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Pourquoi les élections brésiliennes sont importantes, par Greg Grandin

Sunday 26 October 2014 at 04:00

Article de Greg Grandin, The Nation (hebdomadaire américain de gauche), le 6 octobre 2014

Wall Street s’est réveillée un peu triste ce matin puisque sa candidate préférée à l’élection présidentielle brésilienne, Marina Silva, était troisième. Cela signifie que le vote du second tour programmé ce 26 octobre se fera entre la candidate sortante du Parti des Travailleurs Dilma Rousseff et le technocrate néolibéral Aécio Neves. Jusqu’à maintenant, Rousseff était la favorite.

Au cours des deux derniers mois, les marchés financiers ont clairement fait comprendre qu’ils voulaient Silva comme prochaine présidente du Brésil. Ils la voulaient vraiment, vraiment. Il y a un mois, quand Silva montait de façon inattendue dans des sondages qui prédisaient sa victoire, la bourse brésilienne a grimpé en flèche, montant de près de 7 pour cent. Les investisseurs chouchoutèrent le réal brésilien, la faisant, pour une courte période, « la monnaie la plus performante du monde, dans les trois semaines suivant l’annonce de la candidature de Silva, le 16 août et quand les sondages la donnaient en tête ».

Mais Rousseff a rebondi dans les sondages et l’amour a disparu. La semaine dernière, les loups de Wall Street ont exercé leur « veto », en punissant à la fois la bourse et la devise brésiliennes. Le real a chuté à son plus bas depuis six ans et les marchés vécurent leur pire plongeon en une journée depuis trois ans. Les Brésiliens sont habitués à ce genre de choses. Cela arriva chaque fois que le prédécesseur de Dilma, Luis Inácio Lula da Silva se présenta à la présidence (1989, 1994 et 1998) jusqu’à ce que, lorsqu’il remporta finalement le match de 2002, il signe un engagement auprès du Fonds Monétaire International stipulant qu’il contiendrait le déficit budgétaire et ne renégocierait pas la dette extérieure. Pourtant, cette fois, ce ne fut pas suffisant pour sauver Silva.

Les lecteurs anglophones (tel l’acteur Mark Ruffalo, qui fut partisan de Silva jusqu’à ce qu’il apprît qu’elle était chrétienne évangélique opposée au mariage de personnes de même sexe) devraient être excusés d’avoir cru qu’elle avait une chance. Toutes les tribunes de la finance capitaliste – tels le Wall Street Journal et le Financial Times – s’étaient alignées derrière elle à en perdre haleine, et aucun ne le fit plus que The Economist. Sous de gros titres tels que «La poussée Silva» ou «La Mesure de Marina», et «Oh, que les temps changent», le magazine loua ses vertus. À Londres, le Times réclamait un « changement de régime brésilien ».

Marina Silva est impressionnante. Née dans une famille misérable de saigneurs de caoutchouc d’un coin perdu d’Amazonie, Silva est d’ascendance africaine et aurait été la première personne de couleur à diriger le Brésil. En tant que ministre de l’Environnement de Lula, elle a un bon dossier, ralentissant la déforestation en Amazonie et promouvant un environnementalisme de classe qui reconnaissait que la forêt tropicale est un endroit où des gens pauvres vivent et travaillent. Mais au cours de cette élection, elle a pris ses distances avec son passé d’activiste et s’est alignée sur les industries financières et agricoles brésiliennes.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la culture politique du Brésil est compliquée. Il faut être prudent sur un découpage gauche-droite, spécialement tel qu’on le connaît dans la politique des États-Unis. Beaucoup d’activistes dévoués ont rompu avec le PT à cause de la corruption et de sa politique économique et s’abstiendront au second tour. Et, indubitablement, la chute de Silva avait également un rapport avec le moins progressiste des motifs : le racisme.

Malgré tout, Silva en est arrivée à représenter plus ou moins « la droite », au moins en matière économique, par ses promesses de budgets serrés, de taux d’intérêt élevés (au bénéfice des marchés obligataires), et par sa volonté d’aligner le Brésil sur le marché américain. The Economist espère que sa candidature annonce « une inversion de tendance politique en Amérique du Sud, après une douzaine d’années ou plus d’hégémonie gauchiste ».

Peut-être. En plus de cette finale électorale à venir, d’importantes élections se profilent en Argentine, Uruguay et Bolivie – la victoire de la gauche n’est assurée que pour cette dernière [NdT : en effet, le président Morales a été réélu au 1er tour avec 61 % des voix...]. Mais pour l’instant – en admettant que Rousseff l’emporte – il semble que la plus importante économie de la région et la septième du monde continuera à être gouvernée par le Parti des Travailleurs.

Un second mandat sera particulièrement important pour Rousseff dans le domaine des affaires internationales. Depuis son accession au pouvoir en 2003 avec Lula, le Parti des Travailleurs a conduit une politique étrangère clairement indépendante de Washington. D’abord sous Lula, puis avec Dilma, la diplomatie brésilienne n’a pas été « radicale ». Ce n’est ni La Havane des années 1960 ensemençant l’Amérique Latine de mouvements d’insurrection ou envoyant, dans les années 1970, de dizaines de milliers d’hommes de troupe en Afrique australe pour renverser la suprématie blanche soutenue par Washington. Et elle n’a pas été conflictuelle. Ce n’est pas Hugo Chavez se levant aux Nations unies et évacuant d’un revers de main la persistante odeur de soufre de George W. Bush.

Mais, en tant que centre de gravité économique de la région et membre important de ce qu’on appelle les BRICS, le Brésil a été absolument indispensable à la lutte contre Washington dans les domaines du commerce, de la guerre et de la surveillance. Aux Nations Unies, par exemple, en 2004, le Brésil et l’Argentine ont pris la décision sans précédent de partager le siège de deux ans réservé aux membres temporaires latino-américains du Conseil de Sécurité (le Brésil a siégé la première année, l’Argentine la seconde). La coopération s’est poursuivie. L’Argentine siège en ce moment, et le Brésil a soutenu ses efforts pour ralentir la marche de Washington vers la guerre en Syrie (la première fois, à l’automne 2013). Et elle a travaillé avec l’Allemagne à la proposition d’une résolution de l’Assemblée générale sur « le droit à la protection de la vie privée à l’ère digitale » contre l’espionnage de la NSA. Le Brésil a également adopté une loi nationale similaire sur les droits digitaux (Forbes se plaint que cette loi « casse Internet » tandis que l’un des pionniers d’Internet, Tim Berners-Lee, dit que la loi «ouvrira une nouvelle ère – dans laquelle les droits des citoyens de tous les pays seront protégés»).

Sans les manœuvres souvent discrètes du Brésil durant ces treize dernières années, Washington aurait eu la haute main sur bon nombre de problèmes qui auraient fait du monde un lieu plus désagréable, plus instable — étendant son programme d’extradition extraordinaire et de torture en pays tiers, par exemple, en isolant Cuba et le Vénézuéla, en développant le Patriot Act à l’échelle de l’hémisphère ou en institutionnalisant le pouvoir des grands groupes à travers la « Zone de Libre-échange des Amériques ». Les câbles diplomatiques diffusés par Wikileaks il y a quelques années donnent un bon aperçu de la façon dont les diplomates brésiliens ont tout doucement fait dérailler l’agenda hémisphérique américain. À de nombreuses reprises, les représentants de Washington avaient quitté la salle longtemps avant de se rendre compte qu’ils s’étaient fait berner. Lula a reconnu la demande de la Palestine d’un état dans ses frontières de 1967 et Dilma a fermement critiqué l’utilisation disproportionnée de la force par Israël dans son récent assaut sur Gaza.

Plus tôt cette année, l’administration Obama avait espéré obtenir de l’Organisation des États américains qu’elle tance le Vénézuéla à propos de sa réponse à ses manifestations de rue. Mais Dilma connaît le sens de l’expression deux poids, deux mesures. En 2013, elle s’était heurtée aussi à des protestations plus massives que toutes celles du Vénézuéla, contre lesquelles ses forces de sécurité avaient brutalement répondu. Le Brésil, néanmoins, n’a reçu aucune récrimination de Washington. Aussi a-t-elle défendu le Vénézuéla : «Le Vénézuéla a sa propre histoire. Ce n’est pas au Brésil de lui dire ce qu’il faut faire, puisque cela irait à l’encontre de notre politique étrangère. Le Brésil ne commente la politique intérieure d’aucun pays» a-t-elle dit ; «Pour le Brésil, il est très important de toujours regarder le Vénézuéla du point de vue de ses avancées, à travers tout cela, et plus particulièrement en matière d’éducation et de santé.»

Le Brésil est régulièrement accusé par les éditorialistes américains de ne pas « respecter les principes des Nations Unies » ou les valeurs de l’Organisation des États américains parce qu’il ne se joint pas aux chacals pour chasser les ennemis du moment, qu’il s’agisse du Vénézuéla, de la Libye, de la Syrie ou de la Russie. En fait, ne pas procéder ainsi est justement respecter les principes de ces organisations, en particulier la non-agression, le multilatéralisme et la souveraineté. Le Vénézuéla a posé sa candidature, sans rencontrer d’opposition, au siège non permanent réservé à l’Amérique latine au Conseil de sécurité des Nations unies, ce qui reflète une unité régionale qui aurait été mise en péril si Silva avait gagné (son programme électoral appelant à des relations commerciales et sécuritaires rapprochées des États-Unis d’Amérique).

Le Brésil, bien sûr, a ses propres intérêts. Le pays coopère avec l’Argentine à l’ONU, mais il veut son propre siège permanent au Conseil de sécurité. Et Rousseff, traitant les problèmes économiques et les revendications sociales de son pays, a gardé un profil plus bas que Lula et travaille avec Washington, faisant des compromis lorsque c’est nécessaire (certains ont estimé que la résolution sur la vie privée de l’ONU a été assouplie).

Mais il ne fait aucun doute qu’Hillary Clinton, à l’idée de ce que sera sa politique étrangère lorsqu’elle accèdera à la Maison-Blanche, aurait préféré Marina Silva (sans parler de Neves) à Dilma Rousseff à Brasilia.

MISE À JOUR — mardi 7 octobre : Mark Healy soulève un point important, à savoir que la direction de l’influence des marchés financiers a été inversée depuis que Lula a été à plusieurs reprises flingué par les marchés financiers. Maintenant, Wall Street et la City sont portés à emboîter le pas de São Paulo bien davantage que l’inverse. Également, le boom de Silva a été fortement encouragé par le complexe banque-média-business brésilien, que The Economist et d’autres ont rejoint avec enthousiasme. Je pense que c’est une bonne chose, même si j’ai tendance à présumer un « marché financier » mondial avec différents centres régionaux, dont l’influence se déplace dans plusieurs directions à la fois. Enfin, tout le dispositif connu sous le nom de « Wall Street » est un vestige historique, et dès 1956, l’ancien président du Guatemala, pour protester contre le coup d’État de 1954 appuyé par les États-Unis dans son pays, a ouvert son livre, « Le Requin et les Sardines », avec ces questions : « Wall Street, où ça commence ? Où ça finit ?»

Source : The Nation

Traduction par les lecteurs du blog www.les-crises.fr, librement reproductible en indiquant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/pourquoi-les-elections-bresiliennes-sont-importantes/