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[Reprise] Un message des dépossédés, par Chris Hedges

Wednesday 11 February 2015 at 01:37

Istanbul: crayons cassés dans une flaque simulant du sang

A Istanbul, ce vendredi, devant le Consulat français, des crayons cassés ont été placés dans une flaque simulant du sang, en mémoire des victimes de la fusillade du journal satirique français Charlie Hebdo. AP/Emrah Gurel

L’attaque terroriste survenue au journal satirique Charlie Hebdo en France n’était pas à propos de la liberté d’expression. Elle ne concernait pas l’Islam radical. Elle n’illustrait pas le fictif choc de civilisations. C’était le signe avant-coureur d’une émergente contre-utopie où les damnés de la terre, privés de ressources pour survivre, désespérés, sauvagement tenus sous contrôle, rabaissés et raillés par des privilégiés vivant dans la splendeur et l’indolence de l’Occident industriel, se déchaînent en une défiante furie criminelle.

Nous avons organisé la rage des dépossédés. Le fléau du capitalisme prédateur global et de l’empire mondial a engendré le fléau du terrorisme. Et plutôt que de comprendre les racines de cette colère et de tenter d’y remédier, nous avons construit des mécanismes sophistiqués de sécurité et de surveillance, voté des lois qui permettent les assassinats ciblés et la torture des faibles, et amassé des armées modernes et les machines de guerre industrielle pour dominer le monde par la force. Cela n’a rien à voir avec la justice. Rien à voir avec la guerre contre le terrorisme. Rien à voir avec la liberté ou la démocratie. Rien à voir avec la liberté d’expression. Cela a à voir avec la course folle des privilégiés pour survivre aux dépens des pauvres. Et les pauvres le savent.

Si comme moi vous passez du temps à Gaza, en Irak, au Yémen, en Algérie, en Egypte et au Soudan, aussi bien que dans les logements sociaux déprimants des ghettos connus sous le nom de “banlieues” qui entourent les grandes villes françaises comme Paris et Lyon, où sont entassés des immigrants nord-africains paupérisés, vous commencez à comprendre les frères Chérif Kouachi et Saïd Kouachi, tués vendredi dans un échange de tirs avec la police française. Il y a peu d’emplois dans ces poches de misère. Le racisme ne se cache pas. Le désespoir est rampant, notamment pour les hommes, qui se sentent dénués de rôle. Le harcèlement des immigrants, couramment pratiqué par la police lors des contrôles d’identité, est pratiquement constant. La police a un jour fait sortir un immigré maghrébin, sans raison apparente, d’une rame du métro de Paris où je me trouvais pour le battre impitoyablement sur le quai. Les musulmans français constituent 60 à 70 pourcent de la population carcérale en France. Les sirènes de la drogue et de l’alcool attirent les communautés musulmanes pauvres pour atténuer leur douleur.

Les 5 millions de maghrébins en France ne sont pas considérés comme français par les français. Et quand ils retournent à Alger, Tanger ou Tunis, où ils sont peut-être nés et ont vécu brièvement, ils sont traités comme des parias étrangers. Coincés entre deux mondes, ils s’enfoncent, comme les deux frères, dans le désœuvrement, la petite délinquance et la drogue.

Devenir un guerrier saint, un djihadiste, le champion d’un idéal absolu et pur, est une enivrante conversion, une sorte de renaissance, qui amène un sentiment de pouvoir et d’importance, aussi familier pour un djihadiste islamique qu’il l’était pour un membre des Brigades Rouges ou des anciens partis communistes et fascistes. Les convertis à n’importe quel idéal absolu qui promet la venue d’une utopie adoptent une vue manichéenne de l’histoire pleine d’étranges théories du complot. Les forces, même bienveillantes, qui s’opposent à eux sont dotées d’une malveillance dissimulée. Les convertis croient vivre dans un monde binaire divisé entre bien et mal, pur et impur. En tant que champions du bien et de la pureté ils sanctifient leur statut de victime et diabolisent tous les incroyants. Ils croient avoir reçu une onction pour changer l’histoire. Et ils embrassent une violence hyper masculine vue comme un moyen de nettoyer les pollutions du monde, ce qui inclut les gens appartenant à d’autres systèmes, races ou cultures. C’est pourquoi l’extrême droite française, organisée autour de Marine Le Pen, dirigeante du Front National anti-immigration, a tant en commun avec les djihadistes que Le Pen dit vouloir annihiler.

Quand vous sombrez dans le désespoir, quand vous vivez piégé dans Gaza, l’immense prison à ciel ouvert d’Israël, dormant à 10 sur le sol d’un taudis de béton, marchant tous les matins à travers les rues boueuses de votre camp de réfugiés pour chercher une bouteille d’eau car celle de votre robinet est toxique, faisant la queue devant les bureaux de l’ONU pour obtenir un peu de nourriture parce qu’il n’y a pas de travail et que votre famille a faim, quand vous subissez périodiquement les bombardements aériens d’Israël qui font des centaines de morts, votre religion est tout ce qu’il vous reste. La prière musulmane, qui a lieu 5 fois par jour, vous donne votre seul sens de structure et de signification, et encore plus important, de dignité. Et quand les privilégiés du monde ridiculisent la seule chose qui vous offre cette dignité, vous réagissez avec une incontrôlable fureur. De même, il n’est pas paradoxal qu’il soit possible de concevoir que cette fureur soit exacerbée lorsque vous et tous ceux autour de vous se sentent impuissants à réagir.

Les dessins du prophète dans l’hebdomadaire satirique parisien Charlie Hebdo sont offensants et puérils. Aucun d’entre eux n’est drôle. Et ils dévoilent un grotesque double standard dès qu’il s’agit des musulmans. En France, un négationniste de la Shoah, ou quelqu’un qui nie le génocide arménien, peut être emprisonné pendant un an et forcé de payer une amende de 60 000$. C’est un acte criminel en France de se moquer de la Shoah comme Charlie Hebdo s’est moqué de l’Islam. On doit enseigner aux lycéens français la persécution des juifs par les nazis, mais ces mêmes étudiants ne trouvent presque rien dans leurs manuels à propos des atrocités françaises généralisées, qui incluent un nombre de morts algériennes que certains portent à plus d’un million, lors de la guerre d’indépendance algérienne contre la France coloniale. La loi française interdit le port public de la burqa, un vêtement couvrant pour les femmes qui comporte une grille sur le visage, aussi bien que le niqab, un voile intégral avec une fine fente pour les yeux. Les femmes portant ces vêtements en public peuvent être arrêtées, condamnées à payer une amende équivalant à 200$ et être forcées d’accomplir un travail d’intérêt général. La France a interdit des rassemblements de soutien aux palestiniens l’été dernier lorsque Israël conduisait des raids aériens journaliers qui aboutissaient à la mort de centaines de civils. Le message aux musulmans est clair : vos traditions, votre histoire et votre souffrance ne comptent pas. Votre histoire ne sera pas entendue. Joe Sacco a eu le courage d’en parler dans une bande dessinée pour le journal The Guardian. Et comme Sacco l’a fait remarquer, si nous n’écoutons pas ces histoires, nous ne ferons jamais qu’échanger sans fin le terrorisme d’état contre le terrorisme.

“C’est une triste situation lorsque la liberté signifie la liberté d’insulter, de dégrader et de se moquer des concepts les plus sacrés des gens”, m’a écrit par email le savant islamiste Hamza Yusuf, un américain vivant en Californie. “Dans certains pays latins, des gens sont acquittés pour meurtre quand la mère de l’accusé a été calomniée par la victime. J’ai vu cela en Espagne il y a de nombreuses années. Ce n’est pas une excuse pour le meurtre, mais cela explique la situation en termes d’honneur, ce qui ne veut plus rien dire en Occident. L’Irlande est un pays occidental qui garde encore un peu de cette mentalité, et c’était les règles de duel irlandaises qui étaient utilisées au Kentucky, le dernier état américain à interdire le duel. La pratique du duel était autrefois très importante en Occident, quand l’honneur avait une profonde signification pour l’âme des hommes. Aujourd’hui on n’a plus le droit de se sentir insulté que par une injure raciale ce qui, en fait, a moins d’impact sur une personne profondément religieuse qu’une attaque contre sa religion. Les pays musulmans sont encore gouvernés, comme vous le savez bien, par des codes d’honneur et de honte. La religion est le plus important. J’ai été attristé par les tweets et images “Je suis Charlie” car bien que je n’aie certainement aucune sympathie pour ces idiots égarés [les hommes armés qui ont fait irruption dans le journal], je ne me sens pas en solidarité avec les moqueurs.”

Charlie Hebdo, qui se fait pourtant fort de taper sur tout le monde de la même façon, a viré un artiste et journaliste en 2008 pour un article qu’il jugeait antisémite.

Peu après les attaques du 11 septembre, alors que je vivais à Paris en tant que reporter pour le New York Times, je suis allé à la cité des 4 000, une cité HLM grise où les immigrés maghrébins vivaient dans des appartements aux fenêtres murées. Des ordures parsemaient les cages d’escalier. Des slogans tagués sur les murs dénonçaient le gouvernement français comme fasciste. Des membres des trois principaux gangs vendaient de la cocaïne et du haschich dans les parkings au milieu des carcasses de plusieurs voitures brûlées. Quelques jeunes hommes m’ont jeté des pierres. Ils scandaient “Fuck the United States ! Fuck the United States ! Fuck the United States !” et “Oussama Ben Laden ! Oussama Ben Laden ! Oussama Ben Laden !” Sur la porte de l’appartement d’une vieille femme juive, quelqu’un avait tagué un “Mort aux juifs” qu’elle avait lessivé.

Dans les banlieues Oussama Ben Laden était un héros. Lorsque les nouvelles des attaques du 11 septembre ont atteint la Cité des 4 000 – ainsi nommée car elle avait 4 000 HLM lors de sa construction – des jeunes hommes sont sortis de leurs appartements pour se réjouir et scander en arabe “Dieu est grand !”. Quelques semaines plus tôt, en France, a eu lieu le premier match de football entre les équipes françaises et algériennes depuis la guerre d’indépendance ayant pris fin en 1962. Les maghrébins dans le stade ont hué et sifflé l’hymne national français. Ils ont scandé “Ben Laden ! Ben Laden ! Ben Laden !” et ont jeté des bouteilles sur deux ministres français, deux femmes. Alors que l’équipe française approchait de la victoire, les supporters algériens, pour arrêter le match, ont envahi le terrain.

“Vous voulez qu’on pleure pour les américains quand ils bombardent et tuent des palestiniens et des irakiens tous les jours ?” m’a dit Mohaam Abak, un immigré marocain assis avec deux amis sur une banc lors de ma visite de 2001 à la Cité des 4 000. “On veut que plus d’américains meurent pour qu’ils commencent à sentir ce que ça fait.”

“L’Amérique a déclaré la guerre aux musulmans il y a bien longtemps”, disait Laala Teula, un immigré algérien qui a travaillé de nombreuses années comme mécanicien dans les chemins de fer. “Ce n’est que la réponse.”

Il est dangereux d’ignorer cette rage. Mais il est encore plus dangereux de refuser d’examiner et de comprendre ses origines. Elle n’a pas émergé du Coran ou de l’Islam. Elle a émergé d’un désespoir de masse, de conditions palpables de pauvreté, allant de pair avec la violence impérialiste occidentale, l’orgueil et l’exploitation capitaliste. Alors que les ressources du monde diminuent, tout spécialement sous l’effet du changement climatique, le message que l’on fait passer aux damnés de la terre est sévère et sans équivoque : nous avons tout ; si vous essayez de nous prendre quoi que ce soit, nous vous tuerons. La réponse des dépossédés est également sévère et sans équivoque. Elle a été donnée à Paris.

Source : Chris Hedges (journaliste et auteur américain. Ancien correspondant de guerre, il est reconnu pour son analyse de la politique américaine ainsi que de celle du Moyen-Orient), Truth Dig, le 11/01/2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/un-message-des-depossedes/