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L’Allemagne tient le continent européen, par Emmanuel Todd (3)

Wednesday 3 September 2014 at 01:03

Suite de l’interview d’Emmanuel Todd…

Cette carte montre le nouvel empire allemand tel qu’il est, selon vous. On voit la place centrale de l’Allemagne face à ses différents satellites, ou à ceux, comme vous le dites très bien, en état de servitude volontaire. Qu’évoque cette carte pour vous ? 

Je voudrais qu’elle aide à prendre conscience du fait que l’Europe a changé de nature et qu’elle évoque non seulement le présent mais aussi un futur possible très proche. Les cartes que fournit généralement la Communauté européenne sont des cartes à prétention égalitaire et qui ne parlent plus de la réalité. Ici, c’est une sorte de première tentative d’organisation visuelle de la réalité nouvelle de l’Europe. Elle aide à prendre conscience du caractère central de l’Allemagne et de la façon dont elle tient le continent européen. La première chose que tente de dire cette carte, c’est qu’il existe un espace informel plus grand que l’Allemagne elle-même, « l’espace allemand direct », et qui contient des pays dont les économies ont un niveau de dépendance à l’Allemagne quasi absolu.

Certains y verront peut-être des « erreurs », comme, par exemple, l’intégration de la Suisse, qui n’est même pas dans les institutions européennes. Mais quels que soient les sentiments des Suisses, la réalité objective est que, dès qu’on a affaire à des entreprises suisses importantes, on sent la présence allemande. Le niveau d’interpénétration est tel qu’au niveau économique on ne peut pas parler d’indépendance de la Suisse.

Les Pays-Bas, quant à eux, comme l’avait prédit Friedrich List, ne sont plus que le débouché de l’Allemagne sur le Rhin. La Tchécoslovaquie, le jour où elle a décidé de vendre Skoda à Volkswagen, a scellé son destin. Grâce à cet espace central très peuplé, l’Allemagne a une influence très supérieure à celle de ses seuls 82 millions d’habitants.

Celle d’une zone de 130 millions d’habitants environ…

En effet. Mais cet espace n’est pas la seule raison de l’influence allemande. Je pense que jamais l’Allemagne n’aurait été capable de prendre le contrôle du continent sans la coopération de la France. C’est un autre élément représenté par cette carte : la servitude volontaire de la France et de son système économique et, à l’intérieur de ce cadre, l’acceptation par les élites françaises de ce qui est peut-être pour elles – mais non pour le peuple français – la prison dorée de l’euro. Les banques françaises survivent tant bien que mal dans cette prison dorée. La France ajoute ses 65 millions d’habitants à l’espace allemand direct et lui confère ainsi une sorte de masse critique d’échelle continentale.

Près de 200 millions…

Ce qui signifie que nous sommes déjà au-dessus de l’échelle russe ou japonaise. Ce bloc noir et gris représente le cœur de la puissance allemande ; il maintient dans la soumission l’Europe du Sud, devenue une zone dominée à l’intérieur même du système européen. L’Allemagne est détestée en Italie, en Grèce, et sans doute dans toute l’Europe du Sud, pour sa main de fer budgétaire. Mais ces pays n’y peuvent rien, parce que l’Allemagne, avec son espace proche plus la France, a la capacité de tout dominer. Ces pays sont représentés en orange sur la carte.

Je propose une autre catégorie spécifique de pays, en rouge, ceux que j’ai appelés les « satellites russophobes ». Paradoxalement, ces pays ont un certain degré de liberté. Ils sont dans l’espace de souveraineté allemand, mais je ne qualifierais pas leur statut de servitude, parce qu’ils ont de réelles aspirations autonomes et notamment une passion antirusse. Regardez : la France n’a plus de rêve ; sous la direction du PS, de l’UMP et de ses inspecteurs des finances, elle n’aspire plus qu’à obéir, imiter et toucher ses jetons de présence. La Pologne, la Suède, les pays baltes, eux, ont un rêve : avoir la peau de la Russie. Leur participation volontaire à l’espace de domination allemand leur permet d’y croire. Mais je me demande si, plus en profondeur, la Suède, repassée à droite, n’est pas en train de redevenir complètement ce qu’elle était avant 1914, c’est-à-dire germanophile.

Les satellites russophobes méritent une catégorie spéciale, car ils font partie des forces qui peuvent aider l’Allemagne à mal tourner. Les élites françaises ont, quant à elles, déjà aidé l’Allemagne à mal tourner en la déifiant et en se refusant à la critiquer. La soumission française apparaîtra aux historiens du futur comme une contribution fondamentale au déséquilibre psychique à venir de l’Allemagne. Pour la Suède ou la Pologne ou les Baltes, c’est encore autre chose. Là, il s’agit franchement et directement de ramener l’Allemagne à la violence des rapports internationaux.

Je n’ai pas placé la Finlande et le Danemark dans cette catégorie. Au contraire de la Suède, le Danemark est authentiquement libéral de tempérament. Son lien avec l’Angleterre va au-delà du simple bilinguisme typiquement scandinave d’une bonne partie de la population. Il regarde vers l’Ouest et n’est pas obsédé par la Russie. La Finlande avait, quant à elle, appris à vivre avec les Soviétiques, et elle n’a pas de vraie raison de douter de la possibilité de s’entendre avec les Russes. Certes, elle a été en guerre avec eux. Elle a appartenu à l’Empire des Tsars entre 1809 et 1917, mais sous la forme d’un grand-duché, situation qui lui a, de fait, permis d’échapper à l’emprise suédoise. La vraie puissance coloniale, pour les Finlandais, c’est la Suède, et je doute qu’ils aient vraiment envie de revenir sous leadership suédois. Sur la carte, Finlande et Danemark se retrouvent donc dominés, comme les pays du sud. Absurde ? L’économie finlandaise paye déjà le prix de l’agression européenne contre la Russie. Et le Danemark va être mis en difficulté par l’évasion anglaise.

Le Royaume-Uni, je l’ai décrit comme « en cours d’évasion », Parce que les Anglais ne peuvent adhérer à un système continental qui leur fait horreur. Parce qu’ils n’ont pas, comme certains Français, l’habitude d’obéir aux Allemands. Mais aussi parce qu’ils appartiennent à un autre monde, beaucoup plus excitant, moins vieux et autoritaire que l’Europe allemande, « l’anglosphère » : l’Amérique, le Canada, les anciennes colonies… J’ai eu l’occasion de dire que je sympathisais avec leur dilemme, à quel point il doit être horrible d’être britannique face à une Europe si importante dans les échanges commerciaux mais mentalement arthritique.

Pensez-vous qu’un jour ils quitteront l’Union européenne ?

Bien sûr ! Les Anglais ne sont pas plus forts ou meilleurs, mais ils ont derrière eux les États-Unis. Déjà, en ce qui me concerne, petit Français confronté à la disparition de l’autonomie de ma nation, si j’ai le choix entre l’hégémonie allemande et l’hégémonie américaine, je choisis l’hégémonie américaine sans hésiter. Alors, les Anglais, qu’est-ce que vous vous pensez qu’ils vont choisir ?

J’ai associé la Hongrie aux Britanniques dans leur tentative d’évasion. Viktor Orban s’est fait une mauvaise réputation en Europe. Soi-disant parce qu’autoritaire et de droite dure. Peut-être. Mais surtout parce qu’il résiste à la pression allemande. On peut se demander pourquoi la Hongrie n’est pas antirusse, alors qu’elle a subi une répression soviétique violente en 1956. Comme souvent le “malgré que” doit sans doute être remplacé ici par un “parce que”. En 1956, seule la Hongrie a fait face. Plus que les Polonais ou les Tchèques – qui n’ont alors que peu ou pas bougé –, la Hongrie peut être fière de son histoire sous domination russe. Elle peut pardonner. Une belle blague hongroise des années 1970 peut aider à comprendre les différences est-européennes : « En 1956, les Hongrois se sont conduits comme des Polonais, les Polonais comme des Tchèques et les Tchèques comme des cochons. »

J’ai représenté l’Ukraine comme « en cours d’annexion ». L’Ukraine n’apparaît pas immédiatement comme l’annexion européiste rêvée. Il s’agit de l’annexion d’une zone en décomposition étatique et industrielle, désintégration qui va être accélérée par les accords de libre-échange avec l’Union européenne. Mais c’est aussi l’annexion d’une population active à très bas coût.

Or, fondamentalement, le nouveau système allemand repose sur l’annexion de populations actives. Dans un premier temps ont été utilisées celles de la Pologne, de la Tchéquie, de la Hongrie, etc. Les Allemands ont réorganisé leur système industriel en utilisant leur travail à bas coût. La population active d’une Ukraine de 45 millions d’habitants, avec son bon niveau de formation hérité de l’époque soviétique, serait une prise exceptionnelle pour l’Allemagne, la possibilité d’une Allemagne dominante pour très longtemps, et surtout, avec son empire, passant immédiatement en puissance économique effective au-dessus des États-Unis. Pauvre Brzezinski !

Et au niveau des enjeux énergétiques ?

Ici, les principaux gazoducs sont indiqués pour bousculer un mythe. Le mythe que les Russes, par la construction du gazoduc South Stream, voudraient seulement échapper au contrôle de leurs relations énergétiques par l’Ukraine. Si on regarde tous les trajets des gazoducs existants, leur seul point commun n’est pas le passage par l’Ukraine, c’est aussi qu’ils arrivent tous en Allemagne. En fait, le véritable problème des Russes, ce n’est pas seulement l’Ukraine, c’est aussi le contrôle de l’arrivée des gazoducs par l’Allemagne. Et c’est également le problème des Européens du Sud.

Si on arrête de penser l’Europe de façon naïve comme un système égalitaire qui aurait des problèmes avec l’ours russe, on voit que l’Allemagne peut aussi avoir intérêt à ce que le gazoduc South Stream ne soit pas construit, parce qu’il ferait échapper à son contrôle les approvisionnements énergétiques de toute la partie de l’Europe qu’elle domine. L’enjeu stratégique du South Stream n’est donc pas juste un enjeu entre l’Est et l’Ouest, entre l’Ukraine et la Russie, mais c’est aussi un enjeu entre l’Allemagne et l’Europe dominée du Sud.

Mais, encore une fois, cette carte n’est pas une carte définitive ; c’est une carte dont l’objet est de créer un début d’image de la réalité de l’Europe et de nous sortir de l’idéologie des cartes neutres qui cachent ce que l’Europe est en train de devenir : un système de nations inégales, prises dans une hiérarchie qui comprend des pays sévèrement dominés, des pays agressifs, un pays dominant, ainsi qu’un pays qui est la honte du continent, le nôtre, la France.

Vous n’évoquez pas la question turque…

Si je n’en ai pas parlé, c’est que ce n’est plus le sujet. Les Européens ne veulent pas de la Turquie. Mais ce qui est beaucoup plus important, c’est que les Turcs ne veulent plus de l’Europe. Qui voudrait désormais rentrer dans cette prison des peuples ?

[À suivre ici]

Interview réalisée pour le site www.les-crises.fr, librement reproductible dans un cadre non commercial (comme le reste des articles du site, cf. Licence Creative Commons).

Source: http://www.les-crises.fr/todd-3-l-allemagne-tient-le-continent-europeen/


L’Occident devrait cesser de diaboliser Poutine, par Yves Boyer

Wednesday 3 September 2014 at 00:01

Un (vrai) pro, Yves Boyer, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, fait le point sur les événements en Ukraine…

Alors que Moscou exige un cessez-le-feu «immédiat et sans conditions» entre les forces ukrainiennes et les rebelles pro-russes, des soldats russes ont été repérés dans l’Est ukrainien. A quoi joue la Russie? 20 Minutes fait le point avec Yves Boyer, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique.

L’Otan a confirmé la semaine dernière la présence de troupes régulières russes dans l’Est de l’Ukraine, ce que Moscou dément. Pourquoi?

Parce que tout le monde ment, que ce soit sciemment, par omission ou même par erreur. Il faut donc être très prudent. Un exemple: mi-août, l’Ukraine avait assuré avoir détruit une colonne de véhicules blindés russes entrée la veille sur son territoire. Cette information est peut-être réelle, mais nous en attendons toujours les preuves.

En tout cas, si des officiers et des militaires russes sont sans doute présents dans l’Est ukrainien pour des missions de renseignements et d’aide au commandement, il n’y a pas d’engagement massif des troupes russes.

D’après Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, tout ce que Moscou fait ne vise «qu’à faire avancer une approche politique» dans le règlement de la situation en Ukraine. Qu’en pensez-vous?

Carl von Clausewitz, l’un des plus grands penseurs de la stratégie militaire moderne, a écrit: «La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens»… Dans le cas présent, je crois que les Russes font monter la pression militaire sur Kiev pour inciter ses dirigeants à se rapprocher des rebelles pro-Russes et à trouver avec eux une solution politique au conflit actuel.

Mais quand Vladimir Poutine évoque l’idée d’un «statut étatique» pour l’Est ukrainien, n’est-ce pas une provocation?

Comme on l’a expliqué dans les commentaires, et comme l’a fait Danielle Bleitrach ici, rappelons que ceci est une erreur de traduction de l’AFP, Poutine n’a parlé que d’autonomie dans une Ukraine unifiée. Mais qu’importe la Vérité…

L’Occident devrait cesser de diaboliser Poutine et retrouver la voie de la raison. Il faut écouter ce que la Russie -qui est une grande puissance européenne, une nation dotée de l’arme nucléaire et un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU- dit.

En l’occurrence, il y a des réalités humaines, sociales et historiques à prendre en compte dans l’Est de l’Ukraine. Je ne crois pas à la création d’un Etat spécifique. La Novorossia de Catherine II est une vieille idée qui a été évacuée depuis les années 1920 dans les poubelles de l’Histoire.

Mais sans vouloir une émancipation, un certain nombre d’Ukrainiens de l’Est sont favorables à une fédéralisation. Certains se battent même pour cette idée et pour ce qu’ils croient être les intérêts de leur communauté. Et je rappelle que la fédéralisation est une solution évoquée par la chancelière Angela Merkel elle-même.

D’après vous, la Russie ne tient donc pas un double discours comme l’Occident l’affirme?

Si, parce qu’elle défend ses intérêts. Mais le double langage est tenu partout et par tous, ce n’est pas une spécialité russe. Prenez Petro Porochenko, le président ukrainien. Il est pris en tenaille entre les jusqu’au-boutistes de son camp, qui veulent la peau des Russes, et la nécessaire solution politique, notamment défendue par Allemands, le tout sur fond d’effondrement économique de son pays… Empêtré dans cette situation difficile, il tient lui aussi un double langage.

Que pouvons-nous attendre de la réunion ce lundi du «groupe de contact» à Minsk?

Pas grand-chose, mais paradoxalement, il est très important que ce rendez-vous se tienne… Il aurait en effet pu être annulé compte tenu de l’accélération des événements sur le terrain. Même si aucune solution n’en sortira dans l’immédiat, au moins, le dialogue n’est pas rompu.

Une solution militaire est-elle envisageable?

Aucun dirigeant américain ou européen ne l’envisage. C’est une idée grotesque, pas seulement parce que nous n’en avons pas les moyens, mais parce que si l’Occident commence à tuer du Russe, c’est l’escalade vers la guerre nucléaire. Et personne ne veut d’une telle guerre pour l’Ukraine. C’est peut-être triste à dire, peut-être pas, mais en tout cas, c’est la réalité. C’est la «realpolitik».

Source : 20 minutes, 01/09/2014

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En bonus depuis le Figaro (dont il faut saluer : la plus grande honnêteté intellectuelle dans le suivi de cette affaire par rapport aux autres journaux)

« Poutine et Porochenko ne savent plus s’arrêter » par Hélène Carrère d’Encausse

LE FIGARO. – Vladimir Poutine, qui continue d’envoyer des troupes russes en Ukraine, évoque désormais la création d’un «statut étatique» pour le sud-est de l’Ukraine? Quel est réellement son plan?

Hélène CARRÈRE D’ENCAUSSE. -Le jeu très inquiétant, auquel nous assistons, entre l’Ukraine et la Russie peut devenir une véritable catastrophe pour l’Europe.

D’un côté, le président ukrainien, Petro Porochenko, n’a de cesse depuis son arrivée au pouvoir de vouloir reprendre par la force le contrôle de cette partie russophone de l’Ukraine, après avoir refusé d’accepter le principe d’une fédéralisation du pays. Il joue le même jeu que ceux qui ont refusé aux russophones de la région de parler leur langue, décision qui déclencha un processus de révolte de ces russophones et offrit à Vladimir Poutine la possibilité de s’emparer de la Crimée.

De l’autre côté, Poutine, qui n’a pas selon moi de grand plan préétabli, joue au coup par coup. À la tentation de l’occidentalisation de l’ensemble du pays du président ukrainien qui se dit prêt à adhérer à l’Otan, Poutine, ulcéré par une telle perspective, répond par la provocation. S’appuyant sur les séparatistes ukrainiens, le président russe joue la carte de la déstabilisation du sud-est du pays. Cette partie du pays pourrait ainsi éventuellement devenir la zone de raccord entre la Crimée et la Russie alors que dans l’état actuel des choses la Russie est coupée de la Crimée et doit envisager, pour rendre son rattachement effectif, d’énormes et coûteux travaux de construction d’un pont de plus de 15 kilomètres au-dessus du détroit de Kertch.

L’agitation et la rébellion de l’Ukraine du Sud-Est menace de devenir irréversible. Les habitants du sud-est du pays pourront-ils oublier qu’ils ont été traités en ennemis et vivent aujourd’hui la guerre civile? Poutine tire avantage de cette situation. Certes, les sanctions contre la Russie se multiplient. Il les sait coûteuses pour les pays qui les décident mais également pour la Russie, qui en paie le prix par des difficultés économiques réelles. Soutenir les séparatistes est sans doute contraire à l’ordre international et à la souveraineté de l’État ukrainien. Envoyer des mercenaires ou des soldats sans uniformes en Ukraine n’est pas légal. Poutine, qui le sait parfaitement mais qui est convaincu que cela est couramment pratiqué dans d’autres conflits, notamment par les États-Unis, conteste du coup les accusations portées contre la Russie sur ce point. Mais la situation de quasi-guerre civile dans cette partie de l’Europe et de l’Ukraine déchirée, incite d’autant plus Vladimir Poutine à intervenir que la Russie est exclue pour l’instant du débat sur l’avenir de l’Ukraine.

Si cela n’était pas tragique, le conflit entre l’Ukraine et la Russie ressemblerait à une bataille de gamins qui ne savent plus s’arrêter.

Ils sont, par ailleurs, humiliés par des sanctions prises à leur égard par l’Europe et ils considèrent que leur pays est victime de l’arrogance des pays européens et des États-Unis.

Poutine n’est-il pas fragilisé par la mobilisation des mères de soldats russes? Bénéficie-t-il du soutien du peuple russe?

Oui. Les Russes ont vu avec satisfaction le rattachement de la Crimée à leur pays. Ils sont, par ailleurs, humiliés par des sanctions prises à leur égard par l’Europe et ils considèrent que leur pays est victime de l’arrogance des pays européens et des États-Unis. Ils n’oublient pas que Gorbatchev a accordé au chancelier Kohl en 1990 la réunification de l’Allemagne contre l’engagement que l’Otan ne s’installerait pas aux frontières de leur pays. Pourtant, ils ont laissé les pays Baltes entrer dans l’Otan mais ceci constitue pour la Russie un cas particulier, la limite de l’acceptable. L’Ukraine est différente par ses dimensions et ses liens historiques avec la Russie.

Lire la suite de l’Interview sur le site du Figaro 

20 minutes présentait une carte  de la situation :

On admirera la jolie “invasion” de chars russes (à ce stade, il faut consulter)…

Ceci étant, c’était mieux que la “poche magique sur la mer d’Azov” de la carte de la BBC, en direct des fous de Kiev :

Ceci étant, quand on a le Parisien (finalement, il vaut mieux l’avoir en voisin qu’en journal) :

Le Nouvel Obs, grandiose :

L’article est court :

Au moins, la relève des “diplomates” européens est assurée :

 

Source: http://www.les-crises.fr/l-occident-devrait-cesser-de-diaboliser-poutine/


Les acteurs sont incompétents et très peu conscients de ce qu’ils font, par Emmanuel Todd (2)

Tuesday 2 September 2014 at 03:33

Suite de l’interview d’Emmanuel Todd…

[Olivier Berruyer] Vous dites « La France ne peut finalement pas contrôler l’Allemagne » : n’y a-t-il rien à faire ou est-ce à quelqu’un d’autre de le faire ?

[Emmanuel Todd] C’est à quelqu’un d’autre de le faire. La dernière fois, cette tâche est revenue aux Américains et aux Russes. Il faut admettre que le « système Allemagne » est capable de générer une énergie prodigieuse. En historien et en anthropologue, je pourrais dire la même chose du Japon, de la Suède ou de la culture juive, basque ou catalane. C’est un fait : certaines cultures sont comme ça. La France a d’autres qualités.

Elle a produit les idées d’égalité, de liberté, un art de vivre qui fascine la planète, et elle fait désormais plus d’enfants que ses voisins, tout en restant un pays avancé sur le plan intellectuel et technologique. Il est probable qu’au final, si on devait réellement juger, on devrait admettre que la France a une vision plus équilibrée et satisfaisante de la vie. Mais il ne s’agit pas ici de métaphysique ou de morale : nous parlons de rapports de force internationaux. Si un pays se spécialise dans l’industrie ou la guerre, il faut en tenir compte et voir comment cette spécialisation économique, technologique et de puissance est contrôlable.

Quel est le second pays dans la dénégation ?

Les États-Unis. La dénégation américaine avait été formalisée au premier stade de l’émancipation de l’Allemagne, lors de la guerre d’Irak en 2003 et de l’association Schröder-Chirac-Poutine ; certains stratèges américains avaient alors dit : « Il faut punir la France, oublier [ce qu’a fait] l’Allemagne et pardonner à la Russie ». (« Punish France, forget Germany, forgive Russia »). Pourquoi ? Parce que la clé du contrôle de l’Europe par les États-Unis, héritage de la victoire de 1945, c’est le contrôle de l’Allemagne. Acter l’émancipation allemande de 2003, cela aurait été acter le début de la dissolution de l’empire américain. Cette stratégie de l’autruche s’est installée, calcifiée et semble aujourd’hui interdire aux Américains une vision correcte de l’émergence allemande, nouvelle menace pour eux, selon moi beaucoup plus dangereuse à terme pour l’intégrité de l’empire que la Russie, extérieure à l’empire.

L’Allemagne joue un rôle complexe, ambivalent mais moteur dans la crise : souvent, la nation allemande apparaît comme pacifiste, et l’Europe, sous contrôle allemand, agressive. Ou l’inverse. L’Allemagne a désormais deux chapeaux : l’Europe est Allemagne et l’Allemagne est Europe. Elle peut donc parler à plusieurs voix. Quand on connaît l’instabilité psychique qui caractérise historiquement la politique extérieure allemande, et sa bipolarité, au sens psychiatrique, dans son rapport avec la Russie, c’est assez inquiétant. Je suis conscient de parler durement mais l’Europe est au bord de la guerre avec la Russie, et nous n’avons plus le temps d’être courtois et lisses. Des populations de langue, de culture et d’identité russes sont attaquées en Ukraine orientale avec l’approbation, le soutien, et sans doute déjà les armes de l’Union européenne. Je pense que les Russes savent qu’ils sont en fait en guerre avec l’Allemagne. Leur silence sur ce point n’est pas, comme dans les cas français et américain, un refus de voir la réalité. C’est de la bonne diplomatie. Ils ont besoin de temps. Leur self-control, leur professionnalisme, comme diraient Poutine ou Lavrov, forcent l’admiration.

Jusqu’à présent, dans cette crise, la stratégie des Américains a été de courir derrière les Allemands, pour que l’on ne voie pas qu’ils ne contrôlaient plus la situation européenne. Cette Amérique, qui ne contrôle plus mais doit approuver les aventures régionales de ses vassaux, est devenue un problème, le problème géopolitique n° 1. En Irak, l’Amérique doit déjà coopérer avec l’Iran, son ennemi stratégique, pour faire face aux djihadistes subventionnés par l’Arabie Saoudite. L’Arabie Saoudite a, comme l’Allemagne, le statut d’allié majeur ; sa trahison ne doit donc pas être actée… En Asie, les Coréens du Sud, par ressentiment envers les Japonais, commencent à fricoter avec les Chinois, rivaux stratégiques des Américains. Partout, et pas seulement en Europe, le système américain se fissure, se délite, ou pire.

La puissance et l’hégémonie allemande en Europe méritent donc une analyse, dans une perspective dynamique. Il faut explorer, projeter, prévoir pour s’orienter dans le monde qui est en train de naître. Il faut accepter de voir ce monde comme le voit l’école réaliste stratégique, celle de Henry Kissinger par exemple, c’est-à-dire sans se poser la question des valeurs politiques : de purs rapports de force entre des systèmes nationaux. Si l’on réfléchit ainsi, on constate que la Russie n’est pas le problème du futur, que la Chine n’est pas encore grand-chose en termes de puissance militaire. Dans notre monde économique globalisé, nous pouvons pressentir l’émergence d’un nouveau face-à-face entre deux grands systèmes : la nation-continent américaine et ce nouvel empire allemand, un empire économico-politique que les gens continuent d’appeler « Europe » par habitude. Il est intéressant d’évaluer le rapport de force potentiel entre les deux.

Nous ne savons pas comment finira la crise ukrainienne. Mais nous devons faire l’effort de nous projeter après cette crise. Le plus intéressant est d’essayer d’imaginer ce que produirait une victoire de « l’Occident ». Et nous arrivons ainsi à quelque chose d’étonnant : si la Russie craquait, ou seulement cédait, la disproportion des forces démographiques et industrielles entre le système allemand, élargi à l’Ukraine, et les États-Unis conduirait vraisemblablement à un basculement du centre de gravité de l’Occident et à l’effondrement du système américain. Ce que les Américains devraient le plus redouter, aujourd’hui, c’est l’effondrement de la Russie. Mais l’une des caractéristiques de la situation, c’est que les acteurs sont incompétents et très peu conscients de ce qu’ils font. Je ne parle pas seulement d’Obama, qui ne comprend rien à l’Europe. Il est né à Hawaï, a vécu en Indonésie : seule la zone Pacifique existe pour lui.

Mais les géopoliticiens américains classiques, de tradition « européenne », sont également dépassés. Je pense en particulier à Zbigniew Brzezinski, désormais âgé, mais qui reste le théoricien du contrôle de l’Eurasie par les États-Unis. Obsédé par la Russie, il n’a pas vu venir l’Allemagne. Il n’a pas vu que la puissance militaire américaine, en élargissant l’Otan jusqu’aux pays baltes, à la Pologne et aux autres anciennes démocraties populaires, taillait un empire à l’Allemagne, économique dans un premier temps, mais déjà politique aujourd’hui. L’Allemagne commence à s’entendre avec la Chine, l’autre grand exportateur mondial. Se souvient-on à Washington que l’Allemagne des années trente a longtemps hésité entre l’alliance chinoise et l’alliance japonaise et que Hitler avait commencé par armer Tchang Kaï-chek et former son armée ? L’élargissement de l’OTAN à l’Est pourrait finalement réaliser une version B du cauchemar de Brzezinski : une réunification de l’Eurasie indépendamment des États-Unis. Fidèle à ses origines polonaises, il craignait une Eurasie sous contrôle russe. Il court le risque d’être enregistré dans l’Histoire comme l’un de ces Polonais absurdes qui, par haine de la Russie, ont assuré la grandeur de l’Allemagne.

Comme vous me l’avez demandé, je vous propose d’analyser les graphiques suivants, comparant aux États-Unis une Europe germanocentrée :

Ce que montrent ces graphiques, c’est cette supériorité industrielle potentielle de l’Europe. Certes l’Europe allemande est hétérogène et intrinsèquement fragile, potentiellement instable, mais le mécanisme en cours de hiérarchisation des populations commence à définir une structure de domination cohérente et parfois efficace. La puissance allemande récente s’est construite par la mise au travail capitaliste des populations anciennement communistes. C’est peut-être une chose dont les Allemands eux-mêmes ne sont sans doute pas assez conscients et ce serait peut-être là leur véritable fragilité : la dynamique de l’économie allemande n’est pas seulement allemande. Une partie du succès de nos voisins d’outre-Rhin vient du fait que les communistes s’intéressaient beaucoup à l’éducation. Ils ont laissé derrière eux non seulement des systèmes industriels obsolètes, mais également des populations supérieurement éduquées.

Comparer la situation éducative de la Pologne en Europe avant la guerre avec celle d’aujourd’hui, bien meilleure, c’est admettre qu’elle doit une partie de sa bonne tenue économique actuelle au communisme, pire peut-être, à la Russie. Nous verrons dans quel état la gestion allemande laissera la Pologne. Reste que l’Allemagne s’est de fait substituée à la Russie en tant que puissance contrôlant l’Est européen et a réussi à en faire une force. La Russie, elle, avait été affaiblie par son contrôle des démocraties populaires, le coût militaire n’étant pas compensé par le gain économique. Grâce aux États-Unis, le coût du contrôle militaire est pour l’Allemagne proche de zéro.

[À suivre ici]

Interview réalisée pour le site www.les-crises.fr, librement reproductible dans un cadre non commercial (comme le reste des articles du site, cf. Licence Creative Commons).

Source: http://www.les-crises.fr/todd-2-les-acteurs-sont-incompetents/


[Libération, tout en finesse] Il faut donner des armes à l’Ukraine, par Marc Sémo

Tuesday 2 September 2014 at 00:01

Billet “plein de sagesse” et “tout en finesse” de Marc Semo, chef du service étranger de Libération.

Comme quoi, on confie nos journaux à de brillants cerveaux.

Et une fois qu’on aura armé Kiev, que va faire Moscou ? Étrange, il omet d’en parler… Et quand Moscou reconnaîtra vraiment Novorossia, et enverra alors des chars pour la protéger, on fera quoi exactement ?

Hélas, et comme prévu, la situation dégénère. Moscou ne laissera probablement pas tomber les rebelles, donc, ou on impose un cesser le feu à tout le monde et des négociations internationales (avec des votes des populations concernées), ou ça continuera à empirer.

En droit comme en pratique, rien n’empêche les Occidentaux d’accorder aux autorités de Kiev, légitimement élues, les moyens de se défendre.

Rien ? Euh, si : le bon sens !

C’est bien une guerre qui se déroule en Ukraine et après avoir longtemps refusé de la définir comme telle, les dirigeants occidentaux ont dû se rendre à l’évidence. L’agression menée par Vladimir Poutine et sa désormais très claire volonté d’annexion de l’est de ce pays, six mois après celle de la Crimée, met l’Europe face à ses responsabilités. Elle y joue sa crédibilité autant que le tracé de sa frontière orientale.

Tiens, l’Ukraine est déjà en UE ? Vous avez voté pour ça vous ?

Encore Premier ministre polonais mais bientôt président du Conseil européen, Donald Tusk a eu le mérite de poser clairement les enjeux de cette crise – la plus grave depuis la fin de la guerre froide. Lors des cérémonies marquant, le 1er septembre, la commémoration de l’agression de l’Allemagne nazie contre la Pologne en 1939, coup d’envoi de la Deuxième Guerre mondiale,  l’ancien militant de Solidarnosc a martelé : «Il est encore temps d’arrêter ceux pour qui la violence, la force, l’agression deviennent une nouvelle fois l’arsenal d’une action politique.»

J’adore, c’est bien d’avoir nommé un modéré. C’est amusant, j’étais sûr qu’on allait vite regretter Van Rompuy.

La stratégie des sanctions choisie jusqu’ici par les Vingt-Huit n’a guère fait céder le Kremlin. Même si les sanctions seront encore durcies, répondre à l’appel des autorités de Kiev qui réclament «une aide militaire d’envergure» est de plus en plus urgent. Il faut donner des armes à l’Ukraine pour lui permettre de se défendre. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis aident les Kurdes d’Irak face aux jihadistes, mais hésitent pour Kiev malgré les appels de la Pologne, des pays baltes ou de la Roumanie.

Pays lumières de l’Europe, à suivre d’urgence, donc !

L’ Ukraine est un pays souverain avec des institutions légitimes et démocratiques. Moins de quatre mois après le renversement du régime prorusse et corrompu de Viktor Ianoukovitch par la révolte de Maidan,

Relisez bien, et notez les termes “institutions démocratiques”  et “renversement du régime”, je trouve ça touchant un tel respect de la Démocratie. L’ancien président ukrainien était bien plus populaire que Hollande, j’imagine donc que Libération ne verra aucun souci à ce que des milices le renversent et organisent un nouveau vote qui amènera facilement au pouvoir Sarkozy CQFD.

le nouveau président Petro Porochenko a été élu en mai à l’issue d’un scrutin reconnu comme incontestable par la communauté internationale. Le vote a pu se dérouler dans 90% du pays, y compris dans la plus grande partie de l’Est.

Ah, c’est incontestable, alors que 10 % du pays n’a pas voté et que, plus largement, le pays est en état de guerre civile ?

Intéressant, il a été élu en disant qu’il allait faire la paix et doubler les salaires. Élu avec plus de 50 % au 1er tour, son parti ne recueille déjà plus que 20 à 25 % des intentions de vote…. Démocratie ?

Des élections législatives doivent se tenir le 26 octobre, et c’est uniquement l’agression des forces russes qui met en péril le processus démocratique.

Moi, je suis quand même impressionné que toute l’armée ukrainienne n’arrive pas à mater quelques milliers de rebelles, même russes. Cela ne questionne aucun journaliste, c’est beau…

En droit comme en pratique, rien n’empêche les Occidentaux d’accorder aux autorités ukrainiennes les armes dont elles ont besoin. Rien sinon, une fois de plus, la peur des réactions du Kremlin.

Ce qui me suffit parfaitement…

Poutine le sait et il en joue, répondant par la menace aux timides admonestations téléphoniques du président sortant de la commission José Manuel Barroso : « Si je le veux, nous sommes à Kiev en quinze jours. » Une rodomontade, un moyen de faire monter les enchères pour de futures négociations.

Rodomontade : “attitude prétentieuse et ridicule, langage d’un rodomont, fanfaronnade.”. C’est sûr que les Russes ont juste battu Hitler, ils ne sont pas de taille face à l’armée ukrainienne, même avec leurs armes nucléaires.

Citation bruit de couloir, on ne sait si ça été prononcé, si cela a été dit comme ça ou si c’est sorti de son contexte (genre “Vous voyez bien que je ne cherche pas à envenimer la situation, car si je le voulais…” C’était aussi peut être une vraie menace. Comme Barrosso n’a pas confirmé, et que c’est un bruit d’un journal italien, je n’en sais rien. Et le “journaliste” non plus, ce qui est gravissime – mais du bourrage de crane classique. Quelle honte pour le journalisme.

« L’objectivité n’existe pas, seule l’honnêteté compte » [ Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde]

Mais l’homme fort du Kremlin saisi par l’hybris – la démesure – reste capable de tout.

Peut-être même qu’un jour il envahira l’Irak et y tuera lui aussi 500 000 personnes…

Marc SEMO Chef du service étranger de Libération, Source : Libération

P.S. pensez à vous désabonner de Libération (qui ne survit que grâce à des patrons millionnaires, ses ventes étant en chute libre), et passez la consigne :)

Source: http://www.les-crises.fr/il-faut-donner-des-armes-a-l-ukraine/


[Exclusif] La France s’est mise en état de servitude volontaire par rapport à l’Allemagne, par Emmanuel Todd (1)

Monday 1 September 2014 at 04:03

Gros cadeau pour la rentrée : une très longue interview décapante d’Emmanuel Todd que j’ai réalisée le mois dernier, et que je sors en plusieurs billets (vous aurez un joli pdf rassemblant le tout à la fin).

Je remercie M. Todd de la confiance qu’il a placée dans ce blog, et de la qualité du travail réalisé. Et je remercie également ceux qui ont donné de gros coups de main pour la finaliser.

Bonne lecture !

[Olivier Berruyer] M.Todd, quel regard portez-vous sur la crise actuelle avec la Russie ?

[Emmanuel Todd] Il y a quelque chose d’étrange, d’irréel, dans le système international actuel. Quelque chose ne va pas : tout le monde s’acharne contre une Russie qui n’a que 145 millions d’habitants, qui s’est redressée, certes, mais dont personne ne peut imaginer qu’elle redevienne une puissance dominante à l’échelle mondiale ou même européenne. La force de la Russie est fondamentalement défensive. Le maintien de l’intégrité de son immense territoire est déjà problématique avec une population aussi réduite, comparable à celle du Japon.

La Russie est une puissance d’équilibre : son arsenal nucléaire et son autonomie énergétique font qu’elle peut jouer le rôle de contrepoids aux États-Unis. Elle peut se permettre d’accueillir Snowden et, paradoxalement, contribuer ainsi à la défense des libertés civiles en Occident. Mais l’hypothèse d’une Russie dévorant l’Europe et le monde est absurde.

Au début de votre carrière, vous vous êtes beaucoup intéressé à l’URSS – prédisant même son prochain éclatement. Aujourd’hui, la Russie n’a plus le niveau hégémonique de l’URSS à l’époque, et bien que la Russie soit beaucoup plus démocratique que ne l’était l’URSS, on la traite bien plus mal. Par exemple, lorsque l’URSS est intervenue en Tchécoslovaquie en 1968, en envoyant ses chars, on a protesté, mais finalement l’hystérie n’a pas duré pendant des semaines. Or, aujourd’hui, alors qu’il ne se passe rien de comparable, mis à part une population qui vote démocratiquement en Crimée pour retourner vers la maison mère russe, on a l’impression d’assister à un drame énorme qui mériterait presque d’aller faire la guerre pour redonner de force la Crimée à l’Ukraine, malgré la volonté contraire de la population. Pourquoi ce traitement est-il si différent ?

Cette question ne concerne pas la Russie, elle concerne l’Occident. L’Occident, certes massivement dominant, est néanmoins aujourd’hui, dans toutes ses composantes, inquiet, anxieux, malade : crise financière, stagnation ou baisse des revenus, montée des inégalités, absence totale de perspectives et, dans le cas de l’Europe continentale, crise démographique. Si l’on se place sur le plan idéologique, cette fixation sur la Russie apparaît tout d’abord comme une recherche de bouc émissaire, mieux, comme la création d’un ennemi nécessaire au maintien d’une cohérence minimale à l’Ouest. L’Union européenne est née contre l’URSS ; elle ne peut plus se passer de l’adversaire russe.

Il est vrai cependant que la Russie pose au monde occidental quelques problèmes de « valeurs », mais, à l’inverse de ce que suggèrent les âneries antipoutinistes et russophobes du journal Le Monde, le problème de l’Occident est le caractère positif et utile de certaines valeurs russes.

La Russie est un pays qui n’a pas suivi le monde occidental dans la voie du « tout libéralisme ». Un certain rôle de l’État s’y est réaffirmé, tout comme une certaine idée nationale. C’est un pays qui commence à se redresser, y compris en termes de fécondité, de baisse de la mortalité infantile. Son taux de chômage est faible.

Bien sûr, les Russes sont pauvres et personne en Europe de l’Ouest ne peut envier le système russe, y compris au niveau des libertés. Mais être russe aujourd’hui, c’est appartenir à une collectivité nationale forte et rassurante, c’est la possibilité de se projeter mentalement dans un avenir meilleur, c’est aller quelque part. Qui pourrait dire ça en France ? La Russie est en train de redevenir, malgré elle, le symbole de quelque chose de positif qui la dépasse. En ce sens, c’est vrai, elle est une vraie menace pour les gens qui, à l’Ouest, font semblant de nous gouverner, égarés dans l’histoire, qui parlent des valeurs occidentales mais qui, selon l’expression je crois de Basile de Koch, ne reconnaissent réellement que les valeurs boursières.

Mais il ne s’agit déjà plus d’un conflit entre Est et Ouest, traditionnel, régressif au sens psychiatrique, dans lequel l’Amérique serait moteur. La crise récente a tout à voir avec l’intervention européenne en Ukraine.

Si l’on échappe au délire des médias « occidentaux », qui semblent revenus pour leur part vers 1956, en plein milieu d’une guerre froide menaçant de devenir chaude, et que nous observons la réalité géographique des phénomènes, il apparaît très simplement que le conflit a lieu dans la zone d’affrontement traditionnelle entre l’Allemagne et la Russie. Très tôt, j’ai eu le sentiment que les États-Unis avaient, cette fois-ci, par peur de perdre la face après le retour de la Crimée à la Russie, emboîté le pas à l’Europe, ou à l’Allemagne plutôt, puisque c’est elle qui désormais contrôle l’Europe.

On enregistre des signaux contradictoires venant d’Allemagne. Parfois, on la sent plutôt pacifiste, sur une ligne de retrait, de coopération. Parfois, au contraire, elle apparaît très en pointe dans la contestation ou dans l’affrontement avec la Russie. Cette ligne dure monte chaque jour en puissance. Steinmeier s’était fait accompagner par Fabius et Sikorski à Kiev. Merkel visite désormais seule le nouveau protectorat ukrainien.

Mais ce n’est pas que dans cet affrontement que l’Allemagne est en pointe. En l’espace de six mois, y compris durant les dernières semaines, alors qu’elle était déjà en conflit virtuel avec la Russie dans les plaines ukrainiennes, Merkel a humilié les Anglais en leur imposant, avec une incroyable grossièreté, Juncker comme président de la Commission. Chose encore plus extraordinaire, les Allemands ont commencé à affronter les Américains, en se servant d’une histoire d’espionnage par les États-Unis. C’est absolument incroyable quand on connaît l’imbrication des activités de renseignement américaines et allemandes depuis la guerre froide. Il apparaît d’ailleurs aujourd’hui que le BND, le service de renseignement allemand, espionne aussi, très normalement, les politiques américains. Au risque de choquer, je dirais que, compte tenu des ambiguïtés de la politique allemande à l’Est, je suis tout à fait favorable au monitoring par la CIA des responsables politiques allemands. J’espère d’ailleurs que les services de renseignement français font leur travail et participent à la surveillance d’une Allemagne de plus en plus active et aventureuse sur le plan international. Reste que cette agressivité antiaméricaine de l’Allemagne est un phénomène nouveau dont il faut tenir compte. Son style est fascinant. La façon dont les hommes politiques allemands ont parlé des Américains témoigne d’un profond mépris. Il existe un fond antiaméricain important outre-Rhin. J’avais eu l’occasion de le mesurer lors de la sortie de mon livre Après l’empire en allemand. Selon moi, il explique largement le succès de librairie exceptionnel de cette traduction.

Il y a déjà un moment que le gouvernement allemand se moque des remontrances américaines en matière de gestion économique. Contribuer à l’équilibre de la demande mondiale ? Et puis quoi encore ? L’Allemagne a son projet, de puissance plutôt que de bien-être : comprimer la demande en Allemagne, asservir les pays endettés du Sud, mettre au travail les Européens de l’Est, accorder quelques cacahuètes au système bancaire français, qui contrôle l’Élysée, etc.

Dans un premier temps, au moment de la prise de la Crimée, j’avais été plutôt sensible au rétablissement de la Russie : une puissance qui ne veut plus se laisser marcher sur les pieds et qui est capable de prendre des décisions. Actuellement, je constate que la Russie est fondamentalement une nation en stabilisation, et seulement en stabilisation, même si les gens en font le grand méchant loup.

La véritable puissance émergente, avant la Russie, c’est l’Allemagne. Elle a fait un chemin prodigieux, de ses difficultés économiques lors de la réunification à son rétablissement économique, puis à la prise de contrôle du continent dans les cinq dernières années. Tout cela mérite qu’on le réinterprète. La crise financière n’a pas simplement démontré la solidité de l’Allemagne. Elle a aussi révélé sa capacité à utiliser la crise de la dette pour mettre au pas l’ensemble du continent. Si on se libère de la rhétorique archaïque de la guerre froide, si l’on arrête d’agiter le hochet idéologique de la démocratie libérale et de ses valeurs, si l’on cesse d’écouter le blabla européiste, pour observer la séquence historique en cours de façon brute et presque enfantine, bref si l’on accepte de voir que le roi est nu, on constate que :
1) au cours des cinq dernières années, l’Allemagne a pris le contrôle du continent européen sur le plan économique et politique ;
2) et que, au terme de ces cinq années, l’Europe est déjà virtuellement en guerre avec la Russie.

Ce phénomène simple est obscurci par une double dénégation : deux pays agissent comme des verrous pour que l’on ne comprenne pas la réalité de ce qui se passe.

D’abord la France, qui ne veut toujours pas admettre qu’elle s’est mise en état de servitude volontaire par rapport à l’Allemagne. Elle ne peut pas faire autrement tant qu’elle n’admet pas pleinement cette montée en puissance de l’Allemagne et le fait qu’elle n’est pas au niveau pour la contrôler. S’il y a un enseignement géopolitique de la Seconde Guerre mondiale, c’est bien que la France ne peut pas contrôler l’Allemagne, dont nous devons reconnaître les immenses qualités d’organisation et de discipline économique, et le non moins immense potentiel d’irrationalité politique.

Le refus français de la réalité allemande est une évidence. Cela fait déjà un moment que je parle de François Hollande comme du « vice-chancelier Hollande ». Voire même, désormais, plutôt comme d’un simple « directeur de communication de la Chancellerie ». Il n’est rien. Il a atteint des niveaux d’impopularité exceptionnels, qui viennent pour une part de sa servilité en face de l’Allemagne. François Hollande est aussi méprisé par les Français parce qu’il est un homme qui obéit à l’Allemagne.

Plus largement, les élites françaises, journalistiques autant que politiques, participent de ce processus de dénégation.

[À suivre ici]

Interview réalisée pour le site www.les-crises.fr, librement reproductible dans un cadre non commercial (comme le reste des articles du site, cf. Licence Creative Commons).

Source: http://www.les-crises.fr/todd-1-la-servitude-volontaire-de-la-france/


[Reprise] Le point sur l’Ukraine par Jacques Sapir

Monday 1 September 2014 at 01:06

Intéressant billet de synthèse de Sapir du 30 aout.

Interview pour Solidarité Étudiante (Amiens)

30 août 2014  Par 

Que s’est-il passé en Ukraine de l’automne 2013 à février 2014 sous le nom « EuroMaïdan », conduisant le renversement d’un chef d’Etat pourtant démocratiquement élu ?

Au début de l’automne 2013, il s’agissait surtout d’un mouvement de révolte contre la corruption. Depuis une quinzaine d’années, l’Ukraine vit sous un régime de corruption endémique, quel qu’ait été le parti au pouvoir. Il est cependant clair qu’avec Yanoukovitch, la corruption avait atteint des sommets jamais égalés. Au début de l’hiver, le mouvement connaît une première inflexion. La revendication d’une possible « adhésion » à l’UE émerge, de même qu’un sentiment nationaliste. Très vite, des ultra-nationalistes font main basse sur le mouvement de contestation, alliés à des gens qui se faisaient, parfois naïvement, parfois non, des illusions sur une entrée rapide dans l’Union européenne. La tension est alors montée rapidement. Dans les dix jours qui précèdent l’accord du 21 février, on a assisté à un basculement dans la violence du mouvement de contestation qui conduit à un véritable coup d’Etat d’extrême-droite. Il est ainsi aujourd’hui établi que c’est cette extrême-droite qui est la principale responsable des fusillades et des morts sur la place Maïdan. Le 21 février, un accord de sortie de crise est signé par le président Yanoukovitch et les principaux protagonistes politiques du mouvement, accord dont se portaient garants l’Union européenne (dont la France). Cet accord porte, entre autre, sur l’organisation d’élections présidentielles pour la fin du mois de mai. Il faut ici rappeler que la Russie (malgré des réserves) ne s’oppose nullement à cet accord, et qu’elle considère que la crise en Ukraine ne concerne QUE les ukrainiens. Le lendemain cependant Yanoukovitch s’enfuit sans qu’il y soit donné d’explication claire : craignait-il  des menaces sur sa vie (ce qui n’est pas impossible au vu de la présence de groupes armées de l’extrême droite) ou est-il parti sur calcul politique dans l’espoir d’une intervention russe ? Si c’est cette hypothèse, alors il fait un très mauvais calcul. Le Premier Ministre russe, Dmitry Medvedev fera dans les jours qui suivent une déclaration pour dire que Yanoukovitch « n’a plus d’avenir politique ». Yanoukovitch a lassé le gouvernement russe par ses tergiversations continuelles, mais aussi par le spectacle de sa corruption.

Mais, le départ de Yanoukovitch crée un problème politique. Il y a vacance du pouvoir de fait. L’assemblée nationale (la Rada d’Etat) aurait pu exiger que le Président revienne, quitte à le démettre s’il s’y était refusé. Ce n’est pas la voie qui est choisie. Il y a la constitution d’un gouvernement de fait, sur la base d’une Parlement dont certains membres sont de fait arrêtés, et d’autres soumis à des menaces physiques. L’une des premières décisions est de faire interdire de vote un certain de nombre de députés hostiles au nouveau pouvoir et d’interdire aux autres de quitter Kiev. Puis, le « chef » de cette assemblée se proclame chef du pouvoir provisoire. En rupture avec l’accord du 21 février, la situation insurrectionnelle se transforme en coup d’Etat, mettant l’Ukraine en dehors de toute légalité constitutionnelle.

Il faut ici mesurer toutes les implications de ce qui se passe à Kiev du 23 au 28 février. Si l’on considère la légalité constitutionnelle, il y a clairement une rupture. Ce pouvoir est illégal ou alors on doit sommer Yanoukovitch (qui est toujours le président légal) de rentrer au plus vite à Kiev. Ou alors, on considère qu’il y a une révolution. Mais, toute révolution implique la rupture de l’ordre constitutionnel préexistant. Si l’ordre constitutionnel est rompu, ce n’est pas à des élections présidentielles (ou législatives) qu’il faut procéder, mais à l’élection d’une assemblée constituante. De ce dilemme nait la crise que l’on va connaître dans les semaines qui suivent. Et une part des responsabilités en revient ici aux gouvernements des pays de l’Union européenne qui n’ont pas dit clairement aux dirigeants de Kiev qu’il ne pouvait y avoir que deux solutions : soit le rappel de Yanoukovitch, soit l’élection d’une assemblée constituante.

Y a-t-il eu ingérences étrangères dans ces événements ?

L’ingérence de groupes étrangers est prouvée. Ainsi, Georges Soros s’en est-il même vanté et l’entrainement paramilitaire de militants néo-nazis ukrainiens en Pologne par des groupes polonais proches a été dévoilé par un journal polonais de gauche. Mais il y a aussi eu un soutien, implicite ou explicite et actif de la part d’Etat de l’Union européenne et des USA. On peut penser qu’il s’agissait plus de maladresse et d’aveuglement plutôt que d’un dessein, mais cela a conduit à une fuite en avant incontrôlée. Ainsi, des personnalités, et parfois des officiels, européens et américains vont défiler place Maïdan de décembre 2013 à février 2014, mais sans jamais dire, même à mots couverts, ni à ces manifestants ni à leurs relais politiques, qu’il n’y avait aucune chance d’intégration à l’UE de leur pays à court ou moyen terme, et ce contre toute prudence élémentaire. Par la suite, ils reconnaissent le gouvernement de fait issu de Maïdan, bafouant leur propre contreseing à l’accord du 21 février et donnant leur soutien à un gouvernement à forte composante nationaliste, voire fasciste. Le tout sans aucune garantie politique sur le respect d’engagements politiques minimaux, par exemple en terme de respect des minorités ou encore des libertés fondamentales et des droits politiques. L’inconséquence politique est totale. Ce qui est grave, c’est qu’elle fait croire aux dirigeants ukrainiens qu’ils ont le soutien inconditionnel de l’UE et des pays occidentaux. D’une certaine façon, l’imprudence de Mme Ashton et de M. Fabius nous ont arrimé au char des extrémistes ukrainiens.

Quels sont les soutiens du mouvement « EuroMaïdan » ?

Le soutien initial au mouvement « EuroMaïdan » était très diversifié et très large, et représentatif de la société ukrainienne dans sa diversité, tant toutefois qu’il était vécu comme un mouvement anti-corruption. Ce soutien allait donc d’un mouvement démocratique fort mais très peu organisé (mais qui s’effondre en réalité en janvier-février) jusqu’à des mouvements fascistes. Jusqu’en janvier, cette diversité prévaut mais une évolution apparaît alors d’un mouvement anti-corruption à un mouvement pour une intégration à l’Union européenne, créant une fracture interne. Dans le même temps, on assiste à la montée en puissance à l’intérieur de ce qu’il reste de ce mouvement de mouvements extrémistes tels que Svoboda[1] ou encore Pravy Sektor[2], et au muselage des voix discordantes. L’élection d’un nouveau président, Poroshenko, a d’ailleurs constitué, malgré le boycott massif des électeurs du sud-est de l’Ukraine, un (court…) moment de stabilisation politique, mais aussi l’expression d’une défiance populaire dans l’ouest le centre du pays à l’égard des extrémistes de Maïdan. La Russie elle-même reconnait son élection malgré le boycott d’une partie des russophones. Mais Poroshenko, vite mis en face de ses contradictions, choisit la méthode forte en déclenchant une opération militaire dans le Donbass (région de l’est de l’Ukraine et poumon industriel du pays), réduisant à néant presque aussitôt les espoirs nés de son élection.

Quelle politique met en œuvre le nouveau pouvoir ukrainien issu de ce mouvement ?

En réalité, très peu de mesures politiques ont été prises de manière effective. En dehors des attaques contre le statut de la langue russe dans le sud-est russophone du pays, sur lesquelles les nouvelles autorités sont revenues ultérieurement (mais le mal était alors déjà fait, puisque l’est du pays était déjà en révolte…), ou des mesures de persécutions contre les opposants politiques (initialement surtout contre le Parti des régions, l’ancien parti au pouvoir, et ses élus, mais aussi plus récemment contre le parti communiste ukrainien, dont le groupe parlementaire a été dissout, les élus expulsés du Parlement, et qui est menacé d’interdiction). Mais face à une économie à l’arrêt, avec une aggravation du fait de la crise politique, les nouvelles autorités de fait demandent l’aide du FMI. Aide qui leur est accordée, mais conduisant en contrepartie à de sévères mesures d’austérité budgétaire. C’est ainsi, au niveau universitaire, que le ministre de l’Education[3] a décidé autoritairement une réduction drastique du nombre d’universités de quinze à cinq (avec mise en concurrence entre les « survivantes » et fin du cadrage national des diplômes. Ces mesures d’austérité budgétaire avaient été initialement plutôt bien acceptées par la population, mais uniquement dans la mesure où elles étaient présentées comme ponctuelles. Il n’est pas impossible que l’hiver difficile qui s’annonce désormais puisse être porteur de contestation sociale quand ces mesures d’austérité vont se révéler dans toute leur ampleur.

Quelles sont les causes de la contestation apparue dans le sud-est de l’Ukraine en réaction au coup de force « EuroMaïdan » intervenu à Kiev ? Qui sont les insurgés du Donbass et que réclament-ils ?

Ce soulèvement dans le sud-est de l’Ukraine, particulièrement puissant dans le bassin industriel du Donbass, est très composite. Ses principales motivations sont l’absence de confiance envers les autorités de fait installées à Kiev par le mouvement « EuroMaïdan », le souci de défense de la langue russe et de leurs spécificités par la population locale, le sentiment antifasciste vivace hérité de la 2eGuerre mondiale et l’enracinement des idées communistes dans cette région cultivant une forte nostalgie de l’époque soviétique. On peut retrouver dans un sens les mêmes ambiguïtés à front renversé qu’à Maïdan initialement. Contrairement à une idée reçue, les autorités russes sont initialement très méfiantes à l’égard de ces insurgés du Donbass. Ainsi, elles se refusent à reconnaître les référendums d’indépendance, au contraire de ce qui avait été leur réaction en Crimée. Si elles soutiennent les revendications linguistiques et culturelles des populations de l’est de l’Ukraine, elles affirment que ce problème doit être réglé dans le cadre de la Nation ukrainienne. De même, le gouvernement russe salue l’élection de M. Porochenko comme Président, et un contact personnel avec Vladimir Poutine a lieu le 6 juin quand les deux dirigeants sont présents en France pour les commémorations du débarquement en Normandie. Mais, cette position va progressivement évoluer. C’est le résultat du refus persistant des autorités de Kiev de prendre en compte les revendications exprimées par les insurgés de l’est de l’Ukraine, mais aussi du déclenchement des opérations militaires, qualifiées par Kiev « d’opération Anti-Terroristes ». Très vite, les pertes civiles vont être importantes. La Garde Nationale, qui rassemble des militants du « secteur droit » (Pravy Sektor) et de Svoboda, va se distinguer par les exactions commises. On doit ici rappeler le drame d’Odessa ou des militants d’extrême-droite ukrainiens vont bruler vifs près de 40 militants pro-insurrection. Ce drame a des conséquences politiques et psychologiques très importantes. Aussi, dès la fin juin, des volontaires russes, des communistes (du KPRF) mais aussi et majoritairement des nationalistes, parfois d’extrême-droite, viennent progressivement épauler ces insurgés. Ces volontaires seraient entre 3000 et 5000 dans les forces insurgées. A partir de la seconde moitié du mois de juin, et surtout dans le mois de juillet, on assiste à une prise de contrôle de l’appareil décisionnel plutôt par la fraction la plus nationaliste. Mais sans effusion de sang ni exclusion de la fraction communiste toutefois, qui conserve des leviers politiques. Par ailleurs, des volontaires européennes antifascistes, surtout des Espagnols et des Italiens, sont actuellement présents pour se battre aux côtés des insurgés. Il y a aussi des Français d’origine ukrainienne, anciens de la Légion étrangère engagés dans les années 1990, ainsi que d’anciens camarades de régiment à eux venus là les aider. Une forte confusion sur le plan politique prévaut donc. Ce qui fait leur unité, je pense, plus que l’idéologie nationaliste, c’est la volonté de sauver la population civile victime de véritables massacres, de bombardements systématique, et menacée d’épuration ethnique.

Doit-on pour autant voir la main de la Russie dans cette contestation ?

Il existe une implication russe qui se précise dans le cours du mois de juillet et début août, mais elle est indirecte et non directe. Ainsi, il y a une tolérance en faveur du recrutement de volontaires pour le Donbass, mais pas de troupes russes engagées par le Russie sur place, du moins jusqu’au 15 aout. Depuis, la Russie semble avoir franchi un pas, et s’être impliquée plus directement. Aujourd’hui (30 août), il semble qu’il y ait environ un millier de soldats russes en Ukraine. Ceci constitue bien entendu un développement nouveau et inquiétant, même si cela ne saurait expliquer les victoires remportées par les insurgés depuis le 15 août. Rappelons que les forces de Kiev comptent environ 50 000 à 60 000 combattants déployés contres les insurgés, et que ces derniers déploient environ 15 000 hommes. La question de l’équipement des insurgés a été posée à de nombreuses reprises. Rappelons que, lors de la phase initiale de l’insurrection, ces derniers ont saisi des quantités importantes d’armement sur la police ou sur les unités de l’Armée qui se trouvaient à Donetsk et Lougansk, et dont la plupart se sont soit débandées soit on rejoint les insurgés. Par ailleurs, de nombreuses unités loyalistes ukrainiennes qui ont été encerclées par les insurgés se sont rendues que ce soit aux insurgés ou aux gardes-frontière russes. La Russie a alors rétrocédé leur matériel militaire aux insurgés. On ne peut pas dire que la Russie soit neutre, mais elle n’est toutefois pas en état de belligérance avec l’Ukraine du point de vue du droit international. L’aide de conseillers militaires russes aux insurgés est possible, et pour tout dire assez probable, mais elle n’a toutefois jamais été prouvée. Inversement, l’aide de conseillers militaires américains à l’armée ukrainienne ne fait par contre aucun doute, de même que l’emploi de « mercenaires » (de la compagnie Academiqui est le nouveau nom de Blackwater, un société de sécurité privée) voire de volontaires polonais et Baltes.

L’actualité récente est marquée par le crash d’un avion  de ligne de Malaysia Airlinesdans l’Est de L’Ukraine : à qui est imputable cet accident selon vous ?

Ce drame a été l’occasion d’une campagne hystérique antirusse d’une rare violence. Les Etats-Unis ont immédiatement accusé les insurgés et la Russie d’être les responsables de ce drame. Aujourd’hui, les contradictions dans la thèse américaine sont désormais évidentes. Elles ont été, pour certaines, relevées par des anciens responsables du renseignement américain[4], comme William Binney, ancien Technical Director, World Geopolitical & Military Analysis, et co-fondateur du SIGINT Automation Research Center, David MacMichael, du National Intelligence Council, Ray McGovern, qui fut un ancien analyste de la CIA et de l’US Army infantry, Coleen Rowley, Special Agent de FBI, et Larry Johnson et Peter Van Buren qui ont travaillé tant à la CIA qu’au Département d’Etat[5].

Il est à noter que les accusations initiales affirmant la culpabilité des insurgés du Donbass, voire de la Russie, ont donné lieu ces derniers à une rétropédalage en bonne et due forme des autorités françaises et à une forte discrétion à Washington. De fait, l’événement a disparu des radars médiatiques. Le Drian, Ministre de la Défense, a reconnu devant l’Assemblée nationale que les services secrets français ne savent pas quelles sont les responsables de ce drame et n’exclut pas la responsabilité de l’armée loyaliste.

Quelle est votre appréciation sur les sanctions prises par les USA et l’Union européenne contre la Russie et sur les contre-sanctions russes ?

Au départ, il s’agissait en réalité de sanctions pour la forme de la part de l’UE. Mais les USA sont montées en puissance dans les sanctions, et ont entraîné l’UE dans cette logique de fuite en avant. Or, si les contre-sanctions russes n’ont qu’un effet direct négligeable en France au niveau macro-économique. Par contre, il y a un véritable effet indirect, qui n’est pas directement lié aux sanctions, du fait de l’arrêt des importations russes, du fait de consignes des autorités russes de se tourner vers d’autres partenaires économiques pour se fournir en produits d’importation.

Propos recueillis par J. Wachill, pour le journal étudiant amiénois

Solidarité Etudiante (journal d’information syndicale de l’AGEP)


[1] ndlr : parti d’extrême-droite ultra-conservateur issu de la mutation d’un parti qui se réclamait il y a peu encore « national-socialiste »

[2] ndlr : un mouvement néo-nazi

[3] ndlr : un ministre fascisant membre de Svoboda

[4] American Intelligence Officers Who Battled the Soviet Union for Decades Slam the Flimsy “Intelligence” Against Russia, URL http://www.washingtonsblog.com/2014/07/obama-release-ukraine-evidence.html

[5] Sapir J., MH17: Doubts in the Intelligence Community…, note publiée sur Russeurope, le 1eraoût 2014, http://russeurope.hypotheses.org/2610

Source: http://www.les-crises.fr/le-point-sur-l-ukraine-par-jacques-sapir/


[Reprise] Faut-il nous battre pour Donetsk ?, par Joseph Savès

Sunday 31 August 2014 at 06:04

Un intéressant papier d’Herodote.net du 29 aout (dont je ne partage pas cependant certaines tournures)

Voilà que la guerre reprend en Ukraine, aux portes de l’Union européenne ! Vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, cette crise incongrue résulte d’un malentendu historique entre la Russie et les Occidentaux.

On peut lire aussi notre éditorial : Gare à ne pas désespérer la Russie.

« Sont-ils tous devenus fous ? » se demandait récemment Jacques Attali à propos des dirigeants européens (*).

Après les manifestations de Maidan, à Kiev, à l’automne 2013, le nouveau gouvernement ukrainien n’a rien eu de plus pressé que d’ôter au russe, langue parlée par un tiers de leur population, son statut de langue officielle.

Et c’est avec les encouragements de l’Union européenne, de l’OTAN et de quelques intellectuels déphasés qu’il est entré en guerre contre les séparatistes russophones de Crimée et du Donbass, qui ne supportaient plus d’être traités en parias.

Ainsi les dirigeants occidentaux approuvent-ils le droit à l’autodétermination des peuples quand il concerne les Catalans, les Écossais, les Corses ou encore les Tibétains, mais ils le violent en Ukraine. Il est vrai que tout est permis quand il s’agit de repousser l’ogre russe et relancer la « guerre froide ».

D’Eltsine à Poutine, quelle différence ?

Ah, c’est sûr, les Occidentaux avaient plus de sympathie pour Boris Eltsine que pour Vladimir Poutine, qui lui a succédé en 1999 à la tête de la Fédération russe.

D’abord, il avait l’alcool joyeux. Ensuite, il avait accueilli à bras ouverts les « Chicago boys » et, sur les conseils de ces missionnaires du néolibéralisme, il avait bradé l’économie russe aux anciens apparatchiki du Parti communiste. Cette politique éclairée avait conduit à l’effondrement démographique de la Russie.

Poutine a, lui, tous les défauts. Il est issu de la police d’État, le FSB (ex-KGB), dont l’historienne Hélène Carrère d’Encausse rappelle avec une nuance d’humour qu’il est le vivier des cadres russes, à l’égal de l’ENA en France. Ses manières sont celles d’un tsar et il ne cache pas son mépris des démocraties occidentales.

Plus gravement, il s’est mis en tête de redresser son pays en instaurant des barrières protectionnistes pour sauver l’industrie, en mettant au pas les hiérarques, voire en les jetant en prison, et en brutalisant les médias. Le pire est qu’il semble y réussir comme le montrent les indicateurs démographiques relevés par le démographe Emmanuel Todd. Cela lui vaut d’être immensément populaire dans son pays.

La Russie (145 millions d’habitants) n’est plus menacée de disparition à moyen terme. Son indice de fécondité (1,2 enfants par femme en 1999, 1,7 en 2013) est remonté au-dessus de celui de la Chine (1,5), de l’Ukraine (1,5) et bien sûr de l’Europe, pour ne rien dire de l’Allemagne (1,4). Niveau d’éducation, accession des filles à l’enseignement supérieur, mortalité infantile, suicide… tous les indicateurs témoignent de ce que la population russe reprend lentement confiance en son destin.

C’est cette renaissance encore fragile de la plus grande nation du continent que les dirigeants européens s’appliquent à briser avant qu’un disciple de Charles de Gaulle ne s’avise de construire « l’Europe de l’Atlantique jusqu’à l’Oural ».

En finir avec la Russie ?

Certains, en Suède et plus encore en Pologne, cachent à peine leur désir de vengerPoltava et Katyn« Isolons la Russie et renvoyons-la dans ses lointaines steppes asiatiques », clament-ils.

Les gens de Bruxelles (l’OTAN et la Commission européenne) s’y sont essayé en 2008 avec la Géorgie. Ils ont encouragé celle-ci à rompre avec Moscou et se rapprocher de l’Union européenne, voire entrer dans l’OTAN, en violation de la promesse faite en 1991 à Mikhail Gorbatchev, dernier chef d’État soviétique, de ne pas étendre l’alliance aux portes de la Russie. La tentative a fait long feu après que Vladimir Poutine eut brutalement ramené la Géorgie au bercail.

Oublieux de la leçon (*), ils ont donc récidivé cinq ans plus tard avec l’Ukraine, ou« petite Russie », en l’invitant à s’émanciper de Moscou et se rapprocher de l’Union européenne et de l’OTAN, ce que les Russes ont perçu comme une nouvelle manifestation d’hostilité à leur égard.

L’Ukraine ! Jusqu’à ces derniers mois, nous méconnaissions ce pays tout autant que la Géorgie. À sa partie orientale russophone, la « Nouvelle Russie », les Soviétiques ont rattaché la partie occidentale, enlevée aux mondes balkanique, carpathique et polonais. De ces régions pauvres mais fières sont issus les nationalistes qui s’associèrent aux envahisseurs allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et aussi ceux qui se sont retrouvés sur Maidan à l’automne 2013 pour renouveler leur sympathie à l’adresse de l’Europe, de l’Allemagne et de la Pologne.

Cette sympathie justifie-t-elle que nous enfonçions un coin entre l’Ukraine et la Russie ? Est-il urgent et utile de nous rapprocher de l’Ukraine, avec son économie en lambeaux, sa société en loques et sa démographie sinistrée ? L’Ukraine, notons-le, est, de tous les pays de la planète, celui dont la population devrait le plus diminuer d’ici 2050 (34 millions d’habitants au lieu de 45 millions dans les frontières de 2013 d’après les démographes de l’ONU).

Las. Après un échec cuisant sur la Crimée, reprise par la Russie le 17 mars 2014, le président ukrainien Petro Porochenko a retourné son armée contre ses concitoyens russophones du Donbass, ne leur offrant que la « paix des cimetières ». Au lieu de calmer ses pulsions bellicistes, les Européens se sont enferrés dans leur erreur. Ils ont choisi de s’en prendre exclusivement à son homologue russe.

Il s’en est suivi une escalade ukraino-occidentale, combinant sanctions économiques contre la Russie et opérations de guerre contre les séparatistes du Donbass, soutenus en sous-main par les Russes.

Le président Barroso, qui, avec Bush Jr, Blair et Aznar, a envoyé les Irakiens en enfer, s’est autorisé à menacer la Russie de ses foudres. Et tant pis si l’économie européenne, qu’il a déjà mise à terre, risque de s’enfoncer dans des profondeurs encore insoupçonnées. Les Russes ont fait comprendre qu’ils sauraient se passer des pommes de Pologne, du poulet français, des machines allemandes et aussi des bateaux Mistral construits à prix d’or par la France… Tant mieux pour les agriculteurs brésiliens, les fabricants de machines-outils japonais et les fabricants d’armements israéliens qui déjà se frottent les mains.

« Mourir pour Donetsk ? »

Autrement plus habile que les stratèges de Bruxelles, Poutine a laissé les Ukrainiens épuiser leurs maigres ressources dans la guerre du Donbass. Un moment déstabilisé par le crash imprévu de l’avion MH17 de la Malaysia Airlines, le 17 juillet 2014, au-dessus de la zone des combats (298 victimes), vraisemblablement dû à un tir des pro-russes, il a fait le gros dos avant de reprendre l’initiative un mois plus tard, une fois l’affaire oubliée.

Le 27 août 2014, après avoir amusé la galerie avec un convoi humanitaire, il a engagé dix mille militaires en Ukraine et, en quelques heures, brisé l’armée de Kiev. Petro Porochenko, pris au piège de son incurie, appelle à l’aide les Européens et l’OTAN après avoir perdu son armement et écrasé sous les bombes la principale région industrielle de son propre pays.

Devons-nous donc prendre le risque de mourir pour Donetsk ? Quand la question fut posée en 1939 à propos de Dantzig, il y avait de bonnes raisons pour répondre oui. Le dictateur qui menaçait Dantzig et la Pologne ne cachait pas ses visées sur le reste de l’Europe.

Rien de tel aujourd’hui. Poutine, que l’Ukrainien Porochenko et le Portugais Barroso ont choisi d’affronter, ne demande qu’à poursuivre le redressement de son pays sans être isolé de ses alliances traditionnelles ni menacé par l’installation de l’OTAN à ses portes. Il sait que ses compatriotes ne lui pardonneraient pas de reculer là-dessus ni d’abandonner les russophones d’Ukraine à la vengeance des Galiciens. Lui-même n’acceptera jamais de renvoyer la Russie dans les ténèbres eltsiniennes.

Faut-il donc l’acculer dans ses retranchements ? Sauf à vouloir en finir avec la Russie, cette option est indigne de tout homme d’État digne de ce nom, qui se doit au contraire de ménager à ses adversaires une issue honorable. L’Union européenne a provoqué la crise actuelle en tentant de détacher l’Ukraine de la Russie alors qu’elle n’en a ni les moyens financiers ni la capacité politique. Il lui appartient maintenant d’amorcer la désescalade.

Il s’agit : 1) d’entériner le retour de la Crimée dans le giron russe, 2) d’imposer une fédéralisation de l’Ukraine, seule voie de sortie après les troubles de ces derniers mois qui ont creusé un abîme entre les différentes composantes du pays. Ces  avancées politique peuvent s’accompagner en contrepartie d’un rapprochement économique entre la Russie, l’Ukraine et l’Union européenne, profitable à toutes les parties, en faisant fi de la brutalité du président russe et de son approche peu démocratique des conflits (*).

Le ballet diplomatique des derniers jours d’août 2014 donne à penser que cette solution raisonnable finira par être mise en oeuvre sous l’impulsion des deux seuls« hommes » d’État qui restent en Europe : la chancelière Angela Merkel et Vladimir Poutine. La première, devenue le chef de facto de l’Union européenne, a tenté le 23 août, à Kiev, de calmer l’Ukrainien Porochenko et l’a invité à faire enfin des concessions à ses compatriotes russophones. Le second, après avoir fait la preuve de sa détermination, est en situation aujourd’hui de calmer le jeu à son avantage, en obtenant une neutralisation de l’Ukraine.

Joseph Savès, Herodote.net

Source: http://www.les-crises.fr/faut-il-nous-battre-pour-donetsk/


Israël et la Palestine : ces aveuglantes vérités qu’on ne veut pas voir, par Chokri Ben Fradj

Sunday 31 August 2014 at 04:23

Israël, s’amusent à rappeler, régulièrement, nos médias occidentaux, est une démocratie ; ce serait même la “seule et unique démocratie de tout le proche orient”. Comme c’est bien joli et rassurant de s’endormir sur ses lauriers, baigné par ces douces certitudes. Le nouveau chapitre du martyre des Palestiniens qui vient de se dérouler, sous nos yeux, à Gaza, impose pourtant, et plus que jamais je crois, ” un arrêt sur image” afin de pouvoir nous poser certaines questions fondamentales en rapport avec le sujet

Ce sur quoi devrait – me semble-t-il – se concentrer notre attention ce sont tout d’abord les faits récents et ils sont absolument accablants. Pendant plus d’un mois, des centaines de milliers de Palestiniens ont vécu sous les bombes de ladite “unique démocratie proche-orientale”. Pour la énième fois, la machine de guerre israélienne accomplit sa besogne de mort à Gaza, dans la quasi indifférence, sinon avec la complicité active de l’occident “civilisé”, à commencer par ceux prétendant nous gouverner, le sommet de l’indignité politique ayant été, sans doute, atteint par François Hollande, exprimant, il y a quelques semaines, son soutien et sa solidarité, non pas aux Palestiniens mais….. à leurs bourreaux israéliens. Combien de drames humains, de morts, de blessés, de mutilés, combien de destructions et de ravages en tout genre faut-il encore comptabiliser pour que les consciences endormies (médiatiques, intellectuelles et politiques) se réveillent vraiment enfin ?

Mais au-delà de l’horreur du moment, le vrai problème (tout le monde le sait pertinemment) n’est pas Gaza. Cette bande de terre, exiguë et assiégée de toutes parts, concentre, certes, à un niveau intolérable, tous les aspects de la question palestinienne, mais celle-ci ne peut, bien évidemment, être réduite à ce qui se passe à Gaza ; ce serait trop simple et surtout trop facile.

Pour la très grande majorité des dirigeants israéliens d’hier et d’aujourd’hui, traiter la population civile palestinienne (et arabe en général) comme leur armée vient de le faire une fois encore, à Gaza, n’est, à vrai dire, en rien une nouveauté. C’est une pratique plutôt banale fréquemment mise en œuvre (à une échelle de violence variable) à Gaza et ailleurs. Je dirais même qu’elle relève, objectivement, d’une sorte de normalité routinière à laquelle les militaires israéliens n’hésitent pas (les archives écrites et audio-visuelles des 70 dernières années sont là pour très amplement le démontrer) de régulièrement recourir depuis la création de leur État. Ils le font, du reste, d’autant plus aisément qu’ils savent pertinemment qu’ils n’auront jamais à en payer le prix, leurs puissants amis et protecteurs leur garantissant quasiment une impunité totale. “Les Arabes aiment la mort”, osent, ignominieusement, répéter beaucoup de responsables israéliens, civils et militaires. Ils en ont, très manifestement déduit (et ceci ne date absolument pas d’aujourd’hui) que la vie des Arabes ne compte pour rien et que, puisqu’il en est ainsi, pourquoi, alors, se gêner ? ” Allons-y à fond… Tuons et massacrons à volonté”. Difficile, en réalité, d’aller plus loin dans le cynisme et la barbarie. Accepteraient-ils, ces Israéliens, que leurs villes, leurs infrastructures de base et leur population civile soient – des semaines durant – ravagées, non pas par des roquettes à l’effet somme toute très modeste, mais par des bombardiers, des drones, des chars et de l’artillerie lourde, faisant, dans leurs rangs, des milliers de morts et de blessés (pour l’essentiel civils) et causant d’énormes destructions ? Que feraient-ils et que diraient-ils aussi si tel était le cas ? Quelle serait, également la réaction de la fameuse ” communauté internationale” face à cela ? La réponse est déjà dans la question et il me parait donc inutile de l’expliciter davantage.

Rien d’original là-dedans en réalité, car ce à quoi nous sommes confrontés est, ni plus ni moins, conforme à ce que fût la logique présidant à toutes les entreprises coloniales à travers l’histoire et à l’attitude de leurs promoteurs à l’égard des populations colonisées. Les Américains, les Français, les Italiens, les Espagnols, les Portugais, les Belges, les Allemands ou encore les Japonais ont, en effet, raisonné et agi de la même manière vis à vis des populations autochtones de leurs empires coloniaux respectifs où les victimes des guerres de conquête puis des répressions, des exactions et des exploitations de toutes sortes, se comptent, du 16è au 20è siècles, en dizaines de millions.

Dans un monde dominé, depuis toujours, par la loi de la jungle, comment, d’ailleurs s’étonner de pareils comportements ? Comme tous les colonisateurs, la très grande majorité des Israéliens se sont ainsi construit un univers auto-mystificateur dans lequel ils se sont enfermés et d’où ils se montrent parfaitement incapables de sortir. A l’autre, à leur victime qui frappe à leur porte, demandant la récupération ne serait-ce que d’une partie de ses droits, ils ne savent répondre que par le mépris ou par encore plus de violence et d’oppression. Les représentants les plus modérés des Palestiniens ont ainsi beau tenté de négocier, depuis plus de vingt ans, un traité de paix un minimum équitable avec les gouvernements israéliens successifs. En vain, car en guise de “paix”, ces derniers leur ont “offert”, une colonisation massive et sans fin de ce qui reste de leurs terres, une extension inouïe de la politique de peuplement juif (ayant fait passer le nombre des colons de 15 000 en 1972, à plusieurs centaines de milliers aujourd’hui), la destruction de leurs cultures et l’arrachage de leurs oliviers multi-centenaires, le dynamitage, sans cesse répété, de leurs habitations, le pillage éhonté de leurs ressources aquatiques, les successifs et fréquents “assassinats ciblés” (avec, à chaque fois, de très nombreuses “victimes collatérales”) de leurs militants et responsables politiques, les arrestations massives et arbitraires, les brimades et les humiliations au quotidien. A bien regarder, toutefois, nous constatons que cette attitude s’inscrit dans le sillon d’une orientation politique particulière, moins connue par le grand public mais tout aussi condamnable.

Nos lecteurs savent-ils, ainsi, que l’État d’Israël fût longtemps (et cela en dit déjà très long…) l’allié privilégié de l’Afrique du sud de l’apartheid (qu’il aida directement à fabriquer sa bombe atomique), ainsi que des dictatures fascistes d’extrême droite en Amérique latine des années 60 à 90 (Brésil, Chili, Argentine, Guatemala, Salvador etc…) jusqu’aux “républiques” dirigées par des potentats grotesques, pourris et sanguinaires, d’Afrique noire (tel le régime de Mobutu dans l’ex-Zaïre et plein d’autres du même genre) ?

A “ces braves dirigeants “, les Israéliens ont apporté leur soutien et leur savoir-faire multiformes, civil et militaire, et cela ouvertement et considérablement. Pour “une démocratie”, cela pose déjà un très sérieux problème de cohérence minimum avec les “valeurs” qu’elle est supposée défendre. Ces mêmes amis lecteurs savent-ils aussi que l’État d’Israël n’a jamais eu de frontières définitives officiellement reconnues, puisque celles-ci se sont longtemps étendues, non pas en fonction des règles du droit international mais au fur et à mesure de ses conquêtes militaires ? Le territoire israélien (pourtant géographiquement délimité par une décision de l’Onu datant de 1947, lors du partage de la Palestine, demeuré purement théorique, entre deux États juif et arabe) est donc potentiellement extensible, selon la formule biblique, à un espace allant “du Nil à l’Euphrate”, illustration, parmi d’autres, de ce ” brigandage impérialiste”, évoqué, il y a plus d’un siècle, par Lénine.

Ce territoire n’inclut-il pas déjà, outre la Cisjordanie et Jérusalem- Est, le Golan syrien, occupé en 1967 puis annexé par Israël en 1981?

La nature juridique de l’État d’Israël reste aussi une énigme: Est-ce une république? Une monarchie? Un empire ? Une principauté ? Une tribu ? Cet État a-t-il, par ailleurs, une constitution clairement rédigée déterminant, de manière officielle, son fonctionnement ? Est-il un État construit sur la notion égalitaire de citoyenneté, garantissant à tous ses habitants, Juifs et non Juifs, les mêmes droits effectifs ? Est-il régi par des principes laïcs et réellement démocratiques ? Est-il un État respectueux des droits de l’homme, de la légalité internationale et de la charte de l’Onu (cette organisation à laquelle il doit son existence) ? Ou alors est-ce plutôt un État voyou, qui s’assoit systématiquement sur le droit des autres et qui ne reconnait d’autres lois que les siennes ? Un État d’apparence libérale mais en même temps adossé à une théocratie religieuse obscurantiste, intolérante, archaïque et ségrégationniste ? Un État acceptant, dans ses lois et ses pratiques, une lecture scandaleuse du statut légal de la femme (que tous les féministes et les progressistes du monde devraient, normalement, très fermement dénoncer) et ayant la Bible et la Thora comme sources d’inspiration juridico- politique ? Peut-être cet État est-il un mélange aberrant et anachronique de tout cela, un État où cohabitent, étrangement, d’un côté, de vrais espaces de modernité rattachables à un fort potentiel scientifique et à une forte créativité culturelle irrigués par des esprits brillants et laïcs, et de l’autre, la prétention, ouvertement affichée, de puiser – avec le mythe du “peuple élu auquel la Palestine aurait été promise par Dieu”- dans les “textes sacrés”, sa toute première source de légitimation. Le fait, d’ailleurs, que l’actuel premier ministre israélien se revendique (comme, d’ailleurs, tous ses prédécesseurs), chaque fois que cela l’arrange, du “monde libre” et de “l’occident démocratique” – dont Israël se voudrait le bastion dans la région – tout en exigeant des Palestiniens (comme préalable à la reprise de “négociations de paix” dont tout le monde a pu constater l’absolue inanité), la reconnaissance d’Israël comme un État exclusivement juif, n’est-il pas assez éloquent en la matière ? Plus grave encore : quand Menahem Begin et Itshak Shamir (tous les deux anciens premiers ministres israéliens des années 70 à 90) qualifient les Arabes de “sauterelles” et de “cafards”, quand une députée de l’actuel parlement israélien, déclare, tout récemment, qu’il faudrait “tuer délibérément les femmes palestiniennes afin de les empêcher d’engendrer de futurs terroristes” ou encore quand l’actuel ministre israélien des affaires étrangères, Victor Libermann (un Moldave immigré en Israël à l’âge de 20 ans et dirigeant d’un parti ouvertement raciste et fasciste) préconise ” le transfert des Arabes israéliens vers la Cisjordanie afin de faire d’Israël une entité ethniquement et religieusement homogène”, quand on entend, enfin, ce que disent les colons fanatiques installés sur les terres palestiniennes, qu’ils ont confisqué en Cisjordanie, et quand on voit comment ils se comportent à l’égard des Palestiniens qu’ils ont spoliés, quand on intègre tout cela à notre réflexion, on est vraiment en droit de s’interroger sur la nature de cette prétendue “démocratie israélienne” mais aussi sur la mentalité profonde (les résultats des élections législatives successives l’attestant, du reste, amplement depuis très longtemps) d’ une grande partie de ses citoyens.

Poussons encore plus loin notre raisonnement : qu’est- ce donc cette idée vraiment saugrenue que de vouloir, à tout prix, réunir (sous prétexte des persécutions subies) des hommes et des femmes venus de pays extrêmement différents, dans un même territoire et ce sur une base exclusivement religieuse ? Tout faire pour inciter des gens n’ayant, auparavant, rien à voir ensemble, à se regrouper dans un pays artificiellement crée pour la seule raison qu’ils partageraient la même manière de croire en Dieu, peut-il être considéré comme une démarche progressiste ou émancipatrice ? Je me permets d’en douter et ce d’autant plus que cette bien curieuse entreprise s’est accompagnée d’une vaste épuration ethnique et de crimes abominables à l’égard de la population autochtone, dont la mémoire palestinienne est toujours lourdement chargée. Pourquoi, d’ailleurs et tant qu’on y est, s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi ne pas favoriser des démarches similaires à l’égard des musulmans, des chrétiens, des bouddhistes, des hindouistes, des athées ou des mécréants de l’ensemble de la Terre ? Ne sont-ils pas, eux aussi, à un titre ou à un autre, et à des degrés divers, exposés, là où ils vivent, à différents types de menaces et de persécutions ? N’y-at-il pas là comme l’expression d’une pensée moyenâgeuse particulièrement fermée, rétrograde et fanatique, porteuse d’un risque, plus que réel, de transformer les entités politiques potentielles ainsi crées, en autant d’abcès de fixation pour tous les affrontements, toutes les stigmatisations et tous les sectarismes ? Au lieu d’être consacrée à l’entretien d’ un très détestable esprit communautariste et une fort néfaste mentalité grégaire, l’énergie, ainsi gaspillée, n’aurait-elle pas dû plutôt servir, et depuis très longtemps, au combat universel et multiforme pour le triomphe effectif de la justice, de la dignité, de la fraternité et de l’égalité au profit de tous les habitants de cette terre, indépendamment de leurs origines ethniques, de leurs appartenances religieuses, sexuelles ou nationales ? Ce raisonnement aurait dû, et devrait toujours – me semble-t-il – obtenir l’adhésion unanime de tous les êtres humains lucides, de bonne volonté et à l’esprit réellement éclairé. Et pourtant……

Arrêtons-nous, du reste, un instant sur ce mythe de “la terre que Dieu aurait promis au peuple juif dans la bible “. Selon la lecture israélienne du droit et plus précisément, selon la loi (tout à fait hallucinante) dite du” retour”, n’importe quel citoyen de n’importe quel pays du monde pourrait ainsi – à la seule condition qu’il soit reconnu comme Juif – non seulement venir s’installer en Israël, y obtenir, ainsi que sa famille, automatiquement la nationalité et bénéficier de tous les avantages et droits allant avec, mais également établir (avec le soutien et la bénédiction de l’État israélien) son domicile sur n’importe quelle région du territoire de la Palestine historique (incluant la Cisjordanie et Jérusalem Est) en s’appropriant, souvent, au passage, (avec la protection de l’armée israélienne qui veille au grain) des terres sur lesquelles il n’a, pourtant, strictement aucun droit, alors que les vrais propriétaires palestiniens de ces terres (qui y étaient depuis des siècles et des siècles) n’auront plus – la rage au cœur – que leurs yeux pour pleurer. Cette image, qui n’a absolument rien d’irréel, fait quasiment partie – tous les Palestiniens vous le diront- de leur vécu quotidien depuis de très longues décennies. Imaginons un peu ce que pourrait signifier, dans notre monde contemporain, ce genre de comportement, ce qu’engendrerait un pareil raisonnement s’il était repris, de nos jours, par les différents peuples de la Planète. Imaginons dans quel état serait celle-ci si, au nom de je ne sais quel droit chimérique, les hommes se mettent, soudain, à vouloir conquérir la terre des autres, celles des voisins comme celles des lointains, sous prétexte qu’elle aurait appartenu, il y a plusieurs milliers d’années, à leurs très très lointains supposés ancêtres. Essayons de deviner dans quel monde on vivrait si cette pratique était effectivement acceptée et admise comme quelque chose de légitime et de normal. Non seulement ce serait la mort assurée de toute notion (déjà durement malmenée un peu partout dans le monde) de justice et de droit, mais ce serait aussi, et plus que jamais, la guerre universelle de tous contre tous qui serait tout simplement déclenchée, avec les conséquences cataclysmiques que nous pourrions facilement prévoir. Pourtant, nous sommes, bel et bien, obligés de constater que c’est bien à partir d’un tel mythe que l’État d’Israël a été fondé. Les risques et les dangers gravissimes, pour la paix dans la région et la bonne entente entre les croyances et les hommes, qu’une telle entreprise portait fatalement en elle, ont-ils jamais été sérieusement pris en compte par ses promoteurs ainsi que par leurs soutiens ? Tout porte à croire que non, le respect des droits fondamentaux des victimes étant, dans cette affaire, manifestement considéré comme une sorte de “luxe superflu” dont on ne peut s’encombrer. Il suffit, d’ailleurs, d’observer le comportement des soldats israéliens sur le terrain, depuis des décennies, pour s’en convaincre. Dans le discours politique israélien, ils sont présentés, très sérieusement et sans la moindre once d’humour, comme constituant ” l’armée la plus morale du monde “. Ils sont, effectivement, “beaux et exemplaires ces soldats, et ces soldates” dans l’accomplissement de leur rôle préféré, joué et répété à l’infini depuis plus de 70 ans, auquel l’ensemble de la planète vient à nouveau d’assister en direct et qui se passe de tout commentaire. Franchement, très franchement même: si tel est le comportement de la soi-disant “l’armée la plus morale du monde”, j’aimerais vraiment que l’on me dise comment cette dernière aurait agi si elle était dépourvue de la morale qu’on lui attribue. Oui, j’aimerais réellement qu’on me le dise, dans le cas où je n’aurai pas bien compris

Ces propos sont-ils antisémites ? Je connais bien cette musique : délégitimer l’adversaire, en le disqualifiant moralement afin de tenter de le neutraliser politiquement. Cela constitue une très vieille rengaine, usée jusqu’à la corde, à laquelle ont systématiquement recouru ceux qui – faute d’arguments solides et crédibles à opposer à leurs contradicteurs – se réfugient dans l’insulte et la calomnie.

Non, bien évidemment que non. Mes propos n’ont rigoureusement rien à voir avec un quelconque antisémitisme, idéologie infecte et abjecte dont nous savons tous à quels genres de monstruosités et d’horreurs elle a abouti et peut encore aboutir. Ma parole se veut tout simplement, celle d’un esprit libre, réfractaire à tous les dogmes, à toutes les hypocrisies et à toutes les formes d’aliénation. Partant, justement, de ce positionnement intellectuel et politique, je dénis, en ce qui me concerne, totalement à l’État d’Israël le droit de représenter, en quoi que ce soit, l’essence de ce qu’est réellement, le judaïsme (religion monothéiste à laquelle on peut ou non adhérer mais tout aussi respectable que toute autre religion s’exerçant dans un cadre démocratique et laïc et non instrumentalisée à des fins de domination ou d’oppression) qu’il a, manifestement, pris politiquement, moralement et intellectuellement, en otage, au prix d’un intense lavage de cerveau collectif en direction, non seulement des communautés juives à travers le monde, mais aussi de l’opinion publique occidentale

Je pense, également, que, par son idéologie et ses agissements criminels, la caste politico-religieuse et militaire qui dirige cet État constitue (au même titre d’ailleurs que les groupes terroristes génocidaires, porteurs d’un islam de mort et de ténèbres qu’on voit tristement à l’œuvre, de nos jours, dans nombre de pays musulmans) une véritable insulte vis à vis de toutes les valeurs morales et spirituelles, non seulement du judaïsme, mais aussi de toutes les religions. Plus encore : les crimes horribles et les exactions en tout genre que ne cessent de commettre ou de cautionner, depuis bien longtemps déjà, une partie de ceux prétendant parler au nom du judaïsme et des Juifs, sont devenus, incontestablement, aujourd’hui,(tout observateur lucide peut le constater) le meilleur terreau sur lequel peut prospérer, à volonté, le discours antisémite, l’amalgame étant, chez énormément de gens (tout particulièrement au sein du public arabe et musulman mais pas seulement) malheureusement vite fait entre le judaïsme et l’État d’Israël. C’est, sans doute là la principale raison pour laquelle un très grand nombre de juifs à travers le monde (dont beaucoup de citoyens français) – qu’ils soient pratiquants ou pas, laïcs ou orthodoxes – n’hésitent pas, depuis un certain temps déjà, à dire ce qu’ils pensent de cet État, mais aussi à rallier activement et régulièrement les diverses manifestations de soutien au peuple palestinien. Ils sont, à mes yeux, l’honneur du judaïsme, sa noblesse et sa lumière, celles qu’incarnaient et qu’incarnent encore, dans la longue mémoire des hommes, les innombrables grandes figures issues du judaïsme (présentes aussi dans la société israélienne actuelle, mais, hélas, en trop petit nombre), hommes et femmes humbles, dévoués, libres, hommes et femmes de savoir, de culture et d’engagement, humanistes et progressistes de toutes tendances, amoureux de la justice et de la fraternité, symboles, parmi d’autres, de cet universalisme auquel je suis, moi-même, depuis toujours, profondément attaché.

Les abominations et agressions de toutes sortes (dont l’évocation détaillée remplirait des livres entiers) commis, depuis sa création, par l’État d’Israël, à l’égard des Palestiniens et divers États ou peuples de la région, sont, aussi, pour tout être humain disposant d’une conscience morale, autant de couteaux plantés dans le dos de ces résistants juifs de tous les pays d’Europe qui ont pris les armes contre le fascisme et le nazisme durant la dernière guerre et dont la plupart sont morts, fusillés, sous la torture ou dans les camps de l’horreur nazie, sans jamais avoir renié leurs principes et leurs convictions. Entre, d’un côté, ces hommes et femmes, héros et justes parmi les justes, et la plupart des acteurs de la politique israélienne ainsi que leurs soutiens, il y a sans doute, autant de différence qu’entre le jour et la nuit.

Que cette mémoire-là, celle de la résistance juive à l’oppression, au racisme et à l’injustice, soit aujourd’hui salie et saccagée par des bêtes féroces assoiffées de sang, de domination et d’asservissement, est absolument inqualifiable. Que l’État d’Israël puisse détourner cette mémoire, de manière si perverse, à son profit, est révoltant et insupportable. Mais comment donc des êtres humains, à l’esprit apparemment sain (et dont, une grande partie des ascendants ont été victimes des bourreaux hitlériens) peuvent-ils, à la fois, se revendiquer du souvenir des victimes du génocide nazi, célébrer leur martyre et rendre hommage à leur sacrifice, tout en agissant, à l’égard d’autres êtres humains, comme ils le font depuis des décennies et viennent encore de le faire à Gaza ? Cela restera, sans doute, l’une des raisons pour lesquelles le pessimisme, la désespérance et la noirceur finissent, souvent, par l’emporter quand on prend la peine de réfléchir un peu à ce qu’est devenu le monde dans lequel nous tentons encore de survivre, le monde que nous laisserons à nos enfants et à nos petits-enfants.

Des dizaines d’années après la défaite et la destruction de l’abominable régime nazi, les dirigeants israéliens commettent, toutefois, à mon sens, une erreur stratégique majeure en choisissant d’ignorer, délibérément, les leçons de l’histoire. Comme le pensaient, dans leur délire criminel, les différents dictateurs de l’entre-deux-guerres (allemand, italien mais aussi japonais), à l’origine du déclenchement du second conflit mondial (mais aussi, avant eux, tous les États colonisateurs), ils semblent croire que ce n’est pas le droit qui fonde la force, mais l’inverse. Ils paraissent donc en avoir conclu qu’au niveau de leurs rapports avec ceux qu’ils ont spolié et dont ils ont ravagé l’existence, le seul langage “payant” est non seulement celui de l’écrasement mais également celui de l’effacement. Il en est ainsi de la théorie que les dirigeants israéliens (toutes tendances confondues) avaient, très longtemps, cherché à faire prévaloir : celle consistant à présenter la Palestine d’avant l’installation de l’État d’Israël, comme “une terre sans peuple pour un peuple sans terre”, présentation équivalant, ni plus ni moins, à la négation pure et simple de l’existence même du peuple palestinien. Ce faisant, les Israéliens (du moins ceux parmi eux adhérant à ce schéma de pensée) se sont, en réalité, engouffrés dans un piège qu’ils risquent, à terme, de payer très cher.. Comme partout où règne une atmosphère empoisonnée par l’arrogance inhérente à un insupportable complexe de supériorité, la caste dirigeante de l’État d’Israël a, en effet, toujours eu fortement tendance à tenir ses adversaires pour quantité négligeable et donc à les mépriser, commettant souvent, de ce fait, la grave erreur de les sous-estimer. A l’égard des Palestiniens, et plus généralement des Arabes, les Israéliens sont, ainsi, apparemment, devenus les victimes consentantes de leurs propres chimères et donc sourds et aveugles aux réalités les plus élémentaires de leur environnement, géographique et humain, immédiat. Celles-ci sont, pourtant, archi-évidentes pour toute personne disposant d’un minimum de lucidité : par le lieu où il s’est construit, les méthodes avec lesquelles il a été bâti et imposé dans la région, l’idéologie qui l’inspire et le motive comme par les agissements qui sont les siens sur le terrain, l’État d’Israël constitue, bel et bien, une construction aux fondements particulièrement fragiles dont l’avenir, sur le long terme, ne peut être, pour le moins, qu’extrêmement incertain

Crée – au cœur même du monde arabe – au prix d’une injustice fondamentale, commise à l’égard de tout un peuple (en grande partie chassé de sa terre et réduit, depuis 1948 puis 1967, à un indigne et humiliant statut de réfugiés s’entassant dans des camps dans les pays voisins ou encore en Cisjordanie et à Gaza), l’État d’Israël n’a jamais ni su ni voulu bâtir, avec ses voisins, d’autres rapports que ceux basés sur la terreur, l’humiliation et l’injustice. A ce niveau, croire que les traités de paix (structurellement inéquitables et non acceptés par les populations arabes car escamotant complétement le fond du problème à savoir la tragédie subie par le peuple palestinien) signés avec l’Egypte et la Jordanie, puissent, en quoi que ce soit, changer la donne, relève de la stupidité ou d’une naïveté sans bornes.

Leurrés par un rapport de force militaire, (qui leur est encore très favorable), les Israéliens paraissent croire ce dernier éternel et donc capable, à lui seul, de pérenniser leur existence. A l’ombre de leurs centaines de bombes atomiques (bombes dont ils jouissent, très curieusement, du monopole absolu dans la région), de leurs milliers d’avions, de chars, de canons et de missiles (qu’ils ne cessent d’accumuler grâce à la générosité sans bornes ni limites de leurs parrains occidentaux, dont ils constituent les alliés stratégiques), ils se pensent invulnérables, semblant persuadés que la répression et les massacres finiront, un jour, par venir définitivement à bout de la volonté de résistance et de la soif de justice du peuple palestinien.

Travaillés par une idéologie fascisante et excluant, à connotation raciste (propre, à vrai dire, à toute situation de type colonial), la plupart des Israéliens donnent également l’impression d’être (comme ce fût le cas pour les colons européens en “Afrique du nord française “) convaincus que ni les Palestiniens, ni les Arabes, en général, ne seront jamais capables de construire une véritable force économique, éducative, scientifique et militaire susceptible de ” renverser la table”, remettant ainsi en cause leur domination sur la région. Ils le croient d’autant plus que l’oligarchie occidentale, dans toutes ses composantes, est, depuis toujours, à leur service, appuyée désormais, ouvertement par la plupart des régimes arabes qui – à l’instar des sultans et beys du Maghreb d’hier et des monarchies féodales du golfe d’aujourd’hui – sont dirigés par des fantoches et des larbins, ayant, depuis déjà un certain temps, perdu tout sens du patriotisme, de l’intégrité morale et de l’honneur.

Or, cet ordre, inhumain et amoral, qui ne tient que par la force brutale et la complicité active des puissants, prendra (et c’est l’une des constantes leçons de l’Histoire), un jour ou l’autre et d’une façon ou d’une autre, fin. Nul ne sait, bien entendu, quand et comment cela se produira, mais les peuples arabes (confrontés, certes, aujourd’hui, à de très lourds problèmes internes aux causes fort complexes) peuvent se prévaloir, au moins, d’une qualité : celle de la patience. Ils ont l’indiscutable avantage du nombre et de gigantesques richesses ainsi que des potentialités qui rendront, demain (sous certaines conditions bien sûr) réalisable leur sursaut et leur renaissance. Ceux auxquels cette perspective fait, pour une raison ou une autre, peur, s’attèlent, sans doute, de mille façons et avec de flagrantes complicités locales et régionales, à retarder voire à empêcher cette évolution, en entretenant activement – au sein de l’espace arabe – la décomposition politique, les antagonismes ethniques et religieux ainsi que le chaos social, économique et sécuritaire (les exemples déchirants de la Syrie, de l’Irak et de la Libye, pour ne citer que ces trois pays, en sont de parfaites et effrayantes illustrations). Ceux qui jouent cette carte criminelle et abjecte ne semblent, toutefois, pas vraiment se rendre compte qu’on ne peut arrêter la marche du temps et – qu’ils le veuillent ou non – celui-ci, à bien regarder, joue, sur le long terme, indiscutablement – dans la région – en faveur de tous ceux que l’État d’Israël et ses alliés s’acharnent, depuis si longtemps, à martyriser et à opprimer. Seuls des esprits imbéciles et bornés ne le comprendraient pas, mais il n’y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Déjà, la fameuse “armée la plus morale du monde ” vient de se casser les dents à Gaza face à une résistance palestinienne héroïque (pourtant sans aucun moyen en quoi que soit comparables à ceux des Israéliens) qui, à force de courage, d’imagination et de détermination, lui a infligé des pertes sérieuses. Ce fût déjà le cas, d’ailleurs, lors de la dernière guerre du Liban, en juillet 2006, quand l’armée israélienne dût, honteusement, battre en retraite (après avoir subi de lourdes pertes en hommes et en matériel, ses fameux chars Merkeva, qu’elle croyait invincibles, ayant été taillés en pièce par ses adversaires), au bout de 33 jours de combats acharnés contre les combattants du Hezbollah dont elle croyait, pourtant, pouvoir ne faire qu’une bouchée. A eux seuls, ces deux faits devraient suffire à rendre un minimum de conscience à ceux qui l’ont perdue ou qui ne l’ont jamais eue. Et pourtant, rien de substantiel ne semble vraiment se dessiner chez la très grande majorité des Israéliens, visiblement indifférents aux droits des Palestiniens comme à leurs insondables souffrances et plus que jamais barricadés dans leur bunker suicidaire.

Comment donc la population israélienne imagine-t-elle son avenir dans une région où elle baigne dans un océan de rejet et de haine ?

A-t-elle, au moins, conscience, cette même population, que des générations successives, non seulement de Palestiniens, mais aussi d’Arabes, n’ont jamais rien connu d’autre, de la part de l’État qui la représente, que l’image des bombardements, des massacres, du crime, de l’oppression et de l’injustice ? Comment ferait-elle, le jour où le monde arabe (au sein duquel elle est venue si imprudemment s’implanter) aura enfin trouvé son chemin vers l’unité et la puissance et donc la capacité réelle de relever le défi israélien dans la région ? Quel type d’État et quel modèle sociétal les Israéliens vont-ils, par ailleurs, “inventer” quand, dans 20 ou 30 ans, la population arabe sera devenue majoritaire dans les territoires actuellement sous leur contrôle direct ou indirect ? Croient-ils vraiment que la manipulation et la déformation de l’information pourrait un jour permettre d’effacer des faits solidement établis et abolir, au sein des mémoires individuelles et collectives, l’histoire millénaire de tout un peuple qu’ils ont dépossédé de sa terre et de ses droits ? Considèrent-ils réellement que la guerre perpétuelle et la violence meurtrière, sans cesse renouvelée, peuvent constituer, en quoi que ce soit, une politique rationnelle, un tant soit peu moralement défendable et susceptible de les protéger contre les dangers mortels qui les guettent et dont ils sont, pour l’essentiel, les tout premiers responsables ? Pensent-ils sérieusement qu’en procédant de la sorte, ils vont plus facilement se faire accepter par leurs voisins et par leurs victimes ? En agissant comme ils le font, les Israéliens et leurs dirigeants ne se trompent-ils pas plutôt, lourdement de siècle et d’époque ? Se pensent-ils encore au 19è ou au début du 20è siècles (et non pas au 21è) c’est à dire à un moment historique où les puissances européennes pouvaient encore prétendre, assez aisément, imposer leur ordre colonial “aux races inférieures” dont parlait, dans les années 1880 (et entre autres responsables politiques européens de l’époque), le chef du gouvernement français Jules Ferry ?

Autant de questions sur lesquelles, à quelques exceptions près, aucune réflexion de fond, digne de ce nom, ne semble en cours ou avoir été sérieusement entamée parmi les intellectuels et les faiseurs d’opinion en Israël. Ces questions sont pourtant absolument cruciales, pour ne pas dire existentielles pour cet État, habité, depuis le début, par une logique d’apartheid, la peur comme la négation de l’autre et sans cesse ravagé, de l’intérieur, par le complexe, finalement autodestructeur, de “la forteresse assiégée”.

Si les combattants palestiniens de Gaza ont creusé des tunnels, ils savent, au moins, comment en sortir. Or celui dans lequel les Israéliens se sont visiblement enfoncés a tout l’air d’être très profond et sans issue.

Chokri Ben Fradj, historien

 

 

Source: http://www.les-crises.fr/israel-et-la-palestine-ces-aveuglantes-verites-quon-ne-veut-pas-voir-par-chokri-ben-fradj/


[Reprise] L’Ukraine et la tentation de la guerre, par Emmanuel Todd

Sunday 31 August 2014 at 03:53

L’historien Emmanuel Todd a entrevu en 1976 la fin de l’URSS avec un essai au titre provoquant : La chute finale. Aujourd’hui, dans un entretien inédit avec Herodote.net, il prend à nouveau l’opinion à rebrousse-poil en annonçant la renaissance de la Russie et l’effondrement de l’Ukraine. Avec des chiffres que nos dirigeants auraient intérêt à méditer.

Herodote.net : Les dirigeants européens courtisent l’Ukraine après avoir courtisé la Géorgie. Depuis les émeutes de Maïdan, à l’automne 2013, l’opinion publique, en France et dans la plupart des pays européens, ressent également une vive sympathie pour ce pays. En votre qualité d’anthropologue, partagez-vous ce sentiment ?

Emmanuel Todd : Les gens regardent la carte et voient l’Ukraine plus à l’Ouest que la Russie, donc forcément plus « occidentale ». Ce n’est pas faux. La Russie et la Biélorussie se signalent par une structure familiale communautaire : le patriarche et les familles de ses fils vivent sous le même toit. L’Ukraine, elle, se distingue par une structure familiale de type nucléaire analogue à celle que l’on rencontre en Angleterre ou dans le Bassin Parisien : papa, maman et les enfants.

Ces différences-là, je ne les ai pas tirées d’une thèse d’anthropologie de l’époque stalinienne mais d’un historien du XIXe siècle, Anatole Leroy-Beaulieu, auteur d’une somme sur L’Empire des tsars et les Russes (mille pages rééditées chez Bouquins en 1990).

C’est à cause d’elles que Staline a pu sans trop de mal collectiviser les terres en Grande-Russie mais n’y est pas arrivé en Petite-Russie (la région de Kiev), où il a dû exterminer en masse les paysans qui lui résistaient.

Pouvons-nous en tirer la conclusion que les Ukrainiens sont plus proches de nous que les Russes ? Notons que les Tagalogs des Philippines ont aussi une structure familiale nucléaire et individualiste. Sont-ils pour autant proches de nous ? Il est permis d’en douter.

Ce qui caractérise nos sociétés occidentales (à l’exclusion du monde germanique, dominé par la famille souche), c’est la combinaison d’une structure familiale nucléaire, propice à l’individualisme et à la liberté, et d’un État fort autour duquel se cristallisent les aspirations des individus.

Or, l’Ukraine, pas plus que les Tagalogs, n’a jamais connu d’État fort. Elle partage cette caractéristique avec ses voisins d’Europe centrale, la Pologne et la Roumanie, qui ont aussi une structure familiale nucléaire. Les Polonais ont laissé échapper leur chance d’en construire un à cause du comportement tribal de leur noblesse. Ils ont sacrifié leur indépendance à leurs querelles autour du liberum veto.

Cette « Europe intermédiaire », qui s’étire de la mer Noire à la mer Baltique, est donc en panne d’État depuis au moins le XVIIIe siècle. Et pour son malheur, elle s’est trouvée coincée entre deux États forts, la Prusse et la Russie, ce qui a retardé d’autant leur accession à la modernité.

Herodote.net : Curieux. Voulez-vous dire que l’Ukraine est moins moderne que la Russie ?

Emmanuel Todd : C’est un peu cela. Voyez comme les deux pays ont divergé après l’effondrement de l’URSS.

La Russie s’est séparée de son ancien empire sans faire d’histoire et elle a pu retomber ses pieds car elle dispose d’une tradition étatique forte. Aujourd’hui, elle renaît à la vie, au sens propre, avec des indicateurs démographiques et une fécondité à la hausse : 1,7 enfants par femme en 2013 au lieu de 1,2 en 2001 (+40%).

L’Ukraine, quant à elle, est en crise depuis vingt cinq ans. Sa fécondité est à un faible niveau (1,5 enfants par femme) sans atteindre toutefois le niveau calamiteux de l’Allemagne, de l’Europe centrale ou de l’Europe méditerranéenne. Et le pire, c’est qu’elle souffre de l’émigration de sa jeunesse éduquée. Depuis l’indépendance, elle a perdu de la sorte plus d’un dixième de sa population, passant de 52 à 45 millions d’habitants, ce qui est énorme et n’a pas d’équivalent dans les grands pays.

Ce que nous dit la démographie, c’est qu’on assiste à la désintégration silencieuse de la société ukrainienne. Comme en Europe du Sud depuis la crise des subprimes, avec à la fois une fécondité très faible et une fuite de la jeunesse éduquée. La différence est qu’ici, le phénomène est récent et l’on en connaît la cause…

La révolution de Maïdan et l’élection présidentielle du 25 mai 2014 révèlent aussi un autre aspect trouble de l’Ukraine : l’existence d’une extrême-droite ultra-violente qui ferait passer le Front National pour un parti de centre gauche. Cette extrême-droite est particulièrement virulente dans la région occidentale, l’une des plus pauvres du pays, celle qui a les faveurs des Européens (et en particulier des Polonais pour cause de parenté religieuse).

Dans ces oblasts de Galicie (capitale : Lviv, aussi appelée Lvov ou Lemberg) et de Volhynie, au cœur de cette « Europe intermédiaire » qui ne s’est pas encore relevée de son lourd passé, on rencontre encore des antisémites avoués aux portes des plus grands camps et charniers de la Seconde Guerre mondiale. S’ils brandissent le drapeau européen, c’est moins par affinité avec nos valeurs démocratiques que par sympathie pour leurs cousins polonais et les Allemands dont ils cultivent le souvenir de leur combat contre les Soviétiques.

Peut-être les habitants de la Petite-Russie, la région de Kiev et Poltava, vont-ils prendre conscience du poids mortifère de leurs concitoyens des régions occidentales et se rapprocher des russophones de la Nouvelle-Russie (Odessa et Donetsk, au Sud et à l’Est) ? Ce serait sans doute un choix raisonnable, de même que serait raisonnable l’acceptation par l’Ukraine de tout ce qu’elle doit à la Russie en matière de culture étatique…

Herodote.net : Il me semble que vous exagérez dans vos références au nazisme !

Emmanuel Todd : Ce sont les putschistes de Kiev et leurs adversaires russophones qui m’ont mis sur cette piste. Les premiers qualifient les seconds de « terroristes », un mot lourd de sens car c’est celui qu’employait l’occupant allemand pour désigner les résistants. Le camp adverse les qualifie quant à lui de « fascistes ».

Aussi, je ne vous le cache pas, j’ai peur que nous soyons entrés dans une logique de guerre civile ou de guerre tout court…

Herodote.net : La guerre ? Vous y allez fort !

Emmanuel Todd : À l’heure où nous parlons, il est clair que Vladimir Poutine cherche l’apaisement. Il est dans son intérêt. C’est que le redressement russe demeure fragile, incertain même, et que la Russie n’a aucun intérêt à une guerre qui la replongerait dans la violence et la stagnation économique et culturelle.

Ma crainte, c’est que le président Petro Porochenko et les nouveaux dirigeants de l’Ukraine, déboussolés par la décomposition de la société ukrainienne, ne soient tentés d’en sortir par la fuite en avant. Et je me demande qui pourrait les en empêcher.

À la faveur de la crise, les États-Unis ont réactivé l’OTAN et leurs réseaux européens. Mais ils me semblent maintenant dépassés par les événements et troublés par le retour des nations.

Le président Obama s’est fait enfumer par les dirigeants allemands qui l’utilisent pour régler leurs comptes avec la Russie – c’est le pro-américain de gauche qui parle ! On voit aussi la Suède tenter d’établir avec la Pologne un front commun contre la Russie. Comme si la Suède voulait rejouer la guerre du Nord, celle qui s’est soldée par la défaite de leur roi Charles XII à Poltava, au cœur de l’Ukraine ! Les Français, bien entendu, sont absents du jeu.

Plus que la montée des partis europhobes aux élections européennes du 25 mai, la partie d’échecs ukrainienne consacre sans doute la faillite de l’Europe nouvelle manière, celle qui est née du traité de Lisbonne.

Herodote.net : Tout cela n’est pas rassurant !

Emmanuel Todd : Oh, il ne s’agit que d’hypothèses déduites de l’Histoire et de l’observation statistique de la société ukrainienne. Mais rien n’est déterminé et j’espère que la raison et le compromis auront gain de cause.

Propos recueillis par André Larané pour Herodote.net, le 30 mai 2014

Source: http://www.les-crises.fr/l-ukraine-et-la-tentation-de-la-guerre/


Revue de presse internationale du 31/08/2014

Sunday 31 August 2014 at 00:01

La revue de presse internationale. Un grand merci à nos contributeurs. Bonne lecture !

Nous avons besoin de volontaires pour participer aux revues de presse, chargés de suivre certains sites. Vous pouvez nous contacter ici (en précisant si vous préférez des sites en français ou en anglais). Merci d’avance.

Source: http://www.les-crises.fr/rdpi-31-08-2014/