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[Reprise] Un entêtement suicidaire, par Milton Friedman 2/2 [1996]

Tuesday 16 June 2015 at 00:07

Suite et fin de l’interview de Milton Friedman, le début étant ici.

par Milton Friedman [1996]

Les avantages de la monnaie unique en question
Le monétarisme n’est pas responsable

Les avantages de la monnaie unique en question

Milton Friedman

Robert LozadaLes avocats du projet de monnaie unique lui prêtent divers avantages :
- les exportateurs français n’auront plus à craindre les dévaluations compétitives comme celle, par exemple, de la livre sterling depuis 1992 ;
- la monnaie unique sera une bonne monnaie qui permettra la baisse des taux d’intérêt ;
- elle supprimera l’incertitude inhérente aux changes flottants ;
- elle libérera l’Europe de la tutelle du dollar.

Quels commentaires vous inspirent ces affirmations ?

Milton Friedman – Sur le premier point, la livre sterling flotte vis-à-vis des monnaies du Système monétaire européen, mais je ne vois pas que l’on puisse parler de dévaluation compétitive puisque la Banque d’Angleterre n’a fixé aucun taux de change à sa monnaie et ne vend pas, que je sache, du sterling sur le marché pour le faire baisser. En tout état de cause, les pays européens que vos commentateurs accusent de dépréciation compétitive risquent de ne pas participer à la monnaie unique. Celle-ci ne changera donc rien à la situation existante. Deuxième point : la monnaie unique ne dérogera pas à la règle commune sous le prétexte qu’elle est “unique”. Elle sera, comme toutes les monnaies, bonne ou mauvaise, c’est-à-dire inflationniste ou pas, suivant la façon dont elle sera gérée. Si, comme certains de ses promoteurs en ont la tentation, elle représentait une sorte de qualité moyenne par rapport aux différentes monnaies qui la composent, elle serait automatiquement moins bonne que certaines de celles-ci ; moins bonne que le deutsche mark en particulier. Il y aurait recul et non pas progrès par rapport à la situation actuelle. Troisième point : la fusion des monnaies supprime évidemment l’incertitude de change entre les monnaies concernées. Mais pour l’instant, nous n’en sommes pas là. Nous nous trouvons en présence d’un système de changes administrés ou encore de flottement impur, c’est-à-dire comportant l’intervention constante des banques centrales. Vue sous cet angle, l’affirmation des défenseurs de la monnaie dite unique ne constitue que la reprise des arguments traditionnels contre les changes flottants et en faveur des changes administrés. Dans un article publié en 1953, ” The case for flexible exchange rate “, je réfutais déjà ces arguments. Il se trouve que le livre contenant cet article vient de paraître dans sa traduction française (1).

Je continue d’adhérer pleinement à l’analyse théorique que je formulais il y a plus de quarante ans. Je me contenterai ici de dire que les changes administrés n’éliminent en rien l’incertitude, tout au plus en modifient-ils la forme. Quant au dernier point, l’euro comme monnaie de réserve ? Soit, mais quel bénéfice les Européens croient-ils qu’ils retireraient de cette promotion ? Les États-Unis ne tirent guère avantage du fait que le dollar constitue la monnaie de réserve internationale. Le Japon, a contrario, a-t-il souffert du fait que le yen ne sera pas monnaie de réserve ?

Ne vous méprenez pas, je n’ai rien en soi contre la perspective d’une monnaie unique en Europe. Si les institutions politiques sont adaptées, la monnaie unique comporte assurément quelque mérite. Mais, même sur ce point, nombre de commentateurs se font des illusions sur les avantages économiques à attendre d’une telle innovation. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’époque où il y avait une monnaie unique en Europe qui était l’étalon-or. D’abord la période d’authentique étalon-or dans le monde a été courte, au plus de 1879 à 1914. Ensuite, durant cette période, des crises répétées ont sévi aux États-Unis, en Grande-Bretagne et même en France. Les fluctuations cycliques durant la période de l’étalon-or furent plus marquées qu’elles ne l’ont été depuis cette période. Aux États-Unis, la grande dépression, elle-même, s’est produite alors que le pays était encore sous l’étalon-or. Une monnaie unique, qu’il s’agisse de l’étalon-or ou d’une monnaie fiduciaire, ne constitue pas par elle-même une garantie contre la déflation. Contre l’inflation non plus, nous l’avons dit, si la monnaie unique est mal gérée.

R.L. J’aimerais à ce propos vous lire un commentaire d’un des avocats de la monnaie unique, M. Paul Mentré, inspecteur des Finances et proche de l’ancien président de la République, M. Valéry Giscard d’Estaing : ” Une des raisons de la fragilité du dollar est le surdimensionnement de son rôle en matière de placements internationaux. Une monnaie unique européenne… contribuera à un meilleur équilibre global au service de l’activité et de l’emploi “. Cette citation vous inspire-t-elle à votre tour un commentaire ?

Milton Friedman : Je ne comprends pas ce que cela veut dire. Le dollar ne me parait pas du tout fragile. En quoi l’est-il ?

R.L. Il a beaucoup baissé vis-à-vis du yen et du DM. Les phrases citées sont extraites d’un article paru dans Le Figaro du 31 mars 1995 à l’époque où le taux de change de monnaie américaine chutait vis-à-vis des deux autres monnaies mentionnées, à la suite de la crise mexicaine et de l’aide apportée par les États-Unis à leur voisin.

Milton Friedman : Le dollar ne baisse plus. Demain, peut-être, il remontera. Mais admettons l’argument de la baisse : ce fait est-il plus significatif que la supériorité du niveau de vie des États-Unis par rapport à la France, elle-même reflet de la persistance d’une productivité plus grande de la première citée de ces économies par rapport à la seconde ? La baisse d’une monnaie A par rapport à une monnaie B n’est pas nécessairement une marque de faiblesse de l’économie dont la monnaie baisse. Pas plus que la hausse de la monnaie B par rapport à A n’est en soi un signe de vitalité. La variation des deux monnaies l’une par rapport à l’autre exprime un phénomène monétaire qui n’a rien à voir avec la force relative des deux économies en présence.

En mars 1995, c’est le yen qui était fragile à cause du niveau trop élevé qu’il avait atteint par rapport au dollar. Cette surévaluation ne pouvait se maintenir et effectivement elle n’a pas tenu. J’ai personnellement gagné de l’argent en vendant du yen à court terme. Quand une monnaie baisse par rapport à une autre, pourquoi qualifier de ” fragile” la première et non pas la seconde ? La baisse d’une monnaie par rapport à une autre est-elle nécessairement un événement négatif ?

R.L. Pas nécessairement, en effet, pour le pays dont la monnaie baisse, répondront vos contradicteurs. Mais il n ‘en va pas de même pour ses partenaires commerciaux.

Milton Friedman : Si le dollar s’effondre, vous pouvez acheter des produits américains très bon marché. Où est le préjudice ?

R.L. Vous présentez le point de vue des consommateurs alors que vos contradicteurs pensent à celui des producteurs. Ils diront que si le producteur perd son emploi, il ne peut plus être consommateur. A quoi bon des produits importés à bas prix si on ne peut plus les acheter ?

Milton Friedman : La réponse facile et décisive à ce type de raisonnement est fournie par l’Histoire. La révolution industrielle au XIXe siècle a provoqué des déplacements importants de personnes et de capitaux entre les pays alors développés (Europe) et les pays qui ne l’étaient pas (en particulier les États-Unis), ce que les commentateurs que vous citez craignent aujourd’hui. Les travailleurs anglais, les plus concernés, ont-ils souffert les maux (chômage, salaire réel diminué) que l’on attribue à cette concurrence ? En fait, le résultat fut le développement du bien-être pour des centaines de millions d’êtres humains répartis sur la surface du globe.

Je ne crois pas du tout que le dollar soit ” fragile “. C’est une monnaie forte et l’une de ses forces tient à sa capacité de fluctuer sans que ces fluctuations ne provoquent de craintes particulières. Sa volatilité est une force et non une faiblesse parce qu’il permet à l’économie américaine de s’ajuster plus rapidement à des circonstances changeantes. Cette volatilité évite d’autres formes d’ajustement qui seraient plus pénibles. Le critère essentiel de la ” solidité ” d’une monnaie réside dans la stabilité des prix dans le pays concerné. A ce titre, la performance américaine depuis plus de dix ans, avec une hausse de prix de l’ordre de 3 % par an et aucun signe d’accélération, est satisfaisante. Aussi longtemps que ce résultat subsiste, il n’y a pas à se préoccuper de la variation du dollar par rapport aux autres monnaies. C’est au marché des changes seul qu’il incombe de fixer la valeur relative des monnaies les unes vis-à-vis des autres.

R.L. Je voulais surtout obtenir votre opinion concernant la deuxième phrase du texte de M. Mentré où il exprime l’espoir qu’il met dans la monnaie unique comme facteur d’un meilleur équilibre économique dans le monde.

Milton Friedman : Je ne vois pas du tout ce que cela peut vouloir dire. Non, je ne le vois vraiment pas. Le problème ne concerne pas je ne sais quel ” équilibre global “, il concerne la situation concrète des Français, des Allemands, des Suédois, des Italiens, etc. Comparé à ces nations charnelles, existe-t-il une entité que l’on puisse qualifier de globale ? Que signifie ” équilibre ” ? Faut-il entendre que les exportations doivent être égales aux importations pour chacun des pays du monde ? N’est-il pas approprié que certains pays épargnent plus qu’ils n’investissent et soient donc exportateurs de capitaux ?

R.L. D’autres partisans français de la monnaie unique, professeurs d’économie, soulignent que le système actuel entretient l’incertitude.

Milton Friedman : Le cimetière est le seul endroit où l’on échappe à l’incertitude. Celle-ci est-elle néfaste lorsqu’elle est liée à une évolution progressive et dynamique? Le mal central dont souffre l’Europe depuis cinq ou dix ans consiste en un excès de certitude ou de sécurité. Trop de sécurité en ce qui concerne le salaire, trop de sécurité en ce qui concerne l’emploi. Pas assez d’incertitude, c’est-à-dire pas assez de flexibilité. L’incertitude est un ingrédient indispensable au progrès. Ce dont vous souffrez, ce n’est pas d’un excès d’incertitudes, mais d’un trop plein de clichés, de phrases convenues, de sophismes. Le texte que vous me soumettez me parait parfaitement creux.

R.L. Vous n’êtes pas opposé cependant à la stabilité du Système monétaire international ?

Milton Friedman : Stabilité ne signifie pas rigidité. De plus, si les différents pays appliquent des politiques monétaires non inflationnistes, la stabilité des taux de change s’ensuivra.

R.L. L’inflation est réduite depuis plus de dix ans dans les pays occidentaux, pourtant les changes ont continué d’être chahutés.

Milton Friedman : La volatilité a beaucoup diminué. Les crises de change les plus marquées que l’on a connues dans le cadre du Système monétaire européen en 1992 et 1993, ou dans le cas mexicain en 1995, ont eu pour origine la volonté de maintenir des changes fixes contre la tendance profonde du marché.

Le monétarisme n’est pas responsable

R.L. La politique de change fixe entre le franc et le DM menée par la Banque de France est constamment qualifiée en France de ” monétarisme “. Voici un exemple : ” C’est le monétarisme absolument dément pratiqué par nos autorités monétaires depuis cinq ans – en l’occurrence une véritable diminution de notre masse monétaire certaines années – qui explique la hausse non moins démente de nos taux d’intérêt réel “. Approuvez-vous cette analyse ?

Milton Friedman : Permettez-moi de réécrire ce texte de la façon suivante : ” C’est l’insistance démente mise par la Banque de France à lier le franc français au deutsche mark à un taux déterminé qui a obligé cet institut d’émission à réduire (ou à accroître) la masse monétaire de temps à autre et à maintenir des taux d’intérêt réels très élevés “. Cette politique n’a rien à voir avec le monétarisme qui consiste dans l’affirmation, sur le plan théorique, d’une étroite corrélation entre la quantité de monnaie et le niveau des prix et, dans l’affirmation complémentaire que l’évolution de la quantité de monnaie constitue le meilleur guide de la politique économique d’un pays. En aucun cas, le monétarisme ne consiste à affirmer que la politique économique d’un pays doit être fondée sur le maintien d’un taux de change fixe avec un autre pays. La politique suivie par la Banque de France est celle des changes administrés. La qualifier de monétarisme constitue un contresens absolu.

Au fond, l’expression ” politique du franc fort ” constitue un bel exercice d’autosuggestion. Bien loin de traduire, comme les termes semblent l’indiquer, une inébranlable confiance en soi, elle parait plutôt refléter un étrange complexe d’infériorité en matière monétaire ; complexe qui s’efforce de se dissimuler sous un vocabulaire avantageux mais quelque peu dérisoire.

N’est-ce pas vous-même qui m’aviez fait remarquer qu’en dehors du bref épisode du franc Poincaré, dont le succès, incidemment, fut beaucoup plus dû à l’exceptionnelle autorité du gouverneur de la Banque de France de l’époque, Émile Moreau, qu’à Poincaré lui-même, la France depuis 1914, et surtout depuis 1936, aura successivement accroché sa monnaie à la livre sterling jusqu’en 1940, au dollar jusqu’en 1972 et, depuis, au deutsche mark ? Comme si elle se sentait incapable par elle-même de résister aux sirènes de l’inflation. Si j’étais Français, je n’accepterais pas cette autoflagellation.

R.L. A ce sujet, voyez-vous un parallèle entre la politique du franc fort suivie depuis plusieurs années et la politique de déflation menée de 1931 à 1936 dans l’espoir de maintenir la parité du franc non pas, à l’époque, avec telle ou telle monnaie mais avec l’or ?

Milton Friedman : Tout à fait. Il est frappant, dans ce contexte, de constater la permanence de certaines attitudes monétaires dans la vie des nations. Je n’ai jamais mieux compris les querelles à propos de la politique monétaire internationale au cours des années 60, en particulier la politique du général de Gaulle à l’égard de l’or et du dollar, qu’en lisant les mémoires du gouverneur Moreau relatant ses relations avec les Britanniques et les Américains de 1926 à1930. En ce qui concerne le politique déflationniste de la France dans la première moitié des années 30, l’épilogue n’en fut pas heureux et je crains que, sous une autre forme, il n’en aille de même cette fois-ci.

R.L. Vous n’attribuez pas, je présume, au franc fort la responsabilité totale ou même principale des 12 % de chômage que connaît la France, n’est-ce pas ?

Milton Friedman : Non. Comme dans pratiquement tous les pays de la planète, on retrouve en France les maux qui caractérisent nos économies modernes, à des degrés divers il est vrai : niveau trop élevé des dépenses publiques en raison des débordements de l’Etat-providence, 54 % en France d’après ce que j’ai lu dans un rapport de l’OCDE, abus des réglementations, rigidité excessive du marché du travail, système éducatif en pleine décadence : il faut arrêter de produire des diplômés qui ne savent souvent ni lire, ni écrire, ni compter.

Toutefois, à ces maux s’ajoute un élément qui, lui, est proprement français et pour cela attire l’attention perplexe voire médusée des observateurs extérieurs dans mon genre : cette bizarre politique du franc fort qui a aggravé vos difficultés structurelles depuis dix ans et qui rend dérisoires les déclarations pathétiques et les efforts sporadiques du gouvernement français contre le sous-emploi.

Vous savez, l’effort des pays européens pour établir une monnaie unique me suggère une comparaison qui, à première vue, peut paraître lointaine, mais que je crois très éclairante : l’établissement d’une langue commune pour surmonter l’obstacle représenté par la diversité linguistique ; obstacle au moins aussi sérieux que celui constitué par la diversité monétaire.

Personne, pourtant, n’a suggéré d’entamer des négociations destinées à établir une langue commune ni l’adoption de règlements par la Commission européenne tendant à assurer l’utilisation de cette langue et l’amélioration de ses caractéristiques.

Certains pays, en particulier la France, s’efforcent à une maîtrise administrative du développement de leur langue afin d’empêcher l’introduction de mots étrangers. Mais sans grand succès.

Pourtant, l’Europe est bien plus proche aujourd’hui de la langue commune que de la monnaie unique. En dépit de l’opposition française, l’anglais est devenu la langue des échanges intra-européens.

Non pas à cause d’accords intergouvernementaux ou de sommets à Maastricht, mais simplement par la libre décision des personnes engagées dans ces échanges et qui ont constaté que l’anglais représentait la plus utile seconde langue à maîtriser.

Très exactement le processus même de coopération volontaire et d’échange qui rend l’économie de marché si efficace dans l’utilisation des ressources.

Rien ne garantit que l’anglais demeurera indéfiniment la langue commune. Pendant des siècles, ce fut le latin et ensuite le français. Si les conditions changent, une autre langue remplacera peut-être l’anglais comme le français avait succédé au latin. On peut sans doute me chicaner sur des détails, mais mon message central demeure : l’évolution linguistique a été le fruit de changements spontanés et graduels et non pas de la mise en oeuvre d’un plan gouvernemental.

Pourquoi ne pas procéder de la même façon avec les monnaies ? Que chaque pays conserve sa monnaie librement échangeable avec les autres monnaies au taux de change que les parties à la transaction choisissent d’utiliser (autrement dit, par recours aux taux de change flexibles).

Et qu’une monnaie commune s’impose de la même façon que la langue commune s’est imposée : par coopération volontaire. Le marché assure de bien meilleures chances de succès que la politique.

R.L. Vous vous êtes exprimé en toute liberté. Mais sur ce sujet de la probabilité de la monnaie unique en Europe, nombre de vos collègues économistes américains font preuve du même scepticisme que vous. Au point que les Français, partisans de cette monnaie unique, dénoncent un ” complot anglo-saxon ” destiné à démolir un projet qui ferait ombre à la prééminence américaine. Que répondez-vous ?

Milton Friedman : Il n’existe pas plus de conspiration contre l’Europe qu’il n’y en a afin d’établir l’anglais comme langue universelle.

Comme vous le savez, j’ ai de profonds désaccords avec nombre de mes collègues américains et je ne ménage pas mes critiques à l’égard de la politique économique américaine. En particulier en ce qui concerne l’excès de réglementations, de dépenses publiques et de décisions de caractère protectionniste. Il se trouve, cependant, que la plupart des économistes américains, et sur ce point je partage leur jugement, considèrent que les économies anglo-saxonnes s’adaptent mieux à la concurrence mondiale que les pays européens ; les États-Unis surtout mais aussi la Grande-Bretagne. Vous avez le droit de ne pas partager ce jugement mais vous auriez tout à fait tort de croire qu’il est fondé sur une volonté de vous nuire. Il n’y a pas parmi les économistes américains d’hostilité personnelle à l’égard de la monnaie unique.

Il n’y a rien d’autre qu’un scepticisme de caractère professionnel à l’égard de la viabilité du projet. S’il y a complot c’est celui d’une même réaction intellectuelle devant un problème donné. Mon scepticisme à l’égard du projet européen n’est pas récent. Dès 1950, me trouvant comme consultant à Paris dans le cadre du plan Marshall, j’exprimais dans un rapport la conviction qu’une véritable unification économique européenne, entendue comme un marché libre, n’était possible qu’avec un système de changes flottants.

Déjà à l’époque, j’avais exclu la possibilité d’une fusion des monnaies parce que politiquement irréalisable. Une Banque centrale européenne ne se conçoit que dans le cadre des États-Unis d’Europe. Or, un de mes éditoriaux dans le magazine Newsweek en 1973 expliquait pourquoi je ne croyais pas à la réussite de ce projet. Je me référais à un texte d’un des fondateurs de la République américaine, Alexander Hamilton, texte publié dans ses célèbres Federalist papers en 1787 ou 1788. J’avais été frappé par le fait que la critique adressée par Hamilton à la première forme de l’Union américaine, une confédération d’États, valait également pour la Communauté européenne dont la structure politique correspondait, et correspond toujours, à celle de la Confédération américaine de 1787. Pour créer une vraie nation européenne, il faudrait instituer un gouvernement dont l’autorité se substituerait à celle des nations existantes.

Mais, écrivais-je en 1973, les loyautés nationales sont beaucoup plus fortes dans les pays du Marché commun qu’elles ne l’étaient dans les treize États de la Confédération américaine et les différences culturelles beaucoup plus grandes. Les treize États n’acceptèrent de se fédérer qu’après un âpre combat et à une courte majorité. Il y a peu de chance pour que les pays du Marché commun acceptent une pareille limitation de leur souveraineté “.

En ce qui concerne plus précisément la création d’une Banque centrale européenne, mes sources sont également anciennes puisqu’il s’agit du célèbre livre Lombard Street (1873) du fondateur de l’hebdomadaire The Economist, Walter Bagehot. L’auteur explique que les institutions monétaires ne se sont pas créées du jour au lendemain ; elles se développent au fil du temps. Vous pouvez établir toutes les institutions que vous voulez sur le papier avec toutes les conditions possibles et toutes les précisions opérationnelles voulues. Mais vous pouvez aussi être assuré que la réalité ne répondra pas à vos anticipations. Si vous fondez une autorité supranationale baptisée Banque centrale indépendante, vous constaterez à l’expérience que l’indépendance n’est pas quelque chose que l’on impose de l’extérieur, elle se gagne avec le temps.

Si je complote, c’est donc pour le réalisme et contre les illusions onéreuses, pour la Démocratie et contre l’oligarchie bureaucratique, pour la liberté et contre l’étatisme destructeur. Et ce complot présente la particularité de se dérouler à livre ouvert.

(1) Essais d’économie politique. Editions Litec.

Source : Géopolitique, n°53, “Monnaie unique, le débat interdit”, 1996.

Source: http://www.les-crises.fr/entetement-suicidaire-2/