les-crises.fr

Ce site n'est pas le site officiel.
C'est un blog automatisé qui réplique les articles automatiquement

Syriza cernée, par Frédéric Lordon

Sunday 8 February 2015 at 04:30

Beau rappel de Lordon + 2 autres billets cités

Syriza cernée, par Frédéric Lordon

On savait que l’expérience Syriza serait une leçon de choses en politique, la mise à nu, toutes technicités juridico-financières envolées, des ressorts fondamentaux de la puissance et de la souveraineté. De ses confiscations dans des institutions aussi. Nous y sommes – et encore plus vite que prévu.

Comme on pouvait s’y attendre également, le lieu névralgique du rapport de force se trouve à Francfort, à la Banque centrale européenne (BCE). Ce qu’aucun article des traités européens ne permet juridiquement – mettre à la porte un Etat-membre – c’est la BCE, hors de toute procédure, par une opération entièrement discrétionnaire sans aucun contrôle démocratique, qui le peut. Et qui vient d’en donner l’avant-goût, dix jours à peine après l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement malséant, porté par un mouvement populaire ayant le front de réclamer la fin de l’absurde tourment auquel le pays a été soumis par notre chère Europe, un pays en situation de crise humanitaire (( Voir Sanjay Basu et David Stuckler, Quand l’austérité tue, Le Monde Diplomatique, octobre 2014. )) – au cœur de l’Union européenne (UE) et, plus encore, par l’Union ! –, un pays pour lequel, après quelques autres, il faudrait maintenant songer à formaliser juridiquement l’idée de persécution économique – et nommer les persécuteurs. Là contre, le peuple grec s’est donné un gouvernement légitime, mandaté pour faire cesser cet état de persécution. Un gouvernement souverain.

Comme on le sait depuis longtemps, depuis le début en fait, à la question de la souveraineté, la réponse européenne est non. Saint Jean-Claude bouche d’or, qui ne loupe pas une occasion, a livré sa vision terminale de la politique : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » (( Jean-Claude Juncker, entretien, Le Figaro, 29 janvier 2015 )) . Et le peuple grec est invité à crever la gueule ouverte, mais démocratiquement, c’est-à-dire d’après les traités.

Il doit être assez clair maintenant que la leçon de choses a à voir avec deux conceptions radicalement différentes de la démocratie : la démocratie comme asservissement aux traités, contre la démocratie comme souveraineté populaire. Sous la formulation alternative de « passer sous la table ou la renverser », il s’agissait bien de nommer ce point de bifurcation qui verra, selon sa résolution, l’une ou l’autre de ces conceptions l’emporter. On s’y dirige à grande vitesse et, portant au jour la vérité hors-traité des traités, la BCE vient de montrer à tous de quel bois démocratique l’Union se chauffe.

Le chantage de la BCE ou la nudite du rapport de force

Ce que les opérations ordinaires de la politique monétaire ont usuellement pour propriété de voiler apparaît ici en pleine lumière : dans les procédures techniques du refinancement se trouve repliée toute une vision du monde et, comme toujours, c’est en situation de crise qu’elle se révèle pleinement. Couper la ligne du refinancement aux banques grecques n’admet ici aucune justification proprement monétaire. N’était-ce pas d’ailleurs par un geste souverain – car la souveraineté ne disparaît jamais complètement : elle migre – que la BCE avait décidé de détendre ses propres règles et d’admettre en collatéraux les titres de la dette grecque quoique tombés hors de la catégorie investment-grade ? C’est par un geste également souverain, mais inverse, qu’elle vient de revenir discrétionnairement sur cette facilité, manière évidente de faire savoir au gouvernement grec que, précisément, dans les dispositions qui sont les siennes, il n’est plus du tout question de lui faire la vie facile.

Dans une stratégie soigneusement graduée de la constriction, la BCE fait connaître sa force et ne met pas (encore) le système bancaire grec entièrement à genoux. Il reste à ce dernier une source de refinancement en la procédure exceptionnelle dite ELA (Emergency Liquidity Assistance). Mais d’une part cette procédure est plus coûteuse puisqu’elle fournit de la liquidité à un taux de 1,55 % contre… 0,05 % pour les procédures ordinaires. D’autre part l’ELA, en tant que programme « spécial », fait l’objet d’un strict contingentement en volume, de sorte que, la ligne étant susceptible à tout instant d’être brutalement coupée, le système bancaire grec, et le gouvernement derrière, sont installés dans la plus extrême précarité. Enfin, et peut-être surtout, les opérations ELA sont « déléguées » aux banques centrales nationales, en l’occurrence rejetées sur la Banque centrale de Grèce. La signification de ce mouvement de défausse est parfaitement claire, qui fait d’ailleurs écho aux orientations du QE (Quantitative Easing) récemment annoncé : il s’agit d’une stratégie de cantonnement. Désormais les titres de dette grecque ne finiront plus dans le bilan de la BCE elle-même, mais parqués dans celui de la Banque centrale grecque. L’avertissement est limpide : « n’imaginez pas une seconde que la menace à la sortie nous fera quelque effet, d’ailleurs nous sommes en train de créer les conditions pour que, à défaut de vous soumettre, vous preniez la porte avec vos propres encombrants ».

Nous savons donc maintenant jusqu’où va l’extrémisme libéral européen. Car Tsipras a beau en avoir considérablement rabattu, et renoncé aux annulations d’une dette pourtant insoutenable, la simple idée, à cadrage macroéconomique invariant, de réallouer la dépense publique d’une manière qui ne satisfasse pas pleinement à la conditionnalité de l’ajustement structurel est en soi une hérésie inadmissible. Certes le programme minimal d’urgence humanitaire (réaugmenter le salaire minimum et les plus basses pensions, réembaucher quelques milliers de fonctionnaires) ne pouvait se faire par simple réallocation au sein d’une enveloppe de dépense rigoureusement invariante. Certes encore, le surplus de prélèvement fiscal que Syriza a concédé devoir mettre en face est laissé à l’aléa de la capacité d’une administration fiscale extrêmement défaillante – s’il y a une seule « réforme structurelle » à conduire urgemment, c’est bien de ce côté qu’elle se trouve, tout le monde en convient, les Grecs au tout premier chef, il se pourrait même que Syriza, moins compromis que tous les autres partis dans le marécage clientéliste, soit le plus à même de la porter. Certes donc, le programme minimal appelle sans doute une extension du déficitex ante.

Il n’est même pas certain que ce dernier se confirme en déficit ex post, bien au contraire. Avec un talent confirmé d’étrangleur, c’est l’UE et ses restrictions aveugles qui ont précipité la Grèce dans une dépression dont on ne trouve plus d’équivalent qu’en celle des Etats-Unis dans les années 1930. Si bien que ce que, par paresse intellectuelle, on nomme « la dette grecque » n’est en fait pasla dette des Grecs : l’explosion des déficits et l’effondrement de la croissance à partir de 2010 sont moins le produit de l’incurie grecque que d’un assassinat de politique économique administré par l’Union en guise de « sauvetage ». De sorte que lorsque les Etats-membres prêtent pour tenir la Grèce à flot, c’est en bonne partie pour écoper le naufrage qu’ils ont eux-mêmes causé. On pourrait dire par court-circuit qu’au travers de la Grèce, l’UE prête pour l’UE ! Splendide opération qui aurait toute sa place dans un théâtre de l’absurde – si l’on excepte les investisseurs dont certains, en dépit de la restructuration, auront bien profité au passage.

En tout cas la redistribution de pouvoir d’achat en direction de ceux dont on est bien certain qu’ils le dépenseront intégralement est la plus rationnelle des politiques économiques – mais d’une rationalité qui a depuis belle lurette déserté les esprits européens. C’est en vue du financement intermédiaire d’un déficit temporaire qui avait de bonnes chances de s’auto-couvrir que le gouvernement grec s’était tourné vers la BCE. Nous connaissons maintenant la réponse et nous savons quel degré d’aide les institutions européennes sont disposées à apporter au peuple grec, dont le tableau des misères devrait leur faire honte : nul.

Syriza abandonnée de tous

Ce sont des salauds. Et ils sont partout. Reuters a rendu publique la teneur d’un rapport allemand préparé en vue de la réunion des ministres des finances du 5 février1 : c’est non sur toute la ligne. Non et rien, les deux mots de la démocratie-européenne-selon-les-traités. Croit-on que l’Allemagne soit seule en cause dans cette ligne de fer ? Nullement – ils sont partout. Ni l’Espagne, ni l’Irlande, ni – honte suprême – la France « socialiste » ne viendront en aide à Syriza. Et pour une raison très simple : aucun d’entre eux n’a le moindre intérêt à ce qu’une expérience alternative puisse seulement se tenir : dame ! c’est qu’elle pourrait réussir ! Et de quoi alors auraient l’air tous ces messieurs d’avoir imposé en pure perte à leurs populations un traitement destructeur ? De ce qu’ils sont. Des imbéciles, en plus d’être des salauds.

On n’aimerait pas être à la place de Tsipras et de ses ministres : seuls et abandonnés de tous. Mais l’Union européenne se rend-elle bien compte de ce qu’elle est en train de faire ? Il y avait de sérieuses raisons de penser qu’une combinaison minimale de dureté en coulisse et d’amabilité en façade permettrait un faux compromis qui aurait vu de facto Syriza plier sur toute la ligne ou presque – à quelques concessions-babioles dûment montées en épingle. Entre le désir de rester dans l’eurozone, les effets inertiels du recentrage de campagne, le découplage des institutions politiques qui protège un moment les gouvernants, il était probable que Tsipras aurait choisi un mauvais compromis qui gagne du temps et, laisse l’espoir (qui fait vivre) d’une possible amélioration future.

Mais il y a des degrés dans l’offense auquel, sauf à abdiquer toute dignité, un chef d’Etat peut difficilement consentir. Et tout se passe comme si l’UE était en train de pousser elle-même la Grèce vers la sortie. En s’en lavant les mains naturellement. Mais en ne laissant guère plus d’autre choix au gouvernement grec – passer sous la table ou la renverser, on n’en sort pas… C’est-à-dire, quand les conditions minimales d’estime de soi ne sont plus réunies pour passer dessous, renverser – comme on sait, la position défendue ici de longue date tient que cette Europe n’est pas amendable et que « renverser » est la seule solution offerte à un affranchissement d’avec la camisole libérale.

Si jamais on en venait à ce point critique, les événements connaitraient un de ces emballements qui font l’histoire. Car tout devrait aller très vite : séparation immédiate de la Banque centrale grecque du Système européen des banques centrales (SEBC), répudiation complète de la dette, instauration d’un contrôle des capitaux, nationalisation-réquisition des banques. Dans une interview à laquelle on n’a probablement pas assez prêté attention, Yanis Varoufakis lâche une phrase qui vaut son pesant de signification : « nous sommes prêts à mener une vie austère, ce qui est différent de l’austérité » (( « Nous sommes prêtes à mener une vie austère », Le Monde, 25 janvier 2015 )) . Et en effet c’est très différent, radicalement différent même. Entre la vie austère et l’austérité, il y a l’abîme qui sépare une forme de vie pleinement assumée et la soumission à une tyrannie technique. Car il est certain que la sortie de l’euro n’aurait rien d’un dîner de gala. Mais c’est faire de la politique, et au plus haut sens du terme, que de prendre à témoin le peuple et de lui mettre en mains les termes de son choix : nous pourrions bien, en effet, être plus pauvres un moment mais, d’abord, sous une tout autre répartition de l’effort, et surtout en donnant à cette « vie austère » la signification hautement politique d’une restauration de la souveraineté, peut-être même d’un profond changement de modèle socioéconomique.

De nouveau la politique

En tout cas pour la première fois depuis très longtemps, il y a à la tête d’un pays européen des gens qui savent ce que c’est vraiment que la politique – une histoire de force, de désirs et de passions –, soit l’exact contraire des comptables-eunuques qui gouvernent partout ailleurs, à l’image du têtard à binocles dont la couverture de L’Obs, qu’on créditerait ici volontiers d’un second degré inhabituellement fielleux, révèle qu’il est l’une des têtes pensantes de François Hollande.

Couverture de L’Obs du 5/2/2015
[Incidemment, pour savoir à quoi ressemblent de vrais hommes politiques, c’est-à-dire des gens qui ont touché l’essence de la politique, une essence violente et forte, il faut regarder la tête des anciens directeurs du Shin Beth, le service secret israélien, interviewés dans le formidable documentaire Gate keepers, et qui, quoi qu’on pense par ailleurs de leur action (( En l’occurrence, tous ceux qui ont vu le documentaire savent que ces anciens responsables des services secrets livrent une mise en accusation accablante de la politique des gouvernements israéliens depuis des décennies. )) , ont eu à agir en l’un des lieux de la planète où l’essence tragique du politique se donne à voir sous sa forme la plus haute. Et puis après admirer une photo de Michel Sapin. Ou le sourire d’Emmanuel Macron.]

Il n’est pas inopportun de faire pareil rappel, car ce tragique-là plane aussi sur la Grèce, qui doit compter avec ses salauds de l’intérieur. Dans un article qui éclaire un aspect oublié de la situation grecque, Thierry Vincent (( Thierry Vincent, « Un espoir modéré, la crainte des coups tordus »,Le Monde Diplomatique, février 2015. )) ne fait pas que remettre en mémoire le passé somme toute pas si lointain des colonels, mais la réalité très présente d’un appareil d’Etat gangrené pas seulement par la corruption ordinaire mais aussi par des forces sombres, substructure étatique constituée, comme toujours, autour des appareils de force, police, justice, armée, dont les connivences avec les néo-nazis d’Aube Dorée sont maintenant patentées, et où macèrent potentiellement les pires tendances factieuses. L’obsession économique finirait presque par faire oublier que le risque dominant auquel se trouve confrontée l’expérience Syriza est probablement politique, et tient moins à un rééchelonnement de dette mal fagoté qu’à ce que Thierry Vincent nomme les « coups tordus », et qu’il faudrait peut-être nommer « coup » sans autre qualificatif. Car voyons, dans les termes de notre alternative : passer sous la table, par quoi on entend ne rien obtenir de significatif, c’est épuiser l’idée même d’alternative progressiste en Grèce, et dégager la piste à la seule alternative restante – la pire. Mais renverser la table, c’est possiblement, par enchaînements successifs, entrer en confrontation directe avec le capital, et l’on sait de quelle manière les « démocraties » ont historiquement accoutumé de traiter ce genre de désaccord…

La preuve par Syriza ?

A la remorque de la psychorigidité allemande, l’Europe des ahuris, les Juncker, Moscovici, Sapin, etc., radicalement ignorants de ce qu’est vraiment la politique, jouent en toute inconscience avec le malheur des peuples, sans le moindre égard pour les forces obscures qui commencent à tournoyer au-dessus d’eux. Il faut dire qu’en matière d’ahuris, ils se sont trouvé de fameux intellectuels organiques, à l’image de Bernard Guetta, par exemple, qui entame sur le tard une improbable carrière de situationniste – mais à l’envers. Guy Debord tenait que, dans la société du spectacle, « le vrai est un moment du faux ». Chez Guetta, c’est le faux qui est un moment du vrai. Il suffit en effet de reprendre sa chronique « La preuve par Syriza » (( « « La preuve par Syriza » », Libération, 27 janvier 2015. )) et d’en inverser méthodiquement tous les termes pour avoir une représentation d’assez bonne qualité de l’état de l’UE et des gauches européennes – là où la lecture littérale livre une fantasmagorie sous produits à courir tout nu dans les prés. Car nous sommes le 27 janvier, et Guetta voit l’aube européenne se lever dans l’arrivée simultanée de Syriza et du Quantitative Easing

Or il faut avoir bonne vue, ou bien l’aide de quelques sérotoninergiques, pour voir « s’annoncer de nouvelles politiques économiques européennes » au motif que la BCE, au terme de luttes intestines longtemps indécises, cinq ans après toutes les grandes banques centrales du monde, et ayant dû attendre une situation de désinflation patentée pour être juridiquement fondée à agir, a enfin lancé son programme à elle de Quantitative Easing. Dont on sait déjà qu’il ne produira pas grand effet.

Et l’aide de substances plus brutales encore est requise pour nous appeler à réaliser que « non, l’unité européenne n’est pas en elle-même un projet libéral »« Ce n’est qu’un début », s’exclame le défoncé, « mais que la séquence est belle ». Quand les infirmiers auront achevé de l’embarquer, on ne retiendra que le titre de l’article manifestement écrit dans des conditions à faire peur à un cycliste, mais qui dit contre toute attente une chose très vraie : le caractère probatoire de l’expérience Syriza. En effet, il va bien y avoir une « preuve par Syriza ». Mais la preuve de quoi ?

Source : Frédéric Lordon, pour Le Monde Diplomatique, 6/2/2015

=================================================

La preuve par Syriza, par Bernard Guetta

C’est une séquence, une belle et passionnante séquence qui pourrait bien augurer d’un changement d’ère, et pas seulement en Europe. Mardi dernier, dans son discours sur l’état de l’Union, Barack Obama devenait le premier président américain à rompre avec les dogmes néolibéraux qui s’étaient imposés il y a trente-cinq ans aux Etats-Unis avant de partout triompher dans le monde. Jeudi, Mario Draghi annonçait que la Banque centrale européenne allait racheter pour plus d’un milliard d’euros d’obligations d’Etat. Dimanche, enfin, Alexis Tsipras, conduisait à la victoire une nouvelle gauche dont le programme est de renégocier le remboursement de la dette grecque et d’en finir, en Grèce puis dans toute l’Europe, avec des politiques aussi cruelles que contre-productives car uniquement axées sur le rétablissement des comptes publics.

Barack Obama est ce qu’il y a de plus proche, en Amérique, des sociaux-démocrates européens. Mario Draghi est un libéral, pragmatique mais essentiellement libéral. Alexis Tsipras vient de l’altermondialisme. Il n’y a rien de commun entre ces trois hommes sauf qu’ils constatent tous, aujourd’hui, là où ils sont, que les dogmes libéraux ont mené à une déréglementation dont le plus spectaculaire résultat fut la crise de Wall Street, qu’ils ont créé d’insoutenables inégalités sociales, réduit le poids des classes moyennes et conduit l’Europe au bord de la déflation.

Ce n’est pas que le néolibéralisme n’ait rien apporté au monde et, moins encore, qu’il soit le simple fruit d’un complot des plus riches. S’il est devenu une idéologie aussi dominante – comme le keynésianisme l’avait été de la fin de la guerre à l’élection de Margaret Thatcher – c’est d’abord que les classes moyennes occidentales des années 70 étaient entrées en révolte fiscale. Accablées de charges et d’impôts, elles ne voulaient plus financer, plus autant en tout cas, cette protection sociale et ces investissements d’avenir qui avaient pourtant fait leur ascension. C’est ce qui avait mis les gauches occidentales dans une difficulté dont elles ne sont pas encore sorties et la seconde raison du succès des néolibéraux était qu’on arrivait à la fin d’un cycle industriel. Les nouvelles technologies devaient prendre le relais de l’industrie lourde et il fallait libérer, pour cela, les nouveaux entrepreneurs de contraintes fiscales et sociales que de jeunes industries ne pouvaient pas encore assumer.

Le néolibéralisme a porté une nouvelle révolution industrielle et permis l’essor des pays émergents mais, maintenant que cela est fait et que la déréglementation permet aux multinationales d’échapper ou presque à l’impôt, on voit aussi, et dénonce beaucoup plus largement qu’hier, les dégâts des dogmes thatchériens, du «trop d’impôt tue l’impôt», de «l’Etat n’est pas la solution mais le problème» ou du «plus les riches sont riches, mieux chacun se porte».

La lutte contre les paradis fiscaux s’est développée depuis 2008, bien trop lentement mais considérablement. La prochaine présidentielle américaine se jouera autour de l’idée, défendue mardi par Barack Obama, d’une plus grande justice fiscale et, donc, d’une augmentation des impôts sur les plus riches. La partie ne sera pas facile pour les Républicains et, en Europe, le triomphe électoral de Syriza vient montrer que, bien au-delà des gauches, le rejet du tout-austérité peut et va constituer de nouvelles majorités politiques.

Sur la lancée du tournant amorcé, à la fois, par les rachats d’obligation de la Banque centrale européenne (BCE) et le plan de relance de la nouvelle Commission, ce sont de nouvelles politiques économiques européennes qui s’annoncent et, déjà, se mettent en place. Le rééquilibrage des comptes publics va se poursuivre mais à un rythme moins aberrant et s’accompagner – c’est l’essentiel – de politiques de relance, nationales et paneuropéennes.

Tant mieux. Mieux vaut tard que jamais car c’est la meilleure chose qui pouvait arriver aux Européens et à leur économie, mais ce n’est pas tout.

Politiquement aussi, ce changement de cap modifiera la donne du tout au tout. Hier encore totalement isolés et impuissants dans une Europe majoritairement libérale-conservatrice, les sociaux-démocrates trouvent aujourd’hui de nouveaux alliés pour faire bouger les choses, en Grèce comme à la BCE ou à la Commission.

Nouvelles et anciennes, les gauches auront maintenant tôt fait de reprendre du poids dans l’Union et ce faisceau de convergences va également changer la perception de l’Europe par les Européens.

Toujours plus nombreux, hier, à assimiler l’Union à ses politiques du moment, ils vont découvrir que, non, l’unité européenne n’est pas en elle-même un projet libéral et que ses politiques comme l’interprétation de ses traités sont susceptibles de profondes évolutions en fonction de réalités qui font loi et des votes, nationaux et paneuropéens, des citoyens de l’Union. Ce n’est qu’un début, mais que la séquence est belle.

Bernard Guetta, 27/01/2015, Libération

=================================================

Un espoir tempéré, la crainte des coups tordus par Thierry Vincent

La percée récente des forces progressistes aux élections grecques bouleverse un appareil d’Etat contrôlé depuis quarante ans par deux familles politiques. Si les dégâts de l’austérité ont convaincu une bonne partie de la fonction publique de choisir la coalition de gauche Syriza, des réseaux extrémistes s’activent autour des corps de sécurité.

par Thierry Vincent, février 2015

Madame Rena Dourou salue chaleureusement chacun des employés de l’administration du secteur nord d’Athènes. Dans les bureaux de l’immeuble sans âme, en cet hiver particulièrement rigoureux, il fait un froid glacial. « Le manque de chauffage, c’est aussi cela, la crise et l’austérité », nous explique la gouverneure de l’Attique, région la plus peuplée de Grèce avec près de la moitié de la population du pays. Agée de 39 ans, Mme Dourou a été élue en mai 2014 lors des élections régionales qui ont consacré, ici, la victoire de Syriza, une coalition de partis de la gauche radicale opposés aux politiques dictées par la « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Mais elle s’avoue un brin désabusée : « Le gouvernement nous met des bâtons dans les roues. Déployer notre programme s’avère difficile. »

 

Mme Dourou est entrée en fonctions le 1er septembre dernier. Quelques jours plus tard, les services financiers lui ont demandé de signer en urgence le projet de budget concocté par son prédécesseur, membre du parti conservateur Nouvelle Démocratie. « J’ai refusé. J’ai été élue pour appliquer ma politique et un budget favorable aux plus déshérités », nous explique-t-elle. Malgré les pressions, elle réussit finalement à imposer ses priorités. La subvention de 27 millions d’euros prévue pour la rénovation de deux stades de football appartenant à deux magnats de la construction est annulée. A la place, raconte Mme Dourou, « nous avons voté un financement de 28 millions d’euros pour les travaux contre les inondations et pour toute une série d’actions sociales, comme le réapprovisionnement en électricité des ménages qui accusent des arriérés de paiement ». 

Votée en 2010, le programme Kallikratis soumet les décisions des régions au contrôle d’une structure de l’Etat central, la direction des affaires décentralisées. Pilotée par un ancien député européen de Nouvelle Démocratie, M. Manolis Angelakas, cet organisme a refusé de valider l’embauche de cent trente-neuf agents réclamée par le nouvel exécutif de l’Attique. « Il s’agit pourtant de postes nécessaires au fonctionnement de la région », soutient Mme Dourou. Pour preuve, la gouverneure nous montre le bureau de la direction de l’éducation désespérément vide. « Le gouvernement cherche à discréditer notre parti, avance-t-elle. Voilà pourquoi une victoire de Syriza [aux élections législatives du 25 janvier 2015] est indispensable pour un vrai changement. »Périphérie d’Athènes, en ce premier samedi de janvier. Le Pavillon des sports de Faliro, superbe installation construite pour les Jeux olympiques de 2004, habituellement désert, est plein à craquer. Deux mille personnes accueillent avec ferveur le dirigeant de Syriza, M. Alexis Tsipras. « L’heure de la gauche est arrivée », scande un groupe de femmes de ménage licenciées du ministère de l’économie, poings fermés dans des gants rouges, symboles de leurs seize mois de lutte. Après une heure d’un discours enflammé promettant la fin de l’austérité, un salaire minimum brut de 751 euros (contre 586 euros aujourd’hui, et 520 pour les moins de 25 ans) et l’exemption d’impôts pour les plus démunis (moins de 12 000 euros de revenus par an), M. Tsipras quitte l’estrade sous les acclamations. Mais l’espoir semble tempéré par une sourde inquiétude.

La démocratie parlementaire, partie émergée de l’iceberg

Car, en Grèce, il y a le visible et le caché. La partie émergée de l’iceberg est une démocratie parlementaire classique, mise en place après la chute de la dictature d’extrême droite des colonels en 1974. La montée des intentions de vote pour Syriza laisse entrevoir une période d’alternance politique dans un contexte de crise économique majeure, alors que le produit intérieur brut (PIB) du pays a baissé de 24 % depuis 2008. Mais derrière ces apparences, il y a le moins avouable : un pays gouverné presque sans interruption depuis soixante ans par deux familles. A droite, les Karamanlis, conservateurs ; à gauche, les Papandréou, socialistes. Deux générations de chefs de gouvernement : l’oncle et le neveu pour les premiers ; le grand-père, le père et le petit-fils pour les seconds. Dans ce système clientéliste, les achats de voix et les emplois de complaisance au sein de la fonction publique tiennent souvent lieu de stratégie politique.Le dernier épisode de corruption politique concerne l’élection présidentielle (1). Le 18 décembre dernier, M. Pavlos Haikalis, ancienne vedette de la télévision devenue député du parti souverainiste de droite des Grecs indépendants (ANEL), a affirmé s’être vu offrir 3 millions d’euros en échange de son vote pour M. Stavros Dimas, le candidat de la coalition au pouvoir, qui devait obtenir au moins cent quatre-vingts voix (sur trois cents députés) pour être élu et éviter l’organisation d’élections législatives anticipées. Le corrupteur serait le financier Giorgios Apostolopoulos, ancien conseiller des premiers ministres Giorgios Papandréou (2009-2011) et Antonis Samaras (en fonctions depuis 2012). Homme de télévision, M. Haikalis a filmé la scène en caméra cachée, puis a diffusé les images sur Internet. Résultat ? La justice a refusé d’engager des poursuites, prétextant que les preuves avaient été recueillies illégalement. Le premier ministre Samaras ayant même déposé une plainte pour diffamation, le corrupteur présumé se retrouve à l’abri, tandis que le lanceur d’alerte devra rendre des comptes…

« Cela rappelle la stratégie de la tension »

Au cœur des institutions se cache aussi ce que les Grecs appellent le parakratos : le « para-Etat » ou l’« Etat souterrain », c’est-à-dire un réseau informel hérité de la guerre froide, composé de hauts fonctionnaires, de policiers, de militaires et de magistrats, prêts à tous les coups tordus pour éviter l’arrivée des « rouges » au pouvoir. Un tel réseau, appuyé par les services secrets américains, avait minutieusement préparé le terrain au coup d’Etat de la junte des colonels en 1967.Les vieux réflexes du parakratos n’ont pas vraiment disparu. Les entorses aux libertés de réunion, de manifestation et d’expression ont été nombreuses ces dernières années. En octobre 2012, quinze militants antifascistes ont ainsi été arrêtés après des affrontements avec les néonazis du parti Aube dorée (qui a recueilli 9,4 % des voix aux élections européennes de mai dernier) et la police. A l’issue de leur garde à vue, les interpellés ont dit avoir été torturés, photographies à l’appui. « Ils nous traitaient de sales gauchistes, raconte Giorgios, l’un des interpellés, qui a porté plainte. Ils nous ont dit : “Maintenant on a vos noms et vos adresses. Si vous parlez, on les donnera à nos amis d’Aube dorée pour qu’ils puissent venir faire un petit tour chez vous.” Ils évoquaient aussi la guerre civile qui, en Grèce, a opposé les milices de droite aux forces de gauche entre 1945 et 1949 [faisant plus de cent cinquante mille morts]. Ils se sentaient clairement en guerre contre toutce qui ressemble à la gauche progressiste (2). » Une enquête interne a été lancée par le ministère de l’intérieur.« Cela rappelle la stratégie de la tension dans l’Italie des années 1970, estime le journaliste Kostas Vaxevanis. La police laisse faire, voire encourage les troubles créés par les néonazis pour justifier le maintien d’un pouvoir fort et la répression farouche de toute contestation. » Le limogeage de plusieurs hauts responsables de la police pour leurs liens supposés avec l’organisation néonazie a confirmé le noyautage par l’extrême droite d’une partie de l’appareil de sécurité : M. Dimos Kouzilos, ancien responsable des écoutes téléphoniques au sein des services secrets grecs, a ainsi dû démissionner, tandis que M.Athanasios Skaras, le commissaire du quartier d’Agios Panteleimonas à Athènes (fief d’Aube dorée), a été brièvement incarcéré en octobre 2013. « Le parakratos repose encore sur trois piliers : la police, la justice et l’armée », nous explique Dimitris Psarras, du quotidien Le Journal des rédacteurs. Toutes trois ont été largement épargnées par les politiques d’austérité, qui ont pourtant amputé le pouvoir d’achat des fonctionnaires de moitié. Le 23 juin 2014, le Conseil d’Etat a jugé inconstitutionnelle la baisse des salaires dans ces trois secteurs.En novembre 2011, M. Papandréou, alors premier ministre, a même été inquiété par des risques de coup d’Etat militaire. En plein sommet européen de Cannes, il annonça la tenue d’un référendum sur les nouvelles mesures d’austérité imposées par l’Union européenne. Tel un élève turbulent, le chef du gouvernement grec fut convoqué par la chancelière allemande Angela Merkel et par le président français Nicolas Sarkozy. Pour justifier son référendum, M. Papandréou évoqua le risque d’un coup d’Etat (3). Mais cette menace ne fut pas prise au sérieux. Les pressions allemandes et françaises l’obligèrent à renoncer à son projet de consultation populaire, et il fut contraint de démissionner un mois plus tard.

Syriza bénéficie même de soutiens chez les patrons

« L’immense majorité des fonctionnaires grecs demeure loyale », insiste néanmoins M. Grigoris Kalomiris, du syndicat des fonctionnaires (Adedy). Sans appeler à voter formellement pour Syriza, son organisation « soutient tout parti qui reviendra sur la politique d’austérité dramatique mise en œuvre depuis cinq ans ». « Il faut distinguer les secteurs relevant de la sécurité et de la répression des autres fonctionnaires. La décision constitutionnelle concernant l’annulation des baisses de salaire dans la justice, la police et l’armée prouve bien que ce sont des secteurs à part », juge le syndicaliste. Les autres catégories de fonctionnaires n’ont aucuneraison d’avoir un a priori contre la gauche radicale : « Nous sommes parmi les premières victimes de l’austérité,rappelle Kalomiris. Le nombre de fonctionnaires a diminué d’un tiers, passant de neuf cent mille à six cent mille environ. Le salaire moyen est de 800 euros. Les salaires ont baissé de 30 % et le pouvoir d’achat de 50 %si l’on prend en compte les hausses d’impôts. »Syriza semble donc bénéficier d’un soutien important au sein de la fonction publique. Pour des raisons également historiques. « Dès l’arrivée du Pasok [parti socialiste grec] au pouvoir en 1981, Andreas Papandréou, le premier ministre d’alors, a voulu “épurer” la fonction publique des éléments souvent compromis dans la dictature des colonels, avance Psarras. Il a fait embaucher à tour de bras des proches de son parti. Cela a duré jusqu’au début des années 2000. Au point que beaucoup de fonctionnaires sont d’anciens socialistes, déçus par la dérive droitière du Pasok et aujourd’hui farouchement pro-Syriza. »La coalition bénéficie d’autres appuis plus étonnants dans la société grecque. Ainsi, une fraction du patronat ne verrait pas d’un mauvais œil l’arrivée au pouvoir d’une gauche radicale mais pragmatique. « L’austérité voulue par la troïka est un échec, admet, sous couvert d’anonymat, un chef d’entreprise du secteur des transports. La dette n’a cessé d’augmenter et la croissance a été cassée, les PME font faillite les unes après les autres. Après la cure d’austérité, une cure de relance de l’économie ne pourrait pas nous faire de mal. » Il reste impossible d’exprimer une telle analyse en public pour un patronat grec majoritairement hostile aux « rouges ». Mais le discours anticorruption de Syriza, loin des dérives clientélistes qui ont fait tant de mal au pays, trouve des partisans dans toutes les classes sociales.

Thierry Vincent, Journaliste et réalisateur.

(1) Aucun des trois tours de celle-ci (17, 23 et 29 décembre 2014) n’ayant permis la désignation d’un président, des élections législatives anticipées ont été convoquées pour le 25 janvier 2015. (2) « Grèce   : vers la guerre civile   ? », « Spécial investigation », Canal Plus, 1er septembre 2013.(3) Libération, Paris, 5 novembre 2011.

Source : Le Monde Diplomatique

  1. « ECB cancels soft treatment of Greek debt in warning to Athens », Reuters, 4 février 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/syriza-cernee-par-frederic-lordon/