Procès des Déboulonneurs de pub : et la liberté de (non) réception ?

Sauvegarde de cet article du monde

Le Monde.fr | • Mis à jour le

A travers le collectif "les Déboulonneurs" de pub, dont le jugement devrait être rendu mardi 26 juin, "c'est la liberté de (non) réception des citoyens que nous devons défendre", estiment des chercheurs en sciences cognitives et sociales.

“Il serait inique que des barbouilleurs animés par un esprit
civique de dépollution des images soient poursuivis et condamnés, alors
que tant  d’ignominies dues à la recherche du profit maximum sont
tolérées.”
Edgar Morin.

Le 3 avril, huit personnes du collectif “les Déboulonneurs” comparaissaient à la chambre d’appel correctionnelle de Paris pour avoir barbouillé des panneaux publicitaires. Lors du procès,
le réquisitoire du procureur a largement reposé sur l’argument d’une
atteinte à la liberté d’expression des annonceurs. Le jugement devant
être rendu mardi 26 juin, il nous est apparu urgent de rappeler
les éléments montrant que la publicité, par ses mécanismes mêmes, porte
atteinte à certaines libertés de l’individu et qu’elle peut avoir des effets nocifs sur la société en termes de santé publique (surcharge cognitive, stress, obésité…). 

Les sciences cognitives et sociales (neurosciences, psychologie et sociologie notamment), disciplines dont nous relevons, tendent à montrer
que la publicité biaise nos comportements les plus automatiques, y
compris de façon inconsciente. Et si l’émergence des techniques
d’exploration du cerveau nous permettent de mieux comprendre ces mécanismes, nous voulons montrer
ici que ces nouvelles connaissances et leur appropriation par le
domaine publicitaire (en particulier via le neuromarketing) requièrent
un débat le plus large possible sur la présence de la publicité dans
l’espace public.

INFLUENCE DE LA PUBLICITÉ SUR NOTRE COMPORTEMENT ET NOTRE CERVEAU

Rappelons tout d’abord l’origine historique de la publicité. Le premier grand saut technique s’opère au début du XXe
siècle, en passant d’une simple répétition mécanique du message à une
méthodologie élaborée de persuasion des masses. L’un des principaux
pionniers de cette “manufacture du consentement” s’appelle Edward Bernays et n’est autre  que le neveu de Freud. Il décide d’utiliser les découvertes de la psychanalyse pour parvenir à une “manipulation consciente, intelligente des opinions et des habitudes” par des “chefs invisibles” (The Century of the Self, 2002).
L’exemple le plus frappant de cette nouvelle démarche publicitaire est
la  diffusion dans la presse de photos de jeunes femmes belles, modernes
et indépendantes, fumant des cigarettes appelées “torches de la liberté”. En incitant les femmes à fumer à une époque où ce comportement était réprouvé, Bernays se vanta d’avoir doublé la taille du marché potentiel de l’industrie du tabac !

Grâce à l’imagerie cérébrale, les neuroscientifiques ont récemment
commencé à s’intéresser à l’effet de l’image de marque d’un produit sur
nos cerveaux. Dans ce contexte, on se focalise sur le système de
récompense, un ensemble de régions du cerveau évolutionnairement très
ancien. Ce système fait interagir émotions et prises de décision
de telle sorte que ces dernières échappent à la rationalité pure.Il se
révèle aussi très sensible à certains signaux de notre environnement qui
peuvent influencer nos comportements même quand ils ne sont pas perçus consciemment (ce dont on peut s’assurer en laboratoire).

A partir
de ces connaissances, une équipe de chercheurs américains a comparé
l’activité cérébrale du système de récompense chez des individus invités
à goûter deux marques de sodas. Lorsque le test se fait en aveugle, les
deux marques de boissons sont autant appréciées l’une que l’autre et
activent le système de récompense de façon équivalente. Par contre,
lorsque les étiquettes sont rendues visibles, l’un des deux sodas active
soudainement beaucoup plus le système de récompense et est préféré par
la majorité. Cette étude fut la première à montrer par la mesure de l’activité cérébrale comment l’image de marque construite par la publicité peut biaiser les préférences des consommateurs.

Depuis lors, les études visant à mesurer
ces préférences au moyen de l’imagerie cérébrale se sont multipliées
sous la bannière de ce que l’on appelle le neuromarketing. Jusqu’à
présent, cette approche a essentiellement cherché à calibrer le message publicitaire de façon à activer le plus possible le système de récompense. Bien que le neuromarketing  soit aujourd’hui vivement critiqué pour son absence de rigueur scientifique, il pourrait devenir, avec les progrès des neurosciences, un véritable outil d’ingénierie publicitaire.

ENJEUX SANITAIRES DE LA PUBLICITÉ À GRANDE ÉCHELLE

Le ciblage de notre système de récompense par la publicité doit aussi
être considéré en termes de santé publique. On sait que le système de
récompense est plus vulnérable chez certains individus. Les personnes
souffrant d’obésité par exemple voient leur système de récompense activé de façon anormale
par des images de nourriture ultra-calorique. La publicité exploite
leur vulnérabilité et renforce leurs comportements de surconsommation.
Les enfants ayant un système nerveux encore en développement sont aussi
très sensibles à la publicité. Sur la base de multiples études issues
des plus grands journaux médicaux, l’Agence de l’alimentation britannique demande, pour ces mêmes raisons, que “les enfants aient le droit de grandir à l’abri des pressions commerciales, lesquelles encouragent la consommation d’une nourriture trop riche, trop sucrée et trop salée qui fait courir un risque pour la santé actuelle et future des enfants”.

Les estimations menées aux Etats-Unis
montrent ainsi que l’obésité infantile pourrait être réduite de près
d’un tiers en régulant mieux la publicité des produits alimentaires.
Plus généralement, on sait maintenant que la dérégulation du système de récompense accompagne de nombreux troubles psychologiques et psychiatriques.
Dans l’attente de travaux scientifiques évaluant l’effet de la
publicité sur les populations à risque, il nous semble indispensable
d’en appeler au principe de précaution pour réguler les messages commerciaux à destination de nos concitoyens les plus fragiles.

ENJEUX ÉTHIQUES DE LA PUBLICITÉ AU XXIE SIÈCLE

Tous ces éléments révèlent que ce qui est en jeu s’avère beaucoup
plus complexe que la simple liberté d’expression invoquée pour le
publicitaire. Or cette liberté-là ne va sans une autre liberté
complémentaire de la première : la liberté de non-réception. Il s’agit
de garantir à chaque citoyen le droit de choisir où et quand il souhaite accéder à de l’information publicitaire. Ceci pour lui permettre de se protéger de son influence ou simplement de se reposer de la surcharge d’information. Selon les estimations, les enfants sont exposés quotidiennement à plusieurs dizaines de spots publicitaires, voire plusieurs milliers aux Etats-Unis.
Face à ce bombardement quotidien, la liberté de non-réception des
citoyens doit être assurée, en particulier dans l’espace public. L’Etat
se doit en effet d’y être le garant de la neutralité commerciale autant
que de la sureté psychologique de tout un chacun.

Or, selon nous, les évolutions récentes sont inquiétantes. Par exemple, les usagers du métro parisien auront pu constater le remplacement progressif des affichages sur papier par de très larges écrans plats.
Cette technologie exploite le fait que toute image en mouvement dans la
périphérie du champ visuel capture automatiquement l’attention de
l’individu. Cette réaction automatique, héritage de notre évolution au
cours de laquelle le danger pouvait surgir sans prévenir, s’accompagne d’une augmentation du niveau d’alerte et de stress qui favorise la mémorisation du message. En outre, l’intégration dans ces écrans de capteurs mesurant l’intensité du regard peut transformer, à leur insu, les passants en cobayes d’expérimentation publicitaire à grande échelle.

Nous déplorons que les usagers des transports
n’aient pas été consultés, ni même informés, de cette évolution qui
touche directement leur environnement visuel et entraîne la collecte
d’informations sur leur comportement. A cela s’ajoutent les dizaines de
milliers d’enquêtes d’opinion que les régies publicitaires ont déjà
accumulées (depuis leur apparition, dans les années 1960). Ce traçage
prend aujourd’hui un essor sans précédent avec le développement des technologies numériques (puces RFID des badges en tout genre, GPS des smartphones, réseaux sociaux
omniprésents, etc.). Aujourd’hui ce “temps de cerveau disponible”,
profilé et géolocalisé est vendu au prix fort par les afficheurs : la diffusion d’un message publicitaire est quantifiée en Occasion de voir (ODV), facturée à l’unité entre 0,1 et 0,7 euro.  Ainsi une personne vivant en Ile-de-France rapporte une cinquantaine d’euros par jour à l’industrie publicitaire, sans même le savoir.

En l’absence de débat citoyen, le politique cède trop facilement aux pressions des annonceurs et afficheurs, réclamant toujours moins d’entraves pour faire davantage de profits. Ainsi, loin d’en limiter la présence dans l’espace public, la loi du 12 juillet 2010 issue du Grenelle de l’environnement laisse place, selon le ministère lui-même, à “un
développement important de secteurs comme ceux du micro-affichage, des
bâches, des dispositifs innovants, des publicités sur aéroports ou gares
[…], permettant d’envisager une progression de 10 à 30 % des chiffres d’affaires des entreprises investissant dans ces domaines d’activité”
.

SOLUTIONS ET ALTERNATIVES

Pourtant, réduire la place de la publicité dans l’espace public n’est
pas une simple revendication idéaliste. En 2006, le conseil municipal
de la ville de Sao Paulo a voté à une quasi-unanimité une loi “Ville propre” bannissant tout affichage publicitaire dans l’espace public. Cinq ans après son entrée en vigueur, un sondage montre que 70 % des résidents de Sao Paulo ont trouvé les effets de cette loi bénéfiques.

Devant les enjeux révélés par les dernières avancées scientifiques, nous souhaitons encourager
toute démarche de régulation du système publicitaire actuel et en
premier lieu dans l’espace public. En barbouillant des publicités, le
collectif des Déboulonneurs a osé un acte de désobéissance civile afin
d’être entendu par la collectivité et de pousser le politique à accepter une ré-ouverture du débat. A travers eux, c’est la liberté de non-réception des citoyens que nous devons défendre.


Guillaume Dumas est chercheur à la Florida Atlantic University ;

Mehdi Khamassi est chercheur au CNRS ;

Karim Ndiaye est chercheur à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière ;

Yves Jouffe est chercheur à l’université Paris-Est ;

Luc Foubert est docteur de l’Université Pierre et Marie Curie-Paris-VI ;

Camille Roth est chercheur au CNRS.

Les auteurs remercient Célya Gruson-Daniel pour son aide.