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Noam Chomsky : «l’Occident terroriste»

Sunday 9 August 2015 at 03:37

Noam Chomsky raconte l’Occident terroriste

Noam Chomsky. (David Wagnières)

Qu’ont fait au monde le colonialisme et l’impérialisme? Noam Chomsky dialogue avec le reporteur André Vltchek et démonte quelques idées reçues

«George Orwell disait des humains vivant hors d’Europe, de l’Amérique du Nord et de quelques pays privilégiés d’Asie qu’ils étaient des non-personnes », écrit André Vltchek dans l’avant-propos. Tel est le fil conducteur de ce livre, où l’on évoque des millions de morts par lesquels la conscience occidentale n’a pas été marquée: «non-personnes» des colonies, puis du tiers-monde, victimes de la poursuite occidentale du pouvoir, des ressources et du profit, tuées et rendues insignifiantes.

Après quinze ans d’échanges épistolaires sur ce sujet, deux hommes décident de se rencontrer pour dialoguer, pendant deux jours, en enregistrant leur conversation en vue d’un film (actuellement en production) et d’un livre, publié en anglais en 2013 et aujourd’hui en français. L’un des deux est Noam Chomsky, figure majeure de la linguistique et intellectuel militant, attelé au dévoilement du système de propagande qui forge l’opinion dans les pays démocratiques et à la déconstruction de l’impérialisme américain. Son interlocuteur, André Vltchek, est Soviétique de naissance, New-Yorkais d’adoption, philosophe, romancier, cinéaste, reporter, poète, dramaturge et photographe, selon l’ordre qu’il retient lui-même pour énumérer ses activités.

«Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme et le néocolonialisme occidentaux ont causé la mort de 50 à 55 millions de personnes», attaque Vltchek. A celles-ci, «mortes en conséquence directe de guerres déclenchées par l’Occident, de coups d’Etat militaires pro-occidentaux et d’autres conflits du même acabit», s’ajoutent «des centaines de millions de victimes indirectes qui ont péri de la misère, en silence».

Colonialisme, d’abord: histoires oubliées. «Les premiers camps de concentration n’ont pas été construits par l’Allemagne nazie, mais par l’Empire britannique, en Afrique du Sud»: c’était pendant la seconde guerre des Boers, à l’aube du XXe siècle. Quant à l’Allemagne, avant l’extermination des Juifs (et des Roms), elle avait été «impliquée dans de terribles massacres en Amérique du Sud et, en fait, un peu partout dans le monde» – mais qui connaît la décimation, par ses soins, des Héréros de Namibie, des Mapuches de Valdivia, d’Osorno et de Llanquihue (Chili), des natifs des Samoa allemandes? «A propos des connaissances des Européens sur le colonialisme, je répondrais qu’ils n’en savent presque rien.»

Néocolonialisme, ensuite. «Des atrocités parmi les plus abominables ont été commises ces dernières années dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). De trois à cinq millions de personnes y auraient perdu la vie. Qui doit-on montrer du doigt? Les milices. Mais derrière les milices se trouvent les multinationales et les gouvernements», affirme Chomsky. L’enjeu? «Avoir accès au coltan (utilisé par les Occidentaux dans leurs téléphones portables) et à d’autres minéraux précieux.»

Impérialisme, enfin. De l’histoire du Cambodge, on connaît essentiellement les atrocités commises entre 1975 et 1979 par le régime communiste des Khmers rouges. «En ce qui concerne les quelques années qui l’ont précédé, on nage dans l’ignorance.» Mais au début des années 1970, avant le règne de Pol Pot, la terreur venait du bombardement des zones rurales ordonné par le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger: un «véritable appel au génocide». Comme au Laos, où «des millions de personnes ont ainsi été impitoyablement assassinées», l’objectif de l’opération était de «dissuader ces pays de se joindre au Vietnam dans sa lutte de libération». Massacre préventif, donc. Guerre secrète, en principe. «Eh bien, il a fallu une seule phrase du New York Times relatant la nouvelle pour que la campagne prenne fin.»

On s’étonnera peut-être, plus loin, dans le chapitre consacré au «bloc soviétique», de l’indulgence relative avec laquelle Vltchek considère les anciens pays de l’Est de l’après-Staline. L’existence d’un double standard de jugement en la matière semble pourtant peu contestable. La répression du Printemps de Prague par Moscou, en 1968, a marqué durablement les esprits de l’Occident comme une tragédie terrible: elle a fait 70 à 90 morts. Trois ans plus tôt, le «coup d’Etat commandé par Washington» contre l’Indonésie de Soekarno, pays coupable d’avoir attrapé «le virus du développement autonome», a été suivi de massacres faisant, selon les estimations, entre un demi-million et trois millions de victimes. On s’en souvient moins.

Et ce n’est pas tout. «L’URSS subventionnait ses satellites européens à un point tel que ceux-ci ont fini par devenir plus riches que leur puissance tutélaire. Dans l’histoire, le bloc soviétique représente le seul cas d’un empire dont la métropole était plus pauvre que ses colonies», ajoute Chomsky. Les Soviétiques «n’ont pas siphonné toutes les ressources du pays comme le font les Etats-Unis ailleurs».

L’étonnement continue lorsque les deux hommes parlent de la Chine: «La télévision et les journaux chinois sont beaucoup plus critiques du système économique et politique de leur pays que nos chaînes le sont du nôtre», relève Vltchek. «Pour avoir vécu sur tous les continents, je peux affirmer que les «Occidentaux» forment le groupe le plus endoctriné, le moins bien informé et le moins critique de la Terre, à quelques exceptions près, bien sûr, comme l’Arabie saoudite» – financière de l’islamisme radical et alliée de l’Occident.

Chomsky et Vltchek s’accordent sur le principal pôle d’espoir: «Presque toute l’Amérique est désormais libre. Même certains pays d’Amérique centrale sont enfin en train de conquérir leur indépendance», par rapport à la domination états-unienne. Les deux hommes divergent çà et là (c’est d’une conversation qu’il s’agit, avec ses flottements et ses quelques approximations), notamment sur l’avenir: le premier est plus optimiste que le second quant à la possibilité de «mettre fin au règne de la terreur» instauré par l’Occident pour faire régner, au mépris des vies humaines, le «fondamentalisme du marché».

Source : Nic Ulmi, pour Le Temps.ch, le 13 juin 2015.


«L’Occident terroriste, d’Hiroshima… aux drones»

Provocateur, globe-trotteur comme on n’en fait plus, il a rencontré beaucoup de monde pour conclure à l’injustice de ce monde.

Aujourd’hui à presque 88 ans, cet homme aux mille vies continue de s’interroger et d’interpeller les gens en multipliant les mises en garde.

Son dernier ouvrage : L’Occident terroriste : d’Hiroshima à la guerre des drones au titre significatif et ô combien accusateur, est une alerte qui n’est le fait ni d’un génie fauché ni d’un vagabond incompris.

Celui qui veut aiguillonner la révolution des consciences est dépité par «la dégénérescence» des vertus cardinales, gangrenées par les puissances de l’argent. Dédaignant les joutes idéologiques imposées par des intellectuels assujettis, le philosophe cohérent et sincère veut sortir des carcans préfabriqués et des solutions prêt-à-porter. Hussard sur le toit brûlant d’une planète en ébullition voire en feu, ce saltimbanque de la pensée en mouvement perpétuel n’en finit pas de tirer la sonnette d’alarme et sur ceux qu’il considère à l’origine des désastres présents et à venir…Cet homme, c’est Noam Chomsky, ulcéré par le fait que la politique a été supplantée par l’économique. «L’ultralibéralisme économique a ceci de particulier.

En échappant aux institutions et aux régulations, celui-ci trouve un terreau propice à son expansion sauvage. En poursuivant avec la même arrogance son pouvoir si caduc en se déployant davantage de manière hégémonique. On a l’impression de vivre piégés. Cette situation fatale découlerait d’une ‘‘globalisation’’ dont on ne connaît ni les tenants, encore  moins les aboutissants».

C’est à peu près autour de ces questions que le professeur en linguistique a consacré une bonne partie de ses travaux. Mais qui est au juste Noam Chomsky ? Il est né en 1928. Après des études studieuses en hébreu, il s’oriente vers la linguistique dont il devient l’une des références les plus en vue.

DE LA RELIGION À L’ANARCHISME

C’est vers 1964 que Chomsky a pris la décision de s’engager publiquement dans le débat politique. Depuis la publication de L’Amérique et ses nouveaux mandarins, en 1969, Chomsky a consacré l’essentiel de ses interventions publiques à une critique radicale de la politique étrangère des Etats-Unis.

Elle n’est guidée, selon lui, que par la volonté de favoriser coûte que coûte l’expansion ou le maintien de l’empire américain, si bien que «les Etats-Unis ne peuvent tolérer le nationalisme, la démocratie et les réformes sociales dans le tiers-monde parce que les gouvernements de ces pays devraient alors répondre aux besoins de la population et cesser de favoriser les intérêts des investisseurs américains».

A ce titre, Chomsky pense notamment que l’étiquette de «terroriste» est une arme idéologique employée par des gouvernements qui ont été incapables de reconnaître la dimension terroriste de leurs propres activités. Il critique largement la politique d’Israël vis-à-vis des Palestiniens et le soutien des Etats-Unis à cette politique.

Pour lui, loin de conduire à un véritable «processus de paix», le soutien diplomatique et militaire apporté depuis la résolution 242 par les Etats-Unis à leurs alliés israéliens au Moyen-Orient bloque toute initiative concrète en ce sens. En Israël, selon le quotidien Haaretz, Chomsky est vu par la droite, mais pas seulement, comme un déserteur, un traître et un ennemi de son peuple. Eveilleur Chomsky ? Il faut bien le croire en suivant son itinéraire chahuté.

En s’interrogeant en permanence sur notre incapacité à réagir, en acquiesçant presque toujours tétanisés, vivant non pas sous l’empire de la fatalité, mais plus banalement sous un régime planétaire dont l’idéologie évacue le principe même du politique et que sa puissance se passe du pouvoir et des institutions étant la source et le moteur des drames planétaires à propos desquels ce pouvoir invisible parvient à n’être même pas mentionné, car s’il détient la gestion véritable de la planète il délègue aux gouvernements soumis l’application.

Aussi, la question n’est pas pour ce régime international d’organiser une société, mais d’accumuler des richesses et des profits, prêt à tous les ravages. «L’Occident, nous prévient-il, voit la démocratie chez les autres à travers un prisme bien singulier. Une démocratie à géométrie variable, penchant au nom de ses intérêts plutôt vers la deuxième conception de la démocratie qui veut que le peuple doit être exclu de la gestion des affaires qui le concernent et que les moyens d’information doivent être étroitement et rigoureusement contrôlés.

On est loin de la participation efficace des citoyens à la gestion des affaires qui les concernent et qui a cours dans les sociétés avancées.» Aussi Noam rappelle-t-il certaines évidences, en allant puiser dans l’histoire tumultueuse de la plus grande puissance mondiale. «Lippmann, figure de proue des journalistes américains et grand théoricien de la démocratie libérale, avait déjà reconnu il y a un siècle l’impact de la propagande censée fabriquer le consentement, c’est-à-dire pour obtenir l’adhésion de la population à des mesures dont elle ne veut pas grâce à l’application de nouvelles techniques de propagande.» Démocratie, que de dégâts a-t-on commis en ton nom ? s’est interrogé Chomsky : «Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, le colonialisme et le néo-colonialisme occidentaux ont causé la mort de 55 millions de personnes, le plus souvent au nom de nobles idéaux comme la liberté et la démocratie. Pourtant, l’Occident parvient à s’en tirer en toute impunité et à entretenir aux yeux du reste du monde le mythe voulant qu’il soit investi de quelque mission morale.

Comment y arrive-t-il ?» Chomsky dénonce de façon magistrale l’héritage funeste du colonialisme et l’exploitation éhontée des ressources naturelles de la planète exercée par les pays du Nord. Chomsky parle de la censure avec beaucoup de dérision. «Chez nous, la censure s’exerce aussi d’autres façons.

Nos médias emploient des techniques qui, sans relever précisément de la censure, nous empêchent de dire quoi que ce soit.» Plus sérieusement, l’analyste lucide et au fait des choses livre certaines vérités sur les manipulations et les retournements de situations qu’on a de la peine à croire. «Au début de l’invasion américaine de l’Afghanistan, j’ai séjourné à Islamabad. La capitale pakistanaise était l’endroit le moins éloigné du théâtre des opérations auquel la presse avait accès.

Des hordes de journalistes s’y trouvaient donc pour couvrir l’événement, et j’ai constaté la même chose : ils étaient tous assis au bar de l’hôtel à s’amuser. Quand un missile a détruit les bureaux d’Al Jazeera à Kaboul, ils ont minimisé l’affaire en la qualifiant d’erreur de tir. Tous les journalistes présents s’en moquaient Ils admettaient tous qu’on cherchait à pulvériser cet immeuble, mais aucun d’eux n’a rapporté cette information. Ils ont tous écrit le même texte.

C’était en Afghanistan, mais j’ai constaté la même chose en Cijordanie et en Amérique centrale (…). Nombreux sont les reporters qui ne vont jamais sur le terrain. Il existe cependant de courageuses exceptions qui méritent tout notre respect.»

LE MAL, C’EST L’ULTRALIBÉRALISME

Chomsky évoque les collusions suspectes de l’Amérique. Si l’on s’intéresse aux tribunaux internationaux, on constate que ce sont surtout des Africains qui y sont accusés, ainsi qu’une poignée d’ennemis de l’Occident, tel Milosevic. Et ces Africains font toujours partie du camp auquel nous nous opposons.

Pourtant, d’autres crimes n’ont-ils pas été commis ces dernières années ? «Prenez l’invasion de l’Irak : il n’y a rien là qui puisse être considéré comme criminel — si l’on oublie Nuremberg et le reste du droit international contemporain. Il en est ainsi pour une raison d’ordre juridique peu connue : les Etats-Unis se sont immunisés contre toute poursuite. En 1946, ils ont adhéré à la Cour internationale de justice en imposant une condition :  celle de ne jamais y être poursuivis en vertu d’un traité international, qu’il s’agisse de la Charte des Nations unies, de la Charte de l’Organisation des Etats américains (OEA) ou des Conventions de Genève.

Ils se sont donc mis à l’abri de tout procès relatif à ces dispositions, ce que la Cour a accepté. Le cas du Sahara occidental est intéressant. Ses habitants, les Sahraouis, sont de véritables non-personnes ! Il s’agit de la dernière colonie officielle d’Afrique, si bien que les Nations unies ont été chargées de son administration et de sa décolonisation (…) Mais sitôt annoncée la rupture du lien colonial en 1975, le pays a été envahi par le Maroc, un satellite de la France.

La plus récente récrimination a été soulevée au tout début du Printemps arabe. En fait, c’est au Sahara occidental que le Printemps arabe a commencé avant la Tunisie.» Chomsk est formel quant au financement du terrorisme international alors que les Américains laissent faire. «Les Saoudiens financent généreusement les variantes les plus  extrémistes de l’islamisme radical — le wahhabisme des madrasas du Pakistan aux groupes salafistes d’Egypte. Les Etats-Unis n’y voient aucun problème et ne font rien pour les en empêcher. La thèse voulant que les Etats-Unis s’opposent à l’islamisme radical est ridicule. L’Etat islamiste le plus fondamentaliste du monde est l’Arabie Saoudite, un favori de Washington. Le Royaume-Uni a lui aussi soutenu l’islamisme de manière assidue.

Cet appui découle de la nécessité de combattre le nationalisme séculier. La relation de proximité qui existe aujourd’hui entre les Etats Unis et Israël s’est établie en 1967 quand l’Etat hébreu a généreusement écrasé le nationalisme séculier.» Le Printemps arabe est une équation complexe, estime Chomsky, «ce n’est qu’au cours de la dernière décennie que l’Amérique latine, pour la première fois depuis les conquistadors, a emprunté le chemin de l’intégration et de l’indépendance.

Ce continent a aussi entrepris de faire face à certains de ses propres problèmes sociaux qui sont terribles. Son évolution récente a une portée historique. Si le Printemps arabe allait dans la même direction, ce qui est encore possible, l’ordre mondial en sortirait radicalement transformé. C’est pourquoi l’Occident fait tout pour l’en empêcher.»

UNE TRIBUNE POUR LES SANS-VOIX

«Je pressens que les gouvernements vont bientôt perdre toute crédibilité, incapables qu’ils sont de régler les problèmes fondamentaux qui ont donné lieu aux soulèvements, à savoir les politiques néolibérales et leurs conséquences. Ils ne font que les reconduire. Leurs pays vont ainsi s’enfoncer davantage dans le marasme. Prenons la Libye, par exemple. Le bombardement de ce pays n’a reçu pratiquement aucun appui au-delà des trois puissances impériales classiques que sont le Royaume-Uni, la France et les Etats-Unis.

On parle de la ‘‘communauté internationale’’, mais il s’agit d’une vue de l’esprit. Si les appuis ont été si rares, ce n’est pas sans raison : en mars 2011, les Nations unies avaient adopté une résolution appelant à l’établissement d’une ‘‘zone d’exclusion aérienne’’, à la protection des civils, à l’imposition d’un cessez-le-feu et à l’ouverture de négociations. Les puissances impériales ne souhaitaient pas emprunter cette voie. Elles voulaient prendre part à la guerre et imposer à la Libye un gouvernement correspondant à leurs attentes. Si le reste du monde s’opposait à l’offensive aérienne, c’est parce qu’il craignait que celle-ci, en menant à une guerre d’envergure, ne débouche sur une catastrophe humaine.

Et c’est ce qui s’est produit. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles plus personne n’en parle ; la Libye n’est plus qu’un champ de ruines.» Le terrorisme international qui semble avoir tissé une toile à travers le globe avec une facilité déconcertante restera comme une tache noire, mais aussi une énigme. «On classe les actes terroristes dans les catégories bien distinctes. Les ‘‘leurs’’ qui sont épouvantables, et les ‘‘nôtres’’ qui relèvent de la vertu». Vous avez dit vertu ? Et puis Chamsky de mentionner l’attaque de novembre 2004 contre Falloudja par les forces armées américaines, un des pires crimes commis dans le cadre de l’invasion de l’Irak. «Cela a commencé par l’occupation de l’hôpital général.

Cela constitue déjà en soi un grave crime de guerre. Des soldats en armes ont forcé les patients et les employés de l’hôpital à sortir des chambres, puis leur ont ordonné de s’asseoir et de se coucher par terre et leur ont ligoté les mains derrière le dos, rapportait l’article. Selon ce dernier, ces crimes étaient non seulement justifiés mais méritoires. En fait, l’hôpital général de Falloudja diffusait régulièrement des rapports sur le nombre des victimes civiles…».

Source : Hamid Tahri, pour El Watan, le 9 juillet 2015.

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Genre: Essai
Qui ? Noam Chomsky, André Vltchek
Titre: L’Occident terroriste. D’Hiroshima à la guerre des drones (Trad. de l’anglais par Nicolas Calvé)
Chez qui ? Ecosociété, 174 p.

Noam Chomsky. (David Wagnières)

Noam Chomsky. (David Wagnières)

«George Orwell disait des humains vivant hors d’Europe, de l’Amérique du Nord et de quelques pays privilégiés d’Asie qu’ils étaient des non-personnes », écrit André Vltchek dans l’avant-propos. Tel est le fil conducteur de ce livre, où l’on évoque des millions de morts par lesquels la conscience occidentale n’a pas été marquée: «non-personnes» des colonies, puis du tiers-monde, victimes de la poursuite occidentale du pouvoir, des ressources et du profit, tuées et rendues insignifiantes.

Après quinze ans d’échanges épistolaires sur ce sujet, deux hommes décident de se rencontrer pour dialoguer, pendant deux jours, en enregistrant leur conversation en vue d’un film (actuellement en production) et d’un livre, publié en anglais en 2013 et aujourd’hui en français. L’un des deux est Noam Chomsky, figure majeure de la linguistique et intellectuel militant, attelé au dévoilement du système de propagande qui forge l’opinion dans les pays démocratiques et à la déconstruction de l’impérialisme américain. Son interlocuteur, André Vltchek, est Soviétique de naissance, New-Yorkais d’adoption, philosophe, romancier, cinéaste, reporter, poète, dramaturge et photographe, selon l’ordre qu’il retient lui-même pour énumérer ses activités.

«Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le colonialisme et le néocolonialisme occidentaux ont causé la mort de 50 à 55 millions de personnes», attaque Vltchek. A celles-ci, «mortes en conséquence directe de guerres déclenchées par l’Occident, de coups d’Etat militaires pro-occidentaux et d’autres conflits du même acabit», s’ajoutent «des centaines de millions de victimes indirectes qui ont péri de la misère, en silence».

Colonialisme, d’abord: histoires oubliées. «Les premiers camps de concentration n’ont pas été construits par l’Allemagne nazie, mais par l’Empire britannique, en Afrique du Sud»: c’était pendant la seconde guerre des Boers, à l’aube du XXe siècle. Quant à l’Allemagne, avant l’extermination des Juifs (et des Roms), elle avait été «impliquée dans de terribles massacres en Amérique du Sud et, en fait, un peu partout dans le monde» – mais qui connaît la décimation, par ses soins, des Héréros de Namibie, des Mapuches de Valdivia, d’Osorno et de Llanquihue (Chili), des natifs des Samoa allemandes? «A propos des connaissances des Européens sur le colonialisme, je répondrais qu’ils n’en savent presque rien.»

Néocolonialisme, ensuite. «Des atrocités parmi les plus abominables ont été commises ces dernières années dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). De trois à cinq millions de personnes y auraient perdu la vie. Qui doit-on montrer du doigt? Les milices. Mais derrière les milices se trouvent les multinationales et les gouvernements», affirme Chomsky. L’enjeu? «Avoir accès au coltan (utilisé par les Occidentaux dans leurs téléphones portables) et à d’autres minéraux précieux.»

Impérialisme, enfin. De l’histoire du Cambodge, on connaît essentiellement les atrocités commises entre 1975 et 1979 par le régime communiste des Khmers rouges. «En ce qui concerne les quelques années qui l’ont précédé, on nage dans l’ignorance.» Mais au début des années 1970, avant le règne de Pol Pot, la terreur venait du bombardement des zones rurales ordonné par le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger: un «véritable appel au génocide». Comme au Laos, où «des millions de personnes ont ainsi été impitoyablement assassinées», l’objectif de l’opération était de «dissuader ces pays de se joindre au Vietnam dans sa lutte de libération». Massacre préventif, donc. Guerre secrète, en principe. «Eh bien, il a fallu une seule phrase du New York Times relatant la nouvelle pour que la campagne prenne fin.»

On s’étonnera peut-être, plus loin, dans le chapitre consacré au «bloc soviétique», de l’indulgence relative avec laquelle Vltchek considère les anciens pays de l’Est de l’après-Staline. L’existence d’un double standard de jugement en la matière semble pourtant peu contestable. La répression du Printemps de Prague par Moscou, en 1968, a marqué durablement les esprits de l’Occident comme une tragédie terrible: elle a fait 70 à 90 morts. Trois ans plus tôt, le «coup d’Etat commandé par Washington» contre l’Indonésie de Soekarno, pays coupable d’avoir attrapé «le virus du développement autonome», a été suivi de massacres faisant, selon les estimations, entre un demi-million et trois millions de victimes. On s’en souvient moins.

Et ce n’est pas tout. «L’URSS subventionnait ses satellites européens à un point tel que ceux-ci ont fini par devenir plus riches que leur puissance tutélaire. Dans l’histoire, le bloc soviétique représente le seul cas d’un empire dont la métropole était plus pauvre que ses colonies», ajoute Chomsky. Les Soviétiques «n’ont pas siphonné toutes les ressources du pays comme le font les Etats-Unis ailleurs».

L’étonnement continue lorsque les deux hommes parlent de la Chine: «La télévision et les journaux chinois sont beaucoup plus critiques du système économique et politique de leur pays que nos chaînes le sont du nôtre», relève Vltchek. «Pour avoir vécu sur tous les continents, je peux affirmer que les «Occidentaux» forment le groupe le plus endoctriné, le moins bien informé et le moins critique de la Terre, à quelques exceptions près, bien sûr, comme l’Arabie saoudite» – financière de l’islamisme radical et alliée de l’Occident.

Chomsky et Vltchek s’accordent sur le principal pôle d’espoir: «Presque toute l’Amérique est désormais libre. Même certains pays d’Amérique centrale sont enfin en train de conquérir leur indépendance», par rapport à la domination états-unienne. Les deux hommes divergent çà et là (c’est d’une conversation qu’il s’agit, avec ses flottements et ses quelques approximations), notamment sur l’avenir: le premier est plus optimiste que le second quant à la possibilité de «mettre fin au règne de la terreur» instauré par l’Occident pour faire régner, au mépris des vies humaines, le «fondamentalisme du marché».

Source : Nic Ulmi, pour Le Temps Livres, le 13 juin 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/noam-chomsky-loccident-terroriste/


Le Brixit le plus tôt possible, par Philippe Grasset

Sunday 9 August 2015 at 01:21

Ne faisons pas languir nos lecteurs : la course de vitesse engagée l’est entre deux évènements, – d’une part le référendum pour la sortie du Royaume-Uni de l’Europe (Brixit ou British Exit), d’autre part l’explosion-implosion de l’UE (c’est-à-dire l’Europe). Pour l’instant et avant d’élaborer plus avant sur cette sympathique alternative, voyons quelques éléments d’information sur le référendum britannique, et particulièrement sur sa tendance à être tenu le plus rapidement possible, – désormais sans guère de doute en 2016 plutôt qu’en 2017.

• D’abord, une rapide interview de RT, le 26 juillet 2015, du journaliste écossait Neil Clarke. Il s’agit de la probabilité de plus en plus grande que le référendum sur la sortie ou le maintien du Royaume-Uni dans l’UE soit rapproché à 2016 au lieu de 2017, comme prévu jusqu’ici. C’es l’impopularité grandissante (“en chute libre”, plus précisément) de Cameron qui y pousse, les prévisions à cet égard étant que cette popularité ne cessera de grandir, et l’option du maintien de UK dans l’UE avec …

RT : «Pourquoi le Premier ministre britannique David Cameron envisage-t-il d’organiser le référendum sur le Brixit en 2016 ?»

Neil Clark : «Une des raisons pour lesquelles David Cameron veut organiser le référendum en 2016, et pas en 2017, est qu’en 2017 ou 2018 l’impopularité du gouvernement sera plus grande encore à cause de la cure d’austérité que le gouvernement impose. La semaine dernière, le gouvernement a introduit une réduction de 40% des dépenses. Des milliards de coupes dans l’aide sociale également. Alors, je pense que la côte de popularité du gouvernement britannique sera vraiment très basse en 2017. De ce point de vue, il est raisonnable pour David Cameron de tenir le référendum aussitôt que possible, en juin 2016.»

RT : «Est-ce que l’exemple de la Grèce a influencé d’une certaine façon les hommes politiques au Royaume-Uni ?»

Neil Clark : «La Grèce influence, bien sûr. Les gens regardent ce qui s’est passé et ils ont vu l’intimidation qu’a subi Grèce de la part de l’UE, qui est censée être pour la démocratie. Nous avons assisté à une intimidation très claire du peuple grec, du gouvernement grec, pour accepter ces conditions. C’est pourquoi le soutien à l’Union européenne se réduit. Le point de vue de la gauche en Grande-Bretagne est particulièrement intéressant. Ils se sont rendus compte que l’UE n’était pas si progressiste que ça. Au contraire. Ils ont compris que la politique de l’Union européenne détruisait des emplois et le niveau de vie des travailleurs à travers le continent. L’exemple de la Grèce a beaucoup influencé l’attitude de la gauche britannique envers l’UE.»

RT : «Une sortie de la Grande-Bretagne jouerait en faveur ou au contraire influencera de façon négative l’Union européenne?»

Neil Clark : «Je pense que l’UE sera en meilleure situation sans la Grande-Bretagne. C’est clair que le Royaume-Uni pousse ses propres intérêts en politique étrangère au sein de l’UE. Par exemple, la levée de l’embargo des armes pour les rebelles syriens il y a quelques années. Cela a été promu par la Grande-Bretagne. Ces armes sont maintenant entre les mains de l’Etat islamique. Comme Londres pousse ses propres intérêts en UE, le président américain Barack Obama comme ses prédécesseurs appelle la Grande-Bretagne à rester dans l’Union européenne.»

• A cela, on ajoute l’extrait d’une analyse du professeur Jacques Nikonoff, Professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8, porte-parole du Parti de l’émancipation du peuple. C’est encore RT qui s’y met, en ouvrant ses colonnes à Nikonoff, confirmant que le réseau russe devient une des sources les plus fiables et les plus libres, y compris pour les informations européennes. Pour Nikonoff, “les Britanniques ont raison de vouloir sortir de l’Europe”. Après un historique de l’entrée et du parcours du Royaume-Uni dans l’Europe, Nikonoff aborde l’évaluation de cette possibilité de sortie du Royaume-Uni. (RT, le 13 juillet 2015.)

«Le projet a pris une nouvelle dimension à l’occasion du discours de la reine, Elizabeth II, devant le Parlement de Westminster, le 27 mai 2015. Elle a annoncé un projet de loi pour fin 2017 confirmant l’organisation d’un référendum sur le maintien ou pas du Royaume-Uni dans l’UE. Pour justifier la sortie, David Cameron évoque “5 principes pour l’Union européenne”. Ils ne présentent aucune originalité et ne sont qu’une accentuation caricaturale des politiques néolibérales déjà menées par l’UE (sauf le 3e point) : “compétitivité, flexibilité, retour de compétences aux États-membres, contrôle démocratique, équité”.

»S’il fallait se convaincre que la sortie du Royaume-Uni de l’UE est une bonne chose, mais pour des raisons différentes que celles avancées par David Cameron, l’appel téléphonique de Barack Obama à David Cameron pour l’inviter à ne pas sortir de l’UE devrait suffire. Car les États-Unis, dans cette affaire, suivent une ligne constante. Ils ont besoin d’une Europe unie qu’ils contrôlent. L’agent de ce contrôle est la Grande-Bretagne. La voir sortir de l’UE, c’est affaiblir la pression atlantiste, même si le traité de Lisbonne, par l’obligation qu’il fait à l’UE d’être membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (Otan), arrime l’UE aux États-Unis. C’est la même préoccupation qui a conduit le président américain à téléphoner à Alexis Tsipras, le Premier ministre grec, pour lui demander de rester dans l’euro. Les États-Unis ont en effet besoin de l’euro car cette monnaie joue le rôle de variable d’ajustement monétaire afin de protéger le dollar. Cela signifie que les gérants de fonds, quand ils doivent réajuster leurs portefeuilles, se délestent systématiquement de l’euro et gardent le dollar. Résultat : l’euro est très volatile, perturbant la stabilité monétaire, financière et les opérations commerciales internationales.

»La Grande-Bretagne hors de l’UE diminuera également la pression néolibérale sur l’UE car elle a toujours été plus libérale que la moyenne des pays membres. Mais ce ne sera que symbolique, car le traité de Lisbonne, là encore, a tout prévu, il a verrouillé le système pour que seules des politiques néolibérales soient possibles. Au total, c’est l’image, la crédibilité et l’avenir de l’UE qui seront atteints si le Royaume-Uni s’en va. Il faut en passer par là pour mettre un terme à l’Union européenne, gigantesque système d’aliénation des peuples, coupable de détruire la prospérité du continent. Le départ du Royaume-Uni, couplé à la crise grecque, restera peut-être dans l’histoire comme le début du processus de démantèlement de l’Union européenne. Et celui du retour des peuples.»

Puisque le référendum sur le Brixit semble se rapprocher et l’option Brixit se renforcer, il est en effet intéressant d’envisager les effets et conséquences, d’abord de la perspective du Brixit, ensuite de la réalisation du Brixit. Le premier point semble de l’ordre de l’évidence ; il est mentionné en passant, effectivement comme une évidence, par Neil Clarke, et plus en détails par Nikonoff. Il s’agit du constat que le départ du Royaume-Uni constituera un incontestable avantage pour l’autonomie de l’Europe, en raison du rôle de passerelle et de porteur d’au que le Royaume-Uni joue pour les USA. On ne s’étonnera pas vraiment que cela ne soit nullement notre point de vue. Il y a plusieurs raisons à cela.

• La première est une très récente déformation de l’histoire la plus récente possible. Il s’agit du tournant de la politique US en Syrie, lorsque les USA se mirent en posture d’attaquer la Syrie, à la fin août 2013 (affaire du montage de l’attaque chimique), et qu’ils abandonnèrent ce projet dans les deux semaines qui suivirent. D’une façon générale, une narratives’est répandue, qui fait de la Russie la responsable de ce revirement, vécu comme une défaite stratégique par les USA. George Friedman lui-même (celui de Stratfor.com), érigé par ses admirateurs en grand gourou de la géostratégie US, se trompe, c’est-à-dire arrange une “vérité de situation” pour satisfaire à la logique qu’il développe, lorsqu’il explique (le 22 janvier 2015) à propos de ce tournant d’août-septembre 2013 :

«Les Russes sont intervenus dans les processus du Moyen-Orient parce que, entre autres raisons, ils espéraient acquérir une capacité de levier pour influencer la politique étrangère des USA dans d’autres domaines. Mais ils ont fait une erreur de calcul. Les USA ont pensé qu’ils cherchaient à s’opposer à eux. [...] A Washington, beaucoup de gens ont eu l’impression que les Russes voulaient déstabiliser la position US déjà bien fragilisée au Moyen-Orient, – Une région d’une importance capitale pour les USA. [...] A propos de cette question, il y avait deux points de vue différents à Washington : celle selon laquelle les Russes essayaient maladroitement de jouer un rôle [pour faire les importants], et celle selon laquelle ils avaient trouvé un point faible dans la position des USA et qu’ils essayaient d’en tirer avantage.»

Le fait est que les Russes (Poutine) ne sont pas intervenus pour bloquer l’intervention des USA contre la Syrie, mais pour offrir (voir le 10 septembre 2013) une porte de sortie au président US qui se trouvaient bloqué dans une décision d’attaque devenue impossible à assumer à cause de son conflit avec le Congrès. Ce conflit était né d’une défection brutale, qui fut celle, le 30 août 2013, de l’allié britannique, avec un vote capital des Communes contre une participation britannique à l’attaque. C’est cela, le grand événement de la séquence, qui enclencha un processus catastrophique conduisant Obama à demander l’avis au Congrès (voir le 2 septembre 2013), et à y rencontrer une opposition inattendue qui le mit dans la position intenable déjà signalée (voir le 11 septembre 2013). Le vote britannique, et notamment des travaillistes, constitua un coup de poignard dans le dos des USA qui marqua que, désormais, le Royaume-Uni était devenu un allié incontrôlable, capable d’initiatives catastrophiques pour une politique US elle-même incontrôlable.

On n’a pas assez épilogué sur cet événement, qui constitue dans le désordre la fin des “relations privilégiées” sur le plan stratégique entre USA et UK, et plutôt justement par désordres conjoints puis divergents que par dessein certes. La crise ukrainienne est venue bien à propos, non comme “vengeance” antirusse des USA comme le dit sottement sinon naïvement Friedman, mais comme un acte symbolique montrant que les véritables courroies de transmission des USA en Europe sont désormais la Pologne et les trois États baltes, avec indirectement l’Allemagne en “second rideau” au travers de tous les moyens de pression (NSA, CIA, etc.) à son encontre dont disposent les USA. Le départ des Britanniques de l’UE ne constituera donc nullement un affaiblissement décisif du dispositif des USA en Europe, puisque ce dispositif a basculé vers l’Est.

• Pour autant, l’importance de tout cela est mineure, dans la mesure où l’influence américaniste sur Bruxelles dans le sens d’une hyper-libéralisation n’est pas nulle, mais plus simplement inutile. A cet égard, si l’on considère selon les avis les plus autorisés se référant à une situation vieille de deux à trois décennies que les USA portent encore une couronne largement mangée par les termites comme souverain du bloc BAO, Bruxelles est fondamentalement beaucoup, beaucoup “plus royaliste que le roi” et le véritable moteur du bloc, avec l’Allemagne poussant à la charrette sans que les USA n’en expriment nécessairement le vœu. Certes, les USA sont partout l’objet d’une vénération aveugle dans les institutions européennes, mais d’une façon telle que cette vénération constitue finalement une sorte d’alibi incontournable pour accélérer une politique européenne dont le moteur et la dynamique se trouvent à Bruxelles et non à Washington. Le départ de UK ne changera strictement rien à cette situation.

• Mais nous parlons bien entendu de la situation géopolitique selon le rapport des forces et l’importance des influences. Au niveau de la communication, la situation est bien différente, et les USA, sans bien comprendre la situation réelle de leurs intérêts, vont considérer le départ de UK comme une catastrophe pour eux parce que, d’une certaine façon, “tout le monde le dit”, et vont réagir dans ce sens, d’une façon politiquement inutile mais avec assez de vigueur pour semer une profonde discorde au sein de l’UE . laquelle UE, on s’en doute, sera tenue par les USA, selon la logique absurde de leur psychologie déformée par l’indéfectibilité et l’inculpabilité, comme aussi responsables que les Britanniques du divorce entre l’UE et UK. L’effet, qui commencera bien avant le référendum dont les prévisions pessimistes constitueront très rapidement une crise avant la crise, aura un effet accélérateur de la fragmentation de l’UE, au travers de toutes les tensions qui existent déjà autour de l’affaire grecque, et du climat de peur qui prévaut partout en Europe. La confidence du président de l’UE Donald Tusk au Financial Times, le 22 juillet, à propos du climat régnant lors du débat sur le bailout de la Grèce au Parlement Européen, est à cet égard significative : «C’est la première fois que je vois un tel radicalisme s’exprimer avec une telle émotion. Il y avait bien la moitié du Parlement Européen [qui se trouvait emportée dans cet état d’esprit].Alors, je crois que personne n’a remporté une victoire politique dans cette affaire, même pas l’Allemagne…» («It was the first time that I have seen radical with such emotions. It was almost half the European Parliament. Therefore, I believe that no one is a political winner in this process, not even Germany.»)

C’est dans ce climat-là, exacerbé de toutes les façons, que vont se développer les crises courantes et que va naître une nouvelle crise, celle l’arrivée du référendum UK qui aura lieu bien avant le référendum UK, comme l’on dirait d’une “crise à propos d’une crise à venir”, à propos d’un événement dont les conséquences factuelles devraient être pourtant de bien moindre importance qu’on ne les imagine. Mais l’imagination suffit à cet égard, soumise à une “psychologie de crise” absolument épuisante. Le professeur Nikonoff a raison lorsqu’il écrit à propos du départ possible de UK de l’UE : «Au total, c’est l’image, la crédibilité et l’avenir de l’UE qui seront atteints si le Royaume-Uni s’en va.» Mais la question qui se pose vraiment est de savoir ce qu’il restera vraiment de l’UE lorsque le Royaume-Uni votera sur le référendum. Les petits malins finiraient par se demander s’il sera vraiment nécessaire de voter.

Source : De Defensa, le 28 juillet 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/le-brixit-le-plus-tot-possible/


Critique argumentée de certaines relectures politiques de l’histoire, tant russes qu’ukrainiennes, par Marie Pascal

Sunday 9 August 2015 at 00:16

Marie PASCAL – Juillet 2015

Selon l’historiographie russe classique, dès le X s. le premier État russe , ou Rus’ de Kiev (en russe “Kievskaja Rus’”, qu’autrefois on traduisait “Russie Kiévienne”) était unifié et organisé autour de sa capitale Kiev et d’un unique Prince : Oleg, suivi d’Igor puis de Vladimir qui y introduisit le christianisme en 988. A partir du XI  s. commença une période dite du “morcellement féodal” (“period feodalnoj rasdroblennosti”) de la Rus’ en différentes principautés, les “princes russes” s’unissant ou s’opposant les uns aux autres  suivant leurs choix politiques. La date officielle de la fin de la Rus’ unifiée est  celle de la mort du prince Mstislav le Grand en 1132.

En 1154, le prince André  Bogolioubski, succédant à son père sur le trône de Kiev, décida de déplacer la capitale de la Rus’ à Vladimir-sur-Kliazma, ville située au cœur du “Zaliessyé” (du mot forêt : “l’es” qui se prononce à peu près comme le mot français “liesse”), zone de forêts traversée de rivières navigables: la Kliazma et la Moskva, affluents de l’Oka, qui elle se jette dans la Volga.

Au XIV s. ses descendants reprirent le flambeau en repoussant les Mongols et en unifiant les principautés russes autour d’une nouvelle capitale, Moscou, qui avait pris la prééminence sur Vladimir dans cette région du Zaliessyé.

Dans cette version, l’histoire de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine ne font qu’une durant tout le moyen-âge. Cette région du sud-ouest de la Rus’ n’a  ni nom à elle, ni contours définis avant l’apparition du nom “Ukraine” au XVII s. De plus l’accent porte sur le déplacement de la capitale et du centre de gravité de l’État russe depuis Kiev jusqu’à Vladimir et Moscou, ne laissant à Kiev que le rôle de ville déclassée, et à la future Ukraine celui de région excentrée.

On comprend que cette histoire-là ne plaise guère aux Ukrainiens. En particulier depuis que les dirigeants de l’Ukraine ont décidé de rompre les liens entre leur pays et la Fédération de Russie, les Ukrainiens  aimeraient trouver dans l’histoire la trace d’un État qui serait l’ancêtre de l’Ukraine mais pas celui de la Russie. C’est ainsi qu’on entend actuellement en Ukraine une version de l’histoire de la Rus’ où la principauté de Kiev, au Moyen-âge, était indépendante des autres principautés de la Russie ancienne, de sorte qu’on peut dire que l’Ukraine, État héritier de la Rus’ de Kiev,  et la Russie issue des autres principautés,  ont des histoires parallèles mais qui ne se confondent pas. On retrouve la source de cette idée dans de nombreuses historiographies, à l’instar de l’encyclopédie Larousse (en ligne)  qui affirme que « au milieu de XII s, cet État (de la Russie Kiévienne) s’(est) désintégré en principautés indépendantes ».

Dans cette version évidemment développée en Ukraine, le nom ” Rus’ ” sert à nommer la principauté de Kiev, au moins à partir du XII s., les territoires de l’ouest et nord-ouest de la Russie actuelle n’en faisant donc pas partie. Par exemple, dans l’article de Wikipédia en ukrainien “Українці” (“Ukrainiens” ), nous pouvons lire :    ” (Le nom Rus’) est utilisé comme nom du peuple Ukrainien du XIII s. au début du XX s. ; du XVIII au XX s. on emploie parallèlement le terme ” Ukrainiens”.  Nous avons  aussi pu entendre l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov, lors d’une visite en France en 2014,  dire que au Moyen-Âge  il existait  “plusieurs Rus’  : la Rus’ de Kiev, la Rus’ de Vladimir, la Rus’ de Novgorod”, présentant ainsi ces principautés comme des États différents existant en parallèle.

Quelques soient les mots et les procédés employés, ou les dates choisies, on constate une volonté de prouver  l’existence de l’Ukraine comme Nation différente de la Russie dès le Moyen-Âge.

On voit bien les lectures politiques qui sous-tendent ces 2 visions opposées. D’un côté, l’accent est mis sur l’origine commune des slaves orientaux (actuels Russes, Biélorusses et Ukrainiens), peuples frères, appelés à vivre ensemble et coopérer. Il est clair que les Russes insistent lourdement sur cette « unité » des peuples slaves en général, et slaves orientaux en particulier.

De l’autre on insiste sur les différences entre deux peuples (Russes et Ukrainiens), deux nations proches mais distinctes dès les origines. Et de part et d’autre on s’appuie sur cette lecture historique pour légitimer les relations politiques actuelles. Il y a donc des deux côtés une instrumentalisation de l’histoire, qui en elle-même est dangereuse.

***

Mais face à des visions aussi différentes, voire contradictoires, nous devons aussi nous poser la question d’éventuelles “réécritures” de l’histoire. Est-ce que les sources historiques fiables infirment ou confirment les affirmations des uns et des autres? Comment savoir qui réécrit quoi, et à partir de quoi?

C’est ce que nous allons essayer ici de présenter et résumer, à partir de faits que les historiens spécialistes de cette période, français entre autres,  ont pu dégager en étudiant de près les sources, sans parti pris. Nous nous sommes centrés sur la question de la Principauté de Kiev comme entité politique autonome. Dans la Rus’ de Kiev, les sources affirment-elles l’existence d’une seule entité politique, ou de plusieurs entités distinctes politiquement?

Pour cela,  nous nous sommes posé plusieurs questions:

  • A quoi correspond exactement l’ethnonyme Rus’ ?
  • Quelles fonctions  recouvre à l’époque le titre de “prince” (Knjaz’), et le Prince de Kiev a-t-il un rôle particulier par rapport aux autres princes?
  • La Rus’ a-t-elle été véritablement un État unifié autour de Kiev de 882 à 1132 (soit pendant 150 ans) ?
  • Durant cette période, existait-t-il une seule principauté ou plusieurs ?
  • Quel phénomène est à l’origine de la multiplication des principautés, et quand commence-t-il ?
  • Après 1132, les principautés peuvent-elles être considérés comme des micro-Etats indépendants de la Principauté de Kiev?
  • En 1157 y a-t-il eu véritablement “transfert” de la capitale, depuis Kiev jusqu’à une ville du Zaliessyé, ou bien y a-t-il création d’un nouvel État à partir de la principauté de Vladimir-Souzdal?

1. A quoi correspond l’ethnonyme Rus’ ? Quels sens recouvre ce mot en russe ?

Il s’agit d’abord du nom d’un peuple ou groupe de scandinaves, appelés aussi “Varègues” (“Varjag” en russe), qui est le nom des Vikings sur les territoires des slaves orientaux. Si l’occident connut surtout les Vikings comme pillards, ici ils furent d’abord marchands et mercenaires.

Mercenaires car ces guerriers de valeur sont souvent engagés pour renforcer les troupes locales, tant grecques que slaves. Marchands, ils naviguent sur les nombreux fleuves de l’est de l’Europe  pour aller de la Scandinavie à Byzance, et de là commercer avec l’Orient. La “route des Varègues aux Grecs” traverse ce qu’ils appellent “Gardariki”, le pays des villes, c’est à dire des habitations regroupées et  protégées par une enceinte faite de troncs d’arbres. Au IX siècle ce pays est peuplé de tribus slaves et finno-ougriennes.

Les Varègues cherchent à contrôler les points de passages de leurs bateaux, afin de ne pas avoir à payer trop de “péages”. Peu à peu, ils s’installent comme dirigeants de ville, chefs ou membres de l’armée protégeant les populations locales : le Knjaz’ et sa droujina (milice) Varègue sont nés.

Le nom de Rus’ apparaît alors pour désigner non plus des Scandinaves, mais le territoire qu’ils contrôlent et peu à peu l’ensemble des habitants de ces territoires. Ce terme est connu non seulement dans des sources slaves sous ce vocable de Rus’ (Русь) mais aussi dans des sources grecques (sous le nom de Rhôs pour les personnes et Rhosia pour le territoire) et latines (Rusia).

Dans certains cas l’auteur grec semble désigner seulement ce qu’on appelle aussi la principauté de Kiev, mais parallèlement le nom sert aussi à l’ensemble du territoire contrôlé par les Rus’-Varègues. Les Varègues arrivent en effet en ” Rus’ ” par le nord. Le premier prince de la Rus’, Riourik, personnage semi-légendaire (ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas existé), s’installe à Novgorod sur les bords du lac Ilmène. Les premiers princes de Kiev gardent le contrôle total de cette ville et de ses territoires  jusqu’à la fondation de la “république de Novgorod” en 1137, et par la suite Novgorod et Kiev gardent des liens (économiques, politiques et religieux) sans interruption. 

La Rus’ est donc, dans les sources anciennes, le territoire dont le centre est Kiev, mais selon le point de vue de celui qui écrit, ce territoire peut comprendre ou non toutes les terres du Nord rattachées à Novgorod, les territoires intermédiaires et le Zaliessyé, ce dernier sens étant le plus fréquent. Il n’est donc pas légitime de dire que le nom Rus’ , dans l’utilisation qui en est faite dans les chroniques en vieux-russe, en latin et en grec, ne concerne que les territoires situés autour de Kiev. 

Il est vrai qu’aujourd’hui on peut trouver les expressions Novgorodskaja Rus’, Kievskaja Rus’, Vladimirskaja Rus’  et même Moskovskaja Rus’ , la “Rus’ moscovite”. Car le mot Rus’, avec ou sans l’adjectif “drevnjaja” (ancienne, antique) est employé en russe moderne dans le sens de “Russie ancienne”, du IX au XVI s. , donc plus pour signifier une époque qu’un territoire.

Ainsi la Rus’ de Vladimir signifie l’époque où Vladimir était capitale de la Rus’. Quant à “Novgorodskaja Rus’ ” ou Rus’ de Novgorod, cela peut signifier la principauté de Novgorod à l’époque où elle était indépendante et florissante (du IX au XV s.) , ou bien dans un sens étroit la période où Novgorod était “capitale” de la Rus’ (862-880). Dans tous ces emplois, on remarque qu’il s’agit d’un sens chronologique et non géographique. Ainsi quant un Russe  parle de la Rus’  de Novgorod, de Kiev,  de Vladimir ou de Moscou, il parle d’époques différentes (et successives) et non d’États différents (et concomitants).

Nous pouvons cependant remarquer que l’accent mis par les Russes depuis le XIX s. sur la “naissance de l’État russe” à Veliki Novgorod, ville qui s’enorgueillit aujourd’hui d’être la “Patrie de la Russie” (“Rodina Rossii”),  avait déjà une résonance politique : la toute première capitale de la Russie est ainsi sur un territoire qui est toujours resté russe, contrairement à Kiev qui passa au XIV s. sous la couronne Lituanienne. 

2. Sur le sens du mot “prince ” en général et en particulier le rôle du Prince de Kiev

L’historien français d’origine russe Vladimir Vodoff et aujourd’hui son ancien élève Pierre Gonneau ont particulièrement étudié ce terme et cette fonction par une lecture très fouillées des textes des anciennes chroniques russes, recoupées avec des sources grecques, arabes ou latines. En Russie, un travail de même nature (étude philologique des textes) est fait par Fiodor Ouspensky, sur les noms des princes, les moments clés de leur vie etc. (cf. cours en russe http://arzamas.academy/courses/20 )

“Knjaz’” , mot traduit habituellement  par prince, signifie simplement “chef”. Dans les textes grecs c’est le mot “archonte” qui est employé. Le rôle du “prince” , chef d’une petite armée d’hommes qui lui sont attachés, est de défendre un territoire en échange d’une sorte d’impôt en nature. Il exerce ses fonctions sur un territoire rattaché à une ville fortifiée. Ce territoire que nous appelons principauté tire donc son nom de la ville-siège, parfois de deux villes (Principauté de Vladimir-Souzdal en Zaliessyé, par exemple, ou bien celle de Galicie-Volhynie, qui tire son nom des villes de Volhyn et Galitch).

Le prince de Kiev n’a d’abord pas de titre particulier, le terme de  “Grand Prince” pour le prince de Kiev, puis celui de Vladimir-sur-Kliazma, n’apparait pas avant le XII s. Il a cependant un rôle particulier parmi tous les princes de la Rus’.

Après une étude poussée des sources concernant les années 1146-1148, centrées sur la figure du prince à Novgorod et à Kiev, P. Gonneau, de l’École Pratique des Hautes Études,  peut écrire : ” Le prince de Kiev ne se contente pas de régner sur la capitale et d’être le chef moral de l’ensemble des terres russes. C’est lui qui établit le prince de Novgorod (…). Il distribue les principautés voisines de Kiev et y ajoute ou retranche des cités (…). Il envoie ses parents et vassaux exécuter des missions (…). Il organise quand le besoin s’en fait sentir un congrès (…) de princes (…). Il arbitre les querelles entre princes, à leur demande, et pour garantir la paix et la prospérité du pays. (…)  Il conclut la paix avec les voisins nomades de la Rus’, les Polovtses (…). Le prince de Kiev intervient aussi dans les affaires de l’Église (…). La vassalité envers le prince de Kiev doit se manifester par les honneurs qu’on lui rend (čest’ priložiti). Agir de son propre chef, en particulier pour disposer de fiefs à la suite d’un changement de souverain est un manquement grave à l’étiquette, sanctionnable par la confiscation (…). (Le texte complet du résumé du cours de P. Gonneau à l’EPHE, avec références des sources, est accessible ici : http://ashp.revues.org/306 )

3. La Rus’ est-elle un État unifié autour de Kiev de 882 à 1132 (soit pendant 150 ans), et éclaté ensuite en principautés indépendantes?

Dans le paragraphe ci-dessus, on a pu remarquer  que la description du rôle du Prince de Kiev est faite sur la base de documents décrivant les années 1146-1148, soit en pleine période dite du “morcellement féodal”. On peut donc constater que malgré la multiplication réelle de petites principautés, la prééminence de Kiev a bien perduré au delà de la fameuse date de 1132, sur tout le territoire de la Rus’ , que celui-ci soit actuellement russe ou Ukrainien. Mais qu’en est-il de la période antérieure à 1132 ?

A l’époque de Riourik  régnant à Novgorod (862-879), deux autres Varègues, Askold et Dir auraient pris par la force la direction de la ville de Kiev et des territoires . Le successeur de Riourik, Oleg, s’installe à Kiev en 882 en assassinant Askold et Dir, et transfère la capitale des Rus’ à Kiev.  La chronique rapporte qu’il la nomme alors “Mère des villes russes”, ce qui est un calque du grec “métropolis”.

Sous les règnes d’Oleg et de ses successeurs Igor, Olga et Sviatoslav (jusqu’en 972), il apparaît dans toutes les études  que la Rus’ s’organise comme un État unique, avec un unique souverain reconnu sur tout le territoire. Cependant cet État garde toujours un caractère “bipolaire”. La ville de Novgorod continue en effet à jouer un grand rôle pour le nord du pays, mais cette ville et sa principauté sont sous la dépendance du prince de Kiev.

Si on trouve dans les chroniques  la mention d’autres princes, il s’agit soit de personnes régnant sur des territoires indépendants de Kiev  (par exemple Polotsk, qui sera conquis par Vladimir, fils de Sviatoslav) soit de princes clairement subordonnés au prince de Kiev.

Les années 980-1054, celles de la monarchie de Vladimir et de son fils Yaroslav, peuvent être décrites aussi comme celle d’un monopole du pouvoir. Cependant la lutte de Vladimir contre ses frères (977- 980) pour l’accession au trône de Kiev suit déjà le schéma qui se répétera de génération en génération et fait apparaître la faille qui emportera le système deux siècles plus tard.

Quel est donc ce schéma de succession des princes russes et comment aboutit-il au “morcellement féodal”?

4. L’apparition des principautés et le morcellement du territoire

La succession sur le trône de Kiev obéit au principe du séniorat (appelé en russe “lestvičnoje pravo”, que l’on peut traduire par “droit des degrés”). Selon la formulation de Wikipédia , “le séniorat est, en droit des successions, une loi coutumière appliquée par la plupart des dynasties slaves du haut Moyen Âge, selon laquelle la couronne va au membre le plus âgé et/ou le plus compétent de la famille régnante.  Le successeur est habituellement désigné du vivant du roi en exercice”.

Le prince régnant répartit lui-même pouvoir et territoires entre ses descendants mâles , qui doivent reconnaître la prééminence d’un “ aîné ” qui siège à Kiev. Mais cet “aîné” n’est pas forcément le fils aîné du fils aîné : un oncle, un cousin ou un frère peut aussi prétendre au trône.

Fiodor Ouspensky (http://arzamas.academy/materials/691) décrit ainsi ce système: “La répartition des sièges parmi les Riourikides avait lieu selon le principe des degrés (“lestvičnyj princip”). Les sièges avaient chacun son rang, par exemple  Kiev était le siège principal, le deuxième en importance était  Novgorod, le troisième Tchernigov et ainsi de suite.” Ouspensky précise que la hiérarchie des villes inférieures à Kiev changea suivant les époques. “Quand un des princes mourait, son siège passait au suivant selon la hiérarchie, et théoriquement tous les princes de rang inférieur devaient alors changer de ville-siège. Étaient “exclus”  du système les enfants d’un prince qui n’avait pu obtenir le siège principal durant sa vie. Par exemple tout fils de prince dont le père mourait avant son propre père devenait un “izgoj”, un “exclu”.”

Ainsi tous les princes de Kiev du IX au XIII s. ont été auparavant prince d’au moins une autre ville. Par exemple,Vladimir Sviatoslavitch (Saint Vladimir) est d’abord prince de Novgorod, qu’il fuit en 977 quand il comprend que son frère veut s’en emparer par la force. Réfugié à la cour de Norvège, il reprend Novgorod et de là, prend Polotsk (alors indépendant de la Rus’ des descendants de Riourik) et enfin Kiev en 980.

Dès 1097, le système montre ses limites et pour éviter des guerres fratricides les princes se réunissent à Lioubetch.  Selon les termes de l’article “Congrès de Lioubetch” sur Wikipédia en français, “ils décident la formation de principautés autonomes en Russie, réunies sous l’autorité du prince de Kiev. La passation des pouvoirs de père en fils est systématiquement adoptée sauf pour le titre de grand-prince de Kiev qui sera toujours attribué selon l’ancienne règle.”
Ainsi au XII s. le célèbre Vladimir Monomaque est prince de Smolensk, puis de Tchernigov, puis de Pereïaslavl (près de Kiev), et enfin de Kiev même de 1113 à 1125. Son fils Mstislav est prince de Novgorod, prince de Rostov Veliki (dans le Zaliessyé) pendant un an, de nouveau à Novgorod puis à Belgorod avant de lui succéder à  Kiev de 1125 à 1132.
Et ce système  perdure après 1132, même après le transfert de la capitale à Vladimir-sur-Kliazma (1157) comme après  l’attaque des Mongols (1230). Par exemple au XIII s. Alexandre Nevsky, célèbre prince de Novgorod, cherchera à être reconnu  prince de Pereslavl-Zalesski (ville appelée aussi Pereïaslavl, mais située dans le Zaliessyé) puis Grand-prince de Kiev, et enfin comme couronnement de son parcours politique, Grand-prince de Vladimir, trois fonctions qu’il cumulera jusqu’à sa mort en 1263.

Ce système entraîne de nombreuses conséquences :

- Multiplication des rivalités et des guerres entre frères, entre oncles et neveux ou contre les “princes-exclus” qui cherchaient à s’emparer du trône de Kiev par la force.
- Chaque prince, quand il reçoit  un siège plus intéressant, cherche à laisser celui qu’il quitte à ses propres descendants, et non à ses jeunes frères. Comme le dit le Congrès de Lioubetch (1097) : « Que chacun reste sur les possessions de son père ».

- Quand il y a de nombreux fils, le territoire gouverné par leur père est alors morcelé entre eux, mais des morceaux peuvent être réunis suite à un décès. Aussi le nombre des principautés, leurs sièges et leurs frontières sont éminemment variables dans le temps. On peut ici (http://arzamas.academy/materials/709) visualiser le résultat entre 1015 et 1132 , soit avant même la date officielle du «morcellement».  Une recherche d’images sur Internet avec comme termes « principautés russes » renvoie des cartes aussi très éloquentes (mêmes si elles ne sont pas toutes tracées de façon aussi scientifique).

- Dans certaines principautés (Polotsk, Tver, la Galicie-Volhynie…)   se fondent très vite des branches dynastiques locales, ce qui donne plus d’indépendance à leur principauté, mais leurs princes ont quand même régulièrement des prétentions au trône de Kiev.

Ce système est donc par essence centré sur le siège de Kiev. Or il perd progressivement  de sa vigueur, de part son fonctionnement même,  avec la fondation de lignées féodales locales (décidée dès 1097 à Lioubetch). Et il s’éteint de lui-même parallèlement à l’affaiblissement de la ville de Kiev. Son destin semble lié à celui de Kiev. Aussi le morcellement du territoire de la Rus’ en multiples principautés est une réalité qui ne s’oppose pas au fait que Kiev reste le centre de cet État morcelé. On ne peut donc parler d’une séparation de la Principauté de Kiev en État indépendant du reste de la Rus’ .

Quand au XIV s. Kiev se retrouve sous la couronne Lituanienne, la principauté de Kiev (Kievskoje knjažestvo) n’existe déjà plus en tant que telle, car il n’y a plus de prince dans la ville : les héritiers du siège sont alors les princes de Galicie-Volhynie.

5. Y a-t-il eu transfert de la capitale de la Rus’ à une autre ville que Kiev?

A partir du XII s on constate le  transfert des forces vives du pays, depuis Kiev vers le Nord-Est, le Zaliessyé, appelé aussi à cette époque pays de Souzdal, mais aussi vers l’Ouest et la région de Galicie-Volhynie. L’invasion mongole (à partir du début du XIII s.) amplifie ce processus. En effet Kiev et sa région sont très vulnérables aux attaques des Mongols, qui installent une place forte au sud de la Volga, près de son embouchure.

Cependant, le phénomène ne démarre pas lors de l’invasion mongole : il a commencé aux XI et XII s.  sans doute sous la poussée des attaques de nomades Pétchénègues et Polovtses dans la même région du sud de la Rus’. De plus, le désintérêt pour la région de Kiev est amplifié à partir du XII s. par le déclin progressif du commerce avec l’Orient à travers Byzance. En effet c’est l’époque

Le déplacement de la capitale de la Rus’ à Vladimir-sur-Kliazma est décidé par le prince André Bogolioubski en 1157 non seulement pour suivre le changement de point de gravité du pays, mais aussi pour des raisons politiques : il désire s’affranchir de pouvoirs concurrent au sien, le “viétché” (assemblée des citadins, présente à Novgorod et Kiev, mais pas dans la “ville nouvelle” de Vladimir) et les boïars proches de son père, qui habitent Kiev.

Il s’agit  bien du transfert du siège du Prince qui exerce une autorité sur toutes les principautés de la Rus’ , donc un transfert de capitale, mais le déclin de l’ancienne capitale en est plus la conséquence que la raison. La prise  de Kiev qu’André Bogolioubski organise en 1169 signe le début du déclin de cette ville. Son pillage par le prince de Smolensk Riourik Rostislavitch  en 1203 puis par les mongols en 1240 ne font qu’accélérer son déclin.

Le transfert de capitale est scellé en 1299 par le déplacement de la chaire du Métropolite (chef de l’Église Orthodoxe de la Rus’) de Kiev à Vladimir.  Andreï Bogolioubski avait souhaité le faire dès 1157, mais n’en avait pas reçu l’autorisation du Patriarche de Constantinople. Ce siège sera de nouveau déplacé dès 1325 de Vladimir vers Moscou,  sous la règne d’Ivan Kalita. Ce fait traduit que dès cette époque les princes avaient réellement la volonté de déplacer la capitale, et non de fonder un nouvel État, car dans ce cas ils auraient demandé la création d’un nouveau siège métropolitain. 

La ruine consécutive aux invasions mongoles (à partir de 1230)  affaiblit définitivement la principauté de Kiev et entraînera sa division, par le passage au XIV s. d’un grande partie de ses territoires, et d’autres territoires de l’ouest de la Rus’, sous le pouvoir du royaume de  Lituanie. A partir de là commence les histoires séparées de l’Ukraine et de la Russie, qui se recroisent seulement au XVII s.

***

Que pouvons – nous conclure de ces faits?

- La date de 1132 est la date officielle du passage d’un État uni à un État morcelé, mais en réalité il n’y a pas de changement brutal à cette date précise : le morcellement commence avant, et une certaine unité demeure après. 

En effet, dès la fin du X s. l’État de la Rus’  laisse apparaître les fêlures qui entraîneront le morcellement du territoire en de multiples principautés. Le décrire comme une État unifié est donc trompeur : il s’agit d’un État de type féodal, basé sur des liens personnels de type suzerain-vassal, et non un État centralisé de type moderne.

Mais le morcellement qui commence vers le XI s. ne signifie pas  la naissance d’États indépendants.  A partir de 980  et jusqu’au XIII s. inclus,  être prince de Kiev est une charge importante et  prestigieuse. Son pouvoir sur les autres principautés ne peut être nié. Et si à l’époque des Mongols, le pouvoir du “Grand Prince” est limité, la qualité de niveau suprême du pouvoir attribuées par les tous princes de la Rus’ aux sièges de Kiev et Vladimir est claire.

- Durant toute cette période, devenir Prince de Kiev est l’aboutissement d’un parcours politique qui commence dans des principautés plus ou moins éloignées,  situées actuellement sur les territoires de la Russie d’Europe, de la Biélorussie ou de l’Ukraine. A partir du XII s. le titre de Grand-Prince vient traduire  la prééminence du siège de Kiev sur tous les autres, prééminence qui était réelle dès 880.

- Les différents Princes et Grands-Princes sont tous plus ou moins descendants de Riourik, c’est en fait une même dynastie qui se répartit le pouvoir sur tout le territoire de la Rus’ , de Novgorod au nord à Kiev au sud, et de Rostov-Veliki, Vladimir et Souzdal à l’est jusqu’à Polotsk, Tver et Galitch à l’ouest.

- De plus, à partir de 988, la présence d’un unique métropolite pour l’ensemble du territoire de la Rus’, y compris les principautés les plus  indépendantes comme celle de Novgorod, est le signe que tous ces territoires étaient considérés à l’époque comme une seule entité à la fois politique, religieuse et culturelle.

***

En résumé, durant toute l’existence de la Rus’ de Kiev , la principauté de Kiev :

- fait partie d’un ensemble de territoires qui ont des liens politiques entre eux  
- joue un rôle directeur sur ces territoires
- perd sa prééminence au XII s. mais reste une “valeur politique”  jusqu’au XIV s. où ses territoires et la ville de Kiev passent au royaume de Lituanie. 

La Rus’ est donc bien un État organisé autour de sa capitale Kiev,  mais un État féodal, dans lequel on ne peut trouver un État centralisé de type moderne.

Quant aux territoires concernés par cet État, ils s’étendent principalement sur les territoires actuels de la Russie européenne, de l’Ukraine et de la Biélorussie. La Rus’ dite “de Kiev” du fait de sa capitale est bien l’ancêtre de ces trois pays actuels, dont les différences linguistiques et culturelles sont issues de leur histoire à partir du XIV s., et non avant.

Si la version russe de l’histoire de la Rus’ manque souvent de nuances et n’est pas exempte de calcul politique et géopolitique, les versions qui veulent faire de l’Ukraine un État existant dès le Moyen-âge  s’éloignent dangereusement de la réalité des faits.

Le problème est, à nos yeux, que l’Ukraine ait besoin pour justifier ses choix actuels de se savoir exister en tant que Nation séparée des Russes depuis les origines. Son histoire à partir du XIV s. , l’indéniable influence polonaise et occidentale qui l’a alors marquée dans sa religion, sa culture et sa langue, sont bien suffisantes pour expliquer sa spécificité et son besoin de trouver sa propre voie de développement, non inféodée à la Russie. 

L’Ukraine, en tant qu’État, va pouvoir bientôt fêter ses 100 ans, puisque que le premier État Ukrainien date du mois de novembre 1917. Dire qu’avant cette date l’Ukraine était une région et non un État n’enlève aucune dignité à ce pays, qui après un riche passé préhistorique et protohistorique, possède aussi une très riche histoire lisible depuis le IX s. et jusqu’à nos jours.

Quant au fait de justifier un choix politique par l’histoire ancienne, c’est hélas un défaut récurrent chez tous les dirigeants. En  parodiant Alexandre Dumas, nous dirons que contrairement aux romanciers, les politiques, en violant l’histoire, ne lui font certes pas de beaux enfants, mais engendrent trop souvent des monstres.

Marie PASCAL

***

Note sur la transcription des noms russes : 

Cet article étant destiné à un public de non-spécialistes, nous avons sciemment choisi de ne pas utiliser de transcription scientifique pour les noms propres, mais d’utiliser la transcription française habituelle. Seuls les mots noms communs employés (et expliqués dans le corps de l’article) sont translittéré selon les recommandations scientifiques : par exemple knjaz’,  knjažestvo , ainsi que le nom de la Rus’.

Sources consultées

- “Aide-mémoire d’histoire russe” (en russe), G. Nagaeva, Ed. Feniks, Rostov-sur-le-Don, 2014

- “Histoire nationale en schémas et tableaux” (en russe), V.V Kirillov, Ed. Eksmo, Moscou, 2015

- Cours de Fiodor Ouspensky sur le site Arzamas :  Cours N°20 “Naissance, amour et mort des princes russes”  http://arzamas.academy/courses/20 (En particulier la carte interactive “Les principautés de la Rus’ entre 1015 et 1132″ http://arzamas.academy/materials/709 et l’ “Anti-sèche : Tout ce qu’il faut savoir sur les Riourikides” : http://arzamas.academy/materials/691 )

- http://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/%C3%89tat_de_Kiev/127474

- Vladimir Vodoff ,  Naissance de la Chrétienté russe ,  Fayard , 1988

- Pierre Gonneau, “ Histoire et conscience historique des pays russes ”, Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 139 | 2008, mis en ligne le 05 janvier 2009, consulté le 01 juillet 2015. URL : http://ashp.revues.org/306

- Pierre Gonneau, “ Histoire et conscience historique des pays russes ”, Annuaire de l’École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 141 | 2011, mis en ligne le 24 février 2011, consulté le 01 juillet 2015. URL : http://ashp.revues.org/1013

- Marie-Karine Schaub, “ Pierre Gonneau, Aleksandr Lavrov, Des Rhôs à la Russie ” (recension de livre), Cahiers du monde russe [En ligne], 53/4 | 2012, mis en ligne le 02 décembre 2013, Consulté le 01 juillet 2015. URL : http://monderusse.revues.org/7846

- Articles Wikipédia cités :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Congr%C3%A8s_de_Lioubetch (article en français sur le Congrès de Lioubetch)

https://uk.wikipedia.org/wiki/%D0%A3%D0%BA%D1%80%D0%B0%D1%97%D0%BD%D1%86%D1%96 (article «les Ukrainiens» en ukrainien)

L’auteur 

Marie PASCAL est professeur certifié de russe. Lors de ses études à Paris dans les années 1980, elle a commencé une spécialisation en histoire de la Russie ancienne avant  de se tourner  vers l’enseignement secondaire.

” Je n’aurai jamais pensé que ces histoires de successions princières complexes pourraient intéresser qui que ce soit en France en dehors de quelques initiés. La crise ukrainienne, les questions que me posent certains élèves d’origine russe ou ukrainienne, et  finalement la conférence a-scientifique de Bernard Henri – Lévy en avril 2015 m’ont convaincue de me replonger sérieusement dans l’histoire de la Rus’, qui est toujours restée ma passion et en quelque sorte mon violon d’Ingres. ”

Source: http://www.les-crises.fr/critique-argumentee-de-certaines-relectures-politiques-de-lhistoire-tant-russes-quukrainiennes-par-marie-pascal/


Grèce : pourquoi le nouveau plan d’aide est déjà un échec

Saturday 8 August 2015 at 03:21

Excellente analyse de Romaric Godin

Euclide Tsakalotos, ministre grec des Finances, a débuté les négociations avec les créanciers ce 4 août

Euclide Tsakalotos, ministre grec des Finances, a débuté les négociations avec les créanciers ce 4 août(Crédits : Reuters)

Les négociations sur le troisième mémorandum ont débuté ce mardi à Athènes entre le gouvernement grec et ses créanciers. Mais la logique du plan dessinée le 13 juillet apparaît déjà comme caduque en raison de l’effondrement de l’économie grecque.

Les discussions entre le gouvernement grec et ses créanciers commencent ce mardi 4 août. Au menu : le programme de privatisation et la recapitalisation des banques. Le gouvernement grec semble désireux d’aller assez vite. Selon sa porte-parole Olga Gerovasili, la rédaction du futur troisième mémorandum devrait débuter mercredi et être achevé avant le 18 août, date à laquelle il devrait être soumis au parlement. Cette date sera le dernier délai possible pour pouvoir débloquer un nouveau prêt d’urgence de l’UE qui permettra à la Grèce de rembourser les 3,2 milliards d’euros qu’elle doit le 20 août à la BCE. Il faut donc aller vite.

Situation économique catastrophique

Or, rien n’est simple. Car un nouvel élément vient désormais rendre les négociations encore plus périlleuses. La situation économique grecque est désormais clairement catastrophique. L’indice PMI d’activité manufacturière pour juillet est passé de 46,9 à 30,2, un niveau dramatiquement faible qui annonce une forte récession. La fermeture des banques, le contrôle des capitaux et le quasi-isolement du pays du reste de la zone euro, conséquence du gel le 28 juin des liquidités d’urgence accordées par la BCE au système financier grec, sont autant de raisons de cet effondrement.

Selon une étude de l’association des PME grecques, les pertes de recettes de ces dernières ont atteint 48 % durant les trois premières semaines de juillet. Près d’un tiers des PME interrogées ont vu leurs recettes reculer de plus de 70 %. La consommation a été réduite de moitié. Le pire demeure que cette situation risque de ne pas être simplement temporaire.

Les banques encore sous pression

Ce mois de juillet risque en effet de peser lourd durablement. D’abord, une telle chute de l’indice PMI présage d’une explosion du nombre de faillites, donc d’une progression des prêts non remboursés aux banques, les « non performing loans » (NPL) ou créances douteuses. Les analystes de RBS estiment que les NPL vont progresser de 20 % au deuxième trimestre, mais ceci ne prend pas en compte la situation de juillet. Cette situation va encore peser sur le bilan de banques déjà très fragilisées par les 40 milliards d’euros de retraits effectués depuis décembre dernier. Une telle situation ne va, du reste, guère inciter les déposants à replacer leurs fonds dans les banques grecques, bien au contraire, on pourrait même avoir une poursuite du phénomène de retrait. Autrement dit, les banques vont encore dépendre largement de la liquidité d’urgence de la BCE, le programme ELA et cela pour un temps encore considérable. Et le besoin de recapitalisation des banques va encore grimper.

Quels besoins de recapitalisation ?

Or, ceci va avoir des conséquences importantes. Cette recapitalisation se fera par deux moyens : la participation des créanciers et des actionnaires, puis un prêt du Mécanisme européen de Stabilité (MES), prêt qui sera garanti, puis remboursé par le produit des privatisations logés dans un « fonds indépendant. » Une enveloppe de 10 à 25 milliards d’euros est prévue par le MES. Si cette enveloppe est insuffisante, il n’y aura pas d’autres options que de faire payer les déposants, comme à Chypre en avril 2013. Les analystes de RBS et de Fitch estiment que l’enveloppe prévue sera suffisante. Mais il y a un risque certain que la dégradation conjoncturelle continue à alimenter la crainte d’une ponction sur les dépôts, alimentant ainsi les retraits et donc les besoins de recapitalisation… Bref, l’option d’un scénario « à la chypriote », devenu officiel avec l’union bancaire européenne, va faire peser un risque non seulement sur les banques grecques, mais sur la conjoncture grecque. La Grèce va rester durablement une économie de « cash » et une économie dominée par la peur. La recapitalisation des banques ne pourra, au mieux, que freiner le phénomène, pas l’inverser.

De nouvelles exigences inévitables des créanciers

Mais, même sans scénario « à la chypriote », l’augmentation certaine du besoin de recapitalisation des banques grecques va naturellement aiguiser les appétits de privatisation des créanciers afin de venir couvrir le prêt du MES. Le gouvernement grec n’échappera pas à une finalisation rapide des ventes en cours (les aéroports régionaux, convoités par l’allemands Fraport, le Port du Pirée, lorgné par un groupe chinois ou encore l’ancien aéroport d’Athènes d’Elliniko, objet d’un vaste et ambitieux projet immobilier), mais les créanciers vont sans doute exiger le lancement accéléré de nouvelles privatisations. Compte tenu de la situation, Athènes n’est guère en mesure de discuter. Mais la dégradation de la conjoncture va encore réduire la valeur des biens vendus. Et donc, immanquablement, il faudra prévoir où trouver d’autres sources de revenus pour le « fonds indépendant. » La réponse sera soit de nouvelles ventes bradées, soit de nouvelles taxes. Deux mauvaises solutions, évidemment. La logique de l’accord du 13 juillet est donc déjà en difficulté et les négociateurs ne manqueront pas de s’apercevoir rapidement qu’ils discutent sur des hypothèses erronées.

Une économie sous pression

En réalité, tout dépendra de l’évolution conjoncturelle du pays. Mais les perspectives sont sombres. Le contrôle des capitaux est là pour longtemps à la fois pour assurer les recettes fiscales et préserver les banques. Un tel contrôle limite naturellement les investissements étrangers. Les seules ressources dont il pourra disposer dans ce cadre seront les 35 milliards d’euros de fonds européens bloqués jusqu’ici par la Commission. Une somme sur le papier rondelette, près de 20 % du PIB, mais il reste beaucoup d’incertitudes sur son utilisation et le rythme de cette utilisation. Donc sur son impact macro-économique. D’autant qu’il s’agit d’argent qui aurait dû être injecté déjà depuis plusieurs mois. On compensera donc en partie un triple manque à gagner : celui créé par le contrôle des capitaux, celui créé par le blocage précédent de ces fonds et celui de l’impact macroéconomique des mesures exigées par les créanciers (hausse e la TVA, relèvement de la cotisation santé pour les retraités et de la cotisation retraite pour les salariés) sur la demande intérieure. Dans de telles conditions, l’économie grecque devrait se contracter cette année et l’an prochain. Eric Dor, directeur des Etudes économiques de l’IESEG, prévoit une contraction de 1,37 % en 2015 et 0,92 % en 2016. Certains prévoient une récession plus profonde. Il est vrai que la chute du PMI manufacturier en juillet laisse présager d’une destruction encore plus sévère d’un outil industriel grec déjà peu dense.

Objectifs caducs et aveuglement des créanciers

D’ores et déjà tout est en place pour que le scénario des années 2010-2014 se reproduise. Comme le souligne Eric Dor, les objectifs fixés par les créanciers en termes d’excédent budgétaire primaire (hors service de la dette) de 1 % du PIB cette année et de 2 % l’an prochain sont absolument caducs. La contraction du PIB rend les recettes moins fortes et les dépenses plus élevées. C’est l’effet multiplicateur qui a été et est encore sous-estimé par les créanciers de la Grèce qui n’y voient qu’une stratégie pour éviter de réduire les dépenses publiques. Et comme les créanciers ne croient pas à cet effet, ils verront dans la non-réalisation des objectifs de la Grèce de la mauvaise volonté et réclameront de « nouveaux efforts » qui conduiront à de nouveaux effets négatifs. Sans compter que, dans une économie dominée par le cash, face à un Etat qui va se retirer encore davantage, face à une baisse des revenus, construire une administration fiscale efficace et faire rentrer l’impôt seront de vraies gageures pour l’Etat. Inévitablement, en 2016, on se retrouvera avec de nouveaux besoins de financement non couverts de l’Etat grec, notamment le remboursement de la BCE en 2017 de 5,3 milliards d’euros.

Un plan politique, punitif et ignorant les erreurs du passé

Compte tenu de la situation macro-économique de la Grèce, le plan imposé par les créanciers semble donc d’ores et déjà voué à l’échec. Certes, les 35 milliards d’euros européens viendront en atténuer les effets négatifs dans des proportions inconnues, mais le risque majeur est celui d’une spirale négative s’autoalimentant. L’idée d’une rapide correction après la conclusion du mémorandum semble exclue. Le contrôle des capitaux, l’état des banques et l’austérité rendent ce scénario peu probable. En réalité, ce plan apparaît plus que jamais pour ce qu’il est : une décision politique, punitive, loin de toute réalité économique, ignorant les erreurs du passé. Les négociations hâtives qui vont construire le troisième mémorandum ne sauraient corriger ces défauts structurels. On comprend les hésitations du FMI à participer à un tel plan.

Que peut Alexis Tsipras ?

Dans ces conditions, que peut espérer le gouvernement d’Alexis Tsipras dans sa nouvelle logique « coopérative » ? Le temps réduit de la négociation, l’état de l’économie et ses besoins pressants de financement ne lui laissent guère de marge de manœuvre dans l’immédiat. Il faudra sans doute accepter l’essentiel des conditions des créanciers, même si la question des privatisations peut donner lieu à quelques tensions. L’ambition principale du gouvernement ne peut, dans ce cadre, que porter sur le fardeau futur de la dette. Toute renégociation de la dette due à court terme est exclue, mais Athènes peut espérer que les prêts de ce nouveau paquet aient une maturité de 30 ans avec une période de grâce de 10 ans pour le paiement des intérêts, comme l’a proposé Georges Stathakis, le ministre grec de l’Economie. Ceci pourrait s’accompagner d’un rééchelonnement de la dette déjà due à partir de 2020 qui sera négocié à partir de novembre. La valeur actualisée de la dette en serait réduite. RBS estime qu’une maturité de 30 ans appliquée à tous les prêts permettrait de réduire la valeur présente nette de la dette de 28 %. Il n’est pas sûr que cela suffise cependant à rendre la dette soutenable sans vraie stratégie de croissance, surtout s’il faut un nouveau plan d’aide dans quelques années. Rappelons que la restructuration de 2012 a été rendue inutile par la même politique exigée par ce troisième plan aujourd’hui. Plus que jamais, les créanciers jouent d’abord contre eux-mêmes en jouant contre la Grèce.

Source : Romaric Godin, pour La Tribune, le 4 Août 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/grece-pourquoi-le-nouveau-plan-daide-est-deja-un-echec/


« Si les rebelles étaient à l’origine du crash du MH17, les USA l’auraient fait savoir », Jean-Vincent Brisset

Saturday 8 August 2015 at 01:21

Comme toujours, un autre regard, d’une pointure dans cet obscur dossier

Interview de Jean-Vincent Brisset - RT France

Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’IRIS et général de brigade aérienne, interrogé par RT, estime qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions sur le crash du MH17.

Il existe plusieurs versions concernant la cause du crash MH17. Laquelle trouvez-vous la plus crédible ?

Pour moi, ça semble extrêmement compliqué puisque les trajectoires du Boeing n’ont pas été restituées. Il y a des bruits, des rumeurs disant qu’elles auraient été restituées et que ça prouverait que le missile qui a abattu le Boeing est parti d’un territoire tenu par des rebelles, mais j’attends de voir des preuves un peu plus sérieuses, parce que j’ai vu, aussi bien du côté ukrainien que du côté russe, des trajectoires graphiques qui n’étaient pas crédibles. Donc il faut attendre d’avoir quelque chose d’un peu plus sérieux et pour le moment, ce n’est pas le cas.

Juste après l’accident, la plupart des médias occidentaux ont pointé la Russie du doigt, l’accusant d’en être responsable, sans même avoir recueilli de preuves. Quelle en est la raison d’après vous ?

Je pense qu’actuellement, la mode est à dire que tout est de la faute de la Russie quand on peut, ça rentre dans un système. Les gouvernants occidentaux ont très largement soutenu le nouveau pouvoir de Kiev en oubliant un petit peu la manière dont il était arrivé au pouvoir et en oubliant qui faisait partie de ce pouvoir. Je pense que les Etats-Unis, aussi, ont tout intérêt à ce que la Russie et l’Europe n’aient pas de trop bonnes relations. Donc là, on est dans quelque chose qui est assez cohérent.

Et puis, ensuite, on a dit que c’étaient des rebelles qui avaient tiré ce missile sans en apporter aucune preuve sérieuse, à ma connaissance. La seule chose que je sais, c’est que ce soit d’un côté ou de l’autre, c’est une erreur et qu’une erreur de ce type a déjà été faite par l’Ukraine, à ma connaissance l’un des rares pays qui ait fait ce type d’erreur récemment.

Cette enquête dure déjà depuis une année, mais on n’a pas d’informations récentes sur son déroulement. Il y a juste des tweets, comme celui de CNN qui cite des sources anonymes proches de l’enquête, accusant les rebelles. Pourquoi n’avons-nous aucune information fiable de la part des experts ?

Le fait qu’il n’y a pas d’information fiable, à mes yeux, ça a plutôt tendance à innocenter les rebelles parce que s’il y avait des informations fiables qui prouvent que ce sont eux, les Etats-Unis en particulier se seraient empressés de les rendre publiques. Autre élément qui me semble intéressant, c’est que les enregistrements des conversations radio entre le contrôle ukrainien et cet avion n’ont toujours pas été rendus publics alors que cela peut l’être extrêmement rapidement.

Source : IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), le 16 juillet 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/si-les-rebelles-etaient-a-lorigine-du-crash-du-mh17-les-usa-lauraient-fait-savoir-jean-vincent-brisset/


Les déjeuners du blog…

Friday 7 August 2015 at 04:21

Bon, dans la série “il y a plein de gens formidables qui lisent ce blog” (ce que je contacte souvent au détour d’un mail ou dans la rue – merci !…), j’aimerais mener une expérience pour tester la présence de vie développée à Paris au mois d’aout… (parce que Pluton, c’est bien gentil, mais c’est vraiment loin… :) – émouvante photo au fait)

Je propose donc à ceux qui seraient intéressés par un échange amical autour d’une assiette, un déjeuner le lundi 10 aout, genre à la Défense.

Bien entendu, on ne peut être trop nombreux, sinon, on ne pourra pas se parler tranquillement, et en plus, des fois, ça peut mal finir… :

On va donc faire les choses en toute simplicité, et on se contentera d’être 6 (et d’user de modération) :

Si vous êtes donc intéressé, francilien et libre le 10 aout vers la défense, eh bien envoyez un mail par le formulaire suivant (et uniquement par là svp), en vous présentant en 2 ou 3 lignes max (en général, on n’est pas à la NSA…), cela permettra de mixer les profils…

Comme je ne sais pas si j’aurai 3 mails ou 147, je ne répondrai qu’à ceux qui seront retenus ce coup ci – mais pas de souci, s’il y a de la demande, je recommencerai rapidement…

[contact-form-7]

Merci !

Source: http://www.les-crises.fr/les-dejeuners-du-blog/


Alexis Tsipras : « Le peuple grec a tenté de s’échapper de la prison de l’austérité. Rattrapé, il a été placé à l’isolement »

Friday 7 August 2015 at 01:00

Très intéressante interview – heureusement qu’il y a l’Humanité quand même…

Quelques commentaires de ma part en exergue.

Le 29 juillet, le Premier ministre grec s’exprimait longuement à l’antenne de Sto Kokkino. L’entretien, conduit par Kostas Arvanitis, le directeur de cette radio proche de Syriza, offre un éclairage inédit sur cinq mois d’une négociation aux allures de guerre d’usure avec les créanciers d’Athènes et les « partenaires » européens. Avec l’autorisation de nos confrères, nous en publions ici la retranscription intégrale.

Parlons de ces six mois de négociations. Quel bilan en tirez-vous ?

Alexis Tsipras. Il faudra en tirer les conclusions de façon objective, sans s’avilir ni s’auto-flageller car ce fut un semestre de grandes tensions et de fortes émotions. Nous avons vu remonter en surface des sentiments de joie, de fierté, de dynamisme, de détermination et de tristesse, tous les sentiments. Je crois qu’au bout du compte si nous essayons de regarder objectivement ce parcours, nous ne pouvons qu’être fiers, parce que nous avons mené ce combat. Et parce que les combats perdus d’avance ne sont que ceux que l’on ne livre pas.

Ouaip, mais les combats qu’on gagne, c’est quand même mieux…

Nous avons tenté, dans des conditions défavorables, avec un rapport de force  difficile en Europe et dans le monde, de faire valoir la raison d’un peuple et la possibilité d’une voie alternative. Au bout du compte, même si ces rapports de forces étaient déséquilibrés, même si les puissants ont imposé leur volonté, ce qui reste c’est l’absolue confirmation, au niveau international, de l’impasse qu’est l’austérité. Cette évolution façonne un tout nouveau paysage en Europe. L’Europe n’est pas la même après le 12 juillet. Quand Jürgen Habermas lui-même affirme que l’Allemagne a détruit une stratégie de cinquante ans, une stratégie de l’imposition par la persuasion et non par la force, je pense que ce sont des mots qu’il nous faut écouter.

Euh, et il trouve que c’est positif ?

Vous-même, le gouvernement, Syriza étaient-ils prêts à affronter l’adversaire ? N’y êtes-vous pas allés avec de bonnes intentions, face à des institutions qui ne se sont pas comportées de façon très institutionnelle ?

Alexis Tsipras. Il n’y a pas eu de « bonnes intentions », de notre côté ou du leur. Il y a eu une négociation très dure. Pour la première fois. Et la différence avec le passé c’est que sur la table il y avait des stratégies très différentes, contradictoires. Il y avait d’un côté un gouvernement qui avait et continue à avoir la majorité du peuple grec à ses côtés, qui revendique une autre voie, une autre perspective et de l’autre côté les institutions, qui ne sont ni indépendantes ni neutres mais aux ordres d’un plan stratégique précis.

Eh oui, il est déniaisé le gars on dirait… Ce qu’il appelle les “instituions”, c’est en particulier le machin “Union Européenne”

Est-ce que Syriza s’est rangé à l’unisson derrière cette ligne de la négociation ou y avait-il d’autres opinions ? Avez-vous pris la négociation sur vous ? Les organes du parti connaissaient-ils les procédures ? Le parti était-il au courant de ce qui se passait ?

Alexis Tsipras. Le gouvernement fonctionne collectivement, avec le Conseil des Ministres, le conseil gouvernemental, qui tenait des réunions régulières afin que les ministres soient tenus au courant et qu’ils puissent définir le cours des négociations. Et en même temps nous avions créé, et ils existent toujours, des organes institutionnels comme le Groupe de négociation politique à laquelle de façon exceptionnelle assistaient tant le secrétaire du groupe parlementaire de Syriza que le secrétaire du comité central de Syriza, afin qu’ils soient absolument tenus au courant et qu’ils participent aux prises décisions. Le parti était lié aux organes gouvernementaux. Étroitement lié. Et bien sûr il y avait des réunions régulières du secrétariat politique de Syriza. C’est une autre question qu’il faut se poser. À quel point le parti participait de façon active à pour créer les conditions d’un soutien à l’effort gouvernemental dans la négociation ? C’est une question que l’on doit se poser.

Mais c’est vous le président de Syriza.

Alexis Tsipras. Effectivement mais je pense que le peuple grec a surpassé le parti et le gouvernement.

Cela s’est vu aussi lors du référendum.

Alexis Tsipras. Pas seulement. Certains regardaient se dérouler les négociations en grognant au moment même où la majorité du peuple grec voulait renforcer cet effort de la négociation. La négociation est une chose, la lutte quotidienne en est une autre. Les combats sociaux sont indispensables pour créer de nouveaux cadres, dépasser les cadres institutionnels en place, créer les structures et les infrastructures facilitant  la confrontation avec l’ordre établi, tout en soutenant les populations qui souffrent des politiques actuelles.

Une grande partie de la population voit toujours d’un œil positif la trajectoire du gouvernement mais il y a aussi ceux qui se sont battus, dans la rue, dans les quartiers, qui se sentent contraints par les évolutions récentes. Qu’en est-il aujourd’hui du mandat populaire donné à Syriza ? Les memoranda n’ont pas été déchirés. L’accord est particulièrement dur. Vous-même, le gouvernement, le parti, avez posé la dette comme étant notre problème principal. Le sujet est enfin en discussion. Mais sur le reste, l’addition finale ?

Alexis Tsipras. Tout d’abord le mandat que nous avons reçu du peuple grec était de faire tout ce qui était possible afin de créer les conditions, même si cela nous coûte politiquement, pour que le peuple grec cesse d’être saigné.

“Mission accompl…” . Ah non…

Pour que s’arrête la catastrophe…

Alexis Tsipras. C’est le mandat que nous avons reçu, il nous a guidés dans la négociation…

Vous aviez dit que  les memoranda seraient supprimés avec une seule loi.

Alexis Tsipras. Ne vous référez pas à l’un de mes discours de 2012. Avant les élections je n’ai pas dit que les memoranda pouvaient être supprimés avec une seule loi. Et personne ne disait cela. Nous n’avons jamais promis au peuple grec une ballade de santé. C’est pour cela que le peuple grec a conscience et connaissance des difficultés que nous avons rencontrées, auxquelles lui-même fait face, avec beaucoup de sang-froid. Laissons de côté ce cadre d’approche populiste « Vous avez-dit que vous déchireriez les memoranda ». Nous n’avons pas dit que nous déchirerions les memoranda avec une loi. Nous avons dit que nous mènerions le combat pour sortir de ce cadre étouffant dans lequel le pays a été conduit à cause de décisions politiques prises avant 2008 générant les déficits et les dettes, et après 2008, nous liant les mains.

“Mission accompl…” . Ah non…

Vous aviez bien dit que vous arrêteriez la catastrophe.

Alexis Tsipras. Je reviendrai sur la catastrophe. Mais nous n’avons pas promis au peuple grec que tout serait facile et que tout serait réglé en un jour. Nous avions un programme et nous avons demandé au peuple de nous soutenir afin de négocier dans des conditions difficiles pour pouvoir le réaliser. Nous avons négocié durement, dans des conditions d’asphyxie  financières jamais vues auparavant. Pendant six mois nous avons négocié et en même temps réalisé une grande partie de notre programme électoral. Pendant six mois, avec l’angoisse constante de savoir si à la fin du mois nous pourrions payer les salaires et les retraites, faire face à nos obligations à l’intérieur du pays, envers ceux qui travaillent. C’était cela notre angoisse constante. Et dans ce cadre nous avons réussi à voter une loi sur la crise humanitaire. 200 millions, c’est ce qu’on a pu dégager. Des milliers de nos concitoyens, en ce moment, bénéficient de cette loi. Nous avons réussi à réparer de grandes injustices, comme celles faite aux  femmes de ménage du ministère des finances, aux gardiens d’écoles, aux employés de la radiotélévision publique ERT, qui a rouvert. Nous avons voté de manière unilatérale, contre les institutions et la troïka, une loi instaurant la facilité de paiement en 100 fois, qui a permis à des centaines de contribuables, d’entrepreneurs, de s’acquitter de leurs dettes envers l’Etat, et de se débarrasser ainsi d’un poids. Nous avons voté une loi sur la citoyenneté, nous portons un projet de loi sur les prisons… Sans essayer d’enjoliver pour autant, n’assombrissons pas tout. Si quelqu’un a le sentiment que la lutte des classes est une évolution linéaire et se remporte en une élection et que ce n’est pas un combat constant, qu’on soit au gouvernement ou dans  l’opposition, qu’il vienne nous l’expliquer et qu’il nous donne des exemples. Nous sommes devant l’expérience inédite d’un gouvernement de gauche radicale dans les conditions de cette Europe, de l’Europe néo-libérale, un peu comme un cheveu sur la soupe.

Non. Ce n’est pas “Cette Europe”. C’est : “L’Europe”. Il n’y en aura jamais une autre, elle remplit actuellement 100 % des objectifs qui lui ont été assignés dès l’origine. Il veut pas comprendre le bougre…

Mais nous avons aussi, à gauche, d’autres expériences de gouvernement et nous savons que gagner les élections ne signifie pas, du jour au lendemain, disposer des leviers du pouvoir. C’est un combat constant. Mener le combat au niveau gouvernemental ne suffit pas. Il faut le mener, aussi, sur le terrain social.

Pourquoi avez-vous avez pris cette décision de convoquer un référendum ? En quoi cela vous a-t-il aidé ? En quoi cela a-t-il aidé le gouvernement et le pays ?

Alexis Tsipras. Je n’avais pas d’autre choix.

Pourquoi vous n’aviez pas d’autre choix ?

Alexis Tsipras. Il faut garder en tête ce que j’avais avec le gouvernement grec entre les mains le 25 juin, quel accord on me proposait. Je dois admettre que c’était un choix à haut risque. La volonté du gouvernement grec n’était pas seulement contraire aux créditeurs, elle se heurtait au système financier international, au système politique et médiatique grec. Ils étaient tous contre nous. La probabilité que nous perdions le référendum était d’autant plus élevée que nos partenaires européens ont poussé cette logique jusqu’au bout en décidant de fermer les banques. Lorsque  nous avons pris la décision du référendum ceci n’était pas en jeu, loin de là. C’était donc un choix à haut risque mais c’était pour nous la seule voie, puisqu’ils nous proposaient un accord avec des mesures très difficiles, un peu comme celles que nous avons dans l’accord actuel, voire légèrement pires, mais dans tous les cas des mesures difficiles et, à mon avis, inefficaces. En même temps ils n’offraient aucune possibilité de survie. Car pour ces mesures ils offraient 10,6 milliards sur cinq mois. La principale position de nos partenaires lors des Sommets et des réunions de l’Eurogroupe était que la Grèce devait compléter ses obligations et ses engagements, avec une cinquième évaluation du programme précédent, ce que [le précédent Premier ministre] Samaras avait laissé à moitié fait. Ces engagements sont en fait les mêmes engagements que nous avons maintenant, c’est la cinquième évaluation que nous complétons dans un programme plus étendu, ce sont exactement les mêmes mesures. Ils voulaient que la Grèce, donc, prenne, une fois ses engagements tenus, ce qui restait du programme précédent en termes de financements. C’est à dire à peu près 10 milliards d’euros – 7 existants et 3,6 du FMI – et 2 milliards d’augmentation des bons du Trésor grec que la BCE, juste après notre élection, a mis comme limite – extrêmement basse – pour ne laisser aucune marge de respiration pour l’économie grecque. Essentiellement ils nous donnaient à peu près 12,6 milliards pour cinq mois d’extension, durant lesquels nous devions être soumis à quatre « revues » successives. Nous aurions dû appliquer le programme en cinq mois, au lieu de trois ans désormais,  et l’argent que nous aurions obtenu aurait été issu des restes du programme précédent, sans un euro en plus, parce que telle était l’exigence des Néerlandais, des Finlandais, des Allemands. Le problème politique principal des gouvernements du Nord était qu’ils ne voulaient absolument pas devoir aller devant leurs Parlements pour donner ne serait-ce qu’un euro d’argent « frais » à la Grèce, car ils s’étaient eux-mêmes enfermés dans un climat populiste selon lequel leurs peuples payaient pour ces paresseux de Grecs. Un climat qu’ils ont eux-mêmes fabriqué. Tout ceci est bien sûr faux, puisqu’ils paient les banques et les prêts des banques, pas les Grecs.

La droite grecque reprend ce discours…

Alexis Tsipras. Qu’a apporté la position forte tenue contre vents et marées par le peuple grec au référendum ? Elle a réussi à internationaliser le problème, à le faire sortir des frontières, à dévoiler le dur visage des partenaires et créditeurs. Elle a réussi à donner à l’opinion internationale l’image, non pas d’un peuple de fainéants, mais d’un peuple qui résiste et qui demande justice et perspective. Nous avons testé les limites de résistance de la zone euro. Nous avons fait bouger les rapports de forces. La France, l’Italie, les pays du Nord avaient tous des positions très différentes. Le résultat, bien sûr, est très difficile mais d’un autre côté la zone euro est arrivée aux limites de sa résistance et de sa cohésion. Le chemin de la zone euro et de l’Europe au lendemain de cet accord sera différent. Les six mois prochains seront critiques et les rapports de forces qui vont se construire durant cette période seront tout aussi cruciaux.

Mais oui, tout le monde va t’aider mon biquet… Hollande enfile déjà son casque pour venir t’aider…

En ce moment le destin et la stratégie de la zone euro sont remis en question. Il y a plusieurs versions. Ceux qui disaient « pas un euro d’argent frais » ont finalement décidé non pas seulement un euro mais 83 milliards. Donc de 13 milliards sur cinq mois on est passé à 83 milliards sur trois ans, en plus du point crucial qu’est l’engagement sur la dépréciation de la dette, à discuter en novembre. C’est un point-clé pour que la Grèce puisse, ou non, entrer dans une trajectoire de sortie de la crise. Il faut cesser avec les contes de Messieurs Samaras et Venizelos, qui prétendaient sortir des mémoranda. La réalité est que ce conte avait un loup, ce loup c’est la dette. Avec une dette à 180-200% du PIB, on ne peut pas retourner sur les marchés. On ne peut pas avoir une économie stable. Le seul chemin que nous pouvons suivre est celui de la dépréciation, de l’annulation, de l’allégement de la dette. La condition pour que le pays puisse retrouver une marge financière, c’est qu’il ne soit plus obligé de dégager des excédents budgétaires monstrueux, destinés au remboursement d’une dette impossible à rembourser.

Amusant, on dirait qu’il a bien compris qu’il n’est plus qu’un spectateur de la chute de son pays – vive l’Europe…

Le non au référendum était un non à la proposition de la troïka, donc un non à l’austérité…

Alexis Tsipras. Il y avait deux parties dans la question posée au référendum. Il y avait la partie A, qui concernait les mesures pré-requises, et la partie B, qui concernait le calendrier de financement. Si nous voulons être tout à fait honnêtes et ne pas enjoliver les choses, par rapport à la partie A, l’accord qui a suivi le référendum est similaire à ce que le peuple grec a rejeté. Avec des mesures en partie améliorées, en partie plus difficiles, par exemple ce qui a été rajouté au dernier moment sur le Fonds de remboursement de la dette pour les 30 prochaines années. Sur d’autres mesures c’est un accord amélioré, il n’y a plus de suppression de l’EKAS [prime de solidarité pour les petites retraites, NDLR], la proposition Junker parlait de supprimer l’EKAS, d’augmenter à 23% de la TVA sur l’électricité. En ce qui concerne la partie B par contre, et là nous devons être tout à fait honnêtes, c’est le jour et la nuit. Nous avions cinq mois, 10 milliards, cinq « revues ». Nous avons 83 milliards – c’est à dire une couverture totale des besoins financiers sur le moyen terme (2015-2018), dont 47 milliards pour les paiements externes, 4,5 milliards pour les arriérés du secteur publique et 20 milliards pour la recapitalisation des banques et, enfin, l’engagement crucial sur la question de la dette. Il y a donc un recul sur la partie A, de la part du gouvernement grec, mais sur la partie B il y a une amélioration : le référendum a joué son rôle. Le mercredi soir précédent le référendum, certains avaient créé les conditions d’un coup d’État dans le pays, en proclamant qu’il fallait envahir Maximou [le Matignon grec, NDLR], que le gouvernement emmenait le pays vers une terrible catastrophe économique, en parlant de files d’attente devant les banques. Je dois dire que le peuple grec a su garder son sang-froid, au point que les télévisions avaient du mal à trouver du monde pour se plaindre de la situation, ce sang-froid était incroyable. Ce soir-là je me suis adressé au peuple grec et j’ai dit la vérité. Je n’ai pas dit : « Je fais un référendum pour vous sortir de l’euro ». J’ai dit : « Je fais un référendum pour gagner une dynamique de négociation ». Le « non » au mauvais accord n’était pas un « non » à l’euro, un « oui » à la drachme. Appelons un chat un chat. On peut m’accuser d’avoir eu de mauvaises estimations, de mauvais calculs, des illusions, mais à chaque moment, à chaque avancée, et je pense personne d’autre ne l’avait fait auparavant,  j’ai dit les choses clairement, j’ai informé deux fois le Parlement, c’était un processus ouvert, Il n’y avait pas dans cette négociation de cartes cachées, tout était ouvert. À chaque avancée j’informais le peuple grec, je disais les difficultés, mes intentions, ce que je préparais, même au moment crucial du référendum, j’ai dit précisément ce que je comptais faire, j’ai dit la vérité au peuple grec.

Avec dans vos mains, aux heures de la négociation, les 61,2% que vous a donné le peuple grec, quel aurait été l’accord qui vous aurait satisfait lors de votre retour de Bruxelles ?

Alexis Tsipras. Le référendum a été décidé le jour de l’ultimatum, le 25 juin, vendredi matin, lors d’une réunion que nous avons tenue à Bruxelles, avec, devant nous, la perspective d’une humiliation sans sortie possible. C’était, pour eux, à prendre ou à laisser. « The game is over », répétait le président du Conseil européen, Donald Tusk. Ils ne s’en cachaient pas, ils voulaient des changements politiques en Grèce. Nous n’avions pas d’autre choix, nous avons choisi la voie démocratique, nous avons donné la parole au peuple. Le soir même en rentrant d’Athènes, j’ai réuni le Conseil gouvernemental où nous avons pris la décision. J’ai interrompu la séance pour communiquer avec Angela Merkel et François Hollande. Je leur ai fait part de ma décision, le matin même je leur avais expliqué que ce qu’ils proposaient n’était pas une solution honnête. Ils m’ont demandé ce que j’allais conseiller au peuple grec et je leur ai répondu que je conseillerai le « non », pas dans le sens d’une confrontation, mais comme un choix de renforcement de la position de négociation grecque. Et je leur ai demandé de m’aider à mener à bien ce processus, calmement, de m’aider afin que soit accordé par l’Eurogroupe, qui devait se réunir 48 heures plus tard, une extension d’une semaine du programme afin que le référendum ait lieu dans des conditions de sécurité et non pas dans des conditions d’asphyxie, avec les banques fermées. Ils m’ont tous les deux assuré à ce moment-là, qu’ils feraient tout leur possible dans cette direction. Seule la chancelière m’a prévenu qu’elle s’exprimerait publiquement sur le référendum, en présentant son enjeu comme celui du maintien ou non dans l’euro. Je lui ai répondu que j’étais en absolu désaccord, que la question n’était pas euro ou drachme, mais qu’elle était libre de dire ce voulait. Là, la conversation s’est arrêtée. Cette promesse n’a pas été tenue.

Arrrrrr, quelle surprise… Pourtant il n’avait qu’à regarder ce qui était advenu à son prédécesseur qui avait voulu un référendum…

Quarante-huit heures plus tard l’Eurogroupe a pris une décision très différente. Cette décision a été prise au moment où le Parlement grec votait le référendum. La décision de l’Eurogroupe a mené en vingt-quatre heures à la décision de la BCE de ne pas augmenter le plafond ELA [mécanisme de liquidités d’urgence dont dépendent les banques grecques, NDLR] ce qui nous a obligés à instaurer un contrôle de capitaux pour éviter l’effondrement du système bancaire. La décision de fermer les banques, était, je le pense, une décision revancharde, contre le choix d’un gouvernement de s’en remettre au peuple.

Est-ce que le « non » au référendum reste, pour vous, une carte à jouer ?

Alexis Tsipras. Cela ne fait aucun doute. C’est une carte très importante. Le référendum a fait de la Grèce, de son peuple et de son choix démocratique le centre du monde. C’était un référendum contre vents et marées. Tous nos partenaires, nos créanciers et la classe dirigeante internationale affirmaient que la question était euro ou drachme. Mais la question formulée par le gouvernement grec souverain, c’était la question inscrite sur le bulletin de vote.

Vous attendiez-vous à ce résultat ?

Alexis Tsipras. J’avoue que jusqu’au mercredi [précédent le scrutin, NDLR] j’avais l’impression que ce serait un combat indécis. À partir du jeudi, j’ai commencé à réaliser que le « non » allait l’emporter et le vendredi j’en étais convaincu. Dans cette victoire, la promesse que j’ai faite au peuple grec de ne pas jouer à pile ou face la catastrophe humanitaire a pesé. Je ne jouais pas à pile ou face la survie du pays et des couches populaires. À Bruxelles, par la suite, sont tombés sur la table plusieurs scénarios terrifiants. Je savais durant les dix-sept heures où j’ai mené ce combat, seul, dans des conditions difficiles, que si je faisais ce que me dictait mon cœur – me lever, taper du poing et partir – le jour même, les succursales des banques grecques à l’étranger allaient s’effondrer, nous parlons là d’actifs valant 7 milliards d’euros, plus de 405 établissements, environ 40 000 emplois. En quarante-huit heures, les liquidités qui permettaient le retrait de 60 euros par jour se seraient asséchées et pire, la BCE aurait décidé d’une décote des collatéraux des banques grecques, voire auraient exigé des remboursements qui auraient conduit à l’effondrement de l’ensemble des banques. Il n’était pas donc pas question de décote, seulement. C’était bien la menace d’effondrement. Or un effondrement se serait traduit non pas par une décote des épargnes mais par leur disparition. Malgré tout j’ai mené ce combat en essayant de concilier logique et volonté – et je dois dire que moi-même et nos partenaires européens avons pris quelques coups durant ces dix-sept heures. Je savais que si je partais j’aurais probablement dû revenir, dans des conditions plus défavorables encore. J’étais devant un dilemme. L’opinion publique mondiale clamait «  #ThisIsACoup », au point que c’est devenu cette nuit-là sur Twitter le premier hashtag au niveau mondial. D’un côté il y a avait la logique, de l’autre la sensibilité politique. Après réflexion, je reste convaincu que le choix le plus juste était de faire prévaloir la protection des couches populaires. Dans le cas contraire, de dures représailles auraient pu détruire le pays. J’ai fait un choix de responsabilité.

Vous ne croyez pas à cet accord et pourtant vous avez appelé les députés à le voter. Qu’avez-vous en tête ?

Alexis Tsipras. Je considère, et je l’ai dit au Parlement, que c’est une victoire à la Pyrrhus de nos partenaires européens et de nos créanciers, en même temps qu’une grande victoire morale pour la Grèce et son gouvernement de gauche.

Il est quand même sidérant le gars. Les Grecs crèvent, et il est heureux d’une victoire morale qui va les faire crever encore plus…

Mais bon, il prépare peut être un plan B, on verra

C’est un compromis douloureux, sur le terrain économique comme sur le plan politique. Vous savez, le compromis est un élément de la réalité politique et un élément de la tactique révolutionnaire. Lénine est le premier à parler de compromis dans son livre La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») et il y consacre plusieurs pages pour expliquer que les compromis font partie des tactiques révolutionnaires. Il prend dans un passage l’exemple d’un bandit pointant sur vous son arme en vous demandant soit votre argent, soit votre vie. Qu’est censé faire un révolutionnaire ? Lui donné sa vie ? Non, il doit lui donner l’argent, afin de revendiquer le droit de vivre et de continuer la lutte. Nous nous sommes retrouvés devant un dilemme coercitif. Ce chantage est cynisme : soit le compromis – dur et douloureux – soit la catastrophe économique – gérable pour l’Europe, pas au niveau politique, mais économiquement parlant – qui pour la Grèce et la gauche grecque aurait été insurmontable. Aujourd’hui les partis de l’opposition et les médias du système font un boucan impressionnant, allant jusqu’à demander des procédures pénales contre Yanis Varoufakis, pour savoir si oui ou non il avait un plan de crise. Imaginez ce qui se passerait dans ce pays s’il y avait eu une telle catastrophe économique. Nous sommes tout à fait conscients que nous menons un combat, en mettant en jeu notre tête, à un niveau politique. Mais nous menons ce combat en ayant à nos côtés la grande majorité du peuple grec. C’est ce qui nous donne de la force.

Toute cette procédure de négociation pour en arriver là… Cela en valait-il le coût, politiquement parlant ? Au point où nous en sommes, avec les banques fermées, les dommages causés à une économie grecque déjà affaiblie, cela en valait-il la peine ?

Alexis Tsipras. Je ne regrette pas un seul de ces moments, je ne regrette rien de tout ce qui s’est passé ces cinq mois. Cela en valait la peine, et concernant l’économie, les choses sont réversibles.

Ben voui, les boites qui ont crevé vont ressusciter – prévoir 3 jours quand même…

La Grèce est à la Une des journaux, en des termes positifs. Le drapeau grec flotte sur des manifestations à travers les capitales d’Europe. Des milliers de personnes en Irlande, en France, en Allemagne, ont manifesté leur solidarité avec le peuple grec. Cela en valait la peine, bien sûr.

Euh, comment te dire….

Mais la conclusion de ces négociations est considérée comme une défaite…

Alexis Tsipras. C’est considéré comme une défaite par certains esprits étroits qui pensent que la révolution aura lieu via l’invasion des Palais d’Hiver et qu’elle durera un instant.

Noooooooooooon, elle va arriver toute seule par UPS je pense, grâce à la bonté d’âme de Merkel et Hollande. Prévoir undélai quand même…

Et si l’on regarde les sondages en Espagne pour Podemos ?

Alexis Tsipras.  Ceux de Podemos ont devant eux la possibilité de revendiquer une alternative. Ils ne l’auraient pas si le 12 juillet nous avions assisté à une énorme catastrophe économique.

Euhhh, pour faire pareil ? Vaut mieux voter Mainstream, ça fait moins mal à la fin quand mêmes, car ils tapent moins forts à l’eruogroupe…

Podemos a toutes les possibilités de gagner,

aaaaaahahahahahahah. Elle est bien bonne. 15 % des voix dans le dernier sondage… Ils se sont effondrés suite à l’expérience Syriza….

ils ont trois mois devant eux pour mener le combat et la bataille électorale en Espagne en novembre fait partie du changement qui arrive en Europe.

Il arrive… mais prévoir 2 ou 3 millénaires quand même…

Tout comme les changements et transformations qui auront lieu dans le reste de l’Europe. Mais revenons aux dommages causés à l’économie grecque. Ils sont réversibles, à condition que l’accord soit complété. Nous ne sommes pas tous seuls :

On dirait un discours de l’état major français en mai 1940, non ?

le projet de Grexit des cercles conservateurs extrémistes pour un Grexit est toujours sur la table.

Ah, ça, c’est sûr que vous allez finir par quitter l’euro…

Il y restera jusqu’à la décision de dépréciation de la dette grecque, une décision qui doit déterminer si le FMI participera ou non au programme. Je dis que la situation est réversible. S’il n’y avait pas eu de changement politique, le pays, de toute façon, serait contraint de dégager des excédents budgétaires primaires équivalents à  3,5% en 2015 et 4,5% à partir de 2016 et par la suite. Aujourd’hui, nous avons l’obligation, d’arriver en 2018 à un excédent de 3,5%. Aujourd’hui nous pouvons n’en dégager aucun, voire être en négatif, arriver à 1% demain, à 2,5% en 2017, en fonction de la situation économique. Qu’est-ce que cela signifie en pratique ? Cela veut dire que le changement politique et la négociation ont sauvé l’économie grecque de mesures qui lui auraient coûté plus de 15 milliards d’euros.

Mais l’économie réelle devra fait face à la hausse de la TVA… Nous n’avons plus notre mot à dire sur le niveau de taxation de tel ou tel produit. Ils font irruption tels des gangsters dans la gestion de nos affaires internes…

Alexis Tsipras. Il n’y a pas de doute là-dessus.

Les Grecs ont porté la gauche au pouvoir pour arrêter cela…

Alexis Tsipras. La gauche a fait tout ce qu’elle a pu et elle va continuer à se battre que cela s’arrête. Mais il faut que la gauche – et nous tous avec – se rende compte que nous devons nous battre dans un cadre très précis, en mesurant les alternatives qui s’offrent à nous. À ce stade en particulier les alternatives que nous avions devant nous étaient soit la faillite désordonnée soit le compromis difficile qui nous laisse la possibilité de survivre et de nous battre dans les années à venir pour « casser » cette étroite mise sous surveillance. Nous avons la possibilité de nous libérer de cette surveillance asphyxiante. Le peuple grec est comme le fugitif qui, parce qu’il a tenté de s’échapper de la prison de l’austérité, a été placé à l’isolement. Il mène un combat pour s’enfuir mais à la fin il est arrêté et jeté dans une cellule encore plus étouffante et plus étroite.

C’est incroyable quand même, un premier ministre qui parle ainsi de son pays. Il ne lui manque que de partir en exil à Shangaï…

Comment sortir de cette prison désormais ? Certains préconisent de se jeter dans les douves avec les crocodiles ou sur les grillages électriques. Non, ce n’est pas une façon de s’échapper : c’est une façon de se suicider. Aujourd’hui pour quitter cet isolement il faut susciter une immense vague de solidarité internationale pour aider le peuple grec à se libérer du joug de l’austérité. C’est seulement ainsi que nous nous libérerons.

Il est énorme ce type ! Mais oui, compter sur un  immense élan de solidarité internationale, ça c’est du lourd. Moi, je vais dire à mon banquier que j’attends de gagner au loto…

Peut-on encore entrevoir une solution au sein de cette Union Européenne, dans le cadre de cette zone euro ? C’est un peu une alliance de loups…

Alexis Tsipras. Nous vivons dans le cadre d’une économie mondialisée. Regardez les pays voisins, en dehors de l’UE, de la zone euro : la Serbie, l’Albanie. Vous avez l’impression que là-bas il n’y a pas d’austérité ?

Un peu plus loin, il y a le Mali aussi…

Que les conditions de survie n’y sont pas difficiles ? Que ces pays ne sont pas contraints d’importer les produits de base ? Tout d’un coup, le pays deviendrait autonome et pourrait couvrir les besoins pour la survie de la population ? Nous ne pouvons pas faire ça du jour au lendemain. Nous sommes donc obligés de voir la réalité en face. Et de voir, dans le cadre de cette réalité, si la lutte des classes existe seulement au niveau des négociations ou aussi au sein du pays. Existe-il, pour un gouvernement de gauche, des possibilités d’ouvrir un espace, de créer des respirations de solidarité et de redistribution ? La différence entre une politique progressiste et une politique conservatrice, au sein de l’étroit cadre européen est-elle possible ?

Ami lecteur (trice), si vous répondez oui à cette question, ne prenez SURTOUT pas la route dans cet état !!!!

Nous devrons répondre  collectivement à ces questions. Cet accord a été un choc pour le peuple et pour la gauche. Certains en concluent que dans ce contexte un gouvernement de gauche n’a pas de raison d’être. Je suis prêt à débattre de ce point de vue. Cela équivaut à dire au peuple grec : « Nous nous sommes trompés en disant que nous pouvions mettre fin à ce mémorandum, demandons au système politique déchu qui nous a mené jusqu’ici de gérer cela. Choisissez plutôt ce système qui toutes ces dernières années ne négociait pas mais complotait avec la troïka afin de vous imposer ces mesures. » Le peuple grec nous répondrait qu’il n’en veut pas, qu’il attend de nous que nous assumions nos responsabilités. Si nous devions renoncer parce que les conditions trop difficiles, comment cela se traduirait-il en pratique ? Nous ne nous présenterions pas aux prochaines élections pour ne pas courir le risque d’être élus, comme l’a fait le KKE en 1946. Voyons maintenant les choses différemment. Supposons que nous en arrivions à la conclusion théorique que nous autres les « sages » de la gauche, façonnions mieux les conditions objectives en étant dans l’opposition. Si nous avouons au peuple, les yeux dans les yeux, que nous ne pouvons pas gérer les choses, en étant au gouvernement, comment pourrait-il nous faire confiance pour le faire dans l’opposition ? Dans l’opposition, nous aurions dix fois moins de pouvoir. Si elle suit cette logique, la gauche en arrivera à clore volontairement une opportunité historique de mener le combat pour changer les choses – tant qu’elle le peut – depuis une position de responsabilités. Au fond, ce serait céder à la peur des responsabilités.

Ne sommes-nous pas dans une position surréaliste, avec des travailleurs appelés à se battre contre une politique que la gauche est supposée mettre en œuvre ? C’est une folie !

Alexis Tsipras. La grande différence, l’énorme différence, et c’est là où se concentre leurs attaques,  à l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement, c’est que nous, nous ne revendiquons pas la propriété de ce programme. Quand l’opinion publique européenne et mondiale a vu de quelle façon le gouvernement grec et moi-même avons été contraints à ce compromis, personne ne peut prétendre que la propriété de ce programme nous revient. Ici permettez-moi de répéter la citation de Jürgen Habermas qui a dit, je le cite mot à mot  : « J’ai peur que le gouvernement allemand, y compris sa frange social-démocrate, ait dilapidé en l’espace d’une nuit tout le capital politique qu’une Allemagne meilleure avait accumulé depuis un demi-siècle ». Voici quelle défaite politique ont subi nos partenaires européens. Ici s’ouvre devant nous un espace, très important, de transformations en Europe. Doit-on l’abandonner, nous qui en sommes les protagonistes, nous qui avons suscité ces fissures ? Enfin, un gouvernement de gauche obligé de mettre en œuvre ce  programme va rechercher en même temps les moyens d’en équilibrer les conséquences négatives, tout en restant dans les combats sociaux, parmi les travailleurs qui se battront.

Mais ils vous couperont l’herbe sous le pied ! Pourquoi vous laisseraient-ils compenser les effets de ces mesures ?

Alexis Tsipras. Vous pensez que la négociation s’est arrêtée le 12 juillet ? C’est un combat constant. Tant que nous façonnerons les conditions pour des rapports de force plus propices au niveau européen, ce combat penchera en notre faveur. Il ne faut pas abandonner le combat.

Ah mais si : quand tu as une armée de 500 personnes, et que tu as l’armée allemande qui te fonce dessus, tu abandonne le combat, sauve tes troupes, et prépare la résistance. Tu ne vas pas mener le combat de face… en l’espèce il faut sortir du cadre en quittant l’euro – ce qui est trèèèèès difficile pour un pays aussi faible que la Grèce

Il y déjà des rumeurs sur de nouvelles mesures, sur de  nouveaux paquets de mesures.

Alexis Tsipras. J’ai bien peur que ces rumeurs ne naissent ici, avant de se propager à l’étranger pour ensuite revenir ici.

Cela fait partie du jeu. Mais vous les avez bien entendues vous aussi. Des rumeurs de prêt-pont.

Alexis Tsipras. Je connais le cadre de l’accord que nous avons signé le 12 juillet au Sommet de la zone euro. Ces obligations fondamentales, indépendamment du fait que nous soyons ou non d’accord avec elles, nous les mettrons en œuvre. Pas une de plus, pas une de moins.

Un auditeur nous dit : « J’ai trois enfants, ils sont au chômage, je travaille à temps partiel, je dois m’acquitter d’une taxe immobilière de 751€, je veux les soutenir mais je n’ai rien ! »

Alexis Tsipras. C’est la réalité de la société grecque aujourd’hui. Un rapport de l’Institut du travail de la Confédération syndicale des salariés du privé évalue à 4 sur 10 le nombre de personnes en situation de pauvreté. Nous devons affronter cette réalité que nous devons affronter. Si nous abandonnons le combat, ces 4 pauvres sur 10 vont-il cesser d’être pauvres? Le seul choix, c’est de rester, d’organiser un mouvement de solidarité et en même temps de nous battre pour des mesures qui contrebalancent les conséquences néfastes des obligations imposées par les recettes néolibérales de l’austérité. Dans le cadre d’un projet que nous allons devoir établir au plus vite, nous allons nous reconstituer pour contre attaquer. Ce projet sera un projet de gauche, il ne peut venir ni de la droite ni de la social-démocratie. Le projet de la droite et de la social-démocratie c’est de dire que s’il n’y avait pas de mémorandum, il faudrait l’inventer ! Nous, nous affirmons que le mémorandum est une  mauvaise recette. Les alliances en face étaient trop fortes et nous avons été obligés de l’accepter.  Mais nous livrons un combat pour en retourner les termes, pour nous en désengager petit à petit. J’entends dire que c’est le pire mémorandum de tous ceux que nous avons eus. C’est le plus douloureux parce qu’il arrive dans le cadre d’un compromis douloureux. Je suis d’accord là-dessus. Mais les deux précédents memoranda se sont traduits par 16% d’ajustement budgétaire sur quatre ans. Ils comportaient des licenciements collectifs  - des licenciements de fonctionnaires, ici nous n’avons pas de licenciements de fonctionnaires, mais nous avons eu des réembauches de gens injustement traités. En même temps, nous avons la poursuite de l’austérité de manière directe avec  l’augmentation de la TVA, dans la restauration par exemple, c’est une mesure qui ne va rien donner à notre avis et c’est un des grands problèmes, mais nous n’avons pas de baisse nominale des retraites et des salaires !

Mais nous avons des baisses indirectes !

Alexis Tsipras. Dites-moi donc où sont ces baisses ?

L’augmentation de la TVA se traduira par une perte de pouvoir d’achat.

Alexis Tsipras. Je l’ai dit ça, sur la TVA, je ne vais pas me répéter. Mais est-ce la même chose que d’avoir des baisses de salaires ou de retraite de 40% comme avec les deux précédents memoranda ? 40% de baisse nominale sur les retraites, est-ce la même chose que la TVA à 23% sur la restauration ? Cela justifie-t-il que l’on juge ce memorandum pire que les deux précédents ?

C’est une autre logique…

Alexis Tsipras. Non nous ne sommes pas dans des logiques différentes ! Nous sommes tous déçus, nous sommes tous amers, mais de là à se charger d’un poids supplémentaire, s’auto-fustiger, parce que la gauche s’est habituée à un discours de la faute ces quarante dernières années, et ne pas reconnaître que nous avons réussi quelque chose et que nous allons continuer…

Vous n’avez pas décrit l’accord qui vous aurait fait dire : « c’est un bon accord », après le référendum.

Alexis Tsipras. Oui. Après le référendum un bon accord aurait été celui qui nous aurait donné la possibilité d’assurer nos obligations budgétaires à moyen terme, celles que nous avons assurées désormais, en plus de l’engagement sur la dette. Mais avec un cadre de compromis honnête. D’accord, acceptons les règles de la zone euro, acceptons d’entrer dans une logique de budgets équilibrés et d’excédents budgétaires – mais modérés, pour qu’ils soient viables, ces excédents. Des excédents de 1 ou 2% pour éviter des mesures qui sont, de l’avis des meilleurs économistes de la planète, contre-productives. Par exemple je considère que l’augmentation de la TVA est une erreur. Parce que le pays a besoin d’une amélioration de l’encaissement des impôts et de la TVA. Cela implique de renforcer les mécanismes de contrôle, dans les îles où il y a actuellement énormément de fraude et d’évitement fiscal ; de convaincre les citoyens de prendre part en demandant des factures, pour améliorer l’encaissement. Si on augmente l’encaissement de 3%, on encaissera d’avantage que ce qui est prévu avec l’augmentation de 10% de la TVA dans la restauration. Je dis des choses logiques, il n’y a là rien d’incroyable. De même je considérerais comme logique de ne pas imposer une pression fiscale supplémentaire sur des secteurs touchés par la crise, comme l’agriculture. Là nous devons trouver des mesures qui compensent cette pression fiscale supplémentaire.

Mais qui sont vraiment les agriculteurs ? Ils ne sont pas tous les mêmes. La Grèce compte-elle 800.000 agriculteurs ? On ne peut pas caresser certaines catégories dans le sens du poil…

Alexis Tsipras. Certaines catégories sociales sont habituées à ne pas faire face à leurs obligations et à revendiquer sans critères de justice. Nous devons nous attaquer à tout cela. D’autre part, nous devons comprendre que ces changements ne peuvent pas intervenir dans un contexte de conflit social, mais seulement dans un contexte de cohésion sociale. Mais là vous m’offrez l’occasion de prendre position sur les nombreux choix qui peuvent se faire, dans une perspective progressiste, même dans le cadre d’un ajustement budgétaire difficile imposé de l’étranger. Prenons les exemples de la fraude fiscale, de la corruption. La gauche sera jugée sur sa capacité à  les affronter Peut-on suivre un programme politique de gauche, une politique socialement juste sans contrôle de ceux qui fraudent depuis des années, envoient de l’argent à l’étranger, au vu et au su de tous, tout en restant hors d’atteinte ? Nous serons jugés là-dessus.

Qui peut arrêter ceux-là ? Est-ce si difficile, pour l’administration, de repérer les comptes depuis lesquels l’argent est transféré à l’étranger ?

Alexis Tsipras. Cela demande du temps et de la méthode. Je dois avouer que ces derniers six mois, notre attention a été accaparée par les confrontations liées à la négociation. Mais il n’y a pas que la négociation ! Si l’on considère que les étrangers sont responsables de tout ce qui ne marche pas dans le pays, on déroule le tapis rouge à la bourgeoisie et à l’oligarchie locale qui ont mené le pays à la catastrophe. Nous devons nous occuper de l’oligarchie intérieure, cela implique de réorienter notre projet, notre plan de bataille, de confrontation et de conflit, contre l’oligarchie qui a conduit le pays à la destruction et qui continue à contrôler des centres de pouvoir. Certains diront : mais là aussi vous allez vous retrouver avec la Troïka comme adversaire ! Oui. Mais alors chacun devra prendre ses responsabilités publiquement. C’est une chose que la Troïka dise : « Je ne veux pas que vous ayez des déficits » – même si on n’est pas d’accord avec sa politique – et c’en est une autre qu’elle dise : «  Je ne veux pas que les riches de votre pays soient mis à contribution et je veux que les pauvres paient toute l’addition ». La Troïka prendra publiquement ses responsabilités, elle devra rendre des comptes devant l’opinion internationale parce qu’en ce moment tous nous regardent,  l’Europe et le monde entier.

Ah oui, ça va les terroriser. Un peu comme quand il se sont assis sur le référendum de 2005…

Je suis allé au Parlement européen, il y avait une immense dichotomie : la moitié de notre côté et l’autre moitié avec ceux d’en face. Tout le monde regarde vers la Grèce ! Il faut donc que nous prenions des initiatives, dans le sens de grands changements, des réformes au contenu progressiste, qui vont changer le système politique, combattre la corruption, la fraude fiscale, les pratiques de l’oligarchie. Voilà les buts que doit se donner une politique progressiste et radicale pour notre pays.

Des combats n’ont pas été menés par le gouvernement de gauche. Par exemple, sur les mines d’or de Skouriès où les citoyens se sont dressés contre la compagnie Ellinikos Chrysos. Le gouvernement de droite a poursuivi et réprimé ces citoyens. La Compagnie Ellinikos Chrysos fonctionne encore.

Alexis Tsipras. À Skouriès ce que je sais c’est que l’entreprise se plaint, elle réclame une décision car elle n’a pas encore reçu d’autorisation pour continuer l’extraction et la séparation de l’or sur place. Ce combat continue. Pas seulement contre les grands intérêts. C’est aussi un combat qui se livre sur place contre des intérêts locaux. Il faut trouver un modus vivendi parce que de l’autre côté, ils avancent l’argument de l’emploi.

Mais nous sommes d’un côté, pas de l’autre !

Alexis Tsipras. Nous sommes un gouvernement, nous avons des responsabilités, nous ne pouvons pas mettre 5000 salariés au chômage. Il faut trouver une solution. Ce dossier était géré par Panayotis Lafazanis en tant que ministre [de l'Énergie et de la Reconstruction productive, qui a quitté le gouvernement le 18 juillet, NDLR]. Il est aujourd’hui repris par Panos Skourletis. Ce n’est pas encore réglé mais je suis certain que la solution prendra en compte à la fois la cohésion, la justice sociale et le bon droit du combat citoyen.

Quels citoyens ? Ceux qui se battent contre cet « investissement » ou ceux qui réclament du travail ?

Alexis Tsipras. La justice sociale implique que les gens qui travaillaient ne perdent pas leur emploi. Le droit du combat citoyen, c’est celui des gens qui se battent pour l’environnement et pour leurs vies. Je suis clair là-dessus.

Concernant les médias de masse, il y a depuis des années un environnement anarchique. Le gouvernement a pris des engagements, un projet de loi a été déposé. Cela se fait-il dans un esprit de revanche ? Les nouveaux acteurs qui vont surgir dans le paysage audiovisuel seront-ils plus honnêtes ? Le gouvernement favorisera-t-il ses amis, l’entourage des ministres ?

Alexis Tsipras. Je ne pense pas qu’il y ait de place pour un sentiment de revanche dans le projet de loi. Il exprime pour la première fois la volonté de mettre de l’ordre et d’imposer des règles dans ce secteur. Lorsque quelqu’un veut utiliser un bien public, il a le devoir de payer au secteur public le loyer équivalent à l’usage de ce bien public – et il a le devoir aussi de respecter certaines règles sur la manière de gérer ce bien public. Il ne s’agit pas seulement d’imprimer un journal et de le vendre à celui qui veut bien l’acheter. Il y a usage du domaine public, donc il faut respecter quelques règles ! Pour la première fois depuis l’entrée des investisseurs privés dans le secteur audiovisuel, il va y avoir une règlementation, le cadre va être réglementé. Tous ceux qui, jusqu’ici, ne respectent pas leurs engagements envers la loi seront obligés de les respecter…  Les consultations qui vont suivre le projet de loi nous permettrons d’entendre les positions des uns et des autres.

Ces consultations seront-elles ouvertes à tous et sincères ?

Alexis Tsipras. Nous entendrons toutes les parties, journalistes, propriétaires de médias et nous sommes prêts à entendre tous les points de vue. Ce qui compte c’est que nous puissions dire au peuple grec  - et s’il doit y avoir des améliorations, des modifications, nous sommes prêts à l’entendre, – que ce secteur va enfin être régulé et qu’il le sera dans la légalité. Aucun groupe de presse ne pourra plus dissimuler des pertes financières et en même temps bénéficier de facilités de la part du système bancaire privé en contrepartie d’un soutien à certains acteurs du système politique. Dans ce triangle de l’intrication, de la corruption, ce triangle du pêché, des entreprises de  presse en déficit se voyaient accorder des prêts bancaires de manière scandaleuse tandis que des entreprises saines, dans les autres secteurs d’activité, ne pouvaient obtenir de prêts. Ce triangle scandaleux est terminé. L’information des citoyens est un bien public, elle doit être objective, se plier à des règles et le fonctionnement des entreprises de presse et des mass media doit se faire dans la transparence selon les règles applicables à toutes les entreprises du pays.

Des auditeurs nous interpellent sur les violences policières, puisque nous avons abordé le sujet des mines d’or de Skouriès. C’est un gouvernement de gauche qui réprime les manifestations. Il y a eu des membres cassés, parfois.

Alexis Tsipras. Je n’en doute pas, mais la différence, c’est qu’il n’y a aucune volonté politique de couvrir, de cacher ces faits. Au contraire. Il faut faire toute la lumière sur ces violences et mettre à la disposition de la justice ceux qui provoquent ces incidents, laisser la loi faire son travail. Le rôle du policier n’est pas de tabasser ou de dissoudre la légitimité d’une manifestation publique, comme nous l’avons vécu ces dernières années. Tout de même sur ce point il y a eu des changements importants.

Nous nous étions heureux du retrait des grilles autour du Parlement. Elles sont de retour aujourd’hui.

Alexis Tsipras. Quand ça ?

Je les ai revues.

Alexis Tsipras. Vous parlez des incidents qui ont eu lieu. Des cocktails Molotov ont explosé devant les gens il a failli y avoir des blessés graves. Quinze personnes de nationalités étrangères ont été arrêtées pour cette raison. Est-ce que quelqu’un a relevé ce fait ? Entendons-nous bien : où étaient les grandes foules, les grandes passions ? Juste ces quinze étrangers !  Que voulaient-ils ? Attention ! Il ne s’agissait pas de migrants. Je ne sais pas s’il s’agissait de provocateurs liés à des services secrets étrangers. Je l’ignore, ce point reste à éclaircir. Peut-être s’agissait-il de militants solidaires. Cela ne m’intéresse pas. Mais je suis désolé : pourquoi ne relevez-cous pas aussi ces faits-là ? Certaines actions, certains mouvements, je parle objectivement, fonctionnent de façon provocatrice. Que doit faire la police, dans une démocratie, lorsqu’une pluie de cocktails Molotov s’abat aux abords d’une manifestation, menaçant de bruler vifs des manifestants ? Doit-elle laisser faire, jusqu’à ce qu’il y ait mort d’homme ?

Pourquoi vous mettez vous en colère ?

Alexis Tsipras. Parce que je suis dans un environnement familier et que j’aime me mettre en colère en terrain connu [rires].

Venons-en aux questions relatives au parti. Comment avez-vous fait pour faire des problèmes internes à Syriza des problèmes de la Grèce ? Il n’y a que Syriza pour réussir un tour pareil.

Alexis Tsipras. [Rires] Non, il n’est pas question d’en faire un problème du pays. Le pays avance dans le cadre de la Constitution, selon laquelle les décisions sont prises par les représentants du peuple au Parlement grec. Le gouvernement, le Conseil des ministres assume une responsabilité collective et le cadre dans lequel les décisions sont prises est clairement défini. À partir de là, Syriza  est le parti gouvernemental, il joue un rôle important sur la scène politique et se doit, en respectant sa propre « Constitution », c’est-à-dire ses statuts, dans un cadre démocratique, de prendre des décisions. Il y a un décalage lié à la « violente maturation » de Syriza, qui est passé très vite d’un parti à 4% à un parti dans lequel une grande majorité du peuple grec place ses espoirs et ses attentes. C’est un parti de 30 000, soutenu par 3 millions de citoyens. Malgré tout, les partis doivent fonctionner dans les cadres fixés par leurs statuts. Nous devons mener la discussion, pour savoir si Syriza doit s’ouvrir, être en phase avec les angoisses, les espoirs de sa base sociale. Nous ne l’avons pas fait plus tôt, c’est une faute de notre part. Ce débat est désormais ouvert et les 30 000 membres de Syriza devront prendre des décisions.

Si Syriza s’ouvre il devra changer. Aujourd’hui, Syriza est perçu comme un parti de la gauche radicale. Doit-il le rester, devenir un grand parti progressiste ou un parti social-démocrate ?

Alexis Tsipras. Cette pensée ne traverse l’esprit de personne à Syriza. Pourquoi la posez-vous donc ici ?

Parce que c’est une crainte qui s’exprime.

Alexis Tsipras. Une crainte ou un désir ?

J’imagine que beaucoup souhaitent voir Syriza devenir un parti social-démocrate.

Alexis Tsipras. La social-démocratie à deux expressions en Grèce [Le Pasok et le Mouvement des démocrates socialistes de Georges Papandréou, NDLR], trois en comptant Dimar [Parti pro-mémorandum issu d'une scission de Syriza, NDLR], peut-être plus si d’autres partis se créent. La social-démocratie se trouve dans une impasse stratégique, pourquoi Syriza voudrait-il s’engager dans cette impasse stratégique ? Personne au sein de Syriza ne souhaite cela. Nous ne devons pas nous cacher les problèmes mais y faire face avec honnêteté. Il y a deux ans, en juillet 2013, Syriza tenait son premier congrès. Notre principal but était de créer un parti uni, un parti du futur. Il faut reconnaître que Syriza n’est pas devenu un parti uni. L’effort pour transformer une coalition en parti unitaire était honnête mais nous ne sommes pas parvenus au résultat recherché.

La responsabilité est partagée par tous…

Alexis Tsipras. Bien sûr ! Je suis le premier à l’assumer.

Syriza compte de nombreuses tendances, malgré la décision de former un parti uni.

Alexis Tsipras. C’est  une réalité. Où se situent les responsabilités ? C’est une discussion. Mais regardons la réalité, demandons-nous comment résoudre ce problème. Un cadre ou un membre du parti qui n’appartient à aucune des tendances constituées n’a pas les mêmes droits que les autres. Tel que je le comprends, cette personne est exclue du processus de décision. Elle n’est même pas tenue informée. C’est dans ce sens que nous devons voir et juger les choses, calmement, à froid, en camarades. Le Secrétariat politique n’est pas le seul centre de décision, il en existe beaucoup d’autres, ces centres s’entrecroisent. Voilà la réalité que nous devons affronter. Pour certains, cette réalité peut être le modèle de fonctionnement moderne d’un parti déterminé. Je peux accepter cela aussi. Mais alors, mettons-y des conditions et des règles. Mon opinion est que cela peut fonctionner, être positif dans le cadre d’un parti pluraliste dans l’opposition. Mais quand un parti exerce le pouvoir, ce modèle n’est pas limité aux affaires internes, il est transposé au Parlement, cela ne peut pas fonctionner. Un parti ne peut pas, quand il est au gouvernement et qu’il s’appuie sur une majorité de 161 sièges, dans le cadre d’un gouvernement de coalition, fonctionner avec des centres de pouvoir parallèles. Qu’il y est une réunion du groupe parlementaire et des réunions dans des hôtels pour que certains députés décident de leur position, cela ne peut pas fonctionner. Je ne dis pas que c’est bien ou mal. Je dis simplement que ça ne peut pas être efficace. On ne peut pas avoir une majorité gouvernementale à la carte. Un coup avec ceux-là, un coup avec les autres. Je ne suis pas partisan du centralisme démocratique, et vous le savez. Je ne peux accepter que le pluralisme pour un parti…

Là-dessus nous sommes en désaccord.

Alexis Tsipras. Oui, vous vous êtes de l’ancienne école, je le sais. Je ne suis pas pour le centralisme démocratique ni même pour la fermeture de nos réunions. Je suis pour la transparence, pour que tous les points de vue puissent s’exprimer, être pris en compte et que nos décisions soient prises de façon démocratique. Mais lorsqu’on prend la décision de gouverner un pays, il faut le gouverner. Ce n’est pas une question d’ordre moral, ni de conscience, c’est une question d’efficacité élémentaire. Si la décision collective d’un parti est de gouverner, il faut que les décisions collectives soient respectées et soutenues par tous les députés sinon, comme le disent les statuts du groupe parlementaire, les députés qui s’y opposent doivent rendre leur siège pour le laisser au suivant. Ce n’est pas possible autrement.

Avez-vous demandé à des députés de rendre leurs sièges ?

Alexis Tsipras. Non, je ne l’ai pas fait. Ce sont des questions qui relèvent du groupe parlementaire. Mais  je ne veux pas sous-estimer le problème capital posé par un désaccord stratégique que je respecte.  Lorsqu’un parti n’est pas uni mais pluriel, des limites se posent quand ce parti se trouve en situation de gouverner. On ne peut pas transposer son multi-centrisme au sein du gouvernement et de la majorité parlementaire. Il y a des différences de stratégie, cela ne fait pas de doute. Je les respecte, je respecte l’opinion opposée, je ne fonctionne pas avec une culture du chef, une culture qui proclame que l’autre point de vue doit être noyé, c’est pour cela que je n’ai pas demandé, de sanctions, ce que prévoient les statuts du groupe parlementaire, concernant les votes négatifs. Ce que je demande c’est que nous allions vers un processus collectif où le parti prendra des décisions. Une fois qu’elles seront prises, que l’on s’entende, que l’on fonctionne et que l’on avance. On ne peut pas dire « Je vote contre les propositions du gouvernement mais je soutiens le gouvernement ». Pour moi c’est trop surréaliste. Comme je vous l’ai dit je respecte la différence d’opinion, je suis le premier à demander des procédures collectives. Mais je ne peux pas nier le fait que j’ai été  surpris, même à titre personnel, de la position de certains camarades. Certains disent qu’il ne faut pas montrer ses sentiments en politique, je ne fais pas partie de ces gens-là, je considère que les sentiments font partie de la politique et que personne ne peut les cacher. Avec beaucoup de ces camarades nous menions des combats et nous étions à la même table avec la même angoisse il y a quelques jours. Avec l’angoisse commune que l’effondrement du système bancaire signerait notre destruction politique et morale face au mouvement populaire, aux travailleurs et à l’histoire de la gauche. Nous ressentions la même angoisse dans le combat, dans la recherche de solutions. Nous nous sommes battus pour le référendum et nous connaissions l’alternative posée devant nous. Ces mêmes personnes, après le rude combat que j’ai mené pendant dix-sept heures, avec cette  alternative à ma disposition, ont considéré opportun de dire le lendemain : « Bien, maintenant que tu t’es assuré que les banques ne fermeront pas et que notre destruction ne viendra pas, nous te laissons la responsabilité de cet accord et nous gardons les lauriers de la pureté idéologique ». Je ne fais pas allusion à la position politique, je le répète, je respecte les différences de stratégie, l’avis selon lequel la gauche ne peut pas gouverner le pays sous de telles conditions. Cela, je le respecte.  Je ne parle ni d’opinion ni de stratégie mais des limites de nos valeurs collectives, du cadre moral dans lequel se définit la solidarité au sein d’un parti, au sein d’un gouvernement et au sein d’un groupe parlementaire. Ceux qui, la veille, partageaient mon angoisse m’ont dit, le lendemain : « Je te soutiens, mais prends seul la responsabilité du compromis, moi je garde le droit de voter contre ».  Je m’attendais à ce qu’ils me disent  : « Nous avons une estimation différente de notre capacité à continuer mais les valeurs élémentaires de solidarité nous imposent de soutenir le gouvernement et le Premier ministre jusqu’à ce que soit possible l’accord – parce qu’il n’existe pas encore, de voter pour tout en soulignant notre désaccord, y compris durant le vote et ensuite de demander la redéfinition de la stratégie du parti et donc du gouvernement à travers une procédure de débat collectif comme le prévoient nos statuts ». Voilà ce qu’aurait dû être une position de solidarité. Je ne comprends pas cette posture, ou plutôt je comprends qu’elle est liée à des décisions prises il y a déjà longtemps. Des décisions de rupture. Des décisions qui peuvent conduire à l’implosion. Je suis le garant de l’unité de Syriza, en tant que président du parti et j’irai jusqu’au bout de mon effort pour garantir cette unité. Mais l’unité forcée, ça n’existe nulle part.

Rien n’indique que ces décisions étaient planifiées, les choses sont arrivées rapidement. Ceux qui, au Parlement, brandissaient le oui et ceux qui brandissaient le non partageaient la même douleur…

Alexis Tsipras. La vie nous dira si mes peurs sont fondées ou injustifiées. Mais voilà quelles étaient mes attentes à l’endroit de camarades avec qui nous avons fait tant de chemin, avec nos désaccords mais toujours ensemble dans les moments difficiles. J’ai dû gérer une réalité terrible, impitoyable. Si  quelqu’un pense que Tsipras, en tant que Premier ministre, le 12 juillet, avait d’autres choix et qu’il a décidé de ne pas les suivre pour trahir ses principes et maintenir le pays dans l’asphyxie, qu’il l’explique publiquement, sans manipulations. Et qu’il nous dise quel était ce plan alternatif. Quel était donc ce plan que j’aurais choisi de ne pas suivre ? Posons ce débat en toute honnêteté. Pas en proférant des accusations d’apostasie. Discutons de la monnaie, de l’orientation européenne du pays ! Mais en des termes structurés, qui tiennent la route, pas seulement en théorie mais en pratique aussi. Dans le programme de Syriza, notre priorité absolue est d’empêcher la catastrophe humanitaire. Si notre plan théorique ne prend pas en compte cette priorité alors c’est un plan  sans fondement. Je n’ai pas demandé au peuple grec de voter « non » pour aller à la drachme. Et pour autant que je sache, la majorité du peuple grec n’a pas compris la question du référendum en ces termes. Dire que ce grand « non » était un grand « oui » à la drachme, c’est manipuler la vérité. Manipulation que nous n’avons pas le droit de faire face à notre histoire, à nos combats, à notre dialogue démocratique entre égaux. Nous n’avons pas le droit d’essayer de régler nos différences dans un tel cadre.

Vous posez la question de vos rapports – non pas au niveau personnel, mais institutionnel, avec le Parlement et avec sa présidente, Zoé Konstantopoulou.

Alexis Tsipras. J’ai exprimé ma préoccupation, tant à elle en personne que publiquement. Nos relations sont des relations d’estime, il n’y a aucun doute là-dessus. À partir de là, les choix de chacune et de chacun, notamment lorsqu’on occupe des responsabilités institutionnelles, produisent des résultats. De facto. Se trouver face à quelqu’un qui vous dit : « Je te dénonce pour te protéger », c’est surréaliste. Je ne suis pas un enfant, j’ai d’autres façons de me protéger [Rires]. Maintenant, si cela induit un mauvais fonctionnement institutionnel nous en jugerons dans la prochaine période. Si la volonté est de jouer la guérilla pour finir par voter, épuisés, à six heures du matin, en dormant sur les bancs de la Vouli, afin de montrer que de cette façon, on résiste à la Troïka, que dire ?  Ce sont des enfantillages.

Quelles est la position du président de la République face à la crise ?

Alexis Tsipras. Le président de la République, avec beaucoup d’angoisse, s’est positionné sur ces décisions difficiles et il respecte scrupuleusement le cadre institutionnel de ses prérogatives. Je me souviens que tout le monde lui était tombé dessus, lui demandant de ne pas accepter le référendum. Il a fait son devoir, comme le définissait la Constitution, mais au-delà du cadre constitutionnel, au-delà des clichés institutionnels et du protocole, je pense qu’il ressent une sincère angoisse pour le pays. Une angoisse qu’il me communique quotidiennement. Nous avons des opinions différentes mais c’est une collaboration exceptionnelle.

Faut-il aller à des élections législatives anticipées ?

Alexis Tsipras. J’aurais été le dernier à vouloir des élections, si nous avions une majorité parlementaire garantie, pour aller jusqu’à la fin du programme et à la sortie des memoranda, tout en menant le combat afin d’être jugés non pas sur des intentions, mais sur une politique de confrontation avec l’oligarchie, de respiration, de redistribution, de soutien aux plus faibles. Mais si nous n’avons pas la majorité parlementaire je serai obligé, nous serons obligés d’aller vers des élections. Cela tiendra en grande partie aux décisions prises au niveau du parti, étant données les dissensions exprimées au sein du comité central et du groupe parlementaire.

Quelle est votre proposition au niveau du Comité Central ?

Alexis Tsipras. Je pense que ma proposition est une proposition logique. Nous avons un parti, avec  des membres, il faut leur faire confiance, entendre leurs réponses, de façon ordonnée, démocratique.  Qu’il y ait une procédure structurée, pour un congrès extraordinaire, étant donné que ce sont des conditions d’urgences qui se profilent. Les procédures devraient être lancées juste après les vacances d’été, dès septembre il faut qu’il y ait un congrès, que soient élus des délégués appelés à trancher des désaccords stratégiques critiques, à définir la voie de la gauche à partir de maintenant, le nouveau plan stratégique, le nouveau programme. À partir de là, si des membres du Comité Central exigent que le parti se positionne immédiatement, avant la conclusion de l’accord… j’aurai  une bombe entre les mains [rires]. Mais enfin si telle est l’exigence, la moindre des choses serait que ce débat crucial pour le futur de la gauche et pour le futur du pays ne soit pas simplement posé  au niveau de la direction du parti. Que les adhérents s’expriment. Et comme en si peu de temps il n’existe pas d’autre moyen de leur demander leur avis que par un bulletin. Si telle est l’exigence, la démocratie étant toujours la solution, comme le peuple, le parti devrait voter et décider rapidement. Ce qui n’invalide pas pour autant la proposition d’un congrès extraordinaire par la suite, pour résoudre les problèmes de stratégie.

Une dernière question. Durant tout ce parcours, depuis cinq mois, quelle a été votre erreur ?

Alexis Tsipras. S’il n’y en avait qu’une je serais un homme heureux ! [Rires]

La plus grande?

Alexis Tsipras. Ce n’est que plus tard que quelqu’un pourra en juger. Disons que cette confrontation frontale avec les principaux pouvoirs en Europe, aurait dû avoir lieu plus tôt. Nous avons été emportés après le 20 février dans une négociation qui était une guerre d’usure. Je dois avouer cependant qu’il n’est pas facile de prendre la décision de dire : « Je ne paye pas, advienne que pourra. » C’est une décision très difficile. Cependant, rétrospectivement, il était certain que nous en arriverions là mais vous savez, l’espoir meurt en dernier. Il y avait toujours l’espoir que l’attachement aux principes démocratiques, que les manifestations des peuples nous offriraient une issue, un cadre pour une solution. Ça n’a pas été le cas.

C’est beau la naïveté quand même…

Cependant, je le répète, je me sens fier de ce semestre, du combat mené. Il y a eu bien sûr des erreurs. Je crois que malgré les difficultés nous n’en sommes pas arrivés au point où ces erreurs ont mené à une catastrophe irréversible. Tout est réversible. Je pense que nous avons devant nous une voie très accidentée faite de combats constants et de revendications, afin de réussir le mieux possible pour les intérêts du peuple. Tel est notre but.

Source : Kostas Arvanitis, retranscrit et traduit par Theodoros Koutsaftis, pour L’Humanité, le 31 juillet 2015.

Source : https://youtu.be/oDkcN3kb310

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Dans le cadre de ce que j’appelle le syndrome d’Athènes, je rappelle qu’on est encore bien loin d’avoir 50 % de Grecs souhaitant sortir de l’euro (36 % actuellement, lire ce papier de Sapir)

Et je répète, c’est très dur pour un pays faible de quitter une monnaie unique.

Pour comprendre, je vous cite ce mail reçu d’une Française en Grèce à propos de la sortie de l’euro, répondant au fait de savoir si l’euro était juste un symbole pour les Grecs  :

Ce n’est pas un symbole. Chacun voit midi a sa porte: ceux qui ont encore qques économies a la banque (en Grèce) tremblent de voir leur argent transforme en drachmes dévaluées le jour même; ceux qui possèdent des sociétés (PME) ont leur capital en Euros a la banque en Grèce et tremblent pour la même raison; si nos revenus –salaires, retraites ou autres- sont en drachmes, tout achat d’un produit étranger deviendra inaccessible (par ex je vais en France 2 fois/an voir ma mère, comment acheter un billet d’avion si mes revenus sont en drachmes? Ce sera absolument inabordable); la plupart des produits consommés en Grèce sont importés, comment les payer avec une monnaie qui ne vaut plus rien? Énergie, aliments pour le bétail, pâte a papier, tout est importé… rien n’a été fait ces dernières décennies pour rendre le pays autonome dans un quelconque domaine (développement de énergie solaire ou éolienne par ex. On importe du pétrole pour en faire du courant électrique, normal: les armateurs transportent, raffinent, revendent…).
Ajoutez a cela qu’en cas de retour a une monnaie nationale, les Grecs qui ont mis des millions ou même seulement des centaines de milliers d’Euros dans des banques étrangères pourront acheter tout le pays, terrains, immobilier. Eux seraient les véritables gagnants. De même pour les autres Européens, les Allemands débarqueraient pour de bon, achetant en Euros le patrimoine immobilier grec… La colonisation serait totale.

Source: http://www.les-crises.fr/alexis-tsipras-le-peuple-grec-a-tente-de-sechapper-de-la-prison-de-lausterite-rattrape-il-a-ete-place-a-lisolement/


Un ex-prisonnier de Guantanamo condamné à payer 134 millions de dollars

Friday 7 August 2015 at 00:03

Ben c’est vrai ça, quelle idée de tirer sur des soldats étrangers qui envahissent un pays…

Une photo diffusée le 31 octobre 2010 montrant le Canadien Omar Khadr, un ex-prisonnier de Guantanamo

LOS ANGELES (AFP) -Un tribunal américain a ordonné à Omar Khadr, ex-prisonnier de Guantanamo, de payer 134,2 millions de dollars pour indemniser les familles des deux soldats américains victimes d’une attaque à la grenade qu’il a menée en Afghanistan en 2002.

L’avocat des familles des deux victimes Laura Tanner a salué la décision du tribunal de Salt Lake City (Utah, ouest des Etats-Unis), ajoutant toutefois qu’elle ne se faisait aucune illusion sur les chances qu’Omar Khadr, 28 ans et né au Canada, verse effectivement cette somme.

“Le jugement est une grande victoire pour nos clients, et ce qui est vraiment en question à présent c’est notre capacité à toucher cette indemnisation”, a expliqué Mme Tanner à l’AFP jeudi à propos de ce jugement rendu le mois dernier.

“La prochaine étape sera de travailler avec un conseiller canadien et de faire valider le jugement au Canada, pour qu’il puisse être appliqué comme un jugement canadien (…) et de tenter toutes les options possibles pour collecter ce que nous pourrons”, a-t-elle poursuivi.

M. Khadr a été rapatrié au Canada en septembre 2012, après dix ans passés dans la prison militaire américaine de Guantanamo Bay, à Cuba, à la suite de son arrestation en Afghanistan en 2002, alors qu’il était encore adolescent.

Il avait été condamné à huit ans de prison en 2010 à la suite d’une audience militaire au cours de laquelle il avait plaidé coupable d’avoir lancé une grenade qui a tué le soldat américain Christopher Speer et blessé Layne Morris.

Il a été relâché sous caution et en liberté conditionnelle au mois de mai cette année après qu’une cour d’appel canadienne eut rejeté les tentatives gouvernementales de le maintenir en détention.

Ses conditions de libération conditionnelle comprennent des limites à ses déplacements et le port d’un bracelet électronique.

Le père d’Omar Khadr, Ahmed Saïd Khadr, un Canadien né en Egypte, était considéré comme un membre influent d’Al-Qaïda. Il a été tué au Pakistan en 2003.

Source : France 24, le 3 juillet 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/un-ex-prisonnier-de-guantanamo-condamne-a-payer-134-millions-de-dollars/


L’hommage (particulier…) de TF1 aux victimes d’Utoya

Thursday 6 August 2015 at 19:59

Bon, allez, juste en passant, sous forme de clin d’oeil – une preuve de plus de la qualité du journalisme du XXIe siècle…

Reportage de LCI/TF1 :

Bon, léger petit souci… (Source)

Heum heum…


Bon, après, c’est vrai, ce n’est pas un évènement qui imposait une attention particulière non plus…

« Si vous ne lisez pas les journaux, vous n’êtes pas informés ; si vous lisez les journaux, vous êtes mal informés » [Mark Twain (1835-1910)]

P.S. Merci à Vladimir…

Source: http://www.les-crises.fr/lhommage-particulier-de-tf1-aux-victimes-dutoya/


Pourquoi la sécurité nationale n’a rien à voir avec la sécurité, par Noam Chomsky

Thursday 6 August 2015 at 05:30

Grave article de Noam Chomsky pour les 69 ans d’Hiroshima en 2014, avec introduction de Tom Dispatch. Sources : TomDispatch et The Guardian.

On peut dire qu’il s’agit du commencement de la fin. La semaine dernière s’est éteint à l’âge de 93 ans, Theodore Van Kirk dit le « Hollandais », le dernier des douze hommes qui composaient l’équipage de l’Enola Gay (ainsi nommé en l’honneur de la mère du pilote), l’avion qui largua la bombe atomique sur Hiroshima. Quand cette première bombe A a été larguée de la soute du bombardier à 8h15 le 6 août 1945 et a commençé sa descente vers son objectif, le pont Aioi (« Vivre Ensemble » en japonais), elle portait une série de messages adressés au Japon, dont certains étaient choquants : « Salutations à l’Empereur, de la part de l’équipage de l’Indianapolis ». (L’Indianapolis était le nom du navire qui avait convoyé jusqu’à l’île de Tinian, dans le Pacifique, les pièces détachées de la bombe qui allait transformer Hiroshima en enfer de fumée et de feu – « cet affreux nuage » selon les mots de Paul Tibbetts Jr., le pilote de l’Enola Gay – L’Indianapolis fut par la suite torpillé par un sous-marin japonais, entraînant la perte de plusieurs centaines de marins).

La bombe, surnommée Little Boy, en gestation dans le ventre de l’Enola Gay, ne représentait pas seulement la fin d’une âpre guerre mondiale qui avait causé une destruction presque inimaginable, mais aussi la naissance de quelque chose de nouveau. Son utilisation s’était inscrite dans la lignée d’une évolution de la tactique militaire : prendre de plus en plus les populations civiles comme cible d’attaques aériennes (une chose qui peut être encore observée aujourd’hui avec le carnage à Gaza). L’histoire de cette sinistre évolution remonte aux bombardements aériens de Londres par l’Allemagne (1915), en passant par Guernica (1935), Shanghai (1937) et Coventry (1940), jusqu’aux bombardements incendiaires de Dresde (1945) et Tokyo (1945) dans la dernière année de la Seconde Guerre mondiale. Cette tendance a même eu une histoire évolutive dans l’imaginaire des hommes, puisque pendant des décennies, des écrivains (entre autres) avaient rêvé de la libération sans précédent de formes d’énergie inconnues à des fins militaires.

Le 7 août 1945, une époque s’achevait et une autre commençait. A l’ère du nucléaire, les armes capables de détruire des villes entières allaient proliférer et se propager depuis les superpuissances vers de nombreux autres pays, dont la Grande-Bretagne, la Chine, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël. Parmi les cibles des plus grands arsenaux nucléaires de la planète allaient figurer non seulement les civils non pas d’une seule, mais de dizaines de villes, voire de la planète entière. Le 6 août, il y a 70 ans, la possibilité d’une apocalypse est passée des mains de Dieu ou des dieux à celles des hommes, ce qui voulait dire qu’une nouvelle page d’Histoire avait commencé, à l’issue imprévisible. Nous savons cependant qu’un conflit nucléaire même « limité » entre l’Inde et le Pakistan dévasterait non seulement l’Asie du Sud, mais sèmerait une famine étendue sur toute la planète, en raison du phénomène connu sous le nom d’hiver nucléaire.

En d’autres termes, 70 ans après, l’apocalypse, c’est nous. Pourtant aux États-Unis, la seule bombe nucléaire dont vous entendrez jamais parler est celle de l’Iran (même si ce pays ne possède pas une telle arme). Pour une discussion sérieuse à propos de l’arsenal nucléaire américain, soit plus de 4 800 armes de moins en moins bien entretenues qui pourraient vitrifier plusieurs planètes de la taille de la Terre, il ne faut pas lire les principaux journaux du pays ou écouter les journaux télévisés, mais plutôt écouter le comique John Oliver ou encore lire le chroniqueur régulier du site Tom Dispatch, Noam Chomsky.

Tom, 5 aout 2014

Combien de minutes avant minuit ? Hiroshima Day 2014 par Noam Chomsky

Alors que débute « Hiroshima Day » [la journée en mémoire des victimes de la première bombe atomique, ndt], pourquoi continuons-nous à jouer avec le feu nucléaire ?

C’est un miracle que nous soyons sortis indemnes de toutes ces décennies, compte tenu de la politique américaine sur les armes nucléaires depuis Hiroshima.

Si une espèce extraterrestre quelconque venait à écrire l’histoire de l’Homo sapiens, elle pourrait tout à fait séparer la chronologie en deux périodes : AEN (avant l’ère nucléaire) et EAN (ère des armes nucléaires). Cette dernière ère s’est ouverte, bien sûr, le 6 août 1945, le premier jour de ce qui pourrait bien être le compte à rebours avant la fin, peu glorieuse, de cette étrange espèce, qui a atteint une intelligence suffisante pour découvrir le moyen de s’autodétruire, mais pas – ainsi que le montrent les faits – la capacité intellectuelle de contrôler ses pires instincts.

Le premier jour de l’ère des armes nucléaires a été marqué par le « succès » de « Little Boy », une bombe atomique de conception simple. Au quatrième jour, Nagasaki a connu le triomphe technologique de « Fat Man », une bombe de conception plus sophistiquée. Cinq jours plus tard eut lieu ce que l’histoire officielle de l’Air Force appelle « l’apothéose », un raid mené par 1 000 avions — une vraie réussite logistique — sur les villes japonaises, qui tua plusieurs milliers de personnes, et mêlait bombes et tracts de propagande porteurs de la mention « le Japon s’est rendu ». Truman annonça cette capitulation avant même que les derniers B-29 soient rentrés à leur base.

Ce furent les premiers jours fastes de l’ère des armes nucléaires. Alors que nous célébrons son 70e anniversaire, nous devrions nous émerveiller d’avoir survécu. Mais quant à savoir combien d’années nous avons encore devant nous ….

Le Général Lee Butler, ancien chef du Strategic Air Command (STRATCOM) qui contrôle l’arme et la stratégie nucléaire, a réfléchi à ces sinistres perspectives. Il y a 20 ans, il a écrit que jusqu’à présent, nous avions survécu à l’ère du nucléaire « par un mélange d’adresse, de chance, et d’intervention divine — surtout d’intervention divine selon moi, ».

Tirant les leçons de sa longue carrière passée à développer des stratégies nucléaires et à organiser les forces pour les mettre en œuvre avec efficacité, il s’est lui-même décrit avec regret comme « l’un des plus fervents gardiens de la foi en l’arme nucléaire » ; mais, a-t-il continué, il en est arrivé à réaliser qu’à présent, il lui incombait « de déclarer, avec toute la conviction dont je peux faire preuve, que selon moi, elles nous ont causé un tort extrême ». Et il posait alors la question, « De quel droit les générations de dirigeants qui se succèdent dans les Etats dotés de l’arme nucléaire, usurpent-elles le pouvoir de décider des chances de voir la vie se perpétuer sur notre planète ? Et tout d’abord, comment une audace aussi stupéfiante peut-elle persister alors que nous devrions trembler devant notre propre folie, et nous rassembler dans la volonté d’en éradiquer les plus mortelles manifestations ? »

Il a décrit le plan stratégique américain de 1960, qui recommandait une frappe automatique généralisée sur le monde communiste, comme « le document le plus absurde et le plus irresponsable de tous ceux que j’ai eu à évaluer dans ma vie ». Son équivalent soviétique était d’ailleurs probablement encore plus insensé. Mais il faut garder à l’esprit qu’en termes de folie, ils sont largement concurrencés, notamment par notre capacité à acquiescer sans sourciller à ce qui constitue une menace inouïe pour notre survie.

Survivre aux débuts de la guerre froide.

Selon la doctrine académique en vigueur et le discours intellectuel général, le but premier d’une politique d’État est « la sécurité nationale ». Il est amplement prouvé, cependant, que la doctrine de sécurité nationale n’englobe pas la sécurité des populations. Les archives révèlent, par exemple, que la menace d’une destruction immédiate via des armes nucléaires n’est pas la première cause d’inquiétude des planificateurs. Tout cela a été démontré dès le début, et reste vrai de nos jours.

Aux tout débuts de l’EAN, les États-Unis étaient tout-puissants et jouissaient d’une sécurité remarquable : ils contrôlaient l’hémisphère, les océans Atlantique et Pacifique, ainsi que les bords opposés de ces océans. Bien avant la Seconde Guerre mondiale, ils étaient devenus, de loin, le pays le plus riche du monde et jouissaient d’avantages incomparables. L’économie américaine avait explosé pendant la guerre, alors que d’autres sociétés industrielles étaient dévastées ou sévèrement affaiblies. Au début de cette nouvelle ère, elle possédait environ la moitié de la richesse mondiale et un pourcentage encore plus grand de capacité de production industrielle.

Mais il y avait une menace latente : les missiles balistiques intercontinentaux équipés de têtes nucléaires. Des débats sur cette menace faisaient régulièrement partie des travaux de recherche sur les politiques nucléaires, travaux qui bénéficiaient d’un accès à des sources dans les hautes sphères, telles que : « Danger and Survival : Choices About the Bomb in the First Fifty Years » (« Danger et survie : quels choix concernant la bombe pour les cinquante premières années ? ») par McGeorge Bundy, conseiller pour la sécurité nationale pendant les présidences de Kennedy et de Johnson.

Bundy écrivait : « Le développement opportun des missiles balistiques pendant l’administration d’Eisenhower constitue l’une des meilleures réalisations de ces huit années. Bien qu’il soit bon de commencer par reconnaître que les États-Unis et l’Union Soviétique seraient sans doute en moins grand danger nucléaire aujourd’hui si ces missiles n’avaient jamais été développés ». Il ajoutait alors un commentaire instructif : « Il n’existe à ma connaissance aucune proposition sérieuse, interne ou externe à ces deux gouvernements, visant à interdire les missiles balistiques dans le cadre d’un accord ». En bref, apparemment personne n’a songé à se prémunir contre l’unique menace sérieuse contre les Etats-Unis, la menace d’une destruction totale dans un conflit nucléaire avec l’Union Soviétique.

Cette menace aurait-elle pu être écartée ? Nous ne pouvons pas en être sûrs bien entendu, mais c’était loin d’être inimaginable. Les Russes, très en retard en termes de développement industriel et de sophistication technologique, étaient dans un environnement bien plus menaçant. De ce fait, ils étaient beaucoup plus vulnérables à de tels systèmes d’armement que les États-Unis. Il y aurait peut-être eu des occasions d’explorer ces possibilités, mais dans l’hystérie extraordinaire de l’époque, c’est à peine si celles-ci auraient pu même être perçues. Et de fait cette hystérie était vraiment extraordinaire. Un examen de la rhétorique des documents officiels centraux de l’époque, comme le rapport NSC-68 du National Security Council [Conseil National de Sécurité], reste assez choquant, même en ignorant l’injonction du Secrétaire d’État Dean Acheson sur la nécessité d’être « plus clair que la vérité ».

Une des options possibles pour limiter la menace a été une remarquable proposition du dirigeant soviétique Joseph Staline en 1952, qui offrait d’autoriser l’Allemagne à se réunifier avec des élections libres, à la condition qu’elle ne rejoigne pas une alliance militaire hostile. Ce n’était pas vraiment une exigence extrême à la lumière des événements historiques de la première moitié du XXe siècle, où l’Allemagne, à elle seule, avait pratiquement détruit la Russie par deux fois, lui infligeant de terribles dégâts.

La proposition de Staline a été prise au sérieux par le très respecté commentateur politique James Warburg, mais fut généralement ignorée ou ridiculisée à l’époque. Des études récentes commencent à développer un point de vue différent. Le professeur Adam Ulam, viscéralement anticommuniste, a considéré que la proposition de Staline était « un mystère non résolu ». Washington « ne s’est pas fatiguée. Elle a catégoriquement rejeté l’initiative de Moscou », a-t-il écrit, et pour des raisons « si peu convaincantes que c’en était embarrassant ». Ulam ajoutait : « L’échec de la politique scientifique et intellectuelle laisse en suspens « la question fondamentale ». Staline était-il réellement prêt à sacrifier la nouvelle République Démocratique d’Allemagne (RDA) sur l’autel de la démocratie », avec des conséquences sur la paix mondiale et la sécurité des Américains qui auraient pu être énormes ?

Lors de recherches récentes dans les archives soviétiques, l’un des savants les plus respectés de la guerre froide, Melvyn Leffler, a noté que de nombreux chercheurs avaient été surpris de découvrir que « Lavrenti Beria, le sinistre et brutal chef de la police secrète russe, avait proposé au Kremlin de faire une offre à l’Occident pour l’unification et la neutralité de l’Allemagne », acceptant « de sacrifier le régime communiste est-allemand afin de réduire les tensions Est-Ouest » et d’améliorer les conditions politiques et économiques internes de la Russie – une opportunité gaspillée en faveur de l’intégration de l’Allemagne (RFA) à l’OTAN.

Dans ces circonstances, il n’est pas impossible que des accords susceptibles de protéger la population américaine de la plus grave menace à l’horizon auraient pu être conclus alors. Mais cette possibilité n’a apparemment pas été prise en compte, un indice frappant du rôle minime joué par les considérations authentiques de sécurité dans la politique de l’État.

La Crise des missiles de Cuba et au-delà

Cette conclusion fut mise en évidence de façon répétée dans les années qui suivirent. Lorsque Nikita Khrouchtchev prit le contrôle de la Russie en 1953 après la mort de Staline, il reconnut que l’URSS ne pouvait pas se mesurer militairement aux USA, le pays le plus riche et le plus puissant de l’Histoire, détenteur d’avantages incomparables. Pour espérer échapper à son retard économique et aux effets dévastateurs de la dernière guerre mondiale, il lui fallait renverser la course aux armements.

En conséquence, Khrouchtchev proposa des réductions mutuelles considérables de l’arsenal des armes offensives. La toute nouvelle administration Kennedy évalua l’offre et la rejeta, se tournant au contraire vers une expansion militaire rapide, même si elle était déjà largement en avance. Kenneth Waltz, décédé récemment, soutenu par d’autres analystes stratégiques en relation étroite avec le Renseignement US, écrivait à cette époque que l’administration Kennedy « entreprit, en temps de paix, l’édification de l’appareil militaire stratégique et conventionnel le plus important que le monde avait jamais vu… alors même que Khrouchtchev essayait de mener à bien une réduction majeure des forces conventionnelles et de suivre une stratégie de dissuasion minimale, et nous avons agi ainsi alors même que l’équilibre des armes stratégiques était largement en faveur des États-Unis ». A nouveau, ils ont mis en péril la sécurité intérieure tout en développant le pouvoir de l’État.

Les services secrets américains ont vérifié que d’énormes réductions avaient bien été réalisées dans les forces militaires soviétiques actives, à la fois en termes de nombre d’avions et d’effectifs. En 1963, Khrouchtchev appela encore à de nouvelles réductions. Comme geste de bonne volonté, il retira ses troupes d’Allemagne de l’Est et appela Washington à faire de même. Cet appel, lui aussi, fut rejeté. William Kaufmann, un ancien conseiller du Pentagone, et un analyste éminent des questions de sécurité, a décrit l’échec des États-Unis à répondre aux initiatives de Khrouchtchev comme « mon seul regret » sur le plan professionnel.

La réaction soviétique à la montée en puissance américaine de cette époque fut de placer des missiles nucléaires à Cuba en octobre 1962, dans une tentative au moins partielle de rééquilibrage. Cette action était également motivée, en partie, par la campagne terroriste de Kennedy contre Cuba de Fidel Castro, qui devait aboutir à une invasion au cours du même mois, comme la Russie et Cuba le savaient peut-être. La « crise des missiles » qui s’ensuivit fut « le moment le plus dangereux de l’Histoire », pour reprendre les mots de l’historien Arthur Schlesinger, conseiller et confident de Kennedy.

Alors que la crise atteignait son paroxysme à la fin du mois d’octobre, Kennedy reçut une missive secrète de Khrouchtchev lui offrant d’y mettre un terme par un retrait public simultané des missiles russes de Cuba et des missiles américains Jupiter de Turquie. Ces derniers étaient des missiles obsolètes, dont l’administration Kennedy avait deja ordonné le retrait et le remplacement par des sous-marins Polaris, beaucoup plus destructeurs, qui devaient être stationnés en Méditerranée.

L’estimation subjective de Kennedy à ce moment était qu’en cas de refus de l’offre du leader soviétique, il y avait entre 33 % et 50 % de chance d’une guerre nucléaire – une guerre qui, comme le président Eisenhower l’en avait averti, aurait détruit l’hémisphère Nord. Malgré cela, Kennedy refusa la proposition de Khrouchtchev d’un retrait public des missiles de Cuba et de Turquie ; seul le retrait de Cuba pouvait être public, afin de protéger le droit des États-Unis de placer des missiles aux frontières de la Russie ou à n’importe quel autre endroit de son choix.

Il est difficile de songer à une décision plus horrible dans l’Histoire − et celle-ci lui vaut toujours des louanges pour son sang-froid et son comportement d’homme d’État.

Dix ans plus tard, dans les derniers jours de la guerre israélo-arabe de 1973, Henry Kissinger, alors conseiller à la sécurité nationale du président Nixon, lançait une alerte nucléaire. L’objectif était de mettre en garde les Russes pour qu’ils n’interfèrent pas dans ses délicates manœuvres diplomatiques visant à assurer une victoire israélienne, mais une victoire limitée qui permettrait aux États-Unis de maintenir un contrôle unilatéral sur la région. Et ces manœuvres étaient en effet délicates. Les États-Unis et la Russie avaient conjointement imposé un cessez-le-feu, mais Kissinger avait secrètement informé les Israéliens qu’ils pouvaient passer outre. D’où la nécessité d’une alerte nucléaire pour faire peur aux Russes. Comme toujours, la sécurité des Américains n’était pas une priorité.

Dix ans plus tard, l’administration Reagan lançait des opérations pour sonder les défenses aériennes russes, par la simulation d’attaques aériennes et navales, ainsi que par une alerte nucléaire de haut niveau que les Russes étaient censés détecter. Ces actes ont été entrepris à une époque très tendue. Washington était en train de mettre en place, en Europe, des rampes de missiles stratégiques Pershing II qui pouvaient atteindre Moscou en cinq minutes. Le président Reagan avait aussi annoncé le programme d’initiative de défense stratégique (“Guerre des Etoiles”) que les Russes interprétèrent comme une arme de première frappe, une interprétation banale de ce que l’on entendait, des deux côtés, par défense anti-missile. Et d’autres tensions montaient aussi.

Évidemment, ces actes alarmèrent grandement la Russie qui, à la différence des USA, était assez vulnérable, et s’était vu plusieurs fois envahie et quasiment détruite. En 1983, cela a conduit à des craintes de guerre imminente. Des archives récemment publiées ont révélé que le danger a même été plus grave que les historiens ne le pensaient jusqu’à présent. Une étude de la CIA intitulée « La menace de guerre était bien réelle » a conclu que les services de renseignement américains pouvaient avoir sous-évalué les inquiétudes des Russes et la menace d’une frappe nucléaire préventive russe. Ces manœuvres ont « presque déclenché une attaque nucléaire préventive », selon un compte-rendu du Journal of Strategic Studies.

C’était même encore plus dangereux que cela, comme nous l’avons appris en septembre dernier lorsque la BBC a révélé qu’en plein milieu de ces évènements qui menaçaient la sécurité mondiale, les systèmes d’alerte avancée russes détectèrent l’arrivée d’un missile américain, entraînant le niveau d’alerte maximal du système nucléaire. Le protocole de l’armée soviétique exigeait une réponse nucléaire. Heureusement, l’officier de service, Stanislav Petrov, décida de désobéir aux ordres et de ne pas en référer à ses supérieurs. Il fut officiellement réprimandé. Grâce au non-respect de ses obligations, nous sommes encore en vie pour en parler.

La sécurité de la population n’était guère plus une priorité pour l’administration Reagan qu’elle ne l’avait été pour ses prédécesseurs. Et cela continue jusqu’à aujourd’hui, même en mettant de côté les nombreux accidents nucléaires quasi-catastrophiques survenus au cours des ans, dont nombre ont été passés en revue dans l’étude glaçante d’Eric Schlosser : Command and Control : Nuclear Weapons, the Damascus Accident, and the Illusion of Safety [Commandement et contrôle : armes nucléaires, l'accident de Damascus* et l'illusion de la sécurité]. En d’autres termes, les conclusions du général Butler sont difficilement contestables.

[*NdT : Fait référence à l'accident survenu en septembre 1980 au centre de lancement 374-7 de missiles balistiques Titan II implanté au nord de Damascus, petit village américain, situé dans le comté de Van Buren et l'état d'Arkansas. Lors d'une opération de maintenance, une douille de clé à douille en tombant d'une hauteur de 24 mètres avait perforé le premier étage d'un missile balistique porteur de tête nucléaire, le carburant avait pris feu et s'ensuivit une explosion qui projeta à plus de trente mètres à l'extérieur du centre la tête nucléaire W53 (9 mégatonnes) heureusement restée intacte.]

La survie à l’époque de l’Après Guerre froide

L’historique des actions et des doctrines postérieures à la guerre froide n’est guère plus rassurant. Chaque président se doit d’avoir une doctrine. La doctrine Clinton était contenue dans ce slogan : « multilatéral quand nous le pouvons, unilatéral quand nous le devons ». Au cours d’un témoignage au Congrès, la phrase « quand nous le devons » fut expliquée plus en détail : les Etats-Unis se permettent de recourir à « une utilisation unilatérale de leur puissance militaire » pour s’assurer « un accès sans contraintes aux marchés essentiels, aux ressources énergétiques et stratégiques ». Pendant ce temps, Stratcom [United States Strategic Command - Etat major stratégique dédié au renseignement et à la force de frappe nucléaire] à l’époque Clinton a publié une étude volumineuse intitulée « Les axes essentiels de la dissuasion post guerre froide », publiée bien après l’effondrement soviétique, alors que Clinton prolongeait le programme du président George H. W. Bush d’expansion de l’Otan vers l’est en violation des promesses faites au chef du gouvernenment soviétique Mikhail Gorbatchev – dont les conséquences se font sentir jusqu’à maintenant.
Cette étude du Stratcom s’inquiétait du « rôle des armes nucléaires dans la période post guerre froide ». Le point central de la conclusion est que les Etats-Unis doivent conserver le droit de lancer une attaque préventive, même contre un État non nucléaire. De plus, les armes nucléaires doivent toujours être prêtes car elles « projettent leur ombre sur toute crise ou conflit ». Elles étaient, pour ainsi dire, toujours utilisées comme une arme que l’on pointe mais avec laquelle on ne tire pas au cours d’un cambriolage (un point sur lequel Daniel Ellsberg a toujours insisté) Stratcom a même été jusqu’à conseiller que « les décideurs devraient s’abstenir d’être trop rationnels pour déterminer… ce que l’adversaire estime le plus ».

Simplement, tout doit être dans la ligne de mire. « Il est désavantageux de se représenter comme trop rationnels et maîtres de soi… Que les Etats-Unis puissent devenir irrationnels et rancuniers si ses intérêts vitaux sont en jeu devrait faire partie de l’image nationale que nous projetons ». Il est « de notre intérêt [pour notre attitude stratégique] que quelques éléments puissent paraître potentiellement hors de contrôle », présentant ainsi une menace permanente d’attaque nucléaire – une grave violation de la charte des Nations Unies, si l’on y prête attention.

Il est très peu question ici des nobles buts constamment proclamés, ni d’ailleurs de l’obligation imposée par le Traité de non-Prolifération de faire des efforts « de bonne foi » pour éliminer ce fléau de la Terre. Ce qui en ressort, c’est plutôt une adaptation du célèbre couplet d’Hilaire Belloc sur la mitrailleuse Maxim (pour citer le grand historien africain Chinweizu): « Quoi qu’il arrive, on a nous, la bombe atomique, et pas eux ».

Après Clinton, bien sûr, vint George W. Bush, dont la conception revendiquée de la guerre préventive était si large qu’elle comprenait l’attaque par le Japon en décembre 1941 de bases militaires américaines dans deux territoires outre-mer, à une époque où les militaristes japonais savaient pertinemment que les Forteresses Volantes B-17 sortaient à toute vitesse des chaînes de montage pour être déployées dans ces bases avec l’objectif de « détruire par le feu le cœur industriel de l’empire avec des attaques à la bombe incendiaire sur les grouillantes fourmilières de bambou qu’étaient Honshu et Kyushu. » C’était ainsi qu’étaient décrits les plans d’avant-guerre par leur architecte, le général de l’Air Force Claire Chennault, avec l’approbation enthousiaste du président Franklin Roosevelt, du secrétaire d’Etat Cordell Hull, et du chef d’état-major des armées le Général George Marshall.

Puis arrive Barack Obama, avec de belles paroles sur le projet d’abandonner des armes nucléaires – en même temps que des plans de dépenses de mille milliards de dollars pour l’arsenal nucléaire des États-Unis dans les trente années à venir, un pourcentage du budget militaire « comparable aux dépenses pour l’acquisition de nouveaux systèmes stratégiques dans les années 80 sous la présidence de Ronald Reagan », selon une étude du centre d’études James Martin pour la non-prolifération (Center for Nonproliferation Studies) à l’Institut d’études internationales de Monterey (Monterey Institute of International Studies). Obama n’a pas hésité non plus à jouer avec le feu pour obtenir un gain politique. Prenez par exemple la capture et l’assassinat d’Osama ben Laden par les Navy SEALs. Obama en parla avec fierté dans un important discours sur la sécurité nationale en mai 2013. Cela fut largement rapporté, mais en passant sous silence un paragraphe crucial.

Obama avait salué l’opération mais précisé que cela ne pouvait pas devenir la norme, car « Les risques furent énormes », avait-t-il déclaré. Les SEALs auraient pu être « piégés dans une fusillade prolongée. » Même si, par chance, cela n’arriva pas, « le coût pour nos relations avec le Pakistan et l’hostilité en retour parmi le public pakistanais pour avoir empiété sur leur territoire furent… majeurs. »

Ajoutons maintenant quelques détails. Les SEALs avaient pour ordre de se battre pour s’échapper s’ils étaient appréhendés. S’ils s’étaient retrouvés « piégés dans une fusillade prolongée», ils n’auraient pas été abandonnés à leur sort. Toute la puissance militaire américaine aurait été utilisée pour les dégager. Le Pakistan dispose d’une armée puissante et bien entraînée, très soucieuse de la souveraineté de l’Etat. Il possède aussi l’arme nucléaire et les spécialistes pakistanais sont inquiets de la possibilité d’infiltration de leur système de sécurité nucléaire par des éléments jihadistes. Ce n’est pas non plus un secret que la population a été désabusée et radicalisée par la campagne de terreur à base d’attaques de drones menée par Washington ainsi que par ses autres procédés.

Tandis que les SEALs étaient encore dans l’enceinte de la résidence de Ben Laden, le chef d’état-major pakistanais Ashfaq Parvez Kayani fut informé du raid et il ordonna à l’armée d’« intercepter tout avion non identifié, » en supposant qu’il devait venir d’Inde. Pendant ce temps, à Kaboul, le chef des armées américain, le général David Petraeus, avait ordonné aux « avions de répondre » si les Pakistanais « lancaient leurs avions de combat. » Comme l’a dit Obama, par chance le pire n’arriva pas, alors que cela aurait pu être assez vilain. Mais les risques avaient été pris sans inquiétude décelable. Ni commentaire ultérieur.

Comme le fit remarquer le général Butler, c’est presque un miracle que nous ayons pu échapper à la destruction jusqu’à maintenant, et plus nous tenterons le destin, moins il est probable que nous puissions espérer une intervention divine pour perpétuer ce miracle.

Noam Chomsky est professeur émérite au département de linguistique et de philosophie de l’Institut Technologique du Massachusetts [MIT : Massachusetts Institute of Technology]. Parmi ses livres publiés récemment figurent Hegemony or Survival (Dominer le monde ou sauver la planète), Failed States (Les états manqués : Abus de puissance et déficit démocratique), Power Systems (Comprendre le pouvoir), Occupy (Occupy) et Hopes and Prospects (De l’espoir en l’avenir). Son dernier livre, Masters of Mankind, sera prochainement publié chez Haymarket Books, qui rééditera aussi dans les années à venir douze de ses classiques dans de nouvelles éditions. Son site web est www.chomsky.info. Une version française est disponible ici : www.noam-chomsky.fr

Source : TomDispatch, traduction collective par les lecteurs du blog www.les-crises.fr

P.S. aide bienvenue si des personnes ont du temps pour coordonner un travail de suivi et de traduction des articles de Chomsky dans les mois qui viennent… Me contacter

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Vidéo : Hiroshima, la véritable histoire

Soixante-dix ans après la déflagration d’Hiroshima, une enquête de grande ampleur replace la vérité historique aux avant-postes et révèle d’étonnants témoignages. Un regard neuf sur un événement qui a provoqué tant d’aveuglement.

Les noms sont entrés dans la mémoire collective, et ils résonnent encore de manière macabre. Le projet atomique américain s’appelait “Manhattan Project”, la bombe “Little Boy”, et l’avion qui a ouvert sa soute “Enola Gay”. Le 6 août 1945, sur ordre du président Truman, un bombardier B-29 largue sur Hiroshima la première arme nucléaire jamais utilisée lors d’une guerre. “Il y eut un anneau de feu rouge et aveuglant. Je ne devrais pas le dire, mais c’était magnifique”, dit aujourd’hui un des survivants. “L’aube d’une ère nouvelle”, assurent certains scientifiques. 80 000 Japonais paient sur le champ ce basculement de l’histoire de l’humanité. Si, bien entendu, les suites immédiates et dantesques de l’explosion sont l’épicentre du documentaire, elles n’en constituent pas l’unique objet. Grâce à la révélation d’étonnants secrets, Hiroshima, la véritable histoire dissipe les écrans de fumée qui ont détourné le monde de la réalité des faits.

Cette investigation ambitieuse éclaire aussi bien les motivations réelles des Américains que les conséquences sociales, sanitaires et environnementales du désastre. Little Boy était-elle un “mal nécessaire” pour forcer les Japonais à capituler ? Hiroshima démontre que le pays de l’empereur Hirohito avait de toute façon déjà perdu la guerre et s’apprêtait à négocier. Les objectifs de Truman étaient autres : tester in vivo l’efficacité de la bombe et devancer les Russes dans la course à l’armement. Même duplicité après la seconde explosion atomique (Nagasaki, le 9 août) : les Américains font des études scientifiques mais ne soignent personne. Le quotidien des irradiés est occulté : considérés comme des pestiférés, ils doivent subir l’emprise rapace des mafias japonaises et la désagrégation des rapports humains. Dans le même temps, aux États-Unis, une propagande gouvernementale massive tente de rendre populaire le recours au nucléaire. Bénéficiant d’images d’archives inédites et de documents confidentiels, le film de Lucy van Beek met en avant de nombreux témoignages, notamment japonais (experts, agents secrets, survivants). Les souvenirs et les histoires individuelles qu’ils esquissent aboutissent tous au même constat : les ondes de choc d’Hiroshima n’ont pas encore disparu.

Un remarquable documentaire, riche en témoignages poignants, d’où ressort une scène bouleversante…

La scène est surréaliste. Choquante, franchissant allègrement les limites de l’indécence. Nous sommes en 1954. Dans une Amérique pro-nucléaire qui organise même le concours de “Miss bombe atomique”, Kiyoshi Tanimoto, un survivant d’Hiroshima de 36 ans venu lever des fonds au pays de l’Oncle Sam, en compagnie de femme et enfants, est exhibé star d’un soir dans This is your life (C’est votre vie), une émission de divertissement, présentée par Ralph Edwards, qui fait les beaux jours de NBC entre 1951 et 1962.

Les producteurs lui organisent une rencontre surprise, à la “Sacré soirée“, avec un invité mystérieux. Lorsque la porte s’ouvre le Japonais découvre Robert Lewis, co-pilote de l’Enola Gay, l’avion B-29 qui a largué la bombe nucléaire, à qui il n’a d’autre choix que de serrer la main. Interdit mais contraint de faire bonne figure, Kiyoshi porte un regard hébété, empli d’une profonde tristesse qui soulève le coeur. La caméra américaine ne s’y attarde d’ailleurs pas…

Et même soixante-dix ans après, l’image s’inscrit comme une blessure supplémentaire infligée au nom de la société du spectacle. Un documentaire qui remplit parfaitement un devoir de mémoire, primordial, à ne surtout pas rater.

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Vidéo : La face cachée d’Hiroshima

La catastrophe de Fukushima éclaire d’un jour nouveau l’histoire du nucléaire : le Japon a été deux fois victime de l’atome, à 66 ans d’intervalle. Le 6 août 1945 : la première bombe atomique de l’Histoire détruit une ville entière en quelques secondes. Avec la bombe au plutonium lâchée sur Nagasaki 3 jours plus tard, l’humanité entre dans l’ère nucléaire. L’histoire officielle, écrite après-guerre par les autorités américaines, est celle du “Mal nécessaire” : il fallait utiliser la bombe pour terminer la guerre. Mais derrière la version des manuels scolaires et des films de propagande se cache une autre histoire.

“La Face cachée de Hiroshima” revient sous un angle inédit sur les premières explosions atomiques de l’Histoire de l’humanité, Hiroshima et Nagasaki. Il propose une immersion historique saisissante depuis les coulisses du Projet Manhattan jusqu’aux recherches secrètes menées au Japon, pendant plusieurs décennies, sur les effets de l’irradiation.
Le fil conducteur est l’histoire fascinante des scientifiques qui ont conçu la bombe nucléaire dans le plus grand secret, en concluant un pacte avec les militaires et les industriels, une relation qui va mener le monde au feu atomique. Ce film d’investigation raconte l’entrée du monde dans l’ère nucléaire en se basant sur une collection unique d’archives américaines et japonaises.

Source: http://www.les-crises.fr/pourquoi-la-securite-nationale-na-rien-a-voir-avec-la-securite-par-noam-chomsky/