les-crises.fr

Ce site n'est pas le site officiel.
C'est un blog automatisé qui réplique les articles automatiquement

Yanis Varoufakis : “Ce n’est pas l’heure pour les jeux en Europe”

Wednesday 18 February 2015 at 01:00

Intéressante tribune du ministre grec des finances… (on peut discuter de sa vision, mais dites donc, il doit faire tâche dans les réunions européennes lui qui sait vraiment de quoi il parle…)

Un mot sur la crise : je suis quand même très surpris de la naïveté des commentateurs sur les stratégies cachées des acteurs.

Et je pense surtout à un : l’Allemagne. On constate qu’elle est extrêmement rigide, mettant clairement en danger un accord.

MAIS je vois peu d’analystes se demander si ce n’est tout simplement car elle ne veut plus de l’euro : ça a été un système optimal pour elle, mais elle comprend bien qu’il n’est pas durable et que la transition entre ces 2 modes est proche, et qu’elle devra donc financer les autres pays bien plus qu’auparavant. Le tout dans un cadre où la BCE prend des décisions contraires à la vision et aux intérêts allemands (je rappelle que la Bundesbank a attaqué la BCE devant les tribunaux – une paille !!!).

Il serait donc tout à fait rationnel pour l’Allemagne de vouloir sortir de l’euro (pour le surcout futur du mark, eh bien oui, ce sera moins bien pour elle qu’aujourd’hui, mais pas très différent d’avant hier où le pays se portait fort bien).

Mais le poids de l’Histoire ne permet pas à l’Allemagne de tenir ce discours. Il lui faut donc rejeter la faute sur d’autres, et la Grèce est une occasion qui risque de ne pas se reproduire de sitôt.

Ainsi, il se peut bien que la question actuelle soit “L’Allemagne veut-elle encore de l’euro ou pas” – réponse d’ici la semaine prochaine…

P.S. c’est mal enclenché :

“Dialogue de sourds ou bras de fer tendu? Au lendemain de l’échec de la réunion de l’Eurogroupe au sujet de la Grèce, les Etats européens et l’Etat grec campent toujours sur leurs positions. Les premiers exigent d’Athènes le prolongement du programme de redressement, tandis que le gouvernement dirigé par Alexis Tsipras refuse de repartir sur les mêmes bases.

Mardi, une source gouvernementale a indiqué que la Grèce «n’acceptera pas d’ultimatum». «Le gouvernement grec est déterminé à honorer le mandat populaire et l’histoire de la démocratie en Europe», ajouté cette même source, qui assure que le texte présenté lundi soir lors de la réunion des ministres des Finances de la zone euro «comprenait des points qu’Athènes ne pouvait pas accepter, comme l’extension technique de six mois du programme actuel, qualifiée d’étape transitoire».

Selon cette source, le texte proposé par Athènes lors de cette réunion comprenait des «mesures visant à adopter un système d’imposition plus juste, à limiter les répercussions de la crise humanitaire ainsi que des mesures pour l’allégement de la dette». «Ces points, assure la source, sont les bases pour une extension de l’aide actuelle qui pourrait prendre la forme d’un programme intermédiaire de quatre mois, qui sera une phase transitoire vers un accord qui va conduire à la croissance en Grèce.»

De leur côté, l’Europe continue de se montrer inflexible. «Il n’y a pas de plan B» dans le cadre des négociations avec la Grèce, a notamment assuré mardi le commissaire européen aux Affaires économiques, Pierre Moscovici. «Le plan A, pour la Commission, c’est un accord à 19 [au sein de la zone euro]. C’est le seul sur la table», a renchéri le porte-parole de la Commission, Margaritis Schinas. «Il faut passer de l’idéologie à la logique», a-t-il dit à l’adresse des Grecs, en reprenant une formule de Pierre Moscovici.

La Commission européenne s’est dite mardi «dans une recherche de solution à 19», et a promis de «jouer son rôle de facilitateur». Elle a toutefois démenti l’existence d’un document que les Grecs étaient à deux doigts de signer la veille, comme l’a affirmé le ministre des Finances, Yanis Varoufakis. «Il y a eu des documents élaborés, mais aucun document mis sur la table, et donc aucun document rejeté par la Grèce», a renchéri le Français, Michel Sapin.

Pour les Européens, la seule option viable est une extension du programme d’aide grec en cours, qui expire le 28 février. La zone euro a fixé un ultimatum à Athènes jusqu’à vendredi et souhaite qu’elle fasse une demande formelle par lettre, selon plusieurs sources proches du dossier. «Le seul terrain connu qui permette d’avoir un peu de temps, de tranquillité et de calme, c’est la prolongation du programme précédent. C’est un travail qui doit continuer pour aller jusqu’au bout dans les quelques heures qui restent», a averti Michel Sapin. Une extension du programme de redressement grec comporterait la «flexibilité que les règles comportent», a-t-il souligné.” Source

“Ce n’est pas l’heure pour les jeux en Europe”

Par Yanis Varoufakis. Article paru dans le New YorkTimes, le 17 février 2015: No Time for Games in Europe [traduction: JFG/OG-QuestionsCritiques]

ATHÈNES — J’écris cet article en marge d’une négociation cruciale avec les créanciers de mon pays – une négociation dont le résultat pourrait marquer toute une génération, et même s’avérer être le tournant décisif de l’expérience européenne d’une union monétaire. Les théoriciens des jeux analysent les négociations comme si elles étaient des jeux où des joueurs purement motivés par leur intérêt personnel se partagent un gâteau. Parce que j’ai passé de nombreuses années durant ma précédente vie en tant que chercheur universitaire à étudier la théorie des jeux, certains journalistes ont présumé hâtivement que, en tant que nouveau ministre des finances de la Grèce, j’élaborais activement des bluffs, des stratagèmes et des options de sortie, m’efforçant au mieux d’améliorer une mauvaise main.

Rien ne pourrait être plus loin de la vérité.

Mon expérience en matière de théorie des jeux m’a plutôt convaincu de la pure folie que ce serait d’imaginer que les délibérations actuelles entre la Grèce et nos partenaires sont un jeu de marchandage qui peut être gagné ou perdu au moyen de bluffs et de subterfuges tactiques.

Le problème avec la théorie des jeux, comme je le répète à mes étudiants, est qu’elle présume que les motivations des joueurs vont de soi. Au poker ou au black-jack cette supposition ne pose aucun problème. Mais dans les délibérations actuelles entre nos partenaires européens et le nouveau gouvernement de la Grèce, ce dont il s’agit est de changer les motivations des uns et des autres. De faire naître un nouvel état d’esprit qui soit capable de transcender les divisions nationales, d’abattre la distinction entre créancier et débiteur au profit d’une vision pan-européenne, de placer le bien commun européen au-dessus des considérations dogmatiques de la politique politicienne, toxiques si on ne leur tient pas la bride, et de rompre avec la vision manichéenne de la politique européenne.

La grande différence entre ce gouvernement et les gouvernements grecs précédents est double : nous sommes déterminés à entrer en conflit avec les puissants intérêts particuliers afin de permettre à la Grèce de redémarrer et de gagner la confiance de nos partenaires. Nous sommes également déterminés à ne pas nous laisser traiter comme une colonie fiscale à laquelle certains peuvent imposer comme bon leur semble toutes les souffrances qu’ils jugent nécessaires. Le principe qui demande l’imposition de l’austérité la plus sévère à l’économie la plus déprimée serait ridicule s’il n’était la cause d’autant de souffrance inutile.

On me demande souvent : et si la seule façon d’obtenir un financement est de franchir vos lignes jaunes et d’accepter des mesures que vous considérez comme faisant partie du problème, plutôt que partie de la solution ? Fidèle au principe selon lequel je n’ai pas le droit de bluffer, ma réponse est la suivante : les lignes que nous avons présentées comme étant jaunes ne seront pas franchies. Autrement, elles ne seraient pas vraiment des lignes jaunes, mais seulement du bluff.

Mais si cela devait amener encore plus de souffrance à votre peuple ? me demande-t-on. Vous devez certainement bluffer.

Le problème avec cet argument est qu’il présuppose, comme le fait la théorie des jeux, que nous vivons dans un monde où l’on est entravé par la peur des conséquences. Dans un monde où il n’existe aucune circonstance où nous devons faire ce qui est juste, non pas en tant que stratégie, mais simplement parce que c’est… juste.

Contre un tel cynisme, le nouveau gouvernement grec innovera. Nous mettrons un terme, quelles qu’en soient les conséquences, aux accords qui sont mauvais pour la Grèce et pour l’Europe. Le jeu « étendre et prétendre » [étendre les dettes et prétendre que tout va bien – NdT] qui a commencé après que la dette de la Grèce est devenue telle, en 2010, que notre pays ne pouvait plus l’honorer, s’arrêtera. Plus de prêts – pas tant que nous n’aurons pas un plan crédible pour faire repartir l’économie afin de rembourser ces prêts, aider la classe moyenne à se relever et régler cette effroyable crise humanitaire. Finis les programmes de « réformes » qui visent les retraités pauvres et les pharmacies familiales tout en laissant intacte la corruption à grande échelle.

Notre gouvernement ne demande pas à nos partenaires un procédé pour ne pas rembourser nos dettes. Nous demandons quelques mois de stabilité financière qui nous permettront de nous atteler aux réformes que la population grecque dans son ensemble peut faire siennes et soutenir, afin de faire revenir la croissance et mettre fin à notre incapacité de payer ce que l’on doit.

On pourrait penser que ce recul par rapport à la théorie des jeux est motivé par quelque radical programme gauchiste. Ce n’est pas le cas. La principale influence est Emmanuel Kant, le philosophe allemand qui nous a enseigné que les hommes rationnels et libres échappent à l’emprise de l’opportunisme en faisant ce qui est juste.

Comment savons-nous que notre modeste programme politique, qui constitue notre ligne jaune, est juste selon la formulation de Kant ? Nous le savons en regardant dans les yeux les gens affamés dans les rues de nos villes ou en contemplant notre classe moyenne à bout de souffle, ou en prenant en compte les intérêts de tous les hommes et femmes qui travaillent dur dans toutes les villes et villages de notre union monétaire européenne. Après tout, l’Europe ne retrouvera son âme que lorsqu’elle regagnera la confiance de son peuple en plaçant les intérêts de celui-ci avant toute autre considération.

===========================================================================================

Varoufakis : « Nous allons détruire de système oligarchique grec » (23/01)

Yanis Varoufakis, donné comme nouveau ministre des Finances de Syriza, est interviewé à Athènes par Paul Mason de Channel4 (23 janvier 2015). (Transcription et traduction : JFG-QuestionsCritiques).

Voir la vidéo sur le site de Channel 4 : ICI

Aujourd’hui, Yanis Varoufakis est professeur d’économie ; à partir de lundi prochain il pourrait être le ministre des Finances de Syriza. L’auteur du « Minotaure planétaire » et de la « Modeste proposition pour résoudre la crise de l’euro » répond aux questions de Paul Mason, chef de la rubrique économie de Channel 4, la grande chaîne de télévision  indépendante britannique. 

Paul Mason : Que ferait un gouvernement Syriza dans les 100 premiers jours ?

Yanis Varoufakis : Trois mesures. Premièrement, nous devons nous occuper de la crise humanitaire. Il est grotesque qu’en 2015, nous ayons des gens qui avaient un travail, une maison – certains avaient une boutique, il y a encore quelques années – et qui dorment dans la rue, le ventre vide. Il est inacceptable que des écoliers fassent leurs devoirs à la lueur d’une bougie parce que l’électricité a été coupée du fait que l’Etat a été mal inspiré de décider de taxer la propriété à travers les factures d’électricité. Ce sont des choses qui coûtent très peu d’argent et qui ont un impact symbolique, social et moral majeur. C’est l’une des trois pièces [de notre politique]. La deuxième chose que nous devons faire dans ce pays est de le réformer. Réformer en profondeur et réformer d’une façon qui s’attaque à ce que l’on appelle le « triangle criminel ». En Grèce, le triangle criminel [ou « triangle des combines » – NdT] comprend la partie achats de l’Etat, où vous avez des fournisseurs de l’Etat à la recherche de profits indus qui lui font payer des fortunes – par exemple, une autoroute grecque coûte trois fois plus cher à construire qu’une autoroute française, ce qui est inacceptable. Deuxièmement, la deuxième partie du triangle est formée des banquiers sans scrupules qui extorquent le maximum d’argent. Et troisièmement, les mass media qui sont tout le temps en faillite. Il faut donc se poser les bonnes questions, comme se demander comment ils parviennent à joindre les deux bouts quand ils n’ont jamais montré le moindre bénéfice.

PM : On pourrait presque entendre les centristes européens s’écrier, « il y a là un parti de gauche qui touche à la liberté d’expression !»

YF : C’est le contraire. Nous sommes absolument attachés à la liberté d’expression, et la liberté d’expression en Grèce a été compromise par cette alliance contre nature entre des banquiers sans scrupules, des promoteurs et des propriétaires de médias qui deviennent la voix de ceux qui veulent parasiter les efforts productifs de tous les autres et vivre à leurs crochets.

PM : Que ferez-vous concrètement contre l’oligarchie ?

YF :  Nous allons détruire les fondations sur lesquelles ils ont construit, décennie après décennie, un système et un réseau qui sucent méchamment l’énergie et la force économique de tous les autres dans la société.

PM : Vous n’êtes pas seulement un économiste, vous connaissez l’histoire de ce pays. Vous savez ce qui c’est passé la dernière fois que quelqu’un a essayer de reprendre le pouvoir à l’oligarchie grecque…

YF : Un combat juste doit être mené sans se soucier de ce que cela peut nous en coûter.

PM : Et le coût pourrait être qu’un gouvernement Syriza s’aperçoive, à un certain moment, que la démocratie lui est ôtée.

YF : Il n’y a pas d’autre alternative que de rester inébranlable dans notre opposition à ces forces qui vident essentiellement la démocratie de sa substance.

Mais venons-en à la troisième pièce de notre politique. Résoudre la crise, réformer la Grèce, nous attaquer à l’oligarchie, abolir l’immunité fiscale. Parce que ce n’est pas tant un problème d’évasion fiscale que d’immunité fiscale. Et la chose à faire, bien sûr, est de renégocier les accords de prêts avec nos partenaires européens, lesquels ont été préjudiciables à l’Europe dans son ensemble.

PM : Vous avez été pendant des années à l’extérieur de la politique. Que ressent-on lorsque l’on se retrouve aux portes du pouvoir ?

YF : Effrayant. Un seul mot : effrayant. Mais d’un autre côté, après avoir dit ça, dans les universités où j’ai passé toute ma vie – en Grande-Bretagne et ailleurs – j’étais persuadé que tout collègue voulant devenir à tout prix chef de département devrait être immédiatement disqualifié, parce qu’on ne devrait le faire qu’à contrecœur en tant que service public. Donc nous sommes des candidats au pouvoir à contrecœur et, malheureusement, c’est l’Histoire et cette crise qui nous ont poussé au centre de la scène, et nous avons maintenant hérité du défi empoisonné de devoir faire des choses essentielles que même les partis bourgeois auraient dû faire et qu’ils n’ont pas fait.

PM : Et si avec l’un de vos collègues, vous vous rendez à l’Eurogroupe dans deux semaines, que leur direz-vous ?

YF : Il est temps de dire la vérité sur la responsabilité insoutenable du déni majeur avec lequel l’Europe à traité la faillite dans ses assemblées et sur l’architecture problèmatique du système de l’euro.

PM : Et selon vous, quelle est la probabilité que la Grèce soit chassée de la zone euro ?

YF : Zéro.

PM : Qu’arrivera-t-il à la zone euro si elle continue comme elle est ?

YF : Si nous ne réformons pas le système de l’euro, si nous ne créons pas d’amortisseurs et ce que j’appelle un mécanisme de recyclage des excédents au sein de la zone euro, celle-ci sera foutue dans quelques années.

PM : Pourquoi ?

YF : Parce que vous ne pouvez pas avoir une union monétaire qui prétend pouvoir survivre à une crise financière majeure simplement en prêtant plus d’argent aux pays en déficit à la condition qu’ils réduisent leurs revenus.

_________________________

Je vous rappelle que le dernier livre de Varoufakis Le Minotaure Planétaire vient tout juste d’être traduit en français, aux Éditions du cercle - je vous le recommande

Minotaure2014.jpg

disponible en versions numériques (kindle et kobo) et brochée (PoD-amazon)

 

Voici un extrait de la préface de l’auteur à l’édition française :

Delors, Mitterrand, Kohl et leurs successeurs

En 1993, alors que ses efforts pour poser les fondations de la zone euro commençaient à porter leurs fruits, Jacques Delors eut un pressentiment : il fallait à l’union monétaire européenne un peu plus que les règles de Maastricht et une banque centrale calquée sur le modèle de la Bundesbank. Jacques Delors était correctement arrivé à la conclusion qu’une émission obligataire commune à la zone euro devait être créée pour qu’il soit possible de prévenir les chocs et être en mesure de se remettre d’aplomb après qu’ils ont frappé. À cette fin, dans un Livre Blanc présenté en décembre 1993, il recommandait que ces euro-obligations de fait soient intégrées en tant que rouage essentiel du mécanisme de la zone euro et, en outre, qu’un Fonds d’investissement européen soit lui-aussi institué.

Pour donner à sa recommandation élan politique et poids au niveau macroéconomique, Jacques Delors essaya de convaincre le Président Mitterrand que ces euro-obligations joueraient pour la zone euro un rôle similaire à celui que les Union Bonds avaient joué pour le New Deal de Franklin Roosevelt, où ils permirent le financement d’un vaste programme de redressement tiré par l’investissement, qui autorisa le déficit budgétaire fédéral des USA à se maintenir à un faible niveau, de 1933 jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale.

Mitterrand écouta avec la plus grande attention, mais répondit : « Jacques, vous avez raison. L’union monétaire européenne a besoin de ces instruments. Mais, nous ne les créerons pas. Helmut (Kohl) et moi-même n’avons pas la puissance politique suffisante pour cela. Nous avons le pouvoir de lier entre eux les pays sur le plan monétaire, de forger une monnaie commune. Mais nous n’avons pas le pouvoir d’établir une dette commune. Laissez-moi cepen-dant vous dire ceci : lorsque, dans 10 ou 15 ans, une grande crise financière viendra à frapper l’Europe, nos successeurs devront faire le choix suivant : soit mettre en œuvre votre idée, soit laisser l’union monétaire européenne s’effondrer ».[1]

François Mitterrand avait vu juste sur deux points : une crise mondiale majeure est bien survenue 15 ans plus tard, en 2008, et les dirigeants européens se trouvent bien devant un dilemme entre consolidation (d’un type similaire à l’union obligataire proposée par Jacques Delors) et éclatement. Là où François Mitterrand et Helmut Kohl se sont trompés est dans leur conviction (tacite) que leurs successeurs allaient choisir la consolidation. À ce jour, ceux-ci se précipitent, tels des somnambules, droit vers l’éclatement.

Ce livre fait la lumière non seulement sur les causes de cette crise que le Président Mitterrand avait anticipée de manière prophétique mais, aussi, sur les raisons pour lesquelles ses successeurs se comportent comme des lapins tétanisés par l’irrémédiable avancée des phares d’un camion dans la nuit.

Voici enfin un entretien du 13 février 2012 conduit par Philip Pilkington :

Philip Pilkington : Dans votre livre LE MINOTAURE PLANÉTAIRE : l’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial vous exposez que la crise économique en cours a des racines très anciennes. Vous affirmez que si les nombreuses interprétations classiques – de la cupidité devenue exubérante à la mainmise sur la régulation – expliquent bien certaines caractéristiques de la crise actuelle, elles ne traitent pas de la véritable question sous-jacente, c’est-à-dire la façon dont l’économie mondiale est actuellement structurée. Pouvez-vous expliquer brièvement pourquoi ces interprétations classiques se révèlent-elles incomplètes ?

Yanis Varoufakis : Il est vrai qu’au cours des décennies qui ont précédé le Krach de 2008, la cupidité est devenue le nouveau credo. Les banques et les fonds spéculatifs faisaient plier les autorités régulatrices à leur volonté de fer ; les financiers croyaient en leur propre discours et étaient donc convaincus que leurs produits financiers représentaient un « risque sans risques ». Cependant, cet appel au phénomène de l’ère d’avant 2008 nous laisse avec le sentiment tenace que nous passons à côté de quelque chose d’important ; que toutes ces vérités séparées n’étaient que de simples symptômes, plutôt que les causes, du pouvoir destructeur qui se précipitait tête baissée vers le Krach de 2008. L’avidité était présente depuis des temps immémoriaux. Les banquiers ont toujours essayé de faire plier les règles. Les financiers étaient à la recherche de nouvelles formes de dettes trompeuses depuis l’époque des pharaons. Pourquoi l’ère qui a débuté après 1971 a-t-elle permis à la cupidité de dominer et au secteur financier de dicter ses conditions au reste de l’économie sociale de la planète ? Mon livre commence par mettre l’accent sur la cause plus profonde qui se cache derrière tous ces phénomènes distincts mais entremêlés.

PP : D’accord, ces tendances nécessitent d’être replacées dans leur contexte. Alors, quelles sont selon vous les racines de cette crise ?

YV : Elles sont à rechercher dans les principaux ingrédients de la deuxième phase de l’après-guerre qui a débuté en 1971 et dans la façon dont ces « ingrédients » ont créé une poussée majeure de croissance, fondée sur ce que Paul Volcker avait décrit, peu après être devenu le président de la Réserve fédérale, comme la « désagrégation contrôlée de l’économie mondiale ».[1]

Tout a commencé lorsque l’hégémonie américaine de l’après-guerre ne pouvait plus se baser sur l’habile recyclage des surplus des Etats-Unis vers l’Europe et l’Asie. Et pourquoi ne le pouvaient-ils plus ? Parce que leurs excédents, à partir de la fin des années 1960, s’étaient transformés en déficits – leurs fameux déficits jumeaux (budgétaire et de la balance commerciale). Aux alentours de 1971, les autorités américaines eurent l’idée de mettre au point une stratégie audacieuse : au lieu de s’attaquer au double déficit croissant de leur nation, les hauts responsables politiques américains décidèrent de faire le contraire : accroître les déficits. Et qui devrait payer la note ? Le reste du monde ! Comment ? Au moyen d’un transfert permanent de capitaux qui se précipiteraient sans cesse par-delà les deux grands océans afin de financer le double déficit des USA.

Ces déficits de l’économie américaine ont donc opéré pendant des décennies à la façon d’un aspirateur géant, absorbant les biens et les capitaux excédentaires des autres peuples. Tandis que cet « arrangement » incarnait le déséquilibre le plus colossal imaginable à l’échelle planétaire (souvenez-vous de l’expression appropriée de Paul Volcker), il a néanmoins donné naissance à quelque chose ressemblant à un équilibre mondial, un système international accélérant rapidement les flux asymétriques des échanges et des capitaux, capable d’exercer un semblant de stabilité et de croissance constante.

Propulsées par le double déficit des Etats-Unis, les économies excédentaires du monde (à savoir l’Allemagne, le Japon et, plus tard, la Chine) ne cessaient de produire en série les marchandises que les Etats-Unis absorbaient. Près de 70% des profits réalisés au niveau mondial par ces pays étaient transférés aux Etats-Unis, sous la forme de flux de capitaux vers Wall Street. Et que fit Wall Street de tout cet argent ? Il le transforma en injections de capital sous forme d’investissements directs, de prises de participation, de nouveaux instruments financiers, de prêts revêtant d’anciennes formes ou de nouvelles, etc.

C’est sous ce prisme que nous pouvons contextualiser la montée de la financiarisation, le triomphe de la cupidité, la démission des régulateurs, la domination du modèle de croissance anglo-saxon. Tous ces phénomènes qui caractérisent cette époque apparaissent soudainement comme de simple sous-produits des flux massifs de capitaux nécessaires pour alimenter les déficits jumeaux des Etats-Unis d’Amérique.

PP : Il semble que vous situiez ce tournant au moment où Richard Nixon a sorti les Etats-Unis de l’étalon-or et dissout le système de Bretton Woods. Pourquoi doit-on voir cela comme le tournant ? Quel effet a eu la désindexation du dollar sur l’or ?

YV : Ce fut un moment symbolique : l’annonce officielle que le Plan mondial conçu par la génération du New Deal était mort et enterré. En même temps, c’était une manœuvre très pragmatique. Car contrairement aux dirigeants européens, aujourd’hui, qui ont été extraordinairement aveugle quant à l’issue inéluctable (c.-à-d. que le système de l’euro, tel qu’il a été conçu dans les années 1990, n’a aucun avenir dans le monde après 2008), l’administration Nixon a eu le bon sens de reconnaître immédiatement que le Plan mondial appartenait au passé. Pourquoi ? Parce qu’il était fondé sur l’idée simple que l’économie mondiale serait gouvernée par (a) des taux de change fixes, et (b) un Mécanisme mondial de recyclage des excédents devant être administré par Washington et qui recyclerait vers l’Europe et l’Asie les surplus des Etats-Unis.

Ce que Nixon et son administration reconnurent était que, une fois que les Etats-Unis étaient devenus un pays déficitaire, ce mécanisme de recyclage ne pouvait plus fonctionner comme prévu. Paul Volcker, qui était la doublure de Henry Kissinger à ce moment-là (avant que ce dernier ne prennent ses fonctions au ministère des Affaires étrangères), avait identifié avec une immense lucidité le choix, à la fois nouveau et catégorique, auquel les Etats-Unis étaient confrontés : soit réduire leur portée économique et géopolitique (en adoptant des mesures d’austérité dans le but de maîtriser leur déficit commercial), soit chercher à maintenir leur hégémonie, en fait l’étendre, en accroissant leurs déficits et en créant immédiatement les circonstances qui permettraient aux Etats-Unis de rester le « recycleur » des surplus occidentaux. Sauf que cette fois-ci, ils recycleraient les excédents du reste du monde (Allemagne, Japon, pays producteurs de pétrole et, plus tard, la Chine).

La majestueuse déclaration du 15 août 1971 du Président Richard Nixon, et le message que le ministre américain des Finances, John Connally, allait bientôt délivrer aux dirigeants européens (« C’est notre monnaie mais c’est votre problème ») n’était certes pas un aveu d’échec. Au contraire, c’était le présage d’une nouvelle ère de l’hégémonie américaine, basée sur l’inversion des surplus de capitaux et de marchandises. C’est pour cette raison que je pense que la déclaration de Nixon symbolise un moment important de l’histoire du capitalisme de l’après-guerre.

PP : Le vieil adage bancaire, « Si vous devez des milliers à une banque, vous avez un problème ; si vous lui devez des millions, c’est elle qui a un problème », vient à l’esprit. Etait-ce alors la fin de l’hégémonie des Etats-Unis en tant que prêteurs et le commencement de l’hégémonie des Etats-Unis en tant qu’emprunteurs ? Et si c’est le cas, cela nous donne-t-il des indications sur la crise financière de 2008 ?

YV : Je suppose que la phrase de Connally, « C’est notre monnaie mais c’est votre problème », s’est avérée être la nouvelle version de ce vieil adage bancaire que vous mentionnez. Sauf qu’il y a une différence importante ici : dans le cas des banques, lorsqu’elles font faillite, il y a toujours la FED ou une autre banque centrale pour les soutenir. Dans le cas de l’Europe et du Japon en 1971, aucun soutien de ce type n’était disponible. Il ne faut pas oublier que le FMI est un organisme dont le but est de financer les pays (essentiellement de la périphérie) confrontés à des déficits de leur balance des paiements.

La phrase de Connally visait des pays qui avaient une balance des paiements excédentaire vis-à-vis des Etats-Unis. De plus, lorsqu’une personne ou une entité lourdement endettée dit à sa banque que c’est elle qui a un problème, et non le débiteur, c’est généralement une tactique de marchandage en vue d’obtenir de meilleures conditions de la banque, un effacement partiel de la dette, etc. Dans le cas du voyage de Connally en Europe, peu après la déclaration de Nixon, les Etats-Unis ne demandaient rien aux Européens. Il s’agissait simplement d’annoncer que la règle du jeu avait changé : le prix de l’énergie augmenterait plus vite en Europe et au Japon qu’aux Etats-Unis, et des taux d’intérêts nominaux relatifs joueraient un rôle majeur pour aider à donner forme aux afflux de capitaux vers les Etats-Unis.

Ainsi débutait donc la nouvelle hégémonie. L’hégémon recyclerait désormais les capitaux des autres peuples. Il accroîtrait son déficit commercial, qu’il financerait grâce aux afflux volontaires de capitaux vers New York, des afflux qui commencèrent pour de bon en particulier après que Paul Volcker eut poussé les taux d’intérêt américains vers des sommets.

PP : Et cette nouvelle hégémonie s’est développée structurellement à partir de la domination du dollar en tant que devise de réserve mondiale, laquelle s’est assise dans les années de l’après-guerre ? C’est bien cela ? Pouvez-vous en dire plus ?

YV : Le « privilège exorbitant » du dollar, grâce à son statut de réserve mondiale, fut l’un des facteurs qui permirent aux Etats-Unis de devenir le recycleur des capitaux des autres peuples (tandis que les Etats-Unis étendaient activement leurs déficits). Bien que crucial, ce ne fut pas le seul facteur. Un autre était la domination des Etats-Unis sur le secteur de l’énergie et leur puissance géopolitique. Pour attirer les unes après les autres des vagues de capitaux depuis l’Europe, le Japon et les pays producteurs de pétrole, les Etats-Unis devaient s’assurer que le retour des capitaux vers New York était supérieur aux capitaux se déplaçant vers Francfort, Paris ou Tokyo. Cela nécessitait quelques conditions préalables ; un taux d’inflation plus bas aux Etats-Unis, ainsi qu’une plus faible volatilité des prix, des coûts énergétiques moindres et une plus basse rémunération des travailleurs américains.

Le fait que le dollar était la devise de réserve mondiale signifiait que, en temps de crise, les capitaux se dirigeaient de toute façon vers New York – comme ils le feront à nouveau des années plus tard, malgré l’effondrement de Wall Street. Le volume des flux de capitaux qui avaient inondé Wall Street (afin de maintenir le financement de leur déficit commercial) ne se serait pas matérialisé sans la capacité des Etats-Unis à précipiter une envolée du prix du pétrole à un moment où (a) la dépendance des Etats-Unis vis-à-vis du pétrole était plus faible que celle du Japon ou de l’Allemagne, (b) la plupart des échanges pétroliers étaient canalisés à travers des multinationales américaines, (c) les Etats-Unis pouvaient juguler l’inflation en augmentant les taux d’intérêt à des niveaux qui détruiraient les industries allemandes et japonaises (sans massacrer totalement les entreprises américaines), et (d) les syndicats et les normes sociales qui empêchaient une compression sévère des salaires réels étaient bien plus « faibles » aux Etats-Unis qu’en Allemagne ou au Japon.

PP : Dans votre livre, vous écrivez que les responsables américains n’étaient en fait pas tant que ça préoccupés par le cours du pétrole dans les années 1970. Pourquoi dites-vous cela ? Et pensez-vous que les récentes pressions spéculatives sur le cours du pétrole et des denrées alimentaires – émanant de Wall Street – ont été largement tolérées par les autorités américaines pour des raisons similaires ?

YV : Cette question est résumée par cette vieille plaisanterie où un professeur d’économie en interroge un autre : « Comment va ta femme ? », et se voit répondre : « par rapport à quoi ? » La question, lorsqu’il s’agit d’attirer des capitaux et de gagner en compétitivité par rapport à une autre entreprise ou, en ce cas, un autre pays, est que ce qui importe n’est pas la différence absolue mais la différence relative des coûts et des prix. Oui, les autorités américaines étaient préoccupées par l’inflation et le cours du pétrole. Elles n’aimaient pas ces augmentations, d’autant plus qu’elles ne pouvaient totalement les contrôler. Mais il y avait une chose qu’elles craignaient encore plus : une incapacité de financer le déficit commercial croissant des États-Unis (qui se manifesterait si les rendements du capital n’étaient pas améliorés par rapport à des investissements similaires ailleurs). C’est dans ce contexte qu’ils ont considéré qu’une hausse des coûts de l’énergie, dans la mesure où elle augmenterait les coûts allemands et japonais plus que ceux des États-Unis, était leur choix optimal.

En ce qui concerne la comparaison avec la hausse du pétrole [en 2011-2012] et, surtout, des prix alimentaires, je pense que c’est tout à fait différent. D’une part, je ne vois pas quels intérêts américains seraient favorisés par la façon dont les ventes à terme sur le marché de Chicago poussent les prix alimentaires à un niveau tel qu’il met en péril la stratégie d’assouplissement quantitatif de la Fed, en raison des pressions inflationnistes que cela provoque. En outre, pour revenir au début des années 1970, le gouvernement américain contrôlait alors bien plus les flux financiers et spéculatifs que ce n’est le cas aujourd’hui. Ayant permis au génie de la financiarisation de sortir de la bouteille, les autorités américaines le voient faire des ravages en étant pratiquement impuissantes – en particulier compte tenu du caractère ingouvernable inhérent aux Etats-Unis, avec un Congrès et une Administration prisonniers d’un conflit perpétuel. À l’opposé, en 1971-73, le gouvernement américain jouissait d’une autorité beaucoup plus importante qu’aujourd’hui sur les marchés.

PP : Je voudrais aborder ce que je pense être le point clé de votre livre. Le reste du monde finance les déficits jumeaux des Etats-Unis – c’est à dire que le reste du monde finance à la fois le déficit de leur commerce extérieur et celui du gouvernement américain.

Lorsque les déficits jumeaux ont commencé à apparaître aux États-Unis, on assistait également à un changement fondamental dans la nature de l’économie américaine. Pourriez-vous en dire plus ?

YV : Ce changement a bouleversé l’économie sociale américaine. La stratégie consistant à laisser croître inexorablement les déficits a été accompagnée par une série de stratégies dont le but était tout simplement d’attirer vers les États-Unis les flux de capitaux du reste du monde, permettant ainsi de financer leurs déficits croissants. Dans mon livre, j’ai essayé de détailler quatre grandes stratégies qui se sont révélées cruciales dans la génération de ce « tsunami » de capitaux qui a permis de nourrir les déficits des Etats-Unis : (1) un coup de pouce sur les prix mondiaux de l’énergie qui aurait une incidence disproportionnée sur les industries japonaises et allemandes (par rapport aux entreprises américaines) ; (2) une hausse du taux d’intérêt réel (faisant ainsi de New York une destination plus attrayante pour les capitaux étrangers) ; (3) une baisse de la rémunération du travail, devenu en même temps bien plus productif ; et, (4) la direction prise par les capitaux vers la financiarisation de Wall Street, qui a offert des rendements encore plus élevés pour tous ceux qui les plaçaient à New York.

Ces stratégies ont eu un effet profond sur la société américaine, pour plusieurs raisons : pour maintenir les taux d’intérêt réels élevés, le taux d’intérêt nominal a été augmenté au moment où l’administration et la FED organisaient une compression des salaires ; la hausse des taux d’intérêt a détourné les capitaux des industries locales qui se sont dirigés vers des investissements directs à l’étranger et transféré une part des revenus des travailleurs vers les rentiers ; la baisse de la rémunération du travail a également nécessité une attaque d’envergure contre les syndicats, et les familles américaines ont dû travailler de plus longues journées pour des salaires inférieurs – et cette nouvelle réalité a conduit à l’éclatement de la cellule familiale, d’une façon jamais observée auparavant. Alors que la droite se drapait dans les valeurs familiales, elles étaient détruites dans les mains du Minotaure planétaire que cette même droite faisait prospérer.

La réduction de la part salariale signifie en outre que les familles ont dû compter davantage sur leur habitation, transformée en « vache à lait » (en l’utilisant comme garantie afin d’obtenir davantage de crédits), éloignant ainsi de l’épargne toute une génération qui s’est sur-endettée. Une nouvelle forme d’entreprise globalisée a été créée (le modèle WalMart), important tout de l’étranger, utilisant des salariés sous-payés dans des entrepôts-points de vente, et propageant une nouvelle idéologie du « bon marché ». Pendant ce temps là, Wall Street utilisait les capitaux provenant de l’étranger pour se lancer dans une frénésie de prises de contrôles et de fusions lucratives qui ont été le terreau de la financiarisation qui a suivi. En combinant l’appétit national pour le crédit (étant donné que la classe ouvrière, bien plus productive qu’auparavant, avait du mal à joindre les deux bouts, même en travaillant de plus longues heures), on a mis en relation les flux financiers (a) de l’immobilier des 60% les moins riches de la société et (b) des capitaux étrangers affluant à Wall Street. Lorsque ces deux torrents de capitaux ont fusionné, la puissance exercée par Wall Street sur les citoyens ordinaires a augmenté de façon exponentielle. Avec un travail perdant de sa valeur aussi vite que les autorités de régulation perdaient leur contrôle sur le secteur financier, les États-Unis se sont rapidement transformés, abandonnant valeurs et conventions sociales issues du New Deal. La plus grande nation du monde était prête pour l’Effondrement.

PP : Vous avez mentionné le modèle WalMart. Vous abordez largement cette question dans votre ouvrage. Pourriez-vous expliquer aux lecteurs pourquoi vous mettez l’accent sur ce point et quelle est l’importance de celui-ci pour l’ensemble de l’économie ?

YV : WalMart symbolise un changement important dans la nature du capital oligopolistique. Contrairement aux premières sociétés qui ont créé de grands secteurs entièrement nouveaux à la suite d’une invention (par exemple Edison avec l’ampoule à incandescence, Microsoft avec son logiciel Windows, Sony avec le Walkman, ou Apple avec la série iPod / iPhone / iTunes) ou à d’autres sociétés qui se sont concentrées sur le développement d’une marque (comme Coca-Cola ou Marlboro), WalMart a réalisé quelque chose à quoi personne n’avait jamais songé auparavant : cette entreprise a emballé une nouvelle idéologie du « bon marché » dans une marque destinée à plaire aux classes moyennes et inférieures américaines, financièrement stressées. En conjonction avec sa chasse impitoyable aux syndicats, elle est devenue le symbole des prix bas en procurant à ses clients de la classe ouvrière un sentiment de satisfaction, qui bénéficiaient ainsi de l’exploitation des producteurs (surtout étrangers) pour les marchandises mises dans leurs paniers.

En ce sens, l’importance de WalMart pour l’économie en général est qu’elle représente un nouveau type de société qui a évolué en réponse à des circonstances portées par le Minotaure planétaire. Elle a réifié le bon marché et profité de l’amplification des rétroactions entre la baisse des prix et celle du pouvoir d’achat de la classe ouvrière américaine. Elle a importé les biens du Tiers-monde dans les villes américaines et exporté les emplois vers le Tiers-monde (grâce à la délocalisation). Où que nous regardions, même dans les entreprises américaines les plus technologiquement avancées (comme Apple), nous ne pouvons manquer de reconnaître l’influence du modèle WalMart.

PP : Vers où pensez-vous que nous nous dirigeons aujourd’hui, alors que nous émergeons de cette période du Minotaure planétaire ?

YV : Le Minotaure est évidemment une métaphore pour le Mécanisme mondial de recyclage des excédents qui est né dans les années 1970 sur les cendres de Bretton Woods et a réussi à maintenir le capitalisme mondial dans un élan extatique ; jusqu’à ce qu’il s’effondre en 2008 sous le poids de sa démesure (et surtout de celle de Wall Street). Depuis 2008, l’économie mondiale titube, sans gouvernail, en l’absence d’un mécanisme de recyclage pour remplacer le Minotaure. La crise qui a commencé en 2008 a muté et se propage d’un secteur à l’autre, d’un continent à l’autre. Son héritage est celui d’une incertitude généralisée, d’une faiblesse de la demande mondiale, d’une incapacité à transférer l’épargne vers les investissements productifs et d’un échec de la coordination à tous les niveaux de la vie socio-économique.

Un monde sans le Minotaure, privé du fonctionnement de ce mécanisme mondial de recyclage des excédents mais qui est régi par les acolytes du Monstre, est devenu illogique, absurde. Et qui sont ces acolytes qui ont survécu au Minotaure ? Ce sont Wall Street, WalMart, le mercantilisme provincial de l’Allemagne, l’hypothèse absurde de l’Union européenne selon laquelle une union monétaire peut prospérer sans un mécanisme de recyclage des excédents, les inégalités croissantes au sein des États-Unis, en Europe, en Chine, etc., etc.

Le meilleur exemple de l’incapacité de notre monde à se réconcilier avec son énigme, est fourni par la façon dont le débat public aborde les déséquilibres dits globaux : l’excédent commercial systématiquement croissant de certains pays (l’Allemagne et la Chine sont de bons exemples), dont l’image se reflète dans l’augmentation des déficits commerciaux d’autres nations. Tous les commentateurs sont d’accord sur le fait que l’augmentation des déséquilibres mondiaux a des conséquences terribles. On pourrait, par conséquent, être tenté d’imaginer que la réduction de ces déséquilibres serait la bienvenue. Mais hélas, c’est le contraire qui est vrai ! Lorsque ces déséquilibres diminuent (par exemple quand la Chine réduit son excédent commercial), c’est le signe d’un problème, plutôt que d’une amélioration. La raison en est que la baisse du déséquilibre n’est pas due à un meilleur recyclage, plus productif, des excédents, mais correspond plutôt à une aggravation de la récession dans les pays qui fournissaient habituellement la demande absorbant les exportations nettes de quelqu’un d’autre. Nous nous trouvons donc dans la situation étrange de vouloir exorciser les déséquilibres mondiaux, tandis que dans le même temps nous souffrons de leur diminution.

L’Occident, pris dans la nasse toxique de la « faillitocratie », incapable de relever le défi du monde de l’après-2008, continuera de stagner, en perdant son emprise sur la réalité, à défaut de faire correspondre ses résultats à ses capacités ou d’être à même de créer des « réalités » nouvelles. En ce qui concerne les économies émergentes, bruissantes de gens prêts à dépasser les contraintes, à inventer de nouvelles « réalités », à élargir les horizons existants, elles seront prises au piège d’une demande mondiale chétive pour leurs produits. A moins qu’un nouveau mécanisme mondial de recyclage des excédents ne se matérialise bientôt, le futur de l’économie mondiale restera sombre. Que faudra-t-il pour façonner un tel mécanisme en repartant de zéro ? Une chose est certaine : les marchés ne le généreront pas spontanément. Un nouveau mécanisme de recyclage des excédents doit être le résultat d’une action politique concertée. Exactement comme le fut Bretton Woods.

Note :

[1] Cette célèbre phrase de Paul Volcker a systématiquement été malencontreusement traduite en français par « la désintégration contrôlée de l’économie mondiale ».

Source: http://www.les-crises.fr/yanis-varoufakis-ce-nest-pas-lheure-pour-les-jeux-en-europe/