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La fin de l’Europe, par Cedric Durand

Thursday 13 August 2015 at 00:40

Dans cet article initialement paru sur le site américain Jacobin, Cédric Durand montre que la crise en Grèce s’inscrit dans un mouvement de désintégration du projet européen.

Cédric Durand est économiste à l’université Paris-13 et enseigne à l’EHESS. Membre des Economistes attérés et du comité de rédaction de Contretemps-web, il est l’auteur du livre Le capital fictif (Les Prairies ordinaires, 2014), et a coordonné l’ouvrage En finir avec l’Europe (La Fabrique, 2013).

Du point de vue européen, l’effondrement financier de 2008 ne fut que le prologue d’une crise  continentale généralisée. La débâcle financière de fabrication états-unienne a déclenché une chaîne complexe d’événements inattendus à travers le Vieux Continent, contaminant toutes les sphères de la vie sociale et débouchant sur un paysage radicalement nouveau, en proie aux turbulences politiques et économiques.

Comme le déclarait il y a quelques mois Ada Colau, la maire nouvellement élue de Barcelone à la tête d’une coalition inspirée des Indignés :

« De cette crise, personne ne sortira comme avant. Ce qui nous attend, c’est, au choix, un horizon féodal, avec une augmentation brutale des inégalités, une concentration sans précédent des richesses, de nouvelles formes de précarité pour la majorité des citoyens. Ou alors, une révolution démocratique, où des milliers de personnes s’engagent, pour changer la fin du film ».

Nous sommes très probablement arrivés à ce tournant historique. La très large victoire du Non au référendum grec du 5 juillet est une des plus claires indications de la volonté des classes populaires de mettre un terme à des décennies d’intégration européenne néolibérale. Cette réouverture de ce qu’Auguste Blanqui appelait le « chapitre des bifurcations » participe de mouvements tectoniques qui secouent un continent tombé dans une spirale de rancune et de ressentiments jamais vue depuis le milieu du siècle dernier.

Une grande entreprise politique en faillite

Il y a quinze ans, le succès du lancement de la monnaie unique a alimenté une vague d’europhorie à travers le continent. La Stratégie de Lisbonne de 2000promettait de faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’emplois plus nombreux et de meilleure qualité et d’une plus grande cohésion sociale. » Les enthousiastes dépeignaient l’Union comme « un phare de lumière dans un monde troublé ». Marcel Gauchet et Jürgen Habermasfaisaient valoir que la nouvelle formule européenne – en termes de gouvernance démocratique supranationale et d’Etat-providence – était destinée à servir de « modèle pour les nations du monde ».

Les prévisions des jours européistes ne se sont jamais matérialisées. Au contraire : rétrospectivement, la séquence toute entière apparaît comme une histoire d’échecs ininterrompus. Les performances de la zone euro en termes de croissance économiques ont été largement en deçà de celles de toutes les autres régions, avant et après la crise, et le virage austéritaire de 2010 a produit une magnifique débâcle économique. Le PIB n’a toujours pas retrouvé son niveau de fin 2007, ce qui en fait l’une des pires crises économiques de l’histoire récente – surpassée seulement par la catastrophique restauration capitaliste russe des années 1990.

L’OCDE a concédé un aveu sans détour de l’inadéquation de la gestion économique pendant cette période en illustrant le contraste entre les prévisions de croissance et la trajectoire effective de la zone euro. Le redémarrage, annoncé à de multiples reprises, ne s’est jamais matérialisé.

Prévisions du  PIB de la zone euro et trajectoire effective (OCDE, 2014) :

Le chômage atteint des sommets : en 2014, ce sont 44 millions de personnes qui sont privés d’emploi ou sous-employés au sein de l’Union européenne. Ce fléau est non seulement un douloureux drame personnel pour les travailleurs concernés et leurs familles, mais aussi une illustration spectaculaire de l’irrationalité de notre organisation sociale qui se solde par un gaspillage économique gigantesque, gâchis d’autant plus considérable que les travailleurs européens sont parmi les plus productifs au monde.

Le mythe de la convergence intra-européenne s’est également écroulé. Au cours des cinq dernières années, le rapprochement en trompe l’œil des niveaux socioéconomiques s’est évanoui, réinstallant avec une ardeur redoublée la hiérarchie économique entre le noyau européen allemand et les périphéries. Le PIB par habitant de l’Italie est aujourd’hui plus faible qu’il n’était en 1999. D’autres pays comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal sont submergés par la désespérance sociale, avec des segments entiers de la population dans l’impossibilité de satisfaire à leurs besoins essentiels.

L’ironie de l’histoire est que toute cette souffrance fut vaine. Les ratios dette/PIB ont augmenté en dépit des sévères mesures d’austérité, enfermant les pays périphériques et leurs classes laborieuses dans un cycle sans fin de servitude pour dette vis-à-vis des marchés financiers et des institutions et des pays créanciers. Dans le même temps, les déséquilibres commerciaux persistent au sein de la zone euro, et la coordination plus étroite des prescriptions néolibérales au niveau de l’UE n’offre aucun mécanisme capable de s’attaquer aux problèmes sous-jacents de développement inégal.

Un césarisme bureaucratique dysfonctionnel

Les vents contraires de la dépression économique ont transformé la gouvernance européenne en une machine de guerre de classe. Le grand bond en avant de l’intégration au cours des dernières années a réduit quasiment à néant la capacité des parlements nationaux à exercer un rôle actif sur la politique économique. Durcissement des règles, supervision bureaucratique par la Commission et les gouvernements centraux, mise en place  d’organes technocratiques indépendants contrôlant la politique budgétaire et élargissement des compétences de la Banque centrale européenne (BCE) ont réduit l’action des gouvernements à la mise en œuvre du vieux « consensus de Washington » : rigueur budgétaire, privatisation et libéralisation.

Les mesures d’austérité antipopulaires et les réformes du marché du travail ont suscité dans les pays du Sud des mobilisations sociales d’une ampleur sans précédent depuis des décennies, avec plusieurs grèves générales et des phases quasi-insurrectionnelles en Espagne et en Grèce. Lorsque la détermination des gouvernements nationaux s’est affaiblie, le centre européen a eu recours à une poussée d’autoritarisme : des coups de force bureaucratiques ont évincé plusieurs premiers ministres, tandis que la BCE, dirigée par l’ancien vice-président de Goldman Sachs, Mario Draghi, soumettait explicitement les dirigeants récalcitrants à un chantage à la liquidité.

Dans aucun autre cas la confrontation n’est apparue avec autant de clarté qu’en Grèce. Dans une déclaration de mi-juin 2015, l’économiste en chef du Fonds monétaire international, Olivier Blanchard, écrivait avec une franchisedéconcertante : « Par le jeu de la démocratie, les citoyens grecs ont fait savoir qu’ils ne voulaient pas de certaines réformes. Nous estimons que ces réformes sont nécessaires » En opposant explicitement les choix démocratiques et les exigences bureaucratiques néolibérales, Blanchard répétait tout simplement le mantra des dirigeants européens selon lequel il n’y a pas d’alternative au statu quo.

Les discussions avec la Grèce sont donc un processus formel visant à vaincre politiquement les forces de gauche au pouvoir dans ce pays afin d’enterrer toute perspective de changement politique significatif à travers le continent. On ne saurait expliquer autrement l’inflexibilité des créanciers malgré le franchissement par Tsipras de toutes les lignes rouges de Syriza en termes de réforme des retraites, de politique fiscale, de privatisations et de libéralisation du marché. Cette attitude punitive était claire comme de l’eau de roche à la fin juin, lorsque la BCE a activement poussé à une panique bancaire en mettant en garde contre une « crise incontrôlable », puis en  plafonnant ses prêts d’urgence au secteur bancaire, ce qui a entraîné la fermeture des banques, la limitation des retraits et l’établissement d’un contrôle des capitaux.

Cependant, la rigidité vis-à-vis du gouvernement grec n’est pas seulement l’effet d’une volonté politique néolibérale éhontée. Elle révèle un problème de faiblemanœuvrabilité du navire politique européen due, pour l’essentiel, à la taille et à la complexité juridique de l’UE. Fondamentalement, la gouvernance de l’UE est la douloureuse sédimentation de difficiles compromis interétatiques à travers des règles dont le contournement est délicat et toujours acrobatique. Les capacités de décisions à l’échelon européen sont en conséquence extrêmement encadrées et attachées aux équilibres politiques antérieurs, ce qui rend presque impossible toute initiative radicale. En outre, la bureaucratie européenne est minuscule, avec environ trente mille fonctionnaires et un budget de moins de 1% du PIB de l’UE. Sa seule et unique force politique résulte d’une accumulation de règles et de procédures que l’élite européenne tient à préserver scrupuleusement, même si cela aboutit à une gestion systématiquement chaotique des péripéties qui se sont multipliées ces dernières années.

A un niveau plus profond, le manque de manœuvrabilité de l’UE est le produit paradoxal des écrasantes victoires du capital transnational et financier au cours des décennies précédentes. Ces victoires ont abouti à l’établissement d’institutions proto-étatiques européennes focalisées principalement sur les intérêts fondamentaux du capital – concurrence, marché et monnaie – tandis que le travail et les problèmes sociaux sont réduits symétriquement à de simples variables d’ajustement. Par conséquent, si le proto-État européen est fort dans la promotion des intérêts immédiats d’un bloc de pouvoir conduit par la finance, il lui manque le versant consensuel de l’hégémonie, celui qui est indispensable pour faire tenir ensemble la diversité des sociétés et des couches sociales en période de turbulences.

Des forces centrifuges

Les échecs économiques et sociaux en cascade combinés à une manœuvrabilité politique limitée érodent l’attrait pour le projet européen et réactivent des forces centrifuges à travers le continent.

L’Europe est l’un des paysages politiques les plus complexes au monde. Ce mélange idiosyncratique d’héritages forts et contradictoires des traditions libérales, fascistes et communistes, d’une gouvernance étatique à plusieurs niveaux, de légitimités démocratiques concurrentes, de mouvements sociaux dynamiques et de liens géopolitiques contradictoires, est une fois encore en ébullition.

Dans un tel contexte, et quel qu’en soit le devenir, le bouleversement politique en Grèce est déjà un marqueur dans l’histoire du continent. Ce pays, qui au début des années 1980 témoignait de la capacité de l’Europe à offrir un solide point d’ancrage dans la démocratie libérale et la stabilité socio-économique à un régime post-autoritaire, est devenu le symbole de l’échec et de la désunion. La tentative de Syriza d’échapper à la cage d’acier néolibérale n’a eu d’autres réponses que des manœuvres de sabotage et des vitupérations de la part des autres gouvernements et des institutions européennes, ne lui laissant le choix qu’entre la capitulation et la rupture, deux issues négatives du point de vue de l’attractivité de l’UE.

Le renforcement des forces centrifuges apparaît également comme la conséquence du déclin de l’attrait de Bruxelles. La Grande-Bretagne, qui a succombé de longue date aux sirènes atlantistes, réclame un revirement substantiel de l’intégration,menaçant de quitter le navire. A la frontière orientale de l’Union, la désillusion vis-à-vis de l’intégration européenne laisse un champ libre aux forces nationalistes, bien que celles-ci soient animées de sentiments contradictoires vis-à-vis de l’assurance géopolitique retrouvée de la Russie. Au sein même du cœur historique de l’Europe, un désarroi croissant se fait sentir. Il favorise bien sûr la montée de partis d’extrême droite comme le Front National en France, mais laisse aussi libre cours à des discours racistes dans les médias dominants. Le récent texte de Berthold Seewald dans le principal journal conservateur allemand, Die Welt, mobilisant des arguments ethniques pour écarter la Grèce de l’UE en est une illustration abjecte. Rappelant le contexte de la guerre d’indépendance grecque des années 1820, il affirme que, à cette période, « la représentation selon laquelle les Grecs modernes sont les descendants de Périclès ou Socrate et pas un mélange de Slaves, de Byzantins et d’Albanais, a été pour l’Europe érigée en credo. (…) C’est pour cela qu’on a accepté les Grecs fauchés dans le bateau européen en 1980. On peut en admirer chaque jour les conséquences ».

Dans le même temps, des signes de découragement parmi les dirigeants traditionnels abondent. Réduits à des calculs compliqués et privés de toute source d’inspiration politique, l’Europe n’alimente rien d’autre que l’acrimonie. Le manque de solidarité a fait une nouvelle fois surface lorsque les chefs des gouvernements ont discuté de la crise des migrants. Alors que des milliers de personnes souhaitant rejoindre l’Europe meurent en Méditerranée, la réponse des dirigeants européens a été de manière tristement révélatrice focalisée sur des attaques militaires. Et lors des discussions sur la répartition des demandeurs d’asile entre les pays, c’est l’égoïsme qui s’est imposé, conduisant Matteo Renzi, la pâlissante jeune étoile italienne du centre-gauche européen, à lancer : « Si c’est votre idée de l’Europe, vous pouvez la garder. »

Les récents scrutins en Espagne et au Royaume-Uni confirment que la déception envers l’Europe se réfracte dans l’espace national par une diminution des votes pour l’« extrême centre ». Que leurs convergences idéologiques se traduisent ou non par des alliances nationales, l’aile droite et l’aile gauche du centre sont étroitement unies dans une grande coalition européenne permanente. Ce sont les partis soi-disant sociaux-démocrates qui paient le prix fort dans cette érosion ; comme leurs positions traditionnelles sur les questions socio-économiques se sont fondues dans le dogme néolibéral, elles ont progressivement ôté à leur électorat toute raison de voter pour eux, celui-ci se réfugiant dans l’abstention ou se détournant vers de nouveaux types de mouvements politiques.

A gauche, l’émergence de nouveaux mouvements politiques dans différents pays est liée à la fois à des facteurs structurels tels que l’intensité de l’austérité et aux cordonnées nationales du champ politique. Mais au-delà de leurs destinées politiques à court terme, aucun de ces mouvements ne pourra différer longtemps les discussions sur des points stratégiques essentiels.

Deux ans avant de devenir ministre des Finances de la Grèce, dans ses « Confessions of an Erratic Marxist », Yanis Varoufakis endossait la mission de sauver le capitalisme européen de lui-même. La bataille de Grèce a montré que cela risquait d’être plus difficile qu’il ne l’avait prévu. La dynamique de développement combiné et inégal dans la périphérie européenne souligne la nécessité pour la gauche de passer d’une lutte défensive contre l’austérité à un ordre du jour positif délimitant des alternatives systémiques. L’expérience grecque démontre que, sur ce chemin, il n’y a pas d’autre choix que la rupture avec les institutions européennes néolibérales et la reconquête de la souveraineté démocratique sur les monnaies nationales.

Il y a là cependant une difficulté de taille. Les populations exténuées par la crise sont réticentes à supporter les coûts transitoires de la rupture, même si elles peuvent être convaincues des avantages qu’elle procurerait à  plus long terme. Formuler des propositions politiques garantissant un filet de sécurité au cours de cette transition sera essentiel pour faciliter de nouvelles victoires électorales, à commencer par les élections en Espagne cet automne. Podemos et ses alliés des mouvements sociaux y ont une opportunité significative de l’emporter. Comme l’expérience de la Grèce l’a montré, on peut s’attendre à ce que l’élite européenne ne soit rien moins qu’impitoyable. Un membre de la direction de Podemos me le déclarait récemment : « vous feriez mieux d’être préparé ».

Source : Cédric Durand, traduit par Ananda Cotentin, pour contretemps, le 4 Août 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/la-fin-de-leurope-par-cedric-durand/


Pourquoi Syriza a-t-il signé un curieux pacte militaire avec Israël ?

Thursday 13 August 2015 at 00:02

Ah, la gauche radicale au pouvoir…

Source : Paul Conge, pour Marianne, le 7 Août 2015.

Alors qu’un cataclysme financier s’abat sur la Grèce, des avions de chasse israéliens arpentent librement le ciel hellène depuis plusieurs jours. Un exercice d’entrainement de grande ampleur dans le cadre d’accords bilatéraux signés entre la Grèce et l’État juif. Étonnant de la part de Syriza qui se voulait un grand défenseur de la cause palestinienne…

Des F-16 israéliens sur une base militaire grecque le 30 avril 2015 – Photo : Ministère Grec de la Défense nationale

La géopolitique réserve toujours des surprises inattendues : un axe militaire serait-il en train de s’édifier en coulisses entre la Grèce et Israël ? L’étrangeté a éclaté ce lundi 3 août, dans un communiqué passé inaperçu. L’armée de l’air israélienne se félicitait d’un pittoresque « exercice d’entraînement », de « grande ampleur », s’étant déroulé fin juillet dans le ciel hellène. Onze jours durant, des hélicoptères de l’Etat hébreu ont ainsi joyeusement bourdonné aux côtés des aéronefs grecs, dans le cadre d’une manœuvre conjointe de leurs aviations militaires.

Des hélicoptères israéliens sur le Mont Olympe

Les survols ont été nombreux : il y eut là des jets de surveillance Beechcraft B-200 « Tzofit », des hélicoptères spécialisés, ainsi que des avions de transport C-130. Défi de taille pour les pilotes israéliens, car l’exercice a notamment pris place autour du célèbre Mont Olympe (2 917 mètres), et des chaînes de montagnes avoisinantes. « Des zones montagneuses qui n’existent pas en Israël », a observé le lieutenant colonel Matan, commandant de l’armée israélienne, cité dans le communiqué et apparemment ravi de découvrir un nouveau terrain de jeu.

« Nous comprenons la grande importance d’une activité conjointe avec l’Etat d’Israël, qui contribue à la sécurité de nos deux pays », a déclaré, sans maquiller son enthousiasme, le commandant de la base de Larissa, dans la région de Thessalie, où s’est déroulée l’opération. « Les choses que nous avons apprises ensemble ont contribué à l’amélioration de la coopération entre nos armées. »

Ces détonantes escouades se sont déployées dans l’espace aérien grec des suites d’un important accord militaire, qui s’est conclu à Tel Aviv le 19 juillet dernier, entre le gouvernement israélien de Netanyahu et le gouvernement dirigé par Syriza.

Un pacte similaire à l’accord Israël-Etats-Unis

Pour le moins étonnants, mais d’une importance capitale, ces accords bilatéraux ont été ratifiés à la demande du ministre grec de la Défense, Panagiotis Kammenos, fondateur du parti de la droite radicale Anel, et allié de circonstance de Syriza au pouvoir.

Cosigné avec son homologue israélien, Moshe Ya’alon, membre du Likoud, l’accord confère une immunité légale au personnel militaire grec et israélien au cours de leurs entraînements dans chaque pays. Outre l’immunité, il prévoit également des « entraînements conjoints » entre Tsahal et les forces grecques. D’après le Jerusalem Post, ce pacte n’a pour seul équivalent que celui signé entre l’Etat juif et les Etats-Unis, leur allié héréditaire.

Peur conjointe de l’Iran ?

« Nous apprécions beaucoup votre visite ici durant cette difficile période pour la Grèce, a déclaré Ya’alon lors de la venue de Kammenos. Cela souligne l’importance des relations entre nos pays. » Dans l’agenda de la rencontre entre les deux hommes figurait aussi la « coopération dans le domaine de l’industrie militaire » et la « sécurité maritime ».

Les deux homologues ont soulevé ce qui les rassemble : leur peur commune de… l’Iran. Crainte saillante pour les Israéliens, au lendemain des accords sur le nucléaire iranien, qui ont enclenché l’ire du premier ministre israélien Netanyahu. « Nous percevons l’Iran comme un générateur et un catalyseur central de l’insécurité dans la région, à travers son soutien d’éléments terroristes dans le Moyen-Orient », s’est alarmé Ya’alon. Le leader des « Grecs indépendants » lui a emboîté le pas, au bord de la paranoïa, en affirmant que le Grèce est « aussi dans le rayon des missiles iraniens ». L’Etat perse n’ayant pourtant jamais émis aucune menace à l’encontre des Grecs, la justification s’apparente à un miroir aux alouettes.

Des escadrilles de F-16 israéliens dans le ciel hellène

Ce revirement n’est pas soudain. Déjà en avril et en mai, des escadrilles de F-16 israéliens réalisaient des entraînements intensifs dans les bases militaires hellènes, à la suite d’une invitation à participer à l’exercice annuel de l’INIOHOS.

« La coopération gréco-israélienne a pris de la vitesse ces dernières années, et à la lumière du succès des récents déploiements, les vols mutuels vont probablement continuer en 2016 », a indiqué Tsahal. A en croire aujourd’hui le JPost, des pilotes d’hélicoptère grecs vont aller s’entraîner en Israël dans les prochains mois.

Un accord contre les convictions de Syriza

Cette coopération militaire se poursuit dans une période trouble. Des observateurs pro-palestiniens redoutent désormais que ces échauffements militaires soient employés dans les futurs assauts dans la bande de Gaza.

En parallèle, une commission des Nations Unies a publié une enquête indépendante qui accable Israël de « crimes de guerre ». Le récent rapport d’Amnesty international va dans le même sens, accusant Tsahal d’avoir provoqué des centaines de pertes civiles à Gaza.

Pourtant, Tsipras l’a dit et répété au lendemain de son élection : face à la brutale répression contre les Palestiniens, « nous ne pouvons pas rester passif, parce que ce qui nous arrive aujourd’hui sur l’autre rive de la Méditerranée, peut arriver sur notre rive demain. » Cette signature est d’autant plus étrange que le programme de Syriza, farouche soutien de la cause palestinienne, réclamait la fin des accords de coopération militaire entre la Grèce et Israël. Quel intérêt a Syriza à torpiller ses convictions ?

Un ministre de la Défense roublard

Instigateur de l’accord, le leader nationaliste des « Grecs indépendants » Kammenos est donc dans une drôle de position. Roublard, il a profité de la débâcle des tractations avec l’Eurogroupe pour se rendre à Tel-Aviv, quand la Grèce était prise en tenailles par le poids de la dette.

Sollicité par Marianne, un cadre important de Syriza a avoué ne même pas être au courant de la signature de l’accord.

Lors des pourparlers avec Tsipras pour former la coalition, soucieux de conserver un statut d’électron libre, il avait par ailleurs exigé qu’Anel ait la mainmise sur l’armée. Il serait toutefois douteux de parier que Kammenos soit « indépendant » au point de faire cavalier seul.

Succès personnel de Kammenos, l’accord militaire signé avec Israël n’a pas pu s’effectuer sans un gramme de consentement de la part de Tsipras. Lequel ne peut en revanche retirer aucun profit politique à ébruiter l’affaire.

Un rapprochement voulu par Tsipras ?

Plusieurs indicateurs consolident la piste que l’inflexion est venue, du moins approuvée, par Syriza. Fin janvier, Tsipras avait laissé entendre des signes de rapprochement avec l’Etat hébreu. Autre signe annonciateur, le 6 juillet, le ministre des Affaires étrangères grecs Nikos Kotzias s’est rendu à Jérusalem afin de « renforcer les liens bilatéraux entre les deux pays ». Au terme de la rencontre, Netanyahu s’est engagé à assister le pays en capilotade.

Les deux pays ont intérêt à consolider leurs liens pour contrebalancer l’influence de la Turquie dans la région, hostile à Israël, tandis que Tsipras aspire à réunifier Chypre. Une manière de tisser un réseau d’alliés dans une situation géographique et géopolitique délicate. Mais qu’il y ait des incitations commerciales et financières est à ce stade encore peu clair.

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Source: http://www.les-crises.fr/pourquoi-syriza-a-t-il-signe-un-curieux-pacte-militaire-avec-israel/


LA CRISE N°31 “GRECE: le bal des faux-culs”

Wednesday 12 August 2015 at 02:40

Aujourd’hui, je vous recommande tout particulièrement le dernier numéro de l’excellente lettre de l’économiste Henri Regnault « LA CRISE, lettre plus ou moins trimestrielle, gratuite et sans abonnement »:

Télécharger LA CRISE n° 31 : Grèce – Le bal des Faux-Culs

N’hésitez pas à diffuser le lien autour de vous, ce travail le mérite : http://www.les-crises.fr/wp-content/uploads/2015/08/LA-CRISE-N°31.pdf

Résumé

En cette fin juillet, la situation grecque dans l’Eurozone est loin d’être stabilisée. L’issue hésite encore entre deux solutions non-coopératives et une solution coopérative. Les atermoiements constatés reflètent l’incapacité des dirigeants politiques européens à adopter clairement un principe de réalité face à l’endettement grec, à mesurer les risques d’un défaut unilatéral et à dépasser la configuration institutionnelle actuelle de l’Euro.

Sommaire

  1. La Grèce et l’Euro : un vrai sac de noeuds ! p.3
  2. Et mes sous dans tout ça : les quatre vérités de Tante Europythie ! p.10

L’auteur

Henri Regnault est Professeur d’Economie à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Diplômé de l’ESSEC et de Sciences Po avant d’obtenir un doctorat d’Etat à Paris Dauphine, il a commencé sa carrière universitaire au Maghreb à la fin des années 70, en Algérie puis en Tunisie, et s’est spécialisé en Economie du Développement et Economie Internationale, travaillant sur les relations Nord-Sud, en particulier sur les terrains méditerranéen, latino-américain et plus récemment asiatique. Il a dirigé le GRERBAM (Groupe de Recherche sur Economies Régionales du Bassin Méditerranéen), puis le Groupement de recherche du CNRS EMMA (Economie Méditerranée Monde Arabe) et anime le Réseau Intégration Nord-Sud (RINOS). Par ailleurs, depuis septembre 2007 il écrit « LA CRISE », lettre trimestrielle.

Extrait

Ah ces grecs et leur Tsipras ! Ah ces allemands et leur Schäuble ! De vrais empêcheurs de vacances. En ce mois de juillet caniculaire, ayant finalisé toutes mes obligations académiques, je pensais totalement légitime de me laisser doucement glisser dans une torpeur estivale, renvoyant à septembre l’écriture du prochain numéro de LA CRISE. Pas de chance, plusieurs fidèles lecteurs de cette lettre m’ont écrit ces derniers jours pour me dire qu’ils ne comprenaient vraiment rien à ce qui se passe avec la Grèce et pour me demander comment je voyais les choses. Au risque de décevoir ces chers lecteurs, je dois avouer que je n’y comprends pas grand-chose moi-même… même si parfois je crains de comprendre trop bien ! De plus, si un dirigeant politique ou un militant se doit de réagir à chaud, dans le feu de l’action, pour tenter d’influer sur les évènements, pour un chercheur ou au moins observateur attentif mais distant (même s’il n’en pense pas moins par ailleurs !) il est difficile de synthétiser et d’interpréter un processus notoirement instable, pas encore arrivé à maturité et pouvant donc connaître des rebondissements multiples conduisant à une conclusion finale très différente de la situation actuelle (par exemple un Grexit final).

Anciens numéros
Cliquez ici pour retrouver les anciens numéros de LA CRISE sur ce blog, que je vous recommande particulièrement. Et , pour l’historique long…

Source: http://www.les-crises.fr/la-crise-n31-grece-le-bal-des-faux-culs/


Réunion “de la dernière chance” [sic.] autour de la dette ukrainienne

Wednesday 12 August 2015 at 00:40

Et pendant que la Grèce brule, en Ukraine…

Arseniy Yatsenyuk, le Premier ministre ukrainien, Jean-Claude Juncker, Petro Poroshenko, le président ukrainien, et Donald Tusk. [European Council]

Kiev et ses créanciers ne parviennent pas à s’accorder sur le remboursement de la dette.

Les négociations de restructuration de la dette publique extérieure de l’Ukraine, qui s’élève à 21 milliards d’euros, s’enlisent depuis plus de quatre mois.

Le 4 août, le ministère des Finances a présenté une nouvelle proposition à un groupe de créanciers et programmé une réunion « décisive » pour le 6 août. Une source de l’agence Reuters a pourtant indiqué que les créanciers considéraient cette proposition comme inacceptable et souhaitaient que la réunion ait lieu la semaine prochaine.

Des années de mauvaise gestion et de corruption, ajoutées au conflit actuel, ont poussé l’Ukraine au bord de la faillite. Un programme de renflouement international sera mis en place si Kiev parvient à économiser près de 14 milliards d’euros grâce à une restructuration de sa dette.

L’ancienne nation soviétique doit donc conclure un accord à cet effet avant le 23 septembre, date à laquelle Kiev doit rembourser plus de 450 millions d’euros de prêt de de paiements d’intérêt sur des euro-obligations.

« Si elle ne parvient pas à un accord d’ici le début de la semaine prochaine, l’Ukraine sera forcée de se tourner vers d’autres options pour financer le programme soutenu par le FMI », peut-on lire dans une déclaration du ministère des Finances publiée le 5 août. « Cela signifie également qu’il s’agit de la dernière occasion de parvenir à un accord complet avant l’amortissement des euro-obligations en septembre et octobre et l’examen du FMI prévu pour septembre. » Les porte-paroles du groupe de créanciers ont refusé de commenter cette déclaration.

Kiev a averti à plusieurs reprises qu’un moratoire sur le remboursement de sa dette pourrait être décrété en l’absence d’un accord. Le pays fait face à une autre échéance en août.

Le rejet probable de la proposition ukrainienne par ses créanciers laisse à penser que les deux parties ont des visions très différentes de la situation. Elles sont par exemple en complet désaccord sur la nécessité ou non d’une dévaluation des obligations. Kiev insiste qu’une décote est essentielle, mais on ne sait pas si sa dernière proposition revoit à la baisse sa demande initiale d’une réduction de 40 %.

Washington a encouragé les créanciers à parvenir rapidement à un accord avec le gouvernement ukrainien face à une dette qualifié d’« intenable ».

Les créanciers semblent vouloir limiter à 5 % l’allègement de la dette, une concession qui pourrait néanmoins être annulée sur l’économie du pays repart à la hausse.

Selon Evghenia Sleptsova, économiste à Oxford, vu le ton du rapport du FMI et la position actuelle des parties, le risque d’un moratoire est de plus de 50 %.

Les économistes estiment que l’échec des négociations actuelles entrainerait un « défaut technique » de l’Ukraine le mois prochain. Si au contraire un accord est conclu, les grandes agences de notation de crédit internationales ne considèreront pas le pays en défaut de paiement, et les frais d’emprunts de Kiev resteront à leur niveau actuel. En cas de défaut de paiement, c’est le saut vers l’inconnu pour l’Ukraine, qui pourrait même voir ses actifs à l’étranger saisis.

Le 4 août, le Fonds monétaire international (FMI) a averti que les négociations prolongées posaient un « risque exceptionnellement élevé » pour le rétablissement économique du pays, un risque notamment liés à « l’incertitude sur la durée et l’ampleur » du conflit dans l’est ukrainien, poumon économique du pays.

Le FMI, qui vient de débloquer un nouveau prêt à l’Ukraine, juge la dette du pays « soutenable », mais assure qu’elle reste soumise à de grands risques liés notamment au conflit dans l’est pro-russe, selon un rapport publié mardi.

En mars, l’institution avait au total accordé une ligne de crédit de 16 milliards d’euros déboursable par tranches et soumise à la mise en œuvre de mesures d’économie drastiques.

Dans son rapport, le FMI se montre également préoccupé par l’endettement du pays, qui devrait approcher les 100 % de son produit intérieur brut cette année sur fond de sévère récession (-9 % attendu).

En annonçant son aide en mars, le FMI avait sommé l’Ukraine d’obtenir une réduction de dette de 15 milliards de dollars de ses créanciers privés. Les négociations, qui ont débuté dans un climat houleux, n’ont pas encore abouti.

« Même en cas de mise en œuvre réussie du programme de réformes et de l’opération sur la dette, d’importantes incertitudes demeurent », ajoute le FMI, pointant notamment les divisions politiques au Parlement et les lents progrès dans la lutte contre la corruption.

Source : EurActiv, le 6 Août 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/reunion-de-la-derniere-chance-autour-de-la-dette-ukrainienne/


[Entraide] Modération, Déménageurs, Histoire, Wiki

Tuesday 11 August 2015 at 08:19

Bonjour – plusieurs appels à l’entraide aujourd’hui

Modération

On a bien besoin de volontaires pour la modération cet été !

Wiki

Si vous êtes un roi de la programmation pour améliorer un wiki…

Info : Excel

Vous avez été plusieurs à répondre pour la dernière demande pour Excel. J’en ai pris note, je reviendrai bientôt vers vous…

Déménagement

Je souhaiterais déplacer une partie des archives (livres) de DiaCrisis le samedi 22 (ou alors le 15, à voir…).

Je me demandais s’il y aurait un volontaire sympa pour m’aider à déplacer les cartons et conduire un petit camion – moyennant un défraiement bien entendu.

Si en plus quelqu’un a un petit camion ou pourrait en avoir un, ce serait génial… :)

Entraide Histoire

Nous aurions besoin d’un peu d’aide pour des petites recherches sur Internet + rédaction de courtes synthèses, en lien avec l’Histoire et la Propagande de guerre.

Nous cherchons des personnes ayant la curiosité pour l(Histoire, de la rigueur, se débrouillant en recherches internet – voire en plus avec de bonnes qualités de rédaction (même si on peut segmenter le travail).

Rien de très compliqué non plus – ça restera de niveau Licence / Master… Profil Historien, Sciences Po, Journaliste, etc. bienvenu…

Et rien de très long non plus, la participation peut être unique sur un seul sujet si vous souhaitez…

Contact

Contactez-moi ici en indiquant en objet le sujet sur lequel vous vous proposez…

Source: http://www.les-crises.fr/entraide-moderation-demenageurs-histoire/


Aaron Swartz, « enfant d’Internet » sacrifié pour l’exemple

Tuesday 11 August 2015 at 02:06

Un documentaire retrace le parcours de ce hacker de génie, militant de la connaissance en accès libre, suicidé à 26 ans en 2013. Pour avoir téléchargé des articles scientifiques depuis les serveurs du MIT, il risquait 35 ans de prison.

Jaquette du film The Internet’s own boy : the story of Aaron Swartz DR

Jaquette du film The Internet’s own boy : the story of Aaron Swartz DR

PIÈGE. Hacker brillant, il s’est pourtant fait avoir comme un débutant. En quelques semaines, entre fin 2010 et début 2011, Aaron Swartz télécharge illégalement des millions d’articles scientifiques de l’éditeur JSTOR sur les bases de données du MIT (Massachussetts Institute of Technology).

Déjouant une à une les tentatives de JSTOR et du MIT pour lui barrer la route, Aaron Swartz se fait épingler lors d’une ultime bravade. Il ose et parvient à s’introduire au sein même des locaux techniques du MIT pour connecter un disque dur directement aux serveurs de l’institution.

La manœuvre est découverte mais le MIT laisse l’ordinateur pirate et cache… une caméra. Au bout de quelques jours, Aaron Swartz est filmé comme un voleur en train de récupérer son matériel. Le 6 janvier 2011, il est arrêté. Et c’est le début du calvaire.

Un film en accès libre

Le documentaire de Brain Knappenberger Aaron Swartz, l’enfant d’Internet (The Internet’s own boy : the story of Aaron Swartz) retrace l’histoire de celui qui est devenu une véritable icône du Net, depuis ses jeux d’enfant avec ses deux frères sur les vidéos familiales à son suicide à 26 ans le 11 janvier 2013, dans son appartement de Brooklyn.

Ce film d’1h45, en partie financé par les internautes via Kickstarter, est disponible en ligne depuis juin dernier, en accès libre sur Archive.org en VO ou sur YouTube en VO sous-titrée en français. La moindre des choses quand il s’agit d’évoquer un militant d’un Internet libre, pour qui l’accès à la connaissance, aux idées, aux savoirs scientifiques devait être accessible sans entrave au plus grand nombre.

Vous pouvez le visionner ci-dessous :

VISION. Car plus qu’un geek « bouffant du code » (bien qu’il en ait eu tous les attributs : le premier programme informatique qu’il développe est un quiz sur La guerre des étoiles et pour Halloween, il se déguise en ordinateur…), Aaron Swartz endosse rapidement la tenue de l’activiste animé par une “vision” de l’Internet.

Encore à l’école, il développe une encyclopédie participative, des années avant Wikipedia ; plus tard, il travaille avec Lawrence Lessig à la création des Creative Commons, les licences libres alternatives au droit d’auteur ; il invente les flux RSS ; il se lance dans une rocambolesque entreprise de téléchargement de textes juridiques fédéraux (censés, d’après la loi, être accessible à tout le monde) depuis des bibliothèques. Et il enrage contre les éditeurs scientifiques qui, selon lui, exploitent le travail des chercheurs. D’où l’opération au MIT.

Sacrifié pour l’exemple

Aaron Swartz n’avait « que » téléchargé des publications scientifiques. Il ne les a pas revendues, ne les a pas distribuées, n’a endommagé aucun systèmes informatiques pour y accéder et personne ne sait ce qu’il comptait faire de ces documents. JSTOR avait même annoncé abandonner les poursuites. L’affaire aurait dû en rester là. Mais le gouvernement a voulu faire un exemple.

MACHINE. Le film décrit alors comment la machine s’emballe, étouffant Swartz sous les chefs d’accusation (en vertu d’une loi créée en 1986 en réaction au célèbre film de cinéma WarGames !) pour le menacer de 35 ans de prison et un million de dollars d’amende, faisant pression sur ses proches, le plaçant sous surveillance du FBI.

Dans un autre registre, le documentaire est aussi passionnant quand il aborde les opérations de hacking de cet « enfant d’Internet. Il manque toutefois de contrepoints, à la notable exception du commentaire du Pr. Orin Kerr (le MIT et JSTOR ont été approchés, mais ont refusé de répondre).

Dommage, enfin, que les séquences finales versent dans un pathos un peu lourd. Reste cette phrase du chercheur en informatique Christopher Soghoian, résumant la stature de cet “enfant” sacrifié : « Je n’avais jamais eu l’occasion de voir des gens pleurer sur Twitter ».

Source : Arnaud Devillard, pour Sciences et Avenir, le 15 septembre 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/aaron-swartz-enfant-dinternet-sacrifie-pour-lexemple/


Jack Dion : L’oligarchie et le mépris du peuple

Tuesday 11 August 2015 at 00:06

Excellent livre, que je vous recommande !

Chronique de Marianne pour vous le présenter

L’oligarchie et le mépris du peuple

Notre collaborateur Jack Dion publie “Le Mépris du peuple”. Dans notre numéro de la semaine dernière, nous diffusions de larges extraits consacrés à l’Europe et comment celle-ci elle a perdu les citoyens. Marianne.net publie aujourd’hui, en exclusivité, deux nouveaux passages portant cette fois sur le FN et le monde de l’entreprise.

Notre ami Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, prend le risque de se faire traiter de passéiste, en publiant son salubre petit essai : il préfère le temps d’avant, celui où le Parti socialiste voulait « changer la vie » plutôt que de « changer d’avis au gré des foucades de conseillers en communication interchangeables, tous convaincus que l’on ne peut rien faire d’autre que de s’adapter aux “contraintes” du marché ».

Son réquisitoire est chargé, mais argumenté et politiquement engagé. Il préfère la hiérarchie des salaires de 1 à 30 des années 80, à celle d’aujourd’hui de 1 à 400. Il regrette la tranche d’imposition sur le revenu à 65 % de ces années 70 où un salarié travaillait quatorze jours de l’année pour les actionnaires, contre quarante-cinq maintenant. Il préfère, au « My government is pro-business » de Manuel Valls, la consigne du général de Gaulle : « La politique ne se fait pas à la Corbeille. » Il se souvient de l’époque du plein-emploi et relève que la formule du chancelier allemand Helmut Schmidt, « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain », a laissé la place à un autre théorème : « Les profits d’aujourd’hui font les dividendes de demain et les chômeurs d’après-demain. »

La force de son livre vient de l’association de la colère du militant de gauche qu’a toujours été Jack Dion à une synthèse édifiante des renoncements qui, en trente ans, ont livré le peuple à la « guerre des pauvres contre les pauvres » dont se repaît le néolibéralisme auquel se sont soumis Bruxelles et Paris. Car, contrairement à beaucoup de commentateurs et de responsables politiques, Jack Dion analyse bien l’origine de cette grande régression : la trahison de l’espérance européenne. Il préfère l’Europe régulée et protégée du traité de Rome à ce terrain de jeu ouvert au capital, désormais libre d’organiser au nom de la « compétitivité » la mise en concurrence des prolétariats, principales victimes de la désindustrialisation qui a laminé des régions entières. Les salariés au chômage, ceux qui le redoutent ou ne voient que déclassement programmé pour leurs enfants se sont lassés des discours sur l’« adaptation » à une modernité qui les marginalise. Ils voient bien à qui reviennent les bénéfices de la mondialisation tandis qu’eux n’ont droit qu’aux discours d’énarques pensionnés à vie leur expliquant qu’il faut « bouger » et « changer de métier plusieurs fois dans sa vie » et qui les chapitrent pour « populisme ».

C’est à la gauche que s’adresse Dion. Il ne supporte pas qu’il ait « fallu attendre son accession au pouvoir suprême pour que les forces de l’argent assurent leur emprise sur la société ». Ni que ses dirigeants, de plus en plus proches de cette « caste politico-économique » confisquant richesses et pouvoirs, aient perdu de vue le peuple, prisonniers de leur sociologie de professionnels de la politique ancrés dans les métropoles bobos et de plus en plus ignorants de la vie de leurs compatriotes. Il ne pensait pas qu’un jour être de gauche consisterait à oser « dire tout haut ce que même un responsable de la droite décomplexée n’oserait suggérer ». Pour lui, il ne sert donc à rien pour la gauche de se donner bonne conscience en condamnant la sécession du peuple (le FN attire cinq fois plus les ouvriers que le PS) si elle ne comprend pas que celle-ci s’explique par le bilan de sa politique : les catégories populaires ne cessent de la fuir parce qu’elle ne les défend plus.

Eric Conan

Le mépris du peuple. Comment l’oligarchie a pris la société en otage, de Jack Dion, Les Liens qui libèrent, 152 p., 15,50 €. En librairies le 14 janvier.

>>> EXTRAITS

>>> Sur le Front national

“Quand le peuple fait sécession, inévitablement, il finit soit par ne plus voter, soit par mal voter. Dans un cas, il s’abstient ou vote blanc. Dans l’autre, il choisit de moins en moins souvent les partis présentables, propres sur eux, consensuels, ceux avec lesquels on est sûr que rien ne changera, sauf l’apparence des choses – bref, les partis adorés par le clergé médiatique. Pour les bien-pensants, c’est-à-dire les gens qui pensent que ceux qui ne pensent pas comme eux pensent mal, c’est un crime. Tout individu qui ne glisse pas dans l’urne un bulletin estampillé droite classique ou gauche molle est donc suspect. Quiconque prétend se situer à la gauche du PS (exercice au demeurant assez facile, vu le positionnement de ce dernier) relève de la catégorie des utopistes irréalistes, des dogmatiques incapables de comprendre les contraintes du monde moderne ou des nostalgiques de l’URSS. Quant à ceux qui votent FN, ils constituent pour les esprits supérieurs une engeance d’individus irrécupérables, quasiment des nazis en herbe. D’ailleurs, les uns et les autres sont regroupés d’office dans la cellule infâme des « extrêmes ». C’est pratique, les « extrêmes ». On peut y mettre tout et n’importe quoi. On peut y mélanger la gauche alternative et la droite ultra, le Front de gauche et le Front national, les communistes héritiers des résistants et les descendants des collabos, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen. Alors que leurs histoires et leurs valeurs se situent aux antipodes, les médias, les commentateurs, les dirigeants politiques et les spécialistes de tout et de rien les renvoient dos à dos, quand ils ne les associent pas dans le même sac à opprobre.

AU FIL DU TEMPS, LA DIABOLISATION DU FN EST DEVENUE SA PRINCIPALE ARME

[…] Mélanger les choux et les carottes, les révoltés et les apprentis sorciers, les militants de la gauche radicale et les affidés de l’extrême droite, c’est un must de la pensée caoutchouc et de l’intelligentsia fatiguée. […] Jamais on ne pose la question qui fâche : pourquoi un nombre si important de Français se tournent-ils vers un parti qui a su adapter son langage tout en restant assez ambigu pour susciter autant d’interrogations sur sa finalité et de doutes sur ses orientations fondamentales ? Pourquoi autant d’électeurs des milieux populaires succombent-ils à l’attrait d’un parti honni par l’élite, quasiment absent de l’Assemblée nationale, considéré comme non fréquentable au point de susciter régulièrement de vains appels au « front républicain » ? Bref, pourquoi considèrent-ils que le seul vote antisystème est le vote FN ? La réponse est dans la question. Au fil du temps, la diabolisation du FN est devenue sa principale arme. Être considéré comme un électeur FN, ce fut d’abord la honte. Ce fut ensuite le choix que l’on n’osait avouer. C’est devenu le cri que l’on pousse et le bulletin que l’on jette à la figure des notables, ne serait-ce que pour ne pas faire comme tout le monde dans une société qui vous interdit de l’être.

Nombre de salariés humbles, oubliés, déclassés, humiliés, abandonnés, ont fini par se dire que, si la caste politico-médiatique – celle qui fait l’unanimité contre elle – tape sur le FN, c’est que ce dernier n’est peut-être pas si pourri que ça. D’une certaine manière, le phénomène Eric Zemmour répond à la même logique. C’est l’histoire de l’arroseur arrosé. À force de présenter le FN comme ce qu’il n’est pas – l’enfant d’un couple formé par Hitler et Mussolini –, on finit par ne plus voir ce qu’il est encore, et surtout par ne pas comprendre pourquoi il séduit tant les couches populaires. Dans ces conditions, il n’est nul besoin d’être devin pour imaginer que le FN se prépare à l’échéance présidentielle de 2017 avec une confiance certaine.

Par simple correction, Marine Le Pen serait bien inspirée d’envoyer un message de remerciement à tous les idiots utiles qui lui ont fait la courte échelle, de la gauche qui l’a fustigée à la droite qui l’a confortée, de BHL à Harlem Désir et à Jean-Christophe Cambadélis – les parrains de SOS Racisme –, en passant par quelques autres étoiles de moindre éclat. Dans une interview au Monde, le nouveau premier secrétaire du PS a fait un constat d’évidence : « Le FN n’est pas un parti fasciste, voire nazi » On aurait pu croire qu’il allait esquisser un bilan autocritique et réviser son logiciel. Erreur. Sortant de la naphtaline une formule d’une colossale finesse, il l’a affublée de l’étiquette « national-populiste », renvoyant ainsi au national-socialisme d’Hitler et abandonnant au FN deux terrains : celui de la nation et celui du peuple. D’une formule, deux bévues. Qui dit mieux ? D’ailleurs, quelle a été la conclusion de l’éditorial du Monde au lendemain de la victoire du FN aux élections européennes du 25 mai 2014 ? La dénonciation du « national-populisme ». Circulez, il n’y a rien à voir et aucune leçon à tirer.

QUAND SOPHIA ARAM TRAITE LES ÉLECTEURS DU FN DE “GROS CONS”, C’EST UN DON DU CIEL

La condamnation droit-de-l’hommiste a tellement bien fonctionné qu’elle a produit le contraire de l’effet recherché : la promotion sans précédent d’un parti qui a fait sa pub en expliquant qu’il n’était pas « comme les autres ». Ne pas être « comme les autres » quand les « autres » provoquent un phénomène de rejet, c’est une garantie tous risques. Lire dans Libération, organe central de la gauche libérale-libertaire, que le FN n’est « pas un parti comme un autre », qu’il est désormais « sous la loupe de Libé », qui entend organiser l’« observation régulière et minutieuse » de son action municipale, c’est un cadeau inespéré pour Marine Le Pen. Quand l’humoriste Sophia Aram traite les électeurs séduits par le FN de « gros cons » sur les antennes de France Inter – un peu comme Bernard Tapie les avait assimilés à des « salauds »–, c’est un don du ciel.

Le procédé a été inauguré sous son premier septennat par François Mitterrand, celui qui osa offrir un poste de ministre à Bernard Tapie, un homme qui ferait passer Jérôme Cahuzac pour un apôtre de la lutte contre la fraude fiscale. Disciple de Machiavel, le premier président socialiste de la Ve République a vu dans l’installation du FN dans le paysage politique de l’après-1981 un moyen de diviser la droite et de concurrencer la vocation tribunicienne de l’un de ses alliés encombrants, le PCF, qu’il rêvait de plumer comme de la volaille. Résultat : comme dans l’histoire du savant fou dépassé par la mécanique diabolique qu’il a inventée, Marine Le Pen est sortie de sa boîte pour occuper la scène politique de manière ostentatoire. Bien qu’elle appartienne à l’élite, elle en symbolise le rejet. Bien qu’elle soit née dans une famille fortunée, elle se revendique de la veuve et de l’orphelin. Bien qu’elle soit devenue une vedette médiatique, parfaitement intégrée dans la mécanique de l’information, elle apparaît anti système en tirant à vue sur les codes de la gauche de salon : l’hédonisme et le marché ; l’esprit de Mai 68 (dans sa version caricaturale) et l’hymne à Davos ; le culte de l’individualisme et la sanctification de l’Europe des affaires ; l’esprit Canal + et le règne du business.

[…] L’arrivée de Marine Le Pen a permis de ranger au vestiaire les aspects les plus scabreux du parti créé par son père en 1972, et qui était longtemps demeuré un groupuscule sans influence. Une fois la caricature ambulante de la pire droite extrême renvoyée en coulisse, le feuilleton de la diabolisation ne pouvait que tourner à la mauvaise farce. Secondée par des recrues venues de franges plus présentables, tel Florian Philippot, soldat perdu du chevénementisme, l’héritière a réussi à amalgamer les courants contraires d’une famille disparate. Elle a progressivement développé un discours attrape-tout qui lui permet de ratisser au plus large. Dans la foulée, elle a pu faire entendre sa petite musique si désagréable soit-elle aux oreilles fragiles, sur des sujets enfouis dans le tiroir des bons sentiments par la gauche compassionnelle.

Du coup, le FN a opéré une triple mue : il est devenu un parti protestataire, comme l’était le PCF du temps de sa splendeur (avec la xénophobie en paquet cadeau) ; un parti positionné sur des terrains sociaux naguère délaissés par l’extrême droite ; enfin, un parti apportant ses réponses (aussi détestables soient-elles) à des enjeux républicains que les formations traditionnelles ne veulent plus aborder. C’est le grand art de la « triangulation », qui consiste à reprendre certaines des propositions de ses adversaires à des fins purement tactiques. Nicolas Sarkozy avait testé la formule. Marine Le Pen la reprend à son compte. Elle peut tout à la fois dénoncer la mondialisation avec des envolées dignes d’Arnaud Montebourg ; critiquer l’Europe à la manière de Nicolas Dupont-Aignan ; fustiger les multinationales avec un ton inspiré de Jean-Luc Mélenchon ; foudroyer les actionnaires avec les accents de Pierre Laurent ; dénoncer le communautarisme avec la rhétorique de Jean-Pierre Chevènement ; donner des leçons de laïcité en se réclamant d’Élisabeth Badinter ; tonner contre l’insécurité à l’instar de tous les ministres de l’Intérieur qui se sont succédé à ce poste sans parvenir le moins du monde à enrayer la délinquance.

[…] En effet, le discours du FN marche d’autant mieux qu’il s’appuie sur le bilan catastrophique des partis qui se relaient au pouvoir depuis une trentaine d’années et qui mènent des politiques où la quête de la différence nécessite le recours au microscope. Si la dénonciation de l’« UMPS » trouve des oreilles attentives, c’est que la gestion Hollande ressemble à la gestion Sarkozy, laquelle était déjà inspirée de celle de Chirac, qui rappelait étrangement la période Mitterrand d’après 1983. Mine de rien, la chose dure depuis plus d’un quart de siècle et se résume à un constat simple : la France courbe l’échine et le peuple est à genoux.”

>>> Sur l’entreprise

“Si le peuple est réduit à la plus simple expression dans l’espace politique, il est carrément marginalisé dans le monde de l’entreprise. Désormais, le travail est un boulet. D’ailleurs, dans la novlangue qui tient lieu de prêt-à-penser, la « valeur travail » a disparu. Elle a été balayée par le vocabulaire managérial importé des pays anglo-saxons et mis à la mode après un passage rapide mais efficace dans les instituts patronaux. Ce vocabulaire a envahi toutes les sphères du pouvoir, où l’on ne parle plus d’art de gouverner, mais de « gouvernance », comme si l’on pouvait diriger un pays comme on dirige une multinationale ayant son siège social dans le Far West.

La « valeur travail » avait été mise à rude épreuve et déjà détournée de son sens sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Par un de ces contre-pieds propres à la vie politique, il a fallu la victoire de la social-démocratie pour faire du travail un « coût » à réduire au maximum (ou au minimum, comme on voudra) afin d’augmenter la « compétitivité » de l’entreprise, une structure qui aurait la capacité magique de créer de la richesse sans intervention de la force de travail.

Droit dans ses bottes, François Hollande a expliqué que son objectif principal était « d’alléger le coût du travail des entreprises, car s’il n’y a pas cette baisse, il n’y aura pas le redressement de la compétitivité française ». Ce jour-là, en une heure d’entretien, le président ne parla pas une seule fois de l’exorbitant coût du capital, à croire que ce dernier se régénère par l’opération du Saint-Esprit de la finance. Une histoire fantasmée de l’entreprise Pourtant, il n’est nul besoin d’être féru de marxisme pour savoir que l’unique source de création de richesse est le travail, manuel ou intellectuel. Sans intervention humaine, l’entreprise n’est rien. On s’en aperçoit par l’absurde avec les grèves – que l’on appelle pudiquement « arrêts de travail ». Dans ce cas, tout s’arrête, à commencer par la « création de valeur », aujourd’hui synonyme de la bonne volonté des « investisseurs » et des actionnaires. Et l’on n’hésite pas à chiffrer le« coût de la grève ». Mais s’il y a un coût du non-travail, c’est bien la preuve par l’absurde que le travail lui-même n’en est pas un, car il est producteur de richesses.

LES SALARIÉS, DE L’OUVRIER À L’INGÉNIEUR, N’EXISTENT PLUS

L’entreprise, si sophistiquée soit-elle, grande ou petite, multinationale ou pas, n’est qu’un espace vide incapable de générer la moindre valeur supplémentaire sans l’esprit et la main de ceux qui forment le collectif de travail. Si l’élément salarié fait défaut, l’entreprise est une coquille vide, un bureau sans mobilier, une voiture sans moteur, un avion sans carburant, une équipe de foot sans joueurs, un orchestre sans musiciens. Or la version qui a droit de cité dans les livres d’école nous raconte une autre histoire, féérique. Les entreprises se réduiraient à des actionnaires ayant la bonté d’y placer leurs économies afin de participer à l’effort national – et demandant en retour une modeste gratification – et à des PDG propres sur eux, formés dans des écoles prestigieuses, à l’esprit affûté, des guerriers modernes, risquophiles, cultivés, décidés à affronter les défis de la mondialisation en échange d’un salaire certes conséquent mais sans rapport avec leurs immenses mérites.

Les salariés, de l’ouvrier à l’ingénieur, n’existent plus, sauf pour poser des problèmes revendicatifs insurmontables. Ils sont corporatistes, bornés, archaïques, ringards, en décalage total avec les exigences du monde moderne – surtout s’ils ont l’idée saugrenue de se regrouper dans des syndicats afin de défendre des droits, alors qu’il est si simple de s’entendre entre bons amis.

En somme, l’entreprise idéale serait celle où il n’y aurait que des actionnaires et des directions, avec des robots pour effectuer les tâches requises dans l’équivalent d’un Metropolis industriel. C’est ce que Serge Tchuruk, alors président d’un des fleurons français des télécoms, Alcatel, a appelé l’« entreprise sans usines ». Il a réalisé en partie son rêve en 2006 en bradant Alcatel à l’américain Lucent, ce qui s’est révélé un fiasco pour l’industrie nationale et pour l’emploi (la moitié des postes ont disparu). En revanche, le PDG a eu droit au passage à un parachute doré de 6 millions d’euros en remerciement des sévices rendus. Progrès ou pas, révolution technologique ou pas, l’entreprise sans usines relève du fantasme. Les travailleurs, quelles que soient les appellations exotiques dont on les affuble, sont la clé de voûte du processus de production. Sauf qu’ils n’y sont pas à leur place. On pourrait reprendre à l’égard du salariat la célèbre formule de l’abbé Sieyès à propos du Tiers-État pendant la Révolution française : « Qu’est-ce que le Tiers-État ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? À y devenir quelque chose. »

DES MÉDIAS BISOUNOURS CHEZ LES OLIGARQUES DU CAC 40

Or les médias nous servent une version quotidienne inspirée des Bisounours chez nos amis les oligarques du CAC 40, ces gentils dirigeants tellement incompris, alors qu’ils veulent faire le bonheur de leurs employés, tout comme Xi Jinping dit vouloir faire celui des habitants de la Chine éternelle. On mélange petites et grandes entreprises, PME et casinos du business, jeunes entrepreneurs en mal de financement et accros des paradis fiscaux, pour défendre le seul point de vue des géants qui font la pluie et le beau temps. On nous assure que la tendance est aux petites structures, que le temps des conglomérats est révolu, alors que le grand patronat règne en seigneur et maître, secondé par ses serviteurs attitrés. Les oligarques tiennent les rênes du Medef, pourtant bien peu représentatif du patronat réel. Ils disposent également d’une structure moins connue, mais dotée d’un pouvoir de nuisance redoutable, qui regroupe le gratin du gratin : l’AFEP (Association française des entreprises privées). Créée en 1982 en riposte à la vague de nationalisations, cette organisation est dirigée par Pierre Pringuet, directeur général de Pernod-Ricard, qui a succédé à Jean- Martin Folz (ex-PDG de PSA) et à Maurice Lévy (Publicis). On est dans la catégorie poids lourds.

Ce n’est pas tout. Les oligarques tiennent également les banques et les circuits financiers. Ils ont leurs lobbyistes à Bruxelles, là où tout se joue, là où est le vrai pouvoir. Ils organisent les réseaux d’influence, y compris parmi les journalistes. Ils animent les clubs de réflexion où le débat d’idées tourne à sens unique – celui de la pensée du même acabit. Ils ont leur rond de serviette à Davos, ce rendez-vous annuel où les chefs d’État sont flattés d’être reçus par les grands de ce monde, illustrant ainsi la confusion ambiante sur les véritables maîtres de la planète. Ils ont table ouverte aux dîners du Siècle, ce club très select dirigé par Nicole Notat, ex-secrétaire générale de la CFDT, où se croisent hommes d’affaires et journalistes bien en cour, banquiers et politiques, barons des finances et petits marquis de l’intelligentsia. Ils organisent des universités d’été où l’on vient prendre de bons conseils. Ils fournissent les armadas d’experts qui portent la bonne parole sur les plateaux télévisés ou dans de multiples colloques. Ils entretiennent des relations particulières avec les syndicats amis, susceptibles d’accepter des compromis au rabais, quitte à mettre en scène des pseudo-crises pour ne pas leur faire perdre la face.

[…] Charles Péguy proposait de « faire entrer la République dans les entreprises ». Pour l’heure, c’est l’oligarchie qui est entrée dans la République. Au nom de la « concurrence », devenue l’invariant de la pensée obligatoire, le périmètre des entreprises publiques – où les salariés ont des droits limités, mais réels – s’est réduit à sa plus simple expression. Du coup, l’État stratège est privé de moyens d’action réels, et les salariés ont perdu des points d’appui précieux. La dernière grande vague de nationalisations date de 1981, avec la victoire de François Mitterrand à la présidentielle et l’arrivée de la gauche au gouvernement. L’expérience fut menée dans de telles conditions, et sous de telles pressions, qu’elle déboucha sur un échec. Les années suivantes furent celles du retour au privé et de la reprise en main progressive par les oligarques. On entérina le fait que les monopoles publics étaient par principe des vestiges d’une époque révolue, mais que leurs homologues privés constituaient le nec plus ultra de la modernité. Résultat : la France se retrouve avec un appareil économique et financier contrôlé par des intouchables, un aréopage de drogués de la mondialisation qui refusent tout partage de leurs pouvoirs et toute remise en cause de leurs privilèges, telle l’aristocratie de l’Ancien Régime.

Il ne se passe pas un jour sans qu’on lise, graphiques à l’appui, que les salaires constituent un poids insoutenable, qu’il faut consentir des « efforts », que le pays ne doit pas vivre au-dessus de ses moyens, que les fonctionnaires sont des privilégiés, que le smic est un handicap, et le RSA un encouragement à l’« assistanat »… Dans ces conditions, on pourrait s’attendre à ce que les puissants, ceux d’en haut, offrent une partie de leurs émoluments princiers à la cause nationale, ne serait-ce que pour donner le bon exemple. Dans un pays où l’on prêche l’héritage chrétien, pourquoi ne pas entendre les exhortations du pape François au partage ?

BONUS, HAUTS SALAIRES ET STOCK-OPTIONS NE SERAIENT PAS RESPONSABLES DE LA CRISE !

Il n’en est rien. Toute évocation d’une loi visant à « encadrer » les salaires des patrons du privé déclenche une bronca chez les intéressés, ainsi que chez ceux pour qui toute référence à la justice est un appel à la subversion. Pourtant, chacun sait que seuls les très gros seraient concernés, puisque les petits patrons, la plupart du temps, ont un salaire proche de celui d’un cadre supérieur. Mais, faute de pression politique, le Medef s’est contenté de mettre en place un « code de déontologie » destiné à permettre une forme d’« autorégulation » (sic). Autant demander à un drogué de gérer sa propre consommation.

À en croire les bonnes âmes, bonus, hauts salaires et stock-options ne seraient pas responsables de la crise. Tiens donc. Et le « coût du travail » prétendument exorbitant, il y est pour quelque chose ? Comment expliquer que des ouvriers payés 1 200 euros par mois mettent l’économie en péril, alors que les patrons du CAC 40 sont rétribués en moyenne 350 000 euros par mois, soit 290 fois le smic ? Est-il normal que l’écart entre les salaires les plus bas et les salaires les plus hauts, qui était de 1 à 30 dans les années 1980, soit passé de 1 à 400 ? Est-il justifié que les actionnaires prélèvent une véritable dîme sur les entreprises ? Que sont les banquiers fautifs devenus ? Est-il logique que les PDG de banques qui ont été sauvées par les fonds publics gagnent des sommes qui sont un défi au bon sens ?

[…] La justification de cette échelle de salaires hors norme tient de la morgue de classe du seigneur vis-à-vis du serf. Dans les entreprises publiques, où l’écart est de 1 à 20, nul n’a assisté à un exil en masse des cadres ni à une pénurie subite d’aspirants PDG. Personne n’a noté une crise des vocations ni une inefficacité soudaine des directions. Pourquoi ne pas s’en inspirer dans le secteur privé ? Si l’on ne veut pas en passer par la toise salariale, l’arme fiscale peut régler le problème, comme l’avait compris Roosevelt en son temps, de l’autre côté de l’Atlantique, sans pour autant instaurer le pouvoir des soviets. Il est tout de même étonnant de signifier aux citoyens ordinaires qu’ils ont des droits et des devoirs, tout en considérant que d’autres, moins ordinaires, ont peu de devoirs et beaucoup de droits.

« La France a la passion de l’égalité », disait Tocqueville. C’est aussi un pays où l’oligarchie a la passion des injustices. Sinon, on ne comprendrait pas comment des PDG payés comme des nababs peuvent relayer sans état d’âme les attaques contre le smic, allant jusqu’à prôner un smic au rabais pour les jeunes. L’idée a été avancée par Pierre Gattaz, le patron du Medef, ce qui ne surprendra personne. Elle a été évoquée sous d’autres formes par Pascal Lamy, socialiste et libre-échangiste convaincu, grand défenseur de la mondialisation sans rivage, ancien membre de la Commission européenne, ex-directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle est également prônée par Henri de Castries, PDG d’AXA, qui sait de quoi il parle, puisqu’il gagne environ 370 fois le smic. À propos du principe républicain selon lequel tous les hommes naissent libres et égaux en droits, Pierre Desproges disait : « Qu’on me pardonne, mais c’est une phrase que j’ai beaucoup de mal à dire sans rire. » Henri de Castries, lui, ne rit pas. Il considère sans doute que les smicards ne sont pas des êtres humains comme les autres.

DANS LES JOURNAUX, LES RUBRIQUES CONSACRÉES AUX QUESTIONS SOCIALES ONT DISPARU

Mais qui se soucie des gens de peu, comme on disait naguère ? La presse a pris acte de leur disparition des radars. Quand on suspecte un rapt d’enfant, l’opération « Alerte enlèvement » s’affiche sur tous les écrans de télévision. Mais quand le monde salarial disparaît des radars de l’info, personne ne s’émeut. Dans les journaux, à part dans L’Humanité, les rubriques consacrées aux questions sociales ont quasiment disparu. On trouve des rubriques sur l’économie, l’emploi, l’argent (évidemment), la Bourse, mais pas sur l’univers du travail, comme s’il n’y avait rien à en dire. Chaque quotidien, ou presque, a son supplément économique, dont le contenu est peu ou prou interchangeable tant on y retrouve le discours consensuel formaté. Mais, sur le social, pratiquement rien. Pourtant, dans les rédactions, on trouve encore d’anciens gauchistes ayant participé à la révolte de mai-juin 1968. Certains d’entre eux, à l’époque, n’avaient pas hésité à passer de l’autre côté et à s’engager en usine, fût-ce pour une expérience sans lendemain.

Aujourd’hui, il faut accepter que l’entreprise soit un bunker inaccessible, à moins de montrer patte blanche à un service de communication qui transformera chaque demande de visite en voyage touristique à l’intérieur d’un monde enchanté. Rencontrer des ouvriers sur leur lieu de travail est devenu aussi difficile que visiter un lieu de commandement de l’armée de terre.

[…] Parfois, cependant, [un travailleur] apparaît à l’écran lors d’un débat avec une personnalité politique. C’est alors la surprise, le clash de deux mondes, le choc de deux civilisations, la rencontre de deux univers qui s’ignorent. Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Jean- François Copé, François Hollande ont vécu cette curieuse expérience in vivo qui met à mal le notable avec sa langue de bois, ce discours convenu qui passe très bien avec les journalistes (c’est le même monde), mais ne fonctionne plus du tout lorsqu’il se heurte à un être réel, si l’on ose dire. C’est un peu le syndrome de François Hollande en visite à Carmaux pour rendre hommage à Jean Jaurès. Le 23 avril 2014, dans une ville qui a voté pour lui à 72 % lors de la présidentielle de mai 2012, il est apostrophé par une femme en colère. Terrible choc, que l’on avait déjà connu avec Lionel Jospin, alors Premier ministre, face aux ouvriers de Lu qui manifestaient contre la fermeture de leur entreprise.

À la télévision, dans ces émissions où d’ordinaire le ronron est de rigueur, le contraste est encore plus saisissant. Il suffit que la voix d’un non-professionnel de la politique ou du monde médiatique vienne troubler le jeu pour que s’écroule aussitôt le bel ordonnancement prévu à l’origine, comme si un intrus était monté sur la scène pendant une représentation de théâtre. À cette différence près que la vie politique, a priori, ne relève pas du spectacle.”

Source : Marianne, le 17 Janvier 2015.


Jack Dion : « Nul ne proteste contre l’expulsion méthodique des couches populaires »

Directeur adjoint de la rédaction de l’hebdomadaire « Marianne », Jack Dion vient de sortir son quatrième ouvrage : « Le mépris du peuple – Comment l’oligarchie a pris la société en otage » (éditions Les liens qui libèrent). Un pamphlet qui énumère les trahisons des élites françaises – de droite comme de gauche – depuis une trentaine d’années.

Le Comptoir : En français, le mot « peuple » reste ambigu et peut, tour à tour, prendre un sens sociologique (la « plebs » romaine ou les classes populaires), politique (le « demos » grec ou l’ensemble des citoyens) ou culturel (l’« ethnos » grec ou le peuple identitaire). Cette ambiguïté n’expliquerait-elle pas la méfiance à l’égard de ce mot et des connotations identitaires qu’il peut emmener ?

DION Jack

Jack Dion : Quel que soit le sens (les trois se mélangent, d’ailleurs), le fait est que le mot « peuple » fait peur aux élites, toutes tendances confondues. La preuve en est que le peuple, au sens large du terme, a disparu de toutes les sphères de pouvoir, qu’il s’agisse des instances politiques, du monde du travail ou des médias. Dans ces différentes structures, il est soit ignoré, soit méprisé, voire les deux à la fois. Comme je le rappelais dans mon livre, à deux exceptions près, les députés issus du monde ouvrier ont disparu de l’Assemblée nationale. Au pays de la Commune de Paris, c’est un sacré retournement de situation. Le plus étonnant, c’est que cette forme d’éradication de classe s’opère dans une totale indifférence. On nous abreuve de débats sur les vertus de la « mixité », mais nul ne s’émeut de la disparition de la mixité sociale alors que cette dernière, si elle était mise en œuvre, ouvrirait la porte à toutes les autres. Mais c’est une question taboue. Nul n’en parle. Nul ne proteste contre l’expulsion méthodique des couches populaires. Désormais, quand on les évoque, on les associe d’office au Front national, sans se demander pourquoi et comment il y a plus d’ouvriers qui votent FN plutôt que PS. On les caricature, on les insulte, on les traite de racistes ou de xénophobes, comme si le peuple, dès lors qu’il échappait à l’emprise idéologique des élites, avait vocation inéluctable à tomber dans les bras de Marine Le Pen.

La perte du peuple par la gauche est aujourd’hui analysée depuis de très longues années par de nombreux intellectuels comme Jean-Claude Michéa, Jacques JulliardLaurent BouvetChristophe Guilluy, ou encore votre collègue Éric Conan. Depuis quelques mois, Jean-Luc Mélenchon tente également un « retour au peuple ». La gauche est-elle encore en mesure de mobiliser les classes populaires ?

Je l’espère, car dans l’hypothèse inverse, le pire est à venir. Mais il y a du pain sur la planche. En effet, la coupure est profonde. Elle tend même à devenir une plaie béante. Plusieurs éléments doivent être pris en compte. Il y a d’abord (c’est dans le désordre) l’échec du communisme, qui a fait perdre au Parti communiste français son rôle de force de protestation, aujourd’hui récupéré par le FN, avec une note de xénophobie et de rejet des autres, pour le moins inquiétante. Quoi qu’on ait pu penser de l’utopie communiste, la marginalisation du PCF explique bien des dérives contemporaines. Il y a ensuite le virage du PS dans le domaine économique et social, qui l’a conduit à mener une politique guère différente de celle de la droite. Résultat : la droite décomplexée cohabite avec une gauche complexée. Il y a enfin les coupables hésitations de la gauche, toutes tendances confondues, à aborder sans tergiverser certaines questions sociétales longtemps ignorées ou abordées de façon caricaturale, comme l’immigration, la sécurité, la laïcité, la nation. De ce point de vue, la réaction populaire après l’attaque de Charlie Hebdo et l’attentat antisémite de la Porte de Vincennes prouve que le peuple est en attente d’initiatives courageuses sur tous ces sujets, dans un esprit de fraternité républicaine et de courage politique. Mais c’est une question qu’il faut prendre à bras le corps, de toute urgence.

En écrivant que « le problème en France, c’est sa caste politico-économique (…) une aristocratie interchangeable qui a pour les gens ordinaires le respect du maître pour son majordome », ne tombez-vous pas dans ce que Pierre-André Taguieff nomme l’« illusion populiste », c’est-à-dire la « croyance naïve que le peuple est fondamentalement bon » ?

Jack_Dion

Non, le peuple n’est pas fondamentalement bon, mais il n’est pas davantage fondamentalement mauvais, ou con, pour parler comme les gens de Charlie Hebdo. Un pays qui n’est pas à l’écoute de son peuple est un pays qui se meurt et qui illustre la fameuse formule de Bertold Brecht, évoquant avec humour la nécessité de changer de peuple au cas où il serait trop rétif. Quand il y a une telle fracture entre la France d’en haut et celle d’en bas, entre les élites et les milieux populaires, le ver est dans le fruit. Or, c’est bien ce qui se passe dans la France d’aujourd’hui. Les élites ont les mêmes origines, fréquentent les mêmes lieux, assistent aux mêmes spectacles, fréquentent les mêmes cercles, et surtout pensent à peu près la même chose sur tout, puisque seuls les sujets sociétaux font débat, désormais. C’est ça, la démocratie ? C’est ça, la République ? Dans quel régime vit-on quand on bafoue la volonté majoritaire du peuple évoquée par référendum comme cela s’est produit à propos du Traité constitutionnel européen de 2005, sorti par les urnes et revenu par la voie parlementaire ? C’est Poutine, le modèle ? Alors, il faut le dire et l’assumer, plutôt que d’en faire l’ennemi public numéro 1.

« Je ne mettrai jamais sur le même plan ceux qui décident et ceux qui subissent, les exploiteurs et les exploités, les patrons du CAC 40 et leurs salariés, les tortionnaires et les torturés, les maîtres de maison et les serviteurs. »

George Orwell écrivait : « un peuple qui élit des corrompus, des renégats, des imposteurs, des voleurs et des traîtres n’est pas victime, il est complice. » Le peuple ne serait pas en quelque sorte complice de la trahison constante des élites depuis trente ans ?

C’est une vision un peu mécanique. Je ne mettrai jamais sur le même plan ceux qui décident et ceux qui subissent, les exploiteurs et les exploités, les patrons du CAC 40 et leurs salariés, les tortionnaires et les torturés, les maîtres de maison et les serviteurs. Sans tomber dans la victimisation, je considère que tout le monde n’est pas sur le même plan. Comme disaitElsa Triolet, « les barricades n’ont que deux côtés », et l’on ne choisit pas toujours son côté.

La difficulté de mobiliser l’électorat populaire ne vient-elle pas du fait que celui-ci soit fragmenté comme jamais, notamment à cause de questions identitaires ? Et dans ces conditions, la classe politique ne s’est-elle pas adaptée à cette complexité ?

L’électorat populaire est en effet fragmenté, mais pas seulement à propos des questions identitaires, lesquelles il faut affronter, aussi complexes soient-elles. On peut débattre de la nation sans verser dans le nationalisme, de l’immigration sans tomber dans la diabolisation de l’étranger, de l’islam sans considérer les musulmans comme des ennemis de l’intérieur, ou de la place des femmes sans faire du port du foulard un signe extérieur d’émancipation féminine. Mais le pire serait de laisser ces questions derrière le rideau sous prétexte de ne pas faire le jeu du FN. Au contraire, c’est en les ignorant que le FN en profite pour apporter ses propres réponses, aussi dangereuses soient-elles. Mais il y a aussi des fragmentations sociales entre les salariés ayant un emploi et ceux qui n’en ont pas, des fragmentations géographiques, ou des fragmentations culturelles. Toutes minent le tissu social à des degrés divers.

« Mais l’important est moins de diaboliser le FN (en la matière, l’échec est patent) que de s’emparer des questions qui taraudent les milieux populaires pour leur apporter des réponses révolutionnaires et émancipatrices. »

DION Jack2

Selon vous, le Front national n’est pas national-populisme, comme l’avanceraient Pierre-André Taguieff et, à sa suite, de nombreux commentateurs. Pourtant, dans son discours le FN semble bel et bien souhaiter être le porte-voix du « peuple français », même si c’est sur une base ethnico-identitaire. N’existerait-il pas un populisme de droite et d’extrême-droite ?

Je récuse la formule de « national-populisme » car elle est le pendant du « national-socialisme ». C’est un vieux truc consistant à fasciser le FN afin de pousser au vote utile en faveur du PS et qui se retourne contre ses inventeurs avec l’installation durable du FN dans le paysage politique, à un haut niveau d’influence. Certes, il existe bien un courant d’extrême droite fonctionnant sur une base ethnico-identitaire. Certes, on peut lui accoler l’étiquette de « populisme », vu que Marine Le Pen fait le grand écart permanent en reprenant à son compte toutes les formes de protestation sans s’inquiéter de la moindre cohérence dans son propos. Mais l’important est moins de diaboliser le FN (en la matière, l’échec est patent) que de s’emparer des questions qui taraudent les milieux populaires pour leur apporter des réponses révolutionnaires et émancipatrices.

Plaidoyer pour un retour au peuple

Alors que tous les analystes se focalisent sur la méfiance du peuple à l’égard de nos élites, Jack Dion renverse l’accusation. Dans son ouvrage, le journaliste de Marianne se propose d’analyser trente ans de mépris des élites françaises vis-à-vis des classes populaires. Or, comme l’expliquait Victor Hugo : « Ne pas croire au peuple, c’est être un athée en politique. » Du pouvoir exorbitant du président au sein de la Ve République – qui poussait François Mitterrand à qualifier ce régime de « coup d’État permanent » – à la construction technocratique européenne, en passant par le néolibéralisme ou la faible représentativité politique des ouvriers et des employés, l’auteur analyse comment ce mépris du peuple se manifeste aujourd’hui. Afin d’enrayer la montée du Front national, Jack Dion exhorte la gauche à redevenir populaire et à se saisir de questions comme la souveraineté, la nation, ou la laïcité, qu’elle a abandonnées à tort, en y apportant des réponses réellement révolutionnaires. Un livre salutaire dans le marasme politique que la gauche devrait lire.

Source : Kevin l’Impertinent, pour Le Comptoir, le 26 Janvier 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/jack-dion-loligarchie-et-le-mepris-du-peuple/


Netzpolitik, une histoire de presse et de trahison en Allemagne

Monday 10 August 2015 at 02:21

Netzpolitik, le scandale allemand qui va bientôt arriver en France

Une enquête pour trahison a visé deux blogueurs qui avaient révélé les projets de surveillance massive d’un service de renseignement fédéral.

Des Allemands ont exprimé leur soutien au site Netzpolitik lors de manifestations.

Des Allemands ont exprimé leur soutien au site Netzpolitik lors de manifestations.©Stefan Boness/Ipon/SIPA

On croyait l’Allemagne plus robuste que les autres démocraties, face au grignotage des libertés fondamentales à la faveur de la lutte antiterroriste. Il n’en est rien. Le ministre fédéral de la justice, Heiko Maas, a forcé mardi le procureur général Harald Range à partir en retraite anticipée, une manoeuvre destinée à livrer un bouc émissaire à l’opinion publique scandalisée par l’affaire Netzpolitik.

Deux responsables du site spécialisé sur les libertés numériques Netzpolitik.org et leur source inconnue, ont fait l’objet d’une enquête pour trahison de secrets d’État après une plainte contre X du patron du service de renseignement intérieur, l’Office de protection de la constitution (BfV). En cause, la publication par le blog de deux documents internes expliquant des projets allemands de surveillance d’Internet dans le but d’illustrer la dérive possible de la République fédérale vers la surveillance généralisée des citoyens. “C’est une intimidation inacceptable”, a dénoncé Reporters sans frontières. “Il est scandaleux de vouloir ainsi réduire au silence des journalistes qui ont, par le passé, dénoncé des abus des services secrets”, a préciséle bureau allemand de RSF, qui a publié les documents litigieux sur son propre site, par solidarité.

Tout devient un secret d’État

Le fondateur de Netzpolitik.org, Markus Beckedahl, et le journaliste André Meister ont eux-mêmes révélé sur le blog l’existence de l’enquête les visant pour soupçon de trahison, déclenchant un tollé outre-Rhin. Rentré de vacances en urgence pour gérer le scandale, le ministre de la Justice Heiko Maas s’est désolidarisé du procureur général Harald Range, tout comme le reste de la classe politique, Angela Merkel comprise. Une manoeuvre un peu facile dans la mesure où ce sont bien les lois rédigées par l’exécutif et votées par le législatif qui ont permis au service de renseignement de déclencher l’enquête judiciaire. “Ce sont les règles du métier”, regrettait d’ailleurs mardi le Frankfurter Allgemeine Zeitung: “À chaque scandale, il faut trouver quelqu’un qui en assume la responsabilité politique.”

Rejeter la faute sur Harald Range est d’autant plus malhonnête que, contrairement à son homologue français, le procureur général allemand ne peut invoquer le principe d’opportunité des poursuites pour, éventuellement, ne pas donner suite. Il n’avait donc pas une grande marge de manoeuvre lorsque le patron du BfV a exigé une enquête en se fondant sur les textes législatifs protégeant le secret d’État, et c’est logiquement qu’il a demandé à des experts indépendants de juger si les documents relevaient bien du secret d’État (la polémique a éclaté avant qu’ils ne rendent leur avis).

“Les libertés de la presse et d’expression (…) ne sont pas illimitées, y compris sur Internet. Elles n’exonèrent pas les journalistes du devoir de respecter la loi”, s’est-il défendu devant la presse après son éviction. L’affaire repose donc entièrement sur le pouvoir donné par la loi aux organes chargés de protéger le secret d’État, et sur l’interprétation de plus en plus large de cette notion.

Le problème va se poser en France

S’il est indispensable de protéger certains secrets, il est tout aussi vital de préserver des garde-fous pour détecter les abus : les contre-pouvoirs sont les piliers de la démocratie. Alors, les projets de surveillance de la population allemande par un service de renseignement fédéral relèvent-ils du secret d’État ? Doivent-ils être cachés aux citoyens, alors qu’ils n’ont pas été consultés sur le sujet ? Rien n’est moins sûr.

L’Allemagne fait face à un dilemme qui touche ou va toucher toutes les démocraties dans l’ère post-Snowden, où les secrets fuitent de plus en plus facilement : faut-il sacrifier la liberté d’expression pour consolider les lois sécuritaires ? “Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux”, répondait Benjamin Franklin…

En France, avec des textes comme la loi de programmation militaire et la loi sur le renseignement, ce n’est qu’une question de temps avant que le problème ne se pose. D’autant que, contrairement aux Allemands qui sont très sensibles sur le sujet, traumatismes historiques obligent, les Français se désintéressent très largement d’une dérive potentielle de leur système démocratique. En atteste l’indifférence générale dans laquelle la loi sur le renseignement a été adoptée en juin dernier, alors qu’elle donne quasiment carte blanche aux espions pour surveiller les Français, sans intervention de la justice. Chez nous, des journalistes pourraient donc devoir faire face à une telle situation sans le soutien populaire…

Source : Guerric Poncet, pour Le Point, le 5 Août 2015.


Une enquête pour trahison secoue les médias et la justice allemandes

Le fondateur blog allemand Netzpolitik.org, Markus Beckedahl (gauche), l'un journalistes, Andre Meister (droite).

Le fondateur du blog allemand Netzpolitik.org, Markus Beckedahl (gauche), et l’un des journalistes, Andre Meister (droite). - AFP

Une enquête préliminaire pour “haute trahison” visant des journalistes allemands provoque la polémique outre-Rhin. L’affaire a coûté son poste au procureur général allemand.

L’enquête a beau être suspendue, le tollé engendré continue lui de faire des vagues. Le blog allemand Netzpolitik.org est au cœur d’une polémique qui a coûté mardi son poste à un sommité de la justice fédérale, le procureur général allemand, Harald Range. Pour comprendre l’affaire, il faut remonter au jeudi 30 août. Netzpolitik, blog spécialisé dans la défense des droits numériques — récompensé par le passé pour la qualité de son travail d’investigation –, révèle que deux de ses journalistes sont visés par une enquête préliminaire pour ‘”haute trahison”, diligentée par Harald Range.

Jamais, depuis plus de 50 ans, un journaliste allemand n’avait été soupçonné d’un tel motif. En cause : la publication, en début d’année, de documents de l’Office fédéral de protection de la constitution, les services de renseignements allemands, portant sur la surveillance d’Internet.

La révélation de cette enquête par le fondateur du site, Markus Beckedahl, a aussitôt suscité un tollé en Allemagne. L’Association des journalistes allemands a dénoncé une “tentative inadmissible de réduire au silence deux collègues critiques” et a appelé le procureur fédéral à classer l’enquête. L’opposition a aussi dénoncé une “disgrâce constitutionnelle” par la voix de la député des Verts Renate Künast, présidente de la commission des affaires judiciaires du Bundestag. “S’il n’y avait pas de journalisme d’investigation, nous ne saurions rien”, a-t-elle fulminé.

D’un an d’emprisonnement à la perpétuité

Dès le lendemain, le procureur Harald Range, a annoncé la suspension des investigations. Une suspension qui n’est pas synonyme d’un abandon des poursuites. Et pour ce motif, les journalistes encourent d’un an d’emprisonnement à la perpétuité. Plusieurs journaux européens, dont “Libération” en France, ont signé une lettre ouverte pour demander l’arrêt immédiat des poursuites, dénonçant “une attaque contre la liberté de la presse”.

En début de semaine, mardi 4 août, nouveau rebondissement avec l’annonce de la démission du procureur Harald Range. Ce dernier s’en est publiquement pris à son ministère de tutelle, dénonçant son ingérence et y voyant à son tour une “attaque intolérable contre l’indépendance de la justice”. “Influencer une enquête parce que son résultat peut ne pas être politiquement opportun est une attaque intolérable contre l’indépendance de la justice”, a tempêté le procureur mardi.

Ce départ précipité a rapidement fait couler beaucoup d’encre. De nombreux médias et politiques ont souligné la réaction tardive du ministre de la Justice, Heiko Maas, face à une enquête initiée en mai et qu’il n’a manifestement pas tenté d’empêcher, au moins au début. “Il faut savoir quand le ministre a été mis au courant pour la première fois de cette enquête”, a demandé Hans-Pete Uhl, un responsable du parti CSU.

Berlin “enfoncé jusqu’au cou dans le bourbier de la NSA”

La menace de cette enquête continue en tout cas de provoquer l’inquiétude de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Dans un courrier adressé au ministre des Affaires étrangères, la représentante de l’OSCE pour la liberté de la presse, Dunja Mijatovic, a appelé les autorités allemandes à s’assurer du respect de “la liberté d’information et de la liberté des médias” et a dit “espérer” que l’enquête visant Netzpolitik était définitivement close.

Il faut dire que l’imbroglio judiciaire intervient alors que le pays s’interroge sur le degré de collaboration entre les services secrets allemands et l’agence de renseignement américaine NSA. Pour le fondateur de Netzpolitik, Berlin est clairement “enfoncé jusqu’au cou dans le bourbier de la NSA et compagnie”.

Harald Range sait combien les écoutes de la NSA ont une importance particulière en Allemagne. C’est précisément lui qui a récemment renoncé, contre toute attente, aux poursuites dans l’affaire de l’espionnage présumé d’un téléphone de la chancelière allemande Angela Merkel par l’agence américaine.

Source : Daisy Lorenzi, pour Les Echos, le 5 Août 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/netzpolitik-une-histoire-de-presse-et-de-trahison-en-allemagne/


Quand l’amour des montres perd les dignitaires russes

Monday 10 August 2015 at 00:15

Parce que ce n’est pas parce que c’est l’été que la propagande part en congés…

Bien entendu, la ficelle est toujours la même : mettre en exergue en permanence le même sujet.

Peu importe que ce soit vrai (il y a une base de vrai généralement) ou faux, la question est : mais pourquoi diable nous parlez vous de ça ? en quoi est-ce digne d’intérêt pour le public français ? Quelle est la règle de sélection que vous appliquez, qui fait que vous nous parlez de ça, et pas des montres des conseillers d’Obama, du président chinois ou du roi d’Arabie ? (dont on se fout tout autant)

Dmitri Psekov, le 25 décembre 2013 au Kremlin de Moscou.

Le porte-parole de Vladimir Poutine a des problèmes de montres. Dmitri Peskov est au cœur d’une polémique après la publication de photos de son mariage, le 1er août, avec la championne olympique de patinage, Tatiana Navka, dans la station balnéaire de Sotchi. Il y apparaît portant une montre luxueuse qui a attiré l’attention des milieux d’opposition russes.

Le porte-parole du président russe arborait une rareté suisse, une Richard Mille RM 52-01, produite à 30 exemplaires, d’une valeur d’environ 565 000 euros. L’opposant et militant anticorruption Alexei Navalny, après avoir identifié la montre dans un article intitulé « La montre du jeune marié vaut plus que votre appartement », a rapidement dénoncé « l’enrichissement illégal » de M. Peskov. Fonctionnaire depuis 1989, il n’aurait pas pu s’offrir une telle montre avec un salaire annuel de 132 000 euros. M. Peskov a réfuté toute accusation de corruption en soutenant que l’objet était un cadeau de sa femme. Mais Dmitri Peskov, qui avait récemment énergiquement réaffirmé la volonté de l’Etat russe de poursuivre la lutte contre la corruption, se retrouve au milieu d’un nouveau scandale.

Le goût des Russes pour les montres de luxe a déjà défrayé la chronique. En 2009, le président Poutine avait donné deux montres, des Blancpain Acqualung d’une valeur de 9 600 euros chacune, à des inconnus, attirant ainsi l’attention de la presse sur son impressionnante collection, riche de bracelets Patek Philippe ou Breguet Marine. Une vidéo réalisée par une organisation anticorruption russe recense une partie de cette collection et la compare avec le salaire de M. Poutine, qui ne pourrait pas lui permettre d’acheter ces montres.

Certains préfèrent cacher leurs montres

D’autres haut dignitaires Russes ont préféré cacher leurs montres. En 2012, la republication d’une photo datant de 2009 du patriarche Kirill par le journal Ria Novosti a porté un coup à la réputation du premier dignitaire de l’Eglise orthodoxe. La photo originale avait été retouchée afin de faire disparaître une montre Bréguet d’environ 20 000 euros du poignet du patriarche. Mais on pouvait toujours apercevoir l’objet dans le reflet de la table. Cette photo, preuve du décalage entre les valeurs promues par l’Eglise et le train de vie du haut clergé, suscita une vague d’indignation… et de moqueries.

Cette histoire rappelle un cas d’école de la propagande russe : une photographie de mai 1945 montrant deux soldats soviétiques sur le toit du Reichstag, symbole parfait de la victoire sur les Allemands. Or, depuis la publication de cette photo, on s’est aperçu que le photographe, Evgueni Khaldei, avait retouché sa photo, car l’un des soldats portait une montre à chaque poignet. C’était une montre de trop, qui pouvait laisser entretenir des soupçons de pillage et ternir l’image des vainqueurs.

Source : Barbara Wojazer, pour Le Monde, le 6 Août 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/quand-lamour-des-montres-perd-les-dignitaires-russes/


Qui comprend l’économie ?, par Romain Treffel

Sunday 9 August 2015 at 09:24

Romain Treffel est l’auteur des « 50 anecdotes économiques pour surprendre son auditoire » (éditions Sonorilon), un recueil de vulgarisation économique dont vous trouverez un extrait ci-dessous, après l’article. Il pose un regard décalé sur l’économie, la science reine de notre temps, où se mêlent en fait, dans sa manière de voir, l’histoire, la philosophie, la sociologie, la psychologie… et beaucoup de bon sens.

Qui comprend l’économie ?

Croissance structurelle ? Désinflation compétitive ? Opérations principales de refinancement ? Anticipations rationnelles ? adaptatives ? Merci Wikipedia ! Quoique… L’économie regorge de concepts à la sonorité technique dont le sens se fixe dans l’esprit comme le sable sur les doigts. De manière croissante, elle use et abuse des mathématiques, à faire pâlir de jalousie la Kabbale. Discipline reine de notre temps, elle est donc paradoxalement fort peu démocratique. Elle a passé la grande majorité des citoyens par-dessus bord, n’étant dès lors plus accessible qu’à une bienheureuse minorité initiée dans de prestigieuses institutions. De surcroît, les privilégiés appartenant à cette minorité croient comprendre, ou feignent souvent de comprendre plus qu’ils ne comprennent réellement, ainsi que l’avance Jacques Sapir en fustigeant « le HEC »[1]. Celui-ci ferait de l’économie la tête dans le guidon, en en appliquant les concepts conventionnels avec toute l’assurance, tout le confort moral et métaphysique de l’orthodoxie. Si lui non plus, lui qui nous éblouit par sa virtuosité théorique et sa souplesse économétrique, ne comprend pas vraiment, alors qui reste-t-il ? Probablement pas grand monde…

Le discours économique : une forteresse symbolique

Dans les démocraties occidentales, indéniablement, le destin collectif est mené à l’aune d’un savoir et de critères dont la population n’a pas (ou plus) la pleine maîtrise. A la télévision, à la radio, dans les journaux, sur Internet, les hommes politiques comme les journalistes dissertent sur des questions économiques à l’aide de concepts et de références invariablement puisés dans le même fonds, un puits ésotérique auquel la parole s’abreuve pour transmuter le langage en un autre langage, et bâtir, certes inconsciemment, une forteresse symbolique séparant les adeptes des exclus. L’adepte brandit le concept économique tel un brevet d’intelligence, mais il s’en sert aussi comme d’une échelle, pour se hisser au-dessus du sens commun, après quoi, parvenu à sa cime embrumée, il donne un grand et fier coup dans l’échelle.

La distance culturelle ainsi instaurée prive non seulement l’exclu de toute capacité critique à l’égard du discours de l’adepte. Elle permet surtout à celui-ci de s’épargner la rigueur du raisonnement et la concrétude des faits, pour se consacrer tout entier au seul charme de sa rhétorique. L’altitude conceptuelle qui le sépare de son public n’est pas tellement différente de celle qui séparait naguère l’homme qui comprenait le latin de celui qui ne le comprenait pas. Les citoyens n’ont étonnamment pas reçu pendant leurs parcours scolaires, comme ils pourraient s’y attendre, le socle des connaissances nécessaires à une participation plus éclairée au débat public. De l’école primaire au lycée, nul cours du tronc commun ne leur donne pleinement les moyens de dissiper la brume qui entoure les notions économiques, si bien qu’ils se font de la matière une humble conception ; ils la mettent sur un piédestal, celui de l’intelligence et de la technique, de la science et de l’expertise.

Économie = science et politique = économie, donc politique = science

Dans son costume faisant fonction de blouse blanche, l’économiste passe en effet pour un expert dont la légitimité repose sur un savoir scientifique spécialisé. Sanctionnée par un diplôme et raffermie par une expérience professionnelle (idéalement dans une banque), sa compétence lui confère une position d’autorité et enveloppe son discours d’un halo magique protecteur. Tout l’arsenal symbolique voué à asseoir sa vocation de scientifique réussit ainsi à occulter l’absence de consensus sur la scientificité revendiquée de l’économie – y compris, et surtout, au sein même de la profession. Or, si le débat agite aussi les premiers concernés, c’est bien que la question est pertinente, et sa réponse cruciale du point de vue de l’intérêt collectif.

Effectivement, dénier à l’économie la qualité de science, c’est retirer aux critères principaux de la décision politique leur caution d’objectivité ; c’est affirmer l’existence, derrière toute option économique, d’un choix politique forcément subjectif, en tant qu’émanation d’une philosophie sous-jacente. Autrement dit, comprendre la véritable nature de l’économie, cela serait comprendre, pour le citoyen, qu’il ne faut pas se laisser impressionner par les artifices de la discipline, qu’il ne faut pas tolérer cette confiscation du débat public ; que l’arbitrage politique est en dernière instance incontournable, avec ses gagnants et ses perdants. L’économie a certainement des choses intéressantes à dire, mais il n’est pas acceptable dans une démocratie qu’elle les dise en entretenant la confusion de la science et de l’opinion. Elle apporte pour sûr un éclairage original sur des thèmes où l’ambiguïté peut condamner à l’indécidabilité, mais cet éclairage n’est ni le seul, ni forcément le bon voire le meilleur.

Une science, l’économie ?

Il existe à la vérité de bonnes raisons de ne pas ranger l’économie parmi les sciences. Evoquons-les brièvement sans entrer dans les controverses liées à la définition de la science. Il est tout d’abord possible de raisonner par l’absurde : si l’économie était bien une science, à l’instar des mathématiques ou de la physique, elle ne se tromperait pas si systématiquement dans ses prédictions (notamment à propos des crises) ; elle ne produirait pas de nouveaux résultats sans jamais invalider les précédents ; elle ne s’appuierait pas sur des « expériences » qui ne peuvent être reproduites en raison ne serait-ce que de la variation, dans le temps et dans l’espace, des préférences des individus ; elle ne laisserait pas s’épanouir la concurrence de différentes écoles défendant des lois contradictoires, voire incompatibles ; si l’économie était bien une science, enfin, probablement porterait-elle moins de soin à se présenter comme telle.

Dans l’autre sens, maintenant, la revendication de la discipline s’appuie sur un argument principal : ses méthodes sont inspirées de celles des mathématiques et de la physique, ce qui en fait bien des méthodes scientifiques on ne peut plus fiables. Ainsi, calculer, dresser des hypothèses et des équations, récolter, tel un expérimentateur, de grandes quantités de données statistiques et les passer à la moullinette d’un algorithme, tout cela serait faire œuvre de science. L’économiste peut bien se prendre pour un physicien en imitant sa démarche et en recyclant ses lois, il demeure cependant que son objet d’étude n’est pas le même. Ce qui résiste à son ambition, c’est l’homme. Un atome, un métal, une planète, ça n’est pas tantôt rationnel, tantôt irrationnel (jusqu’à preuve du contraire), ça n’est pas mû par la passion, ça ne crée pas, ça n’est pas euphorique ou désespéré. Ce qui résiste à l’économie, c’est donc quelque chose comme l’âme, si tant est que cela existe.

De la discipline délestée de ses résultats contestables – ceux qu’elle peut défendre sans contestation grâce au statut dont elle jouit – d’elle il resterait alors certainement du bon et de l’utile, mais rien que ne puisse pas comprendre le citoyen. Pour le pamphlétaire libéral Frédéric Bastiat, l’apport fondamental de l’économie est de mettre en évidence « ce qui ne se voit pas ». Certes, mais le problème est qu’on peut tout mettre derrière l’invisible, surtout l’inexistant.

Extrait des 50 anecdotes pour surprendre son auditoire :

Le hasard derrière le succès cinématographique

La relation entre le coût d’un film et le revenu généré est hautement imprévisible comparée à celle d’autres types d’investissements. Telle est la conclusion de l’étude de l’économiste américain Arthur de Vany, publiée dans Hollywood Economics : How Extreme Uncertainty Shapes the Film Industry (2003). Le professeur de l’université de Californie y montre qu’une grande partie de ce que l’on attribue aux compétences n’est en réalité qu’une interprétation a posteriori. Il affirme que c’est le film qui fait l’acteur – et non l’inverse – et qu’une bonne dose de chance fait le film. Ainsi, dans la majorité des cas, le succès d’un film dépend d’un effet de contagion, une forme plus générale de « bouche à oreille ». Les producteurs souhaitent plus que tout pouvoir minimiser le risque de leur investissement – c’est pour cette raison qu’ils misent sur des acteurs « bankable » et les rémunèrent grassement – mais ils n’y parviennent tout simplement pas. Le seul et unique moyen d’estimer la demande pour un film est de le mettre sur le marché et d’attendre la réaction du public.

Si rien ne garantit donc le succès d’une production cinématographique, l’industrie hollywoodienne n’est pas complètement chaotique – sa dynamique répond plutôt à la définition d’un chaos mathématique. La plupart des films (environ 80 %) suivent la même trajectoire économique : ils voient leur fréquentation décroître fortement à partir de la troisième ou quatrième semaine, ce qui se traduit par un profit proche ou inférieur à zéro. Peu de films passent ce cap et génèrent un profit. Parmi ceux-ci, seuls quelques-uns deviennent des blockbusters. Or, ces rares films sont les plus importants pour la dynamique économique du secteur. Ainsi, l’industrie hollywoodienne semble suivre une loi de Pareto : une infime minorité de films est à l’origine de la grande majorité des profits. Par exemple, un producteur réalise en moyenne 40 % du profit de sa carrière toute entière grâce à un seul film ! D’un point de vue historique, cette situation résulte pour partie de la législation Antitrust américaine qui a obligé, dans les années 1950, les sociétés de production à se séparer de l’activité d’exploitation des salles de cinéma, alors que celle-ci leur permettait, dans une certaine mesure, de maîtriser le risque financier en optimisant l’affectation des salles en fonction des premiers scores d’affluence.

Notes
[1] Les trous noirs de la science économique, Jacques Sapir.

Source : Romain Treffel, extrait de son livre 50 anecdotes économiques pour surprendre son auditoire.

Source: http://www.les-crises.fr/qui-comprend-leconomie-par-romain-treffel/