les-crises.fr

Ce site n'est pas le site officiel.
C'est un blog automatisé qui réplique les articles automatiquement

[U3-3] Les Juifs de Galicie & Les mouvements nationalistes ukrainiens

Thursday 19 June 2014 at 01:51

Suite du billet précédent sur l’Ukraine
Index de la série

3.3 Les Juifs de Galicie

La Galicie a une riche histoire multiculturelle, marquée au cours des siècles par, entre autres, les Juifs et les Arméniens. Aucune autre province autrichienne n’était habitée par autant de peuples que la Galicie : Ruthènes (Ukrainiens), Polonais, Allemands, Arméniens, Juifs, Moldaves, Hongrois, Tziganes etc. Les Polonais, Ruthènes et Juifs représentaient la majorité de la population.

Cependant, les Polonais habitaient très majoritairement l’Ouest de la province, tandis que les Ruthènes se trouvaient à l’Est.

La Galicie

Au début du XXe siècle, la Galicie orientale comptait 65 % de Ruthènes (Ukrainiens), 20 % de Polonais et près de 15 % de Juifs. Ces Juifs de Galicie appartenaient en majorité aux Ashkénazes, immigrés d’Allemagne au Moyen Âge.

La plupart des Juifs en Galicie vivaient pauvrement, en travaillant principalement dans de petits ateliers et petites entreprises comme artisans. Ainsi, près de 80 % des tailleurs de Galicie étaient Juifs. Toutefois, l’importance accordée par les Juifs aux études leur permettait de renverser les barrières sociales : les Juifs occupant des professions intellectuelles étaient proportionnellement beaucoup plus nombreux que les Polonais ou les Ukrainiens de Galicie. Parmi les 1 700 médecins de Galicie, 1 150 étaient juifs ; 41 % des travailleurs de la culture, du théâtre et du cinéma, 43 % des dentistes, 45 % des infirmières étaient Juifs ; et il y avait 2 200 avocats juifs contre 450 avocats ukrainiens. Quatre lauréats du prix Nobel et d’autres, comme des médecins aussi connus que Sigmund Freud et Léo Kanner, étaient d’origine galicienne.

En raison des possibilités d’éducation et de promotion sociale offertes par la monarchie autrichienne à l’ensemble de ses minorités, la renommée de la Galicie s’est aussi fondée sur le fait qu’elle fut le terreau fertile de la constitution d’une intelligentsia nationale (autrichienne, polonaise, ruthéno-ukrainienne ou juive) de premier plan. La Galicie fut le laboratoire de mouvements nationaux modernes, polonais, ukrainiens et juifs. Au regard des persécutions ultérieures, la période de l’Empire austro-hongrois fait figure d’ère de liberté. À cette époque la seule université enseignant l’ukrainien et publiant des ouvrages dans cette langue était située à Lemberg (Lviv).

Quand la Galicie devient polonaise en 1920, les Juifs sont immédiatement victimes de discrimination. Ainsi, ni les Juifs galiciens, ni les Ukrainiens n’ont été autorisés par le gouvernement polonais à travailler dans des entreprises d’État, des institutions, des compagnies de chemins de fer, aux PTT, etc. Ces mesures ont été appliquées strictement. Les Juifs galiciens et les Ukrainiens subirent une discrimination ethnique, sous la forme d’une polonisation forcée (par exemple, en 1912, il y avait 2 420 écoles ukrainiennes en Galicie et en 1938 il n’en restait plus que 352).

Il faut également savoir que la Galicie a été depuis le milieu du XIXe siècle une terre d’émigration. Une proportion considérable des « Galiciens » se trouvent aujourd’hui hors de Galicie. Près d’un million de Galiciens ukrainiens, dits « Ruthènes », ont émigré au début du siècle aux États-Unis, au Canada et en Europe occidentale, tout comme de nombreux Galiciens polonais. Des 800 000 Juifs galiciens d’avant la Première Guerre mondiale, 200 000 à 300 000 ont fui pogroms et guerres vers les capitales occidentales et les États-Unis entre 1880 et 1914.

En novembre 1918, les Juifs ont été victimes de violences et des vols perpétrés par des Polonais ; entre 50 et 150 Juifs ont été tués et des centaines ont été blessés ; 3 synagogues ont été brûlées.

Panorama de Lviv

En 1931, Lviv comprend 30 % de Juifs parmi ses 300 000 habitants.

En 1940, le nombre de Juifs passe d’environ 140 000 à 240 000, des dizaines de milliers de Juifs fuyant les parties de la Pologne occupées par les Nazis vers ce relatif (et temporaire) sanctuaire occupé par les soviétiques.

La plupart de ces Juifs galiciens ont été massacrés durant la Shoah. Les quelques survivants ont émigré en Israël ou aux États-Unis.

3.4 Les mouvements nationalistes ukrainiens

Les nationalistes ukrainiens acceptent très mal le transfert de la Galicie à la Pologne en 1919.

Un groupe d’anciens officiers créa à Lviv dès 1920 l‘Organisation Militaire Ukrainienne (UVO), mouvement révolutionnaire clandestin militaire, ayant mené de multiples opérations de sabotage en Pologne. Durant les années 1920, l’UVO livra une lutte acharnée contre les Polonais, et des violences eurent lieu de part et d’autre.

l’Organisation Militaire Ukrainienne : UVO

Assassinat du poète ukrainien Sydir Tverdohlib

L’Organisation Militaire Ukrainienne, militant pour l’indépendance, organisa un certain nombre d’assassinats à l’encontre de politiciens polonais et de personnalités ukrainiennes (tentatives contre le représentant de la ville de Lviv, contre le président de Pologne et son vice-président, assassinat du ministre de l’Intérieur polonais ou du poète ukrainien Sydir Tverdohlib (considéré comme collaborant avec les Polonais).

À partir de 1923, les services secrets allemands (Abwehr) financèrent et équipèrent l’UVO en échange d’activités d’espionnage contre la Pologne.

les services secrets allemands (Abwehr) financèrent et équipèrent l’UVO

les Sections d’Assaut nazies – Ernst Röhm

Dès 1930, l’UVO prend contact avec les Sections d’Assaut nazies d’Ernst Röhm. En 1933, les SA autorisent des détachements de l’UVO à recevoir une formation militaire. En 1938 sont créés, par l’Abwehr, des centres d’entraînement, en vue de la création d’une cinquième colonne pour des actions futures sur les territoires de la Pologne et de l’URSS. En 1939, sont formés près d’un millier de nouveaux volontaires ukrainiens. L’Abwehr arme également illégalement des groupes ukrainiens en URSS. Mais la coopération resta limitée, en raison des préjugés raciaux d’Hitler contre les Ukrainiens. En effet, si ces nationalistes se voyaient comme des Européens à la différence des « russes semi-asiatiques », ils n’tétaient pour les nazis que des slaves, une « race inférieure ».

Par ailleurs, en 1929 à Vienne est créée l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN), qui regroupe l’UVO et d’autres associations étudiantes nationalistes, qui est dirigée par Yevhen Konovalets. Son emblème issu de ces armoiries de l’Ukraine laisse peu de doute sur ses méthodes…

En 1929 à Vienne est créée l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) dirigée par Yevhen Konovalets

Les armoiries de l’ukraine

Emblème de l’OUN issu des armoiries de l’Ukraine et qui laisse peu de doute sur ses méthodes

Au début des années 1930, l’UVO et l’OUN commirent des centaines d’actes de sabotage, avec de très nombreux attentats à la bombe, détruisant de multiples voies de chemin de fer, bâtiments de police et réseaux de télégraphe et de téléphone, et elles procédèrent à des braquages réguliers. Les assassinats continuèrent : une centaine au total entre 1921 et 1939.

Plus la répression polonaise augmenta, plus des jeunes rejoignirent l’OUN, qui comptait environ 20 000 membres au début de la guerre.

Yevhen Konovalets, qui œuvra pour la reconnaissance internationale des aspirations des Ukrainiens, est finalement assassiné par le NKVD soviétique en 1938.

Or, il y eu toujours des tensions dans l’OUN entre les jeunes radicaux galiciens et les plus vieux vétérans militaires en exil, tensions que l’habileté politique de Konovalets arriva à gérer. Les plus anciens avaient grandi dans une société stable et avaient servi dans l’armée régulière ; ils se considéraient comme une élite, disposant de grades militaires, adhéraient à un code de l’honneur et une discipline militaire, et étaient plus modérés politiquement ; ils admiraient certains aspects du fascisme italien de Mussolini, mais ils condamnaient fortement les méthodes nazies. En revanche, les plus jeunes n’avaient connu que la répression polonaise et la lutte clandestine ; ils étaient plus impulsifs, violents et impitoyables ; ils admiraient le fascisme et les méthodes des Nazis, estimant que la fin justifie tous les moyens.

Konovalets est alors remplacé par Andriy Melnyk, 48 ans, ancien colonel de l’UVO. Calme et posé, sa nomination est vue comme une tentative de rapprocher l’OUN de l’Église et de modérer ses actions. Cela déplut fortement aux jeunes de Galicie, qui formaient la majorité du mouvement. L’OUN se scinde alors en 1940, entre la modérée OUN-M (Melnyk) et la radicale OUN-B, en référence à son nouveau Leader Stepan Bandera.

Stepan Bandera

la radicale OUN-B, B en référence à son nouveau Leader Stepan Bandera

Celui-ci est un nationaliste galicien, d’abord condamné avec 11 personnes à mort en 1934 pour le meurtre du ministre de l’Intérieur polonais puis emprisonné à vie. Libéré en 1939 lors de l’invasion nazie. Il participe à l’organisation de deux bataillons ukrainiens au sein de l’armée nazie en vue de l’opération Barbarossa : le bataillon Nachtigall (« Rossignol », 400 soldats) et le bataillon Roland (300 soldats), qui formèrent la Légion ukrainienne de la Wehrmacht.

le bataillon Nachtigall qui forma la Légion ukrainienne de la Wehrmacht

le bataillon Nachtigall qui forma la Légion ukrainienne de la Wehrmacht

Au printemps 1941, l’OUN-B, soutenue par l’Abwehr, a reçu 2,5 millions de marks pour des activités subversives en URSS – soit autant que l’OUN-M, soutenue, elle, par le RSHA allemand.

À suivre dans le prochain billet

Source: http://www.les-crises.fr/les-juifs-de-galicie/


Les coupes de l’interview de Poutine

Thursday 19 June 2014 at 00:59

Je termine sur le sujet des coupes de l’interview de Poutine.

J’ai remis le billet à jour en rajoutant les 2 vidéos suivantes que nous avons créées :

1/ La vidéo avec seulement les coupes – bref, tout ce que TF1 n’a pas jugé de bon de montrer :

2/ La vidéo en version complète, TF1 + les coupes traduites :

Merci à Olivier pour le sous-titrage…

Source: http://www.les-crises.fr/les-coupes-de-poutine/


[L'horreur ordinaire] Massacre à Kramatorsk

Thursday 19 June 2014 at 00:46

Je le fais rarement, mais des petites piqures de rappel s’imposent parfois.

Donc vidéo des dégâts causés par l’armée ukrainienne dans l’Est, à Kramatorsk, le 16 juin :

IMAGES INSOUTENABLES, POUR UN PUBLIC AVERTI…

 

À peine une ligne dans nos médias - alors que si les Russes faisaient ça, on en parlerait un peu plus sans doute…

Quand je pense que les Occidentaux parlaient d’envoyer Ianoukovytch à La Haye lors du Maïdan sanglant…

Selon que vous serez, etc, etc.

Source: http://www.les-crises.fr/massacre-a-kramatorsk/


[Reprise] L’aveuglement des Occidentaux n’est pas seulement ridicule et regrettable, il devient dangereux – par Emmanuel Todd

Wednesday 18 June 2014 at 01:11

Un intéressant article de Todd…

L’affaiblissement de la puissance américaine, le délitement de l’Union européenne et le retour de la Russie sur la scène internationale redessinent la géopolitique du monde. Un nouveau paradigme dans lequel la France peine à trouver sa place.

Atlantico : Après avoir un temps cru à l’émergence d’une démocratie modèle en Ukraine, les chancelleries européennes et américaines semblent avoir été prises de court par la diplomatie de Moscou et les mouvements dans l’Est du pays. En quoi l’engagement de l’Occident a-t-il pu reposer sur un malentendu ?

Emmanuel Todd : Lorsque je repense à cette crise, je m’étonne de voir qu’elle ne s’inscrit pas dans la logique qui était en train de se dessiner en Europe jusqu’ici. Le début du XXIe siècle avait été marqué par un rapprochement des “Européens” et des Russes, avec l’établissement de positions communes assez fortes dans des moments de crise. On se souvient de la conférence de Troyes en 2003, où Chirac, Poutine et Schroeder avaient manifesté ensemble leurs refus de l’intervention américaine en Irak. Cet événement laissait l’impression d’un Vieux Continent évoluant globalement vers la paix tandis que l’Amérique de Georges W.

Bush, fidèle à la ligne Brzezinski, restait dans un esprit de confrontation à l’égard de Moscou en s’appuyant sur d’anciens satellites soviétiques, avec les Pays baltes et la Pologne comme partenaires anti-russes privilégiés.

L’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche a coïncidé avec un retournement de la posture américaine. Sa ligne, telle que je la percevais à l’époque, était d’apaiser les tensions avec l’Iran et la Russie pour mieux pouvoir engager le fameux “pivot” vers l’Asie où réside la menace de long-terme pour la puissance américaine. Ce retrait de Washington aurait dû renforcer la volonté des Européens, et particulièrement des Allemands, de se rapprocher de Poutine pour parachever un grand partenariat commercial, énergétique et industriel. Aurait ainsi pu se dessiner une Europe d’équilibres basée sur un moteur franco-germano-russe. Il est difficile de contester que l’Histoire a pris une toute autre direction : nous sommes en pleine confrontation entre la Russie et l’Union européenne, désormais sous leadership économique et diplomatique allemand.

Ce renversement s’explique je crois par un changement rapide de la posture allemande. On me déclare souvent germanophobe mais je ne pense être ni insultant, ni très loin de la vérité, en diagnostiquant que les élites de ce pays souffrent d’une certaine “bipolarité”psychologique et historique dans leurs rapports avec la Russie, hésitant, oscillant sans cesse entre bienveillance et conflit. Cette dualité est manifeste dans le glissement de Bismarck à Guillaume II, le premier souhaitant devenir le partenaire de l’Empire des Tsars, le second rentrant brutalement dans l’engrenage menant à 1914. Dans une séquence encore plus courte, nous aurons le Pacte Molotov Ribbentrop d’août 1939 , rapidement annulé par l’invasion par Hitler de la Russie en 1941. Les historiens évoqueront-ils un jour un basculement de Schröder à Merkel ?

C’est bien l’Allemagne qui désormais fait le jeu du côté occidental, mais un jeu hésitant entre phases agressives et moments de repli durant lesquels elle reprend sa posture conciliante, moments il est vrai de plus en plus brefs. C’est bien le voyage en Ukraine du ministre allemand des Affaires étrangères, Steinmeier, qui a marqué le début de la séquence actuelle. La présence de son homologue polonais Sikorski à Kiev était comme la garantie d’une posture agressive de la mission. On ne peut jamais soupçonner la Pologne de bipolarité vis-à-vis de la Russie : son hostilité est stable, atemporelle, une sorte de manie qui ne fait jamais place à la dépression. Laurent Fabius, fidèle à lui-même, ne savait sans doute pas ce qu’il faisait-là. Un Rainbow Warrior de plus à sa collection. Au-delà du blabla sur les valeurs libérales et démocratiques, rendu ridicule par le nouveau partenariat européen avec l’extrême-droite ukrainienne,le voyage de Kiev nous a révélé une nouvelle politique de puissance de l’Allemagne, dont l’objectif à moyen terme est dans doute de rattacher l’Ukraine (unie ou divisée, c’est secondaire) à sa zone d’influence économique en tant que source de main-d’œuvre bon-marché. C’est une opération que le Schroeder de 2003 n’aurait jamais mené.

Selon vous, Vladimir Poutine jouerait l’apaisement et non l’escalade. L’Occident n’aurait-il donc rien compris ?

J’ai commencé ma “carrière” avec un livre qui prédisait l’effondrement du système soviétique, qu’on ne m’accuse donc pas de soviétophilie régressive. Je suis pourtant effaré de constater que durant les vingt dernières années s’est développée à l’inverse une véritable russophobie des élites occidentales. Les médias français sont en pointe dans ce délire, avec Le Monde en pole position. Pour suivre les évènements d’Ukraine je dois consulter les sites du Guardian, du Daily Telegraph, du New York Times, du Washington Post, du Spiegel et même du journal israélien Haaretz pour les questions d’antisémitisme. Tous hostiles à la Russie, ces journaux contiennent néanmoins de l’information exacte. Le Monde ne relaie même pas correctement les informations les plus élémentaires.

J’ai eu, ces derniers mois, le sentiment angoissant de vivre dans un pays sous-développé, coupé du monde réel, totalitaire d’une façon subtilement libérale. Mais je dois lire aussi les sites russes Ria Novosti en français et Itar-Tass en anglais parce qu’ aucun média occidental n’est capable de nous informer sur le point de vue russe. Exemple : au beau milieu d’une crise que nous devons d’abord analyser en termes de rapports de force géopolitiques, j’ai pu voir passer une foultitude d’articles, français comme anglo-saxons, s’acharnant sur l’”homophobie” du régime Poutine. Il est inquiétant pour l’anthropologue que je suis de voir les relations internationales sortir d’une logique rationnelle et réaliste pour rentrer dans des confrontations de moeurs dignes de sociétés primitives.

On surreprésente les différences culturelles, différences qui d’ailleurs ne sont en général pas celles que l’on croit. La question du machisme et de l’antiféminisme du régime russe a été de nouveau soulevée suite aux récents propos de Poutine sur Madame Clinton mais sur la base d’une ignorance radicale du statut des femmes en Russie. On compte à l’université russe 130 femmes pour 100 hommes, contre 115 en France, 110 aux Etats-Unis et… 83 en Allemagne. Selon ces critères la Russie est l’un des pays les plus féministes du monde, tout juste derrière la Suède (140 femmes pour 100 hommes)…

Le point de vue diplomatique russe dans cette crise n’est pas culturaliste et il est très simple: le groupe dirigeant russe ne veut pas de bases de l’Otan en Ukraine, s’ajoutant à l’encerclement balte et polonais. Point. La Russie veut la paix et la sécurité. Elle en besoin pour achever son redressement et elle a désormais les moyens de l’obtenir ainsi qu’on vient de le voir en Crimée. Un conseil final d’anthropologue : les Occidentaux agressifs qui veulent imposer leur système de moeurs à la planète doivent savoir qu’ils y sont lourdement minoritaires et que les cultures patrilinéaires dominent quantitativement. Notre mode de vie me convient personnellement, je suis heureux du mariage pour tous. Mais en faire la référence principale en matière de civilisation et de diplomatie, c’est engager une guerre de mille ans, que nous ne gagnerons pas.

Vous voyez les Etats-Unis comme dépassés par la situation ukrainienne. En quoi le sont-ils ?

Les Américains ne savent pas où ils vont. La crise née en Europe les a lancés sur une trajectoire régressive et agressive parce qu’ils ont peur de perdre la face. L’affaire de Géorgie en 2008 avait déjà sérieusement entamé leur crédit de protecteurs du Continent. C’est ce qui peut expliquer le retour de bellicisme impérial qui s’est manifesté avec l’Ukraine, à rebours de la doctrine “nationale et reconstructrice “dessinée jusqu’ici par Obama. J’espère que ce revirement n’est que temporaire et que l’actuel locataire de la Maison Blanche saura reprendre le contrôle de sa politique étrangère, ce qui pour l’instant est loin d’être acquis.

Etant donné l’opposition toujours majoritaire de l’opinion américaine vis-à-vis d’une intervention militaire en Ukraine, j’ose toutefois me dire que cet espoir n’est pas totalement vain.

Bien qu’ils se soient fait assez brutalement ”moucher” par Poutine avec le rattachement de la Crimée, les Américains ont toutefois une autre crainte, plus profonde, celle de voir l’Allemagne s’émanciper complètement de leur sphère d’influence. Si vous lisez Le grand échiquier de Brzezinski, œuvre majeure pour comprendre la diplomatie actuelle, vous comprendrez que la puissance américaine d’après-guerre repose sur le contrôle des deux plus grands pôles industriels de l’Eurasie : le Japon et l’Allemagne. La crise économique nous a montré que la Maison Blanche n’a pas su contraindre Berlin à abandonner les politiques d’austérités, de changer la politique monétaire de l’euro et plus largement de prendre part aux dispositifs de relance mondiale. L’inavouable vérité est qu’aujourd’hui les Etats-Unis ont perdu le contrôle de l’Allemagne et qu’ils la suivent en Ukraine pour que cela ne se voie pas. .

Le recul de la puissance américaine devient réellement préoccupant. Washington est en état de choc après la prise de Mossoul en Irak par des combattants djihadistes. La stabilité du monde ne saurait donc dépendre de la seule puissance américaine. Je vais faire une hypothèse surprenante. L’Europe devient instable, simultanément rigide et aventuriste. La Chine est peut-être au bord d’un effondrement de croissance et d’une crise majeure. La Russie est une grande puissance conservatrice. Un nouveau partenariat américano-russe pourrait nous éviter de sombrer dans une « anarchie mondialisée » dont l’éventualité semble chaque jour plus réalisable.

Dans toute cette analyse la France semble totalement absente du jeu…

La France n’a selon moi pas à s’impliquer outre-mesure dans la crise ukrainienne, son histoire et sa géographie l’en éloignent naturellement. La seule place qu’elle pourrait concrètement occuper serait celle d’un bras droit de Berlin, une “ligne Charlemagne” aggravant le potentiel déstabilisateur du nouveau cours diplomatique allemand. L’idée d’une puissance française autonome n’a ici pas de sens. Trois nations ont une réelle importance dans le jeu ukrainien et plus largement européen : deux sont résurgentes, l’Allemagne et la Russie, l’une est dominante depuis 70 ans : les Etats-Unis.

Peut-on voir cette croisade du camp occidental en Ukraine comme le symptôme d’une difficulté toujours plus grande à se définir et à définir ce qui l’entoure ? Comment en est-il arrivé là ?

Les Occidentaux ont effectivement un grand mal à savoir ce qu’ils sont : les Allemands hésitent entre pacifisme et expansionnisme économique, les Américains oscillent entre la ligne impériale et la ligne nationale, et les Français ne savent plus vraiment où se placer dans cette situation confuse. Tout cela entraîne une lecture assez pauvre par les élites occidentales des événements, fait qu’illustre assez bien les interrogations de nombreux journalistes sur “ce que veut Poutine”, interrogations qui aimeraient sous-entendre que les “Européens” et les Américains savent très bien à l’inverse ce qu’ils veulent. C’est en vérité l’exact opposé qui est à l’œuvre, les Russes étant dans une volonté de puissance définie, importante mais limitée, tandis que l’Occident n’a in fine aucun objectif clair et lisible dans cette affaire. On peut même aller jusqu’à dire dans le cas des “Européens” que la russophobie est peut-être inconsciemment le seul cordon qui reste capable de faire tenir ensemble un espace politique et monétaire qui ne signifie déjà plus grand-chose.

Dans un contexte de résurgence des Nations et de l’Histoire et sur fond de déliquescence de la zone euro, cet aveuglement des Occidentaux n’est pas seulement ridicule et regrettable, il devient dangereux. On doit cependant relativiser : nos problèmes comportent paradoxalement des avantages pour la stabilité du Continent. L’Europe de l’Ouest est habitée par une population vieille, encore très riche, et qui a beaucoup à perdre tandis que les Russes commencent tout juste à “souffler” après des années d’un déclin économique ravageur. La mortalité s’inverse , l’économie se stabilise, l’agriculture repart, et l’on peut parier qu’en dépit d’une véritable fierté d’appartenance nationale les Russes ne sont pas prêts à tomber d’ici demain dans un délire belliciste incontrôlable.

Vous semblez beaucoup moins critique à l’égard des Etats-Unis que du temps d’Après l’Empire. Vous vous dites même “pro-américain de gauche”…

Après l’Empire a effectivement été considéré un peu trop vite comme un classique de l’anti-américanisme alors que je m’étais donné du mal, tant dans les entretiens de promotions que dans le livre lui-même, pour expliquer qu’il n’était en rien motivé par une phobie . En vérité je prenais le contre-pied du Grand échiquier de M. Brzezinski, personnalité que je suis obligé de respecter pour son intelligence mais dont les rêves sont assez loin des miens. Ma posture était finalement celle d’un démocrate de gauche, et c’est d’ailleurs comme tel que le livre a été compris outre-Atlantique.

Je pense en réalité que la prédominance américaine en Europe est, à l’instar de la démocratie comme régime politique, la moins pire des solutions étant donné l’état d’effondrement idéologique dans lequel se trouve notre continent. Je pourrais même accepter sans inquiétude cette prédominance si était respecté le principe des contre-pouvoirs, principe si cher aux Pères Fondateurs. La Russie pourrait jouer le rôle salutaire de garde-fou, bien que le système interne en vigueur là-bas soit loin d’être ma tasse de thé. Il s’agirait là non seulement d’un équilibre bénéfique à la stabilité des relations internationales dans leur ensemble mais aussi bénéfique aux Américains eux-mêmes. Il n’est jamais sain pour soi-même de se croire tout puissant. Après l’échec du couple franco-allemand, je me dis, avec un brin d’ironie, qu’un couple américano-russe pourrait tenter sa chance. Ma déclaration n’est en rien un acte de “foi” à l’égard du modèle américain, j’y suis simplement poussé par l’inévitable deuil d’une Europe aujourd’hui dénuée de projet et d’identité.

Vous avez justement parlé récemment d’une faillite de l’Europe nouvelle. Le Vieux Continent porte-t-il une responsabilité particulière dans l’incapacité de l’Occident à définir une nouvelle politique ?

Il n’y a selon moi plus rien à attendre de l’Europe. Que peut-on sérieusement attendre d’un espace qui n’arrive même pas à se débarrasser de l’euro alors que cela représente un intérêt crucial pour sa survie ? C’est en ce sens que je m’avoue aujourd’hui plus intéressé par ce qui se passe aux Etats-Unis. Le premier mandat d’Obama ne m’avait pas particulièrement impressionné mais force est de constater que la politique menée depuis la réélection de 2012, particulièrement la politique étrangère jusqu’à la crise ukrainienne, faisait preuve d’une réelle intelligence innovatrice… La vraie question reste donc de savoir si les Etats-Unis seront à même de se maintenir ou même de rebondir ou s’ils sombreront dans le déclin. Le cas européen est selon moi réglé.

Vous disiez en 1995 lors de la réédition de L’Invention de l’Europe : “ce livre permettra de comprendre, dans vingt ans, pourquoi une unification étatique imposée en l’absence de conscience collective a produit une jungle plutôt qu’une société”. Comment envisagez-vous aujourd’hui l’avenir ?

Si j’ai pu réussir quelques « coups » prédictifs par le passé avec la chute de l’URSS, l’affaiblissement des Etats-Unis, les révolutions arabes et l’échec d’un euro mort-né, je suis bien obligé de reconnaître que l’aspect totalement nouveau de la situation actuelle me déroute. Si je n’arrête évidemment pas mes recherches, je suis bien obligé d’admettre que la multiplication des facteurs inédits rendent la prédiction quasiment impossible.

L’Europe est aujourd’hui riche, vieille, très civilisée et paisible, en dépit d’une dynamique incontestable de renaissance des nations. C’est un contresens historique d’affirmer que le racisme y progresse. Quand je compare cette époque à celle des années 1970 je suis frappé de voir à quel points les gens sont devenus plus tolérants aux différences(physiques, sexuelles…). Nous vivons dans un monde où la violence à grande échelle, la guerre, est difficilement concevable. Je resterais donc sceptique quant à un scénario apocalyptique au cœur même du Vieux Continent.

Pour ce qui est de l’euro, on voit bien aujourd’hui que cette monnaie ne pourra jamais fonctionner dans une accumulation de sociétés dont les langues, les structures et les mentalités n’ont finalement que très peu en commun. D’un autre côté, il est clair pour moi que le seul pays qui serait à même de casser la zone euro et sa logique destructrice, c’est la France. Mais j’ai fait le deuil d’une élite politique française capable d’affronter la réalité de son échec et de passer à autre chose.

Mais je suis historien avant tout. Ma tristesse de citoyen est atténuée par la possibilité d’observer une histoire qui continue, même gérée par des idiots, et qui est sur le point de s’accélérer.

Propos recueillis par Théophile Sourdille

Source : Atlantico

Source: http://www.les-crises.fr/le-dangereux-aveuglement-des-occidentaux-emmanuel-todd/


[Encore du boulot sérieux de l'AFP] La Russie et le gaz ukrainien

Tuesday 17 June 2014 at 02:09

C’est fascinant : on prend une information sur l’Ukraine dans un journal (enfin, si j’ose dire…), au pif, on décide de vérifier, et zou, on a un taux d’erreur hallucinant…

Libération a repris une dépêche AFP en choisissant un titre presque neutre :

(comme d’habitude, ne cherchez pas trop les papier titrés “d’après Moscou”, ils sont très rares…)

Le papier indique :

“La Russie a coupé le gaz à l’Ukraine lundi après l’échec de leurs négociations, une mesure qualifiée par Kiev de «nouvelle agression» contre l’Etat, qui risque d’affecter l’approvisionnement en Europe cet hiver. [...] [NB. : la crise a 24 heures, mais attention, danger pour notre gaz cet hiver... ! Par ailleurs, amicale pensée à tous les pauvres qui se font "agresser" par EDF et GDF tous les ans...]

La Russie a «réduit à zéro» les livraisons de gaz à l’Ukraine, ne laissant entrer que les volumes destinés aux pays européens, a souligné le ministre ukrainien de l’Energie Iouri Prodan, assurant que son pays ne perturberait pas le transit vers l’Europe.

Le directeur général du géant gazier russe Gazprom, Alexeï Miller, a estimé qu’il n’y avait «plus matière à discussion» avec l’Ukraine, qu’il a accusé de «chantage» après l’échec des négociations qui a conduit à la décision de cesser les approvisionnements.

Le Premier ministre ukrainien Arseni Iatseniouk a dénoncé de son côté une mesure pour «détruire l’Ukraine». «C’est une nouvelle étape de l’agression russe contre l’Ukraine», a-t-il affirmé. [...] [NB. : je me répète, mais à l'évidence ce type est fou de parler ainsi...]

A l’expiration de son ultimatum lundi à 06H00 GMT, Gazprom a annoncé qu’il ne fournirait à l’Ukraine, dont la dette gazière atteint 4,5 milliards de dollars, que ce qu’elle règlerait à l’avance.

La compagnie ukrainienne «Naftogaz reçoit son gaz pour les volumes qu’elle paye. Rien n’a été payé, donc rien» ne sera livré, a résumé le porte-parole de Gazprom, Sergueï Kouprianov.

Le président de la Commission européenne José Manuel Barroso a appelé lundi la Russie et l’Ukraine à «faire un effort» pour trouver un accord en vue d’une reprise des livraisons de gaz.

Les Etats-Unis ont qualifié lundi le compromis présenté par l’Union européenne d’«équitable et de raisonnable» et exhorté la Russie «à se réengager sur cette base» de négociations, a déclaré le porte-parole du département d’Etat Jennifer Paski. Les discussions sous l’égide de l’UE ont échoué mercredi, l’Ukraine ayant refusé une proposition du président russe Vladimir Poutine de 385 dollars les 1.000 m3. [...]

Cependant le groupe public a annoncé qu’une délégation ukrainienne se rendrait mardi à Budapest pour demander aux Européens de leur céder une partie du gaz russe qu’ils importent.

[N.N. non, c'est interdit par contrat Gazprom pour les raisons évidentes exposées ci-après]

«Des compagnies européennes sont prêtes à fournir du gaz à l’Ukraine. Elles proposent à l’Ukraine du gaz bon marché à 320 dollars les 1.000 m3», a déclaré le PDG de Naftogaz, Andriï Kobolev.

[NB. : ben, qu'il l'achète à 320 $ alors, où est le problème, pourquoi il perd son temps le gars ? Mais la Russie estime que se passer d'elle amènerait le gaz euroépen à 550 $]

L’Ukraine a refusé la hausse des prix décidée par Moscou après l’arrivée au pouvoir de dirigeants pro-occidentaux fin février, conséquence de la chute du président prorusse Viktor Ianoukovitch : les 1.000 mètres cubes de gaz sont alors passés de 268 à 485 dollars, un prix sans équivalent en Europe. Dans sa «dernière offre», Moscou avait proposé 385 dollars.”

Résumé (je passe sur l’agression, etc.) : offre de départ de négociation à 485 $ “sans équivalent en Europe”, puis dernière offre à 385 $, refusée par l’Ukraine.

Mais la Russie vend combien son gaz à l’export ?

En fait, on n’a officiellement qu’une moyenne pour les pays étrangers (Europe + Chone + Japon). Pas bien compliqué à trouver, c’est dans le rapport annuel Gazprom (lecteur journaliste, Google est ton ami…):

Prix du gaz exporté depuis 3 ans :

et depuis 5 trimestres :

Donc le prix actuel moyen de Gazprom est de 375-380 $.

Il y une réduction de 25 % pour les pays de l’ex-URSS :

Mais ce n’est pas tout.

Le prix du gaz a fortement augmenté depuis 2004, étant indexé sur le pétrole :

En 2012, une indiscrétion de cadres de Gazprom au journal Izvestia a donné le prix du gaz vendu par pays au premier semestre 2012. En effet, le prix varie en fonction de la dépendance énergétique au gaz, des autres sources d’énergie, etc. :

Les écarts étaient donc très importants !

On note que le prix moyen d’alors 385 $ couvrait en  fait une échelle de 313 $ en Angleterre à 526 $ en Pologne et 564 $ en Macédoine.

Depuis 2012, le prix moyen a à peine baissé, et même avec quelques fortes baisses sur les clients aux prix les plus hauts, il est faux de laisser croire que la proposition initiale de la Russie était “sans équivalent en Europe”…

Pour mémoire, l’immense contrat de 30 ans avec la Chine a été signé à… 350 $ !

Pour rappel, la dépendance au gaz russe :

En conclusion, la Russie a finalement proposé à l’Ukraine de lui vendre son gaz au tarif moyen (en supprimant l’avantage de 25 % spécial “allié de la Russie” – elle payait 268 $ avant le coup d’Etat), ce qui est très avantageux pour un pays en tension énorme avec elle, et qui lui doit plusieurs milliards de dollars d’impayés…

Mais l’Ukraine a refusé et parle d’agression quand la Russie propose de lui livrer tout ce qu’elle veut, tant qu’elle paye d’avance !

Bref, nouvelle manipulation de Kiev avec la complicité de nos journaux… (ils sont forts quand même les fascistes – le gouvernement ne changeant pas pour le moment, ce qui est un détail j’imagine…)

Source: http://www.les-crises.fr/le-gaz-ukrainien/


[Média] BFM Business, Les Experts – 16 juin

Tuesday 17 June 2014 at 01:20

Nicolas Doze m’a invité à son émission sur BFM Business.

Avec Jean de Belot, président d’Aria Partners, cabinet de communication et d’affaires publiques et Léonidas Kalogeropoulos, président directeur général de Médiation&Arguments et vice président d’Ethic.

Voici la vidéo :

Partie 1 :

Partie 2 :

Bonus : un petit rappel (démarrez en au moins la lecture svp, cela me rendra service :) )

============================

N’hésitez pas à réagir en direct par mail sur cette émission via ce lien – Nicolas Doze consulte bien les mails en direct, et est très demandeur ;) :

http://www.bfmtv.com/emission/les-experts/

(cliquez sur Lui écrire à droite)

Utilisez aussi Twitter : https://twitter.com/NicolasDOZE

Source: http://www.les-crises.fr/bfm-16-06-2014/


Naissance du think tank “Les éconoclastes” :)

Monday 16 June 2014 at 20:16

Comme promis, la petite surprise : le lancement du think tank Les éconoclastes:)

Voici la présentation de la démarche, et des fondateurs. Les réseaux sociaux sont ici.

Rajoutez-donc dans vos tablettes ce nouveau site : http://les-econoclastes.fr/

Source: http://www.les-crises.fr/naissance-du-think-tank-les-econoclastes/


Etes-vous démocrate ou républicain ? par Régis Debray

Monday 16 June 2014 at 01:48

Passionnant article paru en 1995 dans le Nouvel Observateur… (merci à Samuel). C’est un approfondissement d’un premier texte de 1989.

N’oubliez pas que vous pouvez l’imprimer très proprement via le bouton Imprimer, juste sous le titre du billet :)

Introduction de Laurent Joffrin :

Trois foulards ont démontré, si besoin en était, que les années 1990 ne ressembleraient pas aux années 1980. Qu’on se reporte un peu en arrière : tout dans la décennie qui s’achève portait à l’acceptation de cet ornement vestimentaire. C’étaient les années de l’individu-roi, de la dispersion des modes, de l’apparence triomphante, du droit à la différence et de la grande tolérance “droit-de-l’hommiste”, celles des tribus souveraines et de la naissance d’une conscience communautaire. Années précieuses qui ont fait progresser les droits, modernisé la démocratie française, acclimaté le réalisme économique, sonné le glas du défi totalitaire. Années utiles qui ont contraint les intellectuels largement discrédités par les errements des deux décennies précédentes à une cure de silence dont Max Gallo a eu grand tort de se plaindre il fallait bien, pour tout repenser, un peu de calme et de discrétion.

Il y a un mois, pour la première fois depuis longtemps, c’est autour d’un texte produit par des philosophes que s’est organisé un grand débat national. Pour la première fois depuis longtemps, la société de l’individu sans frein s’est posé la question de l’interdiction, sans que les partisans de la fermeté soient nécessairement catalogués dans le camp des passéistes ou des réactionnaires. Droit, philosophie, éthique prennent la place de la sociologie reine des années soixante-dix et de l’économie impératrice des années 1980. Rien d’étonnant puisque l’Europe rentrée dans l’histoire se pose aujourd’hui une double question exaltante : comment construire la démocratie à l’Est, comment la développer à l’Ouest ? Il y a un an déjà, « le Nouvel Observateur » dressait le décès des années 1980 tuées par l’aprés-krach (voir le numéro du 31 décembre 1988). Ce n’est pas un hasard si c’est le même hebdomadaire qui a publié avec éclat l’appel des cinq philosophes. Ce n’est pas un hasard si nous consacrons aujourd’hui une place inhabituelle à un autre texte de fond, celui que nous a proposé Régis Debray.

Alceste à la plume acérée, Debray représente une tradition de pensée que l’Observateur a souvent accueillie, sans y adhérer pour autant. Il nous a seulement semblé que son analyse, par sa qualité et son à-propos, pouvait lancer un débat qu’il est dans notre vocation de susciter. Etes-vous démocrate ou républicain ? Autrement dit croyez-vous à un particularisme français qui ferait de la République une forme originale — et supérieure — de démocratie ? Ou bien croyez-vous que le progrès passe justement par ‘la fin de l’exception française et l’adaptation en France des avancées démocratiques des pays anglo-saxons ? Le droit sans l’État, ou bien l’État garant do droit ? Les deux modèles existent dans la vie politique, ils sous-tendent deux attitudes, deux cultures politiques. On peut même en faire un jeu de société. Qui est démocrate, qui est républicain ? […] Debray se dit républicain. Dans les semaines qui viennent les démocrates s’expliqueront. La discussion commence.

Laurent Joffrin

La question ne sera-t-elle donc jamais posée ? Celle qui commande à tous les débats du jour l’identité d’une république, par quoi notre pays fait, en Europe et dans le monde, exception. Hier, un Code de la Nationalité. Aujourd’hui, un foulard. Demain, n’importe quoi : polémiques écrans, batailles sans raison. On ne guérira pas ces mauvaises fièvres sans en déceler la cause première.

Nous payons tous à présent, par une indéniable confusion mentale, la confusion intellectuelle entre l’idée de république issue de la Révolution française, et l’idée de démocratie, telle que la modèle l’histoire anglo-saxonne. On les croit synonymes, et chacun de prendre un terme pour un autre. Pourquoi les distinguer ? La société libérale et consumériste n’est qu’une figure parmi d’autres de la démocratie, mais si dominante et communicative qu’on la croit obligatoire, y compris dans les pays où la démocratie a pris d’autres visages.

Refuser par exemple à une jeune musulmane l’entrée d’une salle de classe tant qu’elle ne laisserait pas son voile au vestiaire ? « Bonne action », clamera le républicain. Non, « mauvaise action ! » s’indignera le démocrate. « Laïcité », dira l’un. « Intolérance », dira l’autre. (Vous et moi avons répété la scène ces derniers temps.) Querelle de mots ? Non : quiproquo des principes.

On peut se dire républicain sans se conduire en démocrate : certains voient même là notre tentation, voire notre héritage national. Royaume-Uni, Espagne, Belgique et beaucoup d’autres monarchies constitutionnelles témoignent à l’inverse qu’on peut être démocrate sans être républicain. Il est des républiques de nom, qui n’ont ni les principes ni les contraintes de la nôtre : ainsi l’Allemagne et les Etats-Unis, qui méritent pleinement leur nom de démocraties (quoiqu’il y eût beaucoup de république dans la démocratie de Lincoln, comme le montre encore aujourd’hui la puissance du Congrès). L’absence de monarchie héréditaire ne fait pas plus une république, au sens fort et propre du mot, que l’appellation démocratie populaire n’annonçait le pouvoir du peuple.

Chaque époque a ses fétiches. Nous avons à présent, et c’est tant mieux, les droits de l’homme, l’Europe, la société civile, l’État de droit. Démocratie est le plus grand de ces grands mots et il se voit de loin. On comprend l’attrait qu’il exerce sur les peuples de l’Est européen et de Chine, la vertigineuse espérance qu’il incarne à leurs yeux. Mais chez nous, c’est l’un de ces mots-valises qui confondent le genre et l’espèce, la classe et l’ordre. Nous sommes tous, en Europe, démocrates. Vive les élections libres ! Certes, ô combien. Mais l’humaniste ne crie pas « vive les glandes mammaires » parce que tous les hommes sont des mammifères. Les baleines, les chèvres et les humains donnent à téter à leurs petits, mais on demande à l’humaniste un peu plus de précision, et à l’humanité un petit effort supplémentaire. Comme l’Homo sapiens est un mammifère plus, la république est la démocratie plus. Plus précieuse et plus précaire. Plus ingrate, plus gratifiante. La république, c’est la liberté, plus la raison. L’État de droit, plus la justice. La tolérance, plus la volonté. La démocratie, dirons-nous, c’est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières.

C’est une chose étrange en Europe qu’ « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » selon le préambule de notre Constitution de 1958 (ou de 1946).

Ce statut de droit légitime un état de fait. A histoire unique, Constitution unique. Il en découle un certain nombre d’usages, d’inhibitions, de passions et de devoirs dont nos amis et voisins démocratiques ne cessent de s’ébaudir ou de s’indigner. Comme l’indiquent les articles stupéfaits ou rigolards consacrés à « l’affaire du voile » par les journaux européens les plus sérieux, il va de soi pour un Anglais ou un Danois que les Français sont une fois de plus tombés sur la tête. Ils n’ont pas tort. Depuis 1789, et plus exactement depuis 1793, lorsque des insensés eurent l’audace d’arracher à Dieu, pour la première fois, le gouvernement des hommes sur un canton de la planète, nous sommes marginaux et à contre-courant. Deux cents ans après et en dépit des apparences, notre République n’a pas en Europe de véritable équivalent. En 1889, il n’y avait que deux républiques sur notre continent : la France et la Suisse. Malgré quelques changements de noms, alentour, je me risquerai à soutenir que la situation, cent ans plus tard, n’a pas beaucoup changé.

A l’Audimat planétaire, nous voilà encore plus à l’index. Dans un monde où sur quelque 170 Etats souverains plus de 100 peuvent être déjà qualifiés de religieux, les nations laïques forment une minorité en peau de chagrin. Dans la Communauté européenne qu’on dit sécularisée, la laïcité n’est nulle part un principe constitutionnel. Pas plus qu’elle ne l’est aux Etats-Unis d’Amérique (où le Premier Amendement ne stipule que la séparation des Eglises et de l’État), ou en URSS, où régna pendant soixante ans une religion d’Etat, le marxisme-léninisme (les Eglises n’ont évidemment pas l’exclusivité du cléricalisme). Les crucifix continuent de trôner, bien sûr, dans les écoles publiques d’Espagne. La déchristianisation n’empêche pas les petits Danois de commencer leur journée scolaire par un psaume. Ni le « God Save the Queen » de retentir en Grande-Bretagne où l’anglicanisme est d’Etat. Ni le Code pénal allemand (article 166) de sanctionner le blasphème, comme celui de la Hollande, patrie de la tolérance, où Rushdie n’a dû d’être publié qu’à l’article 147 dudit code qui punit les seules injures faites à Dieu mais non à ses prophètes. Rappelons qu’en France le blasphème a cessé d’être un délit en 1791.

Coupons court aux anecdotes. Pasteurs ou prêtres fonctionnarisés, enseignement religieux obligatoire à l’école sauf demande expresse des parents, partis confessionnels domi­nants, bonne conscience ou culpabilité omniprésentes en toile de fond : dans l’Europe du Marché commun, la politique n’a pas véritablement conquis sa pleine autonomie sur le religieux, lequel garde par ailleurs le monopole du spirituel. Dans l’Europe vaticane et luthérienne, où pape, mollahs et rabbins battent le rappel des ouailles, la république reste un corps étranger, dont rien n’assure qu’il est inassimilable. Les décisions communautaires ne se prennent-elles pas désormais à la majorité ?

La laïcité n’a pas sa raison en elle-même : s’y arrêter ou s’en obséder, c’est la ruiner à terme. Elle n’est qu’un effet secondaire et dérivé d’un principe d’organisation. La clé de voûte de ce « pilier » n’est pas la démocratie — rarement laïque — mais la république, qui l’est nécessairement. Sa remise en question est logique. N’est-ce pas dans l’hiver 1940 que les devoirs envers Dieu furent rétablis dans les programmes de l’école primaire, et en 1941 que les curés furent autorisés à venir faire le catéchisme en classe ? Au moment où, cachée derrière un auguste Maréchal, une technocratie jeune, compétente et moderniste prenait à Vichy, entre un Mea culpa et un Te Deum, les commandes de l’État français, en lieu et place de « la République athée ».

Nous le savons bien : il faut mettre plus de démocratie dans notre République. Lui enlever cette mauvaise graisse napoléonienne, autoritaire et verticale ; cette surcharge de notables, cet héritage monarchique, cette noblesse d’Etat qui l’empâtent. La République française ne deviendra pas plus démocratique en devenant moins républicaine. Mais en allant jusqu’au bout de son concept, sans confusion.

Opposer la république à la démocratie, c’est la tuer. Et réduire la république à la démocratie, qui porte en elle l’anéantissement de la chose publique, c’est aussi la tuer. Comment les démêler, s’ils sont indissociables ? Selon quels critères idéaux ? Tout gouvernement, pour borné que soit son horizon, repose sur une idée de l’homme. Même s’il ne le sait pas, le gouvernement républicain définit l’homme comme un animal par essence raisonnable, né pour bien juger et délibérer de concert avec ses congénères. Libre est celui qui accède à la possession de soi, dans l’accord de l’acte et de la parole. Le gouvernement démocratique tient que l’homme est un animal par essence productif, né pour fabriquer et échanger. Libre est celui qui possède des biens —entrepreneur ou propriétaire. Ici donc, la politique aura le pas sur l’économie ; et là, l’économie gouvernera la politique. Les meilleurs en république vont au prétoire et au forum ; les meilleurs en démocratie font des affaires. Le prestige que donne ici le service du bien commun, ou la fonction publique, c’est la réussite privée qui l’assure là.

En république, chacun se définit comme citoyen, et tous les citoyens composent « la nation », ce « corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté parle même législateur » (Sieyés). En démocratie, chacun se définit par sa « communauté », et l’ensemble des communautés fait « la société ». Ici les hommes sont frères parce qu’ils ont les mêmes droits, et là parce qu’ils ont les mêmes ancêtres. Une république n’a pas de maires noirs, de sénateurs jaunes, de ministres juifs, ou de proviseurs athées. C’est une démocratie qui a des gouverneurs noirs, des maires blancs et des sénateurs mormons. Conci­toyen n’est pas coreligionnaire.

Au-dessus de la nation, il y a l’humanité. Au-dessus de la société, il y a Dieu. Le président à Paris prête serment sur la Constitution votée par ceux d’en bas, et à Washington sur la Bible, qui émane du Trés-Haut. Le premier, après son « Vive la République ! Vive la France ! » terminal, ira se faire encadrer dans sa bibliothèque avec les « Essais » de Montaigne dans les mains. L’autre terminera son discours sur « God Bless America » — et se fera photographier sur fond de bannière étoilée.

En république la liberté est une conquête de la raison. La difficulté est que si on n’apprend pas à croire, il faut apprendre à raisonner. « C’est dans le gouvernement républicain, disait Montesquieu, qu’on a besoin de toute la puissance de l’éducation ». Une république d’illettrés est un cercle carré, parce qu’un ignorant ne peut être libre, participer à la rédaction ou prendre connaissance des lois. Une démocratie où la moitié de la population serait analphabète n’est nullement impensable.

En république, l’État est libre de toute emprise religieuse. En démocratie, les Eglises sont libres de toute emprise étatique. Par « séparation des Eglises et de l’État », on signifie en France que les Eglises doivent s’effacer devant l’État, et aux Etats-Unis que l’État doit s’effacer devant les Eglises. On comprend pourquoi : en souche protestante, terrain d’élection de la démocratie, le droit à la dissidence était inclus dans la croyance, l’esprit de religion ne faisant qu’un avec l’esprit de liberté, En terrain catholique, le droit à la dissidence a dû être arraché par l’État à l’Eglise parce qu’elle se posait en proprié­taire éternel du Vrai et du Bien. Et le rang assigné aux recteurs d’université et aux membres de l’Académie par le protocole républicain est celui qu’occupent cardinaux et évêques dans les cérémonies démocratiques. Une république fait passer ses écrivains et ses penseurs avant, une démocratie après ses agents de change et ses préfets de police. Bon indice que l’évolution du protocole,

L’idée universelle régit la république. L’idée locale régit la démocratie. Ici, chaque député l’est de la nation entière. Là, un représentant l’est de sa seule circonscription, ou « constituency ». La première proclame à la face du monde les droits de l’homme universel, que personne n’a jamais vu. La seconde défend les droits des Américains, ou des Anglais ou des Allemands, droits déjà acquis par des collectivités bien limitées mais réelles. Car l’universel est abstrait et le local concret, ce qui confère à chaque modèle sa grandeur et ses servitudes. La raison étant sa référence suprême, l’État en république est unitaire et par nature centralisé. Il unifie par-dessus clochers, coutumes et corporations les poids et mesures, les patois, les administrations locales, les programmes et le calendrier scolaires. La démocratie qui s’épanouit dans le pluriculturel est fédérale par vocation et décentralisée par scepticisme. « A chacun sa vérité », soupire le démocrate, pour qui il n’y a que des opinions (et elles se valent toutes, au fond). « La vérité est une et l’erreur multiple », serait tenté de lui répondre le républicain, au risque de mettre les fautifs en péril. Le self-government et les statuts spéciaux ravissent le démocrate. Ce dernier ne voit rien de mal à ce que chaque communauté urbaine, religieuse ou régionale ait ses leaders « naturels », ses écoles avec programmes adaptés, voire ses tribunaux et ses milices. Patchwork illégitime pour un républicain.

La démocratie peut laisser proliférer les particularismes, s’éclater les égoïsmes parce qu’In God We Trust est sa devise intime, au reste inscrite sur chaque billet vert. La one nation under God ne risque pas de se désagréger parce que Dieu est un bon fédérateur. Elle peut se montrer matérialiste à gogo, individualiste en diable parce que le consensus intercommunautaire est pris en charge, quelle que soit la diversité des truchements confessionnels, par le message d’Abraham, (déposé sur la table de nuit de toutes les chambres d’hôtel). Les libéraux qui veulent importer en république une moitié de démocratie, sans son volet religieux, ne remplacent pas ce qu’ils détruisent car, amputée de son credo puritain, cette forme de gouvernement tourne à la jungle sans foi ni loi. Le pragmatisme n’est pas à la portée de la république, qui dépérit sans « grand dessein ». Car la métaphysique dont toute cité terrestre a besoin, elle ne peut la demander au Créateur ni à aucune Révélation. Elle doit être à elle-même sa propre transcendance. Elle peut donc mourir de gestion.

En république, l’État surplombe la société. En démocratie, la société domine l’État. La première tempère l’antagonisme des intérêts et l’inégalité des conditions par la primauté de la loi ; la seconde les aménage par la voie pragmatique du contrat, de point à point, de gré à gré. Au règne des fonctionnaires, là où l’État, « recteur et vecteur de la formation nationale » (Pierre Nora), a aussi assuré, et depuis longtemps, la régulation sociale, s’oppose celui des juristes en terre marchande et protestante, là où la règle advient par le local et le privé. Aussi bien le nombre de juristes (avocats, notaires, conseils juridi­ques) est-il en France très inférieur à celui des pays voisins :1 pour 2000 habitants, mais I pour 1 000 en Grande-Bretagne, 1 pour 1200 en RFA et 1 pour 500 aux Etats-Unis.

Une république se fait d’abord avec des républicains, en esprit. Une démocratie peut fonctionner selon la lettre, dans une relative indifférence, en se confiant à la froide objectivité de textes juridiques. 50 % d’abstentions aux élections privent une république de substance, mais n’entament pas une démocratie. Le gouvernement des juges n’est pas républicain. Pas seulement parce qu’il dépossède le peuple législateur de sa souveraineté il dispense chaque citoyen de vouloir, en son âme et conscience, ce que les lois lui dictent.

Et cela n’est pas contradictoire avec ceci que la démocratie met à l’honneur le moralisme parce qu’elle confond le privé et le public, les vertus personnelles et les obligations civiques. On y prend volontiers la charité pour la justice, l’abbé Pierre pour phare, la Croix-Rouge et les Restos du Cœur pour une réponse satisfaisante à la « question sociale ». La république qui sépare soigneusement le privé du public — pour les mêmes raisons qu’elle sépare le spirituel du temporel — se refuse à juger ses hommes publics sur leur vie privée (comme aux Etats-Unis). Elle préfère le civisme. A ses yeux, on ne fait pas de bonne politique avec de bons sentiments ni même une morale. Il peut donc lui arriver d’exercer une justice sans charité.

Une démocratie, si elle est petite ou moyenne, ou en dette avec son passe, peut avoir un statut de protectorat militaire sans malaise ni reniement. L’Allemagne, le Japon, l’Italie sont des démocraties. Une république ne peut remettre à un tiers le soin de se défendre sans se nier comme république. La liberté à l’intérieur ne fait qu’une avec la souveraineté à l’extérieur. S’y appelle patriote celui qui, ne séparant jamais l’amour de la liberté de l’amour de son pays, ne reconnaît à sa patrie aucune supériorité d’essence sur ses voisines. En opprimant plus faible qu’elle, une république viole ses propres principes, et le découvre tôt ou tard. En démocratie, les patriotes portent le nom de nationalistes, qui sont gens redoutables car prêts à échanger la liberté contre la puissance.

Là où chaque citoyen doit pouvoir répondre de la liberté des autres, et donc, le cas échéant, porter les armes, on met la nation dans l’armée et l’armée dans la nation. Que vaudrait l’égalité des citoyens devant la loi sans l’égalité devant la mort, et dés maintenant le service national ? Le principe républicain recommande l’armée de conscription. En démocratie, la défense nationale est souvent en temps de paix l’apanage de professionnels (comme aux Etats-Unis et du Royaume-Uni).

En république, la citoyenneté ne dépend pas d’une situation de fait mais d’un statut de droit. Le droit de vote, par exemple, on l’a ou on ne l’a pas, mais si on l’a, c’est à part entière. La souveraineté populaire ne se débite pas en tranches et les droits politiques ne se hiérarchisent pas. Une démocratie en revanche peut admettre d’avoir des citoyens de première, deuxième, troisième classe (un peu comme à Athènes) : elle seule peut distinguer entre « droit de vote aux élections municipales » et « droit de vote aux élections nationales » — distinction contraire à l’éthique comme à la légalité républicaines.

En république, il y a deux lieux névralgiques dans chaque village la mairie, où les élus délibèrent en commun du bien commun, et l’école, où le maître apprend aux enfants à se passer de maître. Ou encore, pour faire image, l’Assemblée nationale et la Sorbonne. En démocratie, ce sont le temple et le drugstore, ou encore la cathédrale et la Bourse.

La république, dans l’enfant, cherche l’homme et ne s’adresse en lui qu’à ce qui doit grandir, au risque de le brimer. La démocratie flatte l’enfant dans l’homme, craignant de l’ennuyer si elle le traite en adulte. Nul enfant n’est comme tel adorable, dit le républicain, qui veut que l’élève s’élève. Tous les hommes sont aimables parce que ce sont au fond de grands enfants, dit le démocrate. Cela peut se dire plus crûment : la république n’aime pas les enfants. La démocratie ne respecte pas les adultes.

En république, la société doit ressembler à l’école, dont la mission première est de former des citoyens aptes à juger de tout par leur seule lumière naturelle. En démocratie, c’est l’école qui doit ressembler à la société, sa mission première étant de former des producteurs adaptés au marché de l’emploi. On réclamera en ce cas une école « ouverte sur la vie », ou encore une « éducation à la carte ». En république, l’école peut être qu’un lieu fermé, clos derrière des murs et des règlements propres, sans quoi elle perdrait son indépendance (synonyme de laïcité) à l’égard des forces sociales, politiques, économiques ou religieuses qui la tirent à hue et à dia. Car ce n’est pas la même école, qui se destine l’une à libérer l’homme de son milieu et l’autre à mieux l’y insérer. Et tandis que l’école républicaine sera réputée produire des chômeurs éclairés, on verra dans l’école démocratique une pépinière d’imbéciles compétitifs. Ainsi va la méchanceté, par tirs croisés.

La république aime l’école (et l’honore) ; la démocratie la redoute (et la néglige). Mais ce que les deux aiment et redoutent le plus c’est encore la philosophie à l’école. Il n’est pas de moyen plus sûr pour distinguer une république d’une démocratie que d’observer si la philosophie s’enseigne ou non au lycée, avant l’entrée à l’université. On verra que dans la partie la plus démocratique de l’Europe, celle du Nord, de souche protestante, c’est l’enseignement religieux qui en tient lieu dans les classes terminales. Les systèmes d’enseignement démocratiques tiennent la philosophie pour un supplément d’âme facultatif, à se partager entre pasteurs et poètes. En république, la philosophie est une matière obligatoire, qui n’a pas pour fin d’exposer des doctrines mais de faire naître des problèmes. C’est l’école et notamment le cours de philosophie qui, en république, relie d’un lien organique les intellectuels au peuple, quelle que soit l’origine sociale des élèves.

Parce qu’elle est une idée, philosophique, la république est interminable, Elle se poursuit elle-même indéfiniment dans l’histoire, et ce qui la porte en avant est cet infini même, cette insatisfaction de soi. Farce qu’elle est un fait, sociologique, la démocratie peur se trouver belle en son miroir. Ce contentement de soi assez fréquent permet une propagande ethnocentrique mais efficace, Se jugeant indépassable, une démocratie se donne en modèle mondial, non sans bonne conscience. Se sachant imparfaite, et toujours trop particulière au regard de la République universelle qu’elle appelle de ses vœux, une république ne sera jamais qu’un exemple.

En démocratie, où l’opinion fait loi, l’argent fait prime. Les appareils de production d’opinion coûtent en effet de plus en plus cher, L’image déclasse l’idée, l’oral domine l’écrit ; et dans les campagnes électorales d’une démocratie, l’affiche exhibe la photo couleur (coûteuse) du candidat, non sa profession de foi écrite noir sur blanc (bon marché). Aussi le publicitaire commande-t-il au responsable politique, qui en règle générale devra manœuvrer, après son élection, sous chantage médiatique. Il réglera sa politique selon les images qu’on peut ou non en donner, ajustant ses décisions successives aux degrés d’un baromètre dit d’opinion, lui indiquant chaque semaine la cote de popularité des uns et des autres. Tout comme le directeur d’une chaîne de télévision ajuste dans sa programmation l’offre à la demande en fonction des résultats de l’Audimat.

En république, le principe, qui est autre chose que le compromis des intérêts, règle les conduites. Un parti politique, par exemple, n’est pas une machine à conquérir et conserver le pouvoir. Il s’accorde non sur un visage ou une vague promesse mais sur un programme, et si le Souverain passe contrat avec lui, par son vote, ce parti sera tenu d’honorer son contrat. Pas plus qu’elle ne confond l’instruction avec l’information ou la recherche des raisons premières des choses avec les dernières nouvelles du monde, la république ne fait pas l’amalgame entre le suffrage et le sondage, la cité et la société. Car ceux qui confondent le peuple et la foule, ce qui est institué et ce qui est déchaîné, finissent par confondre la justice et le lynch. Ce qui doit être et ce qui est. Ce qui mérite de rester et ce qui mérite de passer.

Le maître mot en démocratie sera donc communication. Et en république, institution. Il n’est pas étonnant que dans le vocabulaire républicain, instituteur ou institutrice soit un terme noble, comme la fonction, alors qu’il tend à faire honte en démocratie. Du rectangle sacré — tableau noir ou petit écran — dérivent deux types de nomenklatura. Chaque régime sa noblesse. Celle de la vie et celle du diplôme. Le journaliste, le publicitaire, le chanteur, l’acteur, l’homme d’affaires composent le Gotha d’une démocratie. Le professeur, le tribun, l’écrivain, le savant, et même, paradoxe apparent, l’officier, composent celui d’une république.

Une démocratie peut vivre à son aise dans le vacarme ambiant, sûr qu’à terme un ordre s’en dégagera tout seul. En république, la distinction et le discernement exigent des enceintes et des plages de silence. La première peut se définir comme on optimisme du bruit et la seconde comme un optimisme du recueillement. La « fête de la musique » (comme s’appelle ce jour-là le bruit) incarne la philosophie d’une démocratie, la minute de silence concentre l’âme d’une république.

La mémoire est la vertu première des républiques, comme l’amnésie est la force des démocraties. Là où l’homme fait l’homme, chaque enfant en naissant est âgé de six mille ans. Quand on n’a que l’histoire pour soi, s’amputer du passé serait se mutiler soi-même. Quand c’est Dieu qui fait l’homme, il le refait intact à chaque naissance. Inutile de se remémorer ce qu’il y avait avant nous, chaque époque recommence l’aventure à zéro. Les plus grands honneurs seront rendus ici aux bibliothèques, là aux télévisions. Car, si les bibliothèques sont les cimetières préférés des grands morts, dont le culte définit la culture, la télévision tue le temps agréablement. Une république comme une bibliothèque est composée de plus de morts que de vivants, alors qu’en démocratie comme à la télé seuls les vivants ont le droit d’informer les vivants. Chaque système a ses inconvénients, on en discute.

La république aime l’égalité, sans être égalitariste. Car ce n’est pas la justice mais le ressentiment qui entend niveler les conditions et les récompenses sans tenir compte des capacités et des efforts. Il s’agit de les proportionner — éternel problème sans formule passe-partout, dont la solution toujours précaire appelle l’interminable combat pour la justice. L’égalité sociale n’est pas au programme de la démocratie où l’on parle d’autant plus haut et fort des libertés publiques et individuelles qu’on veut surmonter l’embarras suscité par les inégalités économiques. Sous le terme d’« égalité », le démocrate peut se contenter de l’égalité juridique devant la loi ; mais le républicain y ajoute obligatoirement une certaine équité des conditions matérielles, sans laquelle le pacte civique devient, à ses yeux, un faux-semblant léonin. Le fait que des myriades de parias et d’intouchables y meurent chaque jour sur les trottoirs n’empêche pas l’Inde d’être une authentique démocratie (malgré son nom de République). Le fait qu’à New York des milliers de homeless et de drogués dorment dans les parcs en hiver, que les pauvres aient leurs hôpitaux et leurs écoles et les riches les leurs, sans comparaison possible, n’enlève rien au rayonne ment mondial et justifié de la statue de la Liberté. Il n’y a plus, dans un pays, de république, mais il y a encore démocratie lorsque l’écart des revenus et des patrimoines y est de l à 50. L’idéal républicain postule, lui, un certain respect des proportions. Les salaires faramineux des vedettes et des puissants du jour, par hasard révélés au public, ne suscitent chez le fauché démocrate qu’un haussement d’épaules simples rançons, dira-t-il, de la liberté d’entreprendre. Ce n’est pas, en revanche, pour le républicain, poser à l’ascète ou au spartiate que de réprouver les fossés du luxe et l’accroissement des privilèges. La pauvreté émeut une démocratie elle ébranle une république. La première veut un maximum de solidarité— et quelques dons. La seconde, un minimum de fraternité, et beaucoup de lois. Et ce que l’une confie à des fondations, l’autre le demande d’abord à des ministères.

On peut aussi traduire ces deux sensibilités en idéologies rassurantes et répéter avec les grands ancêtres le socialisme, c’est la république, et le libéralisme, la démocratie, poussées l’une et l’autre jusqu’au bout. Mais cette opposition, parfaitement exacte, apparaîtra rétro aux lecteurs de « Globe ». Les socialistes eux-mêmes, ces « vieux républicains », se voulant désormais jeunes et branchés, le thème « inégalités sociales » passe derrière l’antienne « droits de l’homme ».

Un républicain se gardera de dissocier l’homme du citoyen parce que c’est l’appartenance à la cité qui donne à un homme ses droits politiques. Dès le moment où l’individu n’est plus traité comme citoyen mais comme un simple particulier, l’esclavage pointe à l’horizon — et dans l’immédiat, l’arbitraire, qui est l’absence de lois. La liberté en république n’advient à l’individu que par la force des lois, c’est-à-dire par l’Etat. Il n’est pas étonnant que les démocrates ne parlent que des « droits de l’homme » quand un républicain ajoute toujours : « et du citoyen ». Ajout qui n’est pas à ses yeux complément mais condition. Comme la laïcité est la condition de la tolérance et non son opposé.

Cela n’interdit pas qu’en son privé, et assez souvent, le républicain réfractaire à l’air du temps se conduise en « individualiste » et le démocrate, âme poreuse que le social oblige, en « socialisé ». L’individualisme, dont la démocratie fait religion, devient alors l’âme d’un monde sans individus, l’arôme spirituel du mouton. La statistique promeut plus sûrement l’opinion médiocre que l’opinion éclairée. Les chambardeurs qui vénèrent la différence, brocardent vulgates et orthodoxies, baptisent « liberté » le « fais ce que voudras », se ressemblent parfois plus entre eux que les esprits rangés pour qui la liberté consiste à bien penser et à faire ce qu’on doit. Thélème n’est pas toujours où l’on pense.

Combler les écarts entre individus, c’est l’idéal d’un monde où une discussion est dite utile lorsqu’elle permet à des adversaires d’harmoniser in fine leurs points de vue en émoussant les arêtes, comme si la démocratie nous imposait ce devoir envers autrui : tomber d’accord. En république, on ne juge pas inutile de débattre pour clarifier ses différences, voire pour les aiguiser dans un mutuel respect. « Les extrêmes me touchent » est le mot d’un républicain. « Tout ce qui est excessif est insignifiant » celui d’un démocrate. La gageure du républicain : allier la malséance à la courtoisie. Incommode, on le voit, ce régime qui a d’abord besoin d’esprits incommodes.

La démocratie, qui marche au consensus, a besoin, pour se désennuyer, de scandales et de « révélations », comme de « in » et de chic, la mode servant d’ombre portée au conformisme. Monstre d’orgueil et âme noble, Stendhal est le républicain par excellence. Son ami Mérimée, un démocrate profond. Victor Hugo est républicain, Sainte-Beuve démocrate. (Flaubert ni l’un ni l’autre.) Il fallait être un peu seigneur pour dire non à Napoléon III, ami des pauvres et champion avoué de la démocratie, à qui le suffrage universel donna la majorité jusqu’à la fin. Minoritaire, un républicain s’enflamme. Un démocrate en minorité est un homme (ou une femme) déprimée(e).

Il n’y aurait pas jeu de société plus actuel que le « qui est quoi ? » Joxe et Chevènement, « républicains » ? Lang et Jospin, « démocrates » ? Chevénement a rendu son honneur à l’Ecole, mais Joxe admet volontiers le « foulard » dans l’école publique. Rien n’est simple. Mitterrand semble « républicain » dans l’adversité, « démocrate » par beau temps, vent en poupe (cela vaut mieux que l’inverse). Janus bifrons, il file à présent des jours tranquilles à l’Elysée. Michel Rocard est un démocrate type. Dans les allées du pouvoir, partout, les républicains ont cédé le pas. En règle générale, le républicain n’aime pas l’économie, qui le lui rend bien, Les inspecteurs des Finances, eux, adorent la démocratie. On sait qu’avoir l’économie pour idéal conduit vite à faire l’économie de l’idéal. A l’inverse, ne pas faire ses comptes, c’est faire bon marché de la sueur des hommes. Trop d’économisme tue la république ? Pas assez, aussi. Rien n’est simple. « Le Monde » fut longtemps un journal « républicain ». « Libération » est un journal « démocrate » depuis le début. Antirépublicain de naissance, en quelque sorte, par filiation soixante-huitarde.

Il pourrait s’en déduire une petite caractérologie amusante pour longue soirée d’hiver. Si forte est l’interpénétration des types que vous serez sûr, au moment de dire une vérité, de faire aussi une bourde, Mais comment résister à la tentation d’observer que le républicain est meilleur à l’écrit et le démocrate à l’oral ? L’un séduit (hommes ou femmes) en marquant ses distances : c’est un froid(e). Il (ou elle) peut en jouer. C’est un être de fidélité, mais égoïste. L’autre est chaleureux, plus facile d’accès. Il propose à tous et à toutes et tout de suite de bons moments. C’est un être de proximité. De fugacité aussi. Quand il parle en public, le républicain semble emphatique ou cassant. Ce qu’il dit est peut-être juste, mais cela sonne faux. Le démocrate est enjoué et piquant : c’est peut-être faux mais ça sonne juste. Pour celui-ci, un homme en tête du hit-parade ne peut pas être tout à fait mauvais. Ni un auteur non reconnu vraiment bon. L’autre aussi lira son Top 50 mais de bas en haut. Le républicain est-il misogyne ? Et le démocrate androgyne ? Dangereux dans notre culture sont les poncifs sexuels. Mais éclairantes, les polarités. Disons alors que l’Homo republicanus a les défauts du masculin, l’Homo democraticus, les qualités du féminin. Au républicain importe surtout le temps qui passe, celui qui ronge et dégrade l’énergie.

D’où l‘angoisse, la crispation. On se raidit parce que cela se défait tout seul. Au démocrate importe d’abord le temps qu’il fait. Pas d’inquiétude, les saisons tournent, et le soleil viendra après la pluie. Le jean après le tchador. La réconciliation après la bataille. Il croit si peu en la guerre qu’il prépare déjà la paix au premier coup de feu. C’est dangereux en période de crise. Qui est le sage, qui est le fou ? Comment savoir ? Il faudrait les marier, ces deux-là. Ça réduirait les risques. Rassurez-vous. La vie le fait toute seule, comme en se jouant.

En matière politique, la critique des beautés n’est guère conseillée. On préfère s’attarder sur les anomalies et les monstruosités. Non sans motif : elles nous dévoilent, dit-on, le fond des choses. Il y a une pathologie de la république. Au siècle dernier, Hippolyte Taine, l’auteur le moins lu et le plus cité par nos hommes de gauche modernes (à leur insu), a tout dit sur le jacobin glacial et sans âme, égaré par l’esprit de géométrie, méprisant les hommes réels au nom d’une idée de l’homme. Cet « abominable » théoricien ce « régent de collège » est un danger public ambulant. Regardez-le passer. Sec, maigre, suspicieux — une guillotine au fond des yeux. Ecoutez-le parler. Il explique tout et ne comprend rien. Et tout n’est pas faux dans cette caricature conservatrice. Il est vrai qu’une république malade dégénérera en caserne, comme une démocratie malade en bordel. Une tentation autoritaire guette les républiques incommodes, comme la tentation démagogique les démocraties accommodantes.

Il serait décent de mettre en vis-à-vis les dérapages, mais les adversaires de chaque modèle crieront à la fausse symétrie. C’est un fait qu’aujourd’hui la critique du modèle républicain s’exerce volontiers à partir de sa maladie. Dans la fermeté des principes, on dénoncera la rigidité des attitudes ; dans la volonté de cohérence, le goût de la coercition ; dans la logique, le simplisme. Le républicain inculpé ne trouvera qu’avantage à retourner le compliment au démocrate : vous me jugez arrogant (le terme le plus fréquemment associé à « français » dans toutes les bouches d’Europe) ? Je vous trouve bien complaisant. Dogmatique, moi ? Regardez-vous dans la glace, jeune homme plus éclectique que vous on meurt. Vous vantez votre souplesse, pour vous cacher votre mollesse. Réaliste, vous ? Opportuniste, vous voulez dire. Vous me voyez guerrier et sectaire ? Je vous vois capitulard et courant d’air. Ces échanges de politesses permettent à chaque camp de resserrer les rangs. La diatribe a cet avantage qu’elle évite le dialogue. Chacun se trouve beau dans le miroir déformant du voisin : la polémique par la pathologie est une ruse classique du narcissisme.

Ce n’est pas un hasard si les formes monstrueuses de la république excitent à présent mille fois plus de railleries que celles de la démocratie. Le rapport des sarcasmes traduit le rapport des forces. Dans la République française de 1989, la république est devenue minoritaire. Et le minoritaire aux yeux du démocrate est toujours laid.

Le démocrate a vaincu. Le républicain ne semble plus mener que des combats d’arrière-garde. Cette victoire par KO ne sanctionne pas la fin d’un match, pour la simple raison qu’il n’y a pas eu affrontement mais un glissement de plaques tectoniques sous nos pieds. La nation continue de parler en république, la société agit et pense en démocratie. Il y a décalage entre la norme et la culture, entre l’histoire de France et la vie des Français. Ce déphasage entre le protocole et les usages explique le porte-à-faux des élèves et des professeurs. Comme le montrent les enquêtes sur le voile, un Français de plus de 45 ans a deux chances sur trois de réagir en républicain, et de moins de 25 en démocrate. La république paraît une idée de vieux. L’école laïque aussi, ni l’une ni l’autre ne sont « sympas ». Elles impliquent des devoirs quand tout alentour nous parle droits de l’homme, avoir sans débit, plaisir sans peine. Intégration sans règle. Les démocrates aiment mieux la jeunesse que les principes ?. Ce n’est pas une nouvelle. L’époque est à l’ample, non au cintré ; aux épaulettes, non à la blouse grise. Il faut vivre avec son temps, peu importe la loi si elle est d’un autre âge. Ainsi avons-nous célébré en 1989 la naissance de l’idée française dans les formes américaines, et tout le monde d’applaudir au défilé Goude, apothéose démocratique, abomination républicaine. « On m’a volé mon Bicentenaire » ? Non : on m’a volé ma République.

Disons qu’il y a eu décalage entre l’intention et le résultat. Parti en 1981 pour « réconcilier le socialisme et la liberté », grandiose aventure, la gauche en est arrivée à réconcilier Raymond Barre avec Harlem Désir. C’est méritoire, mais pas vraiment surhumain, car ils n’étaient pas vraiment brouillés (la convivialité n’ayant jamais fait tort à la Bourse). Sous le nom de « socialisme », les descendants du Parti républicain prônent et pratiquent la démocratie libérale, Michelet a accouché de Tocqueville. Bonne ou mauvaise, la surprise mérite explication.

On ne reprendra pas ici dans le détail les crises, mutations, métamorphoses, écroulements, dépassements qui ont envoyé à la trappe, à domicile, le modèle républicain. Les sociologues font fort bien leur métier, et c’est évidemment un phénomène de société que l’abdication de l’idée devant l’image, du père devant le fils de pub, de la chose publique devant les cultes privés.

Il faudrait évoquer l’affaiblissement matériel, objectif, mesurable, de la France dans le monde. Cette mise à niveau a rasé les vieilles haies du bocage, donnant libre cours au vent d’Amérique qui balaie tout sur son passage. Comme le soft chasse le hard, les santiags les galoches, le compact les 45-tours. Et le fax le bélino. Les sociologues parlent d’acculturation, comme les philosophes jadis d’aliénation, pour décrire ces situations où le propre est vécu comme autre et l’étrangeté comme propre. La république, frappée parait-il d’obsolescence technologique comme un produit de première génération, est sentie par ses inventeurs comme une chose étrangère et étrange, un folklore un peu comique. Non ou pas seulement parce que les sciences sociales ont supplanté la philosophie à l’université, mais parce que des deux côtés de la rue Soufflot, à l’angle du boulevard Saint-Michel, un Free Time et un McDonald’s ont remplacé le Maheu et le Capoulade. Les formes du décor urbain ont plus d’incidence qu’on ne croit sur les contenus d’enseignement. Ce qu’on mange sur ce qu’on croit, et ce qu’on entend sur ce qu’on attend.

Notre establishment intellectuel, qui regarde l’histoire de France depuis les self-services d’outre-Atlantique, n’en revient pas de nos menus à prix fixe. Aussi a-t-il escamoté « De la République en France » sous « De la démocratie en Amérique ». Tournant le dos à Michelet, ce naïf, ce pompier, il a demandé à M. Tocqueville de présenter 1789 au public, c’est-à-dire d’expliquer la Révolution comme une simple étape locale de l’avènement démocratique mondial, qui met la Révolution entre parenthèses, et la République. Notre establishment médiatique monte en une « la fin de l’Histoire » de M. Fukuyama, fonctionnaire au Département d’Etat américain, qui, dans la revue « National Interest » (imagine-t-on une revue française avec un pareil titre ?), traduit fort improprement ce que M. Kojève expliquait fort subtilement à Paris après guerre et à sa suite des dizaines de philosophes français. Notre establishment politique tient pour un progrès qu’un gouvernement de gauche saisisse le Conseil d’Etat et non le parlement sur la question de l’école. « Etat de droit » fait chic, « peuple souverain », ringard. Le gouvernement des juges n’est-il pas le dernier mot de la démocratie ? Les « autorités administratives indépendantes » ne sont-elles pas, partout, des garants d’objectivité et de neutralité ? Bien archéo, le naïf qui croit que le juge était là pour appliquer la loi, et le citoyen pour la faire. C’est l’inverse.

Il faudrait évoquer l’abaissement de l’Etat et de l’idée d’Etat au-dedans. Le recul du service public sous couvert de la lutte contre les monopoles d’Etat. Le salut par la privatisation, le mécénat et la sponsorisation, l’alignement des chaînes publiques sur les chaînes privées, et tant de reconversions amplement décrites. La République ne veut pas un Etat fort mais un Etat digne. Quand, les ressources budgétaires en baisse, la dignité devient hors de prix, le mieux-disant démocratique emporte le marché. Ce n’est pas un choix mais un automatisme.

Il faudrait évoquer la crise de la raison et de l’universel du XVIIIème siècle, Hiroshima et Tchernobyl, mais aussi Lévi-Strauss, Freud, Nietzsche et le père Marx qui ont, sans aucun doute, relativisé les absolus de Condorcet, tous les présupposés de son club de pensée ingénument baptisé Société des Amis de la Vérité, qui le premier en France lança, en 1791, le manifeste républicain. Sans oublier le retour de la famille et des bons sentiments, la victoire de la tripe sur la logique, de l’humanitarisme sur l’humanisme. La promotion du médecin et la dépression du militant. Le regain de la vie associative et l’évaporation des partis.

Il faudrait évoquer la décentralisation, le come-back des notables, la nouvelle gloire des féodalités provinciales, le retour de Maurras par la gauche, « vivre au pays » et « droit à la différence ». La réhabilitation démocratique de l’Ancien Régime et de ses « diversités ». La régionalisation pédagogique, l’abandon subreptice du concours national comme de l’inspection générale, bref la liquéfaction de l’école comme institution au bénéfice des « communautés éducatives ». Il nous faudrait surtout et d’abord parler de l’Europe, notre beau messianisme de riches.

Ce gros et mol estomac se fait assez peu remarquer. C’est que nous sommes dedans, et son action est lente. Les sucs gastriques communautaires dissolvent en silence les divers résidus des accidents de l’histoire européenne. Contre-culture assez singulière, la république était l’un d’eux. Sa digestion se fait démocratiquement à la majorité. Par réduction des marges de souveraineté de l’Etat et subordination du législateur au technocrate, qui n’a à répondre de rien devant personne. La bouillie sera-t-elle conforme ? Pas plus qu’on ne naît laïque, on ne naît républicain : on le devient. On peut aussi, et pour les mêmes raisons, cesser de l’être. La république n’est pas une prédestination mais une situation. Elle se gagne par l’effort, et se perd sans effort. L’avenir dira si « l’intégration européenne » désignera ou non la meilleure façon qu’avait l’Europe d’enlever de sa chaussure le petit caillou français, que lui avait glissé en partant, la vilaine, notre Révolution.

Dans l’Europe des régions, des capitaux et des obédiences, le premier Etat-nation du continent devient retardataire. On s’était cru en avance parce qu’on avait chassé le Bon Dieu de la présidence, pour qu’une société se fonde non sur l’obéissance des fidèles, ni sur l’appétit de consommateurs, mais sur l’autonomie des citoyens. Si Dieu revient un peu partout avec ses capucins et ses traders, en force ou en douceur, l’avant-garde se retrouve à la remorque. Pour se montrer concurrentielle, la France devra-t-elle alléger son train de vie, se décrisper en quelque sorte ? Une république à Bruxelles, n’est-ce pas bien encombrant ?

Le modèle du pays libéral, qui suppose de moins en moins de citoyens dans les rues et de plus en plus d’individus à la maison, inspire la Communauté des convoitises, non celle des principes. « Eppur se muove ». N’est-ce pas fuir la réalité que d’habiller l’Europe des banquiers, la seule qui existe, avec le bleu de chauffe d’une Europe des travailleurs dont l’espoir ne luit que dans nos banquets ? La gauche française a fait de la construction européenne un mythe de substitution, censé combler le vide laissé dans les esprits par l’abandon du projet de construction d’une société nouvelle (ce dernier s’étant brisé, comme la barque de l’amour, contre la réalité). Elle n’avait peut-être pas le choix. Mais c’est un piège : si les socialistes veulent être de bons Européens, ils seront de mauvais socialistes. Et vice versa.

Il suffirait de bons républicains. Et qu’au lieu d’apprendre de nos partenaires le B.A.-Ba de la démocratie libérale, en bons élèves méritants, ils soient assez lucides et culottés pour leur proposer les rudiments de la république (laïque et démocratique). Il n’est rien dont l’Europe ait aujourd’hui plus besoin : restituer aux individus leur dignité de citoyens. Si l’espace public ne leur confère plus cette dignité, ils iront la chercher ailleurs. Car il n’est pas de lien social sans référence symbolique. L’Etat commun à tous viendrait-il à perdre la sienne que les Eglises et les tribus le remplaceraient bientôt dans cette fonction unificatrice. Par simple appel d’air. Quand une république se retire sur la pointe des pieds, ce n’est pas l’individu libre et triomphant qui occupe le terrain. Généralement, les clergés et les mafias lui brûlent la politesse, tant il est vrai que chaque abaissement moral du pouvoir politique se paie d’une avancée politique des autorités religieuses, et d’une nouvelle arrogance des féodalités de l’argent.

Car le sentiment ne suffit pas. Il faut à la liberté personnelle des institutions, à la volonté raisonnable des appartenances. Elles s’affaissent sans ossature. Une société de compassion et de bonnes paroles, sans règles ni discipline, ouvre la porte à des duretés imprévisibles. Hier, c’est l’Etat et ses censures qui menaçait l’autonomie de l’individu, comme la liberté de conscience et d’expression. Aujourd’hui, c’est de la « société civile » — tohu-bohu d’appétits et d’intolérances masquées —que montent les plus grands périls (les demandes d’interdiction et d’exclusion). La loi du cœur ne peut à elle seule faire face à la montée de pouvoirs de plus en plus intolérants et incontrôlés — médias, clergés, sciences, administration. La défense de l’autonomie individuelle passe à présent par la défense de l’Etat républicain et de la société qui lui correspond. L’ironie du sort faisant du plus impossible des régimes politiques le plus nécessaire. Du plus ringard, le plus futuriste,

Et si la République, qui est d’hier, revenait demain ? Ce ne serait pas la première pirouette de l’opéra-planète qui n’a jamais cessé de suivre en son for intérieur le mot d’ordre de Giuseppe Verdi : « Tournons-nous vers le passé, ce sera un progrès ». Pour être résolument modernes, osons être archaïques. C’est en ressuscitant l’Antiquité gréco-romaine que les hommes de la liberté, ces grands nostalgiques, enjambant le XVIIIème vers l’arrière, ont devancé tous leurs contemporains. Nous oublions trop que l’Ancien Régime, c’était leur modernité à eux. Ne la trouvant pas assez moderne, ils vainquirent l’ancien par l’antique : le style Louis XV par la rhétorique Brutus, Boucher par David. L’invention du futur a de ces ruses, comme si l’histoire, parfois, devait reculer pour mieux sauter.

On voulait hier nous enfermer dans le dilemme d’un capitalisme libéral, élégant et cynique, et d’un socialisme étatiste, idiot et cynique. On a bien fait de ne pas choisir. Le premier ne satisfait pas l’essentiel en l’homme, qui est d’ordre culturel. Le second, qui trépasse, n’assurait même pas le minimum vital. Voudrait-on aujourd’hui pour faire pièce au nous-autres de l’Homo religiosus nous sommer de rallier le moi-je de l’Homo economicus qu’on répondrait : merci beaucoup, le nous-tous de la reconnaissance civique suffit. Il se pourrait en effet que le progrès, rétrograde à sa façon, nous donne à choisir entre deux sortes de retour la régression religionnaire ou la régression républicaine. Les tribus ou la nation. Les capucins ou les proviseurs. Auquel cas nous aurions tout intérêt à demander à Condorcet, Michelet et Jules Ferry de revenir faire trois petits tours à la télé. Une République française qui ne serait pas d’abord une démocratie serait intolérable. Une République française qui ne serait plus qu’une démocratie comme les autres serait insignifiante.

Régis Debray

Le Nouvel Observateur, 30 novembre-6 décembre 1995 / pp. 115-121


Etes-vous démocrate ou républicain ? par Régis Debray

Source: http://www.les-crises.fr/etes-vous-democrate-ou-republicain-regis-debray/


[Tout va bien] Le premier ministre ukrainien emploie le terme de “sous-hommes”, et dit vouloir nettoyer la terre ukrainienne du Mal… (+OTAN)

Monday 16 June 2014 at 00:10

Sous-homme (en allemand Untermensch) est un terme introduit par l’idéologie raciste nazie par opposition au concept introduit par Friedrich Nietzsche d’Übermensch (en français surhomme). (Wikipédia)

Suite au crash de l’avion de transport de 40 militaires ukrainien, le Premier Ministre Iatseniouk s’est lâché :

« Nous nous inclinons devant les héros qui ont perdu leur vie pour le bien de leur pays, pour empêcher la guerre de venir dans la maison de chacun de nous », a déclaré le Premier-Ministre Arseni Iatseniouk.

« Ils ont perdu leur vie parce qu’ils ont défendu les hommes et les femmes, les enfants et les personnes âgées qui se trouvent font face à la menace d’être tués par les envahisseurs, parrainés par des sous-hommes ». « En premier lieu, nous allons commémorer les héros en exterminant ceux qui les ont tués, puis en nettoyant notre terre du Mal. » (Source : CNN)

Toute perte humaine est évidemment à déplorer, mais enfin, il y a une guerre civile, et des héros des deux côtés me semble-t-il…

Quant à l’utilisation du vocable classique des nationalistes ukrainiens et collaborateurs de la guerre, chacun jugera.

Je rappelle d’ailleurs que les ennemis réels des fascistes ukrainiens ne sont pas les Juifs (il n’y en a presque plus, leurs grands parents ont déjà “nettoyé” cette catégorie :( …), mais bien les Russes…

Enfin, essaiera – car de nouveau, silence sur les médias français sur ces joyeux propos de nos amis les ukrainiens modérés.

Alors j’imagine qu’il y aura peu d’enquête sur la personnalité des “héros”.

Une photo court sur les réseaux sociaux, mais il s’agit probablement d’un mensonge de pro-autonomistes.

Elle est présentée comme une photo de certaines des victimes, posant devant l’avion abattu. C’est peu probable – si quelqu’un a plus d’informations…

En revanche, la photo est réelle et a été prise la mi-mai, et elle représente des engagés volontaires (sans insigne) devant un avion de transport de troupe de l’armée ukrainienne :

(on reconnait bien l’avion : )

vous apprécierez j’imagine l’élégant salut du héros à gauche sur la photo…

==================

Bon, cela rejoint les propos du ministre ukrainien des affaires étrangères Andrii Dechtchitsa qui a insulté Poutine ce week end. La presse française a traduit par connard, mais un ukrainophone pourrait il traduire précisément (voire crument) l’insulte svp ? (à 1’11)

==================

Pendant ce temps, toujours dans l’indifférence médiatique, l’OTAN délire…

Déjà, le 1er mai, on parlait de la Russie comme d’une ennemie :

Et là, la deuxième couche :

“Actuellement, nous préparons un paquet de mesures que nous soumettrons au ministère des Affaires étrangères d’ici fin du mois. Sans rentrer dans le détail, ce paquet comprendra des mesures visant à aider l’Ukraine à réformer le secteur de la Défense ainsi qu’à moderniser ses forces armées”, a indiqué M.Rasmussen.

Selon lui, la coopération avec Kiev portera “un caractère exclusivement pratique et permettra à l’Ukraine d’avoir notamment accès aux exercices militaires de l’OTAN”.

Quelle finesse, quelle œuvre pour la Paix !

Relire d’urgence le billet sur George Kennan et l’OTAN.

Source: http://www.les-crises.fr/les-sous-hommes-et-l-otan/


[Reprise] GEAB N°85 : La crise ukrainienne réunit les conditions pour un sursaut salvateur en Europe

Sunday 15 June 2014 at 02:25

Je partage avec vous aujourd’hui la vision du “GlobalEurope Anticipation Bulletin”, qui est pour moi de loin une des meilleures sources d’information sur la Crise.

Après deux numéros volontairement alarmistes, notre équipe souhaite reprendre le cours de ses anticipations positives. Non pas que l’Europe soit sortie d’affaire, mais l’Anticipation Politique (1) telle que conçue par son inventeur, Franck Biancheri, en affirmant que l’homme est acteur de son destin pourvu qu’il se donne les moyens de bien comprendre les tendances à l’œuvre, a pour objectif de projeter des avenirs souhaitables et réalisables, et de repérer acteurs, brèches et prises sur lesquelles s’appuyer pour construire cet avenir souhaitable et réalisable. L’anticipation politique n’a pas peur d’avoir tort dans ses anticipations (2) pourvu qu’elle ait contribué à une meilleure compréhension des dynamiques à l’œuvre, à relever les tendances porteuses d’avenir positif et à montrer les moyens de capitaliser sur ces pistes d’avenir. Car l’anticipation politique n’est pas une boule de cristal mais un outil rationnel d’aide à la décision. C’est ainsi que les scénarios « armageddonistes (3) » dont l’objet est de paralyser l’être humain en le terrifiant et en l’écrasant ne constitueront jamais son fonds de commerce.Cela dit, pendant plus de deux mois, non seulement notre équipe s’est-elle laissé gagner par un certain désespoir au constat de l’incroyable effondrement du leadership politique en Europe (s’il n’y a plus de décideurs, que faire de notre outil d’aide à la décision ?), mais nous avons aussi estimé qu’un pessimisme justifié contribuait aussi à créer les conditions de l’indispensable sursaut.

« L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises », écrivait Jean Monnet, et le fait est que la crise systémique globale a fait faire des progrès de géants à l’Europe – à l’Euroland pour être précis. Ce sont ces progrès que le GEAB analyse et anticipe fidèlement depuis 2006. Mais, dès le début, comme nous l’avons rappelé dans le dernier numéro, la crise politique qui découlerait de cette gigantesque transition est une échéance inévitable : soit l’Europe politique y trouve son énergie créatrice, soit le projet européen, et les pays européens avec lui, passent aux oubliettes de l’Histoire.

[…]

Plan de l’article complet : 

 1. LA CRISE UKRAINIENNE TESTE L’INDÉPENDANCE DE L’EUROPE

2. PERTES DE SOUVERAINETÉ EN SÉRIE

3. LA TRÈS GRANDE CRISE DU LEADERSHIP EUROPÉEN

4. UN SURSAUT DÉJÀ VISIBLE ?

5. CRISE UKRAINIENNE ET ÉLECTIONS EUROPÉENNES

6. UN BLOCAGE INSTITUTIONNEL DE L’UE POURRAIT-IL ÊTRE SOUHAITABLE APRÈS TOUT ?

7. SORTIR DE LA PENSÉE UNIQUE EN ÉCONOMIE… ET DANS LE RESTE

Nous présentons dans ce communiqué public des extraits des parties 5 et 6.

CRISE UKRAINIENNE ET ÉLECTIONS EUROPÉENNES

Là encore l’univers des médias montre à nouveau le rôle qu’il joue dans la dépolitisation de l’Europe. L’exemple le plus criant en est cette décision du CSA que France-Télévision, la télévision publique française, ne retransmettrait pas les débats transeuropéens. On en reste sans voix ! Qu’est-ce qui peut justifier une telle décision ? (42)Malgré ce type de blocage démocratique, il est tout de même difficile d’échapper complètement à la campagne des européennes qui, dans le contexte de crise majeure que connaît l’Europe, crée donc les conditions pour une prise de parole publique et un débat mettant en scène différentes positions sur les questions de l’Ukraine, les relations euro-russes, de l’indépendance et de la paix en Europe, du poids des lobbies, du TTIP, etc. Ce débat est bien sûr extrêmement mal relayé par les médias mainstream mais l’activité de campagne des candidats via les réseaux sociaux crée déjà un buzz intéressant, révélateur de ce que les opinions pensent réellement, et sur lequel les décideurs peuvent s’appuyer pour conforter certaines de leurs actions. Citons par exemple à nouveau l’affaire de la commémoration du Débarquement : il n’est pas si certain que cela que, hors campagne et meilleure capacité d’écoute des opinions, Hollande aurait osé imposer la venue de Poutine. Les médias auraient plus facilement pu hurler au scandale tout leur saoul « au nom » des Français. En période de campagne, les politiques ont l’occasion d’entendre plus directement leurs citoyens.

En revanche, les candidats des grands partis européens, pourtant coalisés pour la première fois dans l’histoire électorale européenne, sont inaudibles. Les médias ne les relaient pas, on l’a dit. Mais en outre, ils véhiculent un discours beaucoup trop faible compte tenu de la gravité de la situation et de leur pouvoir de changement.

La plupart des Européens n’ont pas compris que ces élections étaient différentes des autres en ceci qu’elles étaient significativement plus transeuropéennes en raison de ces candidats et programmes communs. C’est bien dommage car, en dehors de l’occasion d’expression publique qu’elles fournissent, ces élections ne vont pas beaucoup contribuer à éclairer les citoyens européens sur les enjeux du continent et les pistes d’avenir.

Les principaux messages envoyés aux citoyens consistent à leur demander d’aller voter et de faire confiance aux grands partis qui ne sont pas responsables des problèmes (cherchez l’erreur) plutôt que de voter pour les extrêmes. Ainsi bloque-t-on la pensée politique des citoyens dans une alternative navrante : « l’establishment » ou Hitler. Il existe pourtant des dizaines de petits et moyens partis (PMP) progressistes qui, au même titre que les petites et moyennes entreprises (PME), sont les vrais lieux de l’innovation politique. Or si les grands partis sont malheureusement indéboulonnables du niveau national, le niveau européen est une arène démocratique vierge qui peut constituer un espace de renouvellement des contenus et méthodes politiques en Europe. Bien sûr, ces PMP sont faibles, désorganisés et finalement très nationaux (43). Mais leur diversité permet à chacun de choisir celui dont le discours se rapproche le plus de ce qu’il pense et d’exprimer ainsi une opinion. En revanche, pour un vote sérieux, nous conseillons à nos lecteurs de comparer les déclarations d’intention et la réalité des votes de ceux de ces partis qui sont déjà au Parlement européen (44). Par ailleurs, un jour peut-être, le rassemblement de ces petits partis progressistes sur une plateforme transeuropéenne pourrait créer un événement fondateur de la démocratie européenne…

UN BLOCAGE INSTITUTIONNEL DE L’UE POURRAIT-IL ÊTRE SOUHAITABLE APRÈS TOUT ?

En attendant, l’élection européenne et le système démocratique parfaitement bancal qu’il inaugure fait courir à l’ensemble de l’UE un risque énorme de blocage institutionnel. Nous en avions décrit les ressorts dans le numéro de décembre ; notre analyse reste à peu près la même dix jours avant l’élection. Nous anticipons toujours de graves difficultés dans le processus de nomination des postes-clés du système UE : présidence de la Commission, présidence du Conseil, présidence du Parlement, présidence de l’Eurogroupe, présidence du SEAE. Un article d’EUObserver décrit très bien la situation, dont nous recommandons la lecture attentive (45).Dans le dernier numéro, nous avons même imaginé que le blocage institutionnel, mais éventuellement aussi politique (causé notamment par une percée des partis anti-démocratiques « justifiant » l’interruption de l’ensemble du processus démocratique UE et la non-reconnaissance du vote), pouvait servir certains intérêts. Aujourd’hui, notre équipe se demande dans quelle mesure les États membres aussi n’auraient pas un intérêt à un tel blocage (institutionnel en tous cas) pour finalement affaiblir l’UE, voire acter de son implosion, et lancer de nouvelles dynamiques… autour de la zone euro, par exemple.

Après tout, si la mécanique institutionnelle UE se met à coincer, il sera parfaitement légitime d’accélérer la construction d’une union politique de la zone euro, comme préconisé par le GEAB depuis des années. Nous rappelons que Schäuble appelle régulièrement à la création d’un Parlement de la zone euro, ce qui veut dire élections de la zone euro, ce qui veut dire invention d’un nouveau système électoral transeuropéen moderne, ce qui veut dire apparition de nouveaux partis transeuropéens, ce qui veut dire émergence d’euro-citoyens et inauguration de l’union politique de la zone euro. Et là, on pourra dire que l’Europe s’invente dans les crises comme la somme des solutions qu’elle y apporte.

Le Parlement européen actuel pourrait même garder la main dans une telle évolution en lançant l’initiative sous la forme, non pas d’un nouveau Parlement créé ex-nihilo, mais de la constitution d’une super-commission de l’Euroland (ou un sous-Parlement de la zone euro) dont les représentants des 28 éliraient un « board » composé de représentants des seuls 18. Cette super-commission deviendrait instantanément l’organe représentatif dont la BCE et l’Eurogroupe ont tant besoin pour articuler démocratiquement leurs décisions et leur donner poids et légitimité. Une sortie de crise, cette fois par le haut, serait alors en vue… surtout si, en plus, le PE décide de choisir un lieu unique de réunion… et que ce lieu ne soit surtout pas Bruxelles ! (46)

[…]

———–

Notes :

1 Telle qu’enseignée également par la Fondation européenne de Formation à l’Anticipation Politique, FEFAP.

2 Le taux d’échec est un indicateur de qualité des anticipations, certes, mais le 100% de réussite reste un horizon inaccessible. L’humilité est requise quand on parle de l’avenir…

3 Plaies « envoyées par Dieu » telles que météorites, épidémies, invincibilité américaine, réchauffement climatique, etc.

42 Source : Euractiv, 06/05/2014

43 Le seul et unique parti vraiment trans-européen est Newropeans, créé en 2005 par Franck Biancheri, sans base nationale aucune, directement au niveau européen. Ce parti a choisi de ne pas se présenter en 2014, certain que les conditions n’étaient toujours pas réunies pour faire plus de différence dans la campagne qu’en dehors. En revanche, Newropeans vient de lancer une intéressante consultation des candidats aux européennes sur leurs positions concernant « Six questions brûlantes pour une élection européenne historique ».

44 Grâce au site www.votewatch.eu

45 Source : EUObserver, 12/05/2014

46 Nous renvoyons une fois de plus aux travaux d’Europe 2020 au début des années 2000 sur le projet Euroring de déghettoïsation des institutions européennes : Euroring, pour une nouvelle géographie institutionnelle de l’Europe.

Abonnement : pour ceux qui en ont les moyens, en particulier en entreprise, je ne peux que vous recommander l’abonnement à cette excellente revue de prospective sur la Crise, qui avait annoncé dès 2006 la crise actuelle.

Je rappelle que LEAP ne reçoit aucune subvention ni publique, ni privée, ni européenne, ni nationale et que ses ressources proviennent uniquement des abonnements au GEAB.

 

Source: http://www.les-crises.fr/geab-85/