions croissantes entre une partie de la population locale et l’appareil de Daech. Et ça c’est le plus gros point faible de Daech.

 Éric Guevara-Frey : Olivier Roy, politologue, grand spécialiste de l’islam, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence en interview dans Tout un monde. Entretien réalisé par Patrick Chaboudez que vous pouvez réécouter ou podcaster sur rts.ch. Dites nous, d’ailleurs, ce que vous en avez pensé sur Twitter @RTSmonde ou par e-mail toutunmonde@rts.ch

Source : RTS, Olivier Roy, 27-11-2015

Source: http://www.les-crises.fr/on-a-affaire-a-des-radicaux-roy/