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Miscellanées du mercredi (Béchade, Onfray, Fromet, Lordon, ScienceEtonnante, L’homme au chapeau)

Wednesday 6 April 2016 at 02:59

I. Philippe Béchade

La minute de Béchade : Pas de hausse des taux en 2016 à cause de Trump ? – 31/03

Philippe Béchade VS Xavier de Buhren (1/2): Les marchés financiers ont-ils suffisamment rebondi depuis les dernières interventions des banques centrales ? – 30/03

Philippe Béchade VS Xavier de Buhren (2/2): Les perspectives de croissance des entreprises françaises pour 2016 sont-elles réelles ? – 30/03

II. Michel Onfray

Le monde selon Michel Onfray : “Si je pense, je deviens végétarien”.

Le philosophe revient sur les polémiques autour des vidéos révélant les pratiques au sein de certains abattoirs, pratiques qui questionnent notre rapport aux animaux.

III. Frédéric Fromet

“État Islamique mique mique” : Frédéric Fromet (L’Union Fait la Farce)

IV. Lordon

Frédéric Lordon à Tolbiac le 30 Mars 2016

V. ScienceEtonnante

Le libre-arbitre existe-t-il ? — Science étonnante #6

Est-ce qu’on peut véritablement décider de nos actes ? Ou bien est-ce que toutes nos décisions ne sont gouvernées que par des réactions chimiques dans notre cerveau ?

VI : L’homme au chapeau

Un bel exemple de déontologie journalistique


Petite sélection de dessins drôles – et/ou de pure propagande…

 

État d’urgence :

Images sous Copyright des auteurs. N’hésitez pas à consulter régulièrement leurs sites, comme les excellents Patrick Chappatte, Ali Dilem, Tartrais, Martin Vidberg, Grémi.

Source: http://www.les-crises.fr/miscellanees-du-mercredi-bechade-onfray-fromet-lordon-scienceetonnante/


Noam Chomsky : l’élection de 2016 fait peser un risque de “désastre absolu” sur les États-Unis

Wednesday 6 April 2016 at 01:00

Source : Truthout, le 09/03/2016

Mercredi 09 mars 2016

Par C.J. Polychroniou, Truthout | Interview

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(Photo: Andrew Rusk; Edited: LW / TO)

“La démocratie américaine, toujours limitée, a dérivé de façon substantielle vers une ploutocratie,” affirme Noam Chomsky. “Mais ces tendances ne sont pas gravées dans le marbre.”

Nous vivons des moments cruciaux et dangereux. Le néolibéralisme est toujours la doctrine politico-économique suprême, tandis que la société civile continue de se détériorer ; les investissements publics, les programmes sociaux et les services sont toujours plus réduits de façon à ce que les riches puissent devenir encore plus riches. De façon concomitante, l’autoritarisme politique se développe, et certains croient que les États-Unis sont mûrs pour l’émergence d’un régime proto-fasciste. En même temps, la menace du changement climatique s’intensifie alors que les dirigeants politiques continuent de manquer de courage et de vision pour aller de l’avant avec des systèmes d’énergie alternative, mettant en danger l’avenir de la civilisation humaine.

Pour ces raisons et d’autres encore, l’élection présidentielle américaine de 2016 est cruciale pour l’avenir du pays et du monde en général. En effet, cela pourrait bien être la dernière chance des États-Unis pour élire un dirigeant qui puisse infléchir le cours de sa politique intérieure comme extérieure, quoique cette perspective soit peu probable lorsque l’on jette un œil au paysage politique actuel.

En effet, comme l’a dit Noam Chomsky à Truthout dans cet entretien exclusif, les candidats à l’élection présidentielle de 2016 abordent à peine les problèmes majeurs auxquels font face le pays et le monde. Pendant ce temps, la montée du trumpisme et la compétition entre candidats républicains pour se montrer le plus extrémiste et raciste ne font que refléter les sentiments profondément ancrés de peur et de déclassement chez de nombreux Américains.

Et pourtant, soutient Chomsky, ces élections sont absolument cruciales.

C.J. Polychroniou : Noam, commençons par regarder attentivement la façon dont les élections présidentielles américaines de 2016 se profilent en ce qui concerne l’état du pays, son rôle dans le monde et les points de vue idéologiques exprimés par les candidats faisant la course en tête des deux partis.

Noam Chomsky : On ne peut ignorer le fait que nous sommes parvenus à un moment unique dans l’histoire de l’humanité. Pour la première fois, des décisions doivent être prises à l’heure actuelle — décisions qui, littéralement, détermineront les espoirs pour une survie humaine décente, et pas dans un avenir distant. Nous avons déjà pris cette décision pour un grand nombre d’espèces. L’extinction des espèces en est au même niveau qu’il y a 65 millions d’années, la cinquième extinction qui a mis fin à l’âge des dinosaures. Elle a également ouvert la voie aux petits mammifères, et finalement à nous, une espèce aux capacités uniques, qui incluent malheureusement l’aptitude à la destruction froide et sauvage.

Au XIXe siècle, Joseph de Maistre, l’opposant réactionnaire aux Lumières, critiqua Thomas Hobbes pour son adoption de la locution romaine, “l’homme est un loup pour l’homme”, en observant qu’elle était injuste envers les loups, qui ne tuent pas pour le plaisir. Cette aptitude s’étend jusqu’à l’autodestruction, comme nous le constatons à présent. On suppose que la cinquième extinction fut provoquée par la chute d’un gigantesque astéroïde. Nous sommes maintenant l’astéroïde. Les conséquences sur l’espèce humaine sont d’ores et déjà significatives, et elles deviendront bientôt incomparablement pires, si aucune action décisive n’est prise dès à présent. De surcroît, le risque d’une guerre nucléaire, une ombre lugubre de longue date, est en train d’augmenter. Elle mettrait fin à toute discussion. Souvenons-nous de la réponse d’Einstein quand on lui posa la question des armes qui seraient utilisées pour la prochaine guerre. Il répondit qu’il n’en savait rien, mais que celle d’après se ferait avec des bâtons et des pierres. En inspectant les antécédents choquants, on réalise que c’est un quasi-miracle qu’un désastre ait été évité jusqu’à présent, et les miracles ne durent qu’un temps. Et que le risque soit à la hausse n’est malheureusement que trop évident.

Heureusement, ces capacités destructives et suicidaires de la nature humaine sont équilibrées par d’autres. Il y a de bonnes raisons de croire que des figures des Lumières telles que David Hume et Adam Smith, et le penseur militant anarchiste Peter Kropotkine, étaient dans le vrai lorsqu’ils considéraient la compassion et l’entraide comme des propriétés essentielles de la nature humaine. Nous découvrirons bientôt lesquelles de ces caractéristiques sont en phase ascendante.

Pour en revenir à votre question, on peut se demander comment ces problèmes fantastiques sont traités dans le festival électoral quadriennal. Le plus frappant, c’est qu’ils le sont à peine, par l’un comme l’autre des partis.

Ce n’est même pas la peine d’analyser le spectacle des primaires républicaines. Les commentateurs masquent à grand peine leur dégoût et leur inquiétude pour ce qu’elles révèlent de notre pays et de la civilisation contemporaine. Les candidats ont, cependant, répondu aux questions cruciales. Soit ils nient le réchauffement climatique mondial, soit ils insistent pour que rien ne soit fait à ce propos, demandant en fait à ce que nous courions plus vite encore au précipice. Pour autant qu’ils disposent de propositions identifiables, ils semblent déterminés à l’escalade dans la confrontation militaire et les menaces. Pour ces seules raisons, l’organisation républicaine — on hésite à l’appeler “parti politique” au sens traditionnel du terme — constitue une menace vraiment horrifiante pour l’espèce humaine et pour les autres “dommages collatéraux”, tandis que l’intelligence supérieure continue sa course suicidaire.

Côté Démocrates, il existe au moins une certaine reconnaissance du danger de la catastrophe environnementale, mais pas grand-chose en ce qui concerne les propositions sur le fond. Sur le programme d’Obama concernant la modernisation de l’arsenal nucléaire, ou sur des sujets aussi importants que l’accumulation militaire rapide (et mutuelle) aux frontières de la Russie, je n’ai pas pu trouver de positions claires.

En général, les positions idéologiques des candidats républicains semblent perpétuer l’existant en pire : bourrer les poches des riches et mettre un poing dans la figure aux autres. Les deux candidats démocrates vont d’un programme de type “New Deal” pour Sanders jusqu’à la version “néo-démocrate / républicain modéré” pour Clinton, poussée un peu à gauche par le défi Sanders. Concernant les affaires internationales, et les tâches immenses auxquelles nous faisons face, c’est au mieux le statu quo.

C.J. Polychroniou : À votre avis, quelle est la raison du succès de Donald Trump, et représente-t-il simplement un nouveau cas de ces personnages de la droite populiste qui apparaissent souvent au cours de l’Histoire lorsque les nations font face à des crises économiques sévères ou sont sur le déclin ?

Noam Chomsky : Dans la mesure où les États-Unis font face à un “déclin national,” il est largement auto-infligé. C’est vrai, les États-Unis ne pouvaient pas maintenir leur extraordinaire pouvoir d’hégémonie de la période de l’après-Seconde Guerre mondiale, mais ils restent potentiellement le pays le plus riche au monde, avec des avantages et une sécurité incomparables ; dans le domaine militaire, les États-Unis font quasiment jeu égal avec le reste du monde et sont technologiquement bien plus avancés que n’importe lequel de ses rivaux.

L’attrait pour Trump semble en grande partie fondé sur les sentiments de déclassement et de peur. L’offensive néolibérale sur les populations du monde entier, presque toujours à leur détriment, et souvent de façon sévère, n’a pas épargné les États-Unis, quoique le pays ait quelque peu mieux résisté que d’autres. La majorité de la population a subi la stagnation ou le déclin tandis qu’une richesse extraordinaire et ostentatoire était accumulée dans un nombre très limité de poches. Le système démocratique formel a enduré les conséquences habituelles des politiques socio-économiques néolibérales, dérivant vers la ploutocratie.

Nul besoin de revenir une fois de plus sur les détails sordides — par exemple, la stagnation des salaires masculins réels depuis 40 ans et le fait que depuis le dernier krach, 90% de la richesse créée a été aspirée par 1% de la population. Ou le fait que la majorité de la population — ceux situés plus bas sur l’échelle des revenus — sont effectivement privés de leurs droits dans le sens où leurs représentants ignorent leurs opinions et préférences, prêtant plutôt attention à leurs donateurs super riches ou aux entremetteurs du pouvoir. Ou le fait que parmi les 31 pays développés de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques], les États-Unis, malgré tous leurs avantages remarquables, se situent en bas du classement, à côté de la Turquie, de la Grèce et du Mexique, en ce qui concerne les inégalités, la faiblesse des avantages sociaux et le niveau élevé de pauvreté.

En partie, les supporters de Trump — principalement, semble-t-il, les classes moyennes inférieures et les ouvriers, moins éduqués — réagissent à la perception, d’ailleurs en grande partie exacte, qu’ils ont simplement été laissés au bord du chemin. Il est instructif de comparer le tableau actuel avec la Grande Dépression. Objectivement, les conditions dans les années 30 étaient bien pires, et bien sûr, les États-Unis étaient alors un pays bien plus pauvre. Subjectivement, pourtant, les conditions étaient bien meilleures. Parmi la classe ouvrière américaine, malgré le taux de chômage très élevé et les souffrances, il y avait un sentiment d’espérance, une croyance dans le fait que nous nous en sortirions tous de là en travaillant ensemble. C’était encouragé par les succès du militantisme syndical, souvent en interaction avec des partis politiques de gauche vivants et d’autres organisations. Une administration plutôt sympathique répondait avec des mesures constructives, quoique toujours restreintes par l’immense pouvoir des démocrates du Sud, qui ne toléraient les mesures de l’État-providence que si la population noire, méprisée, restait marginalisée. Il y avait surtout un sentiment que le pays était en route vers un avenir meilleur. Tout cela fait défaut aujourd’hui, notamment à cause du succès des attaques acharnées contre les syndicats, qui débutèrent dès que la guerre prit fin.

De surcroît, Trump est soutenu de façon substantielle par les nativistes et les racistes — il faut se rappeler que les États-Unis sont allés extrêmement loin, surpassant même l’Afrique du Sud, dans le suprémacisme blanc, comme l’ont montré de façon convaincante les études comparatives menées par George Frederickson. Les États-Unis n’ont jamais réellement dépassé la guerre civile et l’héritage épouvantable de l’oppression des Africains Américains pendant 500 ans. Il existe également une longue histoire d’illusions concernant la pureté anglo-saxonne, menacée par des vagues d’immigrants (et la liberté pour les Noirs, de même que pour les femmes, ce qui n’est pas une petite affaire dans les secteurs patriarcaux). Les supporters de Trump, principalement blancs, peuvent constater que leur image d’une société dirigée par les Blancs (et pour beaucoup, par les hommes) se dissout sous leurs yeux. Il faut également se rappeler que même si les États-Unis sont particulièrement en sécurité et stables, c’est peut-être aussi le pays le plus apeuré au monde, une autre caractéristique culturelle avec une longue histoire.

De tels facteurs se mélangent pour former un dangereux cocktail. En repensant aux années récentes, dans un livre publié il y a plus d’une décennie je citais le distingué savant de l’histoire allemande Fritz Stern, écrivant dans la revue de l’establishment Foreign Affairs, sur “la chute de l’Allemagne, de la décence à la barbarie nazie”. Il ajoutait, d’une manière significative : “Aujourd’hui, je m’inquiète de l’avenir immédiat des États-Unis, le pays qui a donné l’asile aux réfugiés germanophones des années 30,” lui-même inclus. Avec des implications pour ici et maintenant qu’aucun lecteur attentif ne devrait manquer, Stern analysa l’appel démoniaque d’Hitler à sa “mission divine” comme “sauveur de l’Allemagne” comme une “transfiguration pseudo-religieuse de la politique” adaptée aux “formes chrétiennes traditionnelles,” dirigeant un gouvernement dédié aux “principes de base” de la nation, avec “le christianisme comme fondement de notre moralité nationale et la famille comme base de la vie nationale.” De plus, l’hostilité d’Hitler envers “l’État laïque libéral,” partagée par l’essentiel du clergé protestant, fit avancer “un processus historique dans lequel le ressentiment contre un monde laïque désenchanté trouvait la délivrance dans la fuite extatique de la déraison.”

La résonance contemporaine est indéniable.

De telles raisons de “s’inquiéter quant à l’avenir des États-Unis” n’ont pas manqué depuis. Nous pourrions nous souvenir, par exemple, du manifeste éloquent et poignant laissé par Joseph Stack lorsqu’il s’est suicidé en écrasant son petit avion dans un immeuble de bureaux à Austin, au Texas, frappant une agence des services fiscaux. Dans ce manifeste, il évoquait l’histoire amère de sa vie comme travailleur qui faisait tout selon les règles, et racontait comment il avait méthodiquement été écrasé par la corruption et la brutalité du système d’entreprise et des autorités de l’État. Il parlait pour beaucoup de gens comme lui. Son manifeste fut principalement moqué ou ignoré, mais il aurait dû être pris très au sérieux, tout comme de nombreux autres signes clairs de ce qui se déroulait.

C.J. Polychroniou : Néanmoins, Cruz et Rubio me semblent tous les deux bien plus dangereux que Trump. Je les vois comme de vrais monstres, alors que Trump me rappelle un peu Silvio Berlusconi. Êtes-vous d’accord avec cette vision des choses ?

Noam Chomsky : Je suis d’accord — et, comme vous le savez, la comparaison Trump-Berlusconi est courante en Europe. J’ajouterais également Paul Ryan sur la liste. Il est dépeint comme le penseur profond des républicains, le bosseur politique sérieux, avec des tableurs et autres appareils de l’analyste réfléchi. Les quelques tentatives d’analyser ses programmes, après s’être débarrassées de la magie qui y est régulièrement introduite, concluent que les politiques qu’il préconise aboutiraient pratiquement à détruire chaque partie du gouvernement fédéral qui sert les intérêts de la population en général, tout en développant l’appareil militaire et en veillant à ce que les riches et les grandes entreprises soient particulièrement soignés — le cœur de l’idéologie républicaine lorsque les pièges rhétoriques sont mis de côté.

C.J. Polychroniou : La jeunesse américaine semble être captivée par le message de Bernie Sanders. Êtes-vous surpris par la façon dont il se maintient ?

Noam Chomsky : Je suis surpris. Je n’avais pas anticipé le succès de sa campagne. Il est cependant important de conserver à l’esprit que ses propositions politiques n’auraient pas surpris le président Eisenhower, et qu’elles sont plus ou moins en phase avec les sentiments populaires sur une longue durée, avec souvent des majorités considérables. Par exemple, son appel tant décrié pour un système national de santé comme il en existe dans les sociétés similaires est appuyé par environ 60% de la population, un chiffre très haut compte tenu du fait qu’il fait l’objet d’une condamnation constante et a peu d’avocats pour le défendre de façon claire et précise. Et ce soutien populaire remonte à loin. À la fin des années Reagan, environ 70% de la population pensaient qu’il devrait y avoir une garantie constitutionnelle des soins de santé, et 40% pensaient qu’une telle garantie existait déjà — ce qui signifie qu’elle était un désir à ce point évident qu’elle devait figurer dans ce document sacré.

Lorsque Obama abandonna une option publique sans autre considération, il fut soutenu par près des deux tiers de la population. Et il y a tout lieu de croire qu’il y aurait d’énormes économies si les États-Unis adoptaient les programmes nationaux de soins de santé bien plus efficaces des autres pays, qui dépensent environ moitié moins pour des résultats généralement meilleurs. La même chose est vraie pour sa proposition d’augmenter les impôts des plus riches, la gratuité de l’enseignement supérieur et d’autres parties de ses programmes nationaux, qui reflètent principalement les engagements du New Deal et les choix politiques effectués pendant les périodes de croissance les plus réussies de l’après-guerre.

C.J. Polychroniou : Quelle sorte de scénario peut faire que Sanders emporte l’investiture démocrate ?

Noam Chomsky : De toute évidence, il faudrait des activités éducatives et organisationnelles substantielles. Mais mon sentiment, franchement, c’est qu’elles devraient essentiellement être dirigées vers le développement d’un mouvement populaire qui ne disparaîtra pas après l’élection, mais se joindra à d’autres pour construire le genre de force militante qui servait à initier et pousser les changements et réformes nécessaires dans le passé.

C.J. Polychroniou : Les États-Unis sont-ils toujours une démocratie, et, si non, les élections sont-elles importantes ?

Noam Chomsky : Avec tous ses défauts, les États-Unis sont toujours une société ouverte et très libre, comparativement à d’autres. Les élections sont sûrement importantes. Ce serait, à mon avis, un désastre complet pour le pays, le monde et les générations futures si l’un des candidats républicains accédait à la Maison-Blanche, et s’ils continuent à contrôler le Congrès. L’examen des questions de la plus haute importance discutées plus tôt suffisent à parvenir à cette conclusion, et ce n’est pas tout. Pour les raisons auxquelles j’ai fait allusion plus tôt, la démocratie américaine, quoique limitée, a dérivé de façon substantielle vers une ploutocratie. Mais ces tendances ne sont pas gravées dans le marbre. Nous jouissons d’un héritage inhabituel de droits et de libertés que nous ont légués nos prédécesseurs, qui n’ont pas renoncé, souvent dans des conditions autrement plus dures que celles auxquelles nous faisons face à présent. Et cet héritage nous fournit de nombreuses opportunités pour réaliser un travail hautement nécessaire, à bien des égards, que ce soit dans l’activisme direct ou les pressions pour soutenir des choix politiques significatifs, pour construire des organisations communautaires viables et efficaces, revitaliser le mouvement ouvrier, et aussi agir dans l’arène politique, des écoles jusqu’aux législatures étatiques et bien plus encore.

Source : Truthout, le 09/03/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/noam-chomsky-lelection-de-2016-fait-peser-un-risque-de-desastre-absolu-sur-les-etats-unis/


La Doctrine Obama [3/5] : Obama, avec le Golfe, contre Daech

Wednesday 6 April 2016 at 00:01

Cette série de 5 billets est une traduction d’un article de Jeffrey Goldberg, qui a interviewé à de multiples reprises Obama pour le rédiger.

C’est une sorte de “Testament diplomatique”, où il fait le bilan des décisions les plus difficiles qu’il a dû prendre concernant le rôle de l’Amérique dans le monde.

Merci aux contributeurs qui ont traduit ce très long article.

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Après la prise de Mossoul par ISIS

Mais plus tard dans le courant du printemps 2014, après qu’ISIS a pris la ville de Mossoul au nord-est de l’Irak, il en est venu à croire que les renseignements américains avaient échoué dans leur appréciation de la sévérité de la menace et l’inadaptation de l’armée irakienne, et sa vision changea. Après qu’ISIS a décapité trois civils américains en Syrie, il est devenu évident à Obama que vaincre le groupe était plus urgent pour les États-Unis que renverser Bachar el-Assad.

Les conseillers rappellent qu’Obama aurait cité un moment clé de The Dark Knight, le film de Batman sorti en 2008, pour aider à expliquer pas seulement comment il comprenait le rôle d’ISIS mais comment il comprenait le plus large écosystème dans lequel il a grandi. “Il y a une scène au début dans laquelle les chefs de gang de Gotham se rencontrent,” aurait dit le président. “Ce sont ceux qui se sont répartis la ville. Ils étaient des voyous mais avec une sorte de sens de l’ordre. Tous avaient leur territoire. Et alors le Joker arrive et met la ville à feu et à sang. ISIS est le Joker. Il a la capacité d’embraser toute la région. Voilà pourquoi nous devons le combattre.”

L’essor de l’État Islamique a renforcé la conviction d’Obama selon laquelle la situation au Moyen-Orient ne peut être réglée – pas sous son mandat, et pas pour la génération à venir.

Durant un pluvieux mercredi de la mi-novembre, le président Obama est apparu au sommet de l’APEC à Manille avec Jack Ma, le fondateur de la société d’e-commerce chinois Alibaba, et un inventeur philippin de 31 ans nommé Aisa Mijeno. La salle de bal était remplie de dirigeants d’Asie, de chefs d’entreprise américains et de représentants de gouvernements de la région. Obama, qui a été chaleureusement accueilli, prononça tout d’abord un discours informel devant le podium, principalement au sujet de la menace du changement climatique.

Obama ne fit pas mention du sujet qui préoccupait beaucoup le reste du monde – les attaques d’ISIS à Paris cinq jours plus tôt, qui avaient tué 130 personnes. Obama était arrivé à Manille la veille du sommet du G20 qui s’était tenu à Antalya, où Obama a tenu une conférence de presse particulièrement controversée sur ce sujet.

L’équipe de presse mobile de la Maison-Blanche était implacable : “N’est-il pas temps de changer votre stratégie ?” demanda un reporter. Cela fut suivi par « Pourrais-je vous demander de répondre à vos critiques qui disent que votre réticence à entrer dans une autre guerre au Moyen-Orient, et votre préférence pour la diplomatie plutôt que pour l’usage de la force, rendent les États-Unis plus faibles et encouragent nos ennemis ? » Puis vint l’éternelle question, d’un reporter de CNN : « Excusez mon langage – pourquoi ne pouvons-nous pas nous débarrasser de ces bâtards ? » Qui fut suivie par « Pensez-vous que vous comprenez réellement suffisamment bien cet ennemi pour le vaincre et pour protéger notre patrie ? »

Alors que les questions se succédaient, Obama devint de plus en plus irrité. Il décrivit longuement sa stratégie concernant ISIS, mais la seule fois qu’il exprima une émotion autre que le dédain fut lorsqu’il répondit à la controverse naissante sur la politique américaine des réfugiés. Les gouverneurs et les candidats à la présidence républicains avaient soudain demandé que les États-Unis empêchent les réfugiés syriens de venir en Amérique. Ted Cruz avait proposé de n’accepter que les Syriens chrétiens. Chris Christie avait dit que tous les réfugiés, y compris « les orphelins de moins de 5 ans », devraient être interdits de séjour jusqu’à ce qu’une procédure de contrôle digne de ce nom ait été mise en place.

Cette rhétorique semblait énormément agacer Obama. « Lorsque j’entends des gens dire que, eh bien, peut-être que nous devrions admettre que les chrétiens mais pas les musulmans ; lorsque j’entends des dirigeants politiques suggérer qu’il faudrait un test religieux pour les personnes qui fuient un pays en guerre soient acceptées, » a dit Obama à l’assemblée de journalistes, « cela n’est pas américain. Ce n’est pas ce que nous sommes. Nous n’avons pas de test religieux à notre compassion. »

« Les Saoudiens ne sont-ils pas vos amis ? » demanda le premier ministre. Obama sourit. « C’est compliqué. »

L’Air Force One partit d’Antalaya et arriva dix heures plus tard à Manille. C’est à ce moment-là que les conseillers du président ont compris, selon un officiel, que « tout le monde avait perdu la tête à leur retour. » Susan Rice, tentant de saisir l’anxiété montante, chercha CNN sur la télévision de l’hôtel en vain, ne trouva que la BBC et Fox News. Elle basculait de l’un à l’autre, cherchant à comprendre, dit-elle durant le voyage.

Plus tard, le président dira qu’il avait échoué à pleinement apprécier la peur de beaucoup d’Américains qui ressentaient la possibilité d’une attaque du style de celle de Paris aux États-Unis. La grande distance, un emploi du temps frénétique et le brouillard du jet-lag qui enveloppait le voyage présidentiel autour du monde travaillaient contre lui. Mais il n’a jamais cru que le terrorisme posait une menace à l’Amérique en adéquation avec la peur qu’il suscitait. Même durant la période en 2014 lorsqu’ISIS exécutait ses prisonniers américains en Syrie, ses émotions étaient maîtrisées. Valerie Jarrett, le plus proche conseiller d’Obama, lui a dit que les gens étaient inquiets que le groupe importe bientôt sa campagne de décapitation aux États-Unis. « Ils ne vont pas venir ici pour couper des têtes, » la rassura-t-il. Obama rappelait fréquemment à son équipe que le terrorisme prenait beaucoup moins de vies en Amérique que les armes à feu, les accidents de voiture et les chutes dans la baignoire. Il y a plusieurs années de cela, il m’avait exprimé son admiration pour la « résilience » des Israéliens face au constant terrorisme, et il est clair qu’il aurait aimé voir la résilience remplacer la panique dans la société américaine. Quoi qu’il en soit, ses conseillers mènent un combat d’arrière-garde permanent pour empêcher Obama de placer le terrorisme dans de ce qu’il considère comme sa « juste » place, sans se soucier qu’il apparaîtrait insensible aux peurs du peuple américain.

U.S. President Barack Obama and U.S. Secretary of State John Kerry (L) look on during a meeting with turkish President Recep Tayyip Erdogan at the World Climate Change Conference 2015 (COP21) in Paris, France December 1, 2015. REUTERS/Kevin Lamarque - RTX1WMS5

Obama et le secrétaire d’État américain John Kerry pendant une réunion avec le président turc Recep Tayyip Erdogan à la Conférence mondiale sur le changement climatique (COP21), à Paris en décembre 2015.

L’agacement parmi les conseillers d’Obama se répand jusqu’au Pentagone et au département d’État. John Kerry, notamment, semble plus alarmé à propos d’ISIS que le président. Récemment, lorsque j’ai posé au secrétaire d’État une question générale – le Moyen-Orient est-il toujours important pour les États-Unis ? – il répondit en parlant exclusivement d’ISIS. « C’est une menace pour toutes les personnes dans le monde, » dit-il, un groupe « ouvertement engagé à anéantir les gens de l’Occident et du Moyen-Orient. Imaginez ce qu’il se produirait si nous ne le combattions pas, si nous ne menions pas une coalition – comme nous le faisons actuellement, d’ailleurs. Si nous ne faisions pas cela, vous pourriez voir des alliés et des amis tomber. Vous pourriez avoir une migration rapide en Europe qui détruirait l’Europe, qui conduirait à la pure destruction de l’Europe, mettrait fin au projet européen, et tout le monde se mettrait à l’abri et vous auriez les années 30 encore une fois, avec le nationalisme et le fascisme et d’autres choses qui arriveraient. Bien sûr nous y avons un intérêt, un énorme intérêt. »

Lorsque j’ai fait remarquer à Kerry que la rhétorique du président n’allait pas dans ce sens, il dit : « Obama voit tout cela, mais il ne tombe pas dans ce genre de piège – il pense que nous sommes sur la bonne voie. Il a intensifié ses efforts. Mais il n’essaie pas de créer l’hystérie… Je pense que le président est toujours enclin à essayer de maintenir les choses dans un bon équilibre. Je respecte ça. »

Obama module son discours sur le terrorisme pour différentes raisons : Il est, par nature, “spockien” [référence au tempérament peu loquace du capitaine Spock de Star Treck, NdT]. Et il croit qu’un mot déplacé, ou un air effrayé, ou une allégation hyperbolique mal avisée, pourrait basculer le pays dans la panique. Le type de panique qu’il redoute le plus est celle qui se manifesterait par une xénophobie contre les musulmans ou en contradiction avec l’ouverture américaine et l’ordre constitutionnel.

Le président est également agacé par le fait que le terrorisme continue d’enliser son programme général, particulièrement pour ce qui a trait au rééquilibrage des priorités mondiales de l’Amérique. Depuis des années, le « changement de cap vers l’Asie » a été l’une de ses priorités absolues. L’avenir de l’économie américaine est lié à l’Asie, croit-il, et le défi posé par l’essor de la Chine requiert une constante attention. Depuis ses premiers jours en poste, Obama s’est focalisé sur la reconstruction de liens parfois usés entre l’Amérique et ses partenaires conventionnels asiatiques, et il est perpétuellement à l’affût d’opportunités pour attirer d’autres nations asiatiques dans l’orbite américaine. Sa spectaculaire ouverture vers la Birmanie était une de ses opportunités ; le Vietnam et l’entière constellation des pays asiatiques du Sud-Est angoissés par la domination chinoise en sont d’autres.

A Manille, durant l’APEC, Obama était déterminé à maintenir la conversation sur cet agenda, et pas sur ce qu’il voyait comme le défi pouvant être contenu présenté par ISIS. Le secrétaire à la Défense d’Obama, Ashton Carter, m’a dit il y a peu qu’Obama avait maintenu son attention sur l’Asie même lorsque la Syrie et d’autres conflits du Moyen-Orient continuaient de s’embraser. Obama pense, me dit Carter, que l’Asie « est la partie du monde où il y a le plus d’enjeux pour l’avenir de l’Amérique, et qu’aucun président ne peut s’en détourner. » Il ajouta « Il demande constamment, même au milieu de tout autre chose qui se passe, “Où en sommes-nous du rééquilibrage de l’Asie Pacifique ? Où en sommes-nous en termes de ressources ?” Il a toujours été très constant sur ce point même en période de tensions au Moyen-Orient. »

Après qu’Obama a fini sa présentation sur le changement climatique, il rejoint Ma et Mijeno, qui s’étaient assis sur des chaises à proximité, lorsqu’Obama se préparait à les interviewer à la manière d’invités de talk-show – une approche qui semblait créer un accès momentané de stupéfaction, du fait de cette inversion de statuts, dans une audience non accoutumée à ce genre de comportement chez leurs dirigeants. Obama commença par poser à Ma une question sur le changement climatique. Ma, sans surprise, fut d’accord avec Obama sur le fait qu’il s’agissait d’un problème important. Obama se tourna vers Mijeno. Un laboratoire opérant dans les recoins de l’Aile Ouest (de la Maison-Blanche) n’aurait pas pu créer une personne plus spécifiquement conçue pour séduire la passion geek d’Obama que Mijeno, un jeune ingénieur qui, avec son frère, a inventé une lampe qui fonctionne à l’eau salée.

“Juste pour être clair, Aisa, donc avec de l’eau salée, l’appareil que vous avez créé peut fournir – je ne me trompe pas? – de la lumière pendant environ huit heures ?,” demanda Obama.

“Huit heures de lumière,” répondit-elle.

Obama : “Et la lampe coûte 20$ -”

Mijeno : “Environ 20$.’

“Je pense qu’Aisa est le parfait exemple de ce que l’on voit dans beaucoup de pays – de jeunes entrepreneurs arrivant avec des technologies nouvelles, de la même manière que dans une grande partie de l’Asie et de l’Afrique, la vieille ligne de téléphone fixe n’a jamais été installée,” dit Obama, parce que ces endroits ont directement fait le saut vers les téléphones mobiles. Obama encouragea Jack Ma à financer son travail : “Elle a gagné par ailleurs de nombreux prix et a beaucoup attiré l’attention, donc ce n’est pas comme certaines de ces publicités commerciales où vous commandez quelque chose et ça ne fonctionne jamais,” dit-il en riant.

Le jour suivant, à bord de Air Force One en route vers Kuala Lumpur, j’ai fait remarquer à Obama qu’il semblait sincèrement content d’être sur scène avec Ma et Mijeno, et ensuite j’ai changé de cap loin de l’Asie, lui demandant si quelque chose au Moyen-Orient le satisfaisait.

« A l’heure actuelle, je pense que personne ne peut être satisfait de la situation au Moyen-Orient, » a-t-il répondu. « Vous avez les pays qui échouent à fournir prospérité et opportunités à leurs peuples. Vous avez une idéologie violente, extrémiste, ou des idéologies propulsées par des réseaux sociaux. Vous avez des pays qui ont très peu de traditions citoyennes, aussi lorsque les régimes autocratiques commencent à s’effondrer, les seuls principes d’organisation sont sectaires. »

Il continua, “Cela contraste avec l’Asie du sud-est, qui a toujours d’importants problèmes – énorme pauvreté, corruption – mais qui est constituée de personnes énergiques, ambitieuses, prêtes à l’effort, qui chaque jour s’échinent à construire des affaires et s’éduquent et trouvent des emplois et construisent des infrastructures. Le contraste est plutôt frappant.”

En Asie, tout comme en Amérique latine et en Afrique, dit Obama, il voit des jeunes gens aspirés à s’améliorer, à la modernité, à l’éducation et aux richesses matérielles.

“Ils ne réfléchissent pas à comment tuer des Américains,” dit-il. “Ce à quoi ils pensent, c’est comment obtenir une meilleure éducation? Comme créer quelque chose de valeur ?”

Puis il fit une observation dont je réalisai qu’elle exprimait sa compréhension la plus viscérale et sombre du Moyen-Orient – pas le type de compréhension vers laquelle la Maison-Blanche s’oriente toujours dans ses annonces autour des thèmes de l’espoir et du changement. « Si nous ne leur parlons pas, » dit-il, se référant aux jeunes asiatiques, africains et d’Amérique latine, « parce que la seule chose que nous faisons est de réfléchir à comment détruire ou contenir ou contrôler les partis violents, nihilistes et malveillants de l’humanité, alors on est à côté de la plaque. »

Les critiques d’Obama avancent qu’il est inefficace à contenir les violents nihilistes de l’Islam radical car il ne réalise pas la menace. Il refuse de voir la pensée de l’Islam radical à travers le prisme du « clash des civilisations » popularisé par le politologue Samuel Huntington. Mais c’est parce que, argumente-il avec ses conseillers, il ne veut pas grossir les rangs de l’ennemi. « Le but est de ne pas faire entrer de force ce conflit dans le modèle de Huntington, » a dit John Brennan, directeur de la CIA.

François Hollande et David Cameron ont parlé de la menace de l’Islam radical en termes plus “huffingtonesque” et j’ai entendu que les deux hommes souhaitaient qu’Obama utilise un langage plus direct en parlant de la menace. Lorsque je le mentionnai à Obama, il dit « Hollande et Cameron ont utilisé des expressions, comme islam radical, que nous n’avons pas utilisées régulièrement dans notre façon de cibler le terrorisme. Mais je n’ai jamais eu de conversation lorsqu’ils ont dit, “Mec, comment se fait-il que tu n’emploies pas cette expression de la manière dont tu entends les républicains l’utiliser ?” Obama dit qu’il a demandé que les dirigeants musulmans fassent plus pour éliminer la menace de fondamentalisme violent. « Ce que je veux dire est très clair, » me dit-il, « c’est qu’il y a une interprétation de l’Islam nihiliste, fanatique, radicale et violente par une faction – une petite faction – à l’intérieur de la communauté musulmane qui est notre ennemie, et qu’il faut la vaincre. »

Il fit par la suite une critique qui sonnait plus conforme à la rhétorique de Cameron et Hollande : « Il y a également la nécessité pour l’Islam dans son ensemble de contester cette interprétation de l’Islam, pour l’isoler, et d’ouvrir une discussion à l’intérieur de leur communauté sur la manière dont l’Islam s’intègre à une société moderne et pacifique, » dit-il. Mais il ajouta : « Je ne convaincs pas des musulmans tolérants et pacifiques à s’engager dans ce débat, sans être sensible à leur inquiétude d’être dépeints grossièrement. »

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Obama et le Premier ministre japonais Shinzo Abe à Washington D.C., avril 2015

Lors de rencontres privées avec d’autres dirigeants, Obama a argumenté qu’il n’y aura pas de solution globale au terrorisme islamiste tant que l’Islam ne se réconciliera pas avec la modernité et ne se soumettra pas à quelques réformes qui ont changé la chrétienté.

Bien qu’il ait déclaré, de manière contestée, que les conflits au Moyen-Orient « étaient millénaires », il pense également que la fureur musulmane intensifiée de ces dernières années a été encouragée par des pays considérés comme amis des États-Unis. Dans une réunion durant l’APEC avec Malcom Turnbull, le nouveau Premier ministre australien, Obama a décrit comment il avait vu l’Indonésie glisser petit à petit d’un islam paisible et syncrétique à une interprétation plus fondamentaliste et hostile ; un grand nombre de femmes indonésiennes, a-t-il observé, ont maintenant adopté le hijab, le voile musulman couvrant la tête.

Pourquoi, demanda Turnbull, que s’est-il passé ?

Parce que, répondit Obama, les Saoudiens et d’autres pays du Golfe ont répandu de l’argent et un grand nombre d’imams et d’enseignants dans ce pays, dans les années 90, les Saoudiens ont massivement financé des madrasas wahhabites, des séminaires qui enseignent une version de l’islam ayant la préférence de la famille Saoud au pouvoir, dit Obama à Turnbull. Aujourd’hui, l’islam en Indonésie est plus arabe dans son orientation qu’il ne l’était lorsqu’il y a vécu, lui dit-il.

“Les Saoudiens ne sont-ils pas vos amis ?” demanda Turnbull.

Obama sourit : “C’est compliqué,” dit-il.

La patience d’Obama envers les Saoudiens a toujours été limitée. Dans son premier commentaire d’une note de politique étrangère, pour le discours du rassemblement antiguerre à Chicago en 2002, il disait “Vous voulez un combat, président Bush ? Battons-nous pour être sûrs que nos soi-disant alliés au Moyen-Orient – les Saoudiens et les Égyptiens – arrêtent d’oppresser leur peuple, de supprimer les dissidents et de tolérer la corruption et l’inégalité.” A la Maison-Blanche de nos jours, on entend occasionnellement les officiels du Conseil de sécurité nationale d’Obama rappeler aux visiteurs que la grande majorité des pirates du 11 septembre n’étaient pas Iraniens mais Saoudiens – et Obama lui-même s’en prend à la misogynie d’État de l’Arabie saoudite, développant en privé que “un pays ne peut pas fonctionner dans un monde moderne lorsqu’il réprime la moitié de sa population.” Lors de rencontres avec des dirigeants étrangers, Obama a dit ” Vous pouvez évaluer la réussite d’une société par la manière dont elle traite les femmes.”

Son irritation face aux Saoudiens éclaire son analyse des pouvoirs politiques du Moyen-Orient. A un moment donné, je lui ai fait remarquer qu’il était moins enclin que les présidents précédents à se ranger automatiquement du côté de l’Arabie saoudite dans son différend avec son grand rival, l’Iran. Il n’était pas en désaccord.

« L’Iran, depuis 1979, a été un ennemi des États-Unis, et s’est engagé dans un financement étatique du terrorisme, il est une véritable menace pour Israël et beaucoup de nos alliés, et est engagé dans toutes sortes de comportements destructeurs, » a dit le président. « Et mon point de vue n’a jamais été que nous devrions jeter nos alliés traditionnels » – les Saoudiens – « par-dessus bord au profit de l’Iran. »

Mais il poursuivit en ajoutant que les Saoudiens ont besoin de « partager » le Moyen-Orient avec leurs adversaires iraniens. « La compétition entre les Saoudiens et les Iraniens – qui a participé à nourrir les guerres par procuration et le chaos en Syrie, en Irak et au Yémen – exige que nous disions à nos amis aussi bien qu’aux Iraniens, qu’ils ont besoin de trouver un moyen efficace de vivre dans le même voisinage et d’instaurer une sorte de paix froide, » dit-il. « Une approche qui dit à nos amis “Vous avez raison, l’Iran est la source de tous les problèmes, et nous vous soutiendrons face à l’Iran” signifierait principalement que comme ces conflits sectaires continuent de faire rage et que nos partenaires du Golfe, nos amis traditionnels, n’ont pas la capacité d’éteindre le feu par eux-mêmes, nous devrions commencer à intervenir et utiliser notre pouvoir militaire pour régler les comptes. Et cela ne serait dans l’intérêt ni des États-Unis ni du Moyen-Orient. »

Une des forces les plus destructrices au Moyen-Orient, pense Obama, est le tribalisme – une force qu’aucun président ne peut neutraliser. Le tribalisme, qui a pris forme dans le retour aux sectes, à la croyance, au clan et au village des citoyens désillusionnés par les États en déliquescence, est la source de beaucoup des problèmes des musulmans du Moyen-Orient, et c’est une autre source de son fatalisme. Obama a un profond respect pour la résistance destructrice du tribalisme – une partie de son mémoire, Dreams From My Father, questionne la façon dont le tribalisme dans le Kenya post-colonial a participé à ruiner la vie de son père – lequel prend de la distance en expliquant pourquoi il est si obstiné à éviter l’empêtrement dans les conflits tribaux.

« C’est littéralement dans mon ADN d’être suspicieux vis-à-vis du tribalisme, » m’a-t-il dit. « Je comprends la pulsion tribale, et reconnaît le pouvoir de la division tribale. J’ai eu affaire aux divisions tribales ma vie durant. Au bout du compte, c’est la source de beaucoup d’actes destructeurs. »

Alors que j’étais en vol vers Kuala Lumpur avec le président, je me suis souvenu d’une brève allusion qu’il avait eue au sujet de l’argument hobbesien selon lequel un gouvernement fort est un antidote à l’impitoyable état de nature. Lorsqu’Obama regarde les territoires du Moyen-Orient, ce qu’il voit c’est « la guerre de tous contre tous » de Hobbes. « Je nous vois comme servant de bras armé au Léviathan pour dompter quelques-unes de ces pulsions, » avait dit Obama. J’ai donc essayé de rouvrir cette conversation avec malheureusement une question complexe sur, entre autres, « la vision hobbesienne selon laquelle les gens s’organisent en collectivités pour conjurer leur plus grande peur, la mort. »

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Joshua Earnest, au centre, et Ben Rhodes, à gauche

Ben Rhodes et Joshua Earnest, porte-parole de la Maison-Blanche, qui étaient assis sur un canapé à côté du bureau d’Obama dans Air Force One, pouvaient à peine cacher leur amusement quant à ma péroraison. J’ai fait une pause et j’ai dit « Je parie que si je demandais ça dans une conférence de presse mes collègues me jetteraient simplement hors de la pièce. »

« Je serais vraiment intéressé par cet argument, » dit Obama, « mais tous les autres lèveraient les yeux au ciel. »

Rhodes est intervenu : « Pourquoi nous ne pouvons pas avoir ces salopards ? » Cette question, déjà adressée au président par le journaliste de CNN à la conférence de Presse en Turquie, était devenue un sujet de plaisanterie pendant le voyage.

Je me tournai vers le président : “Eh bien, ouais, pourquoi on ne peut pas attraper ces salauds ?”

Il répondit à la première question.

« Ecoutez, je ne suis pas d’avis que les gens soient intrinsèquement mauvais, » dit-il. « Je pense qu’il y a plus de bien que de mauvais chez l’homme. Et si vous regardez l’Histoire, je suis optimiste. »

« Je crois que globalement, l’humanité est devenue moins violente, plus tolérante, plus saine, mieux nourrie, plus empathique, plus apte à gérer les différences. Mais c’est très inégal. Et ce qui est clairement apparu durant les 20e et 21e siècles est que le progrès que nous faisons dans l’ordre social, pour dompter nos instincts primaires et calmer nos peurs, peut très vite s’inverser. L’ordre social commence à se fissurer si les gens sont dans un état de stress profond. Et alors, le refuge est la tribu – nous contre eux, une hostilité face à ce qui n’est pas familier ou inconnu. »

Il continua : « Maintenant, à travers le monde, vous voyez des endroits qui subissent des tensions sévères à cause de la mondialisation, à cause de la collision de cultures apportées par internet et les médias sociaux, à cause des pénuries – certaines seront dues au changement climatique durant les prochaines décennies – à cause de l’augmentation de la population. Et dans ces endroits, le Moyen-Orient étant la “preuve A”, la solution trouvée par beaucoup de gens est de s’organiser hermétiquement en tribu et de repousser ou d’attaquer ceux qui sont différents. »

« Un groupe comme ISIS est le fruit de tous les pires instincts de cette sorte. La vision que nous sommes un petit groupe que nous définissons avant tout selon le critère de qui nous pouvons tuer car différents de nous, et tenter d’imposer une orthodoxie rigide qui ne produit rien, qui ne célèbre rien, qui est réellement le contraire de tout progrès humain – cela indique le type de mentalité qui peut prendre racine et gagner des adeptes au 21e siècle. »

Donc votre appréciation du pouvoir du tribalisme vous donne envie d’en rester éloigné ?, demandais-je. “En d’autres termes, lorsque les gens disent “Pourquoi n’allez-vous pas attraper ces salauds ?,” vous reculez ?”

“Nous devons déterminer les meilleurs outils pour faire reculer ce genre d’attitudes,” dit-il. “Il y aura des moments où soit parce que ce n’est pas une menace directe pour nous, soit parce que nous n’avons simplement pas les outils nécessaires pour vraiment changer la donne, tragiquement, nous devons nous retenir d’y sauter à pieds joints.”

Je demandai à Obama s’il aurait envoyé les marines au Rwanda en 1994 pour stopper le génocide lorsqu’il se produisait, s’il avait été président à ce moment-là. “Etant donné la rapidité avec laquelle le massacre s’est déroulé et le temps nécessaire pour mettre en marche la machinerie du gouvernement américain, je comprends pourquoi nous n’avons pas agi suffisamment vite,” dit-il. “Maintenant, nous devons tirer les enseignements de ce qui s’est produit. Je pense en réalité que le Rwanda est un intéressant cas de figure parce qu’il est possible – ce n’est pas garanti mais possible – qu’il s’agissait d’une situation où une rapide intervention de la force aurait pu être suffisante.”

Il fit un parallèle avec la Syrie : « Ironiquement, il est probablement plus facile d’affirmer qu’une force plus ou moins réduite déployée rapidement avec le soutien international aurait pu empêcher le génocide (avec plus de succès au Rwanda) qu’en Syrie actuellement, où le niveau auquel les différents groupes sont armés, avec des combattants endurcis et un soutien par tout un ensemble d’acteurs extérieurs avec beaucoup de ressources, demande un engagement beaucoup plus grand de forces. »

Les représentants de l’administration Obama argumentent qu’il a une approche claire de la lutte contre le terrorisme : un drone des forces de l’air, des raids des forces spéciales, une armée de 10 000 rebelles combattant en Syrie avec l’aide clandestine de la CIA. Alors pourquoi Obama est-il maladroit lorsqu’il explique au peuple américain que, lui aussi, se soucie du terrorisme ? La conférence de presse en Turquie, lui ai-je dit « fut un moment pour vous en tant que politicien pour dire “Oui, je déteste ces salauds aussi, et d’ailleurs, je vais dégager ces salauds.” » La chose facile à faire aurait été d’assurer aux Américains en termes viscéraux qu’il tuerait les gens qui veulent les tuer. Avait-il peur d’une réaction impulsive contre une autre invasion au Moyen-Orient ? Ou est-il juste un inaltérable “spokien” ?

Source : The Atlantic, le 09/03/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Source: http://www.les-crises.fr/la-doctrine-obama-35-obama-avec-le-golfe-contre-daech/


On assiste à la faillite de la puissance intellectuelle de la France, par Guy Mettan

Tuesday 5 April 2016 at 03:02

Guy Mettan

Guy Mettan

Guy Mettan est un journaliste et une personnalité politique suisse. Il a été rédacteur en chef de le Tribune de Genève et président de la Croix Rouge Genevoise. Aujourd’hui, il est député PDC (centriste) au Grand Conseil du canton de Genève et directeur du Club suisse de la presse. En 2015, il a publié Russie-Occident, une guerre de mille ans : La russophobie de Charlemagne à la crise ukrainienne aux Éditions des Syrtes.

Guy Mettan, bonjour. Commençons par votre livre. Vous pensez que la russophobie que l’on observe depuis la Deuxième guerre mondiale sert à structurer le patchwork des sociétés occidentales « contre un ennemi commun ». Est-ce là sa seule fonction?

Non, le « contre un ennemi commun » n’est que l’une de ses fonctions. La russophobie, comme je l’explique dans ce livre, est un phénomène qui remonte très loin et qui concerne un large espace géographique. J’ai effectivement voulu en montrer les racines profondes et les manifestations. Elle trouve des formes nouvelles à chaque génération, mais découle d’un substrat qui est, lui, très ancien.

Concrètement, depuis une dizaine d’années, plus la crise de l’Union européenne s’intensifie, plus la russophobie s’accroît. C’est comme si l’UE avait elle aussi besoin de se créer un ennemi pour exister : c’est le sens de cette expression. Cependant, la russophobie n’est absolument pas limitée à l’UE, bien au contraire : elle est encore plus virulente aux États-Unis.

Pensez-vous qu’il y ait réellement une russophobie chez les Européens ou s’agit-il d’une fabrication de la propagande américaine ?

Historiquement, la russophobie n’est pas venue des USA. En France, elle était déjà présente de la fin du XVIIIe siècle au XIXe siècle ; c’est suite à sa défaite face à l’Allemagne en 1870 que la France a renoué avec la Russie pour faire face à la menace de l’Empire allemand.

La russophobie a dès lors émigré en Grande Bretagne. Après les guerres napoléoniennes, elle a servi à justifier le conflit géopolitique entre l’Empire britannique et la Russie en Asie centrale. Elle a ensuite émigré en Allemagne à la fin du XIXème siècle : les Allemands cherchaient en effet à agrandir leur empire à peine unifié et se sont tournés vers les territoires d’Europe de l’Est. C’était la fameuse théorie du Lebensraum, l’espace vital, d’abord mise en place par le IIe Reich et ensuite reprise avec une violence extrême par Hitler. La russophobie est donc avant tout un phénomène européen qui a ensuite  migré aux États-Unis. Une fois la Deuxième Guerre mondiale gagnée grâce à l’apport soviétique – 26 millions de morts dont 13 millions de Russes – les Américains se sont emparés de cette russophobie pour en faire le fondement idéologique de la Guerre froide et justifier leur propre expansionnisme. Les États-Unis, au fond, sont les derniers héritiers de cette longue tradition russophobe.

On constate donc qu’il n’existe pas de russophobie intrinsèquement européenne. Il existe effectivement un conflit, qui remonte selon moi à Charlemagne et au schisme religieux de 1054. Cette vieille division a fait naître une profonde rivalité entre ces deux mondes, qui resurgit aujourd’hui à la faveur de circonstances politiques. Elle relève plus de facteurs politiques que d’une haine inextinguible. Il existe d’ailleurs aussi une forme de russophilie : avant, elle  se situait dans les partis communistes occidentaux. Elle existe encore à gauche, mais de façon plutôt marginale. De nos jours, la russophilie est surtout dans le camp conservateur.

La Russie a toujours généré en Europe des sentiments de forte sympathie et/ou de forte haine. Simplement, ces haines, ces phobies dominent au niveau officiel, celui des chancelleries et des médias, parce qu’elles servent des intérêts politiques. En l’occurrence, elles servent à légitimer l’expansionnisme occidental. Sous prétexte de s’opposer à un supposé expansionnisme russe, on légitime son propre expansionnisme. C’est le rôle de la propagande russophobe. On le voit à propos de la Syrie et plus largement à chaque fois que la Russie s’exprime ou agit : les propos russophobes s’exacerbent, deviennent même violents.

Selon certains analystes américains, la Guerre froide a été la « colle sociale » qui a servi à structurer les USA. Pensez-vous que l’UE réussisse aussi à se forger une identité avec cet ennemi ?

Oui, je crois que la russophobie a deux fonctions. D’une part, elle permet de structurer l’espace géopolitique. C’est l’argument avancé pour justifier les incursions, les agressions, pour ne pas dire les invasions effectuées par l’Occident (appelons-le l’Occident puisque, que ce soit l’UE ou les États-Unis, ce sont deux composantes d’une même réalité géopolitique).

D’autre part, la russophobie permet de façonner politiquement et sociologiquement l’opinion. Elle permet, via une forme de propagande, d’obtenir l’adhésion des opinions populaires à ce programme d’expansion, qui est, osons le dire, un programme impérialiste. Voilà pourquoi la russophobie est si utile et si souvent exploitée par les médias, par les chancelleries et par les Think Tanks qui structurent l’opinion publique en Occident.

Nous allons en venir à la façon dont votre livre a été accueilli. En Suisse dont vous êtes originaire et où vous résidez, il a reçu un bon accueil. Est-ce que cela a été le cas en France ?

En Suisse, cela fait 35 ans que je connais le milieu du journalisme et cela s’est plutôt bien passé. Ajoutons que la Suisse est un pays particulier : nous avons quatre langues, deux religions et quatre cultures. Nous sommes donc habitués à prendre en considération des opinions qui ne sont pas forcément les nôtres. Et, contrairement à la France, nous n’avons pas l’habitude de stigmatiser quelqu’un parce qu’il serait de gauche ou de droite. Pendant les campagnes politiques, tout le monde débat autour d’une même table. En France, si vous êtes estampillé de gauche, il est impossible de débattre avec quelqu’un de droite, et inversement. Nous avons donc une tradition un peu différente. Enfin, en raison de notre neutralité, nous sommes plus habitués à écouter des points de vue qui ne sont pas ceux de la majorité.

En France, mon livre a été bien reçu par le public. Il se vend bien mais son succès repose sur le bouche-à-oreille. Les médias français m’ont tous boycotté.

 Pensez-vous que la censure dont vous avez fait l’objet était orchestrée ? 

Non, je ne pense pas que ce soit orchestré. Cela relève de la tendance générale : les médias de gauche ou de droite, en tous cas sur la Russie, disent tous à peu près la même chose. On ignore donc simplement une opinion divergente parce qu’elle ne rentre pas dans le cadre. Fait curieux, même le Monde Diplomatique, qui est pourtant beaucoup plus ouvert à d’autres points de vue, notamment de pays émergents ou de pays du Sud, et qui est le moins russophobe des médias français, n’a pas publié de critique. J’ai pu faire paraître une opinion dans Libération, grâce à un ami. Aucun autre passage dans les médias, qu’ils soient écrits ou audiovisuels.

En revanche, et c’est un point intéressant, plus on s’éloigne de la France et des États-Unis, meilleur est l’accueil. Les Italiens, les Chinois vont traduire et éditer le livre d’ici la fin de l’année. La Russie aussi, cela va de soi.

Ce n’est pas surprenant puisque la russophobie est un phénomène exclusivement européen et américain. En Amérique latine, en Afrique, en Asie, même au Japon malgré les deux guerres qui ont opposé Russie et Japon, les réactions russophobes sont absentes.

Pensez-vous que la censure de l’UE, et des médias mainstream occidentaux en général, soit la marque d’une faiblesse ? Quand on n’accepte pas d’écouter un dissident, est-ce parce qu’on a une position fragile et qu’on est mal à l’aise ?

Certainement. La Russie met le doigt sur nos propres insuffisances en matière de politique étrangère. Elle les dévoile aux opinions politiques occidentales qui ont été largement endormies par la propagande, qui parlait d’ « expansion de démocratie », de « lutte pour les droits de l’homme », etc. Mais ces raisons d’intervenir ne servaient en réalité qu’à masquer des intérêts purement économiques et géopolitiques. La Russie révèle cette vérité dérangeante aux franges les plus lucides de l’opinion occidentale.

C’est exactement ce qui se passe aussi avec la Syrie. Pendant des années, on nous a vendu les rebelles syriens comme des « combattants de la liberté ». C’est ainsi qu’on les nommait en 2011. Ensuite, on les appelait « djihadistes », « combattants de la foi », ce qui est encore une dénomination politique. Jusqu’à ce qu’enfin, on se rende compte que ces gens étaient des purs terroristes. Il a fallu deux attaques à Paris, celle de Charlie Hebdo et celle du 13 novembre pour que les Français se rendent compte qu’on avait affaire à des terroristes purs et durs, et aucunement à des « combattants de la liberté » comme on nous l’avait seriné pendant des années. Les Russes l’avaient dit bien avant et leur intervention l’a démontré.

Pensez-vous que dans l’UE, c’est l’amplification de ce malaise qui engendre une surenchère dans la russophobie allant jusqu’à des insultes régulières envers Vladimir Poutine ?

Le malaise, aujourd’hui amplifié, a commencé en 2003, c’est-à-dire au moment où la Russie a voulu récupérer sa souveraineté nationale sur ses ressources, et qui parallèlement s’est opposée à l’invasion de l’Irak par les États-Unis. Entre 2001 et 2003, après les attentats du 11 Septembre, la Russie et les États-Unis s’entendaient très bien. Poutine avait même offert ses bons services à Bush dans sa lutte contre l’islamisme.

Début 2003, vint l’affaire Khodorkovski : le président russe s’est opposé à la mainmise des Américains sur le pétrole russe. Kodorkovski a été mis en prison parce qu’il cédait tous les actifs russes de Ioukos aux Américains pour une bouchée de pain, et qu’il voulait se présenter aux élections afin d’être élu président et devenir le relais de la politique américaine en Russie. Ensuite, à l’automne 2003, la Russie s’est opposée à l’invasion de l’Irak. Ces deux événements ont suscité une recrudescence de la propagande anti-russe dans les médias occidentaux.

Puis vint l’affaire de la Géorgie, en 2008. Alors même que c’était le président Saakachvili qui avait attaqué les forces russes en Ossétie, on a vu la propagande occidentale affirmer le contraire. Encore aujourd’hui, bien qu’un rapport accessible à tous sur le site du Conseil de l’Europe démontre que c’est bien la Géorgie qui avait attaqué, les journaux continuent à diffuser la fausse version.

Les propos hostiles à la politique de la Russie ont ensuite été alimentés par l’Ukraine. On sait maintenant que la révolution du Maïdan a été largement fomentée, comme l’a dit Victoria Nuland, Secrétaire d’État américaine adjointe, par l’investissement dans des ONG de 5 milliards de dollars destinés à renverser le gouvernement Ianoukovitch. Bien sûr, le peuple ukrainien était excédé par la corruption ambiante, mais nous avons attisé ce mouvement et nous avons profité de cette frustration populaire pour mener à bien un coup d’État qui n’était pas du tout le changement voulu par le peuple. Et deux ans plus tard, le gouvernement mis en place avec Iatseniouk apparaît tout aussi corrompu que le précédent.

Mais par le biais de cette révolution vampirisée par des oligarques pro-occidentaux, l’Ukraine a basculé dans le camp occidental, réalisant un rêve américain vieux de 50 ans. Brzezinski écrivait noir sur blanc : « l’Amérique doit absolument s’emparer de l’Ukraine, parce que l’Ukraine est le pivot de la puissance russe en Europe. Une fois l’Ukraine séparée de la Russie, la Russie n’est plus une menace ». C’est ce programme qui a été réalisé en 2014. On s’en apercevra avec éclat, mais dans dix ou quinze ans, quand la vérité commencera à sortir peu à peu. Comme pour le début de la guerre du Vietnam et l’incident du golfe du Tonkin, la vérité finira par émerger, mais seulement quand elle sera devenue indolore et surtout, irréversible.

Revenons aux médias. Quand on observe le paysage médiatique américain, on y constate un pluralisme beaucoup plus marqué que chez nous. Là-bas, il va de la droite dure neocon de Fox News jusqu’à des publications de gauche grand public comme Salon.com et à des voix radicales, des journalistes très engagés contre le système qui ne sont absolument pas des marginaux, comme par exemple Glenn Greenwald. On a même eu récemment une tribune du neveu du président Kennedy contre la politique étrangère américaine. Pourquoi la France, et même l’Union Européenne, sont-elles plus royalistes que le roi anglo-saxon et pourquoi tente-t-on à ce point d’étouffer le débat d’idées ici ?

Pour moi qui suis francophone, qui ai passé mon bac en France, qui vis constamment aux coté de Français, c’est une immense déception et un grand mystère. Comme vous l’avez dit, si les médias dominants aux États-Unis sont totalement anti-russes, il existe aux États-Unis des médias marginaux ou des voix marginales qu’on peut entendre. Il y a beaucoup de recherches universitaires, même dans de petites universités, qui dénoncent ces manipulations, cette mainmise des médias mainstreams sur l’opinion générale.

Il existe même des publications d’universités aussi célèbres que Princeton contre le système américaniste…

Oui. Ces voix sont marginales, certes, au sein des publications générales des universités, mais elles existent toutes. Mon livre ne cite d’ailleurs que des sources américaines, anglaises ou européennes. En Allemagne aussi on peut trouver ces voix-là, même si elles sont périphériques. En revanche en France, c’est totalement exclu. Pour moi, c’est une immense déception, parce que cela marque l’abdication des grands intellectuels français.

La France, depuis le XVIIIe siècle, a toujours été un phare intellectuel pour le monde. Elle a un peu perdu de sa puissance politique mais elle était restée, jusqu’au début des années 90, disons une grande puissance intellectuelle ; maintenant on assiste à sa faillite.

Aujourd’hui, les intellectuels sont tous complètement alignés dans une sorte d’unanimisme. Ils expriment une vision du monde totalement sectaire qui prétend s’appuyer sur le culte des droits de l’homme, de la démocratie, de l’humanisme et qui, de fait, se révèle être une manière d’instrumentaliser l’esprit des Lumières et des droits de l’homme pour le mettre au service de causes et d’intérêts totalement médiocres. Pour vendre des armes à l’Arabie Saoudite, on est capables de diaboliser Poutine et de ne pas dire un mot sur ce qui se passe en Arabie saoudite, où c’est cent fois pire que tout ce que l’on peut voir et que l’on pourrait critiquer en Russie. C’est pareil pour la Turquie.

Pour l’observateur que je suis, cet aveuglement paraît absolument incompréhensible. Cette espèce de subjugation intellectuelle représente une démission intellectuelle face aux États-Unis et aux Anglo-saxons ou tout du moins, face à une partie de l’establishment intellectuel anglo-saxon.

Cet aveuglement des intellectuels fait écho à un aveuglement politique. Si en février 2014, la France  avait joué le rôle que l’on attendait d’elle dans la crise ukrainienne, elle se serait précipitée à Moscou pour exiger le respect de l’accord qui avait été signé le 21 février 2014 par Laurent Fabius, Steinmeyer et d’autres. Ianoukovitch aussi l’avait signé. Alors la guerre civile aurait été évitée. La Crimée, le Donbass seraient toujours ukrainiens. Poutine serait sorti de ce guêpier en sauvant la face, la tête haute, ce qui est toujours important en politique. Même chose en Syrie : s’obstiner à vouloir absolument faire du renversement d’Assad un préalable à toute négociation est politiquement suicidaire.

On assiste à un alignement total de la France sur les États-Unis, une démission, une capitulation. S’il s’agissait d’un rapport de force, on pourrait comprendre. Mais vu de l’extérieur, sur le plan intellectuel, qu’aucun journaliste français ne conteste cette position est incompréhensible.

Une dernière question : récemment, pour alimenter l’hystérie, les médias ont mis en avant des opposants à Poutine qui ne sont tout bonnement pas crédibles, comme Garry Kasparov. La montée dans l’hystérie est-elle une bonne stratégie de propagande ? Cela a-t-il un impact efficace sur les foules ?

J’ai reçu Kasparov. Dans la presse que je dirige, je donne la parole à Poutine, aux opposants, je donne la parole à tout le monde parce que justement, j’estime que c’est une règle de base du journalisme intellectuellement honnête. Ce qui ne veut pas dire que l’on doive adhérer à tout ce qui est dit, mais quand on fait ce travail, on est d’autant plus autorisé à émettre sa propre opinion que l’on donne aussi à l’opinion publique les moyens de juger.

Pour répondre à votre question, il est vrai que l’hystérisation peut être efficace. On l’a vu pendant les années 30, où l’on avait affaire à un hystérique qui a réussi à captiver les foules, à les drainer. L’hystérie peut être un moyen de communication redoutable. Quand la conscience collective est anesthésiée, elle finit par adhérer aux discours les plus extrémistes.

C’est un sujet de préoccupation grave pour les vrais démocrates. Un vrai démocrate ne peut pas accepter qu’un homme politique s’exprime de façon hystérique. Face à une société éveillée, lucide, critique, informée, le danger de l’hystérie est faible ; en revanche, quand l’opinion est en permanence bombardée par de la propagande, elle commence à y adhérer, et l’hystérie l’emporte. Ce point devrait mobiliser une attention toute particulière de la part des démocrates.

Interview réalisée par Corinne Roussel pour www.les-crises.fr

Source: http://www.les-crises.fr/on-assiste-a-la-faillite-de-la-puissance-intellectuelle-de-la-france-par-guy-mettan/


La Doctrine Obama [2/5] : La stratégie au Moyen-Orient

Tuesday 5 April 2016 at 01:08

Cette série de 5 billets est une traduction d’un article de Jeffrey Goldberg, qui a interviewé à de multiples reprises Obama pour le rédiger.

C’est une sorte de “Testament diplomatique”, où il fait le bilan des décisions les plus difficiles qu’il a dû prendre concernant le rôle de l’Amérique dans le monde.

Merci aux contributeurs qui ont traduit ce très long article.

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Barack Obama, lorsqu’il était sénateur

J’ai d’abord parlé avec Obama de la politique étrangère lorsqu’il était sénateur des États-Unis, en 2006. À l’époque, je connaissais surtout le texte d’un discours qu’il avait prononcé quatre ans plus tôt, lors d’un rassemblement contre la guerre à Chicago. Ce fut un discours inhabituel pour un rassemblement contre la guerre en ce qu’il n’était pas contre la guerre ; Obama, alors sénateur de l’Illinois, a argumenté contre une seule guerre en particulier et, à l’époque, encore théorique. “Je ne me fais pas d’illusions sur Saddam Hussein,” a-t-il déclaré. “C’est un homme brutal. Un homme impitoyable… Mais je sais aussi que Saddam ne pose pas de menace imminente et directe aux États-Unis ou à ses voisins.” Il a ajouté : “Je sais que l’invasion de l’Irak sans une justification claire et sans un soutien international fort ne fera que souffler sur les flammes du Moyen-Orient, et encourager les pires, et non les meilleurs, élans du monde arabe, et renforcer le recrutement de l’armée d’al-Qaïda.”

Ce discours m’avait rendu curieux au sujet de son auteur. J’ai voulu comprendre comment un sénateur de l’État de I’Illinois, professeur de droit à temps partiel qui a passé son temps à voyager entre Chicago et Springfield, en était venu à une compréhension plus éclairée du bourbier qui s’annonçait que les plus expérimentés des penseurs en politique étrangère de son parti, y compris des figures telles que Hillary Clinton, Joe Biden et John Kerry, sans parler de, bien sûr, la plupart des républicains et de nombreux écrivains et analystes de la politique étrangère, dont moi.

Depuis cette première réunion en 2006, j’ai interrogé Obama périodiquement, principalement sur des sujets liés au Moyen-Orient. Mais pendant ces quelques derniers mois, j’ai passé plusieurs heures à parler avec lui de thèmes plus larges de sa politique étrangère « à long terme », y compris des sujets dont il aime particulièrement s’entretenir, ceux qui n’ont rien à voir avec le Moyen-Orient.

« Daech n’est pas une menace existentielle pour les États-Unis, » m’a-t-il dit dans une de ces conversations. « Le changement climatique est une menace existentielle potentielle pour le monde entier, si nous ne faisons pas quelque chose. » Obama a expliqué que le changement climatique l’inquiète en particulier parce que « c’est un problème politique parfaitement conçu pour repousser l’intervention gouvernementale. Il implique chaque pays et c’est un cas d’urgence comparativement lent, ainsi il y a toujours quelque chose apparemment plus urgent à l’ordre du jour. »

À l’heure actuelle, bien sûr, la Syrie est la plus urgente des questions « apparemment plus urgentes ». Mais à n’importe quel moment, l’entière présidence d’Obama pourrait être renversée par une agression nord-coréenne ou une attaque de la Russie contre un membre de l’OTAN, ou une attaque planifiée de l’État Islamique sur le sol américain. Peu de présidents ont fait face à de telles épreuves diverses au niveau international comme Obama et le défi pour lui, comme pour tous les présidents, a été de distinguer la simple urgence de l’urgence vraiment importante et de se concentrer sur cette dernière.

Mon but dans nos récentes conversations était de voir le monde par les yeux d’Obama et comprendre ce qu’il croit devoir être le rôle de l’Amérique dans le monde. Cet article est nourri par notre récente suite de conversations, qui ont eu lieu dans le bureau ovale ; lors de déjeuners dans sa salle à manger ; à bord de Air Force One ; et à Kuala Lumpur pendant sa visite la plus récente en Asie, en novembre. Il tire aussi ses informations de mes précédents entretiens avec lui, de ses discours et des nombreuses considérations publiques, aussi bien que des conversations avec ses principaux conseillers en politique étrangère et en sécurité nationale, avec les dirigeants étrangers et leurs ambassadeurs à Washington, avec les amis du président et d’autres qui ont parlé avec lui de ses politiques et de ses décisions, et ses adversaires et détracteurs.

Obama Defense Strategy

Leon Panetta (à gauche) assiste à un point de presse sur la stratégie militaire en janvier 2012. Panetta, alors ministre de la Défense nationale d’Obama, a critiqué l’échec présidentiel à faire respecter la ligne rouge syrienne.

Pendant la durée de nos conversations, je suis venu voir Obama comme un président devenu progressivement plus fataliste à propos des limites du pouvoir de l’Amérique à diriger les événements mondiaux, même si, à la fin de sa présidence, il a accumulé un ensemble d’avancées majeures potentiellement historiques en politique étrangère – des avancées controversées, provisoires, sans aucun doute, mais néanmoins réalisées : l’ouverture de Cuba, l’entente sur le changement climatique de Paris, la négociation de l’accord sur le Partenariat Trans-Pacifique et, bien sûr, l’accord nucléaire avec l’Iran. Un travail qu’il a accompli malgré son impression croissante que de plus grandes forces – le contre-courant du sentiment tribal dans un monde qui devrait avoir abandonné ses atavismes ; la résistance des petits hommes qui gouvernent de grands pays de façon contraire à leurs propres intérêts supérieurs ; la persistance de la peur en tant qu’émotion humaine dominante conspirant contre les meilleures intentions de l’Amérique. Mais il a aussi appris, m’a-t-il dit, que très peu de choses sont accomplies dans les affaires internationales sans la gouvernance américaine.

Obama m’a parlé de cette apparente contradiction. “Je veux un président qui sente que vous ne pouvez tout résoudre,” dit-il. D’autre part, “si nous ne fixons pas l’agenda, il ne se passe rien.” Il explique ce qu’il voulait dire. “Le fait qu’il n’y a pas un sommet où j’ai assisté depuis que je suis président où nous n’avons pas fixé l’agenda, où nous n’étions pas responsables pour les résultats-clés,” dit-il. “C’est aussi vrai quand vous parlez de sécurité nucléaire, de sauvetage du système financier international ou si vous parlez du climat.”

Un jour, lors d’un lunch dans la salle à manger du bureau ovale, j’ai demandé au président comment il pensait que la politique étrangère serait comprise par les historiens. Il commença par me décrire la grille à quatre cases représentant les écoles principales de pensée de la politique étrangère américaine. Une des cases s’appelle l’isolationnisme, il l’a écartée d’un geste de la main. “Le monde rapetisse de jour en jour,” dit-il. “Le retrait est intenable.” Il a appelé les autres cases réalisme, interventionnisme libéral et internationalisme. “Je suppose que vous pouvez m’appeler un réaliste car je pense que nous ne pouvons à aucun moment soulager toute la misère du monde,” dit-il. “Nous devons choisir où nous pouvons avoir un réel impact.” Il a aussi noté qu’il était assez évidemment un internationaliste, étant donné son dévouement au renforcement des organisations multilatérales et des normes internationales.

Je lui ai dit mon impression que les différents traumatismes des sept années précédentes avaient en tout cas intensifié son engagement envers une modération guidée par le réalisme. Est-ce que presque deux termes complets à la Maison-Blanche l’avaient aigri sur l’interventionnisme ?

“Malgré tous nos défauts, les États-Unis ont clairement été une force du bien dans le monde,” dit-il. “Si vous nous comparez à toutes les super puissances antérieures, nous agissons moins sur les bases restreintes à notre propre intérêt, et nous nous sommes intéressés à établir des normes qui bénéficient à tout le monde. S’il est possible de faire le bien à un coût supportable, nous le faisons.”

OB : on sent ici tout le poids de la pensée de la “destinée manifeste des USA

Si une crise, ou une catastrophe humanitaire, ne respecte pas les critères stricts de ce qui constitue une menace directe à la sécurité nationale, Obama dit qu’il ne croit pas qu’on devrait le contraindre au silence. Il a suggéré être réaliste au point de pouvoir porter un jugement sur les autres dirigeants. Même s’il n’a pas jusqu’ici exclu l’usage direct de la puissance américaine pour détrôner Assad, il a estimé qu’il n’avait pas eu tort de l’avoir appelé à partir. « Souvent, quand vous recevez des détracteurs de notre politique syrienne, une des choses qu’ils vont pointer du doigt est que “vous avez appelé Assad à partir mais vous ne l’y avez pas forcé. Vous n’avez pas envahi.” Et l’idée est que si vous n’alliez pas renverser le régime, il n’aurait fallu rien dire. Pour moi, c’est un argument étrange, l’idée que si nous utilisons notre autorité morale pour dire “c’est un régime brutal et ce n’est pas la façon dont un dirigeant devrait traiter son peuple,” une fois que vous avez dit cela, vous êtes obligés d’envahir le pays et mettre en place un gouvernement que vous préférez.”

« Je suis très internationaliste, » a dit Obama dans une conversation ultérieure. « Et je suis aussi un idéaliste, dans la mesure du possible, parce que je crois que nous devons promouvoir des valeurs comme la démocratie et les droits de l’homme et des normes et des valeurs, parce qu’elles ne servent pas uniquement nos intérêts lorsque plus de gens adoptent les valeurs que nous partageons – de la même façon qu’économiquement, si les gens adoptent l’État de droit et le droit de propriété et ainsi de suite, c’est à notre avantage – mais parce que cela fait du monde un endroit meilleur. Et je souhaite le dire d’une façon très bête, et d’une façon dont Brent Scowcroft ne le dirait probablement pas. »

« Maintenant que j’ai dit cela, » a-t-il ajouté, « je crois aussi que le monde est un endroit rude, compliqué, confus, et plein de souffrance et de tragédie. Et pour faire avancer à la fois nos intérêts sécuritaires et ces idéaux et valeurs auxquels nous tenons, nous devons être têtus tout en gardant un grand cœur, bien choisir les endroits, et reconnaître que certaines fois, le mieux que nous pourrons faire sera de mettre un coup de projecteur sur une chose terrible, mais sans croire que nous pourrons automatiquement la résoudre. Certaines fois, nos intérêts sécuritaires s’opposeront à nos soucis à propos des droits de l’homme. Certaines fois, nous pourrons faire quelque chose pour des innocents qu’on tue, mais certaines fois nous ne pourrons pas. »

Si Obama ne s’était jamais demandé si l’Amérique était vraiment l’unique nation indispensable au monde, il a arrêté de le faire. Mais il est l’un des rares présidents à parfois sembler s’indigner contre ce caractère indispensable plutôt qu’y adhérer. « Les resquilleurs m’exaspèrent, » m’a-t-il dit. Récemment, Obama a averti que la Grande-Bretagne ne serait plus capable de prétendre à une « relation spéciale » avec les États-Unis si elle ne s’engageait pas à dépenser au moins 2% de son PIB à la défense. « Vous devez payer votre part, » a dit Obama à David Cameron, qui a par la suite respecté le seuil de 2%.

Obama a expliqué qu’une partie de sa mission de président est d’aiguillonner les autres pays pour qu’ils agissent d’eux-mêmes, plutôt que d’attendre d’y être amenés par les États-Unis. La défense de l’ordre international libéral contre la terreur djihadiste, l’aventurisme russe et les pressions chinoises dépendent en partie, croit-il, de la volonté des autres nations d’en partager la charge avec les États-Unis. Voilà pourquoi la controverse autour de cette assertion – faite par un fonctionnaire anonyme au New Yorker durant la crise en Libye de 2011 – selon laquelle sa politique consisterait à “diriger depuis l’arrière” l’a perturbé. “Nous n’avons pas à être toujours ceux qui sont à l’avant,” m’a t-il dit. “Quelquefois nous allons obtenir ce que nous voulons précisément parce que nous partageons les mêmes objectifs. L’ironie est que c’était précisément afin d’empêcher les États européens et arabes de s’accrocher à nos basques pendant que nous menions tous les combats, que nous avons insisté à dessein,” pour qu’ils mènent la mission pour renverser Mouammar Khadafi en Libye. “Cela faisait partie de la campagne contre les resquilleurs.”

Le président semble également croire que le partage du leadership avec d’autres pays est un moyen de contenir les pulsions les plus incontrôlées de l’Amérique. « L’une des raisons pour lesquelles je me suis tant concentré sur une intervention multilatérale où nos intérêts directs ne sont pas en jeu, c’est que le multilatéralisme régule la démesure, » a-t-il expliqué. Il évoque constamment ce qu’il estime des échecs du passé de l’Amérique à l’étranger comme un moyen de contrôler l’arrogance américaine. « Nous avons l’histoire, » dit-il. « Nous avons l’histoire en Iran, nous avons l’histoire en Indonésie et en Amérique centrale. Nous devons donc être attentifs à notre histoire lorsque nous commençons à parler d’intervention, et comprendre la source de la méfiance d’autres peuples. »

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Obama et le président cubain Raúl Castro lors du Sommet des Amériques au printemps dernier.

Dans ses efforts pour décharger l’Amérique de certaines responsabilités en matière de politique étrangère sur ses alliés, Obama semble être un président de désengagement classique à la manière de Dwight D. Eisenhower et Richard Nixon. Le désengagement, dans ce contexte, est défini comme « faire marche arrière, dépenser moins, limiter les risques et se décharger de tâches sur les alliés, » m’a expliqué Stephen Sestanovich, un expert de la politique étrangère présidentielle au Conseil des relations étrangères. « Si John McCain avait été élu en 2008, vous auriez toujours vu un certain degré d’austérité, » a déclaré Sestanovich. « Il est ce que le pays voulait. Si vous entrez en fonction au milieu d’une guerre qui ne se déroule pas bien, vous êtes convaincu que le peuple américain vous a embauché pour faire moins. » Une différence entre Eisenhower et Nixon, d’une part, et Obama, d’autre part, dit Sestanovich, est que Obama « semble avoir eu un engagement idéologique personnel à l’idée que la politique étrangère avait consommé trop d’attention et de ressources de la nation. »

Je questionnai Obama à propos de ce désengagement. “Presque toutes les puissances du monde ont succombé” à l’expansionnisme, dit-il. « L’idée qu’à chaque fois qu’il y a un problème, nous envoyons nos militaires pour imposer l’ordre, ne me semble pas une idée intelligente. Nous ne pouvons pas faire cela. »

Mais une fois qu’il a décidé qu’un défi particulier représente une menace directe à la sécurité nationale, il a montré une volonté d’agir unilatéralement. C’est une des plus grandes ironies de la présidence d’Obama : il a inlassablement remis en cause l’efficacité de l’usage de la force, mais il est également devenu le plus performant des chasseurs de terroristes de l’histoire de la présidence, un qui transmettra à son successeur un ensemble d’outils à faire rêver un assassin accompli. « Il applique différents standards à la menace directe des États-Unis, » dit Ben Rhodes. « Par exemple, malgré ses réticences au sujet de la Syrie, il n’a pas eu une hésitation pour le drone. » Certains détracteurs avancent qu’il aurait dû y réfléchir à deux fois sur ce qu’ils perçoivent comme une utilisation excessive des drones. Mais John Brennan, le directeur de la CIA d’Obama, m’a dit récemment que lui et le président « avaient des vues similaires sur la théorie de la guerre juste. » Le président réclame une quasi-certitude d’absence de dommages collatéraux.

Ceux qui parlent avec Obama de la pensée djihadiste disent qu’il possède une compréhension sans illusions des forces qui animent la violence apocalyptique parmi les musulmans radicaux, mais il a été prudent en l’exprimant publiquement, par crainte d’exacerber la xénophobie antimusulmane. Il comprend le réalisme tragique du péché, la lâcheté et la corruption, et a une appréciation hobbesienne de la façon dont la peur façonne le comportement humain. Et pourtant, il a toujours et avec une apparente sincérité, professé avec optimisme que le monde s’incline vers la justice. Il est, en quelque sorte, un optimiste hobbesien.

Jeffrey Goldberg parle au conseiller adjoint à la sécurité nationale Ben Rhodes des nouveaux liens des États-Unis avec Cuba et de leur impact sur la politique américaine dans son ensemble. Visionnez la conversation en entier avec Ben Rhodes ici.

Les contradictions ne finissent pas là. Bien qu’il ait une réputation de prudence, il a également souhaité remettre en question certaines hypothèses de longue date concernant la conception traditionnelle de la politique étrangère des États-Unis. À un degré remarquable, il est prêt à se demander pourquoi les ennemis de l’Amérique sont ses ennemis, ou pourquoi certains de ses amis sont ses amis. Il a renversé un demi-siècle de consensus bipartite afin de rétablir les liens avec Cuba. Il s’est demandé pourquoi les États-Unis devraient éviter d’envoyer leurs forces au Pakistan pour tuer les dirigeants d’al-Qaïda, et, en privé, se demande pourquoi le Pakistan, qu’il considère comme un pays désastreusement dysfonctionnel, devrait être considéré comme un allié des États-Unis. Selon Leon Panetta, il s’est demandé pourquoi les États-Unis devrait maintenir le prétendu avantage militaire qualitatif d’Israël, ce qui lui donne accès à des systèmes d’armes plus sophistiqués que ce que les alliés arabes de l’Amérique reçoivent ; mais il a également remis en question, souvent durement, le rôle que les alliés arabes sunnites de l’Amérique jouent à fomenter le terrorisme anti-américain. Il est clairement irrité que l’orthodoxie de la politique étrangère l’oblige à traiter l’Arabie saoudite comme un allié. Et bien sûr, il a décidé dès le début, en face d’une importante critique, qu’il voulait tendre la main aux plus ardents ennemis de l’Amérique au Moyen-Orient, l’Iran. L’accord nucléaire qu’il a conclu avec l’Iran prouve, au moins, qu’Obama ne craint pas le danger. Il a parié la sécurité mondiale et son propre héritage que l’un des principaux États commanditaires du terrorisme au monde adhérera à un accord de limitation de son programme nucléaire.

« Lâcher des bombes sur quelqu’un pour prouver que vous êtes prêt à lacher des bombes sur quelqu’un est simplement la pire raison d’utiliser la force. »

On considère, au moins parmi ses détracteurs, qu’Obama a cherché à conclure un accord avec l’Iran parce qu’il a une vision du rapprochement historique américano-persan. Mais son désir d’un compromis sur le nucléaire était né autant du pessimisme que de l’optimisme. « L’accord iranien n’a jamais eu pour principal objectif d’essayer d’ouvrir une nouvelle ère de relations entre les États-Unis et l’Iran, » m’a dit Susan Rice. « Il était bien plus pragmatique et minimaliste. Le but était très simplement de rendre un pays dangereux considérablement moins dangereux. Personne ne s’attendait à ce que l’Iran devienne un acteur bienveillant. »

J’ai un jour cité à Obama une scène du Parrain 3, dans laquelle Michael Corleone est en colère et se plaint de son échec à échapper à l’emprise du crime organisé. J’ai dit à Obama que le Moyen-Orient était à sa présidence ce que la pègre est à Corleone, et j’ai commencé à citer Al Pacino : « Juste quand je m’en croyais sorti – »

« Ils m’y ramènent, » a dit Obama, terminant l’idée.

L’histoire de la rencontre d’Obama avec le Moyen-Orient suit une courbe de désillusion. Pendant sa première période prolongée de gloire, en tant que candidat à la présidentielle en 2008, Obama a souvent parlé de la région avec espoir. À Berlin cet été, dans un discours devant 200 000 Allemands en adoration, il a dit « C’est le moment où nous devons aider à répondre à l’appel d’une nouvelle aube au Moyen Orient. »

L’année suivante, en tant que président, il a fait un discours au Caire afin de rétablir les relations des États-Unis avec les musulmans du monde. Il a parlé des musulmans dans sa propre famille, de son enfance en Indonésie, et a confessé les péchés de l’Amérique même lorsqu’il critiquait ceux du monde musulman qui diabolisaient les États-Unis. Sa promesse de régler le conflit israélo-palestinien, ce qu’on a alors cru être la préoccupation centrale qui animait les musulmans arabes, a cependant attiré mon attention. Sa sympathie pour les Palestiniens a ému l’auditoire mais a compliqué ses relations avec Benyamin Netanyahou, le Premier ministre israélien, en particulier parce que Obama a aussi décidé d’éviter Jérusalem lors de sa première visite présidentielle au Moyen-Orient.

Quand j’ai demandé à Obama ce qu’il avait récemment espéré accomplir avec son discours de rétablissement du Caire, il a dit qu’il avait essayé – sans succès, il l’a admis – de persuader les musulmans d’examiner de plus près les racines de leur mécontentement.

« Mon argument était le suivant : nous allons tous arrêter de prétendre que la cause des problèmes du Moyen-Orient est Israël, » m’a-t-il dit. « Nous voulons travailler à aider les Palestiniens à parvenir à un État et à la dignité, mais j’espérais que mon discours pourrait déclencher une discussion, pourrait créer un espace aux musulmans afin de régler les vrais problèmes auxquels ils sont confrontés, les problèmes de gouvernance et le fait que certains des courants de l’Islam ne sont pas passés par une réforme qui aiderait les gens à adapter leurs doctrines religieuses à la modernité. Ma pensée était : je communiquerai sur le fait que les États-Unis ne bloquent pas la voie de ce progrès, que nous aiderons, de toutes les manières possibles, à l’avancement des objectifs d’un programme arabe pratique réussi qui procure une vie meilleure aux gens ordinaires. »

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Le Premier ministre britannique David Cameron, entouré de représentants du Royaume-Uni, assiste à un diner à la Maison-Blanche en janvier 2015.

Grâce à la première vague du Printemps arabe, en 2011, Obama a continué à parler avec optimisme de l’avenir du Moyen-Orient, à coller aussi près que jamais de l’ordre du jour de ce que l’on appelle la liberté de George W. Bush, qui a été caractérisé en partie par la conviction que les valeurs démocratiques pourraient être implantées au Moyen-Orient. Il a assimilé les manifestants en Tunisie et de la place Tahrir avec Rosa Parks [une militante de la lutte contre la ségrégation raciale, NdT] et les « patriotes de Boston » [victoire de Lexington et de Concord en 1775, lors du premier conflit de la guerre d’indépendance des États-Unis, NdT].

« Après les décennies d’acceptation du monde tel qu’il est dans la région, nous avons une chance d’atteindre le monde tel qu’il devrait être, » a-t-il dit dans un discours à l’époque. « Les États-Unis soutiennent un ensemble de droits universels. Et ces droits incluent la liberté d’expression, la liberté d’assemblée pacifique, la liberté de religion, l’égalité des hommes et des femmes dans le cadre de l’État de droit et le droit de choisir vos propres dirigeants… Notre soutien à ces principes n’est pas d’un intérêt secondaire. »

Mais au cours des trois années suivantes, comme le printemps arabe a renoncé à ses promesses initiales et que la brutalité et les dysfonctionnements ont submergé le Moyen-Orient, le président a renoncé à ses illusions. Certaines de ses déceptions les plus profondes concernent les leaders du Moyen-Orient eux-mêmes. Benjamin Netanyahou est dans sa propre catégorie : Obama a longtemps cru que Netanyahou pourrait apporter une solution à deux États qui protégerait le statut d’Israël en tant que démocratie majoritairement juive, mais il est trop timoré et politiquement paralysé pour le faire. Obama n’a aussi eu guère de patience envers Netanyahu et d’autres leaders du Moyen-Orient qui mettent en doute sa vision de la région. Lors d’une des réunions de Netanyahou avec le président, le Premier ministre israélien s’est lancé sur un discours professoral à propos des dangers de la région violente dans laquelle il vit. Obama a estimé que Netanyahou se comportait d’une façon condescendante et évitait aussi le sujet du jour : les négociations de paix. Finalement, le président a interrompu le Premier ministre : « Bibi, vous devez comprendre quelque chose, » a-t-il dit. « Je suis le fils afro-américain d’une mère célibataire et je vis ici, dans cette maison. Je vis à la Maison Blanche. Je suis parvenu à être élu président des États-Unis. Vous pensez que je ne comprends pas de quoi vous parlez, mais je le comprends. » D’autres dirigeants le frustrent aussi énormément. Dès le début, Obama a vu Recep Tayyip Erdogan, le président de la Turquie, comme le genre de dirigeant musulman modéré qui comblerait le fossé entre l’Est et l’Ouest – mais Obama le considère maintenant comme un échec et un partisan de l’autorité, en tant qu’il refuse d’utiliser son énorme armée pour apporter la stabilité en Syrie. Et dans la coulisse d’un sommet de l’OTAN au Pays de Galles en 2014, Obama a pris à part le roi Abdullah II de Jordanie. Obama a dit qu’il avait entendu dire qu’Abdullah s’était plaint à des amis au Congrès américain de son aptitude à diriger et avait dit au roi que s’il avait des plaintes, il devrait les lui faire directement. Le roi a nié qu’il avait dit du mal de lui.

Ces derniers jours, le président s’est mis à plaisanter en privé, « Tout ce dont j’ai besoin au Moyen-Orient c’est de quelques autocrates intelligents. » Obama avait toujours une affection pour les assistants pragmatiques et efficaces, des technocrates aux émotions contenues, « si seulement tout le monde pouvait ressembler aux Scandinaves, tout serait facile. »

L’écroulement du Printemps arabe a brouillé la vision du président sur ce que les États-Unis pourraient réaliser au Moyen-Orient et lui a fait prendre conscience à quel point le chaos prenait la place d’autres priorités. “Le président a reconnu au cours du Printemps arabe que le Moyen-Orient nous épuisait,” m’a dit récemment John Brennan, qui a exercé sous le premier mandat d’Obama la fonction de principal conseiller en contre-terrorisme.

Mais ce qui a scellé le point de vue fataliste d’Obama a été l’échec de l’intervention de son administration en Libye en 2011. Cette intervention avait pour but d’empêcher le dictateur d’alors du pays, Mouammar Kadhafi, de massacrer le peuple de Benghazi, puisque c’est ce qu’il menaçait de faire. Obama ne voulait pas se joindre à la bataille, il a été conseillé par Joe Biden et, parmi d’autres, son secrétaire à la Défense dont c’était le premier mandat, de rester à l’écart. Mais un groupe puissant au sein de l’équipe de sécurité nationale, la secrétaire d’État Hillary Clinton, Susan Rice, alors ambassadrice aux Nations Unies, ainsi que Samantha Power, Ben Rhodes et Antony Blinken, alors conseiller en sécurité nationale de Biden, ont fait un intense lobbying pour protéger Benghazi, et l’ont emporté. (Biden, acerbe à propos du jugement de politique étrangère de Clinton, a dit en privé, « Hillary veut seulement être Golda Meir. ») Les bombes américaines ont plu, le peuple de Benghazi a été épargné par ce qui aurait pu ou ne pas être un massacre, et Kadhafi a été capturé et exécuté.

Mais Obama dit aujourd’hui de l’intervention, « Cela n’a pas marché. » Les États-Unis, pense-t-il, ont soigneusement planifié l’opération en Libye et pourtant le pays est toujours dans un état catastrophique.

Pourquoi, étant donné ce qui semble être la réticence naturelle du président à s’embarquer militairement là où la sécurité nationale américaine n’est pas directement en jeu, a-t-il accepté la recommandation de ses conseillers les plus militants d’intervenir ?

« L’ordre social en Libye est en panne, » a déclaré Obama, expliquant sa pensée à l’époque. « Vous avez des protestations massives contre Kadhafi. Vous avez des divisions tribales à l’intérieur de la Libye. Benghazi est un point focal pour le régime d’opposition. Et Kadhafi met en marche son armée vers Benghazi, et il a dit : « Nous allons les tuer comme des rats. »

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Les milices en Libye

« Maintenant, la première option serait de ne rien faire, et certains dans mon administration ont dit, aussi tragique que la situation en Libye puisse être, ce n’est pas notre problème. La façon dont je l’ai considéré, c’était que ce serait notre problème si, en fait, le chaos complet et la guerre civile avaient éclaté en Libye. Mais ce n’est pas au cœur des intérêts américains ni logique pour nous de frapper unilatéralement le régime de Kadhafi. À ce moment-là, vous avez l’Europe et un certain nombre de pays du Golfe qui méprisent Kadhafi, ou qui sont concernés sur une base humanitaire, qui appellent à l’action. Mais l’habitude au cours des dernières décennies dans ces circonstances est que les gens nous poussent à agir mais se montrent réticents à mettre leur peau en jeu. »

« Resquilleurs ? » suis-je intervenu.

« Resquilleurs », a-t-il dit, et a continué : « Donc, ce que je disais à ce moment-là c’était que nous devons agir dans le cadre d’une coalition internationale. Mais parce que ce n’est pas au cœur de nos intérêts, nous avons besoin d’obtenir un mandat de l’ONU ; nous avons besoin de la participation active à la coalition des Européens et des pays du Golfe ; nous appliquerons les capacités militaires qui nous sont uniques, mais nous nous attendons que d’autres assument leur soutien. Et nous avons travaillé avec nos équipes de défense pour assurer que nous puissions exécuter une stratégie sans mettre les pieds sur le terrain et sans engagement militaire à long terme en Libye.

« Donc nous avons en réalité exécuté ce plan aussi bien que je pouvais m’y attendre : nous avons obtenu un mandat de l’ONU, nous avons construit une coalition, cela nous a coûté un milliard de dollars ce qui, s’agissant d’opérations militaires, est très bon marché. Nous avons évité des pertes humaines civiles à grande échelle, nous avons empêché ce qui presque sûrement aurait été un conflit civil prolongé et sanglant. Et malgré tout cela, la Libye est en désordre. »

Désordre est le terme diplomatique du président ; en privé, il appelle la Libye un « spectacle de merde », en partie parce qu’il est ensuite devenu un havre pour l’ÉI – celui qu’il a déjà ciblé par des frappes aériennes. Il est devenu un spectacle de merde, pense Obama, pour des raisons qui avaient moins à voir avec l’incompétence américaine qu’avec la passivité des alliés de l’Amérique et le pouvoir obstiné du tribalisme.

« Quand je me retourne et que je me demande ce qui c’est mal passé, » a dit Obama, « il y a place pour la critique, parce que j’avais plus foi dans les Européens, étant donné la proximité de la Libye, étant investis dans le suivi, » a-t-il dit. Il a noté que Nicolas Sarkozy, le président français, a perdu son emploi l’année suivante. Et il a dit que le Premier ministre britannique David Cameron cessa rapidement de prêter attention, « distrait par une série d’autres choses. » De la France, il dit : « Sarkozy voulait proclamer partout qu’il prenait part à la campagne aérienne, malgré le fait que nous avions anéanti toutes les défenses aériennes et mis en place l’essentiel de l’infrastructure » pour l’intervention. Ce genre de vantardise était parfait, a dit M.Obama, parce qu’elle a permis aux États-Unis d’« acheter la participation de la France d’une manière qui la rendait moins chère et moins risquée pour nous. » En d’autres termes, donner à la France un crédit supplémentaire en échange de moins de risques et de coût pour les États-Unis était un utile compromis, sauf que « du point de vue d’un grand nombre de gens parmi les décideurs de la politique étrangère, eh bien, ce fut terrible. Si nous voulons faire quelque chose, de toute évidence, nous devons être au premier plan, et personne d’autre ne doit en partager l’honneur. »

Obama blâme également les dynamiques internes libyennes. “Le degré de division tribale en Libye était plus important que nos analystes ne l’avaient prévu. De même que notre capacité à avoir une quelconque structure avec laquelle nous pourrions interagir, commencer à entraîner et fournir des ressources s’est très vite détériorée.”

La Libye lui a prouvé qu’il était préférable d’éviter le Moyen-Orient. « Nous ne devrions nous engager au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en aucune façon, » a-t-il dit à un ancien collègue du Sénat. « Cela serait une erreur élémentaire et fondamentale. »

Le président Obama n’est pas entré en fonction préoccupé par le Moyen-Orient. Il est le premier enfant du Pacifique à devenir président – né à Hawaï, élevé là-bas, et durant quatre ans en Indonésie – et il fait une fixation sur la nécessité de tourner l’attention de l’Amérique vers l’Asie. Pour Obama, l’Asie représente l’avenir. L’Afrique et l’Amérique latine, selon lui, méritent mieux que l’attention qu’ils ont reçue jusqu’ici des États-Unis. L’Europe, au sujet de laquelle il est très prosaïque, est une source de stabilité qui requiert, durant d’occasionnelles déconvenues, que l’Amérique lui tienne la main. Et le Moyen-Orient est une région à éviter – une qui, grâce à la révolution énergétique de l’Amérique, sera bientôt de peu d’intérêt pour l’économie des États-Unis.

Ce n’est pas le pétrole mais une autre exportation du Moyen-Orient, qui façonne la compréhension d’Obama de ses responsabilités là-bas. Au début 2014, les conseillers du renseignement d’Obama lui ont dit qu’ISIS était d’une importance marginale. Selon les représentants de l’administration, le général Lloyd Austin, puis le commandant du commandement central, qui supervise les opérations militaires  américaines au Moyen-Orient, ont dit à la Maison-Blanche que l’État Islamique n’était qu’un « feu de paille ». Cette analyse a conduit Obama, dans une interview au New Yorker, à décrire la constellation des groupes djihadistes en Irak et Syrie comme « l’équipe junior » du terrorisme. (Un porte-parole d’Austin m’a dit « à aucun moment le général n’a considéré Daech comme un phénomène « feu de paille ».)

« Désordre est le terme diplomatique du Président pour caractériser ce que l’intervention américaine a laissé en Libye ; à titre privé, il l’appelle « un spectacle de merde ».

Source : The Atlantic, le 09/03/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Source: http://www.les-crises.fr/la-doctrine-obama-25-la-strategie-au-moyen-orient/


Double standard de la CIA quant à la torture

Tuesday 5 April 2016 at 00:01

Mehfi Hasan demande à l’ancien chef de la CIA Michael Hayden (directeur de la NSA de 1999 à 2005, puis directeur de la CIA entre 2006 et 2009) de s’expliquer sur la torture – en l’espèce le waterboarding (vidéo).

Double standard hallucinant…

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Source: http://www.les-crises.fr/double-standard-de-la-cia-quant-a-la-torture/


Emmanuel Todd : “La France n’est plus dans l’histoire”

Monday 4 April 2016 at 03:00

Source : Le Nouvel Obs, Aude Lancelin, 23-03-2016

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L’historien et démographe ne s’était pas exprimé en France depuis la polémique suscitée par son livre, “Qui est Charlie?”, paru au printemps 2015. Crise des réfugiés, attentats du 13 novembre, jeunesse économiquement sinistrée, autant de sujets qu’il aborde en exclusivité dans un grand entretien à paraître demain dans “L’Obs”. En voici quelques extraits.

L’OBS. Nous sommes en présence de la vague de réfugiés la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale. Face à cela, les derniers grands piliers qui soutiennent encore une construction européenne déjà très malmenée par la crise des dettes souveraines semblent en passe de céder. Quel regard portez-vous sur ces événements?

Emmanuel Todd. Il faut d’abord souligner que, pour la France, la crise des réfugiés est un phénomène idéologique sans substance: tout simplement parce que les réfugiés ne veulent pas venir chez nous. C’est d’ailleurs extrêmement vexant pour notre pays, parce que la capacité à attirer des immigrés est un signe de dynamisme. Cela a d’abord un rapport avec le fait que la France est dans une situation démographique satisfaisante, que le taux de fécondité est de deux enfants par femme, mais surtout avec le fait qu’il y a beaucoup de jeunes au chômage chez nous.

Tout autre est la situation de l’Allemagne, un pays qui se bat contre le vieillissement démographique, et qui est en recherche permanente de main-d’œuvre. L’Allemagne et le Japon, deux pays sur lesquels j’ai beaucoup travaillé, ont actuellement les deux populations les plus âgées du monde, puisque l’âge médian y est respectivement de 46,2 ans et de 46,5 ans, alors qu’il est de 38 ans aux Etats-Unis, de 40 ans au Royaume-Uni et de 41,2 ans en France.

La différence entre l’Allemagne et le Japon, c’est que ce dernier se refuse à utiliser une immigration massive et qu’il s’est résigné à gérer le déclin de sa puissance. L’Allemagne, elle, est un pays totalement paradoxal puisque, quoique étant l’un des deux plus vieux du monde, elle n’a nullement renoncé à la puissance économique.

Concernant les réfugiés, vous considérez donc que l’Allemagne fait preuve de réalisme économique face à sa faiblesse démographique, et non, comme on veut souvent le considérer dans les cercles médiatiques français, que la chancelière Merkel fait preuve d’un sens des responsabilités remarquable…

La politique migratoire d’Angela Merkel est dans la continuité exacte de ce qui s’est fait en Allemagne depuis les années 1960. Avant tout, il faut comprendre que l’obsession des classes dirigeantes allemandes, c’est le renouvellement de la force de travail. Je me souviens d’une couverture extraordinaire du «Spiegel». Au moment même où le monde entier accusait l’Allemagne de détruire les économies grecque, italienne, espagnole et portugaise par des politiques d’austérité et de contraction budgétaire drastiques, on vit paraître cette une qui présentait l’Allemagne comme le nouveau paradis pour la jeunesse du Sud, avec les visages heureux de jeunes Méditerranéens qualifiés, compétents, appelés à participer au bon fonctionnement de l’économie allemande.

Les Français sont aveugles sur ces choses-là, car sur ce sujet aussi, la France vit dans une idée fausse d’elle-même. Nous pensons que c’est nous, le grand pays ouvert d’immigration. Alors que ça n’a été vrai que très ponctuellement dans le passé. En fait, tout au long de son histoire la plus ancienne, c’est l’Allemagne qui a eu un rapport extrêmement créatif à l’immigration. La Prusse, par exemple, est un pays qui a été inventé, en partie créé par l’apport de populations étrangères, y compris de huguenots français. Et dans toutes les années d’après-guerre, il y a eu en Allemagne une importante immigration yougoslave, et turque, puis issue de tous les pays de l’Est.

Le grand pays d’immigration, depuis la guerre, en Europe, c’est l’Allemagne. Je sais que certains en France aiment penser qu’en s’ouvrant aujourd’hui aux immigrés du Proche et du Moyen-Orient l’Allemagne essaie encore de racheter ses fautes passées, d’apparaître comme le génie du bien… Pure naïveté. Les Allemands ne sont plus du tout dans cet état d’esprit et ne pensent plus qu’ils ont des fautes à expier.

Cela a longtemps été le cas, tout de même, et cela a beaucoup pesé sur la construction européenne.

Oui, mais on en est tout à fait sorti. Et ce qu’on a pu voir, l’été dernier notamment, à l’occasion de la crise grecque, c’est une totale bonne conscience chez les Allemands. La réunification a eu lieu en 1990. En vingt-cinq ans, l’Allemagne a retapé sa partie orientale sinistrée par le communisme. Elle a remis en ordre de marche économique toute l’Europe de l’Est, intégré ses populations actives à son système industriel, écrasé la concurrence à l’ouest et au sud dans la zone euro, et est devenue quasiment le premier exportateur mondial pour les produits de haut niveau technologique, bien avant la Chine, les Etats-Unis ou le Japon. Le tout avec une population de 82 millions d’habitants, extrêmement âgée.

Si on réfléchit deux minutes, on se dit: oui, l’Allemagne est un pays extraordinaire. Un pays qui a en tout cas des qualités d’organisation, d’efficacité et de compétence exceptionnelles. C’est à cette lumière-là qu’il faut analyser cette vague migratoire que l’Allemagne a appelée,stimulée. Car il y a bien eu un appel de cet ordre, quand on observe toute la séquence.

Aujourd’hui pourtant, même en Allemagne, on cherche à stopper ces transferts massifs de population, ne parlons même pas des murs et des barbelés qui se dressent partout à l’est. Finalement, la politique prudente de la France dans cette affaire est-elle aussi critiquable que certains ont pu le dire?

Fondamentalement, ce que fait le gouvernement français n’a plus la moindre importance, et du reste les Allemands n’en tiennent aucun compte. Etre lucide, de nos jours, c’est voir que la France n’est pas un pays où se fait l’histoire. Je repense à ce concept utilisé par Friedrich Engels à l’époque des révolutions de 1848, par lequel il définissait les Tchèques comme un «peuple non historique», par opposition aux Hongrois ou aux Polonais qui se soulevaient, qui faisaient l’histoire.

Actuellement, les Français sont un peuple «non historique». Il y a vraiment un changement de cycle. L’élection présidentielle française n’aura pas le moindre impact, tandis qu’avec la montée en puissance de Trump et même de Sanders aux Etats-Unis, avec le retour efficace de la Russie au Moyen-Orient, et, bien sûr, avec les choix de l’Allemagne, on a affaire à des tournants possibles de l’histoire mondiale. Cela étant posé, oui, je dois dire que Manuel Valls a eu un certain courage de déclarer à Munich ce qu’il pensait de cette question. A ce moment-là, j’ai même eu un petit mouvement, je me suis dit que, peut-être, il valait quand même mieux que François Hollande. (Rires.)

Reste qu’une dure réalité va s’imposer aux ­Allemands: assimiler des gens d’Europe de l’Est, c’était facile, car il n’y a jamais eu aucune homogénéité ethnique en Allemagne, pays dont une bonne partie de la population a toujours consisté en Slaves germanisés. Mais, désormais, il s’agit de tout autre chose, d’une autre espèce d’immigration. Avec les Turcs, la machine avait déjà commencé à caler. Pas tellement parce qu’ils sont musulmans, contrairement à ce que beaucoup aiment à agiter en France. Mais parce que leurs structures familiales sont patrilinéaires, c’est-à-dire très favorables aux hommes, et, plus important encore, endogames.

C’est ça le marqueur important, la grande différence entre les Européens et les habitants du sud et de l’est de la Méditerranée: une tradition du mariage entre cousins qui, chez ces derniers, fait que le système familial tend à se refermer sur lui-même. La question n’est donc pas de savoir s’ils sont musulmans ou non, c’est de savoir à quel point leur système familial s’éloigne de nos cultures exogames dans lesquelles le taux de mariage entre cousins germains est toujours inférieur à 1%.

Et dans le cas des migrants syriens ou libyens, de quelles structures familiales s’agit-il?

35% de mariages entre cousins germains pour les Syriens sunnites, 19% seulement pour les Alaouites qui soutiennent Bachar al-Assad. 36-37% chez les Irakiens. Il n’existe pas de chiffres fiables pour la Libye. C’est donc beaucoup trop. Honnêtement, je pense qu’absorber brutalement des millions d’immigrés endogames venus de Syrie, d’Irak et bientôt d’ailleurs – car ce n’est que le début, je pense en effet que l’Arabie Saoudite est aussi en cours d’effondrement –, dans un pays aussi vieilli que l’Allemagne, c’est un défi absolument incroyable. L’Allemagne ne pourrait intégrer, contrôler et utiliser efficacement de telles masses de population, à de tels niveaux de différence culturelle et à un tel rythme accéléré, qu’en se stratifiant et en se durcissant. Le prix à payer serait sa transformation en une société policière ou militarisée.

Emmanuel TODD. (©Xavier Romeder pour L'OBS)

Emmanuel TODD. (©Xavier Romeder pour L’OBS)

A une époque, vous sembliez toutefois beaucoup moins pessimiste qu’aujourd’hui sur l’intégration des populations immigrées, notamment en France. Vos adversaires vous ont même parfois caricaturé en chantre de l’immigration heureuse. Vous déclariez encore au milieu des années 2000 que le raidissement réactionnaire autour des questions migratoires serait balayé dans notre pays par l’explosion des mariages mixtes et par l’arrivée de nouvelles générations ne partageant nullement ce genre d’anxiétés. Avez-vous revu vos prévisions?

Le livre que j’avais écrit sur le sujet en 1994, «le Destin des immigrés», était un livre optimiste effectivement, mais c’était aussi un livre réaliste. Il y a des gens aujourd’hui, des populistes de gauche, qui semblent découvrir les questions d’identité. Je pense notamment à ceux qui travaillent sur «l’insécurité culturelle». La différence culturelle et ses dangers, j’en avais déjà fait une analyse très brutale au milieu des années 1990. J’ai du reste été l’un des premiers à dire qu’il fallait revenir au concept d’assimilation. Donc elles retardent vraiment, ces analyses-là.

L’immigration n’est jamais un phénomène facile, même si toutes les populations sont assimilables en fin de compte. Je n’ai jamais fait partie de ces gens qui pensent qu’accueillir tous les migrants est une priorité morale absolue, un quasi-impératif catégorique, et qui négligent le droit légitime des populations européennes à un minimum de sécurité territoriale. Cette attitude morale abstraite, je l’ai toujours trouvée totalement irresponsable. Je profite de l’occasion pour signaler à ces bien-pensants qu’installer en masse en Europe les Arabes éduqués, lourdement surreprésentés parmi les réfugiés, c’est priver le Moyen-Orient de ses élites, et le condamner à des siècles de désintégration et de régression. Le destin d’Haïti…

Je reviens à la France. L’une des conditions fondamentales de l’assimilation, c’est que la machine économique tourne et que l’ascenseur social fonctionne. Or c’est cela qui a dramatiquement failli en France. Mon modèle était raisonnablement réaliste dans l’hypothèse d’une France qui ne se serait pas enferrée dans l’euro, qui ne tournerait pas à un taux de croissance zéro, garantissant la rigidification de tous les milieux sociaux. Quelle occasion gâchée pour la France, une société douée dans son rapport à l’étranger et à l’universel, assez indifférente aux différences d’apparence physique! Mais c’est ainsi. Tant qu’on aura ce blocage économique, on observera des phénomènes de pourrissement, qui pourront prendre en banlieue une forme islamique, tout simplement parce qu’il y a dans ces zones-là beaucoup de Français d’origine musulmane.

Ces phénomènes de radicalisation qui ont produit les grandes vagues d’attentats de 2015 sont l’objet de conflits d’interprétations aujourd’hui en France. Pour certains, comme Olivier Roy, l’islam n’est qu’un habillage, un prétexte à la radicalisation d’une fraction de la jeunesse totalement à l’abandon, pour d’autres, comme Gilles Kepel, une telle analyse revient à minimiser la percée du salafisme dans notre pays, et plus généralement la puissante attraction exercée par le religieux.

Je suis clairement aux côtés d’Olivier Roy ou de Farhad Khosrokhavar, des types sérieux qui savent de quoi ils parlent. D’ailleurs, l’un des problèmes actuels du gouvernement et autres islamologues obsessionnels, qui veulent tenir le pays en agitant des caricatures de Mahomet et en chantant la laïcité, c’est qu’ils redécouvrent l’existence d’une fureur populaire bien de chez nous, qu’elle prenne la forme du désespoir paysan ou de ces jeunes qui refusent la réforme du marché du travail. C’est rassurant: enfin on revient aux vraies questions.

Evidemment, le terrorisme islamique est un problème crucial. Mais, pour bien gouverner une société en crise, il faut prendre de la distance, et voir que ce drame n’est qu’un morceau d’une tragédie globale: notre société est paralysée parce que la France n’a plus de monnaie et ne peut plus avoir de politique économique. Tout est parodique dans nos débats politiques actuels. Chacun des candidats nous raconte qu’il va gouverner différemment alors qu’il sait très bien qu’il ne pourra, dans l’euro, qu’exécuter les directives de Berlin. Ou peut-être qu’il n’a même pas compris.

Alain Juppé sera bientôt le jeune espoir de la politique française. (Rires.) Je me souviens d’avoir découvert avec émerveillement durant un débat avec lui en 1988, après qu’il eut été ministre du Budget, je crois, qu’il refusait ou ignorait l’analyse économique keynésienne – ce qui nous promet de grands moments. Nous sommes vraiment devenus le pays de la Belle au Bois dormant.

Notre problème, on ne peut le restreindre à ces jeunes d’origine maghrébine qui perdent les pédales, passent parfois à la délinquance, puis de là, dans un tout petit nombre de cas, au terrorisme. L’une des choses qui m’ont le plus tristement impressionné le 13 novembre dernier, lors de ces attentats horribles, c’est justement la vision que la classe politique et les médias ont alors donnée de la jeunesse française. D’un côté, les jeunes terroristes déments, barbares, islamisés jusqu’au fond des yeux, etc. De l’autre, des jeunes tout de jovialité, parfaitement sains, et radieux, sirotant des bières à la terrasse des bistrots. Alors qu’on a aujourd’hui toutes les statistiques en main sur les difficultés effarantes pour les jeunes à entrer dans la vie adulte, la baisse de leurs revenus, leurs taux d’emploi misérables, les stages sous-payés voire non payés.

Etre jeune en France, ce n’est pas juste siroter un demi en terrasse. Cette vision-là, c’est typiquement celle d’une société âgée qui a des problèmes de prostate. Dans notre prostate civilization, c’est juste trop génial d’être jeune. Le problème fondamental de la France, ce n’est pas seulement la déviance atroce de certains parmi les plus largués de la société, c’est notre capacité à inclure les jeunes, tous les jeunes, qui ne cesse de faiblir. A nouveau, nous sommes devant ce choix que je pointais dans «Qui est Charlie?», ce livre qui a fait de moi l’ennemi public numéro un. Ou bien rester la tête dans le sac avec de pseudoproblèmes religieux, et se chauffer sur l’islam, la laïcité, etc. Ou bien affronter nos vrais problèmes économiques et sociaux, et le blocage général de la machine.

Vous n’aviez pas repris jusqu’à ce jour la parole en France depuis la violente polémique consécutive à la parution de “Qui est Charlie ?” au printemps 2015. Pourquoi un si long silence?

Avec ce livre, j’ai voulu défendre le droit à la paix de l’âme pour nos concitoyens musulmans. Il restera comme l’un des gestes dont je suis le plus fier dans ma vie, peut-être ma justification en tant qu’être humain. Mais dès que j’ouvre la télé ou la radio, je ne peux ignorer que les intellectuels comme moi fo4nt partie des vaincus de l’histoire. Partout, des obsédés de la religion, des identitaires hystériques, des types complètement méprisables intellectuellement, et qui ne travaillent pas.

Je tiens toutefois à profiter de votre question pour présenter solennellement mes remerciements à François Hollande et à Manuel Valls qui, en lançant leur projet de loi sur la déchéance de nationalité, ont validé à 100% la thèse la plus discutée de «Qui est Charlie?»: l’identification du néorépublicanisme comme pétainiste et vichyste. Je considère désormais que j’ai une dette personnelle envers le président de la République, et c’est d’avoir validé mon livre jusqu’à la dernière virgule.

“Le projet socialiste n’était plus qu’un banal cas d’escroquerie en bande organisée”

Qu’est-ce qui selon vous a à ce point heurté dans ce livre? Quel a été le cœur du différend?

C’est assez simple. Je ne me suis pas contenté de pointer la responsabilité de notre classe politique de dire qu’Hollande était nul, de suggérer que le projet socialiste n’était plus qu’un banal cas d’escroquerie en bande organisée, etc., ce que tout le monde sait désormais. Ce que j’ai dit, c’est: les classes moyennes françaises sont nulles. J’ai mis en accusation tout un monde, le mien, et ça c’est beaucoup plus grave. J’ai acté le fait que les classes moyennes françaises d’aujourd’hui ne sont plus les héritières de la Révolution. Qu’elles ne sont plus ce peuple qui croit en la liberté, en l’égalité, que tout ça c’est désormais du pipeau. Et, bien entendu, ça a énormément choqué, parce que c’est vrai.

Tout le monde s’abrite derrière le paravent d’élites politiques stupides. Mais Hollande, quelque part, est une fiction. Quand on l’entend, avec sa petite voix, quand on le voit ne prendre aucune décision… Il n’existe pas, Hollande. C’est un mythe, un fantasme collectif. Et les gens se planquent derrière leur mépris d’Hollande pour ne pas se juger eux-mêmes. Cela leur permet de ne pas se dire: eh bien voilà, je suis un Français vieillissant des classes moyennes, j’ai encore quelques super privilèges économiques, j’ai pu élever tranquillement mes enfants aux frais de l’Etat, mais maintenant, que les jeunes se démerdent, qu’ils croupissent dans les banlieues, dans les prisons, ou, s’ils sont sages, qu’ils se défoncent dans des boulots pourris. C’est là qu’était la violence du livre, et le problème qu’il pose demeure entier.

Propos recueillis par Aude Lancelin

Source : Le Nouvel Obs, Aude Lancelin, 23-03-2016

P.S. commentaires supprimés et fermés, vu les propos pouvant valoir des poursuites judiciaires

  1. ©Xavier Romeder pour L'OBS
  2. ©Xavier Romeder pour L’OBS

Source: https://www.les-crises.fr/emmanuel-todd-la-france-nest-plus-dans-lhistoire/


La Doctrine Obama [1/5] : Syrie, la crédibilité des Etats-Unis en jeu

Monday 4 April 2016 at 02:30

Cette série de 5 billets est une traduction d’un article de Jeffrey Goldberg, qui a interviewé à de multiples reprises Obama pour le rédiger.

C’est une sorte de “Testament diplomatique”, où il fait le bilan des décisions les plus difficiles qu’il a dû prendre concernant le rôle de l’Amérique dans le monde.

Réflexions intéressantes – mais on notera que la responsabilité d’Assad dans le bombardement chimique est présenté comme une certitude, ce qui est bien loin d’être le cas… Consulter par exemple la simple page Wikipédia sur le sujet (ou ici en anglais).

Merci aux contributeurs qui ont traduit ce très long article.

Vendredi 30 août 2013, le jour où l’incapable Barack Obama a conduit à une fin prématurée le règne de l’Amérique  en tant que seule superpuissance mondiale indispensable – ou, alternativement, le jour où le perspicace Barack Obama regarda attentivement l’abysse du Moyen-Orient et fit marche arrière face au gouffre – a commencé avec un discours tonitruant donné au nom d’Obama par son secrétaire d’État John Kerry, à Washington D.C. Le sujet de l’intervention anormalement churchillienne de Kerry, prononcée dans la salle du Traité (Treaty Room) du Département d’État, était le gazage des civils par le président syrien, Bachar el-Assad.

Obama, dans le cabinet duquel Kerry sert loyalement mais avec quelque exaspération, est lui-même doté d’une éloquence de haute voltige, mais pas généralement dans le style martial associé à Churchill. Obama croit que le manichéisme, éloquemment rendu belliqueux, communément associé à Churchill était justifié par la montée d’Hitler et était à l’époque défendable dans la lutte contre l’Union soviétique. Mais il pense également que la rhétorique devrait être utilisée comme une arme avec parcimonie, si elle doit l’être, aujourd’hui que nous sommes dans une arène internationale plus ambiguë et compliquée. Le président croit que la rhétorique de Churchill et, plus encore, les habitudes de raisonnement churchilliennes, ont concouru à amener son prédécesseur, George W. Bush, dans une guerre ruineuse en Irak. Obama est entré à la Maison-Blanche déterminé à en finir avec la guerre en Irak et en Afghanistan ; il n’était pas en quête de nouveaux dragons à terrasser. Et il était particulièrement attentif à une victoire prometteuse dans des conflits qu’il croyait ingagnables. « Si vous me disiez, par exemple, que nous allions débarrasser l’Afghanistan des Talibans et construire une démocratie à la place, le président est au courant que quelqu’un, sept ans plus tard, va vous demander de tenir cette promesse, » m’a dit il y a peu de temps Ben Rhodes, conseiller à la sécurité nationale adjoint, et son adjoint pour la politique étrangère.

John Kerry, le 30 Août 2013

Mais la vibrante intervention de Kerry en ce jour d’août, écrite en partie par Rhodes, était parsemée d’une colère vertueuse et de promesses téméraires, incluant la menace à peine voilée d’une attaque imminente. Kerry, comme Obama lui-même, était horrifié par les péchés commis par le régime syrien dans sa tentative de mettre fin à une rébellion en cours depuis deux ans. A Ghouta, dans la banlieue de Damas, neuf jours plus tôt l’armée d’Assad avait tué 1 400 civils au gaz sarin. Le sentiment profond au sein de l’administration Obama était qu’Assad méritait un terrible châtiment. Dans la salle de crise de la Maison-Blanche, au cours des réunions qui ont suivi l’attaque de Ghouta, seul le chef de cabinet, Denis McDonough, a averti explicitement des périls de l’intervention. John Kerry plaidait en vociférant pour l’action.

« Au cours de l’histoire, alors que des nuages menaçants s’accumulaient à l’horizon, lorsqu’il était en notre pouvoir de stopper des crimes innommables, nous avons été mis en garde contre la tentation de détourner le regard, » a dit Kerry dans son discours. « L’histoire est remplie de dirigeants  qui ont mis en garde contre l’inaction, l’indifférence et spécialement contre le silence lorsque c’est important. »

Kerry comptait Obama parmi ces dirigeants. Une année plus tôt, lorsque l’administration suspectait que le régime d’Assad envisageait le recours aux armes chimiques, Obama avait déclaré : « Nous avons été très clairs avec le régime d’Assad… qu’une ligne rouge pour nous est lorsque nous voyons toutes sortes d’armes chimiques circuler ou être utilisées. Cela changerait mes calculs. Cela changerait mon équation. »

Malgré cette menace, beaucoup de critiques trouvaient Obama froidement détaché de la souffrance d’innocents Syriens. Plus tard au cours de l’été 2011, il a appelé au départ d’Assad. « Pour le bien du peuple syrien, » a dit Obama, « le temps est venu pour le président Assad de se retirer. » Mais Obama a initialement peu fait pour obtenir ce départ.

Il a résisté aux demandes d’agir notamment parce qu’il supposait, en se fondant sur les analyses des services secrets américains, qu’Assad tomberait sans son aide. « Il pensait qu’Assad suivrait le même chemin que Moubarak, » m’a dit Denis Ross, ancien conseiller sur le Moyen-Orient d’Obama, en se référant au départ rapide du président égyptien Hosni Moubarak début 2011, un moment qui a représenté le point d’orgue du Printemps arabe. Mais alors qu’Assad s’accrochait au pouvoir, la résistance d’Obama à une intervention directe ne faisait qu’aller croissant. Après plusieurs mois de réflexion, il autorisa la CIA à entrainer et financer les rebelles, mais il partageait aussi la vision de son ancien secrétaire à la défense, Robert Gates, qui demandait continuellement lors des réunions : « Ne devrions-nous pas terminer les deux guerres déjà en cours avant d’en chercher une autre ? »

Samantha Power

L’actuelle ambassadrice américaine aux Nations-Unis, Samantha Power, qui est la plus disposée à l’intervention parmi les hauts conseillers d’Obama, a très tôt argumenté en faveur de l’armement des rebelles. Power, qui durant cette période était au Conseil pour la sécurité nationale, est l’auteur d’un livre encensé dénonçant une succession de présidents américains pour leurs manques à prévenir un génocide. Le livre, A Problem from hell, publié en 2002, a rapproché Obama de Power alors qu’il était sénateur, bien que les deux ne soient pas selon toute évidence sur la même longueur d’onde idéologiquement. Power est une partisane de la doctrine connue comme promouvant une « responsabilité de protéger », selon laquelle la souveraineté ne devrait pas être considérée comme inviolable lorsqu’un pays massacre ses propres citoyens. Elle a fait pression sur lui pour qu’il intègre cette doctrine au discours qu’il a donné lorsqu’il a accepté le prix Nobel de la paix en 2008, mais il a refusé. Obama ne croit pas de manière générale qu’un président devrait mettre les soldats américains en danger afin d’empêcher des désastres humanitaires, à moins que ces désastres ne constituent une menace directe pour la sécurité des États-Unis.

Power débattait quelquefois avec Obama devant le reste des officiels du Conseil pour la sécurité nationale, jusqu’au point où il ne pouvait plus longtemps dissimuler son insatisfaction, « Assez, Samantha, j’ai déjà lu votre livre, » lui répondit-il sèchement une fois.

Obama dans le bureau ovale où deux ans et demi plus tôt il choquait les délégués à la sécurité nationale en annulant les frappes aériennes en Syrie

Obama, contrairement aux interventionnistes libéraux, est un admirateur du réalisme de la politique étrangère du président George H. W. Bush père et, en particulier, du conseiller en sécurité nationale de Bush, Brent Scowcroft (« J’adore ce type, » m’a une fois dit Obama). Bush et Scowcroft ont délogé l’armée de Saddam Hussein du Koweït en 1991, et ils ont adroitement géré la désintégration de l’Union soviétique ; Scowcroft a aussi, au nom de Bush, dénoncé les dirigeants chinois peu après le meurtre de la place de Tiananmen. Alors qu’Obama écrivait son manifeste de campagne, The Audacy of Hope, en 2006, Susan Rice, alors conseillère informelle, a jugé nécessaire de lui rappeler d’inclure au moins une ligne de louange pour la politique étrangère de Bill Clinton, pour équilibrer quelque peu les éloges dont il couvrit Bush et Scowcroft.

Dès le début du soulèvement syrien, début 2011, Power défendait l’idée que les rebelles, extraits des rangs des citoyens ordinaires, méritaient le soutien enthousiaste des Américains. D’autres notèrent que les rebelles étaient des fermiers, des médecins et des charpentiers, comparant ces révolutionnaires aux hommes qui avaient gagné la guerre d’indépendance américaine.

Obama retourna cette idée. « Lorsque vous avez une armée professionnelle, » m’a-t-il dit une fois, « qui est bien armée et sponsorisée par deux grands États » – l’Iran et la Russie – « qui ont d’énormes intérêts en jeu et qui combattent contre un fermier, un charpentier ou un ingénieur, qui ont commencé en tant que manifestants puis soudainement se voient au milieu d’une guerre civile… ». Il fit une pause. « L’idée que nous aurions pu – d’une façon qui n’engageait pas les forces armées américaines – changer la donne sur le terrain n’a jamais été vraie. » Le message qu’Obama faisait passer dans ses discours et interviews était clair : il ne finirait pas comme le second président Bush – un président qui s’est tragiquement laissé embourber au Moyen-Orient, dont les décisions ont rempli les salles de Walter Reed de soldats gravement blessés, qui a été incapable de stopper la destruction de sa réputation, même lorsqu’il réajusta sa politique lors de son second mandat. Obama avait pour habitude de dire en privé que la première tâche d’un président américain dans l’ère post-Bush était : « Ne fais pas de conneries. »

La réticence d’Obama a frustré Power et d’autres dans son équipe de sécurité nationale qui avaient une préférence pour l’action. Hillary Clinton, lorsqu’elle était secrétaire d’État d’Obama, argumentait en faveur d’une réponse prompte et ferme aux violences d’Assad. En 2014, après avoir quitté son poste, Clinton m’a dit que « l’échec à créer une force de combat crédible avec les gens qui étaient les organisateurs et les manifestants contre Assad … a laissé un grand vide que les djihadistes ont maintenant rempli. » Lorsque The Atlantic publia cette déclaration et aussi l’affirmation de Clinton selon laquelle « les grandes nations ont besoin de principes directeurs et “Ne fais pas de choses stupides” n’est pas un principe directeur, » Obama devint fou de rage, selon l’un de ses hauts conseillers. Le président ne comprenait pas comment « Ne fais pas de conneries » pouvait être considéré comme un slogan prêtant à controverse. Ben Rhodes se rappelle que « les questions que nous posions à la Maison-Blanche étaient “qui exactement est dans le parti de la connerie ? Qui est pro-conneries ?” ». Obama pensait que l’invasion de l’Irak aurait dû apprendre aux interventionnistes démocrates comme Clinton, qui avait voté pour son autorisation, les dangers de faire des conneries. (Clinton s’est rapidement excusée auprès d’Obama pour ses commentaires et le porte-parole de Clinton a annoncé que les deux allaient « arranger ça par une accolade » sur l’île Martha’s Vineyard, où ils se croisèrent un peu plus tard.)

Vidéo : La “ligne rouge” d’Obama

La Syrie représentait pour Obama une pente potentiellement aussi glissante que celle de l’Irak. Durant son premier mandat, il en est arrivé à penser que seul un petit nombre de menaces au Moyen-Orient pouvaient justifier l’intervention militaire américaine. Cela incluait la menace posée par al-Qaïda ; les menaces quant à l’existence d’Israël (« ce serait un échec moral pour moi en tant que président des États-Unis » de ne pas défendre Israël, m’a-t-il une fois dit) ; et, non sans relation avec la sécurité d’Israël, la menace posée par l’arme nucléaire iranienne. Le danger pour les États-Unis du régime d’Assad n’était pas du même acabit.

Étant donné la réticence d’Obama à propos de l’intervention, la ligne rouge vif qu’il a tracée pour Assad durant l’été 2012 était étonnante. Même ses propres conseillers étaient surpris. « Je ne l’ai pas vu arriver, » m’a dit à l’époque son secrétaire à la Défense Leon Panetta. On m’a dit que le vice-président Joe Biden avait à plusieurs reprises mis en garde Obama contre le fait de tracer une ligne rouge pour les armes chimiques, de peur que cela ne survienne un jour.

Kerry, dans son intervention du 30 août 2013, suggérait qu’Assad devrait être puni en partie parce que « la crédibilité et les intérêts futurs des États-Unis et de leurs alliés » étaient en jeu. « C’est directement en lien avec notre crédibilité et le fait que les pays croient encore les États-Unis lorsqu’ils disent quelque chose. Ils regardent pour voir si la Syrie peut s’en tirer sans être inquiétée, parce qu’alors ils pourront eux aussi mettre le monde en grand danger. »

Quatre-vingt-dix minutes plus tard, à la Maison-Blanche, Obama renforçait le message de Kerry lors d’une déclaration publique : « Il est important pour nous de reconnaître que lorsque plus de mille personnes sont tuées, y compris des centaines d’enfants innocents, par l’usage d’une arme dont 98 à 99 pour cent de l’humanité disent qu’elle ne devrait jamais – pas même en temps de guerre – être utilisée, et que cela n’est suivi d’aucune conséquence, alors nous envoyons un message comme quoi la norme internationale ne signifie pas grand-chose. Et cela constitue un danger pour notre sécurité nationale. »

Il semblait que Obama avait tiré la conclusion que les torts causés à la crédibilité américaine dans une région du monde allaient faire tache d’huile, et que la crédibilité dissuasive des États-Unis était bien en jeu en Syrie. Assad, semble-t-il, avait réussi à pousser le président dans ses retranchements. Obama pensait de manière générale que l’establishment de la politique étrangère à Washington, qu’il dédaigne secrètement, fétichise la « crédibilité » – particulièrement la crédibilité achetée par la force. La préservation de la crédibilité, dit-il, conduisit au Vietnam. A la Maison-Blanche, Obama affirmait que « larguer des bombes sur quelqu’un pour prouver que vous êtes décidé à larguer des bombes sur quelqu’un est à peu près la pire raison d’employer la force. »

La crédibilité de la sécurité nationale américaine, comme elle est traditionnellement comprise au Pentagone, au département d’État et dans le regroupement de think tanks ayant leurs quartiers généraux à proximité de la Maison-Blanche, est une force immatérielle mais puissante – qui, lorsqu’elle est bien entretenue, maintient le sentiment de sécurité des amis de l’Amérique et maintient stable l’ordre international.

Joe Biden

Lors des réunions à la Maison-Blanche durant cette semaine cruciale d’août, Biden, qui d’ordinaire partage les inquiétudes d’Obama quant à l’excès de zèle américain, défendait avec passion l’idée que « les grandes nations ne bluffent pas ». Les alliés les plus proches des États-Unis en Europe et au Moyen-Orient pensaient qu’Obama menaçait d’une action militaire, et ses propres conseillers pensaient de même. Au cours du mois de mai précédent, lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison-Blanche entre Obama et David Cameron, le Premier ministre britannique avait dit « l’histoire de la Syrie est en train de s’écrire dans le sang de son peuple et cela se produit sous nos yeux. » La déclaration de Cameron, m’a dit l’un de ses conseillers, avait pour objectif d’encourager Obama à une action plus décisive. « Le Premier ministre avait certainement l’impression que le président ferait respecter la ligne rouge, » m’a dit le conseiller. L’ambassadeur saoudien à Washington à cette période, Adel al-Jubeir, a dit à des amis, et à ses supérieurs à Riyad, que le président était finalement prêt à frapper. Obama « a compris à quel point c’est important, » a alors affirmé Jubeir, qui est maintenant le ministre des Affaires étrangères d’Arabie saoudite. « Il va sans aucun doute passer à l’attaque. »

Obama avait déjà donné l’ordre au Pentagone de développer une liste de cibles. Cinq destroyers de classe Arleigh Burke étaient stationnés en Méditerranée, prêts à lancer des missiles de croisière sur des cibles du régime. Le président français François Hollande, le plus enthousiaste des pro-interventionnistes parmi les dirigeants d’Europe, se préparait également à frapper. Toute la semaine, les représentants de la Maison-Blanche martelaient que Assad avait commis un crime contre l’humanité. Le discours de Kerry allait marquer le point culminant de cette campagne.

Mais le président était de plus en plus mal à l’aise. Obama me racontait plus tard que, durant les jours qui suivirent le gazage de Ghouta, il répugnait de plus en plus à l’idée de procéder à une attaque non validée par le droit international ou par le Congrès. Le peuple américain ne semblait pas se réjouir d’une éventuelle intervention en Syrie ; tout comme l’un des rares dirigeants étrangers que Obama respecte, Angela Merkel, la chancelière allemande. Elle lui a dit que son pays ne participerait pas à une campagne en Syrie. Et de façon inattendue, le 29 août, le parlement britannique refusa à David Cameron son accord pour une attaque. John Kerry me dit plus tard que lorsqu’il avait entendu cela : « intérieurement, je me suis dit Oups. »

Obama a également été déstabilisé par la visite surprise plus tôt dans la semaine de James Clapper, son directeur des services secrets, qui interrompit le briefing journalier du président – le rapport sur les menaces qu’Obama reçoit chaque matin des analystes de Clapper – pour rendre clair le fait que les informations issues du renseignement sur l’usage du gaz sarin en Syrie, bien que solides, n’étaient pas « exemptes de tout doute ». Il a choisi ce terme avec précaution. Clapper, le chef d’une communauté du renseignement traumatisée par ses échecs durant la préparation de la guerre en Irak, ne souhaitait pas faire de promesses excessives, à la manière de l’ancien directeur de la CIA George Tenet, qui avait garanti à George W. Bush, concernant l’Irak, qu’il n’y avait aucun doute à avoir.

Obama et le vice-président Joe Biden en réunion avec les membres du Conseil pour la sécurité nationale, incluant Susan Rice et John Kerry (deuxième et troisième en partant de la gauche) en décembre 2014.

Alors que le Pentagone et les organes de la sécurité nationale de la Maison-Blanche se dirigeaient vers la guerre (John Kerry m’a dit qu’il s’attendait à une frappe le lendemain de son discours), le président en était arrivé à penser qu’il s’avançait vers un piège – mis en place à la fois par ses alliés et ses adversaires, et par les attentes traditionnelles de ce qu’un président américain est supposé faire.

Beaucoup de ses conseillers n’ont pas saisi l’ampleur de ses réticences ; son cabinet et ses alliés n’en avaient certainement pas conscience. Mais ses doutes grandissaient. Le vendredi en fin d’après-midi, Obama décida qu’il n’était tout simplement pas prêt à autoriser une frappe. Il demanda à McDonough, son chef de cabinet, d’aller faire un tour avec lui dans les jardins de la Maison-Blanche (South Lawn). Obama n’a pas choisi McDonough par hasard : il est l’adjoint d’Obama le plus réticent à une intervention militaire, et quelqu’un qui, selon un de ses collègues, « pense en termes de pièges ». Obama, ordinairement un homme extrêmement confiant, cherchait en l’occurrence l’approbation et essayait de trouver un moyen d’expliquer son changement d’avis, à la fois à ses adjoints et au public. Lui et McDonough restèrent dehors durant une heure. Obama lui dit qu’il craignait qu’Assad utilise des civils comme « boucliers humains » autour des cibles les plus évidentes. Il soulignait aussi un défaut sous-jacent de la frappe proposée : les missiles américains ne seraient pas tirés sur les dépôts d’armes chimiques, par peur de propager du poison dans l’air. La frappe ciblerait les unités militaires qui avaient utilisé ces armes, mais pas les armes elles-mêmes.

Obama partagea également avec McDonough un ressentiment de longue date : il était fatigué de voir Washington dériver de manière irréfléchie vers la guerre dans les pays musulmans. Il estimait que, quatre ans auparavant, le Pentagone l’avait « coincé » concernant l’envoi de troupes supplémentaires en Afghanistan. Maintenant, avec la Syrie, il commençait à se sentir de nouveau coincé.

Lorsque les deux hommes revinrent au bureau ovale, le Président dit à ses adjoints de la sécurité nationale qu’il prévoyait d’attendre. Il n’y aurait pas d’attaque le lendemain ; il voulait soumettre la question au vote du Congrès. Les adjoints dans la pièce étaient sous le choc. Susan Rice, à présent conseillère pour la sécurité nationale d’Obama, rétorquait que les dommages pour la crédibilité américaine seraient sévères et durables. D’autres eurent du mal à saisir comment le président pouvait changer d’avis la veille de l’attaque prévue. Obama, toutefois, était tout à fait calme. « Si vous êtes dans son entourage, vous savez quand il est incertain sur quelque chose, lorsque c’est une décision à 51 contre 49, » me dit Ben Rhodes. « Mais là il était totalement à l’aise. »

Il y a peu de temps, j’ai demandé à Obama de décrire son état d’esprit ce jour-là. Il lista les considérations pratiques qui l’avaient préoccupé. « Nous avions des inspecteurs des Nations Unies sur le terrain qui terminaient leur travail et nous ne pouvions prendre de risques tant qu’ils y étaient. Le deuxième facteur majeur fut l’échec de Cameron à obtenir le consentement de son parlement. »

Le troisième facteur, et le plus important, m’a-t-il dit était « notre analyse que bien que nous puissions infliger des dommages à Assad, nous ne pouvions pas, via une frappe de missiles, éliminer les armes chimiques elles-mêmes, et j’aurais alors été confronté à la possibilité qu’Assad survive à l’attaque et prétende avoir réussi à défier les États-Unis, que les États-Unis avaient agi illégalement en l’absence de mandat des Nations Unies, et cela aurait potentiellement renforcé plutôt qu’affaibli sa position. »

Le quatrième facteur, dit-il, était d’importance plus philosophique. « C’est une de ces idées que je ruminais depuis un certain temps, » dit-il. « J’étais arrivé en fonction avec la forte conviction que l’étendue du pouvoir exécutif concernant les questions de sécurité nationale est très large, mais pas illimitée. »

Barack Obama et Manuel Valls

Obama savait que sa décision de ne pas bombarder la Syrie allait probablement contrarier les alliés de l’Amérique. Ce fut le cas. Le Premier ministre français, Manuel Valls, m’a dit que son gouvernement était déjà inquiet des conséquences de l’inaction en Syrie lorsque l’information de la suspension de la frappe est arrivée. « En n’intervenant pas rapidement, nous avons créé un monstre, » m’a dit Manuel Valls. « Nous étions absolument certains que l’administration américaine dirait oui. Travaillant avec les Américains, nous avions déjà vu ensemble les cibles. Cela fut une grande surprise. Si nous avions bombardé comme nous l’avions prévu, je pense que les choses seraient différentes aujourd’hui. » Le prince couronné d’Abou Dhabi, Mohammed bin Zayed al-Nahyan, qui était déjà contrarié par Obama pour avoir « abandonné » Hosni Moubarak, l’ancien président de l’Égypte, fulminait face aux visiteurs américains que les États-Unis étaient dirigés par un président « non digne de confiance ». Le roi de Jordanie, Abdullah II – déjà consterné parce qu’il voyait comme le désir illogique d’Obama d’éloigner les États-Unis de ses traditionnels alliés arabes sunnites et de créer une nouvelle alliance avec l’Iran, le sponsor chiite d’Assad – se plaignait en privé : « Je pense que j’ai plus foi dans le pouvoir américain que Obama. » Les Saoudiens aussi étaient furieux. Ils n’avaient jamais fait confiance à Obama – il s’était, bien avant qu’il ne devienne président, référé à eux comme de « soi-disant alliés » des États-Unis. « L’Iran est la nouvelle grande puissance du Moyen-Orient et les États-Unis l’ancienne, » avait dit Jubeir, l’ambassadeur saoudien à Washington, à ses supérieurs à Riyad.

La décision d’Obama a causé des secousses à Washington également. John McCain et Lindsey Graham, les deux meneurs des faucons républicains au Sénat, avaient rencontré Obama à la Maison-Blanche plus tôt dans la semaine et une attaque leur avait été promise. Ils furent furieux du volte-face. Des dommages furent causés même au sein de l’administration. Ni Chuck Hagel, alors secrétaire à la Défense, ni John Kerry n’étaient dans le bureau ovale lorsque le président a informé son équipe de sa décision. Kerry n’apprit le changement que tard dans la soirée. « J’ai juste été baisé, » a-t-il dit à un ami peu de temps après avoir parlé avec le président cette nuit-là. (Lorsque j’ai interrogé Kerry récemment au sujet de cette nuit tumultueuse, il m’a dit « Je n’ai pas arrêté de l’analyser. J’ai compris que le président avait eu raison de prendre cette décision et, honnêtement, j’ai compris l’idée. »)

Les jours suivants furent chaotiques. Le président demanda au Congrès d’autoriser l’usage de la force – l’irrépressible Kerry servit de lobbyiste en chef – et il devint rapidement évident à la Maison-Blanche que le Congrès s’intéressait peu à la frappe. Lorsque j’ai parlé avec Biden récemment au sujet de la décision de la ligne rouge, il fit une allusion particulière à ce fait : « Il est important d’avoir le Congrès avec soi, en terme de capacité à soutenir ce que vous prévoyez de faire, » dit-il. Obama « n’est pas allé au Congrès pour se décharger de sa responsabilité. Il avait des doutes à ce moment donné, mais il savait que s’il faisait quelque chose, il ferait mieux d’avoir le public avec lui, ou la balade aurait été de courte durée. » L’ambivalence évidente du Congrès a convaincu Biden que Obama avait raison de craindre la pente glissante. « Qu’arrive-t-il lorsque vous avez un avion abattu ? N’allons-nous pas le secourir ? » demanda Biden. « Vous avez besoin du soutien du peuple américain. »

Dans la confusion, un deus ex machina apparut sous la forme du président russe Vladimir Poutine. Au sommet du G20 à Saint-Pétersbourg, qui se tenait la semaine suivant le retournement syrien, Obama prit Poutine à part, me rappela-t-il, et lui dit « que s’il forçait Assad à se débarrasser des armes chimiques, cela éliminerait le besoin pour eux de procéder à une frappe militaire. » Durant des semaines, Kerry, travaillant avec son homologue russe, Sergueï Lavrov, conçurent l’élimination de la plus grande partie de l’arsenal d’armes chimiques de Syrie – un programme dont Assad avait jusqu’ici refusé de reconnaître ne serait-ce que l’existence.

Le moment où Obama décida de ne pas appliquer sa ligne rouge et bombarder la Syrie, il rompit avec ce qu’il appelle, avec dérision, «le Manuel de Washington. » Ce fut son jour de libération.

Benyamin Netanyahou et Barack Obama

L’accord valut au président l’éloge de Benyamin Netanyahou, le Premier ministre israélien avec qui il a eu une relation constamment litigieuse. L’élimination des stocks d’armes chimiques syriennes représentait « un rayon de lumière dans une région très sombre, » me dit Netanyahou peu de temps après que l’accord a été annoncé.

John Kerry n’exprime aujourd’hui aucune patience pour ceux qui argumentent, comme il l’a lui-même fait, que Obama aurait dû bombarder les sites du régime d’Assad afin de renforcer la capacité de dissuasion américaine. « Vous auriez toujours les armes présentes, et vous seriez probablement en train de combattre Daech» pour le contrôle des armes, dit-il, se référant à l’État islamique. « Cela n’a juste pas de sens. Mais je ne peux pas nier que cette conception du franchissement d’une ligne rouge et de l’inaction d'[Obama] ait acquis sa propre vie. »

Obama comprend que la décision qu’il a prise de renoncer aux frappes aériennes et de permettre la violation impunie de la ligne rouge qu’il avait lui-même tracée sera impitoyablement mise en question par les historiens. Mais aujourd’hui cette décision est source de grande satisfaction pour lui.

« Je suis très fier de ce moment, » m’a-t-il dit. « L’écrasant poids de la pensée conventionnelle et de la machinerie de notre organe de sécurité nationale était allé assez loin. Le sentiment était que ma crédibilité était en jeu, que la crédibilité de l’Amérique était en jeu. Et donc pour moi presser le bouton à ce moment, je le savais, m’aurait coûté politiquement. Et le fait que j’ai été capable de repousser les pressions immédiates et de penser par moi-même ce qui était dans l’intérêt de l’Amérique, pas seulement eu égard à la Syrie mais aussi eu égard à notre démocratie, a été la décision la plus difficile que j’ai prise – et je pense finalement que c’était la bonne décision à prendre. »

Ce fut le moment où le président pense qu’il a finalement rompu avec ce qu’il appelle, avec dérision, « Le manuel de Washington. »

« Où suis-je contesté ? Lorsqu’il s’agit de l’usage du pouvoir militaire, » dit-il. “C’est la source de la contestation. Il y a un manuel à Washington que les présidents sont supposés suivre. C’est un manuel qui provient de l’establishment de la politique étrangère. Et le manuel prescrit les réponses aux différents évènements, et ces réponses tendent à être des réponses militaires. Lorsque l’Amérique est directement menacée, le manuel fonctionne. Mais le manuel peut aussi être un piège qui peut conduire à de mauvaises décisions. Au milieu d’un défi international comme la Syrie, vous êtes jugé sévèrement si vous ne suivez pas le manuel, même s’il y a de bonnes raisons pour qu’il ne s’applique pas. »

J’en suis arrivé à penser que, dans l’esprit d’Obama, le 30 août 2013 a été le jour de sa libération, le jour où il a défié non seulement l’establishment de la politique étrangère et son manuel missile croisière, mais aussi les demandes des alliés frustrés et exigeants de l’Amérique au Moyen-Orient, se plaint-il en privé à ses amis et conseillers qui cherchent à exploiter le « muscle » américain au service de leurs intérêts étroits et sectaires. Depuis 2013, les ressentiments d’Obama ont été bien développés. Il éprouve du ressentiment envers les dirigeants militaires qui pensaient qu’ils pouvaient résoudre tout problème si le commandant en chef leur donnait simplement ce qu’ils voulaient, et il éprouve du ressentiment pour l’ensemble des think tanks sur la politique étrangère. Un sentiment largement partagé au sein de la Maison-Blanche est que beaucoup des plus importants think tanks à Washington font le jeu de leurs pourvoyeurs de fonds arabes et pro-Israéliens. J’ai entendu un représentant de l’administration se référer à l’avenue Massachusetts, le siège de beaucoup de ces think tanks, comme « Arab occupied territory » (territoire occupé arabe).

Obama parle avec le président russe Vladimir Poutine avant l’ouverture de la session du G20 à Antalya en novembre 2015.

Pour certains experts de politique étrangère, même au sein de sa propre administration, la volte-face d’Obama sur l’application de la ligne rouge a été un moment décourageant dans lequel il apparaît irrésolu et naïf, et a causé des dommages durables à la position des États-Unis dans le monde. “Une fois que le commandant en chef tire cette ligne rouge, » Leon Panetta , qui a servi comme directeur à la CIA, puis comme secrétaire de la Défense dans le premier mandat d’Obama, m’a dit récemment, “je pense que la crédibilité du commandant en chef et de cette nation est en jeu s’il ne l’applique pas.” Juste après le changement d’avis d’Obama, Hillary Clinton dit en privé : “Si vous dites que vous allez frapper, vous devez frapper. Il n’y a pas le choix.”

“Assad est effectivement récompensé pour l’utilisation d’armes chimiques, plutôt que « puni » comme prévu initialement.” Shadi Hamid, chercheur à la Brookings Institution, écrivait pour The Atlantic à l’époque. “Il a réussi à éliminer la menace d’une action militaire des États-Unis tout en donnant très peu en retour.”

Même les commentateurs qui ont été largement favorables à la politique d’Obama ont estimé calamiteux cet épisode. Gideon Rose, rédacteur en chef de Foreign Affairs, a écrit récemment que le traitement de cette crise par Obama – “premièrement l’annonce désinvolte d’un engagement majeur, puis l’hésitation à le respecter, puis le lancer frénétique de la balle dans le camp du Congrès pour qu’il prenne une décision – était un exemple d’improvisation et d’amateurisme embarrassant.”

Les défenseurs d’Obama, cependant, affirment qu’il n’a pas causé de dommages à la crédibilité des États-Unis, citant l’accord ultérieur d’Assad pour la suppression de ses armes chimiques. “La menace de la force était suffisamment crédible pour qu’ils renoncent à leurs armes chimiques, » m’a dit Tim Kaine, un sénateur démocrate de Virginie. “Nous avons menacé d’action militaire et ils ont répondu. C’est la crédibilité de la dissuasion.”

L’histoire peut enregistrer le 30 août 2013 comme le jour où Obama a empêché les États-Unis d’entrer dans une autre guerre civile musulmane désastreuse, et le jour où il a supprimé la menace d’une attaque chimique sur Israël, la Turquie ou la Jordanie. Ou on pourrait s’en souvenir comme le jour où il laisse le Moyen-Orient s’échapper des griffes de l’Amérique, pour s’en remettre aux mains de la Russie, de l’Iran et de Daech.

Source : The Atlantic, le 09/03/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

obama-doctrine

Source: http://www.les-crises.fr/la-doctrine-obama-15-syrie-la-credibilite-des-etats-unis-en-jeu/


Panama Papers : le plus gros scandale d’évasion fiscale de l’histoire [Edité]

Monday 4 April 2016 at 01:35

On retrouve ici l’illustration d’un propos que j’ai déjà tenu : on luttera contre la fraude fiscale non pas tant par des réformes, mais par la disparition de la confiance des fraudeurs à cause de ce genre de trahisons, rendues possibles par l’informatique.

Je milite donc pour une mesure à l’américaine : amnistie, asile et rémunération de 50 % des sommes récupérées par le fisc pour les dénonciateurs étrangers de Français fraudeurs, valable en particulier si le dénonciateur commet des actes illégaux dans son pays pour ce faire, vu que c’est le but. Ainsi, impossible pour un fraudeur d’avoir confiance envers un banquier, son assistant, son avocat, sa secrétaire, ses informaticiens, les hackers attaquant la banque, etc. Plus de confiance, plus de fraude.

Source : L’Obs, 03/04/2016

C’est le plus gros scandale d’évasion fiscale de l’histoire : que sont les Panama Papers ?

Des décennies de montages financiers opaques refont surface : “Le Monde” et 106 journaux internationaux publient tout au long de la semaine le fruit de neuf mois d’enquête sur les fuites d’un cabinet panaméen.

“La plus grande fuite de données de l’histoire du journalisme” : le quotidien “Le Monde”, qui révèle le scandale ce dimanche 3 avril en même temps que 106 autres médias du monde entier, n’est guère connu pour galvauder ses effets d’annonce. Responsables politiques de tous les continents, milliardaires en vue, pontes du football mondial ou anonymes, ils sont des milliers à être mouillés : l’affaire des Panama Papers est un violent coup de pied dans la fourmilière de l’évasion fiscale.

# Une ampleur de données jamais vue

Les chiffres suffisent presque à caractériser l’importance de cette fuite. Les “Panama Papers”, ce sont près de 11,5 millions de documents, piratés dans les archives d’un “champion du monde” de la création de sociétés offshore : le cabinet panaméen Mossack Fonseca.

Le tableau esquissé à travers ces fichiers, qui remontent à la création du cabinet en 1977, est à peine croyable : plus de214.000 entités “offshore” créées ou administrées par cette seule société sur 38 ans, dans 21 paradis fiscaux différents et pour des clients de plus de 200 pays. Et ces clients ne sont pas n’importe qui : 12 chefs d’Etat dont 6 en activité, 128 responsables politiques et hauts fonctionnaires de premier plan du monde entier, et 29 membres du classement Forbes des 500 personnes les plus riches de la planète.

Au total, plus de 2,6 téraoctets (2.600 Go) de données ont été sortis des placards de Mossack Fonseca, et épluchés par 370 journalistes de 107 médias du monde entier, qui ont travaillé pendant 9 mois pour en tirer des informations et les mettre en forme. Ils révèlent les bénéficiaires se trouvant derrière plus de 214 000 sociétés offshore situées dans 21 paradis fiscaux.

# D’où viennent les informations ?

Comme dans les affaires WikiLeaks ou UBS Leaks, ces révélations proviennent de l’initiative individuelle d’un lanceur d’alerte. Tout commence début 2015, lorsque des journalistes du quotidien allemand “Süddeutsche Zeitung” commencent à enquêter sur le rôle de Mossack Fonseca dans la fraude fiscale présumée de la Commerzbank, deuxième banque d’Allemagne.

C’est alors qu’ils entrent en contact avec cette source anonyme, dont la collaboration va dépasser toutes leurs espérances : grâce à un accès pirate au serveur de messagerie électronique du cabinet panaméen, l’individu commence à leur transmettre cette “mine d’or” au compte-goutte.

Face à cette masse de données dont l’authenticité ne fait plus de doute, la rédaction du quotidien munichois décide d’appeler à l’aide de l’ICIJ, le Consortium international du journalisme d’investigation, basé à Washington. “Le Monde” participe à ce gigantesque travail commun, aux côtés de médias indiens, suisses, russes, américains, brésiliens ou japonais.

# Quelles personnalités y figurent ?

Les révélations paraîtront en feuilleton tout au long de la semaine. Néanmoins, on sait d’ores et déjà que le président russe Vladimir Poutine, par le biais de son entourage, la famille al-Assad en Syrie ainsi que le Premier ministre islandais Sigmundur David Gunnlaugsson, font partie des chefs d’Etat éclaboussés par le scandale.

Oh, ils sont forts : “l’entourage” de Poutine et Assad en premier – c’est un métier “journaliste” !

Le quotidien “Le Soir” cite également le Premier ministre du Pakistan Nawaz Sharif, le roi Salman d’Arabie saoudite, les enfants du président d’Azerbaïdjan, le président argentin Mauricio Macri, le président ukrainien Petro Porochenko, l’ancien Premier ministre irakien Ayad Allawi ou son homologue ukrainien Pavlo Lazarenko. Le sommet de l’Etat brésilien serait également concerné.

Ceux-là m’intéressent déjà bien plus…

Le monde du football n’est pas en reste. Des sociétés offshore créées par les Français Michel Platini (ex-président de l’UEFA) et Jérôme Valcke, récemment suspendus de la Fifa, figurent dans les fichiers. Le footballeur argentin Lionel Messi est également cité pour l’affaire portant sur ses droits à l’image.

Des révélations spécifiques sur la France, mais aussi sur le milieu bancaire mondial, le continent africain et la Chine, suivront au fil de la semaine.

# Qu’apprend-on sur les techniques d’évasion fiscale ?

Le Panama est considéré internationalement comme une plaque tournante du blanchiment d’argent, et le cabinet Mossack Fonseca, implanté dans le petit pays d’Amérique centrale, s’est spécialisé dans la création de sociétés-écrans dans les paradis fiscaux qui permettent à leurs propriétaires de dissimuler leur identité grâce à des prête-noms. Toutes ces sociétés ne sont pas illégales : chez Mossack Fonseca, comme le résume “Le Monde”, “l’argent propre côtoie l’argent sale, et l’argent gris, celui de la fraude fiscale, côtoie l’argent noir – celui de la corruption et du crime organisé”.

Ce brassage indifférencié et cynique explique qu’on retrouve aussi bien grandes fortunes, stars du football, chefs d’Etat corrompus et réseaux criminels parmi les clients de la compagnie. Tous n’ont pas le même niveau de dissimulation : les clients qui veulent se rendre complètement indétectables s’abritent derrière trois ou quatre sociétés imbriquées les unes dans les autres, créées si possible dans des paradis fiscaux différents.

Et les courriels des employés de Mossack Fonseca, consultés par “Le Monde”, confirment que “les artisans de l’offshore parviennent toujours à conserver un coup d’avance sur les tentatives de régulation mondiale”, écrit le quotidien. La multiplication des intermédiaires fournit un argument tout trouvé au cabinet, qui, mis en accusation, renvoie la responsabilité vers les quelque 14.000 opérateurs (banques mondiales, fiduciaires, gestionnaires de fortune) qui mettent ses clients en relation.

Dans un récent entretien accordé à la télévision panaméenne, le cofondateur du cabinet, Ramon Fonseca, comparait son entreprise à une “usine de voitures”. Un constructeur automobile doit-il répondre des forfaits commis par les criminels qui roulent dans ses voitures ?

Sauf que la comparaison a ses limites. Dans l’écrasante majorité des pays du monde, Mossack Fonseca a l’obligation de se renseigner sur les ayant-droit des sociétés qu’elle administre. Et à la lecture de ses correspondances internes, on s’aperçoit que “l’usine” connaît le plus souvent parfaitement l’identité des personnes à qui elle vend ses produits clés en main…

T.V.

Source : L’Obs, 03/04/2016

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Tiens, on n’apprend presque rien sur les Français…

Pourtant pour les Belges, leurs médias indiquent : “732 Belges exposés

En proportion, il devrait donc y avoir 2 ou 3 Français hein…

EDIT : réponse ici  pour la France (mais c’est peut-être partiel ?) : 285 entreprises, 77 clients, 105 bénéficiaires, 757 actionnaires

france-panama

Le site des Panama Papers est ici

panama

On a quand même ça :

cahuzac

Mais c’est donc à suivre… On va rire…

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EDIT : ah pardon, on rit déjà :

legion-fraudeur-1

On lui retire quand ?

legion-fraudeur-2

Source: http://www.les-crises.fr/panama-papers-le-plus-gros-scandale-devasion-fiscale-de-lhistoire/


[Pas trop vu à la télé] Trump renouvelle ses attaques contre l’Otan

Monday 4 April 2016 at 00:56

Tu m’étonnes que ça plait bien à l’électeur républicain de base qui se demande pourquoi il paie des impôts pour semer la désolation sur la planète et “protéger” les autres pays aussi riches que le sien… “Populiste” va !

C’est rigolo ça, imaginez que Clinton, élue, finisse, à force de provocations non maitrisées par déclencher une guerre nucléaire qui décime l’espèce, eh bien il ne restera personne pour se moquer des médias et de leur rôle dans tout ceci…

Donald Trump continue sa charge contre l’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord) malgré le rappel à l’ordre de Barack Obama concernant ses propos sur la politique étrangère.

En meeting pour les primaires républicaines dans le Wisconsin, le milliardaire a jugé l’Alliance atlantique“obsolète” et défavorable aux Etats-Unis.

Selon lui, les autres membres de l’Otan “ne payent pas leur dû”.

“Nous les protégeons à grand renfort de troupes et de matériels militaires et ils arnaquent les Etats-Unis. Ils vous arnaquent. Je ne veux pas de ça. Soit ils payent davantage, y compris pour les insuffisances passées, soit ils quittent l’Alliance. Et si ça mène à un éclatement de l’Otan, et bien, ça mènera à un éclatement de l’Otan”.

Des propos jugés irresponsables par ses deux rivaux républicains et par l’ancienne secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, en lice pour l’investiture démocrate :

“Lorsqu’il insulte l’Otan et nos alliés asiatiques en disant que nous allons quitter l’organisation, il met en danger la coalition de nations dont nous avons besoin pour battre l’Etat Islamique. Il fait empirer et rend notre situation dangereuse dans le monde”, a estimé Hillary Clinton.

Cette semaine, le Pentagone est entré dans le débat, à sa manière, en annonçant qu’il y aurait en permanence, à partir de février 2017, une brigade blindée américaine en Europe de l’Est.”

Mais on nage en plein délire – ami contribuable américain, ne finance pas la future guerre stp…

Source : Euronews, 03/04/2016

trump-otan

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Tiens au passage, on m’a signalé une vidéo de janvier, qui analyse des discours de Trump avec du fond – hélas en anglais, mais Youtube peut la sous titrer en français (option en bas à droite)

Source: http://www.les-crises.fr/pas-trop-vu-a-la-tele-trump-renouvelle-ses-attaques-contre-lotan/