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[Reprise] Le désert des valeurs fait sortir les couteaux, par Régis Debray

Saturday 7 February 2015 at 04:00

Très tôt Régis Debray aura alerté contre l’oubli des et leurs républicaines.

Alors qu’il publie aujourd’hui “Un candide à sa fenêtre”, l’intellectuel s’exprime sur l’unanimisme de l’après- attentat, l’état préoccupant de notre pays ou encore l’attrait inédit du djihadisme.

Propos recueillis par Aude Lancelin

Régis Debray

L’Obs La mobilisation nationale consécutive aux assassinats perpétrés à « Charlie Hebdo » et à la porte de Vincennes pourrait-elle montrer plus de ressources républicaines et de capacités de sursaut qu’on n’en attribuait ces derniers temps à la France ?

Régis Debray Oui, à l’heure où nous parlons, c’est un formidable encouragement. « Quelque chose meurt en nous quand un ami s’en va. » Non. Quand des amis comme ceux-là s’en vont, morts au champ d’honneur, quelque chose de profond se réveille en nous tous. Challenge and response, défi et renouveau. Cela vaut pour les civilisations, comme pour les pays et les individus. Et cela vaut bien de passer sur la récupération bizarre, voire obscène, de joyeux francs-tireurs par tous leurs ennemis réunis, au dedans comme au dehors. Paris vaut bien une comédie unanimiste. La République vaut bien un quiproquo. On devrait pouvoir repartir. Imaginez des politiques à la hauteur ! On peut rêver.

Depuis plus de vingt ans, on le voit à nouveau dans ce livre « Un candide à sa fenêtre », votre réflexion porte sur le délitement de l’idée de France, sur l’espèce de déliquescence qui affecte le grand récit national, et l’antipathie sourde que ce dernier inspire même à beaucoup d’entre nous. Chez vous pourtant, cela ne débouche jamais, contrairement à tant d’autres aujourd’hui en France, sur un déclinisme sinistre. Qu’est-ce qui vous permet de garder espoir en ce pays ?

D’abord, le noble instinct de conservation. Et puis la langue, et l’humour – parce qu’au fond, le français, ma vraie patrie, c’est beaucoup plus grand que l’Hexagone. Il y a là une vitalité, une veine d’impertinence, une résilience qui ne renonce pas, en France, en Algérie, au Québec, au Liban. On est bien forcé pourtant d’observer chez nous un appauvrissement du vocabulaire, un tarissement du poétique, un « casse-toi pauv con » généralisé. Mais il y a de la ressource.

Quand vous lisez Kamel Daoud par exemple /-« Meursault, contre-enquête », NDLR], vous vous dites : ah, il y a encore une mise des mots sous tension, une intensité d’écriture. Bien sûr, minoritaire. Mais, ça l’a toujours été. Malraux disait que la secte littéraire, c’était 10 000 personnes. Au-delà, c’est un malentendu. Ou un opportunisme. Espoir d’ordre culturel, donc. D’ordre politique ? Je crains que de ce côté, on ne soit à la fin d’un cycle, celui qui est né aux alentours de 1789 et qui liait la lutte pour le pouvoir à une confrontation d’idées. La première a sans doute 50 000 ans, en tout cas 3 000 ans attestés. C’est une lutte d’intérêts, de factions, de clans. Mais la Révolution a inventé autre chose en France qui arrimait l’éternelle bagarre pour les places à une idée de l’homme et de l’avenir, à un universel. On a souvent l’impression qu’on en est revenu là-dessus au statu quo ante, « ôte-toi de là que je m’y mette ».

Quel genre d’événement pourrait permettre de mettre en branle les nouvelles élaborations politiques nécessaires pour redonner une véritable vie à la République en France ?

L’attentat du 7 janvier jouera-t-il le rôle d’un tel événement ? Ou bien faudra-t-il une guerre pour de vrai ? Ou l’arrivée d’une troïka du FMI pour prendre les commandes, comme à Athènes ? Il faudra frôler un précipice en tout cas. Je n’ignore pas que chaque siècle a son petit poème de deuil sur la décadence. La longue-vue historique relativise ces lamentations. Quand l’imprimerie est apparue, les moines copistes ont dit que tout était foutu. On voit aujourd’hui la même chose avec le virtuel. C’est une idiotie bien sûr, on peut reconstituer une culture en milieu numérique. Je lisais récemment l’« Histoire de la littérature française » de Thibaudet, livre admirable. Il fait terminer notre littérature dans les années 1920, estimant que les années 1930, celles où il écrit, sont un désert.

Bon. Nous sommes tout de même réellement sur le recul. La France a tenu l’avant-scène deux ou trois siècles. C’est normal qu’elle laisse à d’autres la place. Mon ami Daniel Cordier dit que la France est morte en 1940. La France en tant que pays maître et grande puissance, on peut le penser. Il y a tout de même eu un « été indien » avec de Gaulle, mais la messe était peut-être dite. Au fond, on peut survivre à ça. On peut même vivre plus heureux. Etre un acteur de l’histoire, c’est très emmerdant, ça coûte des vies humaines, de l’argent, beaucoup d’inconvénients domestiques. En Suisse, le principe de précaution joue à plein.

Cette situation ne concerne pas seulement la France. Vous avez ainsi récemment publié « l’Erreur de calcul » (Editions Le Poing sur la Table), un très beau texte, très fort, terrible en même temps. Vous y dénoncez notamment l’expansionnisme de la vision économique du monde, et les ravages qu’elle opère. D’une certaine façon, c’est la planète entière qui est mise en joue par le néolibéralisme et la soumission de nos élites à ses exigences… En Occident, en tout cas. Le remplacement des lettres par les nombres et l’idée qu’à toute expression doit correspondre une valeur chiffrée, que ce soit en taux, en score, en performance ou en part de marché, c’est quelque chose de sidérant. Est-ce l’illusion économique qui a stérilisé la politique ? Ou la politique est-elle tellement stérile qu’il ne nous reste plus que z l’économique ? En tout cas, il y a un cercle vicieux qui fait que nos dirigeants sont devenus des comptables. On m’a fait une adolescence politique, on me fait une vieillesse économique. Ça me fait rire, et un peu pleurer aussi. C’est un changement radical de référence.

Vue aérienne de la marche républicaine du dimanche 11 janvier, à la place de la République

Vue aérienne de la marche républicaine du dimanche 11 janvier, à la place de la République

Pour être Premier ministre, il faut avoir été dircom [Manuel Valls fut directeur de la communication de Lionel Jospin]. Au fond, on se demande si une personnalité originale peut encore surgir dans le forum ou la foire actuelle. Les contraintes et les contrôles (sondages, communicants, marchés, Bruxelles, etc.) sont tels que seul le médiocre, le falot ou le docile peuvent s’y tailler une place.

Aujourd’hui, la gauche radicale française est au tapis, alors qu’on assiste, dans d’autres pays européens, à l’émergence de nouvelles formations (Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, etc.). Comment l’expliquer ? Est-ce que, comme vous le suggériez tout à l’heure, on n’est finalement pas encore tombés assez bas économiquement, ou bien est-ce que nous ne sommes pas ce peuple insurgé que l’on a longtemps prétendu être et que l’on a surjoué à certaines époques ? Qu’est-ce qui explique qu’aujourd’hui le Front national soit la force politique montante, et pas une formation du type Syriza ?

C’est la question clé politiquement. J’ai voté Mélenchon – j’allais dire « comme tout le monde » -, même si je suis souvent en désaccord avec ce qu’il dit (notamment vis-à-vis du religieux, domaine où il n’a rien compris). Le cours des choses est allé de droite à gauche pendant les deux derniers siècles. Aujourd’hui on dirait que la génération qui vient sera plus à droite que celle de ses aînés. Voyez l’évolution du PS. Le programme du Conseil national de la Résistance serait taxé par lui aujourd’hui d’extrême gauche. Cela peut s’expliquer par la remontée des archaïsmes identitaires propre à l’ultramodernité. Et puis il y a la bombe diasporique, à la suite des migrations inéluctables qui vont dominer le siècle, et provoquer des réactions immunitaires un peu partout.

Plus les gens se côtoient, moins ils s’aiment. Il en va de même des cultures. Il y a aussi le fait que le Parti socialiste n’est plus regardable ni audible. Mais honnêtement, je ne peux pas répondre à votre question. Chez les Anglo-Saxons, ou les Bavarois, on peut comprendre. Mais chez nous, pas de Syriza ou de Podemos ? On est latins, tout de même !

Est-ce que ce ne serait pas aussi le fait que la France a opéré pendant des années une chasse aux marxistes très dure, à la mesure peut-être de la longueur de l’épisode gauchiste qu’elle avait vécu antérieurement ? Pendant vingt à trente ans, toutes ces idées-là ont été totalement ostracisées.

Nos connards d’antimarxistes professionnels, excusez-moi, ont ouvert la porte au pire. On a eu deux catastrophes silencieuses depuis trente ans : l’effacement du Parti communiste et celui de l’Eglise catholique – c’est la même chose d’ailleurs. Parce que c’était tout de même deux encadrements qui permettaient l’intégration des marges et des immigrés et dont la seule présence donnait un peu de pudeur à la loi du fric et aux bourgeois déculturés. Le prêtre-ouvrier façon Jean-Claude Barreau et le militant syndicaliste.

Le Français Maxime Hauchard (à droite) a été reconnu, le 17 novembre 2014, parmi les membres du groupe Etat islamique qui ont assassiné des prisonniers syriens.

Le Français Maxime Hauchard (à droite) a été reconnu, le 17 novembre 2014, parmi les membres du groupe Etat islamique qui ont assassiné des prisonniers syriens.

L’immense travail qu’a fait la mouvance communiste (associations de jeunesse, », centres culturels, presse militante, « Vaillant » avec Pif le chien, TNP, etc.) a permis l’extension du domaine de la République vers des couches sociales qui lui étaient étrangères. Quand vous étiez paumé en banlieue en 1950, vous vous disiez : bon, je vais voter communiste, dans vingt ans on sera au pouvoir. Aujourd’hui, qu’est-ce que vous pouvez vous dire ? Chacun pour soi, comme dans un naufrage. Avec son business, ou avec son petit réseau de cinglés. Ou les deux ensemble.

L’engagement pour la Syrie ou l’Irak tient lieu de nouvelle échappatoire pour certains. Dans un des textes de ce recueil, vous comparez au passage audacieusement la situation des jeunes djihadistes qui s’embarquent aujourd’hui pour ces destinations sanglantes à celle du jeune révolutionnaire que vous fûtes.

On allait vers l’homme, tandis qu’eux vont au ciel. On allait vers l’avenir, eux vont vers le passé. Pulsion de vie contre pulsion de mort. On régresse. Le lumpen à l’abandon caricature et inverse l’engagement révolutionnaire d’hier. Pourquoi ? Les âmes bien nées ont toujours eu besoin d’une « cause » et de risquer leur vie pour elle. Or il n’y a plus d’offre nationale de ce côté-là (mourir pour un point de croissance, c’est un peu mince) et l’Europe à la Jean Monnet, comme mythe de convocation, a fait pschitt. Restent les appels de l’exotisme. Ajoutez l’attrait de la guerre et des armes, l’ennui du train-train, et la recherche de l’absolu. Plus une vision du monde qui divise l’humanité entre ceux qui ne sont rien, les incroyants qu’on peut tuer à loisir et les élus. Le contraire de la fraternité. Nous n’étions pas des évangéliques, mais nous avions beau être qualifiés de « terroristes », un attrape-tout qui a beaucoup servi, le fait de prendre des civils en otage ou d’abattre des prisonniers, c’était impensable.

L’agitation autour de l’islam ne cesse de monter en France. Outre les événements tragiques survenus à « Charlie Hebdo », le nouveau roman de Michel Houellebecq traite précisément de ces questions sur un mode polémique. Est-ce que vous pouvez comprendre le fait que certains voient dans cette religion un facteur de déstabilisation majeur pour les pays européens ? Ou est-ce qu’il y a là pour vous une panique excessive qui finit du reste par devenir autoréalisatrice ?

Evitons surtout la paranoïa. Il y a un problème sérieux lié non à l’immigration en soi, mais au fait que beaucoup d’enfants d’immigrés ne se sentent plus français et n’ont pas envie de le devenir. Aux Etats-Unis, les arrivants arborent le drapeau américain. Pourquoi ? Parce que les politiques y ont un petit drapeau étoilé sur le revers du veston, parce que, lorsque vous arrivez dans un aéroport, vous avez un stars and stripes de 10 mètres sur 20.

Nous, nous avons une classe dirigeante qui a honte de sa langue et de son lieu de naissance : c’est ringard, franchouillard, moisi. Comment voulez-vous que les immigrés se sentent un attrait pour ce qui rebute nos gens du bon ton ?

Le vrai problème, ce n’est pas la présence musulmane, du reste aussi éclatée et diverse que le monde chrétien de souche. C’est notre incapacité à nous faire aimer des nouveaux venus. C’est plus un problème franco-français qu’un problème franco-musulman. Pourquoi rien à la place du service militaire ? Pourquoi n’a-t-on pas ritualisé la naturalisation comme le font les Etats-Unis, pourquoi « la Marseillaise » à l’école est-elle jugée pétainiste ?

Leur religion biblico-patriotique rend les Américains confiants dans leur destin, parfois même un peu trop. Nous avions un équivalent dans le culte laïque de la patrie ou du savoir ou du progrès. Les fondements symboliques sont aux abonnés absents. C’est la fierté qu’il faut désormais récupérer.

Pourquoi est-ce que nous n’arrivons plus en France à mobiliser notre passé prestigieux et nos mythologies autrement que sur un mode muséal ?

Les pays comme la Chine ou l’Inde entretiennent leur mytho-histoire. Chez nous, le mythe, Barthes aidant, passe pour un affreux mensonge. La Maison de l’histoire de France était mal partie, avec Sarkozy en initiateur, on avait envie de fuir. Mais cette affaire était révélatrice, comme je le dis dans mon « Candide ». Qu’est-ce qu’une nation ? C’est une fiction qu’on accepte parce qu’elle nous augmente. L’histoire s’en allant, ne nous restent que clod mémoires, parcellaires et antagonistes. On est passé de la molécule aux atomes. Ça se paie.

Vous décrivez trois stades d’illusion dans « l’Erreur de calcul ». Après le temps de l’illusion religieuse, celui de l’illusion politique, et aujourd’hui l’illusion économique dans laquelle l’Occident vit. Cette civilisation-là, à vous lire, n’est pas promise à un grand avenir. Elle présente des contradictions extrêmement violentes, ne serait-ce que le fait de ne pas donner aux gens de véritables raisons de vivre. Alors c’est sûr, nous n’échapperons pas au retour de l’illusion religieuse ?

Ce serait malheureux, parce que la religion sans culture religieuse, c’est toujours meurtrier. Dommage que les autorités n’aient pas donné suite à ma proposition d’il y a dix ans : l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. On s’était fait une idée un peu bébête du progrès, du genre : « une école qui s’ouvre, c’est un sanctuaire qui ferme ». J’ai découvert il y a quarante ans, en me baladant dans le monde arabe, que les fondamentalistes à l’université prospéraient dans les facs de sciences et de techniques, et non de lettres.

Partout, en Inde, comme en Israël, comme en Amérique. La modernisation techno-économique déclenche une régression politico-culturelle. Comme le nuage porte la pluie, la fin de la politique comme religion (ce qu’elle fut en France depuis 1789) entraîne le retour des religions comme politique. Le tout-économie, dont le tout-à-l ‘ego est un effet parmi d’autres, accélère ce mouvement de balancier jusqu’à la folie. Il y a une sorte de cercle vicieux entre le désert des valeurs et la sortie des couteaux. Entre la dévaluation de l’Etat et le retour au tribal, le repli sur les périmètres de sécurité primaires : le clan, la famille, le terroir, la reféodalisation du paysage.

Au fond, le grand résultat de l’Europe de Bruxelles, ça aura été le retour de l’Europe moderne au XVe siècle : les villes-Etats, les principautés ou régions, les féodalités financières et les communautés de croyance. Mafias et sectes. Si les choses continuent ainsi, ce n’est plus la citoyenneté qui va nous unir, mais la généalogie (papa et maman, la terre et les morts), ou une appartenance religieuse ou les deux. Ce serait la fin d’une période ouverte par la Révolution française, et ceux qui se sont réjouis de cette fin ont en réalité ouvert un avant-1789. Ce sont ces pseudo-modernisateurs de la gauche qu’il faudrait maintenant oublier.

Régis Debray

Source : L’OBS, N°2619, le 14/01/2015

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Je vous propose aussi ce beau débat sur Mediapart après les attentats (merci à Arthur78 !), avec Jocelyne Dakhlia, historienne et anthropologue, directrice d’études à l’EHESS, spécialiste de l’histoire du monde musulman et de la Méditerranée ; Régis Debray, écrivain, philosophe ; Edgar Morin, sociologue et philosophe ; Benjamin Stora, historien, spécialiste de l’histoire du Maghreb contemporain, dirige le Musée de l’histoire de l’immigration. :

La République, l’islam et la laïcité (partie 1) : premières leçons des attentats

La République, l’islam et la laïcité (partie 2) : rééduquer les éducateurs

La République, l’islam et la laïcité (partie 3) : Modernité et archaïsmes

Source: http://www.les-crises.fr/regis-debray-le-desert-des-valeurs-fait-sortir-les-couteaux/