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“Joffrin, l’histoire et les tyrans”, par Jacques Sapir

Thursday 28 January 2016 at 00:01

Source : Liberation, Laurent Joffrin, 20-01-2016

EDITO La gauche a oublié de se battre. Ou bien si elle l’a fait, elle s’y est prise comme un manche. Bien sûr, la montée en puissance des «intellos réacs» a des causes sociales et politiques profondes. La crainte de la mondialisation, la peur de l’immigration, le besoin de repères et d’autorité, les incertitudes de la modernité technologique et marchande : là sont les racines de la «Réac Academy». Dans des registres très différents, le succès d’un Finkielkraut ou celui d’un Zemmour, plébiscités par une opinion inquiète, a coïncidé avec l’ascension de la droite dure ou de l’extrême droite, qu’ils ont accompagnée, et parfois favorisée. Mais enfin, quelle cécité, quelle maladresse, quelle rigidité dans la gauche intellectuelle !

Il faut se souvenir, à l’origine, de la condescendance gênée, de l’afféterie arrogante avec laquelle le bouquin de Lindenberg, si prémonitoire, a été accueilli. Le livre est-il assez épais, assez farci de références ? L’auteur est-il assez titré ? N’est-ce pas un peu journalistique ? Et puis cette idée de faire une liste ! Cela rappelle les pires souvenirs… Et, enfin, s’attaquer à saint Houellebecq, alors l’idole du Paris branché ! Comme si le fait d’être un bon écrivain immunisait contre toute remise en cause politique. Lindenberg disait qu’une révolution conservatrice commençait. On ne l’a pas écouté. Pour avoir pris le relais, dans l’Obs ou dans Libé, on se souvient personnellement des leçons de morale reçues à l’époque, alors que l’évidence d’une dérive nationaliste crevait les yeux.

Si les intellos réacs tiennent aujourd’hui le haut du pavé, ils le doivent aussi à la gauche. Dans l’ancien camp progressiste, les uns ont été victimes d’une sourde attraction. Mettre en avant l’identité, l’autorité, l’héritage, la tradition, la laïcité vue comme une machine à éradiquer les différences et à dézinguer l’islam, c’était déjà la pente d’un certain chevènementisme, d’un souverainisme de gauche dont une bonne partie allait passer avec armes et bagages, tel Florian Philippot, au Front national, ou Natacha Polony au Figaro et dans la mouvance d’un Nicolas Dupont-Aignan, ou encore Jacques Sapir, dédié au projet une alliance antieuropéenne et rouge-brune. Mais ce n’est pas l’essentiel. Le reste de la gauche a négligé les sujets qui la gênaient. Pour certains, parler d’identité, d’immigration, de nation, de drapeau, c’était l’antichambre du fascisme ou, pire, du sarkozysme… Alors que sur tous ces points, une réponse de gauche existait, qu’on n’a pas su mettre en avant. La question de l’identité, maître mot de cette pléiade au talent médiatique réel, méritait mieux que des anathèmes. De ces débats, on s’est souvent détourné en se pinçant le nez, alors même que le bon peuple, inquiet pour la France qu’il avait connue, méritait tout de même une réponse. A l’identité «malheureuse» de Finkielkraut, le plus souvent immobile, passéiste, figée dans la nostalgie d’un âge d’or mythologique, il fallait évidemment opposer la vraie identité de la France, qui comporte dans son histoire suffisamment d’exemples progressistes depuis la Révolution française, en passant par la Commune, révolte sociale et patriotique, l’affaire Dreyfus ou le Front populaire, pour donner de la France, celle de la révolte et de la liberté, celle du drapeau tricolore des révolutionnaires de 1791, de Lamartine ou de Jean Moulin, un visage ouvert et tourné vers l’avenir, tout en parlant aux profondeurs d’un peuple qui croit toujours à la République, comme il l’a récemment montré dans le drame terroriste.

L’immigration ? Là aussi, les uns se sont mis à raser les murs en refusant de voir que l’accueil nécessaire des damnés de la planète poserait tout de même quelques problèmes d’intégration et de cohabitation dans les quartiers difficiles. Les autres ont réclamé, sans y avoir même réfléchi sérieusement, une ouverture totale des frontières qui n’est pratiquée nulle part à la surface du globe et qu’aucun gouvernement, le plus à gauche soit-il, n’a jamais pratiquée. Il fallait assumer l’accueil, à rebours de l’opinion, comme l’a fait cet été Angela Merkel pendant que le gouvernement français se mettait aux abonnés absents. Mais il fallait aussi assumer sa régulation, au lieu de s’évader, telle la gauche de la gauche ou certains écologistes, dans des palinodies inconséquentes teintées d’un humanisme hors-sol ignorant délibérément la situation des couches populaires, qui supportent l’essentiel des difficultés.

L’idée de progrès enfin, cible seconde mais décisive des intellos réacs, confits de déclinisme et de décadentisme, a été mal défendue. Il fallait évidemment en relever la bannière, au lieu de communier dans la déploration générale sur la mondialisation, qui comporte d’extrêmes duretés, mais qui porte en avant la technologie, le niveau de vie, qui sort de la misère des centaines de millions d’individus que trente ans de tiers-mondisme avaient laissés dans la stagnation. A force de dire que tout va mal en ce bas monde, l’opinion finit par le croire et réclame la protection des frontières, des nations et des lois. Il y avait une autre manière de parler du futur que d’en faire un film d’horreur. Sans optimisme historique, sans foi dans l’humanité, dans le savoir, dans la liberté, la gauche n’existe plus.

Laurent Joffrin Directeur de la publication de Libération

Source : Liberation, Laurent Joffrin, 20-01-2016

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Joffrin, l’histoire et les tyrans

Source : Russeurope, Jacque Sapir, 24-01-2016

Monsieur Joffrin s’exerce aux leçons de politiques. Dans un éditorial, « La gauche larguée face à la «Réac Academy», publié le 20 janvier, il s’essaye aux leçons de politiques et de morale[1]. L’effort est méritoire, mais le résultat calamiteux. Mais, quand on veut donner des leçons, il vaut mieux maitriser son sujet. Et de cela, Monsieur Joffrin en est loin. Cela ne semble pas l’émouvoir ; et pour cause. Il ne s’agit pas ici d’analyse ou d’effort réel pour comprendre la situation. Monsieur Joffrin parle le bobo pour les bobos.

 La guerre est finie

Notre éditorialiste ignore manifestement que la guerre est finie. Peut-être qu’au lieu d’écrire il eut mieux fait de voir le beau film d’Alain Resnais qui porte ce titre.

Cette guerre, c’est bien entendu celle de 1914-1918, celle que George Brassens disait dans une célèbre et ironique chanson préférer[2], mais aussi celle de 1939-1945. Les deux sont liées bien entendu. Les conséquences de la guerre totale, menée entre 1914-1918, expliquent à bien des égards le contexte des années 1920 et 1930. Le Nazisme n’est ainsi pas compréhensible sans une analyse de la violence de masse et de ses conséquences tant politiques que psychologiques sur les sociétés européennes. C’est pourquoi toutes les comparaisons entre la situation actuelle et celle des années 1930 sonnent faux. Ceux qui s’y livrent réfléchissent comme des miroirs et résonnent comme des tambours, les tambours d’une posture qui se veut héroïque et qui n’est que ridicule.

Il en est ainsi de cette tarte à la crème insipide sur la soi-disant « alliance rouges-bruns ». Le terme est directement issu des débats de la fin des années 1920 en Allemagne. Il fut notamment utilisé pour décrire la « tendance » au sein du NSDAP (le parti Nazi) des frères Strasser et les (distantes) sympathies de certains des dignitaires (Himmler et Goebbels) pour l’Union soviétique. Or de ce contexte, ce terme est vide de sens. C’est en particulier le cas aujourd’hui. Ni le Front National (et c’est bien heureux) ni l’extrême-gauche ne communient dans une même haine pour les institutions (que tous acceptent à des degrés divers) et dans une même fascination pour la violence.

En fait, non seulement la guerre unique en réalité de 1914 à 1945, et dont la période de 1918 à 1930 ne constitua en réalité qu’une trêve, est bien finie, mais les guerres de la décolonisation, celle d’Indochine et celle d’Algérie en ce qui concerne la France sont aussi révolues. Ce n’est pas simplement le fait du temps qui passe inexorablement. Le contexte politique a changé, conduisant à de nouveaux affrontements et de nouvelles menaces. Ce qui est grotesque et pathétique dans la position des bobos dont Joffrin est indiscutablement un idéologue, même s’il est loin d’être le seul, c’est de vouloir imiter les postures de résistants célèbres dans des références, explicites ou implicites, aux combats de ces années là. Mais il est vrai que l’imitation évite de penser le monde actuel. Nos pseudo-résistants ne sont en vérité que des flemmards de la pensée.

 De nouveaux combats s’annoncent

Si l’on veut donner des leçons de politique, il faut les fonder sur une analyse de la situation. Une première caractéristique de celle-ci est que la place des nations européennes a fondamentalement changé depuis maintenant près de trente ans. Dans les années 1930 les pays d’Europe occidentale se disputaient la prééminence du monde avec les Etats-Unis. La crise de 1929 correspond au processus de réalisation de l’hégémonie étatsunienne, et à la contradiction qu’il existait à l’époque entre la représentation du monde par ces élites (qui restaient en partie gagnée à l’isolationnisme) et la réalité de la puissance tant économique et financière que militaire. Depuis 1945, nous sommes entrés de plain pied dans un monde largement dominé par les Etats-Unis. Aujourd’hui, en fait depuis le début du XXIème siècle, cette hégémonie tend à s’éroder[3]. Une des conséquences de cet état de fait est la montée de nouvelles puissances, la Chine, l’Inde, et l’ouverture d’un espace politique permettant à diverses nations de recouvrer leur souveraineté. Mais, en Europe, le combat pour la souveraineté des peuples se double d’un combat pour la démocratie, ce que laissait prévoir les suites du référendum de 2005 sur le projet de Constitution européenne[4] et ce qu’a confirmé l’affrontement antre la Grèce et les institutions européennes.

En juin 2014, candidat du groupe de la Gauche Unitaire Européenne à la présidence du Parlement Européen, Pablo Iglesias, le responsable de PODEMOS, justifiait ces choix politiques et stratégiques en ces termes : « la démocratie, en Europe, a été victime d’une dérive autoritaire (…) nos pays sont devenus des quasi-protectorats, de nouvelles colonies où des pouvoirs que personne n’a élus sont en train de détruire les droits sociaux et de menacer la cohésion sociale et politique de nos sociétés ». Car nous en sommes là. La dérive autoritaire que l’on peut constater tant en France que dans les autres pays européens, est justifiée et mise en œuvre dans des cadres de relations quasi-coloniales dont l’Union européenne sert de vecteur. Monsieur Jean-Claude Juncker l’a clairement dit : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens »[5].

Les dirigeants européens reprennent consciemment le discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague : la fameuse théorie de la souveraineté limitée. Ils affectent de considérer les pays membres de l’Union européenne comme des colonies, ou plus précisément des « dominion », dont la souveraineté serait soumise à la métropole[6]. Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole. L’Union européenne constitue donc un système colonial sans métropole et en fait n’est qu’un colonialisme par procuration. Derrière la figure d’une Europe soi-disant unie, mais qui est aujourd’hui divisée dans les faits par les institutions européennes, on discerne la figure des Etats-Unis.

Les combats d’aujourd’hui s’enracinent dans cette réalité. Mais, ignorant cette dernière, vous ne pouvez, vous et vos semblables, que chercher à les défigurer. Vous ne pouvez donc pas comprendre le combat pour l’éducation de Natacha Polony, un combat pour que TOUTE la population ait accès à la culture et non pas seulement les enfants des privilégiés. Vous ne pouvez comprendre le combat de ces syndicalistes, qu’ils soient ouvriers ou paysans, qu’ils défendent les fonctionnaires ou les employés, et qui ont compris, ou qui sont en train de comprendre, que leur combat ne pourra aboutir qu’une fois que nous aurons recouvré notre souveraineté. Ces combats prennent des formes et des médiations qui sont naturellement différentes de celles héritées de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Mais, ces combats sont ceux, toujours recommencés, ou la lutte pour la défense des conditions d’existence se mélange indissolublement avec la lutte pour la construction de la souveraineté.

 Paix entre nous et mort aux tyrans

Mais, dans le même temps, cette tentative à deux niveaux de faire passer les pays européens sous la coupe d’un pouvoir colonial qui ne dit pas son nom, et de faire passer après cette Europe asservie sous la coupe de la puissance américaine par le biais du Traité de Libre Echange Transatlantique, a engendré une des crises les plus profondes et les plus polymorphes que nous ayons connues. La crise, Monsieur Joffrin, qui dure depuis son déclenchement de 2007, et qui a muté de crise du financement de l’immobilier en une crise générale affectant l’ensemble des pays, est la première crise de cette « mondialisation »[7] que vous vous acharnez à croire heureuse.

Cette « mondialisation », vous concédez qu’elle puisse engendrer bien des malheurs, baste, il faut bien montrer aux « sans dents » que vous n’êtes pas sans cœur, mais c’est pour ajouter immédiatement après qu’elle : « porte en avant la technologie ». Tout à votre fureur obscurantiste qui vous fait pourchasser « l’intello réac » à chaque tournant de votre plume, ce que vous ne manquez pas de faire au prix de raccourcis douteux, d’approximations hasardeuses, et de dénonciations calomniatrices, vous ne vous rendez même pas compte que d’une part vous identifiez technique et technologie, suivant ainsi un « américanisme » révélateur, et que d’autre part vous reprenez la vielle antienne, elle tout à plein réactionnaire et scientiste, d’un monde qui ne serait conduit que par le progrès technique.

Alors, ne nous étonnons pas de ne pas trouver mot sous votre plume de ce gouvernement qui se prétend socialiste alors qu’il met en œuvre une politique, qui elle, est bien de droite ; de même n’y trouvera-t-on pas de référence à l’Union européenne, ce corps d’institutions qui s’est proclamé « Europe » dans un parfait hold-up sur les symboles, et que nos ouvriers et nos paysans sont parfaitement capables d’identifier – eux – comme la cause de bien de leurs maux.

Votre imaginaire en est resté à la seule notion du changement technique. Mais, en réalité, il ne voit que cela. En fait, c’est l’une des figures de la disparition du politique que vous nous entonnez là. Cette figure va d’ailleurs de paire avec l’évocation accablée des malheurs du temps auquel la technique, et son conjoint le progrès, n’ont pu encore remédier. Mais, cette disparition du politique dont vous vous faites l’écho, que ce soit consciemment ou « à l’insu de votre plein gré », elle porte en elle la fin de la démocratie et elle vous inscrit parmi ceux qui pensent qu’ils « savent mieux » que le commun des mortels, et que cela leur donne un droit, un droit technique bien sûr mais tout aussi antidémocratique que l’ancien « droit divin », de régenter leurs vies. La fin du politique a toujours été une aspiration des « puissants », une volonté de masquer la froide réalité de la domination. Elle vous classe définitivement parmi les défenseurs et les thuriféraires de la Tyrannie.

Vous avez donc fait votre choix, et c’est celui du « 1% » de la population, ce 1% qui accumule aujourd’hui les ressources et le pouvoir, contre les 99% restants. Ce 1% qui peut d’ailleurs se payer toutes les plumes mercenaires dont il a besoin. Mais faites attention. Ce 1% vous méprise tout comme il vous utilise. Il se pourrait bien qu’un jour il se décide à tirer l’échelle, vous laissant alors seul et éberlué, n’ayant d’autre recours que de crier comme le valet de Don Juan, « mes gages, mes gages ».

A cela il n’est qu’un réponse possible, celle qui reprend ce vieux slogan du mouvement ouvrier et républicain et qui dit : « Paix entre nous et mort aux tyrans ».

[1] Joffrin L., « La gauche larguée face à la «Réac Academy», éditorial posté sur l’édition électronique de Libération le 20 janvier, http://www.liberation.fr/france/2016/01/20/la-gauche-larguee-face-a-la-reac-academy_1427830

[2] http://www.chartsinfrance.net/Georges-Brassens/id-100217101.html

[3] Sapir J., Le Nouveau XXIè Siècle, le Seuil, Paris, 2008

[4] Sapir J., La fin de l’euro-libéralisme, Le Seuil, Paris, 2006

[5] AFP cité par le Point, « Grèce, la ‘provocation’ de Jean-Claude Juncker », publié le 13/12/2014, http://www.lepoint.fr/monde/juncker-veut-des-visages-familiers-a-athenes-13-12-2014-1889466_24.php

[6] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016

[7] Sapir J., La Démondialisation, Le Seuil, Paris, 2011.

Source : Russeurope, Jacque Sapir, 24-01-2016


Source: http://www.les-crises.fr/joffrin-lhistoire-et-les-tyrans-par-jacques-sapir/


[Recommandé] Le stratège de la terreur : des dossiers secrets révèlent la structure de l’État islamique, par Christoph Reuter

Wednesday 27 January 2016 at 01:59

Un article majeur sur Daech – merci aux volontaires pour la traduction !

On regardera, comme d’habitude, les choses avec recul, en particulier la seconde partie

Source Spiegel.de, le 18 avril 2015

Un officier irakien a planifié la prise de contrôle de la Syrie par l’État islamique. SPIEGEL a obtenu un accès à ses documents en exclusivité. Ils décrivent une organisation animée par un fanatisme religieux de façade, mais qui est en réalité froidement calculatrice.

Distant, poli, prévenant, extrêmement vigilant, réservé, malhonnête, énigmatique, malveillant. Se remémorant leur rencontre avec lui qui remontent à plusieurs mois, les rebelles nord-syriens évoquent un homme aux multiples facettes. Mais ils s’accordent sur une chose : « Nous n’étions jamais sûrs de savoir à qui nous avions affaire. »

En fait, pas même ceux qui ont tiré sur lui et l’ont tué après un bref échange de coups de feu dans la ville de Tal Rifaat un matin de janvier 2014, ne connaissaient la véritable identité de cet homme de grande taille qui approchait la soixantaine. Ils ne savaient pas qu’ils avaient tué le chef stratégique du groupe autoproclamé « État islamique » (EI). Ce fut le résultat d’une rare mais fatale erreur de calcul commise par le brillant stratège. Les rebelles locaux placèrent le corps dans un réfrigérateur, dans lequel ils avaient l’intention de l’enterrer. Ils l’en ressortirent seulement après s’être rendu compte de l’importance de cet homme.

Le véritable nom de cet irakien dont la rudesse des traits était adoucie par une barbe blanche était Samir Abd Muhammad al-Khlifawi. Mais personne ne le connaissait sous ce nom. Même son pseudonyme le plus utilisé, Haji Lakr, n’était pas connu de tous. Mais cela faisait précisément partie du plan. Cet ancien colonel du renseignement dans l’armée de l’air de Saddam Hussein tirait les ficelles de l’EI depuis des années. D’anciens membres de l’organisation l’avaient à plusieurs reprises mentionné comme l’un de ses leaders. Son rôle n’avait cependant jamais été clairement établi.

Mais à sa mort, le concepteur de l’État islamique laissa derrière lui ce qu’il avait voulu garder strictement confidentiel : le projet de cet État. Il s’agit d’un dossier, rempli d’organigrammes manuscrits, de listes et de programmes, qui décrivent la façon d’assujettir un pays progressivement. SPIEGEL a obtenu l’accès exclusif à ces 31 pages, dont plusieurs sont restées collées entre elles. Elles révèlent une structure à plusieurs niveaux et des directives opérationnelles, dont certaines déjà testées et d’autres nouvellement conçues pour s’adapter à l’anarchie régnant dans les zones sous contrôle rebelle. En un sens, ces documents constituent le code source de l’armée terroriste la plus efficace de l’histoire moderne.

Jusqu’à présent, une grande partie de l’information sur l’EI provenait des combattants déserteurs et de données internes à l’administration de l’EI saisies à Bagdad. Mais tout ceci ne constituait pas une explication suffisante de l’ascension fulgurante de cette organisation jusqu’à une telle domination, avant que les frappes aériennes de la fin de l’été 2014 ne mettent un coup d’arrêt à sa marche triomphale.

Pour la première fois, les documents de Haji Bakr permettent de déterminer comment s’organise le commandement de l’EI et quel rôle y jouent les hauts responsables déchus du gouvernement de l’ancien dictateur Saddam Hussein. Et surtout, ils montrent comment la planification de la prise de contrôle du nord de la Syrie à d’abord rendu possible la progression de l’organisation en Irak. De plus, des mois de recherches effectuées par SPIEGEL en Syrie, ainsi que de nouveaux documents récemment découverts, auxquels SPIEGEL a eu accès en exclusivité, montrent que les instructions de Haji Bakr ont été méticuleusement exécutées.

Les documents de Bakr ont été longtemps cachés dans la minuscule annexe d’une maison dans la région des combats au nord de la Syrie. Leur existence fut d’abord signalée par un témoin oculaire qui les avait vus dans la maison de Haji Bakr peu de temps après sa mort. En avril 2014, une seule page du document a été exfiltrée en Turquie où SPIEGEL a pu l’étudier pour la première fois. Ce n’est qu’en novembre 2014 qu’il a été possible de se rendre à Tal Rifaat pour examiner l’ensemble des pages manuscrites.

Ce document est une ébauche établie par Haji Bakr, d’une structure possible de l’administration de l’EI.

« Notre plus grande crainte était que ces plans puissent tomber entre de mauvaises mains et ne soient jamais divulgués », dit l’homme qui a gardé les notes de Haji Bakr après les avoir tirées d’un monceau de boîtes et de couvertures. Cet homme, craignant les escadrons de la mort de l’EI, souhaite rester anonyme.

Le schéma directeur

L’histoire de cet ensemble de documents commence à une époque où peu de gens avaient entendu parler de l’« État islamique ». Quand Haji Bakr, de nationalité irakienne, voyagea en Syrie comme membre d’une minuscule avant-garde fin 2012, il avait un plan apparemment absurde : l’EI s’emparerait d’autant de territoires que possible en Syrie. Ensuite, utilisant ce pays comme tête de pont, il envahirait l’Irak.

Bakr avait élu résidence dans une maison discrète de Tal Rifaat, au nord d’Alep. Le choix de cette ville était judicieux. Dans les années 80, beaucoup de ses habitants l’avaient quittée pour aller travailler dans les États du Golfe, essentiellement en Arabie saoudite. Quand ils sont revenus, certains s’étaient forgé des convictions radicales et des contacts. En 2013, Tal Rifaat allait devenir le bastion de l’EI dans la province d’Alep, où seraient basés des centaines de combattants.

C’est là que le « Seigneur de l’ombre », comme certains l’appelaient, esquissa la structure de l’État islamique, y compris jusqu’à l’échelon local, compila des listes concernant l’infiltration progressive des villages et décida qui allait superviser qui. À l’aide d’un stylo à bille, il dessina sur des feuilles de papier les chaînes de commandement de l’appareil de sécurité. C’est probablement une coïncidence, mais ce papier à lettres provenait du ministère syrien de la Défense et portait l’en-tête du département en charge du logement et du mobilier.

Ce que Bakr a mis sur le papier, page après page, avec des encadrés délimitant soigneusement les responsabilités individuelles, n’était autre qu’un programme pour une prise de pouvoir. Ce n’était pas une proclamation de foi, mais un plan technique précis pour un « service secret de l’État islamique — un califat gouverné par une organisation qui ressemblait à la célèbre Stasi, le service de renseignement est-allemand.

Graphique : Une image numérique de l’organigramme de l’État islamique de Haji Bakr.

Ce projet a été appliqué avec une précision étonnante au cours des mois suivants. Le plan commençait invariablement de la même façon : le groupe recrutait des partisans sous le prétexte d’ouvrir un bureau pour la da’wa, un centre de mission islamique. Parmi ceux qui venaient écouter les conférences et suivre des cours sur la vie islamique, un ou deux hommes étaient sélectionnés et recevaient pour consigne d’espionner leur village et d’obtenir toute une série d’informations. Dans ce but, Haji Bakr rédigeait des listes telles que celle-ci :

Faire la liste des familles influentes.

Désigner les individus influents dans ces familles.

Découvrir leurs sources de revenus.

Trouver le noms et la taille des brigades (rebelles) dans le village.

Découvrir le nom de leurs chefs, qui contrôle les brigades et quelle est leur orientation politique.

Découvrir leurs activités illégales (selon la charia), qui pourraient être utilisées pour les faire chanter si nécessaire.

On demandait aux espions de noter si quelqu’un était un délinquant ou un homosexuel, ou encore avait une liaison secrète, afin d’avoir des munitions pour un éventuel chantage. « Nous nommerons les plus intelligents cheikhs de la charia », avait noté Bakr. « Nous les formerons pendant un certain temps avant de les déployer. » Il avait ajouté en post-scriptum que plusieurs « frères » seraient choisis dans chaque ville pour épouser les filles des familles les plus influentes, de façon à « infiltrer ces familles à leur insu ».

Les espions devaient découvrir tout ce qu’ils pouvaient dans les villes ciblées : qui y vivait, qui était aux commandes, quelles familles étaient religieuses, à quelle doctrine islamique elles appartenaient, combien de mosquées y avait-il, qui en était l’imam, combien de femmes et d’enfants avait-il et quel était leur âge. Il fallait se renseigner sur la teneur des sermons de l’imam, s’il était plus ouvert au soufisme ou à une variante mystique de l’Islam, s’il soutenait l’opposition ou le régime, quelle était sa position sur le djihad. Bakr voulait également des réponses à des questions comme : l’imam reçoit-il un salaire ? Si oui, qui le paie ? Qui le nomme ? Enfin : combien y a-t-il dans le village de farouches partisans de la démocratie ?

Les agents étaient censés jouer le rôle d’ondes sismiques envoyées pour débusquer les moindres recoins aussi bien les plus minuscules fissures que les failles séculaires de la société — en bref, toutes les informations qu’on pourrait utiliser pour diviser et soumettre la population locale. Dans les rangs des informateurs, on trouvait d’anciens agents de renseignements, mais aussi des opposants au régime qui s’étaient querellés avec l’un des groupes rebelles. Certains étaient de jeunes hommes et des adolescents qui avaient besoin d’argent ou qui étaient emballés par ce travail. La plupart des hommes sur la liste des informateurs de Bakr, comme ceux de Tal Rifaat, avaient tout juste vingt ans, mais certains n’avaient pas dépassé 16 ou 17 ans.

Les plans incluent des parties dédiées au financement, aux écoles, aux crèches, aux médias et aux transports. Mais il y a un thème central récurrent, qui est traité méticuleusement dans les organigrammes, les listes de responsabilités et les exigences de signalement : surveillance, espionnage, meurtre et enlèvement.

Pour chaque conseil provincial, Bakr avait prévu qu’un émir ou un commandant serait responsable des meurtres, des enlèvements, des snipers, de la communication et du cryptage, tandis qu’un autre émir superviserait les autres émirs — « au cas où ils ne feraient pas correctement leur boulot ». Le noyau de cet État religieux serait la mécanique démoniaque d’une structure de cellules et de commandos conçue pour propager la peur.

Depuis le tout début, le plan était d’avoir des services de renseignements opérant en parallèle, même au niveau des provinces. Un service de renseignements généraux relevait de « l’émir pour la sécurité » dans la région sous les ordres duquel se trouvaient les émirs adjoints pour chaque district. Un chef de cellules d’espionnage secrètes et un « directeur du service des renseignements et de l’information » rendaient des comptes à chacun de ces émirs adjoints. Les cellules d’espionnage au niveau local relevaient de l’émir adjoint du district. Le but était d’arriver à ce que tous se surveillent les uns les autres.

Un plan manuscrit montre les idées de Bakr sur l’instauration de l’État islamique.

Ceux qui devaient former les « juges de la charia à la collecte de renseignements » dépendaient également de l’émir du district, tandis qu’un département distinct d’« officiers de sécurité » était assigné à l’émir de la région.

La charia, les tribunaux, l’obligation de piété — tout ceci ne servait qu’un seul et unique but : la surveillance et le contrôle. Même le terme que Bakr utilisait pour désigner la conversion des musulmans authentiques, takwin, n’est pas un terme religieux mais technique, qu’on peut traduire par « mise en œuvre », un terme prosaïque employé en géologie ou dans le bâtiment. Il y a 1200 ans pourtant, le cheminement de ce mot avait eu sa brève heure de gloire. Les alchimistes chiites s’en servaient pour décrire la création de la vie artificielle. Au IXe siècle, dans son “Livre des Pierres”, le Perse Jabir Ibn Hayyan écrivait — en se servant d’une écriture et de codes secrets — à propos de la création d’un homoncule : « Le but est de tromper tous les hommes, hormis ceux qui aiment Dieu. » Cela peut aussi avoir été du goût des stratèges de l’État islamique, quoique le groupe perçoive les chiites comme des apostats ayant déserté le véritable Islam. Mais pour Haji Bakr, Dieu et les 1400 ans de foi en Lui n’étaient qu’un des nombreux modules qu’il avait à sa disposition et qu’il pouvait arranger à sa guise, afin de servir une cause supérieure.

Les débuts en Irak

On aurait dit que George Orwell servi de modèle pour cette engeance de surveillance paranoïaque. Mais c’était beaucoup plus simple que ça. Bakr était simplement en train d’adapter ce qu’il avait appris dans le passé : l’appareil de sécurité omniprésent de Saddam Hussein, dans lequel personne, pas même les généraux des services de renseignements ne pouvait être certain qu’il n’était pas espionné.

L’écrivain irakien expatrié Kanan Makiya a décrit dans un livre cette « République de la peur » comme un pays dans lequel n’importe qui pouvait tout simplement disparaître et dans lequel Saddam pouvait sceller son investiture officielle en 1979 en révélant une conspiration montée de toutes pièces.

Il y a une raison élémentaire pour laquelle il n’y a aucune mention dans les écrits de Bakr de prophéties en rapport avec l’établissement d’un État islamique prétendument décrété par Dieu : il croyait que les convictions religieuses fanatiques seules n’étaient pas suffisantes pour atteindre la victoire. Mais il croyait aussi profondément que la foi des autres pouvait être exploitée.

En 2010, Bakr et un petit groupe d’anciens officiers des renseignements irakiens ont fait d’Abu Bakr al-Baghdadi l’émir puis plus tard le « Calife », le dirigeant officiel de l’État Islamique. Ils pensèrent que Baghdadi, un prêtre instruit, donnerait une image religieuse au groupe.

Bakr était « un nationaliste, pas un islamiste », témoigne le journaliste irakien Hisham al-Hashimi, se rappelant l’ancien officier de carrière qui avait été en garnison avec le cousin d’Hashimi à la base aérienne de Habbaniya. Le « colonel Samir », comme Hashimi l’appelle, « était d’une grande intelligence, d’une grande fermeté d’âme et un excellent stratège ». Mais quand Paul Bremer, alors chef des autorités d’occupations des États-Unis à Bagdad, « a dissous l’armée par décret en mai 2003, il se retrouva au chômage, amer ».

Des milliers d’officiers sunnites bien entraînés furent privés de leurs moyens de subsistance d’un trait de plume. En agissant ainsi, l’Amérique créa ses ennemis les plus intelligents et les plus implacables. Bakr est entré dans la clandestinité et a fait la connaissance d’Abu Musab al-Zarqawi dans la province d’Anbar, à l’ouest de l’Irak. Zarqawi, Jordanien de naissance, avait auparavant dirigé un camp d’entraînement pour pèlerins terroristes internationaux en Afghanistan. A partir de 2003, il avait acquis une reconnaissance mondiale en tant que cerveau d’attaques contre les Nations Unies, les troupes américaines et les musulmans chiites. Il était même considéré comme trop radical par l’ancien dirigeant d’Al-Qaïda Oussama ben Laden. Zarqawi est mort dans une frappe aérienne des États-Unis en 2006.

Bien que le parti baas dominant en Irak fut laïque, au final les deux systèmes partageaient la conviction que le contrôle des masses devrait se trouver dans les mains d’une élite restreinte qui ne devrait avoir à répondre devant personne — parce qu’elle dirigerait au nom d’un plan supérieur légitimé ou par Dieu ou par la gloire de l’histoire arabe. Le secret de la réussite de l’État islamique réside dans la combinaison des contraires, les croyances fanatiques d’un groupe et les calculs stratégiques d’un autre.

Bakr devint progressivement un des chefs militaires en Irak et fut détenu de 2006 à 2008 au camp militaire américain de Bucca et à la prison d’Abu Ghraib. Il survécut aux vagues d’arrestations et d’exécutions menées par les unités spéciales américaines et irakiennes, qui menacèrent en 2010 l’existence même de ce précurseur de l’État islamique qu’était l’État islamique en Irak.

Pour Bakr et nombre d’anciens officiers hauts gradés, cela représentait une opportunité de ramener le pouvoir au sein d’un cercle nettement plus restreint de djihadistes. Ils utilisèrent leur temps au camp Bucca pour établir un large réseau de contacts. Mais les plus hauts dirigeants se connaissaient déjà depuis longtemps. Haji Bakr et un autre officier faisaient partie de la petite unité de services secrets rattachée à la division anti-aérienne. Deux autres leaders de l’État islamique étaient originaires d’une petite communauté de Turkmènes sunnites de la ville de Tal Afar. L’un deux était aussi un officier de haut rang des renseignements.

En 2010, l’idée d’essayer de vaincre militairement les forces du gouvernement irakien semblait dérisoire. Mais une puissante organisation clandestine prit forme à travers des actes de violence et de racket de protection. Quand la révolution contre la dictature du clan Assad explosa en Syrie voisine, les leaders de l’organisation flairèrent une opportunité. Fin 2012, particulièrement dans le nord, les forces gouvernementales autrefois toutes-puissantes avaient été défaites et expulsées. Des centaines de conseils locaux et de brigades rebelles avaient pris leur place, en un mélange anarchique dont personne ne pouvait tracer la structure. C’est cette situation de vulnérabilité que le groupe d’anciens officiers solidement organisé s’attelait à exploiter.

Les tentatives d’expliquer la rapide montée au pouvoir de l’État islamique varient suivant les sources. Les experts du terrorisme voient l’État islamique comme un rejeton d’Al-Qaïda et attribuent le manque d’attaques spectaculaires à ce jour comme un manque d’organisation. Les criminologues voient l’État islamique comme une société mafieuse cherchant à maximiser ses profits. Les chercheurs en sciences humaines attirent l’attention sur les déclarations apocalyptiques des services de communication de l’EI, sa glorification de la mort et la croyance de son implication dans une mission sacrée.

Mais les visions apocalyptique seules ne suffisent pas pour s’emparer de villes et de pays. Les terroristes ne fondent pas de pays et il est improbable qu’un cartel criminel génère suffisamment de passion parmi des partisans à travers le monde pour qu’ils soient disposés à abandonner leur vie pour voyager au « Califat » et éventuellement vers leur mort.

L’État islamique a peu en commun avec ses prédécesseurs comme Al-Qaïda, à part l’étiquette djihadiste. Il n’y a fondamentalement rien de religieux dans ses actions, sa planification stratégique, ses changements d’alliances sans scrupules et ses récits de propagande élaborés avec précision. La foi, même dans ses formes les plus extrêmes, n’est qu’un des nombreux moyens d’arriver à ses fins. La seule maxime constante de l’État islamique est l’expansion du pouvoir à n’importe quel prix.

La mise en œuvre du plan

L’expansion de l’EI a commencé avec une telle discrétion que beaucoup de Syriens, un an après, devaient réfléchir un moment avant de se rappeler quand les djihadistes avaient fait leur apparition parmi eux. Les bureaux de la da’wa qui avaient été ouverts dans de nombreuses villes du nord de la Syrie au printemps 2013 avaient l’air d’anodines officines missionnaires, guère différentes de celles que des œuvres caritatives musulmanes ont ouvert partout dans le monde.

Quand un bureau de la da’wa s’est ouvert à Raqqa, « tout ce qu’ils dirent était que nous étions frères, sans jamais dire un mot sur l’État islamique », rapporte un médecin qui a fui la ville. Au printemps 2013, une agence de la da’wa a également été ouverte à Manbij, une ville progressiste de la province d’Alep. « Au début je ne l’ai même pas remarquée », se rappelle un jeune militant des droits civiques. « Chacun avait le droit d’ouvrir ce qu’il voulait comme bureau. Nous n’aurions jamais suspecté qu’en dehors du régime quiconque puisse nous menacer. Ce n’est que lorsque les combats éclatèrent en janvier que nous avons appris que Daech » (acronyme arabe de l’EI) « avait loué plusieurs appartements où il pouvait stocker des armes et cacher ses hommes. »

La situation était similaire dans les villes d’Al-Bab, Atarib et Azaz. Début 2013, des agences de la da’wa furent aussi ouvertes dans la province avoisinante d’Idlib, dans les villes de Sermada, Atmeh, Kafr Takharim, Al-Dana et Salqin. Aussitôt qu’il avait identifié suffisamment « d’étudiants » qui pourraient être recrutés comme espions, l’EI accrut sa présence. À Al-Dana, des locaux supplémentaires furent loués, des drapeaux noirs hissés et des rues fermées à la circulation. Dans les villes où la résistance était trop importante ou celles où les partisans n’étaient pas en nombre suffisant, l’EI se retirait provisoirement. Au début, son mode opératoire était de s’étendre sans trop s’exposer à une résistance ouverte et d’enlever ou de tuer les « individus hostiles » sans avouer une quelconque implication dans ces abominables pratiques.

Les combattants eux-mêmes restèrent discrets au début. Bakr et l’avant-garde ne les avaient pas fait venir d’Irak, ce qui aurait pourtant été logique. En fait, ils avaient explicitement interdit à leurs combattants irakiens de venir en Syrie. Ils décidèrent aussi de ne recruter que très peu de Syriens. Au lieu de quoi, les chefs de l’EI choisirent l’option la plus compliquée : ils décidèrent de regrouper tous les éléments radicaux étrangers qui se rendaient dans cette région depuis l’été 2012. Des étudiants d’Arabie saoudite, des employés de bureau de Tunisie et des déscolarisés d’Europe, tous sans aucune expérience militaire, étaient censés composer une armée avec des Tchétchènes et des Ouzbek aguerris. Cette armée serait basée en Syrie sous commandement irakien.

Dès la fin 2012, des camps militaires avaient été établis dans plusieurs endroits. Initialement, personne ne savait à quel groupe ils appartenaient. Les camps étaient organisés de manière très stricte et les hommes provenaient de quantité de pays différents — et ne parlaient pas aux journalistes. Très peu d’entre eux étaient irakiens. Les nouveaux venus recevaient deux mois d’entraînement et étaient matraqués d’exercices pour devenir inconditionnellement obéissants au commandement central. L’organisation passait inaperçue et offrait également un autre avantage : malgré un départ inévitablement chaotique, ce qui en émergea furent des troupes d’une loyauté sans faille.

Les étrangers ne connaissaient personne hormis leurs camarades, ils n’avaient aucune raison de faire preuve de pitié et pouvaient être rapidement déployés à différents endroits. Ceci contrastait fortement avec les rebelles syriens qui se concentraient sur la défense de leurs villes de résidence, devaient s’occuper de leur famille et aider aux récoltes. À l’automne 2013, les registres de l’EI comptaient 2 650 combattants dans la seule province d’Alep. Sur le total, les Tunisiens en représentaient un tiers, suivis des Saoudiens, des Turcs, des Égyptiens et, en plus petit nombre, des Tchétchènes, des Européens et des Indonésiens.

Par la suite, les cadres djihadistes ont été désespérément dépassés en effectifs par les rebelles syriens. Toutefois, même si les rebelles se méfiaient des djihadistes, ils n’unirent pas leurs forces pour défier l’EI parce qu’ils ne voulaient pas courir le risque d’ouvrir un deuxième front. Néanmoins l’État islamique augmenta son pouvoir avec un simple stratagème : les hommes se montraient le visage toujours couvert d’un masque noir, ce qui non seulement les rendait terrifiants d’apparence mais signifiait aussi que personne ne pouvait savoir combien ils étaient en réalité. Quand des groupes de 200 combattants surgissaient, l’un après l’autre, dans cinq endroits différents, cela voulait-il dire que l’EI avait 1 000 hommes ? Ou 500 ? Ou juste un peu plus de 200 ? De surcroît, des espions veillaient à ce que la direction de l’EI fut constamment informée des points de faiblesse ou de division au sein de la population ou encore de conflit locaux, permettant ainsi à l’EI de se proposer comme une puissance de protection, afin de s’implanter dans la place.

La prise de Raqqa

Raqqa, autrefois ville de province endormie sur les rives de l’Euphrate, devait devenir le prototype de la conquête totale de l’EI. L’opération a commencé avec une certaine subtilité, avant de devenir de plus en plus brutale et, à la fin, l’EI l’a emporté sur des adversaires de plus en plus nombreux, en se battant à peine. « Nous n’avons jamais été très politiques », expliquait un médecin qui avait fui Raqqa pour la Turquie. « Nous n’étions pas très religieux et nous ne priions guère. »

Quand Raqqa est tombée aux mains des rebelles en mars 2013, un conseil municipal a vite été formé. Des avocats, des médecins et des journalistes se sont organisés. Des groupes de femmes ont été constitués. L’Assemblée de la jeunesse libre a été fondée, ainsi que le mouvement « Pour nos droits » et des dizaines d’autres initiatives. Tout semblait possible à Raqqa. Mais aux yeux de certains qui fuyaient la ville, cela marqua aussi le début sa chute.

Conformément au plan de Haji Bakr, la phase d’infiltration a été suivie par l’élimination de chaque leader ou opposant potentiel. La première victime a été le chef du conseil municipal, qui a été enlevé à la mi-mai 2013 par des hommes masqués. La deuxième personne à disparaître a été le frère d’un romancier connu. Deux jours plus tard, le dirigeant du groupe qui avait peint un drapeau révolutionnaire sur les murs de la ville s’est évaporé.

« Nous avions une idée de qui l’avait enlevé », explique un de ses amis, « mais plus personne n’osait faire quoi que ce soit ». Le système de terreur s’instaura progressivement. A partir de juillet, des dizaines, puis des centaines de personnes disparurent. Parfois on retrouvait leur corps, mais en général ils disparaissaient sans laisser de traces. En août, les chefs militaires de l’EI envoyèrent plusieurs voitures conduites par des kamikazes vers le quartier général des brigades de la ASL [Armée Syrienne Libre], les « Petits-fils du prophète » , tuant des dizaines de combattants et faisant fuir le reste. Les autres rebelles se contentaient de regarder. La direction de l’EI avait établi un réseau d’accords secrets avec les brigades afin que chacun pense que seuls les autres pouvaient être la cible d’attaques de l’EI.

Le 17 octobre 2013, l’État Islamique convoqua à une réunion tous les dirigeants civils, les religieux et les avocats de la ville. A ce moment-là certains pensaient qu’il pouvait s’agir là d’un geste de conciliation. Parmi les 300 personnes qui assistèrent à la réunion, deux seulement protestèrent contre la prise de contrôle en cours, les enlèvements et les meurtres commis par l’EI.

L’un des deux était Muhannad Habayebna, journaliste et militant pour les droits civiques bien connu dans la ville. On le trouva cinq jours plus tard, ligoté et exécuté d’une balle dans le crâne. Ses amis reçurent un courriel anonyme avec une photo de son cadavre. Le message se réduisait à une seule phrase : « As-tu de la peine pour ton ami maintenant ? » En quelques heures une vingtaine de chefs de l’opposition s’enfuirent en Turquie. La révolution était terminée à Raqqa.

Peu de temps après, les 14 chefs des principaux clans prêtèrent serment d’allégeance à l’émir Abu Bakr al-Baghdadi. Il y a même un film de la cérémonie. Il y avait là les cheikhs des mêmes clans qui avaient juré loyauté indéfectible au président syrien Bachar el-Assad à peine deux ans auparavant.

La mort de Haji Bakr

Jusqu’à la fin 2013, tout se déroulait selon le plan de l’État Islamique ou du moins selon celui de Haji Bakr. Le califat s’étendait de village en village sans guère rencontrer de résistance unifiée de rebelles syriens. En effet, les rebelles semblaient paralysés face au sinistre pouvoir de l’EI.

Mais quand les sbires de l’EI eurent brutalement torturé à mort un chef rebelle qui était un médecin apprécié, en décembre 2013, quelque chose d’inattendu survint : dans tout le pays des brigades syriennes — laïques ou appartenant au front radical al-Nosra — se sont liguées pour combattre l’État islamique. En attaquant l’EI partout en même temps, elles ont réussi à priver les islamistes de leur avantage tactique — celui de pouvoir déplacer rapidement des unités là où elles étaient le plus urgemment nécessaires.

En quelques semaines, l’EI a été chassé d’une grande partie du nord de la Syrie. Même Raqqa, la capitale de l’État islamique, était presque tombée, quand 1300 combattants de l’EI sont arrivés d’Irak. Mais ils ne se sont pas joints à la bataille. Ils ont plutôt employé une ruse, se rappelle le médecin qui a fuit. « Dans Raqqa, il y avait de si nombreuses brigades sur le terrain que personne ne savait exactement où se trouvaient les autres. Soudain, un groupe habillé en rebelles a commencé à tirer sur les autres rebelles. Ils se sont simplement tous enfuis. »

Une petite mascarade toute bête a aidé les combattants de l’EI à remporter la victoire : simplement remplacer leurs vêtements noirs par des jeans et des blousons. Ils ont fait la même chose dans la ville frontalière de Jerablus. Ailleurs et à plusieurs occasions, les rebelles ont capturé des conducteurs de véhicules-suicide de l’EI. Les conducteurs leur demandaient, surpris : « Vous êtes sunnites aussi ? Notre émir m’a dit que vous étiez des infidèles de l’armée d’Assad. »

Une fois achevée, l’image semble absurde : les instruments auto-proclamés de Dieu sur terre qui vont conquérir un futur empire temporel, mais avec quoi ? Avec des tenues de ninja, des ruses minables et des cellules d’espionnage camouflées en bureaux de missionnaires. Pourtant cela a marché. L’EI a gardé Raqqa et a réussi à reconquérir certains de ses territoires perdus. Mais c’est arrivé trop tard pour le grand architecte Haji Bakr.

Haji Bakr était resté à l’arrière dans la petite ville de Tal Rifaat, que l’EI contrôlait depuis longtemps. Mais quand les rebelles ont attaqué à la fin janvier 2014, il n’a pas fallu plus de quelques heures à la ville pour se diviser. Une moitié est restée sous la domination de l’EI, tandis que l’autre en a été libérée par l’une des brigades locales. Haji Bakr s’est trouvé coincé dans la mauvaise moitié. En outre, pour rester incognito, il n’avait pas voulu se rendre au quartier général, très bien gardé, de l’EI. Et c’est alors que le parrain du mouchardage a été mouchardé par un voisin. « Un cheikh de Daech vit à côté ! », cria-t-il. Un commandant local du nom d’Abdelmalik Hadbe et ses hommes se rendirent chez Bakr. Une femme ouvrit brusquement la porte et dit de but en blanc : « Mon mari n’est pas là. »

Mais sa voiture est garée devant, ont répliqué les rebelles.

A cet instant, Haji Bakr est apparut à la porte en pyjama. Hadbe lui ordonna de le suivre, sur quoi Bakr protesta qu’il voulait s’habiller. Non, répéta Hadbe : « Viens avec nous ! Immédiatement ! »

D’une souplesse surprenante pour quelqu’un de son âge, Bakr bondit en arrière et ferma la porte d’un coup de pied, selon les deux personnes qui ont assisté à la scène. Il se cacha ensuite sous l’escalier et cria : « J’ai une ceinture d’explosifs, je vais tous nous faire sauter ! » Il sortit ensuite avec une kalachnikov et se mit à tirer. Habde alors fit feu et tua Bakr.

Plus tard, lorsque ces hommes ont appris qui ils avaient tué, ils ont fouillé la maison, ramassé les ordinateurs, les passeports, des cartes SIM de téléphones mobiles, un appareil GPS et, plus important encore, des documents. Nulle part, ils n’ont trouvé de Coran.

Haji Bakr mort, les rebelles locaux ont arrêté et détenu sa femme que, plus tard, ils ont échangée contre des otages turcs à la demande d’Ankara. Les précieux papiers de Bakr sont restés dissimulés plusieurs mois dans une chambre.

La seconde cachette de documents

L’État de Bakr a continué à fonctionner même sans son créateur. La façon précise dont ses plans ont été appliqués — point par point — est confirmée par la découverte d’un autre dossier. Lorsque l’EI a été contraint d’abandonner rapidement son quartier général d’Alep en janvier 2014, ils ont essayé de brûler leurs archives, mais ils se sont heurtés à un problème similaire à celui qu’avait connu la police secrète de l’Allemagne de l’Est 25 ans plus tôt : ils avaient trop de dossiers.

Certains sont restés intacts et sont tombés aux mains de la brigade al-Tawid, le plus grand groupe rebelle d’Alep à l’époque. Après de longues négociations, le groupe a accepté de mettre les documents à disposition de Spiegel avec un droit exclusif de publication — tout sauf une liste d’espions de l’EI à l’intérieur d’al-Tawid.

Un examen des centaines de pages de documents révèle un système très complexe impliquant la surveillance de tous les groupes, y compris les membres de l’EI. Les archivistes djihadistes conservaient de longues listes mentionnant les informateurs qu’ils avaient installés dans telle ou telle brigade rebelle et milice gouvernementale. Il était même indiqué qui parmi les rebelles espionnait pour les services de renseignement d’Assad.

« Ils en savaient plus que nous, beaucoup plus », a déclaré le dépositaire des documents. On y trouvait les dossiers personnels de combattants, y compris les lettres détaillées de candidatures d’étrangers entrants, comme le Jordanien Abou Nidal Eysch. Ce dernier donnait la liste de ses contacts avec des terroristes, y compris leurs numéros de téléphone, et le numéro de dossier d’une affaire criminelle instruite contre lui. Ses passe-temps étaient également cités : la chasse, la boxe, la fabrication de bombes.

L’EI voulait tout savoir, mais en même temps, le groupe voulait tromper tout le monde sur ses buts véritables. Un rapport de plusieurs pages, par exemple, donne soigneusement la liste de tous les prétextes dont l’EI pourrait se servir pour justifier la prise de la plus grande minoterie du pays, au nord de la Syrie. Il comprenait, entre autres justifications, des détournements de fonds, des conduites impies de la part des ouvriers. La réalité — il fallait s’emparer de toutes les unités de production stratégiquement importantes, comme les boulangeries industrielles, les silos à grain et les génératrices, et envoyer leurs équipements à Raqqa, la capitale officieuse du califat — devait rester secrète.

Maintes et maintes fois les documents révèlent les conséquences des plans de Haji Bakr concernant la création de l’EI — par exemple encourager les mariages dans des familles influentes. Les dossiers d’Alep comprenaient également une liste de 34 combattants qui voulaient des épouses, en plus d’autres demandes pour leur vie quotidienne. Abu Luqman et Abu Yahya al-Tunis indiquaient par exemple qu’ils avaient besoin d’un appartement. Abu Suheib et Abu Ahmed Osama demandaient des meubles de chambre à coucher. Abu al-Baraa al Dimaschqi réclamait une aide financière, en plus d’un mobilier complet, tandis que Abu Azmi voulait une machine à laver entièrement automatique.

Changement d’alliances

Mais dans les premiers mois de 2014, un autre héritage de Bakr se mit alors à jouer un rôle décisif : sa décennie de contacts avec les services de renseignement d’Assad.

En 2003, le régime de Damas fut pris de panique à l’idée que le président d’alors, George W. Bush, après sa victoire sur Saddam Hussein, pourrait laisser ses troupes continuer en Syrie pour renverser Assad de la même manière. Ainsi, les années suivantes, les responsables du renseignement syrien ont organisé le transfert de milliers de radicaux de Libye, d’Arabie saoudite et de Tunisie vers Al-Qaïda en Irak. Quatre-vingt-dix pour cent des kamikazes sont entrés en Irak via la Syrie. Une étrange relation s’est développée entre des généraux syriens, des djihadistes internationaux et d’anciens officiers irakiens qui avaient été loyaux envers Saddam — une entreprise commune d’ennemis jurés, qui se rencontrèrent à maintes reprises à l’ouest de Damas.

A cette époque le but principal était de transformer en enfer la vie des Américains en Irak. Dix ans après, Bachar el-Assad avait une autre raison de redonner vie à cette alliance : il voulait se présenter au monde entier comme un moindre mal. La terreur islamique, la plus est horrible étant préférable, était trop importante pour être laissée aux mains des terroristes. Les relations du régime avec l’État islamique sont — comme avec son prédécesseur dix ans auparavant — marquées d’un pragmatisme complètement tactique. Chaque partie essaie d’utiliser l’autre dans l’espoir qu’elle va en sortir plus forte, capable de vaincre le discret collaborateur d’hier. Inversement, les dirigeants de l’EI n’avaient aucun scrupule à recevoir l’aide des forces aériennes d’Assad, en dépit de tous les engagements du groupe à anéantir les chiites apostats. A partir de janvier 2014, des avions syriens auraient régulièrement — et exclusivement — bombardé les positions rebelles et leurs quartiers généraux pendant les combats entre l’EI et les troupes rebelles.

En janvier 2014, au cours des batailles entre l’EI et les rebelles, les jets d’Assad ont régulièrement bombardé des positions rebelles seulement, tandis que l’émir de l’État islamique a ordonné à ses combattants de s’abstenir de tirer sur l’armée. Cet arrangement a laissé beaucoup de combattants étrangers profondément désillusionnés; ils avaient imaginé le djihad différemment.

L’EI a déployé tout son arsenal contre les rebelles, en envoyant plus de kamikazes en quelques semaines que durant toute l’année précédente contre l’armée syrienne. Grâce en partie aux frappes aériennes, l’EI a pu reconquérir le territoire qu’il avait brièvement perdu.

Rien n’illustre mieux le renversement d’alliances tactiques que le destin de la 17e division de l’armée syrienne. La base isolée près de Raqqa était assiégée par des rebelles depuis plus d’un an. Puis des unités de l’EI défirent les rebelles et l’armée de l’air d’Assad fut à nouveau en mesure d’utiliser cette base pour des vols de ravitaillement sans avoir à craindre d’attaques.

Mais six mois plus tard, après la conquête de Mossoul par l’EI et sa mainmise sur un énorme dépôt d’armes qui s’y trouvait, les djihadistes se sont sentis assez forts pour attaquer ceux qui les avaient aidés autrefois. Les combattants de l’EI ont mis en déroute la 17e division et ont massacré les soldats qu’ils avaient, peu de temps auparavant, protégés.

Ce que l’avenir pourrait réserver

Les revers essuyés par l’EI dans les derniers mois — la défaite dans le combat pour l’enclave kurde de Kobané et, plus récemment, la perte de la ville irakienne de Tikrit, ont donné l’impression d’une fin de règne pour l’État islamique. Comme si, dans sa mégalomanie, à trop vouloir en faire, il avait perdu son mysticisme, battait en retraite et allait rapidement disparaître. Mais cette sorte d’optimisme forcé est prématuré. Même si l’EI a perdu de nombreux combattants, il continue cependant à étendre son pouvoir en Syrie.

Les expériences djihadistes de gouvernement d’un territoire spécifique ont, il est vrai, échoué dans le passé, surtout d’ailleurs parce que ceux qui s’y sont essayés ne savaient pas administrer une région, voire un État. C’est exactement de cette faiblesse que les dirigeants de l’EI ont depuis longtemps été conscients — et qu’ils ont éliminée. À l’intérieur du « Califat » ceux qui ont le pouvoir ont construit un régime plus stable et plus souple qu’il semble être vu de l’extérieur.

Abu Bakr al-Baghdadi passe pour le dirigeant officiel, mais on ne connaît pas précisément l’étendue de ses pouvoirs. En tout cas, quand un émissaire du chef d’Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, a contacté l’EI, c’est Haji Bakr et d’autres officiers du renseignement, et non al-Baghdadu, qu’il a approchés. Par la suite, cet émissaire s’est plaint de « ces serpents et de ces imposteurs qui trahissent le vrai djihad ».

Au sein de l’EI, on trouve des structures, une bureaucratie et des autorités étatiques. Mais on trouve aussi une structure de commandement parallèle : des unités d’élite à côté des troupes classiques ; des commandants supplémentaires à côté du chef militaire en titre Omar al-Shishani ; des éminences grises qui déplacent ou éloignent les émirs des villes ou des provinces et les font même disparaître à la demande. Mais il y a plus : les décisions devraient être prises par les conseils traditionnels, littéralement la plus haute instance décisionnaire. Au lieu de cela, elles sont prises par les « gens qui déposent et élisent » (ahl al-hall wa-l-aqd), une structure clandestine dont le nom est emprunté à l’Islam médiéval.

L’État islamique est capable d’identifier toutes sortes de révoltes internes et de les étouffer. En même temps, sa structure hermétique de surveillance lui est aussi utile pour exploiter financièrement ses sujets.

Les frappes aériennes menée par la coalition dirigée par les États-Unis ont peut-être détruit des puits de pétrole et des raffineries. Mais personne ne peut empêcher les autorités financières du Califat d’extorquer de l’argent aux millions d’habitants des régions contrôlées par l’EI — sous forme de taxes nouvelles, d’impôts ou simplement par la confiscation de propriétés. Après tout, l’EI sait tout grâce à ses espions et grâce aux données récoltées auprès des banques, des bureaux de cadastre et des bureaux de change. Il sait qui possède quelles maisons et quels champs ; il sait qui possède beaucoup de moutons ou beaucoup d’argent. Les sujets peuvent être malheureux, mais ils n’ont guère le loisir de s’organiser, de s’armer et de se révolter.

Alors que l’Occident concentre son attention en premier lieu sur la possibilité d’attaques terroristes, on a sous-estimé un scénario différent : l’imminence d’une guerre intra-musulmane entre chiites et sunnites. Un tel conflit permettrait à l’EI de passer du rang d’organisation terroriste honnie à celui de pouvoir central.

Dès aujourd’hui les lignes de front en Syrie, en Irak et au Yémen suivent cette ligne confessionnelle, avec des Afghans chiites se battant contre des Afghans sunnites en Syrie et l’EI profitant de la barbarie et de la brutalité des milices chiites en Irak. Si cet ancien conflit islamiste continue à s’amplifier, il pourrait déborder dans les États de confessions mixtes tels que l’Arabie saoudite, le Koweït, Bahreïn et le Liban.

Dans ce cas, la propagande de l’EI annonçant la venue de l’apocalypse pourrait devenir une réalité. Dans son sillage, une dictature absolue au nom de Dieu pourrait être instaurée.

Source Spiegel.de, 18 avril 2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/le-stratege-de-la-terreur-des-dossiers-secrets-revelent-la-structure-de-letat-islamique-par-christoph-reuter/


Miscellanées du mercredi (Delamarche, Béchade)

Wednesday 27 January 2016 at 00:51

I. Olivier Delamarche

Un grand classique : La minute d’Olivier Delamarche: “Monsieur Draghi est un âne” – 25/01

Olivier Delamarche VS Emmanuel Lechypre (1/2): Japon, Chine, pétrole, BCE : grands perturbateurs des marchés ? – 25/01

Olivier Delamarche VS Emmanuel Lechypre (2/2): Les politiques accommodantes des banques centrales ont-elles déstabilisé l’économie mondiale ? – 25/01

II. Philippe Béchade

La minute de Philippe Béchade: “Aucun projet ne peut aboutir avec un pétrole… – 20/01

Philippe Béchade VS Serge Négrier (1/2): Quels facteurs pourraient stopper le cycle baissier des marchés ? – 20/01

Philippe Béchade VS Serge Négrier (2/2): Quelles sont les conséquences économiques et boursières de la chute des matières premières ? – 20/01

III. Michel Onfray


Petite sélection de dessins drôles – et/ou de pure propagande…

 

 

 

 

 

 

Images sous Copyright des auteurs. N’hésitez pas à consulter régulièrement leurs sites, comme les excellents Patrick Chappatte, Ali Dilem, Tartrais, Martin Vidberg, Grémi.

Source: http://www.les-crises.fr/miscellanees-du-mercredi-delamarche-bechade-3/


[C'étaient les Guignols] LA PEUR (“Nos attentats, c’est votre sécurité”)

Tuesday 26 January 2016 at 03:15

Très fine analyse prémonitoire des Guignols en 2005… RIP.

 

Ben Laden explique la manipulation du terrorisme
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Monsieur Sylvestre : Messieurs, bonjour. Davos, c’est bientôt, et je vous apprendrai rien en vous disant que notre situation est fragile. Ça patoche depuis 10 ans, marché saturé, concurrence sauvage des chintoks qui fabriquent mieux et 40 fois moins cher… (depuis les gradins, les représentants du gouvernement chinois le saluent d’un signe de la main)

Monsieur Sylvestre : Ouaih bonjour. Les matières premières qui s’épuisent… (les représentants arabes saluent également)

Monsieur Sylvestre: Salut, ouaih ouaih… Je parle même pas de la pollution et des catastrophes naturelles. Bref, c’est la merde.

Alain Madelin: Pas de panique, les Américains y vont nous sauver !

Monsieur Sylvestre: Ouaih justement, mange-boule, faut plus trop compter sur nous…

Bernadette Chirac, se signant : Jésus-Marie-Benoît !

Bertrand Meheut en aparté (Canal +) : Mon Dieu mais… À qui va-t-on acheter des séries ?

Patrick Le Lay (TF1) : Tu veux un vieux Navarro ?

Monsieur Sylvestre : Eh oh ! C’est grave ce que je dis, là ! On crée de la misère partout, les peuples n’ont plus d’espoir, on est aux limites de notre système. Alors comment faire pour éviter la révolution et garder le pouvoir ? Parce que c’est quand même ce qui nous va le mieux, hein !

Nicolas Sarkozy: Il faut libéraliser les énergies, flexibilité, baisser les impôts…

Monsieur Sylvestre : Eh, Arnold et Willy ! T’as pas entendu ? Ça fait cent ans qu’on fait du libéralisme plein-pot chez nous. Résultat on est à 65 millions de pauvres. On est mal, là !

Ernest-Antoine Seillière (Medef) : Mais, vous êtes loin de la révolution, que diantre ! Pas de grève chez vous !

Monsieur Sylvestre : Justement, t’as mis le doigt dessus : comment garder un pays calme avec des pauvres qui crèvent dedans ?

Bertrand Meheut : Le foot ?

Patrick Le Lay : Star-Academy !

Monsieur Sylvestre : Ouaih, ça joue deux minutes. Non, il faut trouver des partenariats privilégiés. Et notre partenaire privilégié du moment, c’est notre invité de ce soir. Applaudissements s’il-vous-plaît pour Oussama Ben-Laden ! (ce dernier monte sur scène, murmures dans les gradins)

Oussama Ben-Laden : Salam Aleikoum ! Je sais, ça peut choquer. Mais mettons nos émotions de côté et regardons les choses de façon pragmatique.

Bernadette Chirac : Jésus-Marie-Benoît !

Oussama Ben-Laden : Notre implantation aux États-Unis il y a quatre ans a permis de renforcer les pouvoirs de monsieur Bush.

Georges W. Bush : C’est moi !!!

Oussama Ben-Laden : Oui, Georges, merci, oui. Et grâce à nous, grâce à la peur : développements des crédits militaires sans précédent, contrôle des citoyens, Patriot Act…

Monsieur Sylvestre : Guantanamo…

Oussama Ben-Laden : Exactement ! Le pays est tenu. Espagne : nous renversons le cours d’une élection à deux jours du vote. France : vidéo-surveillance en extension, arrestations de terroristes supposés, peur générale comme thème de campagne…

Nicolas Sarkozy : Chut ! Ah non non, faut pas le dire !

Monsieur Sylvestre : Excuse, Arnold et Willy mais je te jure, ça se voit.

Oussama Ben-Laden : Bref, d’une manière ou d’une autre, nous sommes partenaires, mais hélas si fragile… Notre recrutement devient de plus en plus difficile chez vous. Je sais. Pour que notre partenariat fonctionne encore longtemps, je vous demande souplesse et flexibilité.

Nicolas Sarkozy en aparté à Fabius : Ah tu vois, c’est ce qu’on disait !

Laurent Fabius : Non non non, je suis de gauche maintenant.

Nicolas Sarkozy : Sans déconner ?!

Oussama Ben-Laden : Je suis ici pour vous demander : un, d’accentuer l’amalgame entre musulman et terroriste ; deux, de développer la misère ; trois, communiquer sur les actions d’Al-Qaïda. En échange, je vous offre… la peur ! Nos attentats, c’est votre sécurité ! Merci de votre attention. (murmures dans le public, seul Georges W. Bush applaudit quand Oussama Ben-Laden quitte la scène)

Georges W. Bush: Bravo !

Alain Madelin: Pourquoi vous ne l’arrêtez pas ? Il s’en va !

Monsieur Sylvestre : Mange-boule, t’as encore rien compris ! Tu sors ! Les autres, on passe à notre deuxième partie : comment faire entrer Al-Qaïda en bourse sans que ça se voit trop…

Source: http://www.les-crises.fr/cetaient-les-guignols-la-peur-nos-attentats-cest-votre-securite/


[Terrorisme] Loïc Garnier : “L’action kamikaze relève de la psychiatrie”

Tuesday 26 January 2016 at 01:50

Source : Matthieu Delahousse et Violette Lazard, pour L’Obs, le 7 janvier 2016.

Le patron de la coordination anti-terroriste française parle rarement. A “l’Obs”, Loïc Garnier se confie sur la course d’endurance entamée contre des ombres, prêtes à tout pour se dissimuler.

Lorsqu’il dirigeait la crim, Loïc Garnier avait appris que le temps est bien souvent le meilleur allié des enquêtes. Désormais, il mène une course permanente contre la montre. Patron de l’Unité de coordination de la lutte anti-terroriste (Uclat) depuis 2009, Loïc Garnier est chargé de faire circuler les informations entre les différents services et de favoriser le lien entre eux. Sur la base de tous les renseignements qui atterrissent sur son bureau, il rédige chaque semaine une synthèse sur l’état de la menace terroriste en France… Elle n’a jamais été aussi élevée.

Loïc Garnier

“Le terrorisme est une maladie très compliquée”, diagnostique Loïc Garnier. “Parmi ceux que nous recherchons et que nous pistons, certains ont des motivations religieuses. Mais d’autres ont surtout des problèmes psychiatriques.” Loïc Garnier se souvient par exemple de ce candidat au djihad interpellé avant son entrée en Syrie avec un exemplaire de “l’Islam pour les nuls” dans son sac.

Pour moi, l’action kamikaze relève de toute façon de la psychiatrie. Le suicide n’a jamais été un précepte de l’Islam.”

Interpellé par les autorités françaises, un autre avait expliqué sa démarche en ces termes :

Je ne suis pas musulman, je suis djihadiste.”

Face à cette menace multiforme, le chef de l’Uclat admet que la France est confrontée à “un problème de volume” : “Nos objectifs sont extrêmement nombreux. Cela nous oblige à prioriser certains profils, et donc à faire des choix… Avec le risque de l’erreur…”

Depuis les attentats du 13 novembre, tous les niveaux de vigilance ont été relevés. Ce qui était auparavant considéré comme des signaux faibles de radicalisation sont aujourd’hui pris au sérieux immédiatement, ce qui aurait permis les interpellations du mois de décembre.

Des techniques de dissimulation

Peu avant Noël, une jeune femme présentant un profil radical a été arrêtée à Montpellier (Hérault). A son domicile, les enquêteurs ont retrouvé un faux ventre de femme enceinte qui aurait pu servir à commettre un attentat. Mi-décembre, ce sont deux habitants d’Orléans en lien avec l’Etat islamique soupçonnés de préparer un attentat contre les forces de l’ordre qui ont été interpellés. Au total, dix projets d’attentats ont été déjoués en deux ans selon le ministère de l’Intérieur.

Pour faire face aujourd’hui, les fonctionnaires de l’Uclat sont sur le pont en permanence et très peu sont partis en vacances pendant les fêtes. C’est d’ailleurs le cas de tous les services concernés…

Pour permettre aux différents services de lutte contre le terrorisme de partager une mémoire collective, un fichier au nom imprononçable (le FSPRT) a été créé. Classifié, il recense le nombre de personnes dangereuses, radicalisées, ayant montré des velléités de départ vers la Syrie… Loïc Garnier note :

Ces fichiers permettent d’avoir une mémoire, de recouper les informations, et de détecter des signaux inquiétants.”

Mais il sait qu’une part de la menace demeurera invisible : plus que jamais, le groupe Etat islamique recommande à ses membres les techniques de dissimulation. Pour se cacher, ceux que Daech considère comme des “combattants” sont incités à ne pas porter la barbe. Serrer la main des femmes. Et même de manger du porc… Garnier conclut :

Nous luttons contre le terrorisme avec un filet. Certains poissons arrivent à maigrir suffisamment pour passer dans les mailles, puis regrossissent juste avant de passer à l’action…”

Les mailles ne peuvent pas être resserrées à chaque attentat. Et l’accepter fait partie du boulot.

Source: http://www.les-crises.fr/terrorisme-loic-garnier-laction-kamikaze-releve-de-la-psychiatrie/


COP21 : les points clés de l’accord universel sur le climat

Monday 25 January 2016 at 00:15

Source : Le Monde, Pierre Le Hir, 13-12-2015

« Un accord différencié, juste, durable, dynamique, équilibré et juridiquement contraignant. » C’est en ces termes que le président de la COP21, Laurent Fabius, a présenté l’accord universel sur le climat qui a été adopté par consensus, le samedi 12 décembre au soir, par les 195 Etats participant à la conférence. « Le texte, a-t-il ajouté, constitue le meilleur équilibre possible, un équilibre à la fois puissant et délicat, qui permettra à chaque délégation de rentrer chez elle la tête haute, avec des acquis importants. » Décryptage des points essentiels.

L’accord est plus ambitieux que l’objectif initial de la COP21, qui visait à contenir le réchauffement sous le seuil des 2 °C. Il prévoit de le maintenir « bien en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels » et de « poursuivre les efforts pour limiter la hausse des températures à 1,5 °C ». Et ce « en reconnaissant que cela réduirait significativement les risques et impacts du changement climatique. »

La mention du seuil de 1,5 °C était une revendication portée par les petits Etats insulaires menacés de submersion par la montée des mers. Elle a surtout une portée symbolique et politiquerester sous le plafond de 1,5°C étant irréaliste en l’état actuel des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

Ce volontarisme est contrebalancé par la faiblesse de l’objectif à long terme de réduction des émissions mondiales. Il est seulement prévu de viser « un pic des émissions mondiales de gaz à effet de serre dès que possible ». Des versions antérieures retenaient un objectif de baisse de 40 % à 70 %, ou même de 70 % à 95 %, d’ici à 2050. Ces mentions, jugées trop contraignantes par certains pays, ont été gommées. A plus long terme, « dans la seconde moitié du siècle », l’objectif est de parvenir à « un équilibre » entre les émissions d’origine anthropique et leur absorption par des puits de carbone (océans, forêts ou, sans que le texte le formule explicitement, enfouissement du CO2).

Rappelons que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) juge nécessaire de baisser de 40 % à 70 % les émissions mondiales d’ici à 2050, pour éviter un emballement climatique incontrôlable.

La différenciation des efforts qui doivent être demandés aux différents pays, en fonction de leur responsabilité historique dans le changement climatique et de leur niveau de richesse – ou de pauvreté – a, cette fois encore, cristallisé l’opposition entre Nord et Sud. Le texte rappelle le principe des « responsabilités communes mais différenciées » inscrit dans la Convention onusienne sur le climat de 1992.

Il pose que les efforts doivent être accomplis « sur la base de l’équité », et acte que « les pays développés continuent de montrer la voie en assumant des objectifs de réduction des émissions en chiffres absolus ». Les pays en développement « devraient continuer d’accroître leurs efforts d’atténuation (…) eu égard aux contextes nationaux différents », formulation qui prend donc en compte leur niveau de développement. Enfin, l’accord souligne qu’« un soutien doit être apporté aux pays en développement » par les nations économiquement plus avancées.

Pour solder leur « dette climatique », les pays du Nord ont promis à ceux du Sud, en 2009, de mobiliser en leur faveur 100 milliards de dollars (91 milliards d’euros) par an, d’ici à 2020. Les nations pauvres veulent davantage, après 2020, pour faire face aux impacts du dérèglement climatique, sécheresses, inondations, cyclones et montée des eaux.

Le texte entrouvre une porte, en faisant de ces 100 milliards « un plancher », qui est donc appelé à être relevé. De plus, « un nouvel objectif chiffré collectif » d’aide financière devra être présenté « avant 2025 ». C’est une nette avancée, même si elle laissera les pays pauvres sur leur faim.

Sur ce sujet très sensible pour les pays les plus menacés par le dérèglement climatique, l’accord reconnaît « la nécessité d’éviter et de réduire au minimum les pertes et dommages associés aux effets négatifs du changement climatique, incluant les événements météorologiques extrêmes [inondations, cyclones…] et les événements à évolution lente [montée des eaux…], et d’y remédier, ainsi que le rôle joué par le développement durable dans la réduction du risque de pertes et dommages ».

Mais il se contente, de façon très générale, de mentionner que les parties « devraient renforcer la compréhension, l’action et le soutien » sur cette question. Il exclut toute « responsabilité ou compensation » des pays du Nord pour les préjudices subis par les pays en développement.

C’est un point essentiel de l’accord. Les « contributions prévues déterminées au niveau national » annoncées par les Etats, c’est-à-dire leurs promesses de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, sont aujourd’hui nettement insuffisantes pour contenir le réchauffement à un maximum de 2 °C, et a fortiori de 1,5 °C. A ce jour, 190 pays sur 195 ont remis leurs contributions qui, additionnées, mettent la planète sur une trajectoire de réchauffement d’environ 3 °C. Ces engagements seront annexés à l’accord, mais ils n’en font pas partie stricto sensu. Etant volontaires, ils n’ont pas de valeur contraignante.

Le texte prévoit un mécanisme de révision de ces contributions tous les cinq ans, donc théoriquement à partir de 2025, l’accord global devant entrer en vigueur en 2020. Un « dialogue facilitateur » entre les parties signataires doit être engagé dès 2018 sur ce sujet.

Pour les ONG, le rendez-vous de 2025 est beaucoup trop tardif. L’Union européenne, les Etats-Unis, le Brésil et quelque 80 pays en développement, réunis au sein d’une Coalition pour une haute ambition, qui s’est constituée durant la COP, envisageaient de prendre les devants en s’engageant à une première révision avant 2020.

Pour entrer en vigueur en 2020, l’accord devra être ratifié, accepté ou approuvé par au moins 55 pays représentant au moins 55 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Mais, « à tout moment après un délai de trois ans à partir de l’entrée en vigueur de l’accord pour un pays », celui-ci pourra s’en retirer, sur simple notification.

Droits humains : satisfaction mêlée d’une vive inquiétude

Tout en saluant la reconnaissance notable des droits humains, les ONG regrettent vivement le manque d’engagement clair des États à respecter ces droits, dans leurs actions contre le changement climatique. Pour la première fois, le devoir des États à « respecter, promouvoir et prendre en compte les droits humains » est inscrit dans le préambule de l’accord. « C’est là une vraie avancée qui souligne la responsabilité des États à agir dans le respect des droits humains. Mais le texte ne les y oblige pas », relève Fanny Petitbon, de l’ONG Care France, qui déplore que cette reconnaissance ne figure pas dans l’article 2, qui fixe les objectifs de l’accord.

Les Etats ont refusé d’ancrer dans l’accord cette reconnaissance et notamment celle de la sécurité alimentaire. Il n’est fait mention dans l’article 2 que de « production alimentaire » : le texte souligne que les réductions d’émissions de gaz à effet de serre ne doivent pas menacer la production agricole. « C’est une façon pour les États de repousser la transition  pourtant urgente et nécessaire  et leurs systèmes agricoles vers des modèles moins polluants », s’alarme Peggy Pascal, d’Action contre la faim. L’article 2 rappelle cependant l’objectif de développement durable d’éradication de la pauvreté.

Source : Le Monde, Pierre Le Hir, 13-12-2015

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L’accord obtenu à la COP21 est-il vraiment juridiquement contraignant ?

Source : Le Monde, Audrey Garric, 14-12-2015

L’accord de Paris sur le climat est-il vraiment juridiquement contraignant ? Le ministre des affaires étrangères et président de la COP21, Laurent Fabius, l’a fièrement annoncé samedi 12 décembre, au moment de l’adoption du texte par les 195 Etats de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Une condition qu’il n’avait cessé de marteler tout au long de la préparation de cette conférence des parties, qui marque une étape historique dans les négociations climatiques. Mais cette question délicate, à l’origine d’une passe d’armes entre Paris et Washington à la mi-novembre, suscite encore un débat parmi les juristes.

« Du point de vue du droit international, l’accord n’est pas à strictement parler contraignant dans la mesure où il ne prévoit pas de mécanisme coercitif ou de sanction pour les pays qui ne respecteraient pas leurs engagements », avance Matthieu Wemaëre, avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, expert en droit du climat et négociateur pour le Maroc lors de la COP21. « Dans cet accord, il n’y a rien de contraignant : il n’y a pas de sanction, donc les Etats font ce qu’ils veulent, regrette Jean-François Julliard, le directeur général de Greenpeace Franceinterrogé par RTL dimancheSi demain matin, les Etats qui vont signer ces accords aujourd’hui ont envie de partir dans une toute autre direction, personne ne peut les empêcher. »

Pas de mécanisme de sanction

De fait, les 29 articles de l’accord n’instaurent ni « comité de contrôle du respect des dispositions », ni de mécanisme de sanction, comme le prévoyait le protocole de Kyoto, le précédent accord sur le climat adopté en 1997 et entré en vigueur en 2005. A Kyoto, les pays développés, les seuls concernés par des objectifs chiffrés de réduction des émissions de gaz à effet de serre, s’étaient engagés à rattraper d’éventuels dérapages dans leurs engagements en assumant une forme d’« amende » de 30 % de réduction d’émissions supplémentaire. Mais les Etats-Unis n’ont jamais ratifié le protocole, et le Canada, sous la menace de sanctions, en est tout simplement sorti en 2011, ainsi que la Russie, le Japon et l’Australie par la suite. Sans aucune conséquence pécuniaire ou juridique.

L’accord de Paris, qui doit prendre le relais à partir de 2020, a donc essayé de ne pas tomber dans les écueils du protocole de Kyoto et d’un mécanisme de sanction inefficace, voire repoussant. « C’est un texte contraignant à de nombreux points de vue, car la contrainte ne passe pas seulement par la punition, estime de son côté Laurent Neyret, professeur de droit à Versailles spécialisé en environnementOn est bien dans du “droit dur”, des actes obligatoires, et non pas du “droit mou”, comme les résolutions ou les déclarations. »

Traité international

Tout d’abord, de par sa forme juridique, à savoir un protocole additionnel à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, l’accord de Paris a une valeur de traité international. « Il ne porte pas le nom de protocole ou de traité, sans quoi il aurait dû passer devant le Congrès américain, majoritairement républicain, qui aurait empêché sa ratification, explique Matthieu Wemaëre. Mais il en a bien la force. » Ce qui l’oblige à « être exécuté de bonne foi par les parties », comme le prévoit la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969.

Pour entrer en vigueur, il devra avoir fait l’objet d’une ratification, acceptation, approbation ou adhésion, à partir du 22 avril 2016, par « au moins 55 pays » représentant « au moins 55 % » des émissions mondiales. Dans le cas de la France, il s’agira d’une loi votée par le Parlement, en parallèle d’une décision d’approbation au niveau de l’Union européenne. Aux Etats-Unis, Barack Obama devrait privilégier la voie de l’executive agreement, une forme de décret présidentiel lui permettant de contourner l’obstacle du Sénat.

« Shall » et « should »

L’accord de Paris comporte par ailleurs de nombreuses obligations juridiques de résultats, mentionnées dans le texte par les « shall » [doit], ou de moyens (« should » [devrait]). Leur portée et leur force se jouent dans les nuances. Par exemple, les contributions nationales livrées par les pays, c’est-à-dire leurs engagements précis de réduction d’émissions, n’ont pas de valeur contraignante, étant volontaires dans leur ambition et ne faisant pas partie de l’accord stricto sensu. En revanche, chaque Etat a malgré tout l’obligation d’en établir une, de la mettre en œuvre, et surtout de la réviser à la hausse tous les cinq ans, selon les articles 3 et 4 de l’accord.

Enfin, le texte, et son article 13, prévoit un mécanisme de transparence, qui conduira un comité d’experts internationaux à vérifier, publiquement, les informations fournies par les pays en termes de suivi de leurs émissions et des progrès accomplis pour les réduire. Contrairement au protocole de Kyoto, ce mécanisme dit de MRV (Monitoring, reporting and verification, ou « Suivi, notification, vérification ») s’appliquera non seulement aux pays développés mais également à ceux en développement – avec plus de souplesse. « Tout l’enjeu de la transparence est de permettre la confiance et le dialogue entre les pays, afin de s’encourager mutuellement à augmenter leur ambition », avance Matthieu Wemaëre.

Car la transparence met également en jeu la réputation des pays vis-à-vis de leurs pairs et de leur opinion publique. « La règle du “name and shame” [montrer du doigt] fait office de punition et peut encourager les Etats à respecter leurs promesses, estime Laurent Neyret. Sans quoi, la déception de la société civile face à un accord de Paris qui ne serait pas respecté pourra se traduire par une judiciarisation des questions climatiques, et des condamnations des Etats par des juges nationaux. »

Source : Le Monde, Audrey Garric, 14-12-2015

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Pour approfondir :

-Les engagements par pays

-L’accord en français

Source: http://www.les-crises.fr/cop21-les-points-cles-de-laccord-universel-sur-le-climat/


COP-21 : Que vaut l’accord de Paris ? Par Sylvestre Huet

Monday 25 January 2016 at 00:01

Un excellent billet de Sylvestre Huet, comme d’habitude

Et le 412e enfumage du gouvernement…

Mais bon, seuls les gros naïfs peuvent s’imaginer que les gouvernements actuels soient capables de prendre une décision courageuse de long terme pour le bien de l’Humanité – les structures de pouvoir ne sont plus adaptées à ceci…

Mais ça reviendra (après le Big Crunch), patience…

Source : Blog Libération, Sylvestre Huet, 14-12-2015

L’Accord de Paris permet aux gouvernements de louer le “succès” de la 21ème Conférence des Parties de la Convention Climat de l’ONU. Mais que vaut-il ?

Ce texte ( ici l’Accord de Paris en français) constitue certainement un progrès considérable au regard de l’impasse dans laquelle se trouvait le processus onusien depuis la COP-15 de Copenhague. Si les discussions s’étaient poursuivies, avec la réaffirmation des objectifs de la Convention, le plan d’action post-protocole de Kyoto restait en rade. L’Accord de Paris relance l’action, sur la base d’un consensus général. C’était le premier des objectifs de la COP-21, il est atteint.

Mais quelle est l’ampleur de cette action ? C’est là qu’il faut souligner le caractère schizophrène du texte. Un caractère accentué par la référence à un objectif climatique plus ambitieux, en apparence, que les 2°C de réchauffement planétaire à ne pas dépasser de Copenhague. Le chiffre de 1,5°C a fait irruption dans le texte, sous la forme suivante dans le préambule : «insistant avec une vive préoccupation sur l’urgence de combler l’écart significatif entre l’effet global des engagements d’atténuation pris par les Parties en termes d’émissions annuelles mondiales de gaz à effet de serre jusqu’à 2020 et les profils d’évolution des émissions globales compatibles avec la perspective de contenir l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2°C par rapport aux niveaux préindustriels et de poursuivre l’action menée pour limiter l’élévation des températures à 1,5°C.» Quel est le problème ? Celui de se demander comment et pourquoi, après avoir déposé au Secrétariat de la Convention des objectifs d’émissions volontaires qui, s’ils sont tous respectés ce qui est peu plausible, mettent la planète sur une trajectoire aux alentours des 3°C, ces mêmes pays se fixent illico un objectif encore plus difficile à atteindre.

UNE SCHIZOPHRÉNIE AVOUÉE

Lors de la discussion, des pays, souvent parmi les plus vulnérables aux changements climatiques, ont même avancé l’idée de ne pas dépasser 1,5°C. Soutenus, bruyamment, par nombre d’ONG environnementalistes. Cet objectif étant présenté comme une question “de vie ou de mort” par certains petits Etats insulaires. Problème : que dit la science sur ce point ? Les spécialistes es-simulations numériques du climat sont affirmatifs : cette barre sera nécessairement dépassée. Le potentiel de réchauffement des gaz à effet de serre déjà dans l’atmosphère se monte à 0,3°C par rapport à l’actuel. Les particules fines réfléchissantes, qui refroidissent le climat de 0,3°C, sont destinées à en disparaître au fur et à mesure que l’on mettra en oeuvre des technologies moins polluantes.  (Il faut noter ce détail instructif : des scientifiques d’autres spécialités, comme des glaciologues, peuvent soutenir un tel objectif, on est donc en plein effet de savoir spécialisé).

Autrement dit, de manière imagée, si les 7,3 milliards d’êtres humains se faisaient hara kiri demain matin, et éteignaient la lumière en quittant la scène, la température moyenne planétaire grimperait tout de même d’environ 0,6°C. Or, la température d’octobre 2014 titille déjà le 1°C de plus qu’à la fin du 19ème siècle. Certes, elle va probablement redescendre d’un chouïa lorsque le Niño en cours dans le Pacifique tropical va se calmer, au printemps prochain. Mais pas pour longtemps. Conclusion : il est physiquement impossible de ne pas dépasser les 1,5°C. Car, comme je le soulignais sur France Inter jeudi dernier, chaque matin des centaines de millions de personnes vont prendre leur voiture pour aller travailler, ou un train alimenté par une électricité au charbon et au gaz, des hauts fourneaux vont fabriquer de l’acier… et cela ne va pas s’arrêter dans les vingt prochaines années.

Comment ce 1,5°C inatteignable est-il arrivé dans le texte ? A la suite de pressions exercées d’abord par les pays les plus vulnérables, qui en ont fait une ligne rouge… et donc l’acceptation de cette ligne rouge par la plupart des grands pays, d’où sa mention dans le discours inaugural de François Hollande. Pourquoi ? Parce que le refuser, même au nom de la simple prise en compte de la science du climat, aurait bloqué l’adoption de l’accord par les pays les plus vulnérables.

SCHIZOPHRÉNIE AVOUÉE EST À MOITIÉ PARDONNÉE

Quelles seront les conséquences de cet accroc au réalisme, de cette négation de réalités bien dures qui s’imposeront ? Les positives seraient de hâter le moment où les pays les plus pauvres et les plus vulnérables pourront s’appuyer sur le texte adopté à Paris pour dire aux responsables historiques du changement climatique et aux plus gros émetteurs par habitant qu’ils doivent compenser les dégâts subis. Une perspective liée à l’ensemble du texte de la partie “Pertes et préjudices“, articles 48 à 52. Une telle situation pourrait accélérer les transferts de technologies efficaces et moins émettrices de GES vers les pays du Sud, renforcer les mécanismes visant à limiter la déforestation tropicale, mais aussi les transferts liés à l’adaptation aux changements climatiques afin d’en limiter les dégâts. Mais c’est là une hypothèse optimiste, rien dans le texte ne comporte d’obligation à cet égard pour les pays riches. On ne peut écarter l’hypothèse inverse, qu’en l’absence d’une telle accélération, à redouter, l’écart qui ainsi grandit entre les promesses et les résultats pourrait bien se retourner contre tout le processus de coordination mondiale. Voire justifier de la violence entre Etats.

Cette schizophrénie se compense toutefois d’une qualité rare : elle est avouée. Dès le préambule, le texte précise bien qu’il existe un «écart significatif» (euphémisme de diplomates) entre les promesses agrégées des Etats en terme d’émissions de gaz à effet de serre et l’objectif climatique, non seulement celui de ne pas dépasser 1,5°C mais également celui des 2°C de plus que la période pré-industrielle. Dans la partie II du texte, sur les Contributions volontaires nationalement déterminées, le paragraphe 17 va plus loin et quantifie cet écart significatif en notant que les émissions qui découlent de ces promesses devraient atteindre 55 milliards de tonnes de gaz à effet de serre (en équivalent C02) en 2030 alors qu’il ne faudrait pas dépasser les 40 milliards de tonnes pour se donner une bonne chance de ne pas dépasser… les 2°C (pour mémoire, les émissions de 2014 sont de 36 milliards de tonnes pour le seul CO2 lié à l’énergie fossile et au ciment).  Le texte de l’Accord de Paris ne doit donc pas être qualifié de mensonger. Il dit explicitement que le compte n’y est pas. Mais pourquoi ? Nombre d’ONG ont une réponse militante toute prête à cette question : c’est la faute des lobbies des énergies fossiles. Si cette réponse comporte une part de vérité, elle est insuffisante, et même dangereuse, car elle nourrit des illusions et masque les ressorts les plus profonds de la consommation d’énergie fossile.

LES FAUSSES PISTES DES BISOUNOURS DU CLIMAT

L’un des exemples les plus évidents de cette fausse piste est celle des transports maritimes et aériens, dont le texte ne parle pas, après exclusion d’un paragraphe les traitant. Cette décision est présentée comme le résultat d’une action des lobbies (constructeurs d’avions, compagnies aériennes, armateurs…) sur les négociateurs. Et regrettée puisque le total de leurs émissions (2% pour l’aérien notamment) ne peut que s’accroître au regard des décisions actuelles : il y a près de 20.000 avions en service, les constructeurs et compagnies tablent sur 37.000 en 2033, dont 31.000 à construire (source GIFAS). Mais ces lobbies ont-il besoin d’agir ? Nullement. Ce sont l’ensemble des gouvernements de la planète qui refusent toujours de taxer le kérosène, de faire payer le prix des externalités climatiques de ces deux moyens de transport, et qui investissent dans les infrastructures (aéroports, comme celui de Notre Dame des Landes, et ports pour le fret maritime). Pourquoi ? Pour obéir aux industriels et transporteurs ? Nenni. Parce que ces gouvernements sont tous persuadés qu’il faut suivre les conseils des économistes néolibéraux, augmenter les échanges, fonder les économies sur les “avantages comparatifs” des territoires mis en concurrence régionale ou mondiale, booster le tourisme de masse.

 En Europe, les gouvernements français, allemand, espagnol sont à fond derrière Airbus, comme celui des Etats-Unis l’est derrière Boeing. Ils ne les suivent pas, ils les précèdent. La taxation du kérosène sur toutes les lignes intérieures de l’Union Européenne est techniquement, politiquement et économiquement possible, et indispensable au recul de cette activité au profit de liaisons ferroviaires alimentés par une électricité décarbonée. C’est par choix que les gouvernement la refusent. Et surveillent comme le lait sur le feu les commandes d’avions, qui fournissent, en France, du travail aux usines employant le plus grand nombre d’ouvriers et d’ingénieurs. Croire qu’il s’agit là d’un problème de faiblesse des gouvernements vis à vis des industriels relève de la fausse piste des bisounours du climat. Ceux qui n’ont toujours pas compris, ou font semblant de ne pas comprendre, que si les énergies fossiles ont un tel usage, massif, ce n’est pas d’abord parce qu’elles sont sources de profits pour des entreprises multinationales, mais d’abord en raison de leurs caractéristiques physico-chimiques (énergie concentrée, facilité d’usage) de leur abondance et de leur bas coût direct. Et que les différences essentielles entre les niveaux de vie des Européens et des Sénégalais, des Ethiopiens ou des Bengalis correspondent à des écarts de consommations énergétiques qui les expliquent. Un Français moyen consomme en moyenne 7000 kWh par an d’électricité, un habitant du Niger 30 kWh… d’un côté habitat, médecin, écoles et université, pompiers… de l’autre le dénuement.  la satisfaction des besoins élémentaires des trois milliards d’êtres humains qui vivent le plus mal sur la planète ne pourra être obtenue sans qu’ils puissent accéder à plus d’énergie qu’aujourd’hui, et, au moins dans les trois décennies à venir, l’énergie fossile y contribuera fortement.

AFFRONTER LA CONTRADICTION ET LE RÉEL

Affronter cette contradiction pour engager des politiques climatiques sérieuses conçues à l’intérieur d’un projet plus vaste de progrès humain met en cause ce à croient la plupart des gouvernements de la planète. Ils croient au capitalisme, et même à sa dérégulation forcée (l’Union Européenne continue de vouloir déréguler et accentuer la concurrence sur les systèmes de production d’électricité et les réseaux ferroviaires, un non-sens devant la planification écologique nécessaire), ils croient à la nécessité d’une caste de riches et de super-riches (et souvent en font partie), ils méprisent souvent la démocratie même réduite à l’apparence… ils n’ont pas besoin de “céder” aux lobbies industriels, ils souhaitent ardemment que ces derniers existent. Et dans les pays les plus démocratiques, ils représentent la volonté des citoyens. Lorsque Emmanuel Macron explique qu’il veut plus de jeunes rêvant devenir milliardaires grâce à la net-économie (et pas d’avoir des idées géniales pour solutionner les problèmes économiques et sociaux et de les mettre en oeuvre dans des coopérations solidaires entre êtres humains), il exprime la pensée d’un Président de la République élu à la majorité des voix dans une élection “normale”.

Ce sont ces réalités qui expliquent la schizophrénie de l’Accord de Paris. Elles ne sont donc pas renversables par une manifestation réclamant de “sauver la planète”. Elles sont durables. Et c’est pourquoi, dans mon livre, Les dessous de la cacophonie climatique, écrit à la fin du printemps dernier, j’anticipais le résultat de la COP-21 ainsi : «Au moment où ce livre est écrit, les contribution de la plupart des pays demeurent inconnues, en particulier celle des géants chinois et indiens. Mais il est probable que, lorsque l’on fera les comptes à un mois de la COP-21, le compte n’y sera pas. Autrement dit que les trajectoires d’émissions déductibles de ces «contributions» ne seront pas en ligne avec l’objectif climatique des 2°C. Mais, peut-il en être autrement ? Même un «succès» de la COP-21, autrement dit la signature d’un accord quel qu’il soit, ne sera qu’une étape dans un processus long par lequel l’Humanité va affronter les conséquences de la transformation de la planète qu’elle a engagé. L’idée qu’elle serait en état de définir maintenant, de manière définitive et pour le siècle entier, la stratégie et les moyens d’une maîtrise de cette transformation, optimisant au plus juste l’exploitation des ressources naturelles au regard des besoins actuels et futurs, est un vœu très pieux et complètement vain.

De cette perspective peu enthousiasmante, certains tirent la conclusion que l’on ne peut rien attendre de cette Convention et des négociations qui l’accompagnent. Et de se tourner vers l’action locale, des consommateurs ou d’entreprises, ou les décisions symboliques comme la vente d’actions de sociétés pétrolières détenue par des collectivités territoriales ou des Universités américaine, voire vers l’action de chaque consommateur pour diminuer son usage des énergies fossiles. Ces actions ne sont pas inutiles et certaines sont même très importantes. Elles permettent d’avancer concrètement sur bien des sujets techniques ou économiques. Mais elles trouvent rapidement leurs limites sur le mode du conducteur de voiture qui voudrait bien prendre un train… qui n’existe pas. La coordination mondiale sera nécessaire pour aller plus loin que les premières mesures d’économie, les choix à double dividende, la mise en œuvre de technologies efficaces et donc rentables immédiatement. C’est pourquoi la poursuite du processus de la Convention, avec l’obligation pour les pays de déclarer chaque année leur « inventaire » d’émissions de gaz à effet de serre, de se retrouver pour des négociations où l’on parle d’objectifs climatiques, d’aides aux pays vulnérables, de coordination pour la promotions de technologies peu ou pas émettrice, de soutien aux politiques de reforestation ou de limitation des déforestations… doit être l’un des buts majeurs de la COP-21. C’est à cette aune que l’on pourra juger de son succès

Ci-dessous ma participation à l’émission Le débat du jour sur RFI, en direct de la COP-21, le vendredi 11 décembre.

#cop21 – Est-ce l’outil adapté pour lutter… par rfi

Source : Blog Libération, Sylvestre Huet, 14-12-2015

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James Hansen : « C’est vraiment une imposture, c’est un faux »

« C’est vraiment une imposture, c’est un faux ». C’est en ces termes que James Hansen, l’un des scientifiques américains les plus connus – célèbre notamment pour avoir alerté le Congrès sur le dérèglement climatique dès 1988 – qualifie l’accord de Paris. L’ancien scientifique de la NASA, considéré comme le père de la prise de conscience mondiale sur le changement climatique ne semble du tout pas convaincu par le contenu de l’accord final de la conférence de Paris sur le climat. Pour lui, « il n’y a aucune action, juste des promesses. Tant que les énergies fossiles sont présentées comme les énergies les moins chères, on va continuer à en brûler ».
Les pourparlers entre les différentes délégations présentes à la COP21 n’ont pas pu déboucher sur un accord à la hauteur des attentes de certains défenseurs de la planète comme James Hansen. Les questions relatives notamment à l’objectif que devaient se fixer les États quant à la limite de hausse de température à 1,5 °C au lieu 2 °C ainsi que les sommes que devrait éventuellement verser les pays riches aux pays pauvres ont été les principaux points de discorde. Le climatologue aurait notamment espéré une taxe sur les émissions de gaz à effet de serre. Selon lui, les promesses faites par les pays riches notamment sont inutiles. Il estime que seule une taxation des émissions de gaz à effet de serre permettrait de réduire considérablement et de façon rapide le réchauffement de la planète et d’éviter ainsi les pires catastrophes que cela pourrait engendrer. Le scientifique et défenseur de la planète a même suggéré une tarification sur la base de laquelle les « pollueurs » de la planète devraient être taxés. Il propose une taxe de 15 $ par tonne de carbone émise et une augmentation de 10 $ par an de ce prix. Malheureusement, cette offre n’a pas eu beaucoup de preneurs, même parmi les plus écologiques de la conférence.

Un autre aspect de l’accord qui ne rassure pas du tout les défenseurs de la planète est qu’il ne soit pas juridiquement contraignant. En effet, « du point de vue du droit international, l’accord n’est pas à strictement parler contraignant dans la mesure où il ne prévoit pas de mécanisme coercitif ou de sanction pour les pays qui ne respecteraient pas leurs engagements » avance Matthieu Wemaëre, avocat aux barreaux de Paris et de Bruxelles, expert en droit du climat et négociateur pour le Maroc lors de la COP21, dans les colonnes du journal Le Monde. « Dans cet accord, il n’y a rien de contraignant : il n’y a pas de sanction, donc les États font ce qu’ils veulent », regrette Jean-François Julliard, le directeur général de Greenpeace France, interrogé par RTL. « Si demain matin, les États qui vont signer ces accords aujourd’hui ont envie de partir dans une tout autre direction, personne ne peut les empêcher ».

Même si ses prises de position ne sont pas toujours appréciées par les politiques, Hansen estime que le rôle du scientifique est aussi d’alerter sur les conséquences nuisibles de la science. En effet, il a été à plusieurs reprises arrêté dans des manifestations contre l’exploitation minière notamment dans son pays, mais cela ne semble pas décourager le scientifique et professeur auxiliaire à l’université de Columbia dans sa lutte. Dans une de ses publications, Hansen peint un avenir très sombre pour tous les habitants de la côte des États-Unis. Avec ses collègues, ils ont constaté une fusion plus vite que prévu de 16 énormes calottes glaciaires. Ce qui signifie que même un réchauffement limité à 2 °C serait un danger. Selon le scientifique, à moins qu’une solution définitive ne soit trouvée contre l’effet de serre, le niveau de la mer pourrait augmenter de plus cinq mètres mettant ainsi en danger plus de la moitié des villes du monde. La seule lueur d’espoir qu’a Hansen est que les émissions mondiales sont au point mort. Le climatologue croit beaucoup en la Chine et en la capacité de ce pays à faire avancer les choses dans le bon sens. En effet, il affirme que les dirigeants de ce pays sont souvent formés dans les domaines se référant au climat et à la nature et que ces derniers ne nient pas le changement climatique. En outre, ajoute Hansen, les Chinois sont énormément motivés dans la lutte contre le changement climatique, car ils sont directement menacés par la pollution de l’air qui est si mauvaise dans leurs villes qu’ils sont obligés de passer aux énergies propres.

Source  (article en anglais ici)

Source: http://www.les-crises.fr/cop-21-que-vaut-laccord-de-paris-par-sylvestre-huet/


Proposition de Stages étudiants : Histoire, Propagande, Sociologie, Informatique, Pétrole… (+ aide RH)

Sunday 24 January 2016 at 05:32

Je relance plus largement le précédent appel à recherche de plusieurs stagiaires pour le blog.

Les sujets sont innombrables, le choix final des sujets dépendra en fait des profils retenus et de leurs envies.

L’idée est donc de proposer des stages de 3 à 6 mois, dans les domaines suivants :

Les profils pourront donc être variés, mais disons Bac+3 à +4 dans une université, école de commerce, école d’ingénieur, EHESS, Normale Sup’, Sciences-Po (pour les résistants au rouleau-compresseur désireux d’user de leur liberté de penser, j’entends… :) ), etc.

Autonomie, forte motivation, curiosité, capacité de recherche, bonne orthographe bienvenues…

Si vous êtes en province, télétravail possible.

Rémunération au tarif mensuel légal des stages étudiants (merci encore au passage à tous les donateurs qui rendent ceci possible…).

Il convient d’être étudiant pour pouvoir signer une convention de stage. (stage éventuellement possible pour 1 mois pour les personnes  inscrites à Pôle emploi, à voir avec eux…)

 

Du coup, si une personne compétente en RH pouvait nous aider pour rédiger des offres et les diffuser dans des écoles, ce serait formidable…

 

Vous pouvez nous contacter ici en nous indiquant vos profils et souhaits de sujets.

Source: http://www.les-crises.fr/proposition-de-stages-2016/


Grâce aux Républicains, près d’un quart des citoyens noirs de Floride ne peuvent pas voter, par Spencer Woodman

Sunday 24 January 2016 at 03:19

Source Theintercept.com, 9 décembre 2015

Eddie Walker, 65, is now the pastor of a small storefront church in Orlando, Fla. Photo: Melissa Lyttle for The Intercept

LES VESTIGES de l’ouragan Patricia envahissaient Orlando en Floride et Eddie Walker était trempé. C’était un mercredi matin, à la fin du mois d’octobre et Walker, le pasteur de la paroisse In God’s Time Tabernacle, située dans le quartier de Parramore, en centre-ville, avait passé une partie de la matinée à réparer la fenêtre bloquée de son van Chevrolet blanc modèle 2001. Un véhicule qu’il utilise pour transporter les dons de nourriture des épiceries et des fast-foods à travers la ville et à destination de ses paroissiens dont beaucoup sont des sans-abri ou d’anciens drogués.

Quand j’ai trouvé Walker derrière son église, il me fit signe de le rejoindre à l’abri de la pluie, dans la cabine de son van. Walker est un homme de taille moyenne, au torse puissant et il a une grosse voix de pasteur, qui résonne même lorsqu’il parle doucement. J’étais venu pour écouter l’histoire de la vie de Walker, mais dès le début son téléphone ne cessait d’interrompre notre conversation. Les volontaires l’appelaient pour résoudre les problèmes de logistique. « Tout ce que vous pouvez obtenir gratuitement », implorait Walker au téléphone, « commandez autant que vous pouvez, car nous pourrons tout utiliser. »

Au bout de cinq minutes, il me fit signe de monter à l’arrière du van, côté marchandise, où je m’assis sur une grosse boîte à outils en plastique au milieu d’une pile de caisses de bananes et de sacs de toile vides sur lesquels était écrit « sac de transport pour l’aide alimentaire ». Une dame prénommée Rhonda monta à l’avant du van. Elle avait besoin d’être amenée dans une clinique de santé locale qui fournit des soins à bas prix aux habitants du quartier et comptait sur Walker pour l’accompagner.

« C’était censé être mon jour de repos », me dit Walker après avoir déposé Rhonda à la clinique, située à l’intérieur d’un centre commercial. « Mais je ne sais plus vraiment ce que cela veut dire. »

Parramore, l’un des quartiers les plus pauvres d’Orlando, est un lieu où les difficultés sont fortes et ceux qui portent majoritairement ce fardeau sont les gens comme Walker qui travaille au rythme effréné d’un homme essayant de réparer une digue défectueuse. Le ministère de Walker fournit la garantie de nourrir tout individu qui vient le voir, afin qu’il puisse aller au bout de sa journée et sans jamais poser de questions. Être à court de provisions pourrait signifier affamer des dizaines d’individus de sa congrégation.

Walker n’a pas toujours été dans le droit chemin. Au milieu des années 90, après avoir passé une décennie à l’étranger à servir comme officier de police militaire, il est revenu chez lui et est tombé dans un trafic de cocaïne à Orlando. De petits deals menèrent à de plus grands et, en 1995, Walker accepta de négocier presque trois onces de cocaïne contre une Honda Accord. Ce deal fut son dernier : le propriétaire de la voiture était un indicateur dont le témoignage envoya Walker en prison pour le reste de la décennie.

Depuis sa libération en 2001, Walker s’est consacré essentiellement à nourrir les nécessiteux, il a eu de nombreux emplois et subsiste désormais grâce aux aides sociales et à sa pension militaire. Pourtant l’État de Floride continue de le punir pour les condamnations liées à la drogue dont il a fait l’objet vingt ans auparavant. Tant que Walker vivra en Floride, il n’aura pas le droit de voter. Et il n’est pas seul dans ce cas.

Aucun autre État n’a un nombre de citoyens privés de leurs droits aussi grand que la Floride, où plus de 1,5 million de personnes ne sont plus autorisées à déposer leur bulletin dans l’urne les jours d’élection, selon le Sentencing Project, une association à but non lucratif pour une réforme du système carcéral.

Le taux de personnes privées de droits civiques est élevé parmi la population noire de Floride, avec près d’un quart des Afro-Américains interdits de vote.

A l’échelle nationale, près de six millions d’Américains sont interdits de vote suite à des condamnations pour crime. Bien que la plupart des États restreignent le droit de vote pour les criminels emprisonnés, l’Iowa est le seul à rejoindre la Floride avec la privation à vie du droit de vote pour les ex-criminels. Le Kentucky était dans le même cas jusqu’il y a trois semaines, mais le jeudi avant Thanksgiving le gouverneur démocrate sortant a signé un arrêté restaurant le droit de vote pour 140 000 ex-criminels non-violents. Le gouverneur républicain entrant a signalé qu’il allait maintenir l’arrêté.

Le Gouverneur Rick Scott, Républicain-Floride. Photo : Alex Wong/Getty Images

Pendant ce temps en Floride, le problème semble prendre de l’ampleur. Le chiffre de 1,5 million date de 2010; quand le gouverneur républicain Rick Scott prit ses fonctions en 2011, il annula immédiatement une décision de son prédécesseur, Charlie Crist, qui avait restitué leurs droits à de nombreux criminels ayant accompli leur sentence. Scott introduisit de nouvelles règles stipulant que des personnes reconnues coupables de crimes non-violents attendraient cinq ans avant de pouvoir faire une demande de restitution de leurs droits civils; ceux condamnés pour des crimes violents et des infractions majeures devaient attendre sept ans.

Sous le mandat de Crist, c’est par dizaines de milliers en moyenne que des criminels retrouvèrent chaque année leur droit de vote. Jusqu’à présent, le gouverneur Scott n’a restitué leurs droits à tout juste 1 866 ex-criminels alors que des dizaines de milliers d’anciens prisonniers sont libérés tous les ans, déchus de leur droit de vote. Alors que l’administration Scott a bouché l’unique voie destinée aux anciens détenus en quête de leur droit de vote, certains indices portent à croire que les délais d’attente s’éternisent pour ceux qui sollicitent du gouverneur la restitution de leurs droits civils. Walker, par exemple, a fait sa demande en 2005 et malgré de nombreux suivis, il n’a jamais reçu de réponse substantielle de la part de l’État. « C’est comme un crachat au visage », m’a déclaré Walker.

Plus de 50 ans après l’adoption par le Congrès de la loi sur le droit de vote en 1965, la Floride demeure un endroit où dans un lieu public typique — un supermarché ou un pâté de maisons — vous serez entouré d’une portion non négligeable de citoyens susceptibles de subir de la part de l’État, une privation à vie de leurs droits. Dans les quartiers comme celui de Parramore dont la population est à majorité noire, un nombre encore plus grand d’habitants ne vont pas pouvoir voter. Et Walker indique que dans sa congrégation ceux qui ne peuvent pas voter sont plus nombreux que ceux qui le peuvent.

« Nous avons des clients plus âgés qui nous appellent pour nous dire : je veux pouvoir voter à nouveau avant de mourir », raconte Mathew Higbee, l’associé fondateur de Higbee & Associates, un cabinet d’avocats qui assiste les anciens repris de justice dans la restitution de leurs droits civils. « Et nous leur disons : « A l’heure actuelle, il faut compter entre 6 à 10 ans avant même qu’ils n’y jettent un œil » et les gens nous répondent : « Je ne suis même pas sûr de vivre jusque-là, alors pourquoi essayer ? » »

L’administration Scott a fait valoir que le gouverneur se servait du droit de vote comme d’une incitation pour encourager les anciens contrevenants à rester dans le droit chemin. « Le gouverneur Scott est convaincu que des criminels ayant été condamnés ont besoin d’une occasion leur permettant de montrer qu’ils peuvent être des membres de la société respectueux des lois avant que ces droits ne leurs soient rendus », avait déclaré un porte-parole pendant la période électorale de 2012. Et pourtant d’anciens repris de justice qui ne sont pas tombés sous le coup de la loi pendant plus d’une décennie m’ont affirmé que leurs requêtes auprès du comité des amnisties de l’État de Floride sont restées lettres mortes. Ou se sont retrouvées empêtrées dans les dédales d’une bureaucratie gangrenée par un arriéré de près de 11 000 demandes de restitution de droits civils en attente. À ce jour, l’État n’a approuvé que 315 demandes. Les anciens condamnés auxquels j’ai parlé ne croient guère à la procédure de clémence. Et peut-être que, par-dessus tout, ils expriment le sentiment d’avoir été oubliés par presque tous les composants de la vie politique en Amérique. (Le bureau du gouverneur Scott n’a pas répondu à une série de questions envoyées par courriel.)

« Franchement,  on dirait que personne ne se préoccupe de ce que j’aie le droit de voter ou non », dit Sam Nimmo, un homme de travaux d’entretien de 38 ans qui a soumis sans succès trois requêtes au comité de clémence de l’État. Nimmo avait été arrêté pour cambriolage et possession de marijuana à l’âge de 17 ans et, comme plusieurs personnes que j’ai interviewées, n’a jamais été autorisé à mettre un bulletin dans une urne depuis. « J’ai l’impression d’être à moitié citoyen. »

COMME BEAUCOUP de lois similaires aux États-Unis, l’interdiction de vote pour les repris de justice en Floride avait coïncidé avec la fin de la Guerre civile et l’adoption qui s’ensuivit des amendements 14 et 15 qui garantissaient à tous la même protection par la loi et étendaient le droit de vote à la population non-blanche. Face à la menace d’un glissement de l’équilibre du pouvoir, les États ont promptement promulgué des lois limitant le droit de vote, incluant des restrictions sur le droit de vote des ex-criminels qui ont eu des conséquences disproportionnées pour les minorités.

Bien que les nouvelles protections constitutionnelles aient obligé les législateurs à présenter des justifications sans connotation raciale pour les lois sur le vote, immanquablement un racisme explicite s’infiltrait dans les textes au cours de l’élaboration frénétique des dispositions juridiques concernant les criminels. « Le crime de violence sur épouse à lui seul disqualifiait 60 pour cent des Noirs », rapportait John Field Bunting, un participant à la Convention constitutionnelle de 1901, faisant référence au décret qu’il avait présenté, relatif à la privation de droits applicable aux criminels. Et, même un long siècle après les remarques de Bunting, les partisans de la privation de droits pour les repris de justice ont encore laissé glisser, dans les discussions sur les lois, un langage racial odieux. « S’il s’agit de Noirs perdant leur droit de vote, ils n’ont qu’à arrêter de commettre des crimes », a déclaré un représentant de l’État de Caroline du Sud en 2001, au cours d’un débat portant sur les changements dans la loi étatique de privation de droits civils.

Alors que les mécanismes de suppression du vote, plus emblématiques à l’époque de la Reconstruction — des tactiques telles que les taxes électorales et les tests d’alphabétisation — ont été supprimés par les tribunaux et le Congrès au cours du siècle dernier, les clauses concernant le droit de vote des criminels sont restées un vestige tenace d’une pression vieille de 150 ans visant à bloquer l’accès des urnes à certains groupes. Dans les communautés noires de Floride, les effets de cette loi étatique sont devenus un élément du paysage local.

Des gens inscrivant leur vote dans un bureau de vote installé au Government Center dans le comté de Miami-Dade, le 8 octobre 2010, Miami, Floride. Photo : Joe Raedle/Getty Images

Pendant que Walker réparait la vitre de son van, un homme de 43 ans du nom de Keith Ivey triait des papiers, assis à son bureau situé dans une concession automobile qu’il dirige dans la banlieue de Jacksonville, à quelques 250 kilomètres de Parramore. En 2012, à sa sortie de prison, où il avait réussi à convaincre l’administration pénitentiaire de le laisser suivre des cours de gestion, il avait tout de suite obtenu un travail au salaire minimum au garage Jiffy Lube à Jacksonville et a commencé à travailler pour ouvrir son parc de voitures d’occasion. L’interdiction perpétuelle du vote — ce qu’il appelle « le nuage noir » — vient gâcher l’estime qu’il a de son rapide succès.

Pourtant Ivey se sent peu isolé à cet égard : tandis que je lui parlais, un ami nommé Jerrod Hardwick est passé. Un ancien détenu, interdit de vote lui aussi. « Vous pouvez voir que je ne fais rien de mal », a dit Hardwick. « Pourquoi ne pas me donner une chance ? »

Chaque fois que Ivey paie des impôts au gouvernement de son État et au gouvernement fédéral, cela lui rappelle amèrement son exclusion du processus politique. « C’est comme, ben, j’ai toujours pas mon mot à dire quel que soit l’élu », m’a dit Ivey. « Ils font la sourde oreille, parce que je ne suis pas quelqu’un qui influe sur leur travail, j’suis pas considéré, j’suis pas capable de voter. »

Situé sur une avenue commerçante, le parc de voitures d’occasion appartenant à Ivey, l’Ivey League Auto Sales, est constitué d’un petit bâtiment d’un étage aux vitrines fortement teintées et zébrées de banderoles aux couleurs vives affichant « ACHETEZ ICI ». Le parc peut facilement passer inaperçu au milieu des commerces encombrés de la périphérie urbaine de Jacksonville. A l’intérieur, le bureau d’Ivey affiche un sens de l’ordre rigoriste, le bourdonnement étouffé de n’importe quel établissement de cols blancs performant.

Comme tous les repris de justice que j’ai interviewés, Ivey a pleinement conscience du fragile rempart de circonstances et de chance qui le sépare de ces autres anciens délinquants qui débarquent affamés dans l’église de Walker. L’année dernière, son affaire a presque fait faillite après une série d’erreurs, dont l’achat, pour 2 000 dollars, d’une Sedan Hyundai dont il découvrit plus tard que la transmission était foutue. « On peut vite perdre espoir par ici », m’a confié Ivey. « Deux ou trois déceptions, deux ou trois échecs et vous pouvez vite fait vous retrouver à la rue. »

Si l’on en croit la politique du gouverneur Scott, Ivey doit attendre au moins 2019 avant de pouvoir faire sa demande d’amnistie. Mais, aussi improbable que cela paraisse, Ivey est convaincu que sa meilleure chance de revoter réside dans le changement, un jour ou l’autre, de cette loi étatique de privation du droit de vote pour les repris de justice. Malgré son travail qui lui prend souvent toute sa journée et déborde sur ses obligations familiales, Ivey trouve le temps de voir s’il y a du nouveau au sujet de la loi sur l’incapacité électorale auprès de son ami Devin Coleman, un militant pour les droits civils de Jacksonville. En retour, Coleman a exhorté Ivey de s’impliquer dans ses efforts pour mettre un terme à cette interdiction. « Mais je suis coincé dans ce truc 24 heures sur 24, 7 jours sur 7— j’ai une famille à nourrir », dit Ivey. « Nous avons eu des joutes verbales car, dit-il, je ne veux pas représenter ça à moi seul. »

Les gens comme Coleman sont pour ainsi dire seuls dans leur combat. C’est en Floride que l’on trouve le plus grand nombre de personnes déchues de leurs droits civils et pourtant pas un seul organisme au niveau national ou local ne travaille à résoudre ce problème. A la suite de la décision de la Cour suprême lors du procès du comté de Shelby contre Holder, qui invalidait une mesure clé de la loi sur le droit électoral de 1965, on a observé un regain d’intérêt pour les lois étatiques qui rendent le vote plus compliqué à certains. Toutefois, à part quelques occasionnelles mentions dans la presse, le million ou plus de personnes que représentent en Floride les bannis du suffrage a bel et bien été oublié. « C’est comme pousser un wagon en haut d’une côte », dit Ivey, « et vous n’avez qu’un ou deux gars qui la poussent. »

DANS UN IHOP D’ORLANDO [International House of Pancakes, chaîne de pancake houses], je me suis assis pour un petit déjeuner de fin d’après-midi avec un repris de justice nommé Desmond Meade, qui est devenu la figure de proue de ce qui constitue le mouvement pour le droit de vote en Floride. Toutes les personnes avec lesquelles j’ai parlé s’accordent : Meade est le mouvement au niveau de l’État. Presque toute les organisations politiques que l’ai interrogées sur la privation du droit de vote en Floride m’ont simplement renvoyé à Meade qui dirige la Florida Rights Restoration Coalition, un groupe à but non lucratif sans budget d’exploitation ni un seul salarié. Meade travaille la journée et s’occupe de la FRRC seulement pendant son temps libre qu’il doit aussi partager avec ses cinq enfants. « Cela a des répercussions sur ma santé », m’a dit Meade à propos des tensions subies à essayer de faire vivre l’organisation. « Cela a des répercussions sur ma privée et sur ma famille. Il y a des moments où je n’ai qu’une envie : laisser tomber », a-t-il poursuivi.

Meade dit que depuis que le financement par l’Union américaine pour les libertés civiles s’est tari il y a quelques années, la FRRC a continué sur sa lancée : « Vous savez, les fondations doivent choisir un domaine, indépendamment de ce qui est attrayant à tel ou tel moment. Nous avons été terriblement éprouvés. »

Desmond Meade, 48 ans, a dépose plus de 300 requêtes signées pour la restitution des droits au bureau du responsable des élections, comté de Hillsborough, 4 décembre 2015. Photo: Melissa Lyttle for The Intercept

L’année dernière Meade a lancé une campagne demandant un référendum pour le scrutin de 2016 sur la restitution des droits électoraux des repris de justice et la branche locale de la Ligue des électrices s’est rapidement jointe à la partie pour offrir son soutien logistique. Les perspectives de cette mesure semblaient brillantes puisque les sondages conduits par le parti Floridians for a Fair Democracy avaient suggéré que les électeurs appuieraient un référendum pour que leur droit de vote soit rendu à la majorité des repris de justice, exception faite des condamnés pour meurtre ou délit sexuel. À l’époque où nous nous sommes rencontrés, la campagne de Meade disposait de peu d’argent et ne pouvait faire les frais d’un administrateur expérimenté à plein temps, du coup la Ligue avait décidé de limiter ses pertes et de se retirer. A l’heure où nous parlions, Meade avait obtenu 60 000 signatures, loin des 700 000 escomptées nécessaires pour que la proposition aille au scrutin. Il estime que les chances d’atteindre ce but sont « minces à inexistantes ».

Un grand nombre des volontaires de Meade sont eux-mêmes d’anciens détenus, le genre de personnes qui disposent rarement des ressources nécessaires en temps, en énergie et en argent. « Même si voter peut paraître essentiel à vous comme à moi », a reconnu Meade, « c’est la dernière chose à laquelle les gens pensent en sortant de prison — ils pensent : Vais-je pouvoir bosser ? Où vais-je pouvoir me poser ? Nous savons donc qu’il y a des besoins immédiats à satisfaire avant que nous puissions offrir une participation véritable à ces citoyens qui reviennent. »

De IHOP, j’ai roulé en ville jusqu’à un centre communautaire progressiste appelé Speak Up Florida où une ancienne détenue du nom de LaShanna Tyson avait rassemblé en gros une dizaine de ses compagnons déchus de leur droit de vote en Floride pour élaborer une stratégie qui leur apporterait une reconnaissance politique. Libérée de prison en 2011 pour avoir été la pilote de la voiture en fuite dans le cadre du cambriolage mortel d’une station-service, Tyson, à l’âge de 45 ans, suit maintenant une formation en droit sur deux ans dans une université près de Sanford et s’est exprimée dans les médias locaux sur les questions électorales. À Speak Up, Tyson a cherché à recevoir du soutien pour sa théorie selon laquelle les anciens détenus — avec leur  frustration refoulée et leurs histoires poignantes de bannissement politique — occupent une position unique pour augmenter la participation de ceux qui peuvent encore voter dans leur communauté. Elle est convaincue que c’est le meilleur moyen de faire sortir de l’ombre la question de la destitution des droits civils.

« J’ai observé chacun des autres groupes se mettre en place et créer leur mouvement », assura Tyson aux participants assis dans la petite salle sur des rangées de chaises pliantes et de canapés. « Si nous faisons cela et si nous le faisons bien, nous allons devenir efficaces. »

Mais au bout de 40 minutes, il y eut un bref moment de chaos et la réunion prit fin brusquement lorsqu’un homme blanc d’un certain âge portant catogan, se mit à interrompre constamment Tyson, critiquant son projet de travailler dans les limites des politiques de l’establishment plutôt que de suivre la voie qu’il privilégiait de former un parti révolutionnaire.

En enlevant un important moyen d’influence à un groupe déjà en grand manque de ressources, les règles concernant la destitution des criminels de leurs droits civils parviennent à se protéger de toute contestation sérieuse. Cette dynamique se manifeste dans les diverses difficultés rencontrées par la proposition de Tyson et la dernière campagne de Meade.

D’anciens détenus avec qui je me suis entretenu s’étonnèrent que je puisse même leur parler de voter ; ils devaient faire face à tant d’autres problèmes urgents. Certains de ceux que j’avais interviewés non seulement se trouvaient dans l’impossibilité de trouver un emploi stable à cause des mentions sur leur casier judiciaire mais rencontraient les plus grandes difficultés avec ce que la plupart des Américains tiennent pour acquis — comme d’être autorisé à louer un appartement. Deux anciens détenus m’ont avoué vivre avec des membres de leur famille, dans la peur constante d’être découverts et expulsés par les propriétaires. Lorsque j’ai connu Miguel Adams — dont le casier comporte plusieurs délits liés à la drogue —  il dormait sur un canapé au centre Speak Up, non pas parce qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir un appartement mais parce que ces mentions sur son casier l’empêchaient d’être accepté pour un logement.

« A New York, ils voulaient faire une vérification de ressources », dit Adams. « Ici, tout ce qui les intéresse c’est une vérification de casier judiciaire. J’ai l’argent nécessaire pour louer un logement mais personne ne me le permettra. »

Sam Nimmo, 38 ans, originaire de Crestview en Floride, a passé près de 10 ans à essayer de récupérer ses droits civils. Photo : Melissa Lyttle pour The Incercept

QUAND SAM NIMMO EST ARRIVÉ au Wendy du coin à Crestview, une ville située dans la partie ouest de l’enclave de la Floride, lui et ses deux enfants dans son sillage étaient parés de leurs shorts de foot, maillots couverts de boue et crampons touffus d’herbe. Rasé de près et coupe en brosse, Nimmo, même dans sa tenue d’entraîneur, avait indéniablement l’air d’être un soldat en permission.

Si les lois sur la destitution des droits civils ont un impact disproportionné sur les minorités de l’État, une grande partie de ceux ayant été déchus de leurs droits est blanche. Nimmo, qui se considère Républicain, ne cadre pas avec le récit habituel d’élimination des votants et se trouve un parmi des centaines de milliers de Blancs interdits de vote par l’État.

En 1995, alors que Nimmo avait 17 ans et passait sa première année au lycée, lui et plusieurs de ses amis quittèrent une fête particulièrement tapageuse en emportant de la maison un certain nombre d’objets de valeur. « Ce n’est pas comme si nous défoncions la porte des gens ou un truc du genre », me rapporta Nimmo sur son inculpation pour vol remontant à l’adolescence. Au beau milieu de la fête, les parents de son camarade de classe rentrèrent à la maison. Les adolescents s’égayèrent, démarrèrent en embarquant certains affaires appartenant à l’hôte, dont un T-shirt et des bijoux. Quand Nimmo fut contrôlé, alors qu’il conduisait, par un enquêteur des semaines plus tard, le policier trouva de la marijuana dans sa voiture. Il fut accusé de vol en réunion, de cambriolage et de recel à des fins de vente — tous des crimes, sans exception. Nimmo fut inculpé en tant qu’adulte et plaida rapidement coupable pour les trois chefs d’accusation. Il était conscient qu’une condamnation pour crime était grave mais n’aurait jamais deviné à quel point avoir plaidé coupable changerait le cours de son existence.

Ayant grandi dans l’enclave de la Floride, Nimmo n’imaginait pas d’autre carrière que dans les forces armées. Et ce manque d’options n’était pas contraignant pour lui : sa famille avait servi dans l’armée pendant des générations et devenir soldat représentait tout ce que Nimmo avait toujours voulu dans la vie. Or l’armée évite généralement de recruter d’anciens criminels. Il avait une vingtaine d’années quand il prit le temps de constituer un dossier, compilant recommandations et faits marquants accomplis après sa libération, afin de le soumettre aux autorités militaires. Mais il n’eut aucune réponse. Au cours des années qui ont suivi sa libération, Nimmo s’est construit une vie confortable en tant que civil, en travaillant d’abord chez un concessionnaire automobile dans la ville voisine de Fort Walton et plus récemment comme artisan en réparations indépendant. À mesure que sa vie de famille lui procurait équilibre et stabilité, ses déceptions professionnelles allaient décroissant tandis que la destitution de ses droits civils faisait croître son amertume.

Contrairement à Walker et Ivey, l’incapacité à voter fait naître chez Nimmo un sens de honte et d’isolement social. « Un jour mes enfants sont rentrés de l’école et ont commencé à parler de George Washington et vu qu’en classe ils font des trucs comme un simulacre d’élections, ils me dirent : J’ai voté pour Obama. Pour qui as-tu voté, Papa ? » m’a confié Nimmo. « Je ne pouvais que les regarder et dire : Vous savez quoi, je n’ai pas encore décidé. J’ai inventé des excuses, du genre : J’ai besoin de m’intéresser un peu plus à la politique et de faire un peu plus de recherches. J’étais trop gêné pour leur avouer que je ne peux pas voter. »

La première demande de Nimmo pour obtenir le rétablissement intégral de ses droits, en 2005, fut rejetée deux ans plus tard ; le comité d’amnistie lui a dit qu’il devait un montant indéterminé d’argent en rapport avec sa condamnation dans le comté de Santa Rosa où avait eu lieu son arrestation. Mais lorsqu’il contacta le comté, on lui dit ne rien savoir de cette dette. En dépit de cela, l’État persista à maintenir qu’il devait de l’argent pour son crime. En 2011, Nimmo requit les services d’un archiviste pour extraire son dossier, qui avait été mis sur microfilm, des archives du comté et il découvrit qu’il devait près de 3000 dollars en frais de dédommagements et redevances, dettes qu’en fait le comté ne cherche pas à recouvrer activement. La greffière du comté lui déclara qu’en ce qui la concernait, il n’avait pas besoin de payer. Mais, voyant cela comme sa seule chance de récupérer ses droits civils, Nimmo régla la somme sur le champ et en avertit l’État immédiatement.

Si jamais Nimmo obtient une audition devant le comité d’amnistie, il devra faire un trajet de deux heures pour se rendre à Tallahassee afin d’être publiquement interrogé par le gouverneur de Floride, le procureur général de l’État et deux représentants du gouvernement. Plusieurs repris de justice avec lesquels j’ai parlé étaient bien conscients du niveau de détail pointilleux visé par les fonctionnaires dans l’examen de la vie des requérants, comprenant des questions auxquelles un non-condamné ne devrait pratiquement jamais répondre devant le gouverneur d’un État : des choses comme les habitudes de consommation d’alcool, les contraventions pour excès de vitesse et les sentiments de remords envers les transgressions passées.

Par conséquent, Nimmo ressent de l’anxiété à propos d’infractions passées sur lesquelles beaucoup auraient depuis longtemps tourné la page. Par exemple, il a toujours peur que, dans l’examen de son éligibilité au droit de vote, l’État puisse se saisir de deux infractions qu’il a commises peu de temps après sa sortie de la prison — un vol à l’étalage et un chèque sans provision.

« J’ai été mis en prison à l’âge de 18 ans, vous savez, je ne savais pas faire un chèque, équilibrer un compte, économiser, parce que j’avais été incarcéré », m’a dit Nimmo. « Quand je suis sorti et me suis retrouvé tout seul, je ne savais pas quoi faire, je ne savais pas gérer ma vie quotidienne. » Nimmo dit qu’il s’est écoulé au moins dix ans depuis la dernière fois qu’il à été accusé ne serait-ce que d’un simple méfait. « J’ai l’impression que c’est la seule chose dans la vie que je n’ai pas consolidée, sur laquelle je n’ai pas tourné la page », m’a dit Nimmo. « Je me sens incomplet. » Quatre ans plus tard, il attend toujours.

Source Theintercept.com, 9 décembre 2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

 

Source: http://www.les-crises.fr/grace-aux-republicains-pres-dun-quart-des-citoyens-noirs-de-floride-ne-peuvent-pas-voter-par-spencer-woodman/


Daech plus fort en Afghanistan en 2015 : un rapport du Pentagone

Sunday 24 January 2016 at 00:59

Source : Anadolu Agency, le 17/12/2015

Washington

Le groupe militant Daech est devenu plus fort en Afghanistan au second semestre 2015, selon un rapport du Pentagone soumis au Congrès américain ce mardi.

« L’État Islamique en Irak et au Levant de la province Khorasan a progressé depuis sa phase d’exploration initiale jusqu’au point où ils combattent ouvertement les Talibans pour la création d’une zone de sécurité et sont de plus en plus actifs opérationnellement », indique le rapport, qui utilise un nom alternatif pour Daech.

Le rapport, le dernier d’une série de rapports réguliers du Pentagone, continue en notant que le groupe militant a également arraché une partie du territoire des Talibans dans la province orientale de Nangarhâr, en Afghanistan.

Selon le rapport, Daech a mené sa première attaque contre les Forces de Sécurité et de Défense Nationale Afghanes (ANDSF) en septembre, attaquant jusqu’à dix points de contrôle de l’armée le même jour à Achin, un secteur de Nangarhâr.

Le groupe militant a également revendiqué la responsabilité de l’attaque à l’engin explosif improvisé (IED) sur un véhicule de l’ONU en septembre.

Le rapport, qui couvre le second semestre de 2015, a noté que le groupe n’a pas mené d’attaques contre les forces de l’« Operation Soutien Déterminé », une coalition dirigée par l’OTAN, mais a averti que « le recrutement de combattants et de commandants expérimentés par le groupe pourrait augmenter sa capacité à le faire dans le courant de l’année prochaine. »

Selon le rapport, Daech recrute ses combattants parmi des militants déçus auparavant proches des Talibans, notamment le Mouvement islamique d’Ouzbékistan, qui a déclaré publiquement son allégeance à Daech en août de cette année.

« La présence de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), Province Khorasan (EI-PK), principalement dans la province orientale de Nangarhâr, demeure une préoccupation pour les Talibans, le gouvernement afghan et la communauté internationale », indique le rapport.

Le rapport note également une détérioration de la sécurité en Afghanistan, ce qui, selon lui, a été marqué par « une augmentation des attaques d’insurgés et du nombre de victimes parmi l’ANDSF et les Talibans ».

D’après le Pentagone, le nombre d’attaques menées par les Talibans en 2015 a augmenté.

« L’insurrection menée par les Talibans a vraisemblablement été favorisée par la transition de la coalition, passant d’opérations de combat directs à un rôle d’entraînement, de conseil et d’assistance, ainsi que par la réduction des ressources de combat de la coalition », indique le rapport.

Le président Barack Obama a annoncé à la mi-octobre que les forces américaines maintiendraient leur effectif actuel de 9 800 militaires pour la majeure partie de l’année 2016.

A la fin 2016, plutôt que concentrer leur présence uniquement sur Kaboul, comme prévu initialement, les États-Unis vont maintenir 5 500 militaires à Kaboul et à Bagram en plus d’une présence réduite à l’est et au sud du pays.

Selon le rapport, de violents combats perdurent depuis février, jusqu’à des zones inattendues comme la ville de Kunduz dans le nord du pays. Kunduz est brièvement tombée sous le contrôle des Talibans à la fin septembre et début octobre.

Le 3 octobre, une frappe aérienne américaine de soutien aux forces spéciales afghanes à Kunduz a touché un centre médical de Médecins Sans Frontières, tuant 30 membres du personnel, patients et aide-soignants et blessant 37 autres personnes.

Source : Anadolu Agency, le 17 décembre 2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Voici l’édifiant rapport pour ceux que ça intéresse…

Source: http://www.les-crises.fr/daech-plus-fort-en-afghanistan-en-2015-un-rapport-du-pentagone/