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[Transcription exclusive] Frédéric Lordon sur France Culture

Wednesday 20 August 2014 at 02:45

Vu les commentaires élogieux, je vous propose aujourd’hui la transcription de l’interview de Frédéric Lordon par Laure Adler sur France Culture le 26/11/2013. À écouter ici

Merci à Philippe qui l’a réalisée pour nous !

Laure Adler : Fréderic Lordon, vous êtes économiste, auteur de très nombreux livres malgré votre jeune âge. Il y a eu la politique du capital, Et la vertu sauvera le monde, L’intérêt souverain, La crise de trop, Capitalisme désir et servitude, D’un retournement l’autre, qui a donné lieu à une pièce de théâtre, et puis le dernier livre paru s’appelle la société des affects pour un structuralisme des passions mais vous n’êtes pas un économiste comme un autre, vous êtes un économiste philosophe ou un philosophe économiste. D’abord quand est venu le désir de faire se rejoindre la philosophie et l’économie.

Frédéric Lordon : Je vais vous dire, je ne sais plus ce que je suis. Economiste devenu philosophe, philosophe anciennement économiste, c’est compliqué ces histoires d’identité disciplinaires.

LA : Mais au départ c’était des études de philo ?

FL : Non au départ c’était vraiment des études d’économie, je suis un économiste presque bien né, j’ai fait une thèse dans les règles de l’art, farcie de mathématiques ce qui est très bien vu dans la profession.

LA : Mais pourquoi vous êtes devenu un économiste ?

 FL : C’est une drôle de trajectoire : j’ai suivi le cursus honorum à la française : grande école d’ingénieur, formation au business, c’était au milieu des années 80 et j’avais fort l’intention de devenir un winner et de gagner plein d’argent. Rien que de vous le dire ça me semble lunaire. Et puis il y a eu une bifurcation qui s’est produite dans mon existence et j’ai lâché tout ça parce que ça me semblait un peu vain, et qu’il m’a semblé plus intéressant de prendre la voie des livres, d’abord ce que j’ai lu plus tard ceux que j’ai commencé à écrire. Ça m’a pris du temps. Et l’économie : parce que je pense que j’étais désireux de prendre un point de vu critique sur le monde social et que la société présente étant notoirement dominée par les logiques économiques, il  me semblait que c’était par là qu’il fallait l’attraper. Que c’est l’économie qui donne, la clef non pas de tous les phénomènes sociaux mais en fin qui trace leur cadre d’ensemble, qui a un pouvoir de détermination écrasant. Donc si on veut comprendre quelque chose au monde contemporain et pouvoir lui adresser un critique efficace, ça c’est une autre affaire l’efficacité de la critique mais enfin, une critique pertinente, il me semblait que l’analyse économique était le meilleur point de vue.

Alors il y a plein de manières de faire de l’analyse économique, ce que j’ai découvert assez rapidement en entrant dans ce champ : il y a des théories orthodoxes, il y a des théories hétérodoxes. La science économique est en fait beaucoup plus bigarrée qu’on ne croit. Et moi tout de suite j’ai voulu prendre le point de vue hétérodoxe pour deux raisons, d’abord parce que c’était celui qui était le porteur d’une position critique et d’autre part, d’un point de vue intellectuel, parce que la posture hétérodoxe en économie est immédiatement pluridisciplinaire. Je ne voulais pas être un économiste pur jus de toute manière.

LA : Vous ne vouliez pas servir le capital !

FL : On peut dire ça comme ça. Je ne voulais pas tenir le discours de l’ordre dominant. Le courant théorique dans lequel  j’ai fait lames armes intellectuelles m’a proposé ça immédiatement : il s’agit de la théorie de la régulation — on pourra revenir là-dessus parce que c’est une appellation qui prête à toute sorte de contresens. Quand on dit la régulation, actuellement on entend : réguler la finance, réguler le capitalisme. Ça n’est pas du tout ça, c’est beaucoup plus profond comme concept mais peu importe. La théorie de la régulation, qui avait été fondée par des gens comme robert Boyer ou Michel Aglietta dans le milieu des années 70, s’inscrivait d’emblée dans un dialogue permanent avec les autres sciences sociales : la sociologie, la science politique, l’histoire, l’anthropologie etc… et c’est ça qui m’avait semblé immédiatement très attrayant du point de vue intellectuel.

LA : Et la philosophie ?

FL : La philosophie ça vient plus tard ! Ah il faut du temps pour ça.

LA : Et la révélation de Spinoza ?

FL : Vous savez, c’est comme toujours, c’est des mélanges de hasard et de nécessité. Spinoza il y avait eu une lecture incidente, tout à fait fortuite et puis c’est resté au frais pendant 10 ans. Je ne m’y étais pas intéressé d’avantage. Et il se trouve qu’à la fin des années 90, Je m’intéresse à une histoire bien peu faite pour solliciter la philosophie puisqu’il s’agissait d’un sordide combat de chiffonnier au sein du capitalisme français qui avait opposé trois très grandes banques dont vous vous souvenez peut-être, c’était la société générale, la BNP et PARIBAS qui se battaient à coup d’opa de contre OPA, c’était vraiment haut en couleur, y’avait de la chique et du mollard, ç’a été un épisode marquant du capitalisme français.

Je me suis donc lancé dans une monographie approfondie de cet épisode parce qu’il me semblait concentrer à peu près toutes les caractéristiques essentielles du capitalisme actionnarial qui était, là, en train d’entrer en plein régime. Cherchant quelles étaient les forces motrices qui étaient à l’œuvre, c’est-à-dire qu’est ce qui menait ces patrons et derrière eux toute leur entreprise à s’agresser ainsi avec une violence symbolique vraiment très spectaculaire. Il m’est apparu que ça n’était pas tant comme sont porté à le dire les économistes professionnels ou même certains sociologues, par exemple d’obédience wébérienne, que ça n’était pas tant la maximisation du profit non pas qu’elle ne soit pas à l’œuvre dans  le capitalisme, il faudrait être idiot pour soutenir une thèse pareille, mais elle ne règne pas exclusivement. D’autres forces encore emportent tous ces individus et toutes ces institutions, et la particulièrement elles étaient données spectaculairement à voir. Il s’agit de forces qui ont partie liée avec l’extension de l’empire, la résistance dans l’écrasement, le maintien dans la souveraineté, le maintien dans l’existence donc la persévérance.

Là ça m’a fait penser à cette lecture ancienne, le conatus, l’effort pour persévérer dans l’être. Donc tout ça avait trait à des logiques fondamentalement de puissance : la maximisation du profit est une forme particulière d’actualisation de la puissance économique mais il y en a d’autres. Alors la logique de la puissance ça appelle des concepts particuliers. Ca appelle des concepts que la philosophie a beaucoup travaillé. On pense à Nietzsche évidemment. Mais moi c’est cette idée de persévérance dans l’être qui m’avait marqué et qui avait laissé une trace. Alors je suis revenu à Spinoza ou plutôt j’y suis revenu pour de bon. J’ai commencé à le lire un peu sérieusement et ça a donné un livre : La politique du capital, qui était mon premier essai de spinozisme en économie politique, c’était terriblement rustique mais ça fonctionnait pas si mal.

LA : Comment peut-on expliquer que la pensée de Spinoza puisse irriguer le champ de l’économie, de quelle manière. Ça  n’est pas simplement sa philosophie, c’est la possibilité d’éclairer de l’intérieur de l’être des comportements individuels et collectifs. Comment c’est passé cette collision à l’intérieur de votre propre parcours intellectuel et comment avez-vous relié les deux champs disciplinaires ?

FL : Il y a cette bifurcation provoquée par cette étude des cas sur le conflit des banques : c’est le point de départ. A ce moment-là, je plonge tête première dans la philosophie de Spinoza. Ça n’est pas très facile mais j’étais disposé à la rencontrer : c’est ça la part de nécessité, tout dans ma trajectoire antérieure m’y avait préparé parce que la théorie de la régulation dont je vous avais parlé est d’emblée un point de vue structuraliste en science sociale. C’est-à-dire anti subjectiviste, qui met l’accent sur toutes les forces sociales qui dépassent les individus, qui rompt avec cette idée de l’individu entièrement maître de lui-même, maître de ses actes, qui insiste sur la détermination par les structures, par les institutions, c’est-à-dire par l’extérieur, par des forces sociales extérieures bien plus puissantes que les individus. Et ça c’est quelque chose qui est au cœur de la philosophie de Spinoza puisqu’il rompt avec la théorie du sujet telle qu’elle avait été proposée par Descartes par exemple. La théorie de la régulation elle, s’était élaborée au début des années 70 en proximité avec les travaux d’Althusser. Althusser était un grand lecteur de Spinoza. Il y avait donc tout un réseau de connexions souterraines, qui était déjà là, tout préparé et qui m’inclinait à cette rencontre. A partir du moment où je suis entré dans cette philosophie, qui certes n’est pas très facile à lire, tout immédiatement m’a parlé. C’est-à-dire que j’y ai trouvé tous les moyens conceptuels, de résoudre un certain nombre de problèmes théoriques qui étaient au cœur de ceux que se posaient la théorie de la régulation qui n’ont pas seulement à voir avec ces sordides histoires de banque mais qui pose plus généralement la question des institutions, de la déterminations des comportements individuels par les institutions, de la jeunesse des institutions, de leur crises, de leur reconstructions etc. etc.

Dans la philosophie de Spinoza notamment dans sa philosophie politique, j’ai trouvé plein de choses qui répondent à toutes ces questions. A partir de ce moment-là, j’ai dévalé le toboggan.

LA : Et comment le spinozisme peut-il éclairer la crise du capitalisme que nous sommes en train de vivre. Et est-ce que sa pensée s’applique plus particulièrement à cette crise que nous vivons

FL : Je conçois fort bien que le rapprochement d’un philosophe du 17e siècle et la crise du capitalisme du 21e siècle est de prime abord quelque chose de tout à fait incongru. En vérité comme vous le savez bien, on reconnait les grandes œuvres à leur persistance dans les temps, plus exactement à leur intemporalité. On pourrait remonter chercher des concepts chez des philosophes encore bien antérieurs à Spinoza et qui nous seraient utiles pour comprendre la vie des hommes en société toute contemporaine qu’elle soit.

LA : Dans le dernier livre que vous sortez qui s’appelle la société des affects, pour un structuralisme des passions, vous avez des chapitres où vous évoquez la figure tutélaire de Spinoza mais pour pouvoir, en tant que Spinoziste, analyser le champ de l’économie. Ca n’est pas temps l’interaction entre la pensée de Spinoza et l’économie que la pensée d’un spinoziste sur l’économie telle qu’elle existe aujourd’hui.

FL :  Il y a une chose que je voudrais dire avant tout pour dénouer tout malentendu qui pourrait se former à ce propos : il ne s’agit pas de tomber dans une espèce de talmudisme de l’œuvre de Spinoza. L’œuvre de Spinoza nous fournit des concepts extraordinairement puissants pour penser toutes les époques en vérité et les formes institutionnelles de toutes les époques. Mais en même temps ça n’est pas dans l’œuvre de Spinoza qu’on trouvera toute armée et prête à l’emploi une théorie du capitalisme et de ses crises et notamment de a crise présente. Tout réemploi de la philosophie  de Spinoza en sciences sociales est d’abord un travail de réélaboration de ses concepts pour pouvoir les mettre en circulation dans le plan analytique propre aux sciences sociales, qui n’est pas exactement le même que celui de la philosophie. C’est un travail, je serais presque tenté de dire, d’entremetteur, Il s’agit d’organiser des rencontres entre Spinoza et de penseurs contemporains du monde social. Donc Spinoza ne fait pas tout, c’est l’hybridation de Spinoza et d’autres pensées qui nous aide et qui nous fournit des résultats intéressants. Evidemment on n’hybride pas la pensée de Spinoza avec n’importe qui ni avec n’importe quoi pour des raisons élémentaires de contrainte de compatibilité théorique. Moi ce qui m’apparut être les bonnes hybridations furent celles qui rassemblaient la pensée de Spinoza et Durkheim, celle de Bourdieu ou celle de Marx. Nous voilà dans l’axe de la pensée du capitalisme. Marx qui était un grand lecteur de la pensée de Spinoza, tiens comment ça se fait et comme ça tombe bien n’est-ce pas ?

Ce que Spinoza met à notre disposition pour penser le capitalisme et en général ses crises, c’est une théorie des désirs et des passions aussi bien individuelles que collectives et de la cristallisation des désirs et de ces affects dans les formes institutionnelles qui sont toujours temporaires, qui sont toujours périssable : la crise est en permanence à l’horizon de toute forme institutionnelle. Ça c’est une grande idée de la théorie de la régulation au départ et c’est une grande idée de la philosophie de Spinoza, une grande idée de son traité de philosophie politique. Alors oui, si on a des instruments intellectuels robustes pour penser la genèse des institutions et leurs décomposition, leur crises, qui est toujours un risque situé à leur horizon, peut-être qu’on est pas mal armé pour dire quelque chose sur les crises du capitalisme qui sont des crises institutionnelles très généralement parlant.

LA : Nous allons écouter la voix de Pierre Bourdieu, il va parler de la violence symbolique à partir des textes de Hume, c’est un entretien avec Roger Chartier du 12 mai 1997, une archive des lundis de l’histoire.

 Nous sommes tellement habitués à l’idée que les dominants dominent que nous sommes amenés à évacuer la question du rapport du few, des quelques un, oligoi, le petit nombre, et le grand nombre, enfin comment se fait-il que le many se soumette au few de manière si simple finalement, qu’il y ait si peu de subversion. Alors cette question très paradoxale conduit à poser la question de l’obéissance. Hume fait une réponse très pascalienne, celle de l’opinion que Pascal appellerait l’imagination, mais l’imagination prise en un sens très fort, pas du tout l’imaginaire qu’on met à toute les sauces aujourd’hui. L’imagination c’est la représentation que l’on a du monde social lorsqu’on est socialisé, lorsqu’on est dressé en quelques sortes, à accepter le monde social tel qu’il est par la fréquentation longue, continue du monde. Si nous sommes si soumis finalement, si nous nous arrêtons au feu rouge, toutes ces choses étonnantes, les sociologues et les anthropologues ne s’étonnent pas assez. Les anthropologues parfois, parce qu’ils sont faces à des en sociaux si contraire à ceux auxquels ils sont habitués, ils sont presque obligés de s’étonner mais nous presque par définition étant comme des poissons dans l’eau dans l’ordre social, nous ne voyons pas ce que ça a d’extraordinaire que tant de gens agisse de façon si raisonnable alors qu’il y a la possibilité de tant de folie. Je prends les exemples les plus grossiers, les feux rouges, les sens interdit, etc. mais à tout instant le monde social est en péril. Or cet ordre périlleux et incertain comme la roulette, en réalité ça roule ça marche, en gros il y a tellement peu de catastrophes et pourquoi, alors c’est parce que, encore une fois cette grande loi pessimiste, parce que les agents sociaux sont « affrontés ». C’est une idée du philosophe Perth et qui va jusqu’à dire que si nous sommes bon en physique, c’est que nous sommes soumis depuis des millénaires aux lois du monde physique et que nous avons incorporés dans nos cerveaux les structures du monde mais je ne suis pas sûr que Perth aie raison après tout, j’ai envie de lui donner raison, mais ce qui est sûr que c’est vrai pour le monde social, nous sommes immergés dès l’origine dans des ordres sociaux : la famille, l’école… et à travers tous ces ordres nous sommes comme le dit Thomas Bernhardt dans ce magnifique texte des maîtres anciennes, nous avons le cerveau étatisé, nous sommes ajustés.

LA : Nous sommes ajustés, nous sommes dans un état de servitude volontaire et vous, Fréderic Lordon, vous revendiquez l’héritage de Pierre Bourdieu à l’intérieur de votre champ disciplinaire

FL : Ah oui, hautement, c’est une magnifique archive. La question qui est posée par Pierre Bourdieu qui est la question même de l’ordre social, c’est : « pourquoi les gens se comportent-ils comme ils se comportent. »

LA : C’est une question que vous posez tout le temps dans vos ouvrages. Ce ne sont pas seulement les masses qui vous intéressent mais c’est le ressort des individus face au réel.

FL : Tout à fait. Peut-être ce pour quoi la théorie de Spinoza nous arme le mieux, c’est pour une théorie de l’action. C’était d’ailleurs la visée de Pierre Bourdieu, toute sa sociologie avait en particulier le caractère d’être une théorie de l’action et de répondre à cette fameuse question : pourquoi les gens se comportent-ils comme ils se comportent ?  La réponse de Spinoza, qu’à mon avis Pierre Bourdieu pourrait tout à fait endosser, d’ailleurs il l’a endossée d’une certaine manière. La réponse de Spinoza c’était que, ça va vous sembler une tautologie pas très profonde alors qu’elle l’est en fait. Les hommes se comportent comment ils se comportent parce qu’ils ont déterminé à se comporter ainsi. Déjà il y a quelque chose de moins superficiel qu’il n’y paraît puisque la vue que nous avons spontanément de nous-même et qui est en quelque sorte toute infuse de cartésianisme tient que nous nous comportons ainsi que parce que nous avons décidé de nous comporter ainsi. Et que c’est l’effet d’un choix souverain.

Pas du tout nous  dit Spinoza : Il y a un Scolie fulgurant de la proposition 35 de la partie 2 qui dit la chose suivante : les hommes se trompent quand ils se croient libre opinion qui consiste en cela seuls qu’ils sont conscients de leurs actes et ignorant des causes qui les déterminent. Donc nous sommes en permanence sous le coup de détermination et pour une large part sous une détermination par des choses extérieures. Alors quelles sont les choses extérieures qui nous déterminent ? C’est ça toute la question. Par ce que, vous voyez bien en même temps, que nous soyons déterminés, n’implique pas par soi que nous fassions les mêmes choses, or comme le rappelle Pierre Bourdieu, en très grande majorité nous nous arrêtons au feu rouge, nous payons nos impôts, nous nous levons pour aller au travail matin etc., etc… Donc nos comportements sont remarquablement homogénéisés, tout divers et singuliers que nous nous croyons et si ils sont ainsi homogénéisés, c’est parce que des dispositifs de détermination de nos comportements sont éminemment collectifs et c’est cela que très généralement parlant on pourrait appeler des institutions. Des normes si vous voulez. Qu’est-ce que c’est que les institutions ou les normes sociales, celles qui nous font nous arrêter aux feux rouges par exemple?  Eh bien ce sont des dispositifs affectant, car voilà la grande idée de Spinoza : être déterminé à agir d’une certaine manière, c’est avoir été affecté par des causes extérieures et par suite avoir été déterminé à faire quelque chose de particulier.

Donc nous sommes soumis en permanence par des choses extérieures, alors des petites choses : je suis affecté par une tablette de chocolat qui me  passe sous les yeux et je suis induit à désirer en manger, bon ça ce n’est pas très important mais je rencontre aussi des affects qui ont une portée macro sociale, je rencontre les institutions, je rencontre l’état. Rencontrer l’état au travers du policier, de l’inspecteur des impôts, du guichet de telle administration, c’est une expérience tout à fait concrète et qui m’affecte tout à fait concrètement et qui me détermine à désirer me comporter de telle ou telle manière, m’arrêter au feu rouge, sortir mes papiers devant le flic.. Donc ces normes sociales sont au principe d’un concept qui est assez important chez Spinoza et que Bourdieu avait repris pour son propre compte qui est le concept d’obsequium. L’obséquium, c’est le concept du comportement ajusté, ajusté à l’ordre du réquisit institutionnel. Et donc tout ça se passe par voie des affects, par l’intermédiaire des affects. Et au voisinage des affects il y a toutes les idées produites par l’imagination et qui solidifie cet ordre affectant des institutions, comme Bourdieu le rappelait, cette fois-ci en faisant référence à Hume et Pascal, mais, chez Spinoza, l’imaginaire est d’une très très grande importance également.

LA : Nous allons écouter à nouveau Pierre Bourdieu, il va nous parler de son fameux concept d’habitus, un entretien avec Roger Chartier toujours en Janvier 88.

 Pour la notion d’habitus telle qu’on la trouve chez Aristote ou chez Saint Thomas ou au-delà chez des gens aussi différents que Husserl ou Mauss ou Durkheim lui-même, cette notion dit toujours quelque chose d’important. Elle dit finalement que les sujets sociaux ne sont pas des mentes momentane, des esprits instantanés mais, autrement dit, pour comprendre ce que quelqu’un va faire, il ne suffit pas de connaître le stimulus, il y a au niveau central, quelque chose qui se passe et un système de disposition. Alors ces dispositions ce sont des choses qui existent à l’état virtuel et qui vont se manifester en relation avec une situation. C’est un débat extrêmement compliqué mais la notion d’habitus a plusieurs vertus, elle importante pour rappeler que les sujets ou plutôt les agents ont une histoire, sont le produit d’une histoire individuelle, d’une éducation associée à un milieu et qu’ils sont le produit d’une histoire collective et qu’en particulier, les catégories de pensée, les catégories de l’entendement, les schèmes de perception, les systèmes de valeur etc. sont le produit de l’incorporation de structures sociales.

LA : Alors nous sommes régis par les institutions, nous sommes régis par les structures sociales quel est notre degré de liberté et comment essayer de l’assumer ?23’54

FL : Je crois que l’enseignement majeur d’une relecture de Spinoza c’est que la liberté n’est pas la bonne manière de poser la question. En effet, nous sommes systématiquement renvoyés à l’antinomie de la soumission ou de la liberté. Et ce n’est pas comme ça que ça se passe. Spinoza maintient que tous nos comportements sont déterminés et si on fait une lecture superficielle de cette proposition, on lui trouve forcément un caractère désespérant. Si nous sommes déterminés nous pouvons être déterminés qu’à subir les déterminations de l’ordre social et la soumission est notre fatalité indépassable. Il n’en est rien. La simple preuve en est donnée par le fait que Spinoza est un penseur de la sédition, c’est-à-dire un penseur de la déstabilisation des ordres institutionnels et politiques, un penseur de leurs crises. Et lorsqu’un ordre institutionnel est déstabilisé, lorsqu’un ordre social tremble sur ses bases, c’est-à-dire pour le dire dans des termes spinozistes, lorsque la multitude se met en mouvement pour adopter des comportements qui ne sont plus ceux de l’obséquium, elle n’en est pas moins toujours déterminée par ses affects collectifs, par ses affects communs. Donc échapper à l’ordre social n’est pas échapper à l’ordre général de la détermination, c’est simplement être déterminé à faire autre chose et ça n’est pas du tout la même chose : on a souvent reproché, non sans raison, au structuralisme d’être incapable de penser l’histoire, l’histoire dans sa dimension disruptive, dans sa dimension évènementielle. Un évènement a lieu, c’est la révolution, etc. Le structuralisme disait on est incapable de penser de la chose, c’est à demi vrai seulement Je veux dire : il y a, et ce le sens de tout mon travail, il y a une manière de penser le structuralisme qui le rend dynamique précisément par le jeu interne des affects et des désirs individuels et collectifs et par les réorientations de ces forces affectives et désirantes qui sont toujours susceptibles de survenir.

LA : Et qui sont toujours collectives

FL : Qui sont toujours collectives parce qu’en aucun cas un individu pourrait faire tomber à lui seul un ordre social, il ne faut pas se tromper à propos des illusions sur les grands hommes. SI les grands hommes sont grands, c’est parce qu’ils occupent à un endroit dans la structure sociale où sont concentrées d’immenses ressources collectives et que dans cette structure sociale, il est possible de faire jouer ces ressources dans un sens ou dans un autre. C’est ça qui fait la grandeur du grand homme et pas autre chose. Mais dans tous les cas, ça n’est jamais que parce que les individus sont collectivement déterminés à faire autre chose qu’ils ne faisaient pas auparavant que la crise peut se produire, la révolution survenir, alors parfois sans crier gare comme on l’a vu lors des printemps arabes par exemple. Il faut se sortir de cette antinomie de la soumission et de la liberté. Nous ne sommes pas plus libres ou nous ne sommes pas moins déterminés quand nous faisons la révolution que quand nous nous arrêtons au feu rouge, nous sommes déterminés à faire autre chose, c’est ça toute la différence.

LA : Quel est l’élan pour faire autre chose ?

FL : Alors ça c’est la grande question et il n’y a pas de réponse générale à ça. Là il n’y a que des cas : comment se produit une conjonction d’affects collectifs suffisamment puissant pour déterminer un mouvement de désir suffisamment lui aussi, c’est-à-dire des mises en mouvement de corps, de corps nombreux qui vont faire ces choses inhabituelles et secouer l’ordre social, éventuellement le renverser ? A chaque fois on ne sait pas ce qui se passe. L’ordre social en place a fini, dans le temps long, par se rendre odieux, et il y a nous dit Spinoza quelque part, il y a un point d’insupportable. Spinoza parle de l’indignation, un peu avant Stéphane Hessel, un petit peu plus profondément aussi puisque dans l’éthique, l’indignation c’est l’affect triste qui nait du spectacle du mal fait à autrui et dans le traité politique, l’indignation c’est l’affect qui serait lié à un énoncé comme : ça n’est plus possible, là ça n’est plus tolérable. Donc tous les individus ont quelque part leur point d’intolérable, nul ne sait où il se trouve a priori et on peut en dire autant des masses.

 

 

LA : Il faut que cet intolérable soit contagieux.

FL : Absolument, ça c’est la clef du changement social Il faut que cet intolérable soit contagieux pour déterminer un mouvement de corps suffisamment puissant, c’est-à-dire suffisamment nombreux pour qu’il se passe quelque chose. Alors toute la question est celle de la contagion et du passage coordonné d’individus nombreux de leur point d’intolérable. Où sont ces points d’intolérable on ne peut pas le dire. Regardez le cours pris par les sociétés actuelles depuis cinq ans à l’épreuve de cette crise absolument extraordinaire, qui violente les corps sociaux d’une manière qu’on n’avait pas vu depuis des décennies et pourtant l’ordre social néolibéral est toujours là et bien en place.

LA : Est de plus en plus en place peut être.

FL : C’est ça le grand paradoxe de l’époque. C’est que non seulement cette crise qui est appelée à faire date à l’échelle de l’histoire du capitalisme, parce que d’une magnitude sans précédent depuis celle des années trente, donc ceci entrera dans les livres d’histoire, il faut en être persuadé.

LA : Vous la rapprochez de celle de 29 alors ?

FL : Ah oui ça indiscutablement, elle en a les caractères quantitatifs et qualitatifs qui porte à ce rapprochement. Il ne s’agit pas de dire que ce sont évènements absolument identiques, mais dans l’ordre des intensités, là les deux évènements doivent être rapprochés l’un de l’autre. Souvenez-vous que le taux de chômage en Espagne et en Grèce est de 25% soit l’équivalent de ce qu’ils étaient  aux USA  et en Allemagne  en 1932.

LA : Aux états unis, il n’y a pas beaucoup de chômage en ce moment.

FL : C’est parce que l’économie américaine ne répond pas à la même configuration institutionnelle que celle qui était la sienne dans les années 30, que aux USA (pas du tout en Europe) il y a eu un petit peu d’apprentissage et que la réponse économique n’est pas la même qu’à l’époque. Plein de choses ont varié mais le paradoxe et il vaut pour le cas européen, c’est que non seulement cette crise d’une magnitude exceptionnelle n’a pas conduit à envoyer aux poubelles de l’histoire la doctrine qui a présidé à l’établissement du monde néolibéral, mais comme vous le signaliez, cette doctrine est en voie d’approfondissement accéléré donnant en quelque sorte raison à la théorie de la stratégie du choc de Naomi Klein. C’est pendant la crise que, loin d’être disqualifié, le libéralisme trouve une opportunité de se renforcer, c’est tout à fait étonnant et donc on manifeste en Grèce, on manifeste en Espagne, on manifeste en Italie, un peu en France etc. mais il ne se passe rien de significatif, on reste dans un jeu de manifestation du dissentiment, très codifié, très neutralisé, il faut bien le dire.

LA : Mais ça, ça ne vous satisfait pas, on voit bien à travers votre dernier livre, Frédéric Lordon, que vous êtes un homme qui vous insurgez contre ce néolibéralisme, contre l’ascension irrésistible des grandes banques, contre l’immatérialité des échanges économiques qui devient de plus en plus préoccupante,

FL : AH oui mais ça n’est pas nouveau, c’est même ce qui a déterminé mon engagement dans la trajectoire de chercheur en science sociale, le point de vue critique était là dès le début.

LA : Vous avez même préconisé la fin de la Bourse, la mort de la Bourse.

FL : Oui, oui en effet, je soutien la thèse

LA : Ah vous la soutenez toujours ?

FL : Ah mais plus que jamais. Je soutiens la thèse qu’une économie sans Bourse fonctionnerait mieux qu’une économie avec, alors vous voyez, je prends le risque de vous dire ça sachant qu’on n’a pas le temps de développer l’argumentaire.

LA : Si, si, on va le prendre.

FL : Mais c’est compliqué, il aurait presque fallu une émission entière pour cela et c’est un risque parce que lâcher tout à trac une proposition de cette nature est bien fait pour vous disqualifier et vous faire passer pour l’hurluberlu gauchiste de service.

LA : Un collaborateur du monde diplomatique n’est pas forcément un homme très engagé à droite

FL : Oui, en général, c’est plutôt la corrélation qu’on observe. Mais ça a tout du lyrisme romantique pour adolescent qui ne tardera pas à être dégrisé sitôt passé le cap de ses trente ans. Il faut se souvenir que nous avons vécu pendant quarante ans entre 1945 et 1985 dans une économie où, la présence des marchés financiers, la présence de la Bourse en particulier, par quoi j’entends stricto sensu le marché particulier des actions, était incroyablement réduite, les marchés financiers étaient cloisonnés de partout la circulation des capitaux entravée, le contrôle des changes effectifs, la Bourse elle-même était un marché croupion, les actionnaires eux-mêmes n’avaient pas voix au chapitre et dans cette configuration-là, la croissance était de 5% l’an et il y avait le plein emploi. Donc même vu de loin et sommairement là aussi il y a une corrélation qui devrait frapper les esprits.

Mais il faudrait développer l’analyse pour montrer que la Bourse, je dirais même la surrection du pouvoir actionnarial, a été un fléau économique du point de vue même des entreprises. J’irais même jusqu’à soutenir qu’on pourrait enrôler un bonne partie du capital industriel dans cette croisade contre la Bourse, ça serait le paradoxe. Ça serait une alliance objective comme dirait Lénine et transitoire par le fait, puisque moi, ce que je m’efforce de penser également ça n’est pas seulement la fermeture de la Bourse ou la sortie des politiques d’austérité, ou une autre construction monétaire européenne ou un retour aux monnaies nationales ou …

LA : Un retour à une monnaie nationale, ça c’est une idée de Marine Le Pen et du front national depuis des décennies ?

FL : Non, justement. Pas depuis des décennies et c’est justement contre ce genre de récupération que j’essaie de lutter pied à pied car le front national avec à sa tête Marine Le Pen est devenu d’une habileté stratégique redoutable, et est entrain de capter quasiment tous les thèmes de gauche tant et si bien que la gauche critique, tétanisée à l’idée du stigmate extrême-droitier du front national, abandonne les uns après les autres, tous les thèmes que pourtant elle devrait avoir vocation à défendre.

LA : On ne va pas revenir à une monnaie nationale et à une fermeture des frontières quand même !

FL : C’est précisément l’amalgame contre lequel il faut résister !

LA : Vous n’êtes pas européen ?

FL : D’abord que veut dire « être européen ?

LA : Ça veut dire vivre dans cet espace économique et hélas pas assez intellectuel et culturel et diplomatique et militaire !

FL : Pour le coup vous avez raison. Vous voyez, vous avez dit vous-même qu’il y avait plein de manière d’être européen. Alors si être européen veut dire vivre dans le cadre du traité de Lisbonne, c’est-à-dire dans le cadre de la libre circulation des capitaux dans le cadre de libres échanges, dans les cadre de la banque centrale indépendante et des politiques d’austérité qui sont déterminées par le jeu mécanique des traités. SI ça c’est être européen, je n’ai aucun mal à dire que je ne le suis pas. En revanche évidemment, grâce au ciel, il y a plein d’autres manières d’être européen. On peut être européen du point de vue des échanges culturels, du point de vue de la circulation des savants, du pont de vue de la circulation des artistes, du point de vue du développement des traductions, du point de vue des histoires croisées de nos différents pays, du point de vue de la circulation des touristes…

LA : Mais revenir à une théorie non européenne, à une monnaie nationale sans échanges avec les autres pays voisins, comment  faites-vous ?

FL : Mais c’est absurde cet amalgame ! Avant 2002 nous avions des monnaies nationales, avez-vous vu que nous n’avions pas d’échange avec les autres pays ?

LA : On ne va pas retourner en arrières ?

FL : Ecoutez, si demain le néolibéralisme franchit un cran supplémentaire et supprime la sécurité sociale et que je vous dis : il faut reconstruire la sécurité sociale. Est-ce que vous me direz : « on ne va pas revenir en arrière ». C’est passéiste ! Donc le retour en arrière et le progrès sont des notions à manier avec un peu de circonspection. Je reproche à l’Europe de martyriser les peuples comme le peuple grec, comme le peuple espagnol, comme le peuple portugais, et je dis que ça ne peut plus durer. Alors après je dis également qu’on pourrait envisager de changer l’Europe, de faire un autre euro, un euro qui serait social et progressiste à la place de l’euro austéritaire présent. Mais j’ajoute aussitôt, cette transformation-là, d’un euro à un autre est un rêve de singe. Là aussi, il faudrait que je prenne le temps de développer tout ça. Vous voyez, de bifurcation en bifurcation, on a quitté Spinoza on est passé à « on ferme la bourse » et nous voilà à discuter des monnaies nationales et de la monnaie commune.

LA : On va revenir à Spinoza peut-être ?

FL : Non, non je voudrais terminer ce que j’ai à dire sur le sujet. Je pense que la disqualification du retour aux monnaies nationales procède d’un réflexe de pensée qui n’est pas analysé. En vérité, rien n’oblige à penser que retourner aux monnaies nationales consisterait comme hélas une caricature fréquente le soutient, consisterait à s’enfermer derrière de hauts murs et comme en général les images à ce sujet ne sont guère subtiles, elles ajoutent des détails à base de forteresse, miradors barbelés, etc. En ayant oublié, alors que ça ne date pas de si longtemps, que, j’y reviens pas sur un mode passéiste mais sur un mode logicien, vous allez voir. Dans les années 45-75, nous avions une configuration des économies nationales et internationales qui avaient tout, lues depuis notre point de vue actuel, pour être l’enfer sur terre : Protectionnisme, non liberté de circulation des mouvements de capitaux, contrôle des changes, nombreuses entreprises nationalisées, etc.  Etc. Et dans ce monde-là – l’enfer sur terre selon le point de vue de Pascal Lamy – dans ce monde-là, je le rappelle encore une fois : croissance à 5%, plein emploi, mais surtout, extrême droite inexistante dans tous les pays européens, pas de tensions entre les pays européens, Je vous signale que l’Europe comme prospectus en faveur de l’amitié entre les peuples est en train d’en prendre un sacré coup. Angela Merkel est représentée en officier nazi dans les cortèges de protestataires grecs, les allemands représentent sur la couverture d’un de leurs magazines les plus lus une vénus de Milo en train de faire un doigt d’honneur, appellent les grecs à vendre les Cyclades et le Parthénon, Je trouve que la paix entre les peuples n’a pas fait de très grands progrès ces temps-ci.

LA : Mais que proposez-vous Frédéric Lordon ? Ce n’est pas Spinoza qui va nous aider !

FL : Ah non là on a quitté Spinoza depuis belle lurette ! Là j’ai repris ma casquette d’économiste. Moi je pense que pour tout un tas de raisons que j’ai développés dans un certain nombre de textes et puis aussi dans un livre qui paraîtra d’ici quelques mois. La transformation de l’Europe est impossible pour un certain nombre de raisons très, très profondes, c’est-à-dire : passer d’une Europe Libérale et austéritaire présente à un Europe qui serait sociale et progressiste sans transition. C’est pourquoi je pense que le retour aux monnaies nationales surgira du seul fait qu’émergera un projet de transformation de l’euro. Et pour une raison très simple, c’est que l’euro actuel est un euro qui a été conçu pour donner toute satisfaction aux marchés financiers. Je pourrais vous reprendre le détail des règles économiques et vous apporter l’agencement institutionnel de l’euro, un par un, et qui vous convaincrait du bien-fondé de cette proposition. Par conséquent tout projet de transformation significative de l’euro ne pourrait avoir pour sens précisément que de soustraire la monnaie européenne à l’empire de la finance et des capitaux. Ce que voyant, la finance et les marchés de capitaux déchaînerait immédiatement un vague de spéculation d’où résulterait l’éclatement de la zone euro et le retour forcé aux monnaies nationales. Je dis que ce retour aux monnaies nationales n’est pas, normativement parlant, une catastrophe, qui nous permettrait de recouvrer de très nombreux degrés de liberté économique mais aussi politique.

LA : Le retour à la souveraineté nationale.

FL : Oui, parfaitement, le retour à la souveraineté nationale car je ne vois pas comment on peut contester l’idée, plus exactement, le retour à la souveraineté populaire. Car je ne vois pas comment on peut contester l’idée de souveraineté populaire d’un point de vue de gauche. Et ça n’est pas parce que le front national ou les mouvements de droite à la droite de l’UMP ont essayé de capter et réussi semble-t-il à capter ce thème qu’il faut se laisser faire pour autant. Car de dépossession en dépossession, nous finirons à poil. Qu’est-ce que c’est que la souveraineté populaire ? La souveraineté populaire, c’est la capacité d’une communauté politique à décider de son propre destin. C’est une idée qui nous a été léguée par les lumières, qui nous a été laissée par la révolution française et je refuse le stigmate du front national et qu’on nous vole cette idée. La souveraineté populaire d’ailleurs, c’est un petit peu plus que la souveraineté nationale et cela serait ça la différence qu’il faudrait marquer entre les deux. Et de même pour l’idée de nation.

Si j’avais su que nous allions parler de ce thème, je serais venu avec quelques munitions en particulier avec une définition de la nationalité qui avait été donné dans l’article 4 de la constitution de 1793, la constitution de Robespierre.

Article 4.

  • Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ;
  • Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année – Y vit de son travail – Ou acquiert une propriété – Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard ;
  • Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l’humanité

- Est admis à l’exercice des Droits de citoyen français. [Source

C’est une définition de la citoyenneté et c’est une définition qui est absolument admirable. Car la nation si elle est une communauté finie car la souveraineté populaire ne peut s’exercer que QUE dans le territoire d’un périmètre fini, n’en déplaise au cosmopolitisme, car on n’a pas vu encore l’ombre d’une communauté politique mondiale ceci n’existe qu’en phantasme. Donc si la nation, lieu d’exercice de la souveraineté populaire est une communauté finie, elle n’est pas pour autant une communauté close et rien n’interdit que des étrangers ne prennent la nationalité française définie comme citoyenneté, en particulier tous les travailleurs qui sont actuellement clandestins, qui payent leurs impôts, leurs cotisations sociales. Ces gens-là ont droit à la nationalité française précisément parce qu’ils s’acquittent de leur devoir de citoyen, le plus fondamental peut-être, qui est le devoir au consentement fiscal, là où des Bernard Arnault, des Jérôme Cahuzac, des Depardieu, es Johnny se baladent dans le monde comme dans un self-service à passeport pour faire de l’optimisation fiscale. Et donc voilà ma redéfinition de la nation française, et celle-là ne va pas plaire au front national : Bernard Arnault, pas français, Johnny, pas français, Cahuzac pas français. Mais tous les travailleurs clandestins qui aspirent, eux, à payer des impôts sont français de plein droit.

LA : Mais il faudrait que vous fassiez de la politique Frédéric Lordon !

FL : Ah non, ça je n’en ai aucune intention ! Donc je me contente de faire ce que je sais faire dans le petit segment de la division du travail qui est le mien, et je me trouve très bien comme ça.

LA : Eh bien merci et vive Spinoza !

FL : Que nous avons laissé en cour de route mais ça n’était pas désagréable non plus.

LA : Merci Frédéric Lordon.

Transcription : Philippe pour www.les-crises.fr 

N.B. vous pouvez la reprendre en intégralité sur votre site, indiquez simplement la source, merci :)

Source: http://www.les-crises.fr/lordon-sur-france-culture/