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La directrice du FMI ne tient pas compte de l’avis du FMI qui souhaite un allègement de la dette

Monday 8 August 2016 at 02:55

Source : The Real News Network, le 05/06/2016

D’après l’avocat Dimitri Lascaris, spécialisé en valeurs mobilières, des fuites récentes dans la presse montrent que la directrice du FMI, Christine Lagarde, a forcé son négociateur à revenir sur sa position, alors qu’il insistait pour que les créanciers proposent un allègement de la dette à la Grèce

SHARMINI PERIES TRTN : Sharmini Peries, du Real News Network, qui vous parle de Baltimore.

La semaine dernière, nous avons annoncé que les ministres des Finances de l’Euro-zone et le FMI avaient élaboré, tôt mercredi matin, un accord qui permettrait à la Grèce de contracter de nouveaux emprunts et qui traitait de la façon dont ce pays pourrait voir à l’avenir sa dette allégée. Bien sûr, il y a eu comme un petit contretemps et j’ai avec moi, pour discuter de tout cela, Dimitri Lascaris. Il nous parle de London, dans l’Ontario. C’est un avocat, spécialisé en recours de groupe dans le domaine des actions mobilières, qui travaille dans l’État de New York et dans l’Ontario. Ravi de vous avoir ici avec nous, Dimitri.

DIMITRI LASCARIS : Merci, Sharmini.

PERIES : Alors Dimitri, qu’est-ce qui s’est passé ?

LASCARIS : Il y a environ une semaine, l’Euro-groupe a conclu une rencontre avec les représentants de la Grèce et du FMI au cours de laquelle il avait annoncé être sur le point d’attribuer la seconde tranche d’aide de 86 milliards d’euros, sur laquelle on s’était mis d’accord, l’été dernier, après le référendum grec. Et dans ce communiqué qui marquait la fin de la rencontre, il s’est expressément félicité de la décision des cadres du FMI qui devraient conseiller, plus tard dans l’année, au conseil d’administration du FMI de participer à cette aide. Et c’est important parce que les principales nations créancières de l’Euro-groupe, surtout l’Allemagne, exigent comme condition à d’autres prêts à la Grèce que le FMI participe à tout plan de sauvetage à venir.

Alors cela a été considéré par beaucoup, y compris par moi-même, comme une capitulation du FMI, parce que l’accord lui-même ne s’engage pas vraiment à accepter un allègement de la dette grecque et le FMI a affirmé dans les jours qui précédaient la rencontre qu’un allègement spectaculaire de la dette était une précondition à sa participation future à ce plan de sauvetage. Cependant, après que nous en avons parlé, il y a eu des fuites dans la presse qui nous ont brossé un tableau un peu différent. L’une des choses qui sont apparues clairement dans cette série de révélations, c’est que le FMI était représenté lors de cette réunion par le directeur de son département Europe, Poul Thomsen, un Danois qui avait pris l’initiative d’insister au nom du FMI pour qu’il y ait un allègement spectaculaire de la dette grecque qui la rende supportable. Et Christine Lagarde, la directrice du FMI, la personne la plus influente dans la hiérarchie du FMI, n’était pas présente. Elle était, à ce moment-là, pour une raison quelconque, en voyage au Kazakhstan.

Et le communiqué de presse, les fuites dans la presse nous ont appris que Poul Thomsen, quant à lui, n’était pas disposé à suivre la recommandation du conseil d’administration du FMI, c’est-à-dire de participer au plan de sauvetage même si on ne s’était pas engagé à alléger spectaculairement la dette. Cependant il a été désavoué par Mme Lagarde lors d’une conversation téléphonique dans le hall et il aurait été particulièrement irrité que son avis ne soit pas pris en compte.

Ainsi un haut responsable du FMI, à peu près au moment où ces fuites ont eu lieu, a-t-il déclaré à la presse qu’en fait la direction du FMI n’était pas encore décidée à recommander au conseil d’administration de participer au plan de sauvetage. Plus tard dans l’année, il allait y avoir d’autres pourparlers à propos de l’allègement de la dette grecque et qu’on fasse ou non cette recommandation dépendrait des conclusions de ces pourparlers, et surtout le FMI doit être convaincu qu’il y a un plan concret qui se met en place et qu’on s’engage, de façon significative, à ce que la dette grecque soit allégée.

Ainsi, en conséquence, des rumeurs émanant en ce moment de l’Euro-groupe indiquent que peut-être, peut-être nous n’allons pas avoir besoin du FMI, après tout. Et quel que soit l’angle sous lequel on considère cette situation, Sharmini, tout cela n’est pas de bon augure pour la Grèce. En effet, si, effectivement, la direction du FMI, en la personne de Mme Lagarde, est disposée à désavouer quelqu’un comme Poul Thomsen pour que le FMI soit toujours partie prenante même si la dette n’est pas allégée, bien sûr, à ce moment-là, il y aura moins de chances pour la Grèce de voir sa dette allégée de façon significative. Du même coup, si le FMI finit par ne plus participer au plan de sauvetage, alors le seul créancier – rappelons qu’il y a trois créanciers dans la troïka, le FMI, la Commission européenne et la BCE – le seul créancier donc qui insiste vraiment pour que la dette soit allégée quittera la scène.

Alors, si cela se produit, qui va inciter à un allègement de la dette grecque ? D’une façon ou d’une autre, les perspectives ne sont pas bien gaies. Vous savez, comme je vois les choses, on va finir par continuer la même politique, cette austérité d’une sévérité abominable qui ne débouche sur rien, aucun avenir digne de ce nom, et tout ça pour des mesures censées rendre la dette grecque viable, à long terme.

PERIES : Dimitri, mais même ce que le FMI mettait sur la table pour la discussion en termes d’allègement de la dette se situait dans le long terme et Michael Hudson a dit que c’était un écran de fumée. Qu’en pensez-vous ?

LASCARIS : Ce dont la Grèce a vraiment besoin, et c’est ce qu’a dit le FMI dès le départ, il y a des mois, ce dont elle a besoin, c’est d’une très forte réduction de la valeur nominale de la dette, d’une dépréciation de la dette. Alors, sur ce point, le FMI a clairement capitulé et il a clairement affirmé sa volonté de participer au plan de sauvetage même en l’absence d’allègement de la dette. Ce que le FMI a proposé comme solution de rechange dans une analyse de la viabilité de la dette, qui a été publiée juste quelques jours avant la réunion de l’Euro-groupe, c’est une série de mesures qui incluaient un gel du remboursement de la dette pendant une période de 20 ans, un plafonnement du taux d’intérêt à 1,5%, et un rééchelonnement des échéances.

Et je pense que Michael Hudson a tout à fait raison de dire qu’il faut vraiment se demander si, à très long terme, ces mesures vont rendre la dette de la Grèce viable. Mais même en mettant tout cela de côté, à court terme ce que le FMI lui-même continue à exiger, même s’il a explicitement reconnu que c’était une chimère, c’est que la Grèce réussisse à avoir un excédent budgétaire primaire de plus de 3,5%. Et aucun pays – ou très peu alors – n’a réussi à faire ça de façon durable. Un pays qui se trouve dans la situation de la Grèce ne va sûrement pas avoir un excédent budgétaire de cette importance et les seuls efforts pour y arriver, comme le gouvernement le fait à l’insistance de ses créanciers, vont mettre encore bien plus à mal l’économie grecque.

Et même si dans 20 ou 30 ans la dette de la Grèce est devenue viable, grâce aux mesures d’austérité et à cette exigence de toujours plus d’austérité pour atteindre cet excédent budgétaire primaire, l’économie grecque, à mon avis, ne s’en remettra probablement pas. Et, comme je dis, même si la dette finit par devenir viable plus tard, la Grèce ne va jamais redevenir la même, étant donné les mesures qu’on lui impose.

PERIES : Et aussi dans le futur immédiat, même si l’économie connaît une certaine croissance, cela va aller assurer le service de la dette. Vous voyez, c’est une situation inextricable pour la Grèce.

LASCARIS : C’est juste. Et dans ce contexte, après notre dernière discussion sur ce qui s’est passé avec l’Euro-groupe, les agents du FMI ont publié un rapport qui ne traite pas spécifiquement de la Grèce mais de la question du néolibéralisme en général. Et ce rapport avait pour titre : Est-ce qu’on ne nous a pas vanté exagérément les vertus du néolibéralisme ? Et ce rapport, qui a été rédigé par trois chercheurs du FMI, a, c’est remarquable, reconnu, c’est exactement ça, qu’on nous avait vanté exagérément les vertus du néolibéralisme.

Le néolibéralisme, comme on le définit, comme le définissent les chercheurs du FMI, présente essentiellement deux aspects. L’un, c’est la déréglementation, et l’autre, c’est l’austérité. Et les agents du FMI ont reconnu, avec une grande franchise, que l’austérité a, dans de nombreux cas, l’effet inverse de celui recherché. Ce qu’on cherche, c’est augmenter la croissance, mais, en fait, cette austérité provoque une contraction économique. Et la déréglementation, note-t-on, est aussi à l’origine de crises financières et d’une augmentation des inégalités qui, elles-mêmes, réduisent la croissance.

Et alors même que les chercheurs du FMI – vous voyez, c’est une situation tout à fait remarquable – reconnaissent pour la première fois les échecs du néolibéralisme, qu’il n’atteint pas ses buts, on continue à insister, les cadres du FMI, la direction du FMI continuent à insister pour que des pays comme la Grèce s’embarquent dans une déréglementation rapide et extrême et une austérité d’une sévérité abominable. Tout ceci brosse un tableau d’une extrême incohérence à l’intérieur du FMI lui-même.

PERIES : Dimitri, je me demande si Christine Lagarde va tarder à leur passer un savon au téléphone, parce que je ne sais pas si elle sait que ce rapport a été publié.

LASCARIS : Bon, historiquement les agents du FMI sont un peu plus progressifs que leur direction. Et l’on doit bien avouer que, de temps en temps, ils montrent un degré d’intégrité intellectuelle et une indépendance d’esprit qu’on ne voit pas chez les dirigeants du FMI. Je soupçonne, cependant, que Mme Lagarde ne va pas être particulièrement ravie de la publication de cette étude.

PERIES : Dimitri, je vous remercie infiniment.

LASCARIS : Merci beaucoup, Sharmini.

PERIES : Et merci à vous de nous avoir suivis sur le Real News Network.

Source : The Real News Network, le 05/06/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

christine-lagarde-fmi

Source: http://www.les-crises.fr/la-directrice-du-fmi-ne-tient-pas-compte-de-lavis-du-fmi/


La culture du narcissisme, par Christopher Lasch

Sunday 7 August 2016 at 01:43

Source : Le Partage, Christopher Lasch, 14-06-2016

Parviendras-tu à repérer le narcissisme fièrement peint ici?

Parviendras-tu à repérer le narcissisme fièrement peint ici ?

Un article emprunté à l’excellent site des renseignements généreux (tiré de leur pdf disponible à l’adresse suivante).

Quel est l’impact du capitalisme sur notre psychisme ?

En 1979, le penseur américain Christopher Lasch proposa une interprétation psycho-sociologique des« middle-class » américaines dans son ouvrage « La culture du narcissisme ». Il y exposait comment, selon lui, la société capitaliste américaine produit des individus à tendance narcissique. Est-ce encore d’actualité ? Cela se limite-t-il aux seules classes moyennes américaines ? Il nous a semblé que cette analyse dépassait le cadre de son étude initiale. Nous avons donc tenté de rédiger une courte synthèse librement inspirée et volontairement réactualisée de cet ouvrage.
La concision — et donc le caractère quelque peu caricatural — de cette brochure suscitera sans doute un certain scepticisme. Les généralisations présentées ici mériteraient nuances et approfondissements. Qui pourrait, en effet, décrire la complexité de chaque individu par l’esquisse de quelques traits prétendument valables pour tous ? Cet exposé ne se base pas sur une analyse sociologique fine de la réalité. Il s’agit juste d’une tentative de mise en lumière des tendances psychiques qui nous semblent dominantes.
A la lecture des descriptions psychologiques qui vont suivre, une petite voix du fond de votre conscience soufflera peut-être « tiens, mais c’est moi ça! ». Soyons clairs : le but de cette brochure n’est pas d’éveiller des sentiments de culpabilité. Certes, il nous a semblé que les descriptions de Lasch nous invitent à examiner ce qui, au cœur de nos relations et de notre intimité, au centre de nos modes de pensée et de notre inconscient, est profondément capitaliste (ou pourrait être interprété comme tel). En cela, elles susciteront peut-être en chacun-e de nous un débat avec sa conscience. Mais, au-delà de son approche psychologique, cette analyse est avant tout une critique politique : elle soutient que le narcissisme n’est pas le propre de la nature humaine mais un phénomène social.
Enfin, précisons que notre propos n’est pas d’exposer en toute rigueur ce que pense Christopher Lasch, ni ce qu’il « faut » penser de ce qu’il pense. En ce sens, nous ne pouvons que vous conseiller la lecture de La culture du narcissisme.
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Quelques définitions en préambule…

Extraites du dictionnaire Petit Robert
Narcisse:
1. Plante monocotylédone (amaryllidacées) bulbeuse, herbacée, à fleurs campanulées blanches très odorantes, ou jaunes.
2. De Narcisse, personnage de la mythologie qui s’éprit de lui-même en se regardant dans l’eau d’une fontaine, et fut changé en la fleur qui porte son nom.
Narcissisme:
Admiration de soi-même, attention exclusive portée à soi.
« Le narcissisme est un concept qui ne nous fournit pas un déterminisme psychologique tout fait, mais une manière de comprendre l’effet psychologique des récents changements sociaux. […] De fait, le narcissisme semble représenter la meilleure manière d’endurer les tensions et anxiétés de la vie moderne. Les conditions sociales qui prédominent tendent donc à faire surgir les traits narcissiques présents, à différents degrés, en chacun de nous ».
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
(Par la suite, en gras dans le texte, ce sont des citations de Christopher Lasch)
« Des avis de tempête, des présages de malheur, des allusions à des catastrophes hantent notre temps. Le sens de  »choses-en-train-de-finir », qui a donné forme à tant de productions littéraires du XXème siècle, s’est maintenant largement répandu dans l’imagination populaire. »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Des hantises peuplent l’imaginaire collectif. Elles favorisent l’émergence du narcissisme. Quelles sont-elles ?
L’individu occidental ressent la brutalité de la société. Il sait que les injustices y sont importantes, que la pauvreté et les inégalités progressent. Il voit les mendiants dans la rue, les chiffres du chômage. La société ne lui apparaît pas comme un système harmonieux ou bienveillant, mais plutôt comme un univers de conflits, avec des perdants et des gagnants, des dominants et des dominés.
Il a conscience des menaces qui pourraient ravager l’humanité, qu’elles soient d’ordre écologique (virus, catastrophe nucléaire, réchauffement climatique…), social et/ou politique (guerre, terrorisme, surpopulation, famine…). Ces apocalypses sont régulièrement brandies par les médias. Elles lui apparaissent à la fois proches et lointaines. Proches dans la mesure où il en entend souvent parler. Lointaines dans la mesure où il n’a pas prise sur elles. L’individu occidental se sent dépassé. « Chaque reportage lui présente une nouvelle catastrophe, arbitraire, imprévisible, sans aucune continuité avec le jour précédent ». Il se sent tout petit face à ces gigantesques problèmes. Convaincu que ses gestes quotidiens auront peu d’impact, il ne voit pas comment il pourrait, à son niveau, changer quoi que ce soit. Il sait que sa vie pourrait être bouleversée à tout instant. Il n’est pas à l’abri d’un accident, d’un licenciement, d’une agression, d’une maladie fulgurante, d’une souffrance intenable. Il va mourir, et il le sait. Plus le temps passe, plus cette pensée le hante. La vieillesse lui semble être une souffrance socialement cachée ou niée. Il pourrait se retrouver dans une maison de retraite sordide où, chaque jour, la pauvreté relationnelle s’ajoute aux souffrances physiques.
Quel est le sens de sa vie : la réussite professionnelle ? L’amour parfait ? Des enfants ? La quiétude ? L’individu occidental cherche du sens. Un profond vide intérieur l’étreint, une insatisfaction permanente, une frustration profonde. Il ne trouve pas de conduite claire à suivre. Les religions lui paraissent généralement désuètes ou dangereuses. Ce sentiment est accentué par les contradictions flagrantes de la plupart de ceux qui les pratiquent autour de lui. Même s’il tente parfois de se fixer une éthique personnelle, celle-ci est extrêmement difficile à atteindre, ce qui le culpabilise encore davantage. Pourtant, il rêve de devenir un grand sage apaisé et serein au milieu du tumulte social.
Son environnement social est globalement aride et impersonnel. Il peut, bien sûr, créer des liens amicaux dans son entourage, construire sa « tribu bienveillante ». Mais les comportements égoïstes, agressifs et impersonnels constituent son quotidien, dans les transports en commun, dans les magasins, sur les routes, sur les plages, etc. Ses relations professionnelles sont également superficielles, le plus souvent empêtrées dans des rapports hiérarchiques ou intéressés. Il se sent interchangeable, stressé, fatigué, dans l’attente du bouquet compensatoire « salaire-congés payés ».

La menace médiatique

« Pris dans un flux d’informations instantanées, surabondantes, omniprésentes et kaléidoscopiques, l’individu se sent au milieu d’un carrousel qui tourne autour de lui et n’y découvre aucun point fixe, aucune continuité : c’est le premier effet de l’information sur lui. Même pour les évènements majeurs, il a une peine inouïe à se former une vision juste au travers et au moyen des mille petites touches, variables de couleur, d’intensité, de dimensions, que lui apporte le journal. Dès le lendemain surgit un nouveau paquet d’informations qui exigent une nouvelle mise au point qu’il n’aura pas le temps de faire. Comme de plus, l’information est presque toujours de l’ordre de l’accident, de la catastrophe ou de la guerre, il a l’impression de vivre dans un monde incohérent où tout n’est que menace. »
Jacques Ellul, Le système technicien, éd Le Cherche-midi, 2004
A l’école, au travail, dans les magasins, dans ses loisirs, il évolue dans un univers d’indifférence, de relations éphémères, de rapports marchands. Son univers familial lui-même lui semble destructuré ou destructurable. Qui n’a pas entendu parler autour de lui de divorces, de familles dépecées, de luttes intestines entre fratries, d’enfants placés, de couples en souffrance ?
L’individu occidental n’a généralement aucun espoir de réel changement social ou politique. Les sphères de pouvoir lui paraissent lointaines, déconnectées de sa vie quotidienne. Il perçoit la« politique » comme un monde de corruption, de manipulation, de mensonge. Il n’y croit pas ou plus. Sa citoyenneté de soi-disant « démocrate » est vide, superficiellement sollicitée pour des élections dont les candidats ont été sélectionnés d’avance et dont il n’a qu’une vague connaissance des programmes, ou encore pour des campagnes de sensibilisation comme celles sur la sécurité routière, la contraception ou le tabagisme. La législation lui semble extrêmement complexe, incompréhensible — et d’ailleurs rarement expliquée. Il ne connaît que très partiellement ou confusément le fonctionnement de l’État ou de l’administration. Il est dépendant des experts pour comprendre cet univers (avocat, juriste, ingénieur, etc.).
Toutes ces pensées ne forment pas un « Tout » conscient en permanence dans le psychisme de chaque individu. Elles émergent plutôt de manière éparse, dans l’état de demi-conscience d’un réveil blafard, au creux d’un cauchemar, en filigrane d’une discussion, d’une pensée ou d’un soupir. C’est bien souvent un sentiment diffus, aussi bien dans la sphère consciente que dans l’inconscient. Mais ce climat social plonge l’individu occidental dans une angoisse sourde et latente. Au plus profond de lui, bien qu’il n’en ait pas forcément toujours conscience, il est désespéré.
Narcisse est prêt à naître.

Les stratégies de défense de Narcisse

« Le désastre qui menace, devenu une préoccupation quotidienne, est si banal et familier que personne ne prête plus guère attention aux moyens de l’éviter. Les gens s’intéressent plutôt à des stratégies de survie, à des mesures destinées à prolonger leur propre existence ou à des programmes qui garantissent bonne santé et paix de l’esprit. »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Né du désespoir, Narcisse va rechercher le soulagement. L’être humain ne peut, en effet, raisonnablement vivre dans un tel climat d’angoisse et d’insécurité. Inconsciemment, son psychisme va mettre en place toute une série de mécanismes de défense

Se replier sur le présent

L’avenir est menaçant, la mort inévitable ? Nous ne pouvons pas lutter contre les menaces personnelles et collectives qui planent sur nos têtes ?
Autant ne pas y penser et vivre pour soi les instants qui restent. Narcisse se replie sur le présent, concentre son attention sur la journée, la semaine, l’année, les prochaines vacances. Ses projets de vie dépassent rarement la dizaine d’années ou l’espace temporel d’un crédit immobilier.
De la même manière que Narcisse évite de trop souvent penser à l’avenir, son passé l’intéresse peu. D’ailleurs, les seuls moments où il a étudié l’Histoire, ce fut à l’école. Ce n’était guère passionnant : de grandes dates historiques, des leçons à apprendre pour des examens (entre un cours de maths et un cours de biologie), une vision de l’Histoire aplanie et impersonnelle évitant généralement d’aborder réellement de front les destins des individus « non célèbres » (c’est-à-dire la majorité de la population — le destin des femmes étant encore plus fréquemment occulté), les plaies sociales encore béantes (Pour la France, citons par exemple : la Commune de Paris (1848), la guerre d’Algérie (1956-1962), l’accident nucléaire de Tchernobyl (1986), le génocide du Rwanda (1994)… autant d’évènements très rarement abordés dans l’enseignement secondaire). Ce désintérêt pour l’avenir et le passé est caractéristique d’une mentalité de survie. Narcisse va rechercher à combler ses besoins immédiats, afin d’accéder à un soulagement, ici et maintenant.

Se désintéresser de la « politique » et se divertir

Société inhumaine, travail éreintant, désastres menaçants… Vous connaissez tous cette petite phrase si souvent entendue : « De toute façon, on ne peut rien faire »; L’attitude de Narcisse reflète « la perte de tout espoir de changer la société, et même de la comprendre ». Il n’a aucune réelle espérance dans l’action étatique ou dans la participation au monde politique. Lorsque Narcisse vote, c’est généralement sans grande conviction ; il ne s’implique dans aucun parti ou syndicat.
Face au constat d’impuissance, autant se divertir : penser à soi et aux siens, se réconforter par la consommation de multiples gadgets ou de loisirs renouvelables à profusion. La publicité n’en propose-t-elle pas chaque jour ?
Pourtant, pourquoi Narcisse ne puise-t-il pas dans son insatisfaction et son désespoir l’énergie nécessaire pour construire une autre politique, d’autres modes de vie, un autre univers social et relationnel ? Pourquoi ne tente-t-il pas de changer ses conditions de travail, de modifier sa vie ?
Ces projets demandent une énergie importante, une prise de risque, des bouleversements de vie, un saut dans l’inconnu. Pourquoi troquer une position inconfortable mais habituelle, presque prévisible, contre un bouleversement de vie incertain, risqué, et donc encore plus angoissant ? Narcisse recherche la position la plus confortable et rassurante à court terme, celle qui apporte le plus de soulagement immédiat. Il apprend à « établir une étrange et paisible relation d’habitude avec la catastrophe sociale qu’il pressent en lui et autour de lui ».
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La pub, dopant du narcissisme

Omniprésente, la publicité joue un rôle fondamental dans la construction de l’imaginaire collectif. Elle nourrit le psychisme de Narcisse. Ce dernier y puise aussi bien sa jubilation apparente que son profond désespoir.
« A une époque moins complexe, la publicité se contentait d’attirer l’attention sur un produit et de vanter ses avantages. Maintenant, elle fabrique son propre produit : le consommateur, être perpétuellement insatisfait, agité, anxieux, blasé. La publicité sert moins à lancer un produit qu’à promouvoir la consommation comme style de vie. Elle « éduque » les masses à ressentir un appétit insatiable, non seulement de produits, mais d’expériences nouvelles et d’accomplissement personnel. Elle vante la consommation, remède universel aux maux familiers que sont la solitude, la maladie, la fatigue, l’insatisfaction sexuelle. Mais simultanément, elle crée de nouvelles formes de mécontentements, […] utilise et stimule le malaise de la civilisation industrielle. Votre travail est ennuyeux et sans signification ? Il vous donne un sentiment de fatigue et de futilité ? Votre existence est vide ? Consommez donc, cela comblera ce vide douloureux. […]
La propagande de la marchandise sert une double fonction. Premièrement, elle affirme la consommation comme solution de remplacement à la protestation et à la rébellion. […] Le travailleur fatigué, au lieu de tenter de changer les conditions de son travail, cherche à se revigorer en renouvelant le cadre de son existence, au moyen de nouvelles marchandises et de services supplémentaires. En second lieu, la propagande de la marchandise, ou de la consommation de celle-ci, transforme l’aliénation elle-même en une marchandise. […] Elle promet de pallier tous les malheurs traditionnels, mais elle crée aussi, ou exacerbe, de nouvelles manières d’être malheureux : l’insécurité personnelle, l’anxiété quant à la place de l’individu dans la société, l’angoisse qu’ont les parents de ne pas être capables de satisfaire les besoins de leurs enfants. […]
Bien qu’elle serve le statu quo, la publicité s’est néanmoins identifiée à un changement radical des valeurs, à une « révolution dans les manières et la morale ». […] Le dispositif de promotion de masse […] se met du côté de la femme (ou fait semblant) contre l’oppression masculine, du côté de l’enfant contre l’autorité de ses aînés. Il est logique, du point de vue de la création de la demande [consommation] que les femmes fument et boivent en public, qu’elles se déplacent librement […] L’industrie de la publicité encourage ainsi une pseudo-émancipation […] et déguise sa liberté de consommer en autonomie authentique. De même, elle encense et glorifie la jeunesse dans l’espoir d’élever les jeunes au rang de consommateurs de plein droit, avec téléphone, télévision, appareil haute-fidélité dans sa chambre […] Mais si elle émancipe femmes et enfants de l’autorité patriarcale, ce n’est que pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises industrielles et de l’État. 

Être dévoré par son envie de dévorer

« Les gens se plaignent d’être incapables de sensation. Ils sont à la recherche d’impressions fortes, susceptibles de ranimer leurs appétits blasés et de redonner vie à leur chair endormie. […] Ils bouillonnent d’une colère intérieure à laquelle une société bureaucratique, dense et surpeuplée, ne peut offrir que peu d’exutoires légitimes. »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Les appétits de Narcisse sont énormes. Il cherche un but, un idéal, une obsession à embrasser. Il est le candidat idéal aux fantasmes de richesse, de puissance, de pouvoir et de beauté. Mais dans le même temps, il a conscience que ces appétits le rongent, qu’ils sont la source de son insatisfaction permanente. Au fond de lui, il voudrait se libérer de cette avidité, trouver une certaine quiétude, un repos.
L’indifférence et le détachement peuvent permettre à Narcisse de trouver une illusion de soulagement dans la tempête intérieure de désirs qui le dévorent. Cette attitude consiste à « être là tout en étant essentiellement ailleurs », tenter de se préserver d’une existence insupportable en se distanciant de celle-ci, en dissociant sa vie de sa pensée. Narcisse tend vers la psychose.
Il apprend, en effet, à ne pas tirer les conséquences de ses pensées, à nier à la fois l’évidence de sa réalité sociale et l’évidence de son désir de changement profond. Son détachement, ses phases de découragement, son immense lassitude témoignent d’un désir grandissant, impalpable ou épisodique mais profond de « tout lâcher ».
Reste aussi la voie des sensations fortes, l’alcool ou la drogue qui dissolvent le désir dans d’ardentes sensations de bien-être (Mais comme le souligne François Brune dans Le bonheur conforme : « Les drogués passent pour des marginaux qui fuient la société de consommation. En réalité, ils sont dans sa logique profonde, ils en sont les fruits les plus conséquents. La rencontre entre désir d’absolu et culture hédoniste produit la consommation de « paradis » artificiels… »).

Se réfugier dans un cynisme confortable

« Le fatalisme fébrile sert de toile de fond à l’hédonisme à court terme d’un individu secrètement désespéré. »
François Brune, Le Bonheur conforme, éd Gallimard, 1996
Narcisse se réfugie dans le détachement critique et la distanciation ironique. Par la plaisanterie, la moquerie et le cynisme, il a en effet le sentiment que ses limites et ses craintes présentent moins d’importance. « Il donne ainsi aux autres et à soi-même, en démythifiant, l’impression de sublimer la réalité, même quand il s’y plie et fait ce qu’on attend de lui ». Par le cynisme, il se sent supérieur, même si son cynisme est né d’un sentiment inconscient de se sentir justement dépassé par les contraintes de son existence.
Ce détachement ironique masque sa profonde souffrance. Et dans le même temps, il paralyse sa volonté de transformer la société. Sans compter l’admiration que suscite celui qui se montre fin connaisseur de la décadence sociale… Même si le sport qui consiste à décrire sans fin, avec une complaisance variable, la catastrophe présente, n’est qu’une autre façon de dire « c’est ainsi ». L’humour agit « moins pour prendre quelque distance par rapport à ses angoisses que pour s’insinuer dans les bonnes grâces de son auditoire, obtenir son attention sans lui demander de prendre au sérieux l’auteur ou son sujet ».
D’ailleurs, Narcisse raffole d’autocritique humoristique. Se railler, c’est toujours charmer et désarmer la critique, s’auto-analyser complaisamment. A grand coups de mensonge, de cynisme, de divertissement, de négation, d’indifférence, Narcisse tente de s’accommoder, de s’arranger avec sa réalité sociale.

Les médias et le narcissisme

Narcisse trouve dans les médias de masse l’une des principales sources de ses angoisses et la confirmation de son impuissance :
Une consommation narcissique : « Que savoure-t-on exactement dans la consommation d’évènements ? Souvent ces mêmes émotions troubles que l’on recherche dans les fictions : la catastrophe (qui m’épargne), la révolte (qui m’honore), la grandeur (du héros emblématique auquel je m’identifie), le suspense (qui va gagner la guerre d’Irak ?), la compassion (provisoire), le sadisme (qui me flatte et que je dénonce aussitôt), bref tout un imaginaire lié à une complaisante dégustation de soi. »
Une illusion de domination du monde : Les médias nous donnent l’impression que le monde tourne autour de nous. « Plus nous sommes saisis par les évènements, plus nous sommes fortifiés dans le sentiment que l’époque existe bien, et que nous nous situons en plein centre, dans ce fameux cœur de l’actualité que les journalistes poursuivent comme le Saint Graal. »
Une illusion de participation collective au théâtre du monde : « L’événement satisfait notre besoin d’un faux semblant de vie démocratique. On se laisse gagner par la vague idée qu’il nous fait citoyens par le seul fait qu’on se branche sur lui, qu’on devient peuple souverain en absorbant ensemble et en direct les mêmes nouvelles (notamment politiques), et qu’il suffira d’en parler pour accéder au statut d’Opinion… Bref, à condition de le suivre assidûment, l’événement nous offre l’illusion d’une participation collective sous les espèces d’une consommation consensuelle. »
Éloge de la fuite : L’actualité est un divertissement permettant de fuir l’angoisse métaphysique, d’oublier l’ennui du quotidien. En arrière-fond s’exprime « la peur de la mort : non pas la mort comme un simple épisode terminal de l’existence, mais la mort au présent, c’est-à-dire à chaque moment la fin de chaque moment, ce que conjure précisément l’actualité en apportant à chaque instant une nouvelle, un renouveau […] l’événement idéal étant celui qui […] nous fait compatir à la mort des autres, tout en nous faisant oublier la nôtre… » Il s’agit de « conjurer le sentiment que nous poursuivons une existence mortelle par l’illusion que nous ne cessions de muter avec l’époque en mutation. »
Toutes les citations entre guillemets sont extraites de De l’idéologie aujourd’hui, François Brune, Parangon, 2004

Rechercher la valorisation de soi

« Puisque la société n’a pas d’avenir, il est normal de vivre pour l’instant présent, de fixer notre attention sur notre propre « représentation privée », de devenir connaisseurs avertis de notre propre décadence, et enfin, de cultiver un « intérêt transcendantal pour soi-même ». »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Narcisse voudrait sa vie différente, mythifiée, grandiose. Or, comment la mythifier sans le regard des autres pour la contempler, sans un miroir pour se rassurer ? Le narcissisme rend séducteur : Narcisse cherche à ce que les autres l’aiment et l’admirent, reflètent son Moi grandiose. Manipulateur souvent habile, il est doué pour contrôler les impressions qu’il donne à autrui, formaliser et feinter la compréhension, charmer plutôt que convaincre. Il calcule ses expressions pour voir ses effets sur autrui, traque ses imperfections pour améliorer son pouvoir d’impressionner. Narcisse a d’ailleurs le sentiment d’être constamment surveillé par les autres. Mais, au final, il tire peu de satisfaction de ses prestations et, souvent, méprise intérieurement ceux qu’il parvient à manipuler. La dépréciation de son entourage est d’ailleurs systématique.
Parallèlement, Narcisse recherche constamment ceux qui irradient célébrité, puissance, charisme. Être associé aux « grands hommes » ne confère-t-il pas de l’importance ?
Mais « Si Narcisse admire un « gagneur » et s’identifie à lui, c’est parce qu’il a peur d’être rangé parmi les « perdants ». Il espère refléter quelque lumière de son astre ; mais une forte proportion d’envie se mêle à ses sentiments, et son admiration tourne souvent en haine si l’objet de son attachement fait quoi que ce soit qui lui rappelle sa propre insignifiance. »
Tout cela ne le satisfait pas. Il s’évalue sans cesse et doute beaucoup de lui-même. Son moral est oscillant et chaotique. Sa désillusion est permanente, source d’animosité et de mécontentement. Narcisse est de tendance dépressive. Quand il prend conscience qu’il devra peut-être vivre sans être célèbre et mourir sans que les autres ne se soient jamais rendus compte de l’espace microscopique qu’il occupe sur cette planète, c’est un coup dévastateur pour son identité. Narcisse a peur de faire partie des « médiocres », des gens « ordinaires », et méprise intérieurement les gens « normaux ». D’ailleurs, il raffole de la psychologie, y trouve un support de fantasme d’omnipotence et de jeunesse éternelle, l’équivalent moderne du Salut : « Je trouverai la santé mentale grâce à la psychanalyse! ». Il est le candidat idéal pour des analyses interminables. Narcisse cherche ainsi à apprendre à s’aimer suffisamment pour ne pas avoir besoin des autres pour être heureux.

La santé mentale, l’équivalent moderne du Salut ?

« N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens sont convaincus que, ce qui comptait, c’était d’améliorer leur psychisme : sentir et vivre pleinement leurs émotions, se nourrir convenablement, prendre des leçons de ballet ou de danse du ventre, s’immerger dans la sagesse de l’Orient, faire de la marche ou de la course à pied, apprendre à établir des rapports authentiques avec autrui, surmonter la « peur du plaisir ». […] Assailli par l’anxiété, la dépression, un mécontentement vague et un sentiment de vide intérieur, « l’homme psychologique » du XXème siècle ne cherche vraiment ni son propre développement ni une transcendance spirituelle, mais la paix de l’esprit, dans des conditions de plus en plus défavorables. […] Il se tourne vers [les thérapeutes] dans l’espoir de parvenir à cet équivalent moderne du salut : la « santé mentale ». »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme

Ressentir une incapacité relationnelle

Bien qu’il en ressente un désir ardent, Narcisse ne sait pas s’entendre avec autrui. En témoigne son manque de curiosité à leur égard. Bien qu’il sache se mettre en scène, il est, le plus souvent, incapable de réellement s’attrister de la peine d’autrui, incapable d’éprouver des sentiments spontanés, incapable de s’intéresser aux autres sincèrement et durablement. Ses relations sont généralement insatisfaisantes. Narcisse est profondément désenchanté sur ses rapports humains, convaincu au fond de lui que la recherche de domination marque toutes les relations.
Pourtant, il proclame régulièrement des valeurs : Amitié, Amour, Intimité, Liberté. Mais, plus il les proclame, plus il a tendance à les fuir. Par exemple, son culte de l’intimité dissimule la crainte de ne jamais la trouver. Sa vie intérieure n’est d’ailleurs pas un refuge. Il la dévoile souvent pour séduire, être acclamé, n’hésite pas à mentir pour déclencher la sympathie. « Bien que Narcisse puisse fonctionner dans le monde de tous les jours et charme souvent son entourage (l’un de ses meilleurs atouts étant de se livrer à de « pseudos-révélations de sa personnalité »), sa dépréciation des autres, ainsi que son manque de curiosité à leur égard, appauvrissent sa vie personnelle et renforcent « l’expérience subjective du vide » ».
Angoissé par la dépendance et l’engagement, Narcisse préfère les « titillations affectives » et n’assume pas l’entière responsabilité de ses liaisons. Obsédé par la performance, il recherche la satisfaction sexuelle comme fin en soi, fait des demandes extravagantes, rongé par ses propres appétits. L’intensité de ses besoins l’amène à avoir des exigences considérables à l’égard de ses amis et de ses partenaires sexuels. Cependant, tout effrayé qu’il est par l’ardeur de ses besoins profonds, ceux des autres l’horrifient tout autant. Il refoule donc périodiquement ses exigences et ne demande qu’une relation désinvolte sans promesse de permanence d’aucune part. Il cherche à être aimé mais il a peur d’aimer.

« Notre société fait qu’il est de plus en plus difficile pour un individu de connaître une amitié profonde et durable, un grand amour […] les relations personnelles […] prennent un caractère de combat. »

Narcisse veut tout, tout de suite, mais ne veut pas s’engager. « Bien décidé à manipuler les émotions des autres tout en se protégeant lui-même de toute souffrance affective, chacun, par mesure de sécurité, s’ingénie à paraître superficiel, affiche un détachement cynique, qu’il ne ressent qu’en partie, mais qui devient une habitude, et, en tout cas, remplit d’amertume les relations personnelles, ne serait-ce qu’à force d’être proclamé. En même temps, on attend des relations intimes la richesse et l’intensité d’une expérience religieuse. »
S’il se sent mal à l’aise lorsqu’il lui arrive de faire des demandes, c’est parce qu’il redoute que l’autre ne se sente du même coup autorisé à lui en faire à son tour. Narcisse a du mal à imaginer un besoin affectif qui ne cherche pas à dévorer l’objet auquel il s’attache. Il condamne violemment la jalousie et la possessivité, et fait preuve d’une familiarité désinvolte, évitant tout engagement affectif mais l’exigeant de son partenaire. Prônant souvent le désengagement affectif comme vertu, Narcisse est le candidat idéal aux théories de « l’amour libre ». Mais, passé la période d’euphorie, il est généralement déçu et ressent un profond détachement affectif. Il se plaint d’une incapacité émotionnelle à ressentir quoi que ce soit, « plus gelé à l’intérieur, plus animé à l’extérieur ».
Simultanément, Narcisse aspire à se libérer de sa propre avidité et de sa colère, à atteindre un détachement tranquille au-delà de toute émotion, à dépasser sa dépendance à l’égard des autres. Il rêve d’être indifférent aux relations humaines et à la vie elle-même : il pense qu’il serait ainsi capable d’en accepter la précarité.

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Être à la fois victime et bourreau

Narcisse a tendance à projeter partout les angoisses et agressions qu’il reçoit : dans sa vie intime, professionnelle ou politique. Il reproduit le sentiment d’être instrumentalisé en instrumentalisant, transpose la brutalité de sa vie sociale dans sa vie intime. Toutes les rencontres, même les plus intimes, deviennent alors l’occasion d’utiliser l’autre comme un objet de plaisir ou de pouvoir. Narcisse reproduit souvent inconsciemment, dans ses relations, l’exploitation qu’il ressent ou subit.
La plupart du temps dominé et dépassé par les évènements, il saisit toutes les occasions de se comporter en dominant. Par exemple, « Narcisse connaît souvent une grande réussite dans sa vie professionnelle. Il lui est facile de manipuler les impressions personnelles : la maîtrise qu’il a de leurs subtilités est un atout pour lui dans les organisations professionnelles et politiques où le rendement compte moins que la « visibilité », « l’élan » et un beau « tableau de chasse ». […] L’environnement interpersonnel surpeuplé de la bureaucratie moderne, dans lequel le travail revêt un caractère abstrait, presque totalement dissocié de son exécution, encourage et souvent récompense, par sa nature même, une réaction narcissique. »
L’une des caractéristiques du système capitaliste consiste à transformer les victimes en bourreau. Ce statut ambivalent contribue à une fracture mentale et à des comportements sociaux en contradiction les uns avec les autres.
« Nous sommes trop inattentifs, ou trop occupés de nous-mêmes, pour nous approfondir les uns les autres : quiconque a vu des masques, dans un bal, danser amicalement ensemble, et se tenir par la main sans se connaître, pour se quitter le moment d’après, et ne plus se voir ni se regretter, peut se faire une idée du monde. »
Vauvenargues, Maximes et pensées, éd du Rocher, 2003

Vivre dans la contradiction

Dans son livre 1984, Orwell décrivait la « double-pensée », cette capacité de l’être humain d’intérioriser deux affirmations opposées. Cette déstructuration des liens logiques est palpable dans la personnalité de Narcisse. Par exemple :
Il prône « la coopération et le travail en équipe tout en nourrissant des impulsions profondément antisociales » et s’enferme souvent dans des attitudes de « tolérance hostile ».
Il rejette la religion mais apparaît comme un être de croyances, dans la mesure où il délègue sans cesse à d’autres ce qu’il doit penser et faire (experts, entreprises, sectes, etc. ).
Il est extrêmement cynique et désabusé par le monde politique mais continue à voter pour tel ou tel parti.
Il exalte le respect des règlements mais triche dès qu’il peut. Il se conforme aux normes sociales « par crainte d’être puni par autrui, mais il se voit souvent comme un hors-la-loi et se représente les autres de cette manière. »
« Il se veut superficiellement détendu et tolérant, ne cherche pas à imposer ses propres certitudes aux autres, mais il se crispe sur ses positions s’il se sent attaqué. »
Il bouillonne de désirs et de colère mais se veut sociable, incolore, soumis.
Il combine le « sentiment d’une décadence de la société » avec une « utopie technologique ». La certitude que nous courons à la ruine côtoie une croyance implicite en le progrès de la technique.
Nous pourrions multiplier ces exemples, et nous en trouverons sans doute de nombreux autour de nous ou en nous-mêmes.

La double-pensée

« La méfiance à l’égard de la publicité, tout en continuant à consommer, le rejet de la politique-spectacle, tout en se passionnant pour ce qui s’y déroule, font de nous des êtres paradoxaux. Ce brouillage idéologique auquel la publicité contribue fortement nous amène à adhérer à des « certitudes » de plus en plus opposées : l’idéal du tout automobile et la saturation des routes, le triomphe de la communication et l’expansion des solitudes, les sirènes de la croissance économique et la marée du chômage. Il faut croire tout et son contraire, ce que l’écrivain Orwell appelait dans 1984 « la double-pensée ». Il s’agit d’une véritable fracture mentale où chacun doit faire tenir ensemble les tristes données de l’expérience quotidienne et l’incessante imprégnation d’une idéologie ambiante qui « positive à mort ». »
François Brune, De l’idéologie aujourd’hui, éd Parangon, 2004
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Le narcissisme comme phénomène social

Extrait de De notre servitude involontaire, Alain Accardo, Agone, 2001
« Toute société reproduit sa culture – ses normes, ses postulats sous-jacents, ses modes d’organisation de l’expérience – dans l’individu, sous la forme de la personnalité. Comme le disait Durkheim, la personnalité est l’individu socialisé. »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
La science sociale a mis « en lumière le fait fondamental de la socialisation, […], structuration simultanée d’agents collectifs (groupes de toutes dimensions et toutes structures) et d’agents individuels (membres de ces groupes) porteurs de propriétés adéquates. De ce point de vue, la vieille opposition classique individu/société se révèle dépourvue de tout fondement autre qu’une croyance métaphysique. […] Un système social, quel qu’il soit, existe toujours sous cette double forme : autour de nous sous une forme objective, dans le foisonnement des institutions, appareils, organisations, techniques, classements, distributions, répartitions, réglementations, codes, etc., et en nous sous forme d’ensembles structurés, plus ou moins cohérents et compatibles, de dispositions personnelles, inclinations, tendances, motivations, compétences et aptitudes à fonctionner dans un tel environnement objectif. Pour qu’un système social fonctionne et se reproduise, il faut qu’il y ait une relative congruence entre structures externes et structures internes façonnées par une même histoire. […] Notre Moi se construit à partir des structures objectives existantes : par le biais de sa socialisation, l’individu en intériorise la logique de fonctionnement et en incorpore les modèles et les normes, au fil des expériences liées à sa trajectoire personnelle. Deux sociétés différentes, ou deux époques historiques différentes d’une même société, ne peuvent façonner le même type d’individu. En retour, à mesure qu’il se construit, l’individu tend à s’autonomiser relativement (à devenir un sujet) et à réagir sur les structures en place pour les reproduire et les modifier tout à la fois dans des proportions variables.
Tel est le contenu sociologique minimum qu’il importe de donner à la notion de social, faute de quoi l’analyse des faits sociaux ne peut que s’enliser dans d’insurmontables antinomies entre un dehors sans rapport avec un dedans et un dedans sans lien avec un dehors. […] Ainsi donc, lorsque nous proclamons notre hostilité au « système capitaliste », et que toutes les critiques que nous formulons s’adressent exclusivement à ses structures économico-politiques objectivées, il est clair que notre analyse s’est arrêtée à mi-chemin et que nous avons oublié de nous interroger sur la partie intériorisée du système, c’est-à-dire sur tout ce qui en nous contribue à faire fonctionner ces structures, causes de tant de dégâts autour de nous.
Car enfin, ces structures économico-politiques ne pourraient pas fonctionner sans le concours de ce que certains sociologues ont appelé un « esprit du capitalisme », c’est-à-dire sans une adhésion subjective des individus qui engage, au-delà même des idées conscientes et des sentiments explicites, les aspects les plus profonds et les plus inconscients de leur personnalité, tels qu’ils ont été façonnés par leur socialisation dans le système. […] Si un système nous produit (ou contribue à nous produire) en tant que membres de tel groupe à telle époque, cela veut dire que, par le biais de mécanismes sur lesquels on est encore loin d’avoir fait toute la clarté, les déterminations sociales que nous intériorisons deviennent véritablement chair et sang. Le social s’incarne en chaque individu, et ses déterminations, une fois incorporées à notre substance, jouent par rapport à notre façon d’être au monde le même rôle à la fois indispensable et non perceptible que nos os et nos tendons jouent dans notre locomotion, […], elles ne sont plus ressenties comme des contraintes extérieures mais comme des mouvements dont le point de départ se situe dans l’intimité la plus profonde de notre moi. […]
Il est toujours possible de contraindre une masse d’agents sociaux à l’obéissance en recourant à une répression plus ou moins féroce. Mais un système fonctionnant uniquement à la coercition ne serait pas viable longtemps. Pour éviter d’avoir à casser continûment des têtes, il vaut mieux façonner durablement les corps et « l’esprit » qui les habite. Pour la longévité d’un système, il faut impérativement que ceux qui le font fonctionner soient disposés à le faire de leur plein gré, au moins pour l’essentiel. Et plus leur adhésion est spontanée, moins ils ont besoin de réfléchir pour obéir, mieux le système se porte. […]
On comprendra mieux ainsi pourquoi je considère que la critique d’un système capitaliste ne peut s’en tenir aux méthodes traditionnelles de lutte économique et politique, et se contenter de mettre en cause les structures objectives de l’ordre établi (par exemple le marché incontrôlé des capitaux financiers ou la politique de privatisation des services publics ou le caractère technocratique de la construction européenne, etc.), mais qu’elle doit, en outre et en même temps, mettre en cause la part que nous prenons personnellement, même et surtout si ce n’est pas intentionnel, à la « bonne » marche de l’ensemble. Ce retour réflexif de la critique du système sur elle-même est une entreprise difficile car elle ne peut que heurter, de prime abord, la bonne conscience des opposants au système, qui croient généralement avoir assez fait en dénonçant le caractère pernicieux des structures objectives de l’ordre capitaliste en leur refusant leur adhésion expresse, sans même soupçonner en quoi une telle prise de position critique, en raison même de son caractère partiel, peut contribuer au fonctionnement du système. »

En guise de conclusion

« Le type de révolution intellectuelle auquel l’oeuvre de Lasch nous invite ne pourra être que très mal accueilli par le public « éclairé », celui qui se sait, par droit divin, situé à jamais dans le camp du Bien et de la Vérité. […] sans doute parce que pour lui, une idée n’est pas tant un moyen de comprendre le monde que celui d’apaiser ses propres inquiétudes. »
Jean-Claude Michéa, préface de La culture du narcissisme
Finalement, qui est Narcisse ? Est-ce une caricature ? Est-ce une description de comportements parfois décelables en nous et autour de nous, à des degrés divers ?
Vous avez sans doute noté ou ressenti de multiples contradictions dans cet exposé qui ne se présente pas comme une « bulle de cohérence » mais comme un questionnement sur ce qui, dans notre vie intime et nos rapports personnels, semble constituer les mêmes structures de domination que celles que nous critiquons au niveau politique et social.
Répétons-le, il ne s’agit là que d’interprétations de la réalité sociale, réalisées à partir de ce que nous avons compris des analyses de Christopher Lasch. Cet exposé, trop concis, aurait gagné à étudier dans quelle mesure les médias, le système politique actuel, le travail, l’école ou encore la publicité constituent autant d’encouragements et d’exutoires créant et avivant le narcissisme. En effet, nous sommes convaincus que le système actuel a tout intérêt à favoriser la « production » en grand nombre de Narcisses. Par leur conformisme et leur cynisme, ces derniers sont en effet, à court terme, les meilleurs garants de l’ordre établi et de la culture de consommation hédoniste.
Laissons le mot de la fin à Christopher Lasch : « [Est-ce] criminel que les citoyens blancs de la classe moyenne se complaisent à examiner leur moi, alors que leurs compatriotes moins chanceux luttent et crèvent de faim [?] Il faut cependant comprendre que ce n’est pas par complaisance mais par désespoir que les gens s’absorbent en eux-mêmes, et que ce désespoir n’est pas l’apanage de la seule classe moyenne. […] L’effondrement de la vie personnelle ne provient pas de tourments spirituels réservés aux riches, mais de la guerre de tous contre tous, qui a toujours fait rage dans les couches inférieures de la population et qui s’étend à présent au reste de la société […] [le narcissisme] se révélant essentiellement une défense contre les pulsions agressives plutôt qu’un amour de soi. »
Source : Le Partage, Christopher Lasch, 14-06-2016

Source: http://www.les-crises.fr/la-culture-du-narcissisme-par-christopher-lasch/


Penser l’avenir, par Jacques Sapir

Sunday 7 August 2016 at 01:18

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 29-06-2016

Le « Brexit » précipite, et c’est une évidence, la crise latente que connaissait l’Union européenne depuis plusieurs années. La construction institutionnelle issue du traité de Maastricht se meurt sous nos yeux. Nous pouvons avoir une longue et pénible agonie, comme nous pouvons décider que cette dernière sera courte. Mais, il faut alors pouvoir penser ce qui remplacera l’UE. L’UE en effet ne disparaîtra complètement que quand elle sera remplacée par autre chose. Car, le besoin, voire la nécessité, de collaboration entre les États européens perdure. Ce besoin aujourd’hui s’exprime sur trois points, qui sont justement les points sur lesquels l’UE a failli : la démocratie des institutions et la garantie de la souveraineté des peuples, la sécurité et le développement économique.

Il convient de prendre acte des échecs de l’Union européenne si nous voulons pouvoir penser ce qui sera appelé à lui succéder. Divers projets sont aujourd’hui en train de voir le jour. Seuls les projets garantissant la souveraineté des peuples et la démocratie ont une chance de s’imposer car, dans le contexte actuel, toute tentative pour imposer par la force ou par la ruse un « saut fédéral » dans les institutions européennes est appelé à se heurter à une opposition farouche des peuples. Les dirigeants qui caressent de tels projets doivent prendre conscience qu’ils sont le chemin le plus sur et le plus court vers la guerre civile mais aussi vers la guerre entre les Nations. Je n’ai pas la prétention de formuler un projet complet. Mais, je voudrais ici rappeler quels devraient en être les axes directeurs.

Une Communauté des Nations Européennes

Il importe donc de penser ce que pourrait être une Communauté des Nations Européennes succédant à l’UE. D’un point de vue politique l’une des leçons majeures des événements récents est l’impossibilité d’avoir des règles qui ne soient pas décidées et votées dans chaque pays. C’est un principe démocratique de base, et c’est ce qui motive l’insurrection démocratique que l’on connaît en Europe, et qui s’est manifestée dans divers votes, dont le référendum britannique. Il faut savoir que la supériorité des règles et lois nationales sur les directives européennes a été affirmée à de multiples reprises par diverses instances juridiques et en particulier en Allemagne lors d’un arrêt de la cour constitutionnelle de Karlsruhe. L’arrêt du 30 juin 2009 est particulièrement important par ce qu’il traite du fond. Il stipule en effet qu’en raison des limites du processus démocratique dans l’Union européenne, seuls les États nations sont dépositaires de la légitimité démocratique[1]. Tirons en les conséquences. Ce sont les règles décidées dans un cadre européen qui devraient être compatibles avec les législations nationales et non le contraire. Le Parlement européen devrait donc découler des Parlements nationaux, mais surtout, l’instance de décision doit être le Conseil européen où s’expriment les gouvernements démocratiquement élus. Ce Conseil européen devrait revenir à la règle de l’unanimité car le droit international l’impose. Le droit international est nécessairement un droit de coordination et non un droit de subordination[2]. L’unanimité y est la règle et non la majorité. Cela veut dire que la communauté politique est celle des États participants, et non la somme indifférenciée des populations de ces États. Un traité n’est contraignant que pour ses signataires, et chaque signataire y jouit d’un droit égal quand il s’engage par signature, quelle que soit sa taille, sa richesse, ou le nombre de ses habitants.

La contrepartie de cela est que si des États voulaient poursuivre des coopérations renforcées ils puissent le faire. Les règles de la Communauté des Nations Européennes ne doivent pas interdire la possibilité à ce que certains États membres s’associent pour développer des projets communs. Ils ne doivent pas, pour cela, avoir besoin d’un accord préalable des autres États. Ces projets peuvent être industriels, ils peuvent concerner la recherche, comme ils peuvent être politiques voire stratégiques. Il faut rappeler que c’est ainsi que sont nés Airbus, Ariane et bien d’autres projets que l’on présente abusivement comme des « projets européens » alors qu’ils n’ont été que des projets intergouvernementaux. Le principe de la Communauté vise à laisser les pays membres libre de s’associer pour mettre en œuvre de tels projets.

La question de la sécurité

L’importance de ce principe se manifeste avec force quand il s’agit de la sécurité. Les divergences d’intérêts sont aujourd’hui telles entre les États de l’UE que toute tentative d’organiser une politique de sécurité commune à l’ensemble est un échec. Ici encore, il convient d’en tirer les leçons. Si une politique de sécurité globale est impossible, cela n’implique pas que des accords entre des États confrontés aux mêmes dangers ne puissent être passés. C’est en particulier le cas pour la Méditerranée. On voit tout l’intérêt à une politique de surveillance commune mise en œuvre par l’Espagne, la France, la Grèce et l’Italie.

Au-delà, les États retrouvant leur pleine et entière souveraineté, il convient de ne pas lier la défense de la Communauté des Nations Européennes à une quelconque organisation, comme l’OTAN. Si des pays souhaitent adhérer à l’OTAN, qu’ils le fassent, mais que cela n’empêche pas les autres d’avoir d’autres structures de défense si nécessaires. En particulier, la France dont certains des impératifs de sécurité sont liés à d’autres terrains que l’Europe doit avoir la possibilité de passer des partenariats avec l’OSC (organisation de Shanghai) qui est amenée à jouer un rôle important tant en Asie centrale que dans l’Océan Indien, avec le processus d’adhésion décidé par l’Inde et par le Pakistan.

Par contre, des structures de coopération, que ce soit pour des opérations de police ou pour la lutte anti-terroriste peuvent se développer. Certaines d’entre elles existent déjà (INTERPOL et EUROPOL) et il importe de les continuer.

Refonder les règles économiques

Reste la question économique. Il est clair que la monnaie unique (l’Euro) devrait être dissoute, quitte à ce que certains pays, s’ils le désirent, puissent avoir entre eux une union monétaire, dont ils assumeraient seuls les responsabilités. Par contre, un instrument collectif (monnaie commune) devrait être créé pour les transactions avec les pays hors de la Communauté. Cet instrument monétaire commun ne pourrait être acquis que par les banques et les entreprises, et ne pourrait circuler qu’entre les banques centrales des pays de la communauté. Les règles de conversion de l’instrument monétaire commun en monnaies nationales ferait l’objet de réunions technique tous les semestres pour réajuster les parités.

La règle du marché unique a, elle aussi, abouti à des errements graves. On a mis en concurrence des situations qui étaient incomparables. Le principe de libre circulation des biens ne peut s’appliquer que s’il abouti à une concurrence des projets entrepreneuriaux et non à une concurrence des structures sociales et fiscales. Devraient alors être adoptées des mesures de protection visant à compenser les effets du véritable « dumping social et écologique » auquel se livrent certains pays par l’instauration, aux frontières la Communauté des Nations Européennes, de taxes importantes compensant les écarts tant sociaux que fiscaux, sur la base d’un calcul des productivités réciproques entre les pays. Ce même principe devrait prévaloir au sein de la Communauté des Nations Européennes mais ici sous une forme spécifique, celle de montants compensatoires sociaux et écologiques. Ces montants seraient prélevés quant un pays dont les règles tant sociales qu’écologiques sont plus avancées commercerait avec un pays dont les règles sont moins avancées. Ces taxes seraient reversées non pas au budget du pays les appliquant mais à celui du pays dont les produits seraient taxés afin qu’il puisse progressivement se mettre au niveau. En effet, ces taxes, en faisant monter le coût des importations, rétabliraient la compétitivité des producteurs internes. Mais il convient de ne pas donner au premier pays un avantage indu. Aussi, les revenus que ces taxes devraient dégager pourraient alors alimenter des fonds dans les pays visés par de telles taxes pour leur permettre de progresser dans les domaines sociaux et écologiques[3].

De même, si la liberté d’installation devrait être maintenue au sein de la Communauté des Nations Européennes le principe de l’application des règles sociales du pays d’accueil devrait s’imposer, sauf si les règles du pays d’origine sont plus avantageuses.

Penser l’avenir

L’Union européenne telle qu’elle existe aujourd’hui de manière institutionnelle, soit à vingt-sept membres désormais, ne remplit aucune des conditions pour entamer une rupture démocratique ou s’opposer à la globalisation marchande. Elle est trop engagée dans ce processus pour que l’on espère pouvoir l’attirer vers les positions qui s’imposent si l’on veut tirer les leçons des événements actuels. Les directives de Bruxelles ont été en réalité les vecteurs de cette globalisation, et on le constate avec la négociation de traités comme le CETA ou le TAFTA. Si nous restons dans les cadres actuels tout espoir d’amélioration de notre situation devient impossible. Il n’y a pas alors d’autre voie que celle du « moins disant, moins coûtant », initiée par la concurrence acharnée de tous contre tous et qui nous conduira inéluctablement à une dégradation constante de notre cadre social. Toute relance de la consommation ne peut ainsi que se transformer en un facteur supplémentaire de déséquilibres extérieurs. Même une relance par l’investissement se heurtera au fait qu’aux prix actuels et au taux de change actuel il serait plus profitable d’investir hors de France

Mais, d’un autre côté, elle est aussi trop étroite. En fait, le projet que l’on a dessiné s’adresse aussi à des pays qui sont hors de l’Union européenne mais qui ne sont pas nécessairement hors de l’Europe, entendue cette fois dans le sens géographique. La Russie pourrait ainsi être concernée. Le projet peut ainsi intéresser des pays qui seraient prêts à reconfigurer l’Europe comme la Suisse ou la Norvège. C’est pourquoi le passage de l’Union européenne à la Communautés des Nations Européennes s’impose. En fait, le choix présenté, soit poursuivre dans la voie actuelle de l’Europe avec son cortège de faibles croissances et de soumission à la globalisation, soit entamer un nouveau cours donnant la priorité à la croissance la plus forte possible, au plein-emploi et à l’émergence d’un nouveau projet social, provoquera sans doute une cassure décisive avec certains nos partenaires. Encore faut-il que ce choix ne soit pas virtuel. C’est dans la concrétisation unilatérale des premières mesures de ce choix que nous pourrons voir quels sont les pays qui sont réellement prêts à nous suivre et commencer le nécessaire travail de reconstruction d’un avenir en commun.

 

[1] Voir H. Haenel, « Rapport d’Information », n° 119, Sénat, session ordinaire 2009-2010, 2009.

[2] R. J. Dupuy, Le Droit International, PUF, Paris, 1963.

[3] C’est le principe du « protectionnisme altruiste » défendu entre autres par Bernard Cassen.

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 29-06-2016

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Source: http://www.les-crises.fr/penser-lavenir-par-jacques-sapir/


Le prix de l’humanité …ou l’histoire de “El Negro”, le nègre empaillé, par Belinda Tshibwabwa Mwa Bay

Sunday 7 August 2016 at 00:49

Source : Grioo, Belinda Tshibwabwa Mwa Bay, 26/05/2004

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Le prix de l’humanité

Le 17 février 2002, La chaîne ARTE a diffusé un documentaire allemand intitulé : el negro, le Noir empaillé. Ce documentaire retraçait 4 siècles de classifications et de hiérarchisations de l’espèce humaine en Occident, de la célèbre controverse de Valladolid en 1550, durant laquelle le Saint-siège avait débattu de la ” nature” des Nègres d’Afrique et des Indiens du Nouveau Monde, aux expositions universelles et coloniales de la première moitié du 20ième siècle. Le récit avait pour toile de fond, le parcours du corps d’un jeune chasseur koi-san originaire du Botswana, où il avait été déterré et naturalisé par deux aventuriers français, afin d’être exposé dans des foires et des musées européens au milieu du 19ième siècle. Le ” Nègre empaillé ” a fait la fierté du musée de Darder de Banyoles, où il a été exposé pendant 80 ans. L’Espagne l’a restitué à contre-cœur à son pays d’origine en 1996, suite aux protestations répétées de l’OUA et de l’ONU. Ce n’est pas tant le propos de ce documentaire qui paraissait surprenant, mais plutôt sa rareté, en particulier sur une chaîne publique et à une heure de grande écoute.

S’il ne fait aucun doute que la notion de ” devoir de mémoire ” s’impose plus qu’elle ne se cultive au sein de la société française de ces vingt dernières années, en particulier en matière de crime contre l’humanité, force est de constater qu’elle reste encore très sélective. Les médias privilégient généralement l’histoire récente, car celle-ci bénéficie dans son traitement du support et du poids des images. Il semble, en effet, de plus en plus difficile de concevoir un crime contre l’humanité sans images, il semble même impossible de le condamner sans l’avoir, au préalable, matérialisé, visualisé, et l’actuelle prolifération des images des sévices infligés aux détenus irakiens par les soldats américains en témoigne. La principale conséquence de cette médiatisation des crimes et des conflits dans un monde où de plus en plus, n’existe que ce que l’on voit, est que l’absence d’images, même lorsque celles-ci existent, signifie l’absence des faits. Ce qui signifie pour beaucoup, que l’absence d’images sur l’esclavage et le colonialisme garanti leur oubli, et rend obsolète un quelconque ” devoir de mémoire ”

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Pourtant, comme l’illustre très bien l’histoire du ” Nègre empaillé “, le colonialisme et plus précisément l’impérialisme occidental en Afrique et en Asie, figurent au nombre des crimes contre l’humanité les plus abondamment mis en images, pour ne pas dire ” mis en scène “. La culture coloniale et ses corollaires (exotisme, expansion territoriale, mission civilisatrice, etc.) a même été en France l’une des premières, sinon la première, véritables cultures de consommation de masse du début du 20ième siècle, aussi bien à travers le cinéma, la publicité, la littérature, la presse, les arts et les sciences. Ce passé, pourtant récent, a quasiment disparu de l’histoire “populaire” de la France et même de sa mémoire collective, et l’attitude des médias reflète ce phénomène d’occultation, autant qu’elle y participe.

Lors de la célébration du nouveau millénaire en l’an 2000, il suffisait de feuilleter les innombrables éditions spéciales et autres hors-séries des magazines d’actualités consacrés à la rétrospective des 20 siècles de l’histoire de la France, pour savoir quelle place près de 4 siècles d’esclavage et près d’un siècle de colonialisme occupaient dans le passé de ce pays. Un seul de ces magazines avait mentionné l’esclavage ou plutôt son abolition dans les Antilles françaises en 1848, nous rappelant ainsi que pour l’historiographie française, c’est Victor Schoelcher qui appartient à l’histoire de la France et non les 3 siècles et demi d’esclavage qui l’ont précédé. Il n’y avait rien sur la traite négrière, qui comme peu de gens, hormis les spécialistes, le savent, est un fait historique différent de celui de l’esclavage. Quant au colonialisme, lorsque ce mot était cité, c’était en référence à la compétition que se sont livrées, en arrière-cour, les puissances européennes dans leur course à l’hégémonie mondiale. A aucun moment cette vision de l’esclavage ou du colonialisme, n’a intègré la notion d’humanité, il n’est jamais question d’individus, de populations ou de cultures. A ce jour, la traite négrière et l’esclavage n’occupent pas plus d’un paragraphe dans les manuels scolaires d’histoire qui les mentionnent sans, bien entendu, les définir ni les décrire. Mais nous n’en sommes pas à la première contradiction idéologique du “pays des droits de l’homme”.

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La France a pourtant maintenu son rang parmi les plus grandes nations esclavagistes de son temps. La plupart des chroniqueurs de l’époque s’accordaient même à décerner aux esclavagistes français des Antilles, la palme de la barbarie dans le traitement des esclaves. L’enfer des plantations de Saint-domingue n’avait, paraît-il, rien à envier à celui des plantations de la Virginie. La possession d’actions sur des bateaux négriers étant parmi les plus rentables durant cette période, de nombreux ” esprits des Lumières”, ont personnellement investit dans ce commerce. D’autres, comme Montesquieu, Raynal, Condorcet, Grégoire, Tocqueville ont eu a cœur de justifier l’esclavage, du moins suffisamment pour s’en accommoder, alors que Rousseau lui l’a magnifiquement ignoré. Sans oublier le fameux Code Noir, dont la lecture, insoutenable mais salutaire, nous rappelle que la France du Siècle des Lumières fut la première puissance coloniale des temps modernes à avoir codifier l’esclavage des Noirs. Selon Louis Sala-Molins* : « le Code Noir règle le génocide utilitariste le plus glacé de la modernité » Il n’en faut pour preuve que cette assertion fondamentale, extraite de l’article 44 du dit Code : « Déclarons les esclaves être meubles » Toujours selon le professeur sala-molins, ce crime contre l’humanité, ce génocide : « La France intelligente a choisi, depuis longtemps, de l’ignorer pour ne pas même devoir peiner à l’oublier. »

Il est vrai que l’éloignement géographique, plus que l’éloignement chronologique, facilite cette distanciation avec le passé. Pour le citoyen lambda, l’esclavage appartient à l’histoire des Antilles, le colonialisme à celle de l’Afrique. Mais ne faut-il pas également chercher dans la corrélation entre les notions de crime et de culpabilité, les véritables raisons de cette dissociation ? Au regard des évènements et des conflits mondiaux récents, Il semble que la notion de “crime contre l’humanité”, telle que l’a défini l’article 6 C de la Charte du tribunal militaire de Nuremberg en 1964, à savoir : “l’Assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre des populations civiles”, ne s’inscrive que dans une vision manichéenne, voir américaine du monde. En d’autres termes le crime contre l’humanité n’est facilement reconnu que lorsqu’il met en scène la lutte du bien contre le mal, et n’a de sens que s’il y a des bons et des méchants. Il n’est validé que lorsqu’il met aux prises deux formes de pouvoir et d’idéologie opposées, ex : La coalition anglo-américaine contre Saddam Hussein.

Si la traite négrière, l’esclavage et le colonialisme ont mis tant de temps à être reconnus, du bout des lèvres, comme des crimes contre l’humanité, c’est bien parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans ce schéma conceptuel et historique. Il s’agit ici d’une culpabilité collective, d’une brutalité commise par une civilisation à l’égard d’autres peuples au prétexte unique de leur infériorité, et ce, dans un contexte pacifique. Comment, en effet, considérer comme crime un système de pensée mondial, si économiquement, socialement, scientifiquement et religieusement justifié, sans remettre en cause les fondements mêmes de la civilisation occidentale. Pour cette dernière, le commerce triangulaire, l’esclavage et le colonialisme, ne peuvent donc être perçus comme des crimes contre l’humanité, mais tout juste comme de regrettables “dommages collatéraux “, liés à son expansion. A ce propos, la délégation canadienne à la conférence de Durban en Afrique du sud en août 2001, s’est bien montrée la plus pragmatique. D’après elle, on ne pouvait considérer comme crimes contre l’humanité, des faits qui n’étaient pas considérés comme tels à l’époque où ils ont été perpétrés.
On comprend mieux alors que le mea culpa occidental ait ses limites, et ceci d’autant qu’il court depuis une vingtaine d’années environ, l’idée que le crime contre l’humanité serait “dé dommageable”, “monnayable”. Or si l’humanité a un prix, alors sa destruction, au propre comme au figuré, n’est plus un crime, tout au plus un délit. Si l’humanité ou plutôt la dignité humaine n’est plus un principe, si elle peut être chiffrée, négociée, marchandée, alors la traite et l’esclavage étaient légitimes, et leur reconnaissance comme crime contre l’humanité porte en elle-même sa propre contradiction.

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A combien les pays occidentaux, anciennes nations esclavagistes, sont-ils prêts à racheter ces hommes, femmes et enfants, vendus en ” lot promotionnel ” entre des meubles, des animaux domestiques, des fruits et des légumes, dans les petits bazars des rues de Rio de Janeiro aux 19ième siècle ? A combien estime-t-on les millions de mains coupées par le roi des belges Léopold II à ses “sujets” du Congo belge entre le début et le milieu du 20ième siècle ? Quel est le prix du déracinement, de la désocialisation, de la déshumanisation et quel est le prix du traumatisme, de l’aliénation qu’ils ont engendré ? De combien dédommagera-t-on ces parents et grands-parents antillais qui, pour ” sauver ” leurs enfants, prient pour qu’ils naissent clairs de peau et compriment leurs nez dans une pince à linge afin de leur ôter tout trait négroïde ? Un siècle après l’abolition totale de l’esclavage, la marque du fer rouge reste toujours aussi ancrée, toujours aussi vive et difficile à supporter, et ce d’autant que les victimes de ce système ont fini par être considérées par leurs descendants, et par défaut, comme les seules coupables de leur déchéance.

L’une des meilleures définitions du crime contre l’humanité, et celle qui s’appliquerait certainement le mieux à la traite, à l’esclavage et au colonialisme, est sans aucun doute celle de Pierre Truche** : « Le crime contre l’humanité est la négation de l’humanité chez des membres d’un groupe d’hommes en application d’une doctrine. Ce n’est pas un crime commis d’homme à homme mais la mise en exécution d’un plan concerté pour écarter des hommes de la communauté des hommes. » A ce titre l’esclavage et le colonialisme sont des crimes contre l’humanité, et ils peuvent être ” réparés “. Pour que les peuples noirs reprennent leur place dans la communauté des hommes, il faut que les faits qui les en ont chassé soient connus et reconnus. Je ne parle pas ici de ce texte de loi, préalablement vidé de sa substance, adopté par le parlement et le sénat français en mai 2001, et qui condamne un crime contre l’humanité sans coupable***. Je ne parle pas non plus des 3 malheureuses lignes si douloureusement enfantées par l’ONU lors de la 3ième conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance, qui s’est tenue du 31 août au 7 septembre 2001 à Durban, condamnant l’esclavage tout en évitant soigneusement de mentionner le terme de “réparation”, alors que cette même organisation a adopté en 1968, une convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerres et des crimes contre l’humanité****.

La condamnation du crime contre l’humanité doit avant tout servir à réaffirmer le principe d’humanité. Elle ne doit parler que des hommes, elle ne doit s’intéresser qu’à el negro le Noir empaillé, à Saartje Bartman la Vénus Hottentot, et à des milliers d’individus comme eux, promenés à travers l’Europe et l’Amérique pour être exhibés dans des spectacles, des foires et des musées. Mais également à d’autres, anonymes, arrachés par millions à leur terre natale, déportés et exploités dans des conditions qui nous paraissent aujourd’hui surréalistes. Et c’est peut-être là que se situe la réelle difficulté de juger ” ce ” crime contre l’humanité. La réparation pécuniaire présente l’avantage de “régler “, de “solder ” symboliquement et matériellement un problème, tout en soulageant sa conscience et en gardant l’illusion que le principe d’humanité est préservé. Alors que la connaissance et la reconnaissance, par le menu, de 4 siècles d’exploitation de l’homme par l’homme nous fait courir, à tous, le risque de douter définitivement de la notion même d’humanité.

*Louis Sala-Molins. Le Code Noir ou le calvaire de Canaan. PUF, Paris, 1987.

** Pierre Truche. Esprit. N° 5.1992

*** Extrait du texte de loi adopté par le Parlement et le Sénat français en 2001. D’après une Proposition de loi, déposée par Mme Christiane Taubira-Delannon, députée de la Guyane.

“La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’Océan indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du 15ième siècle aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’Océan indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, constituent un crime contre l’humanité” (jeudi 10 mai 2001)

**** Extrait de la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Résolution 2391 (XXIII) du 26 novembre 1968 des Traités Internationaux.

Considérant que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité comptent au nombre des crimes de droit internationale les plus graves, […]

Reconnaissant qu’il est nécessaire et opportun d’affirmer en droit internationale, au moyen de la présente Convention, le principe de l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité et d’en assurer l’application universelle, […]

Article 1

Les crimes suivants sont imprescriptibles, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis :

a)Les crimes de guerres […] b)Les crimes contre l’humanité […]

Article 4
Les Etats parties à la présente Convention s’engagent à prendre, conformément à leurs procédures constitutionnelles, toutes mesures législatives ou autres qui seraient nécessaires pour assurer l’imprescriptibilité des crimes visés aux articles premier et 2 de la présente Convention, tant en ce qui concerne les poursuites qu’en ce qui concerne la peine ; là où une prescription existerait en la matière, en vertu de la loi ou autrement, elle sera abolie.
La France Etat membre de l’ONU et présente à cette convention, l’a ratifiée et signée.

Source : Grioo, Belinda Tshibwabwa Mwa Bay, 26/05/2004

Source: http://www.les-crises.fr/le-prix-de-lhumanite-ou-lhistoire-de-el-negro-le-negre-empaille-par-belinda-tshibwabwa-mwa-bay/


« Face au moment le plus critique de l’histoire de l’humanité… », par Noam Chomsky

Saturday 6 August 2016 at 00:31

Source : Le Grand Soir, Noam Chomsky18/07/2016

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Entretien réalisé par Agustín Fernández Gabard et Raúl Zibechi pour le quotidien La Jornada (Mexique) – 07/02/2016. Dans un long entretien, Noam Chomsky aborde les principales tendances du scénario politique international actuel, l’escalade militariste de son propre pays et les risques croissants de guerre nucléaire. Il avance aussi quelques réflexions sur les espoirs de paix en Colombie.

Noam Chomsky est l’un des plus grands intellectuels vivants selon le New-York Times ; philosophe et professeur au MIT, il est une référence mondiale dans le domaine de la linguistique et un connaisseur très critique de la politique étrangère de son propre pays, les Etats-Unis.

“Les Etats-Unis ont toujours été une société colonisatrice, qui a commencé à éliminer ses populations indigènes avant même de se constituer en tant qu’Etat ce qui a provoqué la destruction de beaucoup de peuples autochtones”, synthétise le linguiste et activiste étasunien Noam Chomsky lorsqu’il lui est demandé de décrire la situation politique mondiale. Virulent critique de la politique étrangère de son pays, il soutient que celle-ci s’est tournée vers le monde à partir de 1898 avec le contrôle de Cuba, pays qui s’est littéralement transformé “en colonie”. S’ensuivit l’invasion des Philippines avec “l’assassinat de quelques centaines de milliers de personnes”.

Chomsky continue à parler en tissant le récit d’une sorte de contre-histoire de l’empire étasunien : “Les Etats-Unis ont ensuite volé Hawaï à sa population indigène, 50 ans avant de l’incorporer comme un état de plus”. Juste après la Seconde Guerre Mondiale, les Etats-Unis deviennent une puissance internationale. “Dotée d’un pouvoir sans précédents dans l’histoire, avec un système de sécurité incomparable, ils contrôlent l’hémisphère occidental et les deux principaux océans, et naturellement ils planifient l’organisation du monde à leur convenance”.

Chomsky reconnait que le pouvoir de la super-puissance a diminué par rapport à ce qu’il était en 1950, époque de splendeur durant laquelle les Etats-Unis accumulaient 50% du PIB mondial (25% aujourd’hui). Même ainsi, il lui paraît nécessaire de rappeler que les Etats-Unis restent encore le pays le plus riche et puissant du monde, dont le niveau de développement militaire n’a pas d’égal.

Un système de parti unique

Chomsky compare les élections dans son pays à un client qui devrait choisir entre différentes marques de dentifrice au supermarché. “Il n’y a qu’un seul parti politique aux Etats-Unis, le parti des entreprises et du business, avec deux factions, démocrates et républicains”, proclame-t-il, même s’il considère que la période néolibérale a provoqué une mutation dans les traditions de ces deux camps. “Il y a les républicains modernes qui se font appeler démocrates, pendant que l’ancienne organisation républicaine est sorti du spectre politique, parce que ces deux groupes se sont déplacés vers la droite durant la période néolibérale, comme ce fut le cas en Europe ». Le résultat est le suivant : les nouveaux démocrates d’Hillary Clinton ont adopté le programme des vieux républicains, et ceux-ci ont été à leur tour complètement déplacés par les néoconservateurs. “Si vous regardez les spectacles télévisés dans lesquels ils « débattent », vous pouvez vous rendre compte qu’ils ne font en fait que se crier dessus et les seuls politiques qu’ils présentent font froid dans le dos”.

Par exemple, Chomsky rappelle que tous les candidats républicains nient le réchauffement climatique ou se montrent très sceptiques à ce sujet (…). “Pourtant le réchauffement global est le plus grand problème que l’espèce humaine ait jamais eu à affronter et nous nous dirigeons vers un désastre complet.” Selon lui, le changement climatique a des effets seulement comparables avec la guerre nucléaire. Pire encore, “les républicains veulent augmenter l‘utilisation des énergies fossiles. Nous ne sommes pas face à un problème qui se pose sur cent ans, mais sur une ou deux générations”.

La négation de la réalité, qui caractérise les néoconservateurs, répond à une logique similaire à celle qui promeut la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique. “Ces personnes que nous essayons de maintenir éloignées de nous sont en fait en train de fuir des situations catastrophiques dans leurs pays qui sont le résultat des politiques étatsuniennes.

“A Boston, où j’habite, le gouvernement d’Obama a déporté il y a quelques jours un guatémaltèque qui habitait ici depuis 25 ans ; il avait une famille, une entreprise, il faisait parti de la communauté. Il avait fui le Guatemala qui avait été détruit pendant l’époque de Reaggan. Et quelle est notre réponse ? Construire un mur. En Europe c’est la même chose. Quand on voit que des millions de personnes fuient la Libye et la Syrie vers l’Europe, il faut se demander ce qui s’est passé durant les 300 dernières années pour en arriver à cette situation.”

Les invasions et le changement climatique se rétro-alimentent

La situation conflictuelle s’est complètement transformée au Moyen-Orient durant ces 15 dernières années “suite à l’invasion étatsunienne de l’Irak, le pire crime du siècle. L’invasion britannique-étasunienne a eu des conséquences horribles, ils ont détruit l’Irak, qui est aujourd’hui le pays « le plus malheureux du monde » ; l’invasion a provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et des millions de réfugiés, qui n’ont pas été accueillis par les Etats-Unis et qui ont dû être reçu par leurs pays voisins, qui sont pauvres : ils ont été chargés de ramasser les ruines de ce que nous avons détruit. Et le pire de tout ça c’est que les Etats-Unis ont incité un conflit entre sunnites et chiites qui n’existait pas auparavant.”

Les mots de Chomsky rappellent la destruction de la Yougoslavie durant les années 1990 fomentée par l’Occident. Comme a Sarajevo, il rappelle que Bagdad était une ville dans laquelle divers groupes culturels partageaient les mêmes quartiers, des membres de différents groupes ethniques et religieux se mariaient entre eux. “L’invasion et les atrocités qui ont suivi ont alimenté la création d’un monstre appelé Etat Islamique, qui voit le jour avec un financement saoudien, un de nos principaux alliés dans le monde.”

Un des plus grands crimes a été, d’après Chomsky, la destruction d’une grande partie du système agricole syrien, qui assurait l’alimentation [des populations], ce qui a poussé des milliers de personnes vers les villes “créant des tensions et des conflits qui explosent juste après le début de la répression”.

Une des lignes de travail les plus intéressantes de Chomsky consiste en analyser les effets des interventions armées du Pentagone en croisant ces résultats avec les conséquences du réchauffement global.

Au sujet de la guerre du Darfour, par exemple, convergent les intérêts des puissances avec la désertification qui expulse des populations entières des zones agricoles, ce qui aggrave et intensifie le conflit. “Ces situations débouchent sur des crises épouvantables, comme c’est le cas en Syrie, où s’enregistre la plus grande sécheresse de l’histoire qui a détruit une grande partie du système agricole, provoquant des déplacement et attisant à son tour les tensions et les conflits”.

Beaucoup de personnes ne se rendent pas compte des conséquences du déni du réchauffement global et des plans des républicains qui prétendent l’accélérer sur le long terme : “Si le niveau de la mer continue de monter de façon précipitée, des pays comme le Bangladesh risquent de se faire engloutir, affectant des centaines de millions de personnes. Les glaciers de l’Himalaya fondent rapidement mettant en danger l’approvisionnement en eau du sud de l’Asie. Qu’adviendra-t-il de toutes ces personnes ? Les conséquences imminentes sont terribles, nous faisons face au moment le plus critique de l’histoire de l’humanité.”

Chomsky avance que nous nous trouvons à une croisée des chemins importante de notre histoire et que les êtres humains devons décider si nous voulons vivre ou mourir : “Je le dis clairement. Nous n’allons pas tous mourir, mais ce qui est certain c’est que nous sommes en train de détruire les possibilités d’avoir une vie digne ; de son côté le parti républicain voudrait accélérer le réchauffement climatique. Je n’exagère pas – insiste-t-il – c’est exactement ce qu’ils veulent faire.”

Il cite ensuite le Bulletin des Scientifiques Atomistes [http://thebulletin.org/] et son Horloge de la fin du monde, pour nous rappeler que les spécialistes soutiennent que lors de la Conférence de Paris sur le réchauffement climatique il était impossible d’obtenir un traité juridiquement contraignant, seulement des accords volontaires. “Pourquoi ? Et bien parce que les républicains ne l’accepteraient pas. Ils ont bloqué la possibilité d’aboutir à un traité juridiquement contraignant qui aurait pu représenter des avancées contre cette tragédie qui est massive et imminente, une tragédie comme il n’en a pas encore connue l’histoire de l’humanité. C’est de ça qu’il s’agit, ni plus ni moins.”

La guerre nucléaire n’est pas a écarter

Noam Chomsky n’est pas du genre à se laisser porter par des modes académiques ou intellectuelles ; son raisonnement radical mais serein cherche surtout à éviter les emportements, et c’est peut-être pourquoi il se montre réticent à présager au haut-parleur la souvent annoncée décadence de l’empire [américain]. “[Les USA] ont 800 bases [militaires] autour du monde et investissent dans leur armée autant que le reste de al planète entière. Aucun autre pays n’est à ce niveau, avec des soldats combattants sur les quatre coins de la terre. La Chine a une politique principalement défensive, elle n’a pas de programme nucléaire important, bien que celui-ci puisse croître dans le futur”.

Le cas de la Russie est différend. C’est le principal caillou dans la botte de la domination du Pentagone, parce qu’elle “a un système militaire énorme”. Le problème est que ces deux pays sont en train d’accroître leurs systèmes militaires, “tous deux agissent comme si la guerre était envisageable, ce qui est une folie collective”. Chomsky considère que la guerre nucléaire est irrationnelle et qu’elle ne pourrait arriver qu’en cas d’incident ou d’erreur humaine. Néanmoins, il coïncide avec William Perry, ex-secrétaire de Défense, qui a déclaré récemment que la menace d’une guerre nucléaire était aujourd’hui plus importante que lors de la Guerre froide. Chomsky estime que le risque se concentre autour de la prolifération d’incidents qui mettent en cause les forces armées des puissances nucléaires.

“Nous sommes passés très près de la guerre de très nombreuses fois”, admet-il. Un de ses exemples favoris est l’incident survenu lors de la présidence de Ronald Reagan, lorsque le Pentagone a décidé de tester les défenses de l’Union Soviétique en simulant une attaque contre ce pays.

“Le problème c’est que les Russes ont pris l’exercice très au sérieux. En 1983, le système de défense automatisé des soviétiques a détecté une attaque de missile étatsunien. Le protocole prévoyait dans ces cas là que l’information soit directement remontée au haut commandement et de lancer une contre-attaque. Un soldat devait transmettre cette information, Stanislas Petrov, mais il a décidé qu’il s’agissait d’une fausse alarme. C’est grâce à lui si nous sommes tous vivant et capables d’en parler aujourd’hui.” [1]

Il affirme que les systèmes de défense des Etats-Unis souffrent de graves erreurs, comme l’a confirmée l’information diffusée il y a quelques semaines au sujet d’une situation qui s’est déroulée en 1979, quand l’armée américaine a détecté une supposée attaque massive de missiles provenant de Russie. Alors que le conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski décrochait son téléphone pour appeler le président James Carter et lancer une attaque en représailles, une autre information annonçant qu’il s’agissait d’une fausse alerte est arrivée. [2] “Il y a des douzaines de fausse alertes chaque année”, assure-t-il.

Dernièrement, les provocations des Etats-Unis sont constantes. “L’Otan effectue des manœuvres militaires à 200 mètres de la frontière avec l’Estonie. Nous ne tolérerions jamais un tel comportement à la frontière mexicaine.”

Le cas le plus récent est l’affaire de l’avion russe qui bombardait des forces djihadistes en Syrie abattu fin novembre. “Une partie de la Turquie est presque entourée par le territoire syrien et l’avion russe l’aurait traversée pendant 17 secondes, et il a été abattu. Une énorme provocation à laquelle la Russie n’a fort heureusement pas répondu par la force, mais elle a tout de même envoyé son système antiaérien le plus avancé –qui permet d’abattre des avions de l’OTAN- dans la région”. Chomsky rappelle que des provocations ont aussi lieu en mer de Chine, de façon presque continue.

L’impression que donnent ses analyses est que si les puissances agressées par les Etats-Unis agissaient avec la même irresponsabilité que Washington, notre sort serait scellé.

entretien réalisé par Agustín Fernández Gabard et Raúl Zibechi

La Jornada – dimanche 7 février de 2016

Traduit pour Le Grand Soir par Luis Alberto Reygada (Twitter : @la_reygada)

Notes du traducteur

[1] Pour plus d’informations sur cet épisode peu connu mais qu aurait pu tourner à la catastrophe, lire l’article de Noam Chomsky publié sur Le Grand Soir : La stupidité institutionnelle (2015) http://www.legrandsoir.info/la-stupidite-institutionnelle-la-jornada.html ; l’article publié sur Les-Crises.fr : Able Archer 83 : l’exercice militaire qui a bien failli déclencher la Troisième Guerre mondiale http://www.les-crises.fr/able-archer-83-lexercice-militaire-qui-a-bien-failli-declencher-la-troisieme-guerre-mondiale/ ainsi que le documentaire d’Arte : 1983 – Au bord de l’apocalypse http://www.dailymotion.com/video/xexbny_1983-au-bord-de-l-apocalypse-1sur4_news.

[2] A ce sujet, consulter l’article The 3 A.M. Phone Call http://nsarchive.gwu.edu/nukevault/ebb371/

Source : Le Grand Soir, Noam Chomsky18/07/2016

Source: http://www.les-crises.fr/face-au-moment-le-plus-critique-de-lhistoire-de-lhumanite-par-noam-chomsky/


[Humour] Le Facebook d’Adolf Hitler : “Je me tire une balle, je reviens dans 5 minutes”

Saturday 6 August 2016 at 00:15

Allez, riens un peu, et révisons l’Histoire…

Source : Le Blog d’un odieux connard

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Source : Le Blog d’un odieux connard

 

Source: http://www.les-crises.fr/humour-le-facebook-dadolf-hitler-je-me-tire-une-balle-je-reviens-dans-5-minutes/


Grèce : la responsabilité du FMI mise au jour, mais tout continue comme avant, par Romaric Godin

Saturday 6 August 2016 at 00:06

Source : La Tribune, Romaric Godin, 29/07/2016

Le FMI a commis de lourdes fautes sur la Grèce. Et alors ? (Crédits : © Kim Kyung Hoon / Reuters)

Le FMI a commis de lourdes fautes sur la Grèce. Et alors ? (Crédits : © Kim Kyung Hoon / Reuters)

L’instance de surveillance indépendante du FMI a mis en cause la gestion de la crise grecque par cette institution. Des critiques qui détruisent la narration officielle, mais ne la change pas…

Un peu plus de six ans après le début de la crise grecque, la narration officielle, le « storytelling » qui a été élaboré par les gouvernements et les institutions qui ont géré cette crise, tombe chaque jour un peu plus en lambeaux. Alors que la malheureuse Grèce, soumise à un troisième mémorandum signé voici un an avec ses créanciers, n’en finit pas de s’effondrer économiquement, le FMI, membre de la troïka qui a supervisé la gestion de cette crise, n’en finit pas de procéder à des mea culpa tardifs, mais sans appels.

Absence de discussions internes

Après avoir reconnu qu’elle avait sous-estimé les « multiplicateurs budgétaires », autrement dit l’impact de la consolidation budgétaire sur la croissance, pour la Grèce, l’institution de Washington avait récemment, dans un article de recherche reconnu les effets négatifs des politiques d’austérité imposées à Athènes. Ce jeudi 28 juillet, un nouveau rapport est venu critiquer le rôle pris par le FMI dans sa gestion de la crise grecque. Et il est sévère. Le Bureau indépendant d’évaluation du FMI (IEO) a publié un long rapport sur le « FMI et les crises en Grèce, au Portugal et en Irlande » qui dresse un constat : le FMI a agi sous la pression des intérêts de certains pays de la zone euro, contre ses propres intérêts et a cherché pour cela à court-circuiter le conseil d’administration. Cette procédure a clairement conduit à des erreurs d’appréciations majeures de la situation, notamment en Grèce.

Dans son rapport, l’IEO confirme notamment ce que, entre autres, la Commission de Vérité sur la dette grecque, établie au printemps 2015 par le parlement hellénique, avait pointé du doigt : pour faire passer le soutien financier à la Grèce du FMI malgré le caractère insoutenable de la dette grecque, la direction de l’institution a fait adopter discrètement une modification des critères d’accès à l’aide du FMI. « Le conseil d’administration n’a pas été consulté sur cette question. En fait, les directeurs ne furent pas même informés des doutes des équipes sur la soutenabilité de la dette grecque », estime l’IEO. Et de poursuivre : « ni la direction du FMI, ni les équipes n’ont cherché à porter l’attention du Conseil sur la décision proposée de modifier les critères ou sur le fait qu’un critère d’accès exceptionnel serait modifié en approuvant le programme grec ». En clair : il y a eu clairement une volonté de tromper le Conseil, en incluant cette modification cruciale, qui plaçait le FMI dans la position de s’exposer à un pays insolvable. L’IEO renforce cette idée en précisant que le Conseil a été pressé par le temps, et n’a pas eu la possibilité de regarder le programme en détail.

Conséquences désastreuses

Les conséquences de cette pratique ont été désastreuses pour la Grèce. Ce pays s’est en effet retrouvé dans la situation de devoir gérer une dette insoutenable et croissante. L’issue de cette impasse était une autre impasse : demander toujours plus d’aides pour rembourser la dette. Créer donc un schéma de Ponzi, avec la complicité du FMI et des pays de la zone euro désireux de maintenir la fiction de la « soutenabilité » de la dette grecque. C’est ce montage qui a obligé la Grèce à aller toujours plus loin dans la politique d’austérité puisque ses créanciers continuaient à vouloir faire croire qu’une purge budgétaire et des « réformes structurelles » suffiraient à rendre la dette soutenable. Cette « tromperie » du FMI est donc une des sources des maux grecs. En passant, on remarquera que l’IEO estime que ceci pose un problème de « légitimité » pour le FMI. Une question de légitimité qui se pose aussi pour la dette du FMI alors contractée par la Grèce et qui, en 2015, a pesé si lourd dans le sort du pays.

Soumission à la zone euro

Si le FMI avait appliqué ses critères habituels, il aurait imposé une restructuration de la dette dès 2010. C’est la procédure habituelle du Fonds : faire de l’austérité contre une coupe dans la dette. Selon une étude parue en 2015 aux Etats-Unis, les équipes avaient proposé cette possibilité au directeur général d’alors du FMI, Dominique Strauss-Kahn. Ce dernier l’aurait cependant rejeté et aurait refusé de le proposer aux Européens. Et ceci pose un autre problème majeur posé par l’étude de l’IEO : les amours coupables entre le FMI et la zone euro. Car les causes de ce refus de la restructuration de la dette en 2010 sont connues : c’est la protection des banques européennes, principalement françaises et allemandes, exposées à la dette grecque. Il fallait rapidement venir à la rescousse de ces créanciers, pour leur donner le temps de vendre les titres à des investisseurs rassurés par l’implication du FMI.

Le rapport de l’IEO ne va pas jusqu’à cette conclusion, désormais cependant bien connue, mais il pointe les relations très étroites entre la direction du FMI et la zone euro. Il critique ainsi la « faiblesse de la surveillance de la zone euro » fondée sur l’idée que « l’Europe est une chose différente ». Cette faiblesse a conduit à l’absence d’analyse des déséquilibres de la zone euro, notamment sur les comptes courants. Elle a ensuite conduit à un « oubli » des « leçons des crises passées ». Ces leçons « ne furent jamais appliquées », estime l’IEO. De fait, le FMI est largement apparu comme suiviste des décisions de l’Eurogroupe puisque les décisions de la zone euro « ont toujours précédé les réunions du conseil du FMI ». « Le FMI a perdu sa souplesse et son agilité en tant que gestionnaire de crise compte tenu des multiples couches de décisions dans la zone euro », explique l’IEO qui déplore aussi le poids de l’Eurogroupe qui a conduit « les jugements des équipes techniques du FMI à des pressions politiques ». C’est donc bien une soumission du FMI à la zone euro qu’implicitement dénonce l’IEO. Du reste, le rapport souligne la très forte « asymétrie de l’information » au sein du FMI puisque « des directeurs représentant les pays de la zone euro ont pu avoir accès à des informations qui n’étaient pas à la disposition des autres ».

L’IEO ne cache donc pas la soumission du FMI aux instances de la zone euro. Ceci pose, pour l’institution, la question de la nationalité de ses directeurs généraux. Le fait que le FMI ait été dirigé par un Français et l’est encore apparaît clairement comme une entrave à son bon fonctionnement, mais aussi à l’efficacité de ses politiques. Il est sans doute temps de donner aux pays dits émergents leur chance au sein du Fonds.

Destruction de la narration officielle

En attendant, cette soumission à la zone euro a eu des conséquences majeures pour la Grèce : nul ne s’est opposé aux décisions prises par Paris et Berlin pour « sauver la zone euro » et nul n’a vraiment apporté un esprit critique sur ses plans d’aide. Cette soumission du FMI a permis le développement du storytelling officiel : la faute est grecque. La Grèce aurait fait des excès et elle serait « sauvée » et « aidée » par les Européens. Plus tard, lorsque l’échec de ces politiques était devenu évident, le problème a encore été porté sur les Grecs qui auraient refusé de « s’approprier les programmes ». Or, là aussi l’IEO souligne que l’aveuglement du FMI a été total et qu’il a bien été commis des erreurs de politiques économiques majeures, notamment, comme on l’a vu par l’oubli du passé. « Les programmes du FMI pour la Grèce et le Portugal ont inclus des projections de croissance largement trop optimistes », indique le rapport qui ajoute des « projections plus réalistes auraient rendu évidents les impacts sur la croissance et la dynamique de la dette de la consolidation budgétaire ». L’IEO indique que ceci aurait conduit à laisser « jouer les stabilisateurs automatiques », ce qui n’a pas été fait et a conduit à l’effondrement de 25 % du PIB grec sur 6 ans en plongeant l’économie hellénique dans un cercle vicieux. En refusant la réalité par sa soumission politique, le FMI a donc été une des causes de la crise grecque. C’est une destruction en règle de la narration officielle.

Le rapport de l’IEO confirme donc ce que la Commission sur la dette grecque de 2015 avait établi sur 2010 : un déni de réalité a dominé les décisions d’alors, alimenté par des intérêts politiques dans les grands pays de la zone euro. Ce déni de réalité est devenu une vision officielle qu’il a fallu maintenir à tout prix et a conduit à l’effondrement de la Grèce. Le FMI a contribué à cette situation. C’est ce que la crise du premier semestre 2015 a prouvé : le nouveau gouvernement grec a réclamé la fin de ce cercle vicieux et a demandé la construction d’un compromis qui lui a toujours été refusé. Les créanciers ont préféré une nouvelle fois briser l’économie grecque plutôt que de reconnaître les erreurs que l’IEO met en avant aujourd’hui.

La réponse de Christine Lagarde

La question reste désormais de savoir quel sera l’impact réel de ce rapport. L’IEO rappelle que dès 2011, elle avait mis en garde contre l’aveuglement vis-à-vis de la zone euro, sans succès. La réponse, vendredi 29 juillet, de l’actuelle directrice générale Christine Lagarde n’est guère encourageante de ce point de vue : elle a repris la critique de la Grèce, de son manque « d’appropriation » des programmes, de l’instabilité politique du pays et a finalement rappelé que la Grèce est restée dans la zone euro, ce qui était « un objectif majeur ». Bref, le mea culpa au sein des instances agissantes du FMI n’est pas à l’ordre du jour. Rappelons que, de 2010 à 2015, la Grèce n’a connu qu’un mois d’instabilité politique après les élections de mai 2012. Le reste du temps, la majorité parlementaire en faveur de la troïka a été stable et les gouvernements ont pu appliquer les programmes. Certes, tout n’a pas été appliqué, mais ne serait-ce pas le signe que tout n’était pas applicable ? Selon une étude de l’OCDE datée de 2015, la Grèce a été le pays le plus « réformateur » de l’organisation. Dire que la Grèce n’a rien fait n’a pas de sens : l’effondrement de l’économie et le redressement des finances publiques sont les preuves de cette action. La réalité est bien que c’est la politique menée qui était insensée. Le maintien dans la zone euro est, de ce point de vue, une consolation bien maigre et une façon d’éviter le cœur du problème, ce qui semble le plus urgent pour Christine Lagarde.

La logique actuelle continue de dominer

En réalité, rien n’a changé. La politique du troisième mémorandum et du troisième mémorandum « et demi » imposée à la Grèce en août 2015 et encore en juin 2016 viennent le confirmer. Aucune critique n’a été réalisée au sein de la zone euro sur les politiques menées. L’Eurogroupe continue de dominer le jeu et d’imposer sa logique de consolidation budgétaire et de réformes structurelles à une économie exsangue. Cet Eurogroupe refuse toute remise en cause de la narration officielle et continue à réclamer du gouvernement grec un « engagement » dans le programme. La mise en place de coupes automatiques dans les dépenses pour atteindre l’objectif d’excédent primaire de 2018 est le nec plus ultra de cette logique. Et la preuve que rien n’a réellement changé. Aujourd’hui, la narration officielle fait toujours porter la faute de l’échec des programmes est toujours reporté sur les Grecs et sur son gouvernement qui a osé refuser au premier semestre 2015 ces politiques imposées par les créanciers. Or, cette critique qui était fort modérée et davantage un appel au compromis, se révèle chaque jour désormais plus pertinente.

Quant au FMI, il affirme avoir changé : il demande désormais une restructuration de la dette avant d’entrer dans le programme. C’est une avancée importante. Mais le FMI a néanmoins accepté le plan de juin 2016 et le report de l’essentiel de la restructuration de la dette à après 2018. A l’été 2015, il a tout fait pour faire échouer le gouvernement grec et le conduire à accepter un troisième mémorandum. Et, on l’a vu, l’analyse de Christine Lagarde demeure très proche de celle de l’Eurogroupe. Au final, le rapport de l’IEO est un élément important pour écrire l’histoire. Mais certainement pas pour la changer.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 29/07/2016

Source: http://www.les-crises.fr/grece-la-responsabilite-du-fmi-mise-au-jour-mais-tout-continue-comme-avant-par-romaric-godin/


[Humour] Chirac sur l’Europe : constance et cohérence

Friday 5 August 2016 at 00:59

Merci à Camille ! 🙂

Source : Youtube, 12-06-2016

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Aux premières élections européennes au suffrage universel en 1979, Jacques Chirac est candidat avec Michel Debré pour le RPR, il est alors à la pointe du combat politique contre l’Europe, combat notamment marqué par son “appel de Cochin”. Il perdra ses élections face à Simone Veil et révisera alors son jugement sur l’Europe…

Source : Youtube, 12-06-2016

 

Clip de propagande de l’UMP pour le traité constitutionnel européen

Source : Youtube, 20-06-2016

Clip de propagande l’UMP en faveur de la ratification du traité constitutionnel européen en 2005.

Source : Youtube, 20-06-2016

Situation économique de la Grèce avant son adhésion à la CEE

Source : Youtube, 12-06-2016

Source : Youtube, 12-06-2016

 

François Mitterrand sur le marché commun et la PAC

Source : Youtube, 12-06-2016

Selon le Président François Mitterrand, il y a trois conditions pour que l’Europe soit viable :
– une politique agricole commune régulé avec un tarif un unique sur certains produits
– une préférence communautaire
– une union douanière

Source : Youtube, 12-06-2016

Source: http://www.les-crises.fr/humour-chirac-sur-leurope-constance-et-coherence/


Les lanceurs d’alerte du LuxLeaks condamnés : le Luxembourg se déshonore, par Emmanuel Lévy

Friday 5 August 2016 at 00:30

Source : Marianne, Emmanuel Lévy, 29-06-2016

Ils ont permis le Luxleaks, dévoilant nombre d’accords fiscaux secrets entre des multinationales et le Luxembourg. Pourtant, Antoine Deltour et Raphaël Halet ont été condamnés à respectivement 12 et 9 mois de prison avec sursis et 1 500 et 1 000 euros d’amende.

Antoine Deltour a écopé de 12 mois de prison avec sursis et 15000 euros d'amende - JEROME MARS/JDD/SIPA

Antoine Deltour a écopé de 12 mois de prison avec sursis et 1 500 euros d’amende – JEROME MARS/JDD/SIPA

Et pourquoi pas le bûcher ? Dans le duché du Luxembourg, paradis de l’optimisation fiscale, on ne rigole pas avec le secret des affaires, a fortiori quand il s’agit des accords fiscaux entre le gouvernement et les multinationales. Et même si les peines sont bien inférieures aux réquisitions du parquet, le verdict du procès LuxLeaks est à la hauteur du crime de lèse duché : une peine de , 9 mois de prison avec sursis et 1000 euros d’amende pour Raphaël Halet. Ces deux anciens du cabinet Price Waterhouse et Cooper devront aussi payer un euro symbolique à leur ex-employeur. Édouard Perrin, le journaliste de Cash investigation qui avait diffusé les informations de ces deux lanceurs d’alerte, a lui été acquitté.

C’est pourtant grâce aux informations révélées par Antoine Deltour que les citoyens européens et plus encore les journalistes qui travaillent sur les questions fiscales ont eu la preuve de leur intuition : le Luxembourg est le centre d’une vaste machine pompant les ressources fiscales de ses partenaires européens. Le Luxleaks, avec ces milliers de documents de PWC (30 000 au total), dévoilent, en effet, nombre d’accords fiscaux secrets conclus entre les multinationales comme Starbuck, Ikea, Mc Donald ou encore Fiat et le gouvernement du Duché, notamment sous la direction de Jean-Claude Junker, l’actuel président de la Commission européenne. Ces « tax rulings » ne sont rien moins que d’imposants montages juridiques ayant pour but de transférer au Luxembourg, pays à faible imposition, les profits réalisés dans les pays à fort taux d’impôts sur les sociétés.

Antoine Deltour jugé comme un voleur de mobylette

Qu’Antoine Deltour ait reçu le Prix du citoyen européen 2015 décerné par le Parlement européen. Que Michel Sapin, notre ministre des finances et actuel employeur via l’Insee de l’ancien auditeur déclare « Des situations comme celle de Monsieur Deltour sont inadmissibles. A l’avenir en France il sera protégé ». Ou enfin qu’à la suite des révélations des deux lanceurs d’alertes, la Commission a considéré que la faible imposition de Starbuck et Fiat par le Luxembourg constituait une subvention. Rien n’y a donc fait.

Chez nous, un étrange mouvement de sympathie s’est cristallisé autour de Jérôme Kerviel. Le trader agissait pourtant comme un croyant dans le dieu argent et il espérait bien en retirer des subsides sous forme de bonus. Lui, qui « sentant le marché » a misé jusqu’à 50 milliards d’euros sur la hausse, quand c’est la baisse qui est sortie de son pari à pile ou face. Rien de tout cela avec Antoine Deltour. La conscience de cet aimable auditeur chez PWC avait été heurté par l’incroyable hold-up à plusieurs dizaines de milliards d’euros dont les citoyens de l’Union étaient victimes. En dévoilant ces informations, il n’en a pas profité matériellement, il a juste fait acte d’esprit civique. Le Luxembourg l’a jugé comme un voleur de mobylette. Le message aux dizaines de milliers d’employés des banques et autres cabinets d’audit et d’avocats que compte le petit état est aussi clair que celui des mafieux siciliens : l’omerta pour tout le monde.

Source: http://www.les-crises.fr/les-lanceurs-dalerte-du-luxleaks-condamnes-le-luxembourg-se-deshonore-par-emmanuel-levy/


La Cour de Karlsruhe valide sans conviction le programme OMT de la BCE, par Romaric Godin

Friday 5 August 2016 at 00:01

0505Source : La Tribune, Romaric Godin, 21/06/2016

Les juges de Karlsruhe ont dû s'admettre vaincus par la Cour de Luxembourg. (Crédits : Reuters)

Les juges de Karlsruhe ont dû s’admettre vaincus par la Cour de Luxembourg. (Crédits : Reuters)

Les juges constitutionnels allemands ont validé l’OMT, un programme de rachats de titres de la BCE, quatre ans après son lancement. Mais c’est une décision contrainte par la cour de justice de l’UE.

C’est l’épilogue d’un long feuilleton débuté en 2012 et qui a vu des allers-retours entre Francfort, Luxembourg et Karlsruhe. Ce mardi 21 juin, la Cour constitutionnelle (Verfassungsgericht) allemande, qui siège dans cette dernière ville, a finalement, près de quatre ans après son annonce, jugé conforme à la Loi fondamentale allemande (la constitution de la République fédérale) le programme OMT de la BCE. Ce programme, baptisé en anglais de Francfort « Outright Monetary Transactions » (transactions monétaires totales) prévoit de pouvoir racheter une quantité illimitée de dette d’un pays attaqué sur les marchés moyennant le placement de ce pays sous un « programme d’ajustement » (autrement dit, un plan d’austérité) du Mécanisme européen de Stabilité (MES).

Qu’est-ce que l’OMT ?

Annoncé dès la mi-juillet 2012 par Mario Draghi dans un célèbre discours londonien où il s’était engagé à faire « tout ce qu’il faut » (« whatever it takes ») pour sauver l’euro, le programme OMT a été lancé officiellement le 6 septembre 2012. Mais il n’a jamais été utilisé. Sa présence dissuasive a en effet été suffisante pour calmer les esprits et dissuader les investisseurs de vendre en masse leurs titres de dettes de la zone euro. La BCE offrait avec l’OMT au marché une « assurance vie » qui a même déterminé certains opérateurs à revenir vers les pays en crise qui offraient de bons rendements. Avec l’OMT, la première phase de la crise, celle de la dette souveraine et de ses tensions sur les « spreads » (« écarts de taux ») était terminée. La crise prenait une tournure plus économique avec la récession liée à l’austérité et ses conséquences à long termes au niveau social, politique et sur les prix.

Les arguments des plaignants

Dès l’annonce de ce programme, un certains nombres d’associations allemandes, attachées au principe de l’ordolibéralisme, avaient porté plainte contre l’OMT, jugeant qu’il s’agissait là d’une façon détournée de financer les budgets des Etats « mauvais élèves ». Selon eux, le rachat, même sur le seul marché secondaire, revenait à « subventionner » par la baisse des taux le marché primaire et donc à apporter un effet de distorsion du marché pour les pays qui ne respectent pas les grands équilibres budgétaires. Pour ces plaignants, ce programme revient à transférer le risque budgétaire des « mauvais élèves » vers les « bons élèves » par la banque centrale. Les pertes liées à ces rachats sont en effet assumées en partie par les banques centrales nationales, donc par les contribuables. Comme pour les autres programmes de la BCE lancé depuis le début de la crise, l’affaire a été portée devant la Cour de Karlrsuhe.

La navette entre Karlsruhe et Luxembourg

Or, dans une première décision, en janvier 2014, cette Cour avait jugé illégal l’OMT, mais s’était déclarée incompétente puisque la BCE n’est pas soumise à sa juridiction. L’affaire avait alors été transmise à la Cour de Justice de l’UE (CJUE) à Luxembourg pour établir cette légalité. Les juges de Karlsruhe se réservaient par la suite le droit d’établir si la décision de la CJUE autorisait ou non l’application en Allemagne de l’OMT, autrement dit la participation de la Bundesbank au programme, était possible. Le 16 juin 2015, la CJUE avait jugé l’OMT conforme aux traités en fixant certaines conditions, notamment dans la limite et la temporalité des achats de la BCE. C’est sur cette dernière décision que Karlsruhe devait statuer ce mardi.

La décision des juges allemands

Finalement, les juges du Verfassungsgericht ont suivi la CJUE et ont accepté ses raisons. Les plaignants sont donc déboutés. Pour Karlsruhe, « l’inaction du gouvernement fédéral allemand et du Bundestag » sur l’application de l’OMT ne « viole pas les droits des plaignants ». De plus, les droits du Bundestag, notamment budgétaires, « ne sont pas remis en cause ». Pour le justifier, la Cour de Karlsruhe suit à la lettre la décision de la CJUE qui a jugé que la BCE poursuivait des objectifs de transmission de la politique monétaire. Or, la souveraineté allemande sur la politique monétaire a été transférée au niveau européen, à la BCE, par les traités. Si l’OMT reste dans ce cadre, il échappe naturellement au contrôle allemand.

Par ailleurs, la Cour constitutionnelle s’estime rassurée par l’obligation de « proportionnalité » des mesures de la BCE prise dans la mise en place concrète l’OMT qu’a imposée la CJUE. Ce principe vise à assurer qu’il n’existe pas de distorsion majeure des prix du marché et, ainsi, d’incitations pour les pays « protégés » par l’OMT à dépenser plus et à transférer son risque vers les banques centrales et les budgets nationaux des autres Etats membres.

Les critiques à la CJUE

Reste que cette soumission à la décision de la CJUE est ouvertement contrainte. Les juges allemands semblent conserver leur premier avis négatif sur l’OMT, mais la décision venue de Luxembourg les contraint à la soumission. Le Verfassungsgericht émet ainsi des doutes sur la qualité de la décision de la CJUE et ne cache pas ses « inquiétudes sur la façon dans les faits ont été établis dans cette affaire, sur la façon dont ont été menées les discussions et sur la façon dont a été menée la revue juridique des actes de la BCE ». Karlsruhe critique ouvertement et en détail le fonctionnement de la CJUE qui a fondé sa décision. Les juges allemands estiment que la CJUE a bien trop fait confiance à la BCE en ne « mettant pas en doute ou au moins en ne discutant pas » l’assertion selon laquelle l’OMT poursuit un but de politique monétaire. Karlsruhe estime que la cour de Luxembourg aurait dû « tester les affirmations de la BCE au regard des indications qui vont à l’évidence à l’encontre d’un objectif de politique monétaire de l’OMT ». Bref, les juges en rouge sont particulièrement amers et accusent directement la CJUE de prendre quelques libertés avec le droit communautaire. Mais ils ne peuvent agir contre Luxembourg. La CJUE est souveraine pour examiner la conformité aux traités, Karlsruhe ne peut contester sa décision et doit donc accepter sa décision, même de mauvaise grâce.

Les conditions sont fixées

La Cour constitutionnelle expose donc les conditions futures d’application de l’OMT, telles qu’elles ont été fixées par la CJUE. Si la Bundesbank doit participer à cette action, elle devra s’assurer que les « achats ne sont pas annoncés au préalable, que le volume des achats soit limité, qu’il existe un temps minimal entre les achats et l’émission de titres, que les achats concernent les Etats membres aient un accès au marché, que l’on ne conserve les titres à maturité que dans des cas exceptionnels et que les achats soient limités à la stricte nécessité ». Ces conditions sont globalement conformes à celles que se fixe, dans le cadre de ses programmes d’achat la BCE.

Succès pour Mario Draghi

Mario Draghi peut avoir le sourire. Cette décision du Verfassungsgericht ne valide pas seulement l’OMT, un programme qui n’est pas d’actualité et n’a jamais été utilisé. Elle conforte la BCE sur la légalité de ses programmes lancés depuis mars 2015 de rachats de titres dans le cadre de l’assouplissement quantitatif. C’est une défaite certaine pour les associations plaignantes, mais aussi pour ceux qui, de près ou de loin, avaient en Allemagne soutenu cette plainte et régulièrement critiqué la BCE, notamment la Bundesbank et le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble. Mais cette défaite pourrait aussi être utilisée par le parti eurosceptique Alternative für Deutschland (AfD) qui reste très critique vis-à-vis de l’engagement allemand dans l’euro et qui pourrait jouer sur les risques que font peser l’OMT sur le contribuable allemand ainsi que sur la soumission forcée de la très prestigieuse cour de Karlsruhe à la CJUE. L’affaire de l’OMT est classée, quatre ans après, mais elle pourrait laisser des traces.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 21/06/2016

Source: http://www.les-crises.fr/la-cour-de-karlsruhe-valide-sans-conviction-le-programme-omt-de-la-bce-par-romaric-godin/