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[Loi scélérate] Projet de loi de “Protection de la Nation” : une atteinte au droit du sang, au droit du sol et aux droits de l’Homme…

Tuesday 29 December 2015 at 03:45

Alerté par un commentaire (merci Betty), je me suis finalement décidé à me pencher sur le projet de loi constitutionnel – qui, je le rappelle, n’aurait en rien empêché les attentats s’il avait été voté il y a 5 ans….

Le problème devient récurent : un évènement justifie une réponse législative, plus ou moins adaptée audit évènement, mais on se rend vite compte qu’elle va bien en fait plus loin.

J’ai en effet été échaudé par la loi de 2014  contre “l’apologie du terrorisme”, vendue contre la propagande de recrutement djihadiste sur Internet, et qui a fini par concerner des types saouls criant un “vive Kouachi” devant deux policiers, ou un adolescent diffusant un dessin humoristique un peu critique.

Alors quand j’ai vu que la loi s’appelait “Protection de la Nation“, je me suis dit qu’on ne devrait pas être déçu… Analyse.

I. Analyse du projet de loi constitutionnelle

EXPOSÉ DES MOTIFS

NB. C’est le texte introductif qui présente la loi.

Mesdames, Messieurs,

La France a été durement frappée par de lâches attentats. 130 personnes sont mortes. Des centaines sont blessées, parfois à jamais. Pour faire face au risque terroriste, le Président de la République a, sur la proposition du Premier ministre, immédiatement déclaré l’état d’urgence. Le Parlement l’a de manière quasi unanime prolongé pour trois mois.

Cette première réponse a été donnée dans le respect du cadre actuel de la Constitution du 4 octobre 1958. Celle-ci n’offre aujourd’hui que deux régimes particuliers pour le temps de crise.

D’une part, l’article 16 implique que « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels » soit « interrompu ». Le Président de la République prend alors les mesures exigées par ces circonstances afin d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission.

D’autre part, l’article 36 de la Constitution régit l’état de siège. Celui-ci est décrété en cas de péril imminent, résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection à main armée. Dans ce cas, diverses compétences sont transférées de l’autorité civile à l’autorité militaire.

Aucun de ces deux régimes n’est, à l’évidence, adapté à la situation que la France affronte actuellement.

Eh bien oui, ce sont des cas exceptionnels de guerre ou quasi.

Pour le reste, c’est-à-dire ce qu’on traverse (ou plutôt qu’on a traversé), il y a l’État d’urgence, qui est permis par la Constitution. Donc on voit mal où est le problème – et dire qu’il n’y a que 2 possibilités prévues par la Constitution est évidement un mensonge démenti par la réalité de la situation actuelle. Ca commence bien – et on parle ici d’une loi fondamentale de notre République.

Pour combattre efficacement le terrorisme, comme l’État se doit de le faire, l’ensemble des responsables politiques ont voulu que soit mis en œuvre et prorogé l’état d’urgence dans les conditions prévues par la loi du 20 novembre 2015, qui a actualisé, soixante ans après son adoption, la loi du 3 avril 1955. Toutefois, faute de fondement constitutionnel, cette actualisation est restée partielle. Un tel fondement est en effet nécessaire pour moderniser ce régime dans des conditions telles que les forces de police et de gendarmerie puissent mettre en œuvre, sous le contrôle du juge, les moyens propres à lutter contre les menaces de radicalisation violente et de terrorisme. Le nouvel article 36-1 de la Constitution relatif à l’état d’urgence, qui est l’objet du premier article du présent projet de loi constitutionnelle, fournit le cadre de ce régime juridique.

Bref, comme les principes des droits de l’Homme prévus dans la Constitution risquent de s’opposer à ce que veut faire le gouvernement, on le met dans la Constitution, donc il n’y a plus de “problème”…

D’une part il fixe les conditions d’engagement de ce régime civil de crise. L’inscription dans la Constitution de ces conditions donne la garantie la plus haute que, sous le choc de circonstances, la loi ordinaire ne pourra pas étendre les conditions d’ouverture de l’état d’urgence. Ce régime ne peut, en effet, que rester exceptionnel.

Heu, donc l’urgence c’est de bien définir les conditions d’ouverture de l’État d’urgence, qu’on a ouvert en novembre ?

La démocratie ne combat pas ceux qui nient ses valeurs en y renonçant.

Il vaut mieux lire ça qu’être aveugle…

En gravant dans le marbre de la Constitution les conditions de déclenchement de l’état d’urgence, le présent projet de loi constitutionnelle ne propose pas de les élargir et reprend simplement les termes de l’article 1er de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

Ah.

Donc du coup le législateur ne pourra modifier dans la loi de 1955 les conditions d’ouverture de l’État d’urgence, qui auront été très précisément définies. Ok.

Bon, après il ne lui restera qu’à voter une loi définissant l’État de Gravité, comme il l’a fait en 1955…

Très utile, et urgent, donc.

Son déclenchement reste le fait d’un décret en conseil des ministres « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ».

Euh, c’est donc ça la définition aux petits oignons du déclenchement de l’État d’Urgence ???

Mais on y met tout et n’importe quoi dans les “atteintes graves à l’ordre public” !!!!

D’autre part, le nouvel article 36-1 précise le double rôle du Parlement. Celui-ci est seul compétent pour proroger l’état d’urgence. En outre, il lui revient de voter la loi comprenant les outils renouvelés qui peuvent être mis en œuvre durant l’application de l’état d’urgence.

Cette constitutionnalisation de l’état d’urgence est nécessaire pour compléter les moyens d’action des forces de sécurité sous le contrôle du juge.

C’est quand même incroyable d’écrire des choses pareilles…

Certes, dans le prolongement de la décision du Conseil constitutionnel n° 85-187 DC du 25 janvier 1985, le Conseil d’État a jugé qu’il n’y a d’incompatibilité de principe ni entre la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 et la Constitution (CE, 21 nov. 2005, n° 287217), ni entre cette loi et les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, notamment son article 15 (CE Ass., 24 mars 2006, n°s 286834 et 278218).

Incroyable. Donc le gouvernement écrit noir sur blanc que la révision constitutionnelle est indispensable par rapport à la loi de 1955 sur l’État d’urgence, puis rappelle qu’il a été jugé que rien n’est inconstitutionnel dans la loi de 1955 ! Mais le meilleur arrive…

Mais les mesures que cette loi, même modifiée, permet de prendre pour faire face à des circonstances exceptionnelles sont limitées par l’absence de fondement constitutionnel de l’état d’urgence. Le nouvel article 36-1 de la Constitution donne ainsi une base constitutionnelle à des mesures qui pourront, si le Parlement le décide, être introduites dans la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

(J’avoue, ça va surtout choquer les juristes) Résumons :

  1. on a une loi sur l’état d’urgence
  2. elle est constitutionnelle
  3. MAIS il faut modifier la Constitution pour que le législateur ne puisse pas modifier à l’avenir les conditions de proclamation
  4. sauf que les conditions actuelles sont très vagues et donc extrêmement larges

et là, le gouvernement indique que :

  • le souci avec la loi actuelle est qu’elle n’a pas de fondement constitutionnel, donc ça limite ce que peut faire le gouvernement (sic.) – alors que la loi (ancienne version) a été jugée constitutionnelle . On rappelle que la loi a été modifiée en novembre, mais Valls a osé demander au Sénat de ne pas saisir le Conseil constitutionnel 

  •  en fait, son projet est de modifier à l’avenir la loi de 1955, et pour cela, il a besoin que l’état d’urgence soit inscrit dans la Constitution !

Voilà donc la liste de courses :

Les mesures administratives susceptibles d’accroître l’efficacité du dispositif mis en place pour faire face au péril et aux évènements ayant conduit à l’état d’urgence sont variées :

– contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public comme l’exige en temps normal le Conseil constitutionnel (n° 93-323 DC du 5 août 1993) et, le cas échéant, visite des véhicules, avec ouverture des coffres ;

– retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personne présente dans le domicile ou le lieu faisant l’objet d’une perquisition administrative ;

– saisie administrative d’objets et d’ordinateurs durant les perquisitions administratives, alors que la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 n’a prévu, outre la saisie d’armes, que l’accès aux systèmes informatiques et leur copie.

Génial, bel hommage aux “Valeurs de la République” et aux législateurs de 1789 ! Et le tout lors de perquisitions décidées par l’administration, sans aucun accord d’un juge.

En fait, le Conseil d’État a venu la mèche dans son avis du 11 décembre pour ce projet (dont je recommande la lecture pour ceux que cela intéresse) :  ”la modification envisagée n’est pas de simple clarification et présente, à deux titres, un effet utile [...] En premier lieu, elle donne un fondement incontestable aux mesures de police administrative prises par les autorités civiles pendant l’état d’urgence“. Et oui : comme c’est dans la constitution ce n’est plus inconstitutionnel, CQFD !

Les mesures prises sur le fondement du nouvel article 36-1 de la Constitution seront placées sous le contrôle du juge administratif sauf à relever du domaine réservé au juge judiciaire par l’article 66 de la Constitution. Ainsi, le législateur pourra prévoir des mesures restrictives de liberté (escorte jusqu’au lieu d’assignation à résidence, retenue au début de la perquisition…) ou des mesures conciliant l’article 36-1 avec la liberté d’aller et venir (assignation à résidence). Ces mesures non privatives de liberté, qui ont pour objet de prévenir les atteintes à la sécurité et à l’ordre publics, n’ont pas à être placées sous le contrôle de l’autorité judiciaire. Elles seront placées sous le plein contrôle du juge administratif.

Ah, l’assignation à résidence n’est donc pas une mesure privative de liberté, tout va bien alors (hommage à Orwell j’imagine). Et puis comme il n’y a plus de place libre en prison, c’est quand même plus simple.

En tous cas, si vous avez aimé Minority report, vous aimerez Hollande…

En second lieu, l’article 36-1 organise la fin de l’état d’urgence. Il prévoit, comme le faisait l’article 3 de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955, que la prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être faite que par la loi qui devra en fixer la durée, de sorte que si les conditions de fond de l’état d’urgence sont toujours remplies, une nouvelle prorogation par la loi sera immédiatement possible. Il reviendra au Parlement d’en décider au cas par cas.

Et on a apprécié sa capacité à décider avec tact et mesure en novembre…

Qu’est ce qui justifie d’ailleurs qu’on soit encore sous État d’urgence là ? On a des preuves qu’on autre attentat soit imminent ? Parce que sinon, si c’est juste le risque, dans 40 ans, il existera toujours… Et en quoi le fait qu’un juge contrôle les perquisitions limite-t-il l’efficacité de la lutte anti-terroriste ? Qu’est ce que font le sforces d epolice en cetet find écembre qu’ils ne pourraient pas faire sans État d’Urgence ? On peut  avoir des explications svp ?

Ou alors c’est le fabuleux bilan des perquisitions administratives ?

2 enquêtes préliminaires pour 2 700 perquisitions, c’est vraiment impressionnant d’efficacité…

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L’article 2 du projet de loi constitutionnelle poursuit la même finalité que l’article 1er de protéger la Nation. Il insère, à l’article 34 de la Constitution, une disposition permettant de déchoir de la nationalité française une personne qui, née française et ayant également une autre nationalité, aura été condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation.

À ce stade là, on peut parler de loi scélérate.

Au passage, on se demandera ce que signifie “avoir une autre nationalité”, et comment le savoir.

Si vous êtes né sans la nationalité française, cela ne pose pas trop de problème.

Mais sinon ? Cela ne signifie pas seulement avoir 2 passeports. Quand vous avez 2 parents de 2 nationalités différentes, vous êtes souvent binational.

Mais que faire alors à propos des grands-parents étrangers, des arrières grands-parents étrangers, par le droit du sang ?

J’avais une grand-mère italienne. Je ne me suis jamais occupé de l’Italie. Mon père non plus, mais il était binational du coup ou pas ? Et moi, peut-on me reconnaitre binational ou pas ? Je n’en sais rien… Merci M .Valls, j’avoue que je ne m’étais jamais posé la question…

Sympa ces questions.

Le problème c’est que, en remontant un peu, on risque d’avoir le moitié des citoyens binationaux du coup… Un exemple : le Maroc. Très drôle : il interdit à un citoyen de renoncer à sa nationalité marocaine, et il reconnait que tous les descendants sont marocains. Vous voyez ce qui se passe au bout de 4 ou 5 générations, du coup ?

On va refaire un fichier arbre généalogique des nationalités d’ascendance, et de leurs règles de transmission de nationalité ?

Vichy a un peu patiné sur le sujet, mais ils n’avaient pas l’informatique… Le progrès ?

Bref, quand vous quittez la sphère des personnes ayant volontairement acquis la nationalité (et dont la déchéance est déjà hautement discutable), pour intégrer les personnes nées françaises, vous mettez le doigt dans un mécanisme qui va vous broyer le bras, en titillant la population sur le coeur du vivre en société : la nationalité…

Mais le meilleur arrive…

Le 1° de l’article 25 du code civil réserve actuellement cette sanction aux personnes qui, ayant également une autre nationalité, ont obtenu la qualité de Français par acquisition. Prévoir une sanction identique à l’encontre d’un binational né Français impose de modifier la Constitution ce qui va permettre de rapprocher les règles ainsi applicables à toutes ces personnes.

En premier lieu, les lois républicaines ont constamment réservé la sanction qu’est la déchéance de nationalité au cas d’un binational devenu français. Il en d’abord été ainsi avec la loi du 7 avril 1915 puis avec la loi du 10 août 1927 ainsi qu’avec le décret-loi du 12 novembre 1938. Pour des personnes nées françaises, les lois républicaines n’ont jamais retenu la possibilité d’une déchéance de nationalité mais seulement d’une perte de nationalité alors que cette perte résulte normalement d’un acte volontaire ou d’une situation de fait et non d’une sanction. Ainsi toutes les caractéristiques dégagées par le Conseil constitutionnel dans sa jurisprudence sont réunies pour qu’il existe un principe fondamental reconnu par les lois de la République relatif à l’absence de possibilité de déchéance de nationalité pour une personne née française même si elle possède une autre nationalité.

Ca, on l’encadre… Et on le relit :

Jusqu’à Hollande, les principes républicains élémentaires interdisaient donc de déchoir une personne née française de sa nationalité… Et c’est le gouvernement qui le dit…

En deuxième lieu, dans sa décision n° 2015-439 QPC du 23 janvier 2015, le Conseil constitutionnel a écarté le grief tiré de l’atteinte à une situation légalement acquise : « en fixant les conditions dans lesquelles l’acquisition de la nationalité peut être remise en cause, les dispositions contestées ne portent pas atteinte à une situation légalement acquise ». Ce raisonnement n’apparaît pas transposable pour la déchéance de la nationalité d’origine qui constitue une atteinte à une situation légalement acquise. La nationalité française attribuée dès la naissance confère en effet à son titulaire des droits fondamentaux dont la privation par le législateur ordinaire pourrait être regardée comme une atteinte excédant ce qu’autorise la Constitution.

Bis

Pensée pour les analystes qui expliquent qu’il n’y a pas de souci de fond avec cette mesure, que le Conseil constitutionnel n’y trouverait rien à redire…

Le Conseil d’État a indiqué dans son avis du 11 décembre : “Le Conseil d’État considère que si devait être instituée la déchéance de la nationalité française pour des binationaux condamnés pour des faits de terrorisme, le principe de cette mesure devrait être inscrit dans la Constitution, eu égard au risque d’inconstitutionnalité qui pèserait sur une loi ordinaire. [...] Cette mesure pourrait se heurter à un éventuel principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant de priver les Français de naissance de leur nationalité. Il est vrai qu’à supposer que les conditions de reconnaissance d’un tel principe soient réunies, cette circonstance ne suffirait pas nécessairement à le reconnaître. Surtout, la nationalité française représente dès la naissance un élément constitutif de la personne. Elle confère à son titulaire des droits fondamentaux dont la privation par le législateur  ordinaire  pourrait  être  regardée  comme  une  atteinte  excessive  et disproportionnée à ces droits, qui, par suite, serait inconstitutionnelle. La mesure envisagée par le Gouvernement poserait, en particulier, la question de sa conformité au principe de la garantie des droits proclamé par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. [...] Enfin, la Cour européenne des droits de l’homme pourrait juger que, dans certains cas, la déchéance de la nationalité française ou l’expulsion de la personne ainsi sanctionnée porte une atteinte excessive à sa vie privée ou familiale ou qu’elle expose cette personne à subir des traitements inhumains ou dégradants dans l’État dont elle aurait conservé  la  nationalité.”

Par ailleurs, il est vrai que l’article 23-7 du Code civil prévoit que “Le Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, s’il a la nationalité de ce pays, être déclaré, par décret après avis conforme du Conseil d’État, avoir perdu la qualité de Français.”, mais ce texte remontant à 1938, il n’a (semble-t-il) jamais été étudié par le Conseil constitutionnel, qui pourrait le déclarer inconstitutionnel.

Sanctionner pour certains de ses actes une personne née française en prévoyant la possibilité de la déchoir de notre nationalité impose ainsi de modifier notre Constitution. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement alors que la nationalité est, pour une personne née française, un attribut essentiel ? Mais il s’agit pour la communauté nationale de pouvoir décider de sanctionner ceux qui par leurs comportements visent à détruire le lien social. Il en va fondamentalement ainsi pour ceux qui commettent des actes de terrorisme et frappent aveuglément des victimes innocentes, en niant le respect dû à la vie humaine et les valeurs qui sont le fondement de notre Nation. Comme l’a relevé le Conseil d’État dans son avis du 11 décembre 2015, ceci « répond à un objectif légitime consistant à sanctionner les auteurs d’infractions si graves qu’ils ne méritent plus d’appartenir à la communauté nationale ».

L’élargissement des cas de déchéance de nationalité française contribuera en outre à renforcer la protection de la société française, en permettant notamment de procéder à l’éloignement durable du territoire de la République, par la voie de l’expulsion, des personnes dont le caractère dangereux est avéré par la condamnation définitive dont elles ont fait l’objet et à interdire leur retour sur le territoire.

  • Mais on va les expulser où ?
  • Le pays d’accueil va il accepter des terroristes ?
  • Que va-t-il leur arriver ?
  • On fait quoi si l’autre pays est plus rapide que nous à le déchoir de sa nationalité ?
  • En retour, on acceptera donc les terroristes binationaux qui auront été déchus de leur seconde nationalité pour un attentat commis à l’étranger ?

En permettant de déchoir de leur nationalité française certaines personnes nées françaises, la nouvelle disposition constitutionnelle est sans incidence sur les dispositions du code civil actuellement applicables en matière de de déchéance de nationalité française, qui s’appliquent aux personnes ayant acquis la qualité de Français en cas de condamnation pour crime ou délit en matière de terrorisme ou d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

Il faut donc qu’il soit condamné – ce qui va prendre un temps certain.

Alors, mettons qu’on ait affaire à un franco-algérien né en France ; alors on fait quoi si durant les 4 ans de procédure :

  1. l’Algérie lui retire sa nationalité (elle risque de ne pas savoir très envie de le récupérer…)
  2. le prévenu écrit à l’ambassade pour renoncer à sa nationalité algérienne (il risque de ne pas avoir très envie d’aller en Algérie où il n’a peut être jamais mis les pieds et qui ne sera pas super accueillante)

En revanche, seules les infractions criminelles les plus graves peuvent justifier une sanction telle que la déchéance de nationalité prononcée à l’encontre de Français de naissance. L’article 2 limite ainsi le champ d’application de cette sanction aux crimes constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. Il appartiendra au législateur, comme l’indique l’insertion de la nouvelle disposition à l’article 34 de la Constitution, de préciser quelles sont les infractions qui répondent à cette qualification, étant entendu qu’il ne pourrait s’agir que de crimes en matière de terrorisme et, éventuellement, des crimes les plus graves en matière d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

Le Conseil d’État a aussi précisé dans son avis du 11 décembre :

“le Conseil d’Etat considère qu’il convient de limiter le champ des infractions susceptibles de justifier la déchéance de la nationalité. Le projet prévoit la possibilité de sanctionner toute personne ayant commis un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ou une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. Les infractions en question sont définies aux articles 410-1 à 421-1 du code pénal. Or, la plupart de ces infractions, notamment celles qui ne sont pas de nature criminelle, ne sauraient justifier une sanction aussi grave que la déchéance, laquelle pourrait être regardée comme étant disproportionnée. En conséquence, le Conseil d’Etat estime que la mesure envisagée ne devrait concerner que les seuls auteurs d’actes criminels les plus graves et non les auteurs de délits.

Il estime par ailleurs,  qu’il  ne  serait  pas  opportun  d’introduire  le  terme  « terrorisme »  dans  la Constitution et qu’il est par conséquent préférable de prévoir que la déchéance pourrait être infligée aux seules personnes « condamnées pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ». Il appartiendrait au législateur de préciser quelles sont les infractions qui entrent dans ce champ, étant entendu qu’il ne pourrait s’agir que de crimes en matière de terrorisme et, éventuellement, des crimes les plus graves en matière d’atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

Voici ce que prévoient les articles 410 à 421 :

Il s’agit de trahison, complots, attentats, etc.

Mais on notera qu’ils définissent les “atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation” et non pas “les atteintes graves à la vie de la Nation”, ce n’est pas une relation explicite. C’est le législateur qui précisera…

La notion de personnes « nées françaises », pour l’application de la sanction de la déchéance de nationalité prévue par les nouvelles dispositions constitutionnelles, inclut tant les personnes auxquelles la nationalité français a été attribuée par filiation, naturelle ou adoptive, que celles qui l’ont obtenue du fait de leur naissance en France, dans les conditions prévues au chapitre II du titre Ier bis du livre Ier du code civil.

Ce chapitre II prévoit tous les cas d’acquisition de la nationalité française

y compris le droit du sang :

Donc si, certes, la majorité des à peu près 3 cas qui seront concernés par la loi relèveront  probablement du droit du sol, le projet remet aussi en cause le droit du sang. Il n’y a donc pas de raison de se limiter à la dénonciation de la remise en cause du droit du sol ;

Un binational Français fils d’un Français et d’une Syrienne sera potentiellement concerné, et, si on pousse, un binational Français fils de 2 Français ayant épousé une Belge sera aussi concerné…

Chapeau !

Enfin, la déchéance de la nationalité française ne sera possible qu’en cas de condamnation définitive. Elle ne pourra pas être prononcée si elle a pour résultat de rendre apatride la personne concernée.

Pour le moment ? Bah, c’est vrai qu’il faut en laisse un peu pour l’UMP…

Donner à l’État les moyens de protéger la Nation contre le terrorisme et le fanatisme, dans la fidélité aux valeurs de la République, est attendu par tous les Français. Pour cela, une modification de la Constitution est aujourd’hui nécessaire.

Orwell, Orwell,Orwell.

C’est vrai qu’avec Hollande, Valls, Fabius, et cette nouvelle super-loi, on est super bien protégés…

Tous les Français doivent pouvoir se rassembler autour de cette ambition partagée.

Sinon, on est un mauvais Français, j’imagine ?

Future cause de déchéance de nationalité au fait ?

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PROJET DE LOI CONSTITUTIONNELLE

C’est le texte de la loi…

Le Président de la République,

Sur la proposition du Premier ministre,

Vu l’article 89 de la Constitution,

Décrète :

Le présent projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, délibéré en conseil des ministres après avis du Conseil d’État, sera présenté à l’Assemblée nationale par le Premier ministre, qui sera chargé d’en exposer les motifs et d’en soutenir la discussion, et en tant que de besoin, par la garde des sceaux, ministre de la justice.

Article 1er

Après l’article 36 de la Constitution, il est inséré un article 36-1 ainsi rédigé :

« Art. 36-1. – L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique.

En effet, on est rassuré, c’est très précis et limité :(

« La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements.

« La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée. »

Article 2

L’article 34 de la Constitution est ainsi modifié :

1° Le troisième alinéa est remplacé par les dispositions suivantes :

« – la nationalité, y compris les conditions dans lesquelles une personne née française qui détient une autre nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation ; »

 En effet, on est rassuré, c’est très précis et limité :(

2° Après le troisième alinéa, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :

« – l’état et la capacité des personnes, les régimes matrimoniaux, les successions et libéralités ; ».

Fait à Paris, le 23 décembre 2015.

Signé : François HOLLANDE

Signé : Manuel VALLS

Signé : Christiane TAUBIRA

Ce projet de loi est la plus belle victoire de Daech, qui avec 10 personnes aura réussi à nous faire changer notre Constitution.

Le fait que Christiane TAUBIRA signe ce projet de loi devrait déssiller les personnes qui pensent qu’un politicien actuel est mu par des convictions.

Laissons le mot de la fin au Conseil d’État : “Il est vrai qu’une telle mesure aurait une portée pratique limitée. La perspective d’une éventuelle déchéance de la nationalité française aurait sans doute peu d’effet dissuasif sur les personnes décidées à commettre les infractions mentionnées par le projet.”

II. Conclusion

La conclusion est relativement simple : ce projet présente le 23 décembre – c’est comme aout, les périodes des sales-coups  - mérite bien de rejoindre le cortège des lois scélérates, votées déjà après des attentats.

Il faut d’ailleurs souligner que figurent d’ailleurs dans le code pénal aux articles visés par le Conseil d’État “Des atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation” des crimes et délits tels que :

Article 411-6 : Le fait de livrer ou de rendre accessibles à une puissance étrangère, à une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger ou à leurs agents des renseignements, procédés, objets, documents, données informatisées ou fichiers dont l’exploitation, la divulgation ou la réunion est de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation est puni de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 euros d’amende.

Article 411-10 : Le fait de fournir, en vue de servir les intérêts d’une puissance étrangère, d’une entreprise ou organisation étrangère ou sous contrôle étranger, aux autorités civiles ou militaires de la France des informations fausses de nature à les induire en erreur et à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende.

Article 432-9 : Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, agissant dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ou de sa mission, d’ordonner, de commettre ou de faciliter, hors les cas prévus par la loi, le détournement, la suppression ou l’ouverture de correspondances ou la révélation du contenu de ces correspondances, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende.

qui, de façon extensive, et de plus ou moins bonne foi,  pourraient être portés contre le gouvernement (par exemple lorsqu’il transmet les données de communication des Français aux États-Unis, lorsqu’il caviarde d’un rapport officiel les doutes sur la culpabilité de la Syrie dans le gazage de 2013, ou lorqu’il espionne nos conversations privées).

Il est donc assez étonnant de voir que ceci aura été présenté par un Premier Ministre binational (ou tri, je ne sais pas pour Valls), d’un gouvernement dont l’ancienne porte-parole est binationale, dans la capitale dont la maire (de la majorité) est binationale (mais qui au moins s’oppose au projet)…

Je conclurai en rappelant ma position, qui est de refuser par principe de cohérence les déchéances de nationalité (hors mensonge dans le dossier de naturalisation). La déchéance de nationalité, a fortiori pour des personnes nées françaises, c’ets comme la peine de mort : c’est un principe, on est pour ou contre. La déchéance en cas de terrorisme appellera la déchéance en cas de meurtre de policiers, puis de meurtres, puis de viol, etc.

 

En tous cas, tout ceci montre qu’il convient de mieux protéger la Constitution des poussées populistes et sécuritaires. On voit d’ailleurs que les politiques ont de plus en plus tendance à la modifier souvent :

La France prévoit que la modification intervient après référendum sur un texte adopté à la majorité des députés, mais que le Président peut renoncer au référendum et convoquer un Congrès qui doit adopter à 60 %.

Beaucoup de pays sont plus prudents – et démocrates – quant à la modification de la Constitution :

Espagne : 1/ Modification légère : majorité de 60% et 10 % des parlementaires peuvent demander un référendum 2/ Modification lourde ou des droits fondamentaux : Majorité de 67 % + dissolution immédiate du Parlement + Nouveau Parlement doit adopter à 67 % + Référendum à la fin

Italie : 2 scrutins à 3 mois d’écart,  avec majorité de chaque chambre. Soumis à référendum si 20 % des membres d’une chambre ou 500 000 électeurs le demandent. Pas de referendum si adoption parlementaire à plus de 67 %.

Allemagne : majorité de 67 % dans chaque chambre, modifications des droits fondamentaux interdites.

Portugal : majorité de 67 %, si plus de 5 ans depuis la dernière modification. Sinon, majorité de 80 %. Limitations de la capacité à modifier des points importants de la Constitution.

Irlande : la loi de modification doit être approuvée par référendum

Pays-Bas : majorité de 67 %, après dissolution automatique de la chambre

Roumanie : majorité de 67 %, puis référendum

Grèce : 60 % des députés doivent voter la nécessite de la révision à 1 mois d’intervalle. La Chambre issue de l’élection suivante doit accepter à 50 %. Une seule révision tous les 5 ans. Certains modifications sont interdites.

Source: http://www.les-crises.fr/carton-plein-projet-de-loi-de-protection-de-la-nation-une-atteinte-au-droit-du-sol-au-droit-du-sang-et-aux-droits-de-lhomme/


Mobilisation : ne laissons pas le FN s’approprier les idées de Manuel Valls !

Tuesday 29 December 2015 at 03:00

Vous aviez aimé Manuel Valls et les “grandes valeurs” ?

Vous aimerez Manuel Valls sur Facebook

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Je ne peux laisser tout dire sur la déchéance de nationalité : revenons aux faits !

Le débat public et libre témoigne de la force de notre démocratie. Face à la lâcheté terroriste, nos réponses doivent être sereines et fortes. Elles le sont.

Comment peut-on dire que priver de la nationalité française des terroristes condamnés serait une idée d’extrême-droite ?

· D’abord, parce que c’est strictement faux : ce principe existe dans de nombreux pays démocratiques proches de la France : en Grande-Bretagne, au Canada, en Suisse, aux Pays-Bas et d’autres encore, sans doute. Le même débat existe en Belgique. En Allemagne, la question ne se pose pas puisque la binationalité n’y est pas autorisée.

· Ensuite, parce qu’affirmer cela permet au Front national et aux cercles identitaires de renforcer leur propagande.

Il faut au contraire dire que ce qui est une idée d’extrême-droite, c’est de fonder la nationalité exclusivement sur le sang, sur l’appartenance ethnique, sur ce qui par nature ne peut jamais être révoqué. Car les doctrines d’extrême-droite tournent radicalement le dos à la conception historique ouverte de la Nation française, fondée sur l’adhésion à l’idéal républicain et sur la volonté commune de vivre ensemble qui unit tous les citoyens français !

Dès 2012, comme ministre de l’intérieur, j’ai rétabli – sous les critiques virulentes de l’extrême-droite – des conditions normales et ouvertes d’accès à la naturalisation, y compris bien sûr sur la base du droit du sol. Cette décision a bénéficié, non pas à quelques poignées de personnes, mais à des milliers, aujourd’hui devenues nos compatriotes, pour beaucoup binationales. Et j’en suis fier !

Dans le débat actuel, chacun a droit au respect de son opinion.

Mais, devant les Français, il est sage d’éviter tout amalgame, d’écarter les arguments infondés. Priver de la nationalité française ceux qui tuent aveuglément d’autres Français au nom d’une idéologie de terreur est un acte symbolique fort qui sanctionne ceux qui se sont eux-mêmes exclus de la communauté nationale. Rien de moins, rien de plus.

Ce n’est aucunement une remise en question du droit du sol puisque la possibilité de déchéance concernera tous les terroristes binationaux condamnés pour crimes, quel que soit le mode d’obtention de la nationalité, droit du sol ou filiation. Evitons de laisser indûment penser que le droit du sol ferait obstacle à une proposition qui recueille une très large adhésion parmi les Français. Ce n’est nullement le cas.

Puisque le débat se réfère à l’histoire et à la tradition républicaines, souvenons-nous que la première procédure de déchéance de nationalité a été instituée par la IIème République, à l’article 8 du décret du 27 avril 1848. Il s’agissait alors d’exclure de la République les esclavagistes qui refuseraient de se conformer à l’abolition de l’esclavage. Une mesure de déchéance après condamnation pour un crime terroriste par un tribunal indépendant n’a absolument rien à voir avec les actes discriminatoires du régime raciste et antisémite de Vichy.

Même si elle ne concernera heureusement qu’un nombre limité de personnes, la déchéance symbolisera l’exclusion définitive du pacte national de ceux qui ont commis des crimes terroristes, dans le respect des principes du droit international auxquels nous sommes attachés, qui interdisent de créer des situations d’apatridie.

Face au terrorisme, aujourd’hui, préserver l’unité nationale et le rassemblement, c’est respecter le discours du président de la République applaudi sur tous les bancs du Congrès. C’est, comme l’a fait le Gouvernement, s’appuyer sur l’avis rendu par le Conseil d’Etat. C’est croire en la force et en l’ouverture de la démocratie française, qui protégera toujours tous ses enfants, sans aucune distinction d’origine ou de religion.

Manuel VALLS

Source : Facebook, 28/12/2015
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Outre la longue analyse du jour sur la loi scélérate de Manuel Valls,  je me contenterai de 2 images :

Alors mobilisons-nous, car le FN n’a JAMAIS proposé de d’enlever la nationalité à des personnes nées françaises :

Rendez-vous donc en 2016, pour la nouvelle saison du gouvernement (avec le futur épisode “Manuel Valls et la peine de mort” ?)

P.S. à propos de “revenons-en aux faits”, Cohn-Bendit, franco-allemand, se moque de Valls ici, lui expliquant qu’il raconte n’importe quoi. Il n’y a pas 10 faits dans son post, et il faut qu’il y ait des erreurs dedans – cela en dit long sur le niveau des bras-cassés qui entourent le Premier Ministre de la France.

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Tiens, au passage, réactions de gauchistes :

Le député Les Républicains Hervé Mariton a expliqué lundi sur France inter qu’il ne voterait pas en faveur de l’extension de la déchéance. «Je n’approuve pas Manuel Valls. Je vois depuis le 13 novembre une espèce de surenchère de mesures au nom de la sécurité et hélas que pour beaucoup d’entre elles je crains totalement inopérantes», a déclaré le candidat à la primaire de la droite. Indiquant qu’il «souhaite une nationalité qui soit irréfragable, irréversible, et que cette nationalité ne soit pas supposée mal acquise, qu’elle ne soit pas fragile pour les uns, moins fragiles pour les autres».

Sur Twitter, l’ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin a dénoncé «un sujet polémique qui distrait le pays de l’essentiel: la lutte contre le chômage». «Diviser plus que rassembler», a -t-il écrit. En janvier, Alain Juppé estimait que la déchéance «ne fera pas reculer les terroristes».

Benoist Apparu, député de la Marne (Les Républicains), a affirmé mercredi sur iTELE que la déchéance de la nationalité était «une mesure inefficace», qui «ne sert strictement à rien», mais qu’«a priori», il voterait en faveur de la révision constitutionnelle. «J’ai toujours été sceptique sur» la déchéance de la nationalité, une mesure «inefficace» et qui «ne sert strictement à rien, à part faire du symbole», a affirmé M. Apparu. Selon lui, «le symbole, ça compte (…) mais provoquer un pataquès comme on est en train de le vivre pour uniquement un symbole, sincèrement ça ne sert à rien du tout». «Ce qu’on met en cause là, ce n’est pas le droit du sol, c’est le droit du sang», qu’«on écorne de façon assez lourde! Tout ça pour un symbole totalement inefficace dans la lutte contre le terrorisme!», a-t-il insisté

Chapeau à Patrick Devedjian :

Le débat du moment porte sur la déchéance de nationalité des terroristes bi-nationaux et son institution par une réforme constitutionnelle. J’y suis hostile pour plusieurs raisons.

1° C’est une mesure totalement inefficace, car elle n’est pas propre à retenir un kamikaze décidé à se faire sauter avec une ceinture d’explosif.

2° Elle est à la limite contre-productive quand il s’agit d’obtenir l’extradition d’un terroriste français réfugié à l’étranger.

3° La mesure ne viserait que les bi-nationaux. Elle ne touche donc pas seulement les naturalisés mais les bi-nationaux à la naissance. De ce point de vue, contrairement à la déclaration des droits de l’Homme*, les hommes ne naîtraient plus « libres et égaux en droit » puisque les bi-nationaux peuvent subir une sanction à laquelle les autres échappent !

4° On observera en outre, qu’est désignée par la mesure une population française d’origine étrangère et soupçonnée de ne pas être intégrée. La connotation est pour le moins malheureuse et correspond bien au discours du Front national auquel on apporte ainsi une sorte de caution.

5° Sur le plan politique, le projet fait apparaitre une alliance objective entre le Gouvernement et le Front National : la droite a tout intérêt à la faire apparaitre dans toute sa lumière en ne la cautionnant pas.

* qui, rappelons-le, fait partie du “bloc de consitutionnalité” : veut-on aussi réviser ces grands principes fondateurs ?

Source: http://www.les-crises.fr/ne-laissons-pas-le-fn-sapproprier-les-idees-de-manuel-valls/


Giorgio Agamben : « De l’État de droit à l’État de sécurité »

Tuesday 29 December 2015 at 01:34

Source : Le Monde, 23-12-2015

Giorgio Agamben

Pour le philosophe italien Giorgio Agamben, l’état d’urgence n’est pas un bouclier qui protège la démocratie. Il a, au contraire, selon lui, toujours accompagné les dictatures.

On ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier. Il faut avant tout démentir le propos des femmes et hommes politiques irresponsables, selon lesquels l’état d’urgence serait un bouclier pour la démocratie.

Les historiens savent parfaitement que c’est le contraire qui est vrai. L’état d’urgence est justement le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en Europe. Ainsi, dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir par Hitler, les gouvernements sociaux-démocrates de Weimar avaient eu si souvent recours à l’état d’urgence (état d’exception, comme on le nomme en allemand), qu’on a pu dire que l’Allemagne avait déjà cessé, avant 1933, d’être une démocratie parlementaire.

Or le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a jamais été révoqué. Lorsqu’on s’étonne des crimes qui ont pu être commis impunément en Allemagne par les nazis, on oublie que ces actes étaient parfaitement légaux, car le pays était soumis à l’état d’exception et que les libertés individuelles étaient suspendues.

On ne voit pas pourquoi un pareil scénario ne pourrait pas se répéter en France  : on imagine sans difficulté un gouvernement d’extrême droite se servir à ses fins d’un état d’urgence auquel les gouvernements socialistes ont désormais habitué les citoyens. Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques.

Entretenir la peur

Cela est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (« Security State », comme disent les politologues américains). Le mot « sécurité » est tellement entré dans le discours politique que l’on peut dire, sans crainte de se tromper, que les « raisons de sécurité » ont pris la place de ce qu’on appelait, autrefois, la « raison d’Etat ». Une analyse de cette nouvelle forme de gouvernement fait, cependant, défaut. Comme l’Etat de sécurité ne relève ni de l’Etat de droit ni de ce que Michel Foucault appelait les « sociétés de discipline », il convient de poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.

Dans le modèle du Britannique Thomas Hobbes, qui a si profondément influencé notre philosophie politique, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la guerre de tous contre tous : l’Etat est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’Etat de sécurité, ce schéma se renverse : l’Etat se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité.

Foucault avait déjà montré que, lorsque le mot « sécurité » apparaît pour la première fois en France dans le discours politique avec les gouvernements physiocrates avant la Révolution, il ne s’agissait pas de prévenir les catastrophes et les famines, mais de les laisser advenir pour pouvoir ensuite les gouverner et les orienter dans une direction qu’on estimait profitable.

Aucun sens juridique

De même, la sécurité dont il est question aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est d’ailleurs extrêmement difficile, sinon impossible, puisque les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup, et que le terrorisme est, par définition, une série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes, qui est celle d’un contrôle généralisé et sans limites – d’où l’insistance particulière sur les dispositifs qui permettent le contrôle total des données informatiques et communicationnelles des citoyens, y compris le prélèvement intégral du contenu des ordinateurs.

Le risque, le premier que nous relevons, est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et Etat de sécurité : si l’Etat a besoin de la peur pour se légitimer, il faut alors, à la limite, produire la terreur ou, au moins, ne pas empêcher qu’elle se produise. On voit ainsi les pays poursuivre une politique étrangère qui alimente le terrorisme qu’on doit combattre à l’intérieur et entretenir des relations cordiales et même vendre des armes à des Etats dont on sait qu’ils financent les organisations terroristes.

Dans un pays qui vit dans un état d’urgence prolongé, et dans lequel les opérations de police se substituent progressivement au pouvoir judiciaire, il faut s’attendre à une dégradation rapide et irréversible des institutions publiques
Un deuxième point, qu’il est important de saisir, est le changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé être le titulaire de la souveraineté. Dans l’Etat de sécurité, on voit se produire une tendance irrépressible vers ce qu’il faut bien appeler une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance est d’autant plus inquiétante qu’elle avait été théorisée par les juristes nazis, qui définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’Etat doit assurer la protection et la croissance.

Or, selon ces juristes, il y a une seule façon de rendre politique cet élément impolitique : par l’égalité de souche et de race, qui va le distinguer de l’étranger et de l’ennemi. Il ne s’agit pas ici de confondre l’Etat nazi et l’Etat de sécurité contemporain : ce qu’il faut comprendre, c’est que, si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (c’étaient les juifs en Allemagne, ce sont les musulmans en France aujourd’hui).

Incertitude et terreur

C’est dans ce cadre qu’il faut considérer le sinistre projet de déchéance de la nationalité pour les citoyens binationaux, qui rappelle la loi fasciste de 1926 sur la dénationalisation des « citoyens indignes de la citoyenneté italienne » et les lois nazies sur la dénationalisation des juifs.

Un troisième point, dont il ne faut pas sous-évaluer l’importance, est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et la certitude dans la sphère publique. Ce qui frappe avant tout un observateur attentif dans les comptes rendus des crimes terroristes, c’est le renoncement intégral à l’établissement de la certitude judiciaire.

Alors qu’il est entendu dans un Etat de droit qu’un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire, sous le paradigme sécuritaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias qui en dépendent – c’est-à-dire deux instances qui ont toujours été considérées comme peu fiables. D’où le vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui éludent sciemment toute possibilité de vérification et de falsification et qui ressemblent davantage à des commérages qu’à des enquêtes. Cela signifie que l’Etat de sécurité a intérêt à ce que les citoyens – dont il doit assurer la protection – restent dans l’incertitude sur ce qui les menace, car l’incertitude et la terreur vont de pair.

C’est la même incertitude que l’on retrouve dans le texte de la loi du 20 novembre sur l’état d’urgence, qui se réfère à « toute personne à l’égard de laquelle il existe de sérieuses raisons de penser que son comportement constitue une menace pour l’ordre public et la sécurité ». Il est tout à fait évident que la formule « sérieuses raisons de penser » n’a aucun sens juridique et, en tant qu’elle renvoie à l’arbitraire de celui qui « pense », peut s’appliquer à tout moment à n’importe qui. Or, dans l’Etat de sécurité, ces formules indéterminées, qui ont toujours été considérées par les juristes comme contraires au principe de la certitude du droit, deviennent la norme.

Dépolitisation des citoyens

La même imprécision et les mêmes équivoques reviennent dans les déclarations des femmes et hommes politiques, selon lesquelles la France serait en guerre contre le terrorisme. Une guerre contre le terrorisme est une contradiction dans les termes, car l’état de guerre se définit précisément par la possibilité d’identifier de façon certaine l’ennemi qu’on doit combattre. Dans la perspective sécuritaire, l’ennemi doit – au contraire – rester dans le vague, pour que n’importe qui – à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur – puisse être identifié en tant que tel.

Maintien d’un état de peur généralisé, dépolitisation des citoyens, renoncement à toute certitude du droit : voilà trois caractères de l’Etat de sécurité, qui ont de quoi troubler les esprits. Car cela signifie, d’une part, que l’Etat de sécurité dans lequel nous sommes en train de glisser fait le contraire de ce qu’il promet, puisque – si sécurité veut dire absence de souci (sine cura) – il entretient, en revanche, la peur et la terreur. L’Etat de sécurité est, d’autre part, un Etat policier, car, par l’éclipse du pouvoir judiciaire, il généralise la marge discrétionnaire de la police qui, dans un état d’urgence devenu normal, agit de plus en plus en souverain.

Par la dépolitisation progressive du citoyen, devenu en quelque sorte un terroriste en puissance, l’État de sécurité sort enfin du domaine connu de la politique, pour se diriger vers une zone incertaine, où le public et le privé se confondent, et dont on a du mal à définir les frontières.

Source : Le Monde, 23-12-2015

Source: http://www.les-crises.fr/giorgio-agamben-de-letat-de-droit-a-letat-de-securite/


Perquisitions musclées, arrestations injustifiées : les abus de l’état d’urgence

Tuesday 29 December 2015 at 00:01

Source : Le Monde, Les Décodeurs, 23-11-2015

Des policiers à Strasbourg, le 16 novembre 2015. FREDERICK FLORIN / AFP

Mickaël, 27 ans, regardait un film d’action dans le TGV Marseille-Rennes, vendredi 20 novembre, en compagnie d’un autre homme. Mal lui en a pris, selonSud-Ouest : en gare de Massy (Essonne), la police évacue le train et lui saute dessus pour l’arrêter. Des passagers auraient trouvé suspects son comportement et son aspect : le jeune homme est barbu et il portait des gants. Choqué, il a été libéré au bout de quatre heures.

Cette histoire n’est qu’un exemple des nombreux cas relevés cette semaine par la presse locale : la France est en état d’urgence. Un état administratif qui donne aux forces de l’ordre de larges moyens d’action. Mais aussi un état collectif prompt à l’emballement.

Une fillette de 6 ans blessée

Autre histoire édifiante, celle que racontLa Voix du Nord sur ce jeune homme, dont le père de 67 ans a été interpellé manu militari, mardi 17 novembre, à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). Sophiane avait accompagné son père à la préfecture la veille pour une démarche administrative. Les forces de l’ordre l’auraient alors repéré prenant des photos, ce qu’il dément. Résultat : la police enfonce la porte du domicile familial, fouille l’appartement de fond en comble, et arrête son père, qui passe la nuit en garde à vue.

A Quévrechain, dans le Nord, Fatima et sa fille ont subi une brusque perquisition de nuit au motif qu’un homme, que les autorités suspectaient de détenir des armes de guerre, avait habité dans la maison par le passé. La jeune fille raconte les lasers dans l’appartement, la porte qui vole en éclats, sa mère de 43 ans menottée… pour une perquisition qui n’a rien donné.

Les victimes des bavures sont parfois très jeunes et impressionnables : à Nice (Alpes-Maritimes), une petite fille de 6 ans a été blessée par des éclats au cou, lors d’une perquisition jeudi. A 4 h 30 du matin, les policiers d’élite du RAID enfoncent la porte de l’appartement familial, plaquent le père au sol. Les voisins évoquent des tirs dans les serrures, que la police dément, mais c’est bien par des éclats de bois qu’a été blessée la fillette, touchée alors qu’elle dormait dans la chambre d’à côté. Et le tout pour rien : la police s’est trompée de porte, elle visait en fait le voisin. Hospitalisée, la petite fille n’a rien de grave et la police a reconnu une « erreur rare ».

NICE – UNE FILLETTE BLESSEE LORS D’UNE PERQUISITION.

Le musicien Ibrahim Maalouf retenu sans motif

Ibrahim Maalouf, trompettiste français renommé, qui a rendu un hommage aux victimes des attentats sur le plateau du « Grand Journal » de Canal+ le 16 novembrea raconté au site spécialisé Clique avoir été retenu plusieurs heures par des policiers, gare du Nord à Paris, avant de monter dans un train Eurostar pour Londres.

Le natif de Beyrouth (Liban) aurait alors appris que son passeport avait fait l’objet d’un signalement auprès de l’organisme de coopération policière Interpol. Papiers confisqués, interrogatoire… Une fois relâché, il raconte sur son compte Facebook sa mésaventure relayée aussitôt sur Le Parisien, qui impute la responsabilité à la douane au lieu de la police. Le musicien prend ensuite son train, avant d’être invité à en descendre par « trois agents de la douane », fâchés d’avoir été associés à l’épisode. S’il dit comprendre l’attitude de la police face au signalement d’Interpol (dont il ne saisit pas la raison), Ibrahim Maalouf reproche aux douaniers d’avoir « dépassé les limites en [le] traitant comme un terroriste potentiel devant tout un wagon juste parce qu’un journaliste a écrit par erreur qu’ils [l]’avaient arrêté ».

« Acharnement contre un lieu sacré »

Les riverains de la mosquée d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), eux, sont scandalisés par l’état du bâtiment laissé par la police après sa perquisition musclée, dans la nuit du 16 au 17 novembre. Un des responsables de la mosquée a assuré avoir proposé les clés à la police, qui a refusé, « préférant forcer la porte ». Un adjoint au maire d’Aubervilliers, Sofienne Karroumi, a posté sur sa page Facebook des photos des dégradations subies par le lieu de culte, qu’il qualifie d’« acharnement contre un lieu sacré ».

Ces personnes pourront-elles obtenir réparation ? En théorie, elles peuvent porter plainte pour violation de domicile et voie de fait, sans garantie, bien entendu, d’obtenir réparation. Il est même possible, si les dommages causés ont été reconnus par la police, d’invoquer la responsabilité de l’Etat, et d’adresser les factures au ministère. Dans certains cas, les forces de police ou les préfectures ont déjà indiqué qu’elles indemniseraient les personnes concernées.

Source : Le Monde, Les Décodeurs, 23-11-2015

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Etat d’urgence : 2 700 perquisitions, deux enquêtes préliminaires ouvertes

Source, Le Monde, Les Décodeurs, 15-12-2015

Plus d’un mois après les attentats ayant frappé Paris le 13 novembre, le rythme des perquisitions administratives est en baisse, mais reste soutenu. Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a effectué le 15 décembre un bilan des actions menées par les forces de l’ordre depuis la mise en place de l’état d’urgence, le 14 novembre. D’une moyenne de 120 perquisitions administratives quotidiennes en France pendant les dix jours ayant suivi les attentats parisiens, la fréquence est passée à une quarantaine par jour au début du mois de décembre.

Ces résultats effectuent une mise à jour de ceux annoncés par le premier ministre, Manuel Valls, invité de la matinale de France Inter, le 11 décembre.

Les 2 700 perquisitions administratives qui ont été menées au total ont abouti – outre les saisies diverses et les assignations à résidence – à l’ouverture de deux enquêtes préliminaires par la section antiterroriste du parquet de Paris, une information révélée par Mediapart et confirmée par Le Monde.

360 assignations à résidence

Lire la suite sur, Le Monde, Les Décodeurs, 15-12-2015

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P.S. on notera que l’État d’urgence ne semble pas super efficace en Corse…

Source: http://www.les-crises.fr/perquisitions-musclees-arrestations-injustifiees-les-abus-de-letat-durgence/


“Échanges entre militaires” : les révélations de Seymour Hersh sur la Syrie

Monday 28 December 2015 at 03:45

Le journaliste d’investigation Seymour Hersh livre ainsi un long article sur le partage du Renseignement américain  sur la guerre en Syrie.

Il est spécialisé dans les affaires militaires américaines et les services secrets. Il a écrit notamment pour The New Yorker et le New York Times. Il est à l’origine de nombreuses révélations comme le scandale de torture de Abu Ghraib ou encore le Massacre de Mỹ Lai au Viêt Nam pour lequel il obtient un Prix Pulitzer. Il est considéré par le monde universitaire comme un des meilleurs journalistes des États-Unis.

Source : London Review of Book, 12/2015. Traduction : BR pour les-crises.fr

L’insistance de Barack Obama à réclamer le départ d’Assad – et à affirmer qu’il y a des groupes de rebelles modérés en Syrie capables de le renverser – a provoqué ces dernières années des dissensions feutrée, est même une opposition ouverte parmi les plus hauts fonctionnaires de l’État Major conjoint du Pentagone. Leurs critiques se sont concentrées sur ce qu’ils considèrent comme une obsession de l’administration sur le principal allié d’Assad, Vladimir Poutine. Selon eux, Obama est prisonnier d’une vision de la Russie et de la Chine digne de la guerre froide, et n’a pas ajusté son discours sur la Syrie, qui tiendrait compte du fait que tous deux partagent l’inquiétude de Washington, de voir le terrorisme se propager dans et au-delà de la Syrie. ; comme Washington, ils pensent que l’islamisme doit être stoppé.

La résistance de l’armée remonte à l’été 2013, lorsqu’un bulletin d’évaluation classé secret défense, rassemblé par l’Agence de Renseignement du Ministère de la Défense ( DIA) et les chefs d’États major interarmes, alors dirigés par le Général Martin Dempsey, prévoyait que la chute d’Assad allait mener au chaos et sans doute à la conquête de la Syrie par des extrémistes djihadistes, à l’image de ce qui était en train de se passer en Libye. Un exconseiller de l’État-Major interarmes me raconta que le document était une synthèse de sources diverses, élaborant un scenario à partir de signaux, de renseignements satellitaires et humains, et il voyait d’un mauvais œil l’entêtement de l’administration Obama à continuer de financer et d’armer les soi-disant groupes de rebelles modérés. À cette époque, la CIA complotait depuis plus d’un an avec ses alliés du Royaume Uni, d’Arabie Saoudite et du Qatar pour expédier des armes et des marchandises – dans le but de renverser Assad – à partir de la Libye, via la Turquie, jusqu’en Syrie.

Le nouveau Rapport estimatif pointait la Turquie comme obstacle majeur à la politique d’Obama en Syrie. Le document montrait, selon ce conseiller, « que ce qui avait débuté comme une opération secrète pour armer et soutenir les rebelles modérés luttant contre Assad, avait été approuvé par la Turquie, et s’était transformé en un programme technique, militaire et logistique à cheval sur la frontière pour toutes les forces d’opposition, y compris Jabhat al-Nusra et l’État Islamique. Les soi-disant rebelles modérés s’étaient évaporés, et l’Armée syrienne libre n’était qu’un mirage stationné sur une base aérienne en Turquie. Le constat était peu réjouissant: il n’y avait aucune opposition modérée viable face à Assad, et les USA armaient des extrémistes.

Le Lieutenant General Michael Flynn, directeur de la DIA entre 2012 et 2014, confirma que son agence avait envoyé un flux constant de mises en garde secrètes à l’Exécutif, quant aux conséquences catastrophiques d’un renversement d’Assad. Les jihadistes, précisait-il, contrôlaient toute l’opposition. La Turquie n’en faisait pas assez pour stopper l’infiltration de combattants étrangers et d’armes le long de sa frontière. Lynn m’avait confié « Si le public américain avait accès au flux de renseignements que nous avons transmis quotidiennement, au niveau le plus sensible, il exploserait de rage. » « Nous avons compris la stratégie à long terme de l’État Islamique (EI), et ses plans de campagne, et nous avons aussi discuté le fait que la Turquie regardait ailleurs lorsqu’il s’agissait d’aborder l’expansion de l’EI en Syrie. » Le rapport de la DIA fut repoussé avec force par l’administration Obama. « J’ai eu l’impression qu’ils ne voulaient tout simplement pas entendre la vérité. »

L’ex-conseiller ajouta « Notre politique visant à armer l’opposition à Assad était un échec, et avait même un impact négatif. » Les commandants interarmes étaient convaincus qu’Assad ne devait pas être remplacé par des fondamentalistes. La politique de l’Administration était contradictoire. Ils voulaient le départ d’Assad mais l’opposition était dominée par des extrémistes. Alors qui allait bien pouvoir le remplacer ? Dire qu’Assad doit partir c’est bien beau, mais si vous suivez l’idée jusqu’au bout, eh bien vous ne trouvez personne de meilleur. C’est la question du « personne n’est meilleur qu’Assad » que l’État-Major Interarmes (JCS) soulevait face à la politique d’Obama. Les Commandants du JCS sentaient qu’affronter directement la politique d’Obama n’aurait « aucune chance de succès ». C’est ainsi qu’à l’automne 2013 ils décidèrent de prendre des mesures contre les extrémistes sans passer par les canaux politiques, en fournissant des renseignements militaires aux autres nations, dans l’espoir bien compris qu’ils seraient transmis à l’armée syrienne et exploités contre l’ennemi commun, Jabhat al-Nosra et l’EI.

L’Allemagne, Israël et la Russie étaient en contact avec l’armée syrienne, et capables d’exercer une certaine influence sur les décisions d’Assad – C’est par leur intermédiaire que les renseignements américains seraient partagés. Chacun avait ses raisons de coopérer avec Assad : l’Allemagne redoutait ce qui pourrait se passer au sein de sa population de 6 millions de musulmans si l’EI s’étendait ; Israël se sentait concerné par la sécurité de ses frontières ; la Russie était alliée de longue date avec la Syrie, et s’inquiétait de la menace qui pesait sur son unique base en Méditerranée, à Tartous. « Nous n’avions pas la ferme intention de dévier de la ligne politique officielle d’Obama, mais partager nos évaluations de la situation au travers de relations d’armée à armée pouvait s’avérer plus productif. Il était clair qu’Assad avait besoin de renseignements tactiques plus précis et de conseils opérationnels. Les commandants en avaient déduit que si ces besoins étaient satisfaits, le combat contre le terrorisme en serait in fine renforcé. Obama n’était pas au courant, mais Obama ne sait pas toujours ce que fait l’État-Major dans chaque circonstance, et il en va ainsi de tous les Présidents. »

Lorsque le flux de renseignements débuta, l’Allemagne, Israël et la Russie commencèrent à transmettre les informations sur les déplacements et intentions des groupes de djihadistes radicaux à l’armée syrienne ; en échange, la Syrie a fourni des renseignements sur ses propres moyens et intentions. Il n’y avait pas de contact direct entre les USA et les forces armées syriennes ; en lieu et place, selon ce conseiller, « nous leur avons fourni du renseignement, y compris des analyses à plus long terme sur l’avenir de la Syrie, rassemblées par des contractants ou l’une de nos écoles militaires – et ces pays pouvaient en faire ce qu’ils voulaient, y compris les partager avec Assad. Nous disions aux Allemands et aux autres : « tenez, voilà des informations particulièrement intéressantes, et nos intérêts se rejoignent. » Fin de la conversation. L’État-Major pouvait conclure que quelque chose de bénéfique en sortirait – mais c’était une action d’armée à armée, et non un quelconque complot sinistre des Commandants pour contourner Obama et soutenir Assad. C’était beaucoup plus subtil. Si Assad se maintient au pouvoir, ce ne sera pas parce que nous l’y avons maintenu, mais parce qu’il aura été suffisamment malin pour exploiter les renseignements et les conseils tactiques avisés que nous avons fournis aux autres. »

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L’histoire publique des relations entre les USA et la Syrie au cours des dernières décennies est celle d’une inimitié. Assad condamna les attaques du 11/9, mais s’opposa à la guerre d’Irak. George Bush a, de façon répétée, lié la Syrie aux 3 membres de « l’axe du mal » – Irak, Iran et Corée du Nord – tout au long de sa présidence. Les messages du département d’État rendus publics par Wikileaks montrent que l’administration Bush tenta de déstabiliser la Syrie et que ces efforts se sont poursuivis au cours des années Obama. En décembre 2006, William Roebuck, alors en poste à l’ambassade américaine à Damas, rendit un rapport qui analysait les failles du gouvernement Assad, et proposait une liste des méthodes « susceptibles d’augmenter la probabilité » d’opportunités de déstabilisation. Il recommandait que Washington travaille avec l’Arabie Saoudite et l’Egypte pour développer les tensions sectaires et se concentre sur la médiatisation « des efforts syriens contre les groupes extrémistes – les dissidents kurdes et les factions radicales sunnites – de façon à suggérer une situation de faiblesse, des signes d’instabilité, et un effet boomerang hors de contrôle » ; ainsi il apparaitrait nécessaire d’encourager l’isolement de la Syrie, au travers du soutien américain au « Front de Salut National en Syrie », dirigé par Abdul Halim Khaddam, un ex vice-président syrien dont le gouvernement, en exil à Riyad, était soutenu par les Saoudiens et les Frères Musulmans.

Un autre message transmis en 2006 montrait que l’ambassade avait dépensé 5 millions de dollars en financement de dissidents qui présentaient des candidats indépendants pour l’Assemblée Populaire ; les virements furent maintenus même lorsqu’il fut évident que les services secrets syriens étaient désormais au courant de ce qui se passait. Un message transmis en 2010 mettait en garde sur le financement d’un réseau télévisé aux mains de l’opposition syrienne à Londres, que le Gouvernement syrien interpréterait comme « un acte hostile mené sous couverture contre le régime ».

Mais il y a aussi une histoire parallèle de la coopération secrète entre la Syrie et les États-Unis au cours de la même période. Les deux pays ont collaboré contre Al Qaïda, leur ennemi commun. Un consultant de longue date au sein du Commandement conjoint des Opérations spéciales (Joint Special Operations Command ), déclara qu’ « à la suite du 11/9, Bachar fut extrémement utile pour nous pendant des années, tandis qu’en retour, selon moi, nous fûmes très discourtois, et particulièrement maladroits dans l’usage que nous fîmes de l’or qu’il mettait entre nos mains. Cette coopération silencieuse se poursuivit entre certains éléments, même après que [l’administration Bush] ait décidé de le diaboliser. » En 2002, Assad autorisa les services secrets syriens à divulguer les dossiers internes sur les activités des Frères Musulmans en Syrie et en Allemagne. Plus tard cette année là, les services secrets syriens déjouèrent une attaque d’Al Quaïda contre le quartier général de la Vème Flotte de l’US NAVY à Bahrein, et Assad donna son accord pour fournir à la CIA le nom d’un informateur vital d’Al Qaïda. En violation de cet accord, la CIA contacta directement cet informateur ; il rejeta l’approche, et rompit les relations avec ses interlocuteurs syriens. Toujours secrètement, Assad remis aussi aux mains des américains des membres de la famille de Saddam Hussein qui avaient trouvé refuge en Syrie, et – comme les alliés des USA la Jordanie, l’Egypte, la Thailande et ailleurs – fit torturer des suspects de terrorisme pour le compte de la CIA dans une prison damascène.

C’est cette histoire de coopération qui rendait plausible l’idée que Damas coopérerait en 2013 au nouveau protocole d’échange d’informations indirect avec les USA. Les Commandants interarmes firent savoir qu’en retour les USA souhaitaient 4 approbations : Assad devait retenir le Hesbollah d’attaquer Israël ; il devait reprendre les négociations avec Israël pour signer un accord sur le plateau du Golan ; il devait accepter la venue de conseillers militaires russes et d’autres pays ; et il devait s’engager à organiser de nouvelles élections ouvertes après la guerre qui intègrent un large éventail de sensibilités politiques. Le conseiller du JCS ajouta « Nous avions un feedback positif des Israéliens, qui étaient d’accord pour soutenir le projet, mais ils voulaient savoir quelle serait la réaction de l’Iran et de la Syrie ». « Les Syriens nous ont dit qu’Assad ne prendrait pas sa décision de façon unilatérale – il avait besoin du soutien de sa propre armée et de ses alliés alaouites. Le souci d’Assad était qu’Israël dise oui puis ne tienne pas ses promesses ». Un haut conseiller du Kremlin aux affaires du Moyen Orient m’a raconté que fin 2012, après avoir subit une série de revers sur le champ de bataille et des désertions au sein de l’armée, Assad s’était rapproché d’Israël via un contact à Moscou, et qu’il avait proposé de rouvrir les discussions sur le Plateau du Golan. Les Israéliens avaient rejeté l’offre. Mon interlocuteur me confia « Ils déclarèrent “Assad est un homme fini” » ; « Il est proche de la fin ». Il m’expliqua que les Turcs avaient tenu à Moscou le même discours. Cependant, à la mi-2013, les Syriens purent croire que le pire était derrière eux, et ils voulaient avoir l’assurance que les propositions d’aide des Américains et d’autres étaient sérieuses.

Au début des pourparlers, selon ce conseiller, les commandants interarmes essayèrent de déterminer les besoins d’Assad en signe de bonnes intentions. Sa réponse fut transmise par l’intermédiaire d’un ami d’Assad : « Apportez-lui la tête du Prince Bandar. » les membres de l’État-Major ne donnèrent pas suite. Bandar Ben Sultan avait servi les services secrets et la sécurité intérieure de l’Arabie Saoudite durant des décennies, et il avait passé plus de 20 années en tant qu’ambassadeur à Washington. Ces dernières années, il était connu pour vouloir la destitution d’Assad à tout prix. Alors qu’on le disait en mauvaise santé, il démissionna l’année dernière en tant que directeur du Conseil de sécurité saoudien, mais l’Arabie Saoudite continue d’être le principal pourvoyeur de fonds à l’opposition syrienne, dont le montant est estimé à 700 millions de dollars par le Renseignement américain. En juillet 2013, les chefs d’État-Major interarmes découvrirent un moyen plus direct de démontrer le sérieux de leur proposition d’aide à Assad. A cette époque, le flux secret d’armes en provenance de Libye pour l’opposition syrienne via la Turquie, était en place depuis plus d’un an (il débuta peu de temps après la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011). L’opération était en grande partie organisée depuis une annexe secrète de la CIA à Benghazi, avec l’aval du Département d’Etat. Le 11 septembre 2012, l’ambassadeur US en Libye Christopher Stevens fut tué durant une manifestation anti-américaine qui dégénéra en incendie du Consulat des USA à Benghazi ; des journalistes du Washington Post trouvèrent des copies de l’agenda de l’ambassadeur au milieu des ruines du bâtiment. Elles montraient que le 10 septembre, Stevens avait rencontré le chef des opérations de l’annexe de la CIA. Le jour suivant, peu avant de mourir, il avait rencontré un représentant de la Compagnie d’affrètement « Al-Marfa Shipping and Maritime Services », une société basée à Tripoli qui, selon ce conseiller, était connue de l’État-Major pour s’occuper de l’expédition d’armement.

À la fin de l’été 2013, le rapport de la DIA avait été largement diffusé, mais bien que de nombreux agents de la communauté du Renseignement aient été au courant de la domination de l’opposition syrienne par les extrémistes, l’armement fourni par la CIA continua d’affluer, ce qui constituait un problème permanent pour l’armée d’Assad. Les stocks et dépôts de Kadhafi étaient la source d’un marché international de l’armement, bien que les prix aient été élevés. Le conseiller de l’État-Major interarmes déclara qu’ «Il n’y avait aucun moyen de stopper les expéditions d’armes qui avaient été approuvées par le Président. La solution passait par mettre la main au portefeuille. La CIA fut approchée par un représentant de l’État-Major qui suggéra que les arsenaux turques renfermaient des armes bien meilleur marché qui pouvaient se retrouver dans les mains des rebelles syriens en quelques jours, sans transfert maritime. » Mais la CIA ne fut pas la seule à en bénéficier. « Nous avons travaillé avec les Turcs en qui nous avions confiance et qui n’étaient pas loyaux avec Erdogan, et nous les avons sollicités pour expédier toutes les armes obsolètes de leurs arsenaux aux djihadistes en Syrie, y compris des carabines M1 qui n’avaient pas servi depuis la guerre de Corée, et des tonnes d’armes soviétiques. C’était un message qu’Assad pouvait interpréter comme “Nous avons la capacité d’endiguer la politique de notre Président en remontant sur ses traces. »

Le flux de renseignements en provenance des services US vers l’armée syrienne, et la détérioration de la qualité des armes fournies aux rebelles, marquèrent un tournant. L’armée syrienne avait subit de lourdes pertes au printemps 2013 lors de ses combats contre Jabhat al-Nosra (1) et d’autres groupes extrémistes, alors qu’elle ne parvenait pas à tenir la capitale provinciale Raqqa. Des raids sporadiques de l’armée syrienne et de l’aviation continuèrent pendant des mois sans grand succès, jusqu’à ce qu’elle décide de se retirer de Raqqa et d’autres zones difficiles à défendre ou peu peuplées au nord et à l’ouest, pour se concentrer sur la consolidation de la défense du bastion gouvernemental à Damas, et des zones densément peuplées reliant la capitale à Lattakié au nord-est. Mais alors que l’armée regagnait en force avec le soutien de l’État-Major, l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie augmentèrent leurs financements et armement de Jabhat al-Nosra et de l’EI, qui à la fin de 2013 avaient gagné un territoire énorme de part et d’autre de la frontière irako-syrienne. Les quelques rebelles non fondamentalistes qui restaient se retrouvèrent engagés dans des combats âpres – le plus souvent perdus – qui ciblaient les extrémistes. En janvier 2014, l’EI pris à la suite d’al-Nosra le contrôle de Raqqa et des zones tribales tout autour, et fit de la ville son quartier général. Assad contrôlait encore [un territoire occupé par] 80% de la population syrienne, mais il avait perdu des étendues considérables.

Les efforts de la CIA pour entrainer les forces rebelles modérées échouaient aussi lamentablement. Le conseiller expliqua : « Le camp d’entrainement était en Jordanie et sous le contrôle d’un groupe tribal syrien ». Certains de ceux qui avaient signés étaient suspectés d’appartenir à l’armée syrienne, à l’uniforme près. Cela était déjà arrivé, dans les pires moments de la guerre en Irak, lorsque des centaines de miliciens chiites se présentèrent à l’accueil des camps d’entrainement américains le temps d’enfiler de nouveaux uniformes, d’obtenir de nouvelles armes et de suivre quelques jours d’entrainement avant de disparaitre dans le désert. Un programme d’entrainement séparé, conçu par le Pentagone en Turquie, ne donna pas plus de résultats. Le Pentagone reconnu en septembre que seuls 4 ou 5 de ses recrues combattaient toujours l’EI ; quelques jours plus tard, 70 d’entre eux « firent défection » pour rejoindre Jabhat al-Nosra juste après avoir franchi la frontière syrienne.

En janvier 2014, désespéré par le manque de progrès, John Brennan, directeur de la CIA, convoqua les chefs des services secrets américains et sunnites de l’ensemble du Moyen Orient à une réunion secrète à Washington, dans le but de persuader l’Arabie Saoudite de cesser son soutien aux combattants extrémistes en Syrie. « Les Saoudiens nous déclarèrent qu’ils seraient heureux de nous écouter, et donc tout le monde s’assit autour d’une table à Washington pour écouter Brennan leur expliquer qu’ils devaient désormais prendre le même bateau que les modérés. Le message était que si tout le monde dans la région, cessait de soutenir al-Nosra et l’EI, leurs munitions et leur armement se tariraient, et les modérés l’emporteraient. » Le message de Brennan fut ignoré des Saoudiens, qui retournèrent chez eux pour relancer de plus belle leurs efforts en faveur des extrémistes et nous demander d’accroitre notre soutien technique. Et nous avons finalement accepté, et tout cela s’est terminé par le renforcement des extrémistes. »

Mais les Saoudiens étaient loin d’être le seul problème : le renseignement américain avait accumulé des interceptions et des informations de source humaine qui démontraient que le gouvernement Erdogan soutenait Jabhat al-Nosra depuis des années, et faisait de même à présent avec l’EI. « Nous pouvons gérer les Saoudiens » me disait le conseiller « Nous pouvons gérer les frères Musulmans. Vous pouvez argumenter que l’équilibre global du Moyen-Orient repose sur une forme de destruction certaine mutuellement partagée entre Israël et le reste du Moyen Orient, et que la Turquie peut déstabiliser cet équilibre – ce qui est le rêve d’Erdogan. Nous lui avons dit que nous voulions qu’il ferme le robinet des djihadistes étrangers qui se déversent en Turquie. Mais il rêve de grandeur – celle de restaurer l’Empire Ottoman – et il n’a pas réalisé jusqu’où pourrait le mener la réussite de ce projet. »

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L’une des constantes dans les affaires américaines depuis la chute de l’URSS a été d’entretenir des relations d’armée à armée avec la Russie. Après 1991, les USA ont dépensés des milliards de dollars pour aider la Russie à sécuriser son arsenal nucléaire, y compris lors d’une opération ultra secrète qui consistait à déplacer de l’uranium enrichi à des fins militaires depuis des dépôts non sécurisés au Kazakhstan. Ces programmes conjoints pour superviser la mise en sécurité de matériaux à usage militaire se sont poursuivis au cours des 20 années suivantes. Pendant la guerre menée par les États-Unis en Afghanistan, la Russie autorisa son survol par des transporteurs et des ravitailleurs américains, ainsi que le transit terrestre pour le flux d’armes, de munitions, d’eau et de nourriture dont la machine de guerre américain avait quotidiennement besoin. L’armée russe fournit des renseignements sur les déplacements d’Oussama Ben Laden, et aida les États-Unis à négocier le droit d’utiliser une base aérienne au Kirghizstan L’État-Major Interarmes a toujours été en contact avec ses homologues syriens, et les liens entre les deux armées sont opérationnels jusqu’au plus haut niveau. En août, quelques semaines avant sa retraite de chef de l’État-Major Interarmes, Dempsey fit une visite d’adieu au quartier général des forces de défense irlandaises à Dublin, et raconta à son auditoire qu’ils avaient mis un point d’honneur, lorsqu’il était en fonction, à garder le contact avec le chef de l’État-Major russe, le Général Valery Gerasimov. « En fait, je lui ai suggéré que nous ne terminions pas notre carrière comme nous l’avions commencée » a-t-il dit – celle d’un commandant de char en Allemagne de l’Ouest, et l’autre à l’Est.

Lorsqu’il s’agit de se confronter à l’EI, la Russie et les USA ont bien des choses à partager mutuellement. Beaucoup au sein de l’EI, de son commandement à la troupe, ont combattu pendant plus de 10 ans contre la Russie lors des 2 guerres de Tchétchénie à partir de 1994, et le gouvernement de Poutine est totalement investi dans le combat contre le terrorisme islamique. « La Russie connait les cadres de l’EI » m’a fait remarquer le conseiller, « et elle a accès à ses techniques opérationnelles, avec beaucoup d’informations à partager. » En échange, « Nous avons d’excellent formateurs qui ont des années d’expérience dans la formation de combattants étrangers, une expérience que la Russie n’a pas ». Le conseiller n’a toutefois pas évoqué ce dont les services secrets américains sont également capables : la capacité à obtenir des informations sur des cibles, souvent en les achetant pour de fortes sommes à des sources au sein même des milices rebelles.

Un ex-conseiller de la Maison Blanche pour les affaires étrangères m’a raconté qu’ « avant le 11-Septembre, Poutine avait l’habitude de nous dire : “nous vivons le même cauchemar dans des endroits différents“. Il voulait parler de ses problèmes avec le Califat tchétchène, et de nos premiers affrontements avec al-Qaïda. Ces jours derniers, après l’attentat contre l’A320 METROJET au dessus du Sinaï et les massacres de Paris et ailleurs [Beyrouth], il est difficile de ne pas conclure que nous avons bien les mêmes cauchemars provenant des mêmes endroits. »

Pourtant l’Administration Obama continue de condamner la Russie pour son soutien à Assad. Un haut diplomate retraité qui fut en poste à l’Ambassade de Moscou m’a exprimé de la sympathie pour le dilemme devant lequel se trouve Obama, en tant que chef de la coalition occidentale opposée à l’agression russe en Ukraine : « l’Ukraine est une question sérieuse, et Obama l’a abordée de façon ferme avec les sanctions. Mais notre politique vis-à-vis de la Russie est trop souvent erratique. En revanche, en Syrie, il ne s’agit pas de nous, il s’agit d’être sûrs que Bachar ne perde pas. En réalité, Poutine ne veut surtout pas voir le chaos syrien se répandre en Jordanie ou au Liban, comme cela s’est passé en Irak, et il ne veut pas voir la Syrie tomber aux mains de l’EI. L’intervention la plus contreproductive qu’Obama a faite, et cela a causé beaucoup de torts à nos efforts pour en finir avec ce conflit, a été de dire : « Assad doit partir en préalable à toute négociation. » Il a aussi fait écho à un point de vue adopté par certains au Pentagone, lorsqu’il a fait allusion à un facteur sous-jacent dans la décision russe de lancer des frappes aériennes en soutien à l’armée syrienne à partir du 30 septembre : le souhait de Poutine, d’éviter à Assad de subir le même sort que celui de Kadhafi. On lui avait rapporté que Poutine avait visionné 3 fois la vidéo de la mort atroce de Kadhafi, une vidéo qui le montre sodomisé avec une baïonnette. Le Conseiller du JCS m’a lui aussi parlé d’un Rapport des services secrets US qui concluait que Poutine s’était ému du sort de Kadhafi : « Poutine s’en est voulu d’avoir laissé tomber Kadhafi, et de ne pas avoir joué un rôle clé en coulisses » lorsque la Coalition occidentale a fait pression à l’ONU pour être autorisée à entreprendre des frappes aériennes qui allaient détruire le Régime. « Poutine a pensé qu’à moins de s’engager, Bachar allait connaitre le même sort –mutilé- et qu’il allait assister à la destruction de ses alliés en Syrie. »

Dans un discours le 22 novembre, Obama a déclaré que « les cibles principales des frappes russes, ce sont l’opposition modérée ». C’est une ligne dont l’administration – ainsi que la plupart des médias grand public américains – n’a que rarement dévié. Les Russes insistent sur le fait qu’ils ciblent tous les groupes rebelles susceptibles de menacer la stabilité de la Syrie – y compris l’EI. Le Conseiller du Kremlin aux affaires étrangères m’a expliqué lors de notre entretien que la première passe de frappes russes visait à renforcer la sécurité autour d’une base aérienne russe à Lattakié, bastion alaouite. Le but stratégique, m’a-t-il expliqué, était d’établir un couloir libéré des djihadistes entre Damas et Lattakié ainsi que la base navale russe de Tartous, puis d’infléchir graduellement les bombardements vers le Sud et l’Est, en se concentrant davantage sur les territoires tenus par l’EI. Les Russes ont frappé l’EI dans et autour de Raqqa dès début octobre selon plusieurs comptes rendus ; en novembre, il y a eu d’autres frappes sur des positions de l’EI près de la ville historique de Palmyre, et dans la province d’Idlib, un bastion objet de féroces combats à la frontière turque.

Les incursions russes dans l’espace aérien turc ont débuté peu après le déclenchement des bombardements par Poutine, et l’armée de l’air russe a déployé des systèmes de brouillage électroniques qui interférent avec la couverture radar turque. Le message envoyé à l’armée de l’air turque, selon le conseiller du JCS, était « Nous allons faire voler nos avions là où nous voulons, quand nous le voulons, et brouiller vos radars. Alors pas d’embrouilles. Poutine faisait savoir aux Turcs à quoi ils devaient s’attendre. » L’agression russe fit place à des plaintes turques et des démentis russes, en même temps que l’armée de l’air turque intensifiait ses patrouilles à la frontière. Il n’y a eu aucun incident significatif jusqu’au 24 novembre, lorsque 2 F16 turcs, agissant apparemment selon des règles d’engagement plus musclées, descendirent un chasseur bombardier Su24M russe qui avait franchi la frontière pendant à peine 17 secondes. Dans les jours qui suivirent le crash du chasseur, Obama exprima son soutien à Erdogan, et après s’être entretenus en privé le 1er décembre, il déclara à la presse que son administration restait « particulièrement soucieuse de la sécurité et de la souveraineté de la Turquie. » Il déclara aussi que tant que la Russie demeurerait alliée avec Assad, « beaucoup de ressources russes allaient encore être dirigées contre des groupes d’opposition… que nous soutenons… donc je ne pense pas que nous devions nous bercer d’illusions, et que d’une façon ou d’une autre la Russie allait soudain concentrer ses frappes contre l’EI. Ce n’est pas ce qui se passe. Cela ne s’est jamais passé. Cela ne se passera pas de sitôt. »

Le conseiller au Kremlin pour les affaires du Moyen-Orient, tout comme le conseiller du JCS et de la DIA, évacue d’un revers de main la question des « modérés » qui ont le soutien d’Obama ; il ne voit en eux que des groupes d’extrémistes islamistes qui combattent aux côtés de Jabhat al-Nosra et de l’EI (« Pas la peine de jouer sur les mots et séparer les terroristes entre modérés et non modérés », a rappelé Poutine dans son discours du 22 octobre) (2). Les généraux américains les considèrent comme des miliciens épuisés qui ont été forcés de s’entendre avec Jabhat al-Nosra ou l’EI afin de survivre. À la fin 2014, Jürgen Todenhöfer, un journaliste allemand qui fut autorisé à passer 10 jours dans les territoires tenus par l’EI en Irak et en Syrie, a raconté sur CNN qu’à la direction de l’EI : « Ils rigolent tous un bon coup à propos de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Ils ne les prennent pas au sérieux. Ils disent : “Les meilleurs vendeurs d’armes que nous ayons sont l’ASL. S’ils touchent une arme de bonne qualité, ils nous la revendent illico.” Non, ils ne les prenaient pas au sérieux. C’est Assad qu’ils prennent au sérieux. Ils prennent au sérieux les bombes, bien sûr. Mais ils n’ont peur de rien, et l’ASL ne joue aucun rôle. »

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La campagne de bombardement de Poutine a déclenché une série d’articles anti-russes dans la presse américaine. Le 25 octobre, le New York Times a rapporté, citant l’administration Obama, que des sous-marins et des navires espions russes opéraient de manière agressive à proximité des câbles sous-marins qui assurent le transfert de la majorité du trafic internet mondial – bien que, selon l’article qu’il fallait lire jusqu’au bout, le journaliste reconnaissait qu’il n’y avait « aucune preuve à cette heure » d’une tentative russe d’interférer avec ce trafic. Dix jours plus tôt, le Times publiait un résumé des intrusions de la Russie dans ses anciennes républiques soviétiques satellites, et décrivait le bombardement de la Syrie comme l’incarnation, « dans une certaine mesure, d’un retour aux ambitions militaires de la période soviétique ». Le reportage ne mentionnait pas que c’est à l’invitation de l’administration d’Assad que la Russie intervenait, ni que les États-Unis bombardaient eux-mêmes en territoire syrien depuis septembre de l’année précédente, sans l’accord de la Syrie. Un éditorial du mois d’octobre, dans le même journal, signé de Michael Mac Faul, ambassadeur américain en Russie de 2012 à 2014, déclarait que la campagne aérienne russe visait « tout le monde à l’exception de l’EI ». Les histoires anti-russes ne se calmèrent pas après le désastre de l’A320 METROJET abattu, revendiqué par l’EI. Très peu au sein du Gouvernement américain et des médias, se demandèrent pourquoi l’EI viserait un avion de ligne russe transportant 224 passagers et son équipage, si l’armée de l’air russe n’attaquait que les rebelles syriens « modérés ».

Et pendant ce temps, les sanctions économiques sont toujours en vigueur, pour ce qu’un grand nombre d’Américains considère être les crimes de guerre de Poutine en Ukraine, tout comme le sont les sanctions du Trésor américain contre la Syrie et contre ces américains qui font des affaires avec la Syrie. Le New York Times, dans un reportage de fin novembre sur les sanctions, a remis au goût du jour une insinuation ancienne et sans fondements, qui affirme que les actions du Trésor « mettent en relief un argument que l’Administration n’a cessé d’avancer à propos de M. Assad alors que le Trésor cherche à faire pression sur la Russie pour qu’elle cesse son soutien : que bien qu’il professe être en guerre contre les terroristes islamistes, il entretient une relation symbiotique avec l’EI qui lui a permis de prospérer alors qu’il se cramponne au pouvoir. »

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Les quatre piliers fondamentaux de la politique d’Obama en Syrie restent intacts à cette heure : l’insistance sur le fait qu’Assad doit partir ; qu’aucune coalition avec la Russie n’est possible contre l’EI; que la Turquie est un allié fiable dans la guerre contre le terrorisme ; et qu’il y a vraiment des forces d’opposition modérées significatives que les États-Unis doivent soutenir. Les attaques de Paris le 13 novembre ont fait 130 morts mais n’ont pas changé la ligne de conduite officielle de la Maison Blanche, bien que de nombreux leaders européens, y compris François Hollande, aient soutenu l’idée d’une plus grande coopération avec la Russie, et se soient mis d’accord pour mieux coordonner leurs actions avec son armée de l’air ; il y a eu aussi des discussions sur les modalités du retrait d’Assad : elles pourraient être plus flexibles. Le 24 novembre, Hollande s’est envolé pour Washington afin d’y discuter de la façon dont la France et les USA pouvaient collaborer plus étroitement dans leur combat contre l’EI. Lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison Blanche, Obama a déclaré qu’Hollande et lui-même s’étaient mis d’accord sur le fait que les frappes russes contre l’opposition modérée ne faisaient que renforcer le régime d’Assad, dont la brutalité était à l’origine de la montée de l’EI. Hollande n’est pas allé aussi loin, mais il a déclaré que le processus diplomatique issu à Vienne conduirait « au départ d’Assad… un gouvernement d’unité est nécessaire. » La conférence de presse négligea l’impasse entre les deux hommes concernant Erdogan. Obama défendit le droit de la Turquie à défendre ses frontières, tandis qu’Hollande déclara que c’était « une question d’urgence » pour la Turquie de prendre des mesures contre les terroristes. Le conseiller du JCS m’a dit que l’un des principaux but de Hollande lors de son voyage à Washington était de persuader Obama de rejoindre l’UE dans une déclaration de guerre commune contre l’EI. Obama a répondu non. Les Européens ne se sont pas regroupés au sein de l’OTAN, dont la Turquie fait partie, pour une telle déclaration. « C’est la Turquie le problème », m’a confié le conseiller du JCS.

Assad, naturellement, n’accepte pas qu’un groupe de dirigeants étrangers veulent décider de son avenir. Imad Moustapha, actuel ambassadeur de Syrie en Chine, était le doyen de la faculté des sciences de l’Université de Damas, et un proche collaborateur d’Assad, lorsqu’il fut nommé en 2004 ambassadeur de Syrie à Washington, poste qu’il occupa pendant 7 ans. Mustapha est connu pour être resté proche d’Assad, et il est digne de confiance pour refléter ses pensées. Il m’a raconté que pour Assad, renoncer au pouvoir signifierait capituler au profit des « groupes terroristes armés », et que des Ministres dans un gouvernement d’Unité nationale – tel que celui proposé par les Européens- seraient considérés [par le peuple syrien], comme les otages des puissances étrangères qui les auraient nommés. Ces forces pourraient rappeler au nouveau Président « qu’il est facilement remplaçable, comme son prédécesseur… Assad a une dette envers son peuple : il ne peut quitter son poste parce que les ennemis historiques de la Syrie exigent son départ. »

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Moustapha a aussi impliqué la Chine, un allié d’Assad, qui a promis plus de 30 milliards de dollars pour la reconstruction de la Syrie après la guerre. La Chine aussi s’inquiète de l’EI. Il m’a expliqué que « La Chine apprécie la situation selon trois points de vue » : le droit international et la légitimité, le positionnement global de sa stratégie, et les activités des djihadistes Ouighours de la province extrême orientale du Xinjiang. Le Xinjiang est frontalier avec 8 nations – la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, le Tajikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde – et, selon le point de vue chinois, ils servent de porte d’entrée au terrorisme en provenance du monde entier et au sein même du pays. De nombreux combattants Ouighours actuellement en Syrie sont connus pour être des membres du Mouvement Islamique de l’Est du Turkestan – une organisation séparatiste souvent violente qui cherche à établir un État islamique Ouighour dans le Xinjiang. « Le fait qu’ils aient été aidés par les services secrets turcs pour se rendre en Syrie depuis la Chine en passant par la Turquie a été à la source de tensions énormes entre services secrets chinois et turcs » selon Moustapha. « La Chine est inquiète du soutien de la Turquie envers les combattants Ouighours en Syrie, qui pourrait très bien s’étendre au Xinjkiang. Nous fournissons déjà des informations concernant ces terroristes et les routes qu’ils empruntent pour rejoindre la Syrie aux services secrets chinois. »

Les inquiétudes de Moustapha ont été répercutées par un analyste des questions de politique étrangère à Washington, qui a suivi de près le transit des djihadistes à travers la Turquie vers la Syrie. L’analyste, dont les points de vue sont recherchés de nombreux hauts fonctionnaires du Gouvernement, m’a confié qu’ « Erdogan a transporté des Ouighours vers la Syrie par des moyens de transport spéciaux tandis que son gouvernement s’agitait en faveur de leur combat en Chine. Les terroristes musulmans ouighours et birmans qui s’échappent par la Thailande se procurent d’une manière ou d’une autre des passeports turcs puis sont acheminés vers la Turquie d’où ils transitent vers la Syrie. » Il a ajouté qu’il existait ce qui ressemble à une autre « ratline» [NdT : route secrète] qui acheminait des Ouighours – les estimations vont de quelques centaines à quelques milliers – depuis la Chine via le Kazakhstan pour un éventuel transit par la Turquie vers le territoire de l’EI en Syrie. Il m’a confié que « Le renseignement américain n’est pas bien informé sur ces activités parce que les infiltrés qui ne sont pas satisfaits de la politique [américaine] , ne communiquent pas là-dessus avec eux. » Il a ajouté qu’ « il n’était pas certain que les officiels responsables de la politique syrienne au Département d’État et à la Maison Blanche obtenaient ces informations. » Le journal IHS-Jane’s Defence Weekly a estimé en octobre qu’au moins 5000 futurs combattants Ouighours étaient arrivés en Turquie depuis 2013, dont peut-être 2000 avaient fait mouvement vers la Syrie. Moustapha a déclaré qu’il détenait des informations selon lesquelles « au moins 860 combattants Ouighours se trouveraient en Syrie. »

Les inquiétudes croissantes de la Chine sur la question des Ouighours et ses liens avec la Syrie et l’EI sont un sujet d’étude constant de Christina Lin, une universitaire qui s’est intéressée aux questions chinoises il y a 10 ans alors qu’elle était en poste au Pentagone sous la direction de Donald Rumsfeld. « J’ai grandi à Taïwan, et je suis venue au Pentagone comme experte de la Chine. J’avais l’habitude de démoniser les Chinois en les traitant d’idéologues, et ils sont loin d’être parfaits. Mais au fil des années, alors que je les vois s’ouvrir et évoluer, j’ai commencé à changer de perspective. Je vois désormais la Chine comme un partenaire potentiel pour différents enjeux globaux, particulièrement au Moyen-Orient. Il y a beaucoup d’endroit – la Syrie en est un – où les États-Unis et la Chine doivent coopérer en matière de sécurité régionale et de contre-terrorisme. Il y a quelques semaines, la Chine et l’Inde, deux ennemis issus de la guerre froide qui se haïssent plus que la Chine et les États-Unis eux-mêmes, ont mené une série d’exercices conjoints de contre-terrorisme. Et aujourd’hui la Chine et la Russie souhaitent tous les deux coopérer en matière de terrorisme avec les États-Unis. » La Chine voit les choses de la façon suivante selon Lin : les militants Ouighours qui se sont rendus en Syrie sont entrainés par l’EI aux techniques de survie qui leur permettront de retourner en Chine lors de voyages secrets, afin de perpétrer des actes terroristes là-bàs. Lin a écrit dans un article paru en septembre « Si Assad échoue, les combattants djihadistes de la Tchétchènie russe, du Xinjiang chinois, et du Cachemire indien tourneront leurs yeux vers leurs fronts respectifs pour continuer le djihad, soutenus par une nouvelle base opérationnelle en Syrie, bien financée et au cœur du Moyen Orient. »

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Le général Dempsey et ses collègues du JCS ont gardé leur désapprobation en dehors des circuits bureaucratiques, et ont survécu à leur poste. Ce ne fut pas le cas du Général Michael Flynn. Patrick Lang, un colonel de l’US ARMY à la retraite qui a servi presque 10 ans en tant qu’officier en chef du Renseignement civil au Moyen Orient pour le compte de la DIA « Flynn a subit les foudres de la Maison Blanche en insistant sur la nécessité de dire la vérité sur la Syrie. Il a pensé que la vérité était la meilleure chose et ils l’ont débarqué. Il ne voulait pas se taire. Flynn m’a dit que ses problèmes allaient bien au-delà de la Syrie. ‘Je secouait le cocotier à la DIA – et pas seulement en déplaçant les transats sur le pont du Titanic. Je prônais une réforme radicale. Je sentais que le commandement civil ne voulait pas en entendre parler. J’en ai souffert, mais je m’en suis accommodé. » Dans un entretien récent accordé au Spiegel, Flynn a été direct à propos de l’arrivée de la Russie dans le conflit syrien : « Nous devons travailler de façon constructive avec la Russie. Que nous le voulions ou non, la Russie a pris la décision d’être présente et d’intervenir militairement. Ils sont bien là, et cela a complètement changé la donne. Et vous ne pouvez pas dire que la Russie est mal intentionnée ; qu’ils doivent retourner chez eux ; cela ne se passera pas comme ça. Atterrissez ! »

Très peu au Congrès US partagent cette opinion. L’une des personalités qui fait exception se nomme Tulsi Gabbard, une démocrate de Hawaï, membre du « House Armed Services Comittee » ( Commission parlementaire des services armés) qui a effectué deux campagnes au Moyen-Orient en tant que major de la Garde Nationale. Dans un entretien sur CNN en octobre, elle a dit : « Les USA et la CIA devraient stopper cette guerre illégale et contre-productive qui vise à renverser le gouvernement syrien, et ils devraient rester concentrés sur le combat contre […] les groupes rebelles extrémistes. »

« Mais est-ce que cela ne vous préoccupe pas que le régime d’Assad ait été brutal, tuant au moins 200 000 et peut-être 300 000 membres de son propre peuple ? » lui demanda le journaliste.

Elle a répondu « Les choses qu’on raconte sur Assad en ce moment sont les mêmes que ce qui a été dit de Kadhafi, les mêmes que ce qu’on a dit de Saddam Hussein, et viennent des mêmes personnes qui défendaient l’idée de […] renverser ces régimes […] si cela arrive en Syrie […] nous finirons dans une situation de souffrances bien plus grandes, de persécutions des minorités religieuses et chrétiennes bien plus atroces en Syrie, et notre ennemi en sortira largement renforcé. »

« Donc ce que vous dites, c’est que l’implication militaire dans les airs de l’armée russe et au sol de l’armée iranienne – qu’en fait ils nous font une faveur ? »

« Ils travaillent à défaire notre ennemi commun », a-t-elle répondu.

Plus tard, Gabbard m’a confié que beaucoup de ses collègues au Congrès, tant Républicains que Démocrates, l’ont remerciée en privé de s’être exprimée publiquement. « Beaucoup de gens dans la population, et même au Congrès, ont besoin d’avoir des explications claires. Mais c’est difficile lorsqu’il y a autant de mensonges sur ce qui se passe. La vérité n’a pas éclaté. » C’est très inhabituel pour un politicien de mettre ainsi en cause la politique étrangère de son propre parti, enregistrée en direct. Pour quelqu’un « de l’intérieur », qui a accès aux renseignements les plus secrets, parler ouvertement et de façon critique peut interrompre brutalement votre carrière. Toute information dissidente peut se transmettre au travers d’une relation de confiance entre un journaliste et ceux qui le vivent de l’intérieur, mais cela se fait presqu’obligatoirement « sans signature ». Cependant, oui, la dissidence existe. Le Commandant du JSOC n’a pas pu cacher sa satisfaction lorsque je lui ai demandé son point de vue sur notre politique en Syrie. « La solution en Syrie est devant notre nez. Notre menace principale est l’EI, et nous tous – les États-Unis, la Russie et la Chine – devons travailler ensemble. Bachar restera dans ses fonctions et, une fois le pays stabilisé, il y aura des élections. Il n’y a pas d’autre option. »

Le fonctionnement du système indirect de communication avec Assad s’est interrompu avec la retraite de Dempsey en septembre dernier. Son remplaçant à la tête de l’Etat Major interarmes, le Général Joseph Dunford, a prêté serment devant la Commission sénatoriale des forces armées en juillet dernier, deux mois avant de prendre ses fonctions. « Si vous voulez parler d’une nation qui pourrait constituer une menace existentielle pour les États-Unis, je désignerais la Russie. Si vous observez son comportement, il est rien moins qu’alarmant. » En octobre, en tant que chef du JCS, Dunford a condamné les efforts russes pour bombarder [les djihadistes]. Il a déclaré à cette même commission que la Russie « ne combat pas l’EI », que l’Amérique doit « travailler avec ses partenaires turcs pour sécuriser la frontière nord de la Syrie » et que « nous devons faire tout ce que nous pouvons pour aider les forces d’opposition syriennes viables. – c’est-à-dire les « modérés » – à combattre les extrémistes. »

Obama dispose maintenant un Pentagone beaucoup plus conciliant. Il n’y aura plus de contestation indirecte de la part du commandement militaire, contre sa politique de dédain d’Assad et de soutien à Erdogan. Dempsey et ses associés sont déconcertés par l’entêtement d’Obama à défendre Erdogan, compte tenu du lourd dossier que la communauté américaine du Renseignement a accumulé contre lui – et des preuves qu’Obama, en privé, en accepte les conclusions. « Nous savons ce que vous faites avec les radicaux en Syrie », a déclaré le Président au chef du Renseignement d’Erdogan lors d’une réunion tendue à la Maison Blanche (comme je l’ai rapporté dans le LRB le 17 avril 2014).

Le JCS et la DIA ont constamment alerté Washington de la menace que constituent les djihadistes en Syrie, et de leur soutien par la Turquie. Le message n’a jamais été entendu. Pourquoi ?

Seymour Hersh

Source : London Review of Book, 12/2015 - Traduction : BR pour les-crises.fr

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Notes du traducteur

(1) Rappelons, comme l’ont indiqué les Américains, que al-Nosra est un pseudonyme pour Al-Qaïda en Syrie.

(2) Rappelons que Robert Baer, ancien chef de région de la CIA pour le Moyen-Orient a déclaré en 2014 : “Les États-Unis ont été incapables d’identifier le moindre groupe syrien dit « modéré » lorsque la guerre civile a débuté. ”

Source: http://www.les-crises.fr/echanges-entre-militaires-par-seymour-hersh/


Revue de presse du 28/12/2015

Monday 28 December 2015 at 01:40

Dernière revue pour 2015, vous pouvez toujours nous rejoindre pour l’année qui vient en postulant via le formulaire du blog, plus on est de fou, plus le travail est réparti ! Merci beaucoup à tous ceux qui ont participé à la revue de presse francophone cette année.

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-du-28122015/


La déchéance de François Hollande, par Eric Fassin

Sunday 27 December 2015 at 02:39

Bon allez, un mot dessus, même si ça relève de la société du spectacle : créer du buzz sur des trucs sans intérêt pour détourner l’attention des gros problèmes urgents… (genre système financier, inégalités, politiques étrangère de la France). Ok, le symbole est important, mais aujorud’hui on se retrouve avec des politiques dont 70 % du temps consiste à gérer des symboles…

Source : Mediapart, Eric Fassin, 24-12-2015

Constitutionnaliser la déchéance de nationalité n’est pas seulement un crime; c’est une faute. Du moins la stratégie présidentielle peut-elle nous aider à sortir du piège du « front républicain ». Comment croire que c’est l’extrême droitisation des gouvernants socialistes qui nous sauvera du Front national ? À gauche, il est grand temps de former un front démocratique contre la dérive du régime.

« Une personne née française qui détient une autre nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. » Constitutionnaliser pareille mesure n’est pas seulement un crime ; c’est aussi une faute.

Tout le monde s’accorde à le dire, elle est inutile : ceux qui, au nom de l’État islamique, sont prêts à se donner la mort pour faire la guerre à la France, n’en seront pas dissuadés par la crainte de perdre leur passeport. La menace risque plutôt de provoquer leur fou rire. Mais qu’importe l’efficacité ! Pour Ségolène Royal, numéro 2 du gouvernement, « avec des arguments comme ça, on ne fait plus rien… »

Énorme en effet :

Elle est fascinante Ségolène Royal, un vrai condensé du politicien actuel : le but, c’est Twitter, pas de régler les problèmes !

Une mesure symbolique

Le juriste Olivier Duhamel en convient, « elle est certes de très peu d’utilité. Mais il y a de nombreuses dispositions symboliques dans une Constitution. Nous n’allons pas supprimer la référence à la “fraternité” sous prétexte qu’elle a une portée surtout symbolique. » L’humour involontaire de cet argument tient au fait que la mesure vise à distinguer deux catégories de Français en associant symboliquement le terrorisme à l’origine : n’est-ce pas, précisément, le contraire de la fraternité ? La mesure est purement symbolique ; mais elle le devient « hautement », selon Manuel Valls ; ne sera-t-elle pas gravée, comme l’urgence, « dans le marbre de la Constitution » ?

Sans pousser le raisonnement à l’absurde comme ce constitutionnaliste (« aujourd’hui, le Français de naissance ne peut pas être déchu de sa nationalité, mais celui qui est devenu français peut l’être. De ce point de vue, le projet du gouvernement va vers plus d’égalité »), on trouvera toujours des conseillers d’État pour juger que, « en élargissant aux personnes nées françaises la sanction de la déchéance déjà autorisée par le code civil pour les personnes devenues françaises par acquisition, la disposition envisagée ne crée pas non plus une rupture d’égalité entre ces deux catégories de personnes ».

Pourtant, en 2010, quand Nicolas Sarkozy promettait à Grenoble la déchéance de nationalité pour les Français naturalisés coupables de crimes majeurs, le même Olivier Duhamel lançait un appel sur Mediapart, au nom des droits de l’homme, soulignant que « cette sélection entre Français selon l’origine fut celle du régime raciste de Vichy. »Pour ma part, je comptais alors parmi les signataires d’un autre appel aux côtés (notamment) de… François Hollande, Manuel Valls et Christiane Taubira : « pour la première fois au plus haut de niveau de l’État, il aura été publiquement affirmé qu’il existe des “Français de souche” et des “Français de papier”, comme le clame le Front National depuis sa  création et au risque de crédibiliser ce dernier. »

À l’époque, beaucoup songeaient évidemment aux dénaturalisations massives de Vichy. D’ailleurs, l’UMP avait fini par reculer. Or cette mémoire est d’autant plus pertinente que le successeur de Nicolas Sarkozy s’en prend aux Français de naissance, soit une manière d’opposer les binationaux aux « Français de souche », selon l’expression de François Hollande devant le CRIF le 23 février 2015. Sans doute nous explique-t-on que c’est pour « couper l’herbe sous le pied du Front national ». Toutefois, aujourd’hui, devant l’enthousiasme exprimé par Marine Le Pen, il est permis d’en douter : la présidente du parti d’extrême droite célèbre sur Twitter « le premier effet des 6,8 millions de voix pour le Front national aux élections régionales », tandis que son vice-président Florian Philippotenfonce le clou en estimant que le gouvernement « se “marinise” un peu. »

La stratégie du Titanic

Comment comprendre le choix présidentiel ? Thomas Piketty indique une voie : « à l’incompétence économique, voici que le gouvernement ajoute l’infamie. » Cependant, pour prolonger son argument, peut-être faut-il, non pas ajouter, mais articuler les deux versants de cette politique, soit la droitisation économique et l’extrême droitisation identitaire (depuis la chasse aux Roms, au lendemain de l’élection en 2012, jusqu’à la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité, promise pour 2016). Tout se passe en effet comme si la politique gouvernementale concédait tout dans le second registre pour ne rien lâcher dans le premier. C’est que les dirigeants socialistes semblent partager avec ceux du Front national une représentation populiste du peuple : les uns et les autres le supposent forcément xénophobe et raciste. À défaut de lui donner du pain, le président de la République lui offre ainsi le cirque du ressentiment identitaire.

Pourtant, ces jeux n’avaient pas bénéficié à Nicolas Sarkozy : la fuite en avant dans les controverses, de l’identité nationale à l’islam en passant par les Roms, n’a jamais enrayé sa chute dans les sondages, jusqu’à la défaite finale. Quant à François Hollande, il aura fallu les attaques terroristes à répétition pour arrêter l’effondrement de sa popularité. De longue date, on reprend les questions du Front national ; de plus en plus, on lui emprunte ses réponses. Mais ce parti pourrait bien en être l’unique bénéficiaire. En effet, quand les socialistes imitent la droite, qui imite l’extrême droite, comme Jean-Marie Le Pen l’a toujours dit, les électeurs préfèrent l’original à la copie.

Dès le mois d’août 2012, j’avais dénoncé la « xénophobie normale » du nouveau président. L’année suivante, j’ai entrepris d’analyser les périls du « pari auto-réalisateur de droitisation » de François Hollande : « Pour l’Histoire, il pourrait bien rester le président “de gauche”, entre guillemets, qui a permis en France l’avènement de l’extrême droite – sans guillemets. » Il y a quelques semaines, dans une lettre ouverte, j’interpellais le président de la République. Non content de reprendre à son compte le discours de la droite extrême sur la dénaturalisation, ne s’apprête-il pas à lui léguer le cadre juridique et politique de l’état d’urgence ? « L’histoire jugera votre rôle dans l’avènement d’un régime autoritaire, que portera demain la droite avec l’extrême droite. »

Une mesure comme la déchéance de nationalité ne saurait donc être taxée d’électoralisme, dès lors qu’elle pourrait contribuer à la défaite de la majorité en 2017. Ainsi, François Hollande semble entraîner le Parti socialiste dans un suicide politique. Comme me l’avouait en 2014 un jeune secrétaire de section socialiste, peu après la parution de mon essai Gauche : L’avenir d’une désillusion : « Nous resterons à bord du Titanic même quand il aura coulé »… La France aurait-elle, non seulement la droite la plus bête, mais aussi le Parti socialiste le plus stupide du monde ? Depuis trente ans, pour mieux diviser la droite, il fait monter l’extrême droite ; et à force de réussir à affaiblir sa gauche, il sombre avec elle.

Charybde et Scylla

Devant tant d’aveuglement, on se prend pourtant à douter : et si, contrairement aux apparences, le président de la République faisait montre de clairvoyance ? Et si son entêtement se révélait une forme de détermination ? Autrement dit, les élections pourraient-elles démentir les analyses qui précèdent, pour venir lui donner raison ? Car c’est bien depuis trente ans que le même scénario se répète. Résultat : le Parti socialiste et l’ex-UMP se succèdent dans l’alternance, effaçant toute alternative. Et pourquoi pas trente ans encore ? Sans doute est-ce le fait de l’abstention ; mais c’est aussi celui du « vote utile » : pour faire barrage à la droite, les électeurs de gauche finissent toujours par voter socialiste ; et l’on a vu au second tour des élections régionales comment, pour barrer la route au Front national, les mêmes sont prêts à voter pour leurs adversaires de droite.

Reste alors à savoir quel scénario nous effraie le moins. D’un côté, à force de courir après l’extrême droite, on lui ouvre les portes du pouvoir. De l’autre, c’est l’extrême droitisation des gouvernants socialistes qui nous sauverait du Front national. Nous tremblons bien sûr de le voir arriver demain au gouvernement ; mais redoutons-nous assez ce qui se passe dès aujourd’hui, alors même que les Socialistes tiennent les rênes du pays ? Sans doute ceux-ci se flattent-ils d’être plus républicains que leurs concurrents d’extrême droite, voire de droite.

Mais à quel prix démocratique payons-nous cette mascarade de République ? Au moins, en cas de victoire du Front national, pourrait-on escompter une forte mobilisation contre toutes les dérives – comme hier contre celles de Nicolas Sarkozy. En revanche, quand le Parti socialiste est aux affaires, la gauche semble réduite au silence, et avec elle la société civile. On croyait sauver la République ; on découvre qu’on met en péril la démocratie.

L’honneur perdu de Christiane Taubira

Il suffit de songer à l’abaissement de Christiane Taubira. Depuis le premier jour, l’égérie du « mariage pour tous » était l’alibi de gauche du gouvernement Valls : telle était sa fonction. Pour y rester, la Garde des Sceaux semble prête à boire le calice jusqu’à la lie : elle défendra devant le Parlement la mesure qu’elle a combattue. Le Premier ministre le souligne avec cruauté : « C’est son rôle au sein du gouvernement ». Et de fait, sa ministre ne se contente pas d’obtempérer ; elle se sent obligée de justifier son revirement : « la seule fois où je me suis exprimée sur la déchéance de nationalité, […] je n’ai pas hésité à dire que ceux qui retournent leurs armes contre leurs compatriotes s’excluent eux-mêmes de la communauté nationale. »

On voit ici la tactique du pouvoir actuel : il associe à son infamie ceux qui lui cèdent. C’est ce qu’il vient de réussir en faisant adopter la prorogation de l’état d’urgence à la quasi-unanimité des députés : les voici compromis. Avec la réforme de la Constitution, François Hollande ne laisse plus qu’une option aux parlementaires. Pour ne pas devenir ses complices dans la déchéance, ils sont condamnés à désavouer le gouvernement – soit à opposer à la dérive présidentielle un régime parlementaire. Aujourd’hui, seul ce coup d’État légal leur permettra de résister à la politique de compromission dont Christiane Taubira, après avoir été l’icône de la gauche, est devenue l’emblème.

Si, à l’instar des six députés qui ont refusé l’état d’urgence, les parlementaires de gauche, et ceux qui, à droite, veulent mériter de s’appeler « les Républicains », votent contre la réforme constitutionnelle, le président de la République pourra certes s’employer à corrompre le peuple en soumettant la mesure à un référendum. Il n’en reste pas moins que les réfractaires qui élargiraient le cercle des frondeurs ouvriraient la voie à une recomposition politique. Ce serait le début de quelque chose.

Nul ne saurait l’ignorer : voter la réforme constitutionnelle, c’est s’aligner sur l’extrême droite. Sera-t-elle adoptée quand même, avec les voix de la droite et de l’extrême droite ? Il n’empêche. Refuser de la voter reviendra à proclamer avec force : « qu’ai-je en commun avec ce gouvernement et ce président de la République ? »

Au front républicain, obnubilé par le Front national, il est grand temps d’opposer un front démocratique. On pourra compter demain ceux qui s’engageront solennellement à combattre la dérive du régime. En revanche, les autres pourront compter sur l’engagement, non moins solennel, des électeurs de gauche à ne plus jamais voter pour eux – même face au Front national. En effet, avec la folle stratégie de François Hollande, la situation devient claire : le « vote utile » s’est métamorphosé en vote dangereux.

 Source : Mediapart, Eric Fassin, 24-12-2015
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Déchéances?

Source : Russeurope, Jacques Sapir, 24-12-2015

La proposition d’inscrire la déchéance de nationalité pour les binationaux qui ont été condamnés pour des faits de terrorisme dans la constitution, projet qui avait été annoncé par le Président de la République après les attentats du 13 novembre, suscite le débat. Mais, si débat il doit y avoir il doit porter sur la nécessité – ou non – d’inscrire ceci dans la constitution, nécessité qui n’est en rien évidente, ainsi que sur le fait de limiter cette peine aux seuls binationaux.

 Les principes

Rappelons que le principe de déchéance de nationalité existe déjà dans le droit français[1]. Ce principe existe aussi dans l’ensemble des pays européens. La seule limite, depuis la « loi Guigou » de 1998 est que cette disposition ne peut s’appliquer qu’à des binationaux. Ceci est la conséquence de l’article 15 de la déclaration universelle des Droits de l’Homme. Notons, aussi, que le Conseil Constitutionnel a validé les articles 25 et 25-1 du code civil sur la déchéance de nationalité et considéré que « les mots « ou pour un crime ou pour un délit constituant un acte de terrorisme » figurant au 1° de l’article 25 et de l’article 25-1 du code civil sont conformes à la constitution »[2]. Il n’y a donc rien de juridiquement scandaleux dans cette mesure. La comparaison entre les déchéances administratives prononcées par le gouvernement de fait de Vichy et ces mesures est particulièrement inappropriée. Elle montre l’incompréhension des questions juridiques et politiques de ceux qui ont formulé cette comparaison, une comparaison qui pose problème quand on sait que certaines de ces personnes sont des élus de la République.

 Les contradictions des opposants

Les oppositions à cette mesure montrent aussi une incompréhension de la nature politique de la nationalité et de la citoyenneté. Dire que l’on ne pourrait retirer sa nationalité à un individu pour des faits condamnés qui l’ont mis hors de communauté politique française reviendrait en réalité à soutenir que l’appartenance au peuple français ne se fonde pas sur une base politique mais sur une base ethnique. Seule une appartenance « fondamentale » au peuple français justifierait que l’on s’oppose au principe de déchéance. Mais, l’idée d’un « fondamentalisme » en la matière est contradictoire avec la conception politique du peuple et de la nation. C’est cette conception politique qui permet, d’ailleurs, de « faire des français » par naturalisation, c’est à dire de reconnaître que des personnes, nées étrangères, puissent s’agglomérer au peuple français, conçu comme un ensemble politique. Les opposants au principe de la déchéance se retrouvent donc sur les positions des « identitaires » les plus extrémistes, et l’on attend, non sans une certaine impatience (sic) qu’ils nous fournissent leur définition « fondamentale » du peuple français.

De même, disons tout net que l’argument selon lequel cette mesure ayant été proposée (entre autres) par le Front National ne serait de ce fait pas acceptable est d’une profonde stupidité. Une proposition doit être jugée sur ses mérites et sur rien d’autre. Nous sommes ici en présence d’une déchéance de la raison.

OB : je suis rarement en désaccord avec Jaques Sapir, mais sur ce point là, je n’achète pas : il y a une sacrée différence entre revenir sur une nationalité qui a été accordée après naturalisation, donc à un étranger qui a demandé à devenir français, et à un binational qui est né Français et n’a jamais rien demandé…

Pour ma part, je suis contre toute déchéance de nationalité, quelle qu’elle soit (allez disons sauf pour les naturalisés qui auraient menti dans le dossier de demande).  Primo, car c’est un symbole détestable, sévèrement connoté historiquement. Secundo, c’est la seule position philosophiquement cohérente. Sinon, vous créez des inégalités indéfendables, qui vous tirent toujours plus loin. Aujourd’hui, vous enlevez la nationalité à un terroriste naturalisé (enfin, s’il ne s’est pas fait sauter…), mais pas à un binational. Demain vous l’enlèverez au second, mais pas au terroriste français. Etc. Et pourquoi le terrorisme et pas le meurtre, le viol, le trafic de drogue, le vol d’autoradio…

De toutes façons, avec la logique de Hollande / Valls, c’est la peine de mort que les socialistes devraient demander pour les terroristes, pas la déchéance de nationalité… Au point où ils en sont…

 Une gestion calamiteuse

Il n’en reste pas moins que ce dossier a été très mal géré et par le Président de la République et par le gouvernement. On ne voit pas la nécessité de passer par une modification de la constitution pour inscrire le nouveau motif de déchéance dans la loi. Un vote devant le Parlement (Assemblée Nationale et Sénat) suffirait amplement. Des voix se sont d’ailleurs élevées dans ce sens.

On comprend bien que François Hollande veuille capitaliser politiquement sur l’émotion provoquée par les attentats du 13 novembre. En cela il a tort. Le pays attend une réaction de fermeté et de clarté, et non des manipulations politiciennes. François Hollande aura ainsi largement contribué à briser le sentiment d’union nationale qui s’était exprimé après ces attentats.

De même, il y a aujourd’hui très clairement un « problème Taubira » au gouvernement. Ce problème ne provient pas des convictions exprimées par Mme le Garde des Sceaux. Au contraire, elle est probablement une des seules personnes ayant des convictions – même si on peut les contester – au sein de ce gouvernement. Mais, en prenant position sur ce projet depuis un pays étranger (l’Algérie en l’occurrence), elle a commis une faute grave. Rappelons donc la « jurisprudence Chevènement » : un ministre, ça ferme sa gueule ou ça démissionne. Mme Taubira, si réellement elle est en désaccord avec cette mesure, se doit d’en tirer les conséquences quant à son maintien au gouvernement.

[1] Code Civil, section 1, art. 23 et art. 25, http://www.legifrance.gouv.fr/affichCode.do?idArticle=LEGIARTI0TA000006149955&cidTexte=LEGITEXT000006070721&dateTexte=19960722

[2] Décision n° 2014-439 QPC du 23 janvier 2015 du Conseil Constitutionnel, http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/root/bank/download/cc2014439qpc.pdf

 Source : Russeurope, Jacques Sapir, 24-12-2015
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Pour compléter : Déclaration Universelle des Droits de l’Homme

Article 15

1. Tout individu a droit à une nationalité. 
2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité.
et Code civil
Section 3 : De la déchéance de la nationalité française
Article 25
L’individu qui a acquis la qualité de Français peut, par décret pris après avis conforme du Conseil d’Etat, être déchu de la nationalité française, sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride :
1° S’il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme ;
2° S’il est condamné pour un acte qualifié de crime ou délit prévu et réprimé par le chapitre II du titre III du livre IV du code pénal ;
3° S’il est condamné pour s’être soustrait aux obligations résultant pour lui du code du service national ;
4° S’il s’est livré au profit d’un Etat étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France.
===========================
Article 25-1 du Code civil
La déchéance n’est encourue que si les faits reprochés à l’intéressé et visés à l’article 25 se sont produits antérieurement à l’acquisition de la nationalité française ou dans le délai de dix ans à compter de la date de cette acquisition.
Elle ne peut être prononcée que dans le délai de dix ans à compter de la perpétration desdits faits.
Si les faits reprochés à l’intéressé sont visés au 1° de l’article 25, les délais mentionnés aux deux alinéas précédents sont portés à quinze ans.

 

Source: http://www.les-crises.fr/eric-fassin-la-decheance-de-francois-hollande/


Revue de presse internationale du 27/12/2015

Sunday 27 December 2015 at 00:01

Une petite dernière revue internationale pour 2015. N’hésitez pas à postuler via le formulaire de contact du blog pour nous rejoindre en 2016 ! Un grand merci à tous ceux qui ont collaboré à ce travail hebdomadaire cette année. Bonne lecture.

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-internationale-du-27122015/


Eric Toussaint : L’exemple grec nous apprend-il quelque chose ?

Saturday 26 December 2015 at 03:30

Source : CADTM, Eric Toussaint, 05-11-2015

nterview du professeur Eric Toussaint, invité à Ljubljana par les syndicats slovènes pour y participer à une table ronde intitulée : « La dette publique : Qui doit à qui ? »

Par Mimi Podkrižnik, journaliste du quotidien slovène Delo.

Croyez-vous au projet européen ? Y croyez-vous encore ?

Très clairement : non. Le projet européen s’est transformé en une camisole de force pour les peuples. ll n’y a pas de marge de manoeuvre permettant à un gouvernement élu démocratiquement de mettre en œuvre des politiques au service de l’intérêt général et de respecter dans le même temps les règles européennes. En effet, les différents traités et l’architecture institutionnelle dans laquelle ils s’inscrivent – le Parlement européen, la Commission européenne, les gouvernements nationaux et la Banque centrale européenne – posent un cadre extrêmement hiérarchisé et contraignant qui laisse de moins en moins de place à l’exercice de l’autonomie, autrement dit à la démocratie et à la parole des citoyens. Nous venons d’en avoir l’illustration avec la Grèce. En janvier 2015, le peuple a porté au pouvoir un gouvernement sur la base d’un programme de rupture avec des politiques qui avaient complètement failli. Ce peuple a réaffirmé son rejet des politiques d’austérité lors du référendum du 5 juillet 2015. Or cela n’a fait qu’exacerber l’obstination des différentes institutions européennes d’empêcher que cette volonté populaire se concrétise. C’était même dit clairement. On a eu des déclarations de Jean-Claude Juncker affirmant qu’il n’y a pas de place pour le référendum. Selon les dirigeants européens, pour se prononcer sur des politiques européennes, la voie est toute tracée par la Comission et l’eurogroupe : il n’y a pas de moyens d’en sortir ou d’en dévier.

Pourquoi ? Sommes-nous vraiment dans un cercle vicieux ?

La construction même de l’Europe – c’est-à-dire l’adhésion à des traités et une conception très autocratique du fonctionnement des institutions – vise à restreindre le plus possible le fonctionnement démocratique. Par ailleurs, les grandes entreprises privées exercent un lobby extrêmement puissant sur la Commission et le Parlement pour les inciter à prendre des décisions favorisant leurs intérêts particuliers. À la tête de la BCE, on trouve Mario Draghi qui a été l’un des stratèges de Goldman Sachs pour toute l’Europe. C’est emblématique d’une situation qui voit les grandes entreprises privées européennes placer à des positions de pouvoir des personnes qui sont issues de leur milieu, ou diposer de l’entier soutien de chefs d’Etat et de hauts fonctionnaires pour faire adopter des mesures qui favorisent leurs intérêts. Un tel système s’apparente fortement à un système oligarchique où quelques uns imposent leurs décisions et définissent les politiques au service d’une petite minorité.

La gauche, elle aussi, est tombée dans le piège – on voit ce qui se passe en France avec la gauche traditionnelle, les socialistes de François Hollande, ou bien en Grèce avec la gauche radicale, la nouvelle gauche d’Alexis Tsipras. 

Je distingue la gauche traditionnelle et la gauche radicale, parce que il est clair qu’on ne peut plus parler de la gauche pour François Hollande ou bien pour Tony Blair ou Jeroen Dijsselbloem. Ce dernier est membre du parti socialiste hollandais ce qui ne l’a pas empêché d’être l’un des plus actifs pour poser des obstacles sur le chemin du gouvernement grec issu des élections du 25 janvier 2015. On peut ranger ce type de parti socialiste du côté des forces conservatrices. Appelons-les « néolibérales » ou « social-libérales ». Dans ces partis, il y a toujours une gauche qui existe et qui essaye de s’exprimer : le Labour party a élu Jeremy Corbyn contre l’avis de Tony Blair et de Gordon Brown. Mais quelle sera la marge de manoeuvre de Jeremy Corbyn ? Attendons de voir ce qui va se passer avec le Labour Party. En tout, cas Corbyn a indiqué clairement que, s’il devenait Premier ministre, il reviendrait sur ce qui a été fait par Magaret Thatcher et Tony Blair. Il parle de renationaliser les chemins de fer et va donc plus loin que ce que Tsipras avait annoncé en janvier 2015… François Hollande, les socialistes hollandais, les socialistes allemands, tous ces partis socialistes ont voté en faveur de tous les traités européens avec l’autre grand groupe parlementaire de droite : le Parti populaire. La conclusion est claire : ces socialistes-là sont les architectes de tout ce à quoi nous sommes confrontés en ce moment. Un mouvement comme celui d’Alexis Tsipras ou Podemos en Espagne et d’autres initiatives qui peuvent y ressembler n’ont pas participé à la construction de cette architecture.

Pas encore …


Ils ne sont pas dans des lieux de pouvoir dans l’Union Européenne. Pourquoi sont-ils tombés dans la logique qu’on connaît en Grèce ? Parce qu’ils avaient l’illusion que les structures du pouvoir européen allaient leur donner une marge de manœuvre. Ils pensaient réellement que l’échec des politiques appliquées à la Grèce était évident, puisqu’il est reconnu par tant d’économistes très sérieux …

… par des prix Nobel …

Oui, ils pensaient qu’en échange de leur sens des responsabilités les dirigeants européens et les dirigeants des autres gouvernements nationaux allaient leur dire : d’accord, on va vous laisser mener votre expérience, réduire radicalement les mesures d’austerité et essayer de relancer l’activité économique de la Grèce. Et ils se sont trompés. Leur calcul était tout à fait erroné. Pour les dirigeants européens il était fondamental de démontrer à tous les peuples d’Europe qu’il n’y a pas de possibilité de sortir des rails de l’austérité, qu’il n’est pas possible de freiner la privatisation. Pour ces dirigeants européens – pour tous, que ce soit Matteo Renzi ou François Hollande, Wolfgang Schäuble ou Jeroen Dijsselbloem – il était essentiel d’empêcher la réussite de l’expérience de Syriza en Grèce. Parmi les plus furieusement décidés à faire échouer Tsipras il y avait bien sûr les premiers ministres Mariano Rajoy en Espagne et Coelho au Portugal. Car ils se disaient : si Tsipras réussit, Podemos viendra au pouvoir tôt au tard en Espagne. Et la même chose vaut pour le Portugal. Aucun gouverment des 28 autres pays de l’UE n’a réellement donné une chance au gouverment grec ; ni les institutions européennes ni un seul gouvernement. Or il est clair que Tsipras se disait : le gouvernement de Matteo Renzi et le gouvernement de François Hollande qui veulent eux-mêmes avoir un peu plus de marge en terme de déficit vont me soutenir. Et cela ne s’est pas produit.

Au vu des sondages de l’opinion publique, le tort causé à Syriza a affecté Podemos, dont la côte de popularité est tombée de 20% à 14 %…

L’objectif des dirigeants européens est de dire au peuple espagnol : « ne votez pas Podemos » et de dire à Podemos : « abondonnez votre volonté de changer réellement les choses. Vous voyez bien que Tsipras accepte de capituler. Même vous, si vous avez une chance de devenir membre d’un gouvernement, vous devrez accepter les règles. »

Vous distinguez en Europe les pays du centre des pays périphériques. La Slovénie fait partie de la périphérie, évidemment, comme la Grèce et le Portugal. Quand on en parle, on peut apercevoir un discours tout à fait différent. On traite le Portugal de bon élève, pour ce qui est de son programme et de son sauvetage par la troïka, tandis qu’on fustige la Grèce.

Comme on parle de bon éleve pour l’Irlande. Mais la situation réelle est extrêmement mauvaise au Portugal, en Irlande comme en Espagne. Il y a une apparence de réussite du point de vue des critères des dirigeants européens, parce que ces trois pays réussisent à rembourser leur dette sans demander la réduction de celle-ci. Mais tout cela est strictement lié à des taux d’intérêt qui sont provisoirement très faibles. Tous les pays européens, y compris la Slovénie, refinancent leur dette publique à un coût très bas pour le moment, mais il n’y a absolument aucune garantie que cela continuera. Au Portugal ou en Espagne, le taux de croissance est très faible ou bien il stagne, le taux de chômage est extrêmement élevé, la situation des banques portugaises, irlandaises, espagnoles est très mauvaise aussi ; il va falloir continuer à les recapitaliser. L’année passée, une des principales banque portugaise Banco Espírito Santo a fait faillite. En fait, les grands médias et le gouvernement européen octroient des satisfecits à certains gouvernements parce qu’il faut dire : « voilà, les Grecs sont des mauvais élèves et cela va mal pour eux. Les autres, ceux qui appliquent bien les réformes, se débrouillent ». Mais tout cela, c’est de la mystification. Le bilan réel est tout à fait différent.

On est entré dans la psychologie…

En Slovénie, vous êtes dans une situation un peu surréaliste. Si je ne me trompe pas, la majorité de la population slovène, le gouvernement slovène et les grands médias considèrent que vous êtes tellement proche du centre des grandes puissances – notamment de l’Autriche et de l’Allemagne – que vous vous en sortirez toujours. Que vous êtes peut-être dans la péripherie, mais avec un pied déjà dans le centre. Et certains pensent que vous êtes même carrément dans le centre. Or, on va voir si c’est durable. Votre dette publique est en train d’exploser à cause du sauvetage des banques et cela ne va pas s’améliorer à court terme. La Slovénie elle-même n’est pas à l’abri de difficultés dans les deux ou trois ans qui viennent. Et surtout, la grande différence entre la Slovénie, l’Allemagne et l’Autriche, c’est que vous n’êtes pas au centre du pouvoir européen. C’est Berlin, Paris, Londres et à un degré moindre Bruxelles et Amsterdam qui influencent la politique des dirigeants européens, ce n’est pas Ljubljana.

Quel regard portez-vous sur le rôle des médias ? On écrit différemment sur le Portugal ou sur la Grèce. Il y a beaucoup de manipulation, d’émotions aussi. On se perd dans le style et on oublie le fond – dans le style de Yanis Varoufakis, par exemple. On se préoccupe de son doigt, voire de ses vêtements.

Il est clair qu’on a stigmatisé la Grèce et la population grecque. Des commentateurs qui devraient être sérieux ont dit que la Grèce ne collectaient pas ses impôts depuis des siècles et qu’il s’agissait là d’un héritage de l’Empire ottoman. Il est clair qu’il y a de l’évasion fiscale en Grèce …

… et de la corruption. On est dans les Balkans… quand même.

Partout en Europe, il y a de la corruption. Partout. A la FIFA, dans tous les organismes … Mais on veut faire croire que c’est limité à quelques pays. Pour cacher la très grande corruption, on met l’accent sur un petit pays que l’on stigmatise. Ce que l’opinion publique slovène ne sait pas, c’est qu’un ministre de la défense grecque, qui vient d’ailleurs du Pasok [Akis Tsohatzopoulos], a été condamné en 2013 à 20 ans de prison ferme pour corruption. Il est en prison avec cinq membres de sa famille. Mais personne n’en parle. Or, combien de ministres en Europe sont en prison ? Je pense que certains ministres ou ex-ministres slovènes auraient leur place en prison, mais ils ne s’y trouvent pas, ils ne sont pas condamnés. En Grèce, il y a des procès pour corruption et des condamnations : il y a un procès en cours contre 69 Grecs impliqués dans une grosse affaire de corruption avec l’entreprise multinationale Siemens et il y aura des condamnations dans les mois qui viennent.
Oui, la Grèce a de graves problèmes en matière de corruption et de collecte d’impôts, mais le problème est largement répandu dans toute l’Europe. Dans toute l’Europe, les grandes entreprises et le pour cent le plus riche de la population européenne ont réussi à obtenir des cadeaux fiscaux. Les Etats pallient à ce manque de recettes fiscales par le recours à l’endettement public. A cela s’ajoute l’évasion fiscale, par exemple l’affaire de la Banque HSBC, ou encore l’affaire Luxleaks qui implique directement Juncker. N’oublions pas que Draghi était directement impliqué dans le scandale du maquillage des comptes publics grecs en 2001 et 2002… On a un grand problème en Europe comme aux Etats-Unis : c’est qu’on a de grandes entreprises, notament de très grandes banques qui se rendent systématiquement coupables de fraudes ou de corruptions. L’UE ne prend que des mesures extrêmement faibles à leur égard.

Personne ne se sent responsable ni coupable.

Les institutions européeennes, la Commission européenne, les gouvernements des principaux Etats pourraient prendre des mesures fortes pour empêcher l’évasion fiscale – qui est massive et qui porte surtout préjudice aux économies les plus faibles. Les riches des pays de la périphérie européenne placent leur argent dans les pays les plus sûrs, au Luxembourg, en Allemagne, en Autriche, en Belgique, à la City de Londres. Les responsables européens ont parfaitement les moyens de prendre des mesures, mais ils ne souhaient pas le faire.

Est-il possible qu’un jour quelqu’un soit traduit devant la justice ?

Je ne suis pas optimiste, surtout pas à court terme. Je ne crois pas que ces personnages seront traduits devant la justice, ni qu’ils seront condamnés, alors que leur comportement mériterait que la justice s’en occupe activement. Ce qui peut se produire en positif c’est qu’on tire les leçons de ce qui s’est passé avec la Grèce et que les nouvelles forces démocratiques progressistes comprennent quelles doivent être plus fermes, plus que Tsipras ne l’a été, et donc disposées en tant que gouvernements démocratiquements élus à désobéir aux ordres de la Commission européenne et de la BCE, si – comme on l’a vu dans le cas de la Grèce – elles prennent des mesures injustes pour les économies de leurs pays.

La vague d’indignation dure déjà depuis un certain temps. Stéphane Hessel a appelé à l’indignation il y a quelque années de cela. On a vu naître le mouvement des Indignés en Espagne et la formation de Podemos, mais rien n’a encore abouti. On se sent un peu face à une impasse.

Ces formations sont propulsées par une partie de la population qui veut des réponses radicales. C’est pour cela que Jeremy Corbyn qui n’avait aucun influence institutionnelle sauf dans les syndicats a gagné dans le Labour, et c’est aussi pour cela que Bernie Sanders aux Etats-Unis, qui a très peu de moyens, rencontre un grand soutien de la base dans le parti démocrate alors qu’il est perçu comme un socialiste radical. Il y a vingt ans, ceux qui avaient le vent en poupe, c’étaient Tony Blair et Gordon Brown, Clinton ou Barack Obama… Maintenant ce sont Sanders, Corbyn, Podemos. Pourquoi ? Parce que cela correspond à une volonté d’une partie de la population qui a elle-même tiré comme conclusion qu’il faut des politiques qui traitent le mal à la racine. Dans certains cas, les nouvelles formations politiques comme Syriza ou Podemos sont parfois trop modérées. Même si elles disent qu’il faudrait des solutions radicales, et recueillent pour cela un soutien populaire, elles ont peur de les mettre en pratique. On a besoin d’un gouvernement progressiste qui n’a pas peur de désobéir. L’intérêt des propos que tenait Stéphane Hessel, c’est de dire aux gens : quand ceux qui ont le pouvoir appliquent des politiques foncièrement injustes, il y a un devoir de rébellion, de révolte, de désobéissance. Et il est important que cela vienne de quelqu’un qui a résisté au nazisme, parce que justement ce sont ces gens-là qui ont résisté en France en s’opposant au régime de Vichy, à la police française, et pas simplement aux nazis. Il fallait avoir du courage pour lutter contre la police de son propre pays et contre son propre gouvernement qui collaborait. Aujourd’hui, nous ne sommes pas, bien sûr dans la même situation ; l’Allemagne d’Angela Merkel et de Wolfgang Schäuble n’est pas l’Allemagne nazie. Il y a une énorme différence, mais indéniablement dans le contexte actuel, il n’y a plus suffisamment d’espace pour exercer les droits démocratiques, et donc il faut être prêt à désobéir et à se rebeller. J’espère que ces forces politiques vont le comprendre, sinon on va aller de déception en déception. Ce qui risque d’arriver, c’est l’extrême droite avec…

…Marine Le Pen en France…

ou Viktor Orbán en Hongrie. Le risque est grand que cette extrême droite finisse par trouver des figures charismatiques et qu’avec une désobéissance violente, dirigée contre les immigrés, elle puisse apparaître comme une alternative crédible pour les populations. Il y a un danger réel en Europe. Il n’est pas immédiat, ce n’est pas pour dans un an ou deux, mais le danger est quand même là.

Quel regard portez-vous sur le rôle des syndicats ? On voit bien que, dans le secteur privé, beaucoup d’usines ont fermé les portes. La classe ouvrière est en train de disparaître.

C’est un peu exagéré, mais il est clair qu’il y a un affaiblissement structurel des grands secteurs de salariés. Les concentrations de travailleurs salariés se réduisent certainement dans certains pays ou bien dans des régions entières de l’Europe. Le mouvement syndical a perdu de sa force dans toute une série de pays.

Le syndicalisme se perd, du moins en Slovénie, dans une certaine nostalgie, mais aussi – il faut le dire – dans la démagogie. Le monde est en pleine mutation, il faut que les syndicats aussi suivent la dynamique.

Je compte beaucoup sur la capacité du mouvement syndical de redéfinir une doctrine cohérente dans le nouveau contexte. Un des grands problèmes en Europe c’est qu’on a une Confédération européenne des syndicats avec, si je ne me trompe pas, près de 60 millions de membres. Mais cette Confédération a soutenu tous les traités européens, sauf le dernier, qu’elle a critiqué : le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, le TSCG ou pacte budgétaire européen. Elle s’y est opposée, mais de manière extrêmement molle, sans mobilisation. Malgré cette réduction de grande concentration industrielle on a encore – avec la Confédération européenne des syndicats qui unit presque tous les syndicats – une puissance potentielle tout à fait considérable, mais ce n’est que potentiel. En pratique, elle a tout laissé faire, en croyant que l’Union européenne allait lui permettre comme direction syndicale de vivre tranquillement dans un soi-disant dialogue social. En réalité, les dirigeants européens n’avaient d’autre objectif que de précariser le travail et remettre en cause les conventions collectives. La confédération européenne des syndicats comprend très tardivement ce qui est en train de se passer et elle est incapable de réagir, parce qu’il y a un manque de fonctionnement démocratique dans cette énorme superstructure mais aussi et surtout un refus de la part de sa direction et de certains des grands syndicats qui en sont membres d’affronter les tenants de ces politiques de casse sociale.

Quel est le rôle des entreprises d’armes, vu la crise de la dette publique aussi bien que la crise migratoire ?

Les industries d’armement jouent sans conteste un rôle important : dans le cas grec, les fournisseurs d’armes à la Grèce sont principalement les entreprises allemandes, françaises et nord-américaines. Elles sont responsables de la corruption. Je viens de vous parler de la condamnation de ce ministre grec ; évidemment il s’est fait corrompre par des entreprises comme Rheinmetall en Allemagne, Thales en France et Lockheed Martin aux Etats-Unis. Il y a des affaires très précises et bien connues où l’on a eu connaissance de pots-de-vin d’un montant considérable pour corrompre des dirigeants politiques. Cela porte sur des centaines de millions d’euros. On note la préoccupation d’une série de pays européens de développer leur industrie d’armement – notamment la Pologne qui vient de réaliser une grande foire internationale de l’armement. Le flux important des réfugiés venant de Syrie est le produit de la politique de l’Europe et des Etats-Unis à l’égard du Moyen-Orient. Je pense à l’intervention militaire en 2003 en Iraq qui a destabilisé la région sans réellement apporter la démocratie, à l’intervention en Libye, enfin à la politique menée à l’égard de la Syrie. Tout cela a généré le renforcement d’Al-Qaïda en Lybie et dans la zone proche du Soudan et du Mali et a favorisé la création de Daesh. On a des fournisseurs d’armes qui approvisionnent les différentes parties en conflit et entretiennent ainsi les guerres. Comme à d’autres moments de l’histoire, il y a effectivement un lien entre la stratégie suivie par les fournisseurs d’armes et le type de politiques menées pour résoudre les problèmes dans d’autres régions du monde. De telles politiques ne correspondent pas à l’intérêt des peuples ; un de leurs effets les plus désastreux est de jeter sur les routes des centaines de milliers de personnes, notamment des enfants et des vieillards, réduits à venir demander l’asile à des Etats qui refusent ou réchignent à les accueillir.

Récemment, la maison d’édition slovène CF a mis dans le livre sur la dette publique intitulé Qui doit à qui ? une photographie de soldats allemands hissant le drapeau nazi sur l’Acropole d’Athènes en 1941. Qu’en pensez-vous ?

C’était un message très fort qu’a voulu faire passer la maison d’édition. Son intérêt est de faire réfléchir car il ne faut pas oublier l’histoire européenne. Il n’y a pas si longtemps, les troupes de Mussolini, suivies des nazis, ont occupé la Grèce. La Grèce a été l’un des pays européens les plus martyrisés, touchés et détruits pendant la Seconde Guerre mondiale, à côté de l’Union soviétique, de la Pologne et en partie aussi de la Yougoslavie. La Grèce est toujours en droit de demander des réparations de guerre à l’Allemagne. Je la soutiens dans cette perspective-là. Cette photo doit faire réfléchir. Ce n’est pas une caricature, on n’a pas mis en dessous d’un casque la tête de Wolfgang Schäuble ou d’Angela Merkel. Cette photo ne veut pas dire que Angela Merkel se comporte comme les nazis, mais elle doit être considérée comme un rappel de notre histoire.

Je pense qu’il faudrait changer de rhétorique dans les médias et ne plus parler du quatrième reich, par exemple. Trop de souvenirs empêchent d’atteindre nos objectifs ; il vaut mieux apaiser le discours.

Il est très clair que nous ne sommes pas dans une situation de domination totale, certes pas dans une domination militaire de la part de l’Allemagne sur le reste de l’Europe. Au contraire, beaucoup de gouvernements nationaux sont très contents qu’Angela Merkel et Wolfgang Schäuble apparaissent comme les méchants et les plus durs. Cela arrange quelque part Matteo Renzi ou François Hollande de pouvoir dire « Ce sont eux qui nous empêchent de faire des concessions. »
Le problème aujourd’hui en Europe ce n’est pas seulement l’Allemagne, c’est l’architecture européenne. Pour changer tout cela il devient évident – si l’on veut véritablement une Europe démocratique – qu’il faudra abroger toute une série de traités européens. Il faudrait initier au plus vite un processus constituant au niveau européen, un processus démocratique – se traduisant par l’élection d’une assemblée constituante européenne par les différents peuples d’Europe. Dans chaque pays de l’Union européenne, des processus nationaux seraient également lancés afin d’élaborer collectivement et démocratiquement un nouveau projet pour l’Europe. On pourrait ici s’inspirer de l’expérience de la France au XVIIIe siècle où les populations de toutes les contrées du pays avaient rédigé « des cahiers de doléances » exprimant leur ressenti, leurs attentes, leurs exigences… Il est plus que temps de faire un bilan de la construction européenne des soixante dernières années et qu’on dise : « Maintenant on reprend cette construction en la rendant réellement démocratique avec la participation des peuples. » Je crois que toute une série de traités européens ne permet pas cela. Il va donc falloir un grand bouleversement en Europe, un grand mouvement européen permettant de déboucher sur un tel changement. Quand est-ce que cela va avoir lieu ? Cela commencera par quelques pays qui vont désobéir, certains vont sortir de la zone euro, l’Europe va rentrer dans une crise plus grave qu’aujourd’hui. Mais cela peut prendre dix ans ou vingt ans. Le processus sera lent et long. La sortie de l’Ancien régime d’absolutisme royal a été le fruit d’une longue lutte.

Sera-t-il possible de le faire paisiblement, vu l’histoire et la crise ?

Je crois que la force des structures autoritaires européennes s’appuie sur la soumission et la docilité des peuples ainsi que de leurs représentants politiques. Leur force est notre obéissance résignée. A partir du moment où une indignation devient massive et se transforme en mobilisation, l’Europe sera forcée de changer et cela n’implique pas d’exercer la violence. Il doit être possible de le faire avec fermeté et détermination mais sans violence.

Est-il correct de parler de 1% de riches contre 99% de pauvres ? 

Oui, c’est bien. C’est très schématique, bien sûr, mais cela correspond à la réalité. J’ai étudié cette problématique et les travaux de Thomas Piketty l’ont bien mise en lumière. Le un pour cent le plus riche aux Etats-Unis détient 50 pour cent du patrimoine national. Si vous y ajoutez les neuf pour cent en plus, vous n’obtenez pas beaucoup plus … Parler d’un pour cent permet de dire qu’on peut cibler des mesures sur un secteur minoritaire de la société et qu’on n’a pas besoin de toucher à la classe moyenne. On est repassé à un tel niveau de concentration de la richesse que la formule de un pour cent est beaucoup plus juste qu’il y a trente ans. Il y a trente ans il fallait parler de 10%.

Mais en comparaison avec la période avant la Première Guerre mondiale ou après ? Etait-ce la même chose ?

On est revenu, au niveau de concentration de la richesse, à la situation d’il y a cent ans. C’est ce que montre Piketty.

Source : CADTM, Eric Toussaint, 05-11-2015

Source: http://www.les-crises.fr/eric-toussaint-lexemple-grec-nous-apprend-il-quelque-chose/


Le juge Marc Trévidic : « La religion n’est pas le moteur du jihad »

Saturday 26 December 2015 at 01:30

Le juge Trévidic. « La religion n’est pas le moteur du jihad »

Source : Hervé Chambonnière, pour Le Télégramme, le 28 juin 2015.

Marc Trévidic. Photo MaxPPP

Marc Trévidic

Terrorisme ? « Pire qu’avant ». Loi sur le renseignement ? « Un raté ». Alors qu’il quitte le pôle antiterroriste après 15 années (*), le juge MarcTrévidic dresse un inquiétant bilan sur les menaces, et les réponses qui leur sont apportées.

Quelle est la situation aujourd’hui, alors que vous quittez le pôle antiterroriste ?
Elle est pire qu’il y a dix ans. Et même pire que lorsque j’ai débuté au parquet en 2000.

Qu’est ce qui a changé ?
Le nombre de personnes atteintes de délire jihadiste est exponentiel ! La population concernée est plus jeune, plus diverse et aussi plus imprévisible, avec des personnes qui sont à la limite de la psychopathie... mais qui auraient été dangereuses dans tous les cas, avec ou sans djihad (…). Avant, nous avions un groupe puissant en Afghanistan. Aujourd’hui, il est proche de nos frontières. Il y a aussi la facilité avec laquelle reviennent certains combattants. Et on ne savait même pas qu’ils étaient partis ! C’est le cas, à vue de nez, pour un retour sur cinq. Et, depuis un an, on constate de plus en plus de retours.

Vous affirmez que le jihadisme est devenu « un phénomène de mode » ?
Oui. Ceux qui partent faire le jihad agissent ainsi à 90 % pour des motifs personnels : pour en découdre, pour l’aventure, pour se venger, parce qu’ils ne trouvent pas leur place dans la société… Et à 10 % seulement pour des convictions religieuses : l’islam radical. La religion n’est pas le moteur de ce mouvement et c’est ce qui en fait sa force. C’est pour cette même raison que placer la déradicalisation sous ce seul filtre ne pourra pas fonctionner.

Faut-il s’inquiéter de ces retours de jihadistes en France ?
Clairement, les services n’ont pas les moyens de faire le tri pour savoir qui est réellement dangereux, ou pas. Les enquêtes ne sont pas assez longues, et il n’y a pas assez d’enquêteurs pour les suivre.

Le gouvernement vient pourtant d’allouer de nouveaux moyens humains aux services du renseignement ! Et une loi leur donne aussi un nouveau cadre, avec un recours simplifié à des méthodes intrusives…
Il faut arrêter de croire que c’est le renseignement, acquis grâce à des écoutes/sonorisations/balises administratives, qui permet d’arrêter les terroristes ! Seul, le judiciaire permet d’interpeller. Savoir qu’untel risque de passer à l’acte ou stocke des armes chez lui, grâce à une écoute administrative par exemple, n’a aucune valeur judiciaire. Une information n’est pas une preuve ! On n’envoie pas en prison, on ne débarque pas chez quelqu’un sur un simple renseignement. C’est la base de notre droit. Quand on touche aux libertés individuelles, il y a des règles à respecter. Demain, si un service de renseignement me dit que vous êtes un dangereux terroriste qui projette de poser une bombe, devrais-je croire ce service sur parole, sans aucun élément ? C’est pourtant la tendance qui se dessine. Aujourd’hui, on demande à des procureurs et à des juges des libertés d’accorder leur feu vert à des opérations sur la base d’un procès-verbal de quatre lignes ! C’est ça ou prendre la responsabilité d’un éventuel attentat ! C’est ce chantage qui est de plus en plus souvent exercé.

C’est le passage du renseignement au judiciaire qui pose problème. Trop tôt et il n’y a pas de preuve, le « client » s’en tire et la surveillance est grillée. Trop tard et il passe à l’acte…
Oui. Mais il suffit de judiciariser plus tôt ! Plus vous retardez le passage au judiciaire, plus vous perdez de preuves. Regardez les derniers attentats : ce ne sont que des dossiers – Merah et les frères Kouachi – qui n’ont pas été judiciarisés à temps. Il faut arrêter de tergiverser ! Elle est là la réalité !

Les effectifs judiciaires de la DGSI vont doubler et passer de 150 à 300 policiers…
La DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure), c’est 3.500 personnes. On a augmenté un petit peu les moyens judiciaires et massivement les moyens en renseignement. C’est l’inverse qu’il fallait faire. C’est une question d’équilibre. Et d’efficacité ! Le renseignement doit être au service du judiciaire. Pas l’inverse.

Pourquoi le gouvernement a-t-il malgré tout privilégié le renseignement ?
Il ne peut pas contrôler le judiciaire. Le renseignement, sur lequel il a la main, si.

C’est lourd de sens ! Le renseignement, c’est la police du roi, le fait du prince ?
Dans 95 % des cas, tout va bien. Le problème en renseignement, c’est le conflit d’intérêts : quand un dossier entrave la bonne marche du service, risque de mettre en péril des relations avec d’autres services, ou gêne une personnalité proche de l’exécutif… Quel directeur, nommé par ce même exécutif, osera dire non ? Et sans aller jusque-là, on constate souvent qu’il y a un zèle naturel des services dans les dossiers auxquels le pouvoir prête une grande attention. L’inverse est aussi vrai. Et puis, il y a encore un autre danger. Quand le pouvoir exige une belle opération alors qu’une surveillance n’est pas mûre, qu’on manque de preuves, au risque de tout foutre en l’air. Je l’ai vu ! Dans un cas, un juge a malgré tout refusé. Le pouvoir a alors lui-même sabordé la surveillance, en informant les individus qui étaient de vrais dangereux ! Tout ça pour forcer la main du juge !

Il y a tout de même un contrôle prévu…
Ce contrôle est a posteriori, très compliqué et peu efficient. Avec la loi de mars 2014, un procureur qui souhaite placer une balise sur une voiture doit en demander l’autorisation à un juge des libertés et de la détention. Avec la loi sur le renseignement qui vient d’être votée, le pouvoir exécutif peut faire la même chose sans autorisation. Et sans risque de poursuite : il lui suffit d’opposer le secret défense pour bloquer toute procédure judiciaire ! Et c’est valable pour le terrorisme, mais aussi pour les intérêts économiques et scientifiques, les intérêts internationaux de la France, la paix publique, la criminalité organisée et la sécurité nationale.

Mais la loi sur le renseignement ne fait que régulariser une situation déjà existante ?
Oui, cela existait avant. Mais dans quelles proportions ? Ces actions illégales n’étaient pas aussi nombreuses que ça, de crainte d’être pris la main dans le sac. Aujourd’hui, c’est autorisé et il y aura même un budget pour acquérir ces nouveaux moyens. Ils seront donc plus faciles à obtenir. Que croyez-vous qu’il va se passer ? Ces opérations vont se généraliser. Et quand on sait qu’aucun vrai contrôle n’existe, les services ne vont plus se gêner. * Le Conseil supérieur de la magistrature a rendu un avis positif à la nomination du juge Trévidic à la vice-présidence du TGI de Lille. Il était atteint par la limite d’âge de dix ans à un poste spécialisé.

BONUS : Marc Trévidic sur France Inter

Source: http://www.les-crises.fr/le-juge-marc-trevidic-la-religion-nest-pas-le-moteur-du-jihad/