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L’isolement de la Russie 1/4: L’effondrement de 1991, par Nicolas M.

Tuesday 24 February 2015 at 00:25

Depuis maintenant un an, les États-Unis et leurs vassaux occidentaux cherchent à isoler la Russie, et à l’affaiblir. Obama s’est récemment auto-congratulé d’avoir isolé la Russie et mis son économie en lambeaux. Si l’économie russe entre dans une passe difficile, en raison notamment de la chute du prix du pétrole apparemment voulue par l’Arabie Saoudite, les États-Unis ont ils réellement réussi à convaincre les autres pays de s’éloigner politiquement de la Russie afin d’affaiblir son économie ? On parle toujours de la diplomatie américaine, je me suis efforcé de suivre les efforts de Sergueï Lavrov depuis un an, afin de savoir si les dirigeants des autres pays lui ont tous réservé un accueil glacial, comme le voudrait Washington. Avant de faire ce tour du monde, je propose une analyse de l’économie russe actuelle et pour cela, il faut commencer par prendre la mesure de l’effondrement qu’elle a subi en 1991. 

Contexte historique

En 1812, c’est connu, le territoire russe s’est traîtreusement mis sur le chemin de la Grande Armée de Napoléon Ier, comme il l’avait déjà fait 2 siècles plus tôt face aux soldats polonais qui étaient venu gentiment envahir la Russie. C’est ainsi que l’on a commencé à se rendre compte que la Russie était un pays dangereux, une menace pour la paix dans le monde, comme dit Obama le Pacificateur.

En 1854, Napoléon III participe à la guerre de Crimée afin de satisfaire les objectifs géopolitiques britanniques, ce qui par la suite devint une tradition politique française, poursuivie jusqu’à aujourd’hui par un Young Leader qui a souhaité garder l’anonymat (et a gardé son casque de scooter pour qu’on ne le reconnaisse pas). 95 000 soldats français meurent (surtout de maladies). L’alliance anglo-turque n’aurait certainement pas vaincu la Russie sans le soutien français dont le contingent composait 40% de l’effectif allié.

Aleksandr II

Aleksandr II dans son bureau (Photo RIA Novosti)

En 1856, quand Aleksandr II arrive au pouvoir, la Russie est humiliée, réduite territorialement (elle vient de perdre la Moldavie et la Valachie (~Roumanie)), ruinée, et en retard industriellement. Les difficultés financières qui s’ensuivent contraignent de plus la Russie à vendre l’Amérique russe aux États-Unis en 1867, trois décennies avant la découverte d’or en Alaska. Face à cette situation désastreuse, Aleksandr II entreprend de nombreuses réformes pour moderniser la Russie, qui était alors une très grande puissance agricole mais en retard industriellement sur les autres grandes puissances. La plus connue de ces réformes est l’abolition du servage en 1861 (avant le Pays-de-la-liberté, donc, et sans mesures ségrégationnistes pendant le siècle suivant contre les descendants d’esclaves). L’Empereur Aleksandr II engage également d’autres réformes importantes. Outre les réformes militaires, on peut citer la réforme des villes (1870, mûrie depuis 1862), qui introduisit la démocratie censitaire en Russie. Cette mesure, qui semble très modestes d’après nos critères actuels, ouvre tout de même la voie à la monarchie constitutionnelle, et donne une impulsion à la production industrielle et au commerce. Rappelons que l’établissement de la Monarchie Constitutionnelle était la revendication des décabristes, en 1825. Les ingénieurs russes prennent pleinement part au développement des premiers appareils électriques. On peut citer la lampe à arc d’Iablotchkov, l’ampoule de Lodyguine (qui inventa plus tard le four à induction), la radio de Popov…

Les réformes entreprises par l’Empereur ne satisfont personnes : les uns trouvent qu’elles sont trop lente, les autres qu’elles vont trop loin. La Russie était alors, plus que d’autres pays d’Europe, agitée de mouvements révolutionnaires en particulier au sein de son intelligentsia. Aleksandr II survit à au moins 10 tentatives de meurtres. En 1877-78 a lieu une guerre russo-turque. La victoire de la Russie permet de restaurer le prestige de la Russie, mais aussi de libérer la Serbie, le Monténégro, la Roumanie, et d’obtenir l’autonomie de la Bulgarie (indépendante de facto, mais de jure en 1908 seulement). En mars 1881, l’Empereur annonce au comte Loris-Melikov que son projet de “constitution” sera examiné en conseil des ministres 4 jours plus tard. Le mot de constitution utilisé par le comte est un peu exagéré, mais ce projet introduit des limites au pouvoir de l’Empereur. Deux heures plus tard, Aleksandr II est assassiné par des “Narodniki” qui se disaient défenseurs de la volonté du peuple (“narod”=peuple). La mort d’Aleksandr II met tragiquement fin à la séries de ses réformes politiques et marque donc un recul pour la cause du peuple. En effet Aleksandr III rejette violemment la constitution de Loris-Melikov, projet qu’il qualifie de “criminel”.

En 1891 commença le gigantesque chantier du Transsibérien, une voie de chemin de fer de plus de 7000 km allant de Miass (Oural, proche de l’actuel Kazakhstan) à Vladivostok qui permirent de relier l’Asie à l’Europe par la terre ferme et de lancer le développement de la Sibérie, avec l’arrivée de plus de 4 millions de paysans. En 1913, la Russie était une grande puissance, à l’industrie toujours en cours de modernisation, en phase de croissance, dont l’économie faisait déjà jeu égal avec l’Allemagne voire la dépassait (en terme de PIB nominal), et dont la population dépassait celle des États-Unis et de l’Allemagne réunis. Elle était notamment leader dans l’exportation de céréales, de lin et de chanvre (matière première et tissu), et avait été le premier leader mondial de l’extraction de pétrole grâce à ses champs de la Caspienne (surtout dans l’actuel Azerbaïdjan) avant d’être dépassée par les États-Unis. Contrairement à ce qui arrivait encore au XIXe siècle, les années de mauvaises récoltes n’entraînaient plus une hausse de la mortalité. La Russie avait une petite production de voitures et d’avions (Cf. Russo-Balt, qui construisait des wagons, des automobiles, puis des avions), et une flotte moderne. Le jour des sous-mariniers, toujours fêté en Russie, tombe le 16 mars car c’est ce jour de 1906 que Nikolaï II a ordonné la construction de 10 nouveaux sous-marins, comme premier point de la modernisation de la flotte impériale. Les innovations technologiques de l’époque arrivaient généralement avec un certain retard, mais que la Russie comblait rapidement notamment grâce à ses excellentes relations commerciales avec la France. Le cinématographe fut par exemple introduit dès mai 1896 par Camille Cerf, partenaire commercial des frères Lumière qui filma le couronnement de Nikolaï II, et il y avait déjà au moins 4 studios de cinéma actifs en 1913 dans le pays.


Moscou sous la neige, filmé en 1908 par la filiale moscovite de Pathé. Les véhicules sont tous hippomobiles car il y a encore très peu d’automobiles en Russie (peut-être aussi par choix du cinéaste). Le film ne montre pas le tramway électrique (aucun intérêt pour le public français et américain visé), inauguré en 1899, et qui arrivait notamment au parc Petrovsky montré dans le film.

Dans le domaine de l’automobile, la Russie s’efforce de suivre ce qui se fait en Allemagne et en France : l’usine de Freze et Yakovlev est pionnière en 1896 (sur les traces de l’Allemand Benz), puis Dux devient l’une des rares usines au monde (la seule en Russie) à avoir produit des automobiles à vapeur, électriques et à explosion. Quelques usines suivent sans grand succès. Les Russo-Balt ne commenceront à être produites qu’en 1909. En 1916, 6 usines sont projetées, devant produire 10500 automobiles par an, mais ces projets n’auront pas le temps d’aboutir.

Concernant l’aviation, autre grande innovation de l’époque, les avions de Blériot et les pilotes-ingénieurs formés dans son école de pilotage arrivent très vite en Russie, ce qui permet à l’armée de l’air impériale de se mettre en place en même temps que l’armée de l’air britannique (de 1910 à 1912).  Autre exemple, des tramways électriques sont construits dans plus de 20 villes de l’empire russe (dont plusieurs en Ukraine et Biélorussie) avant 1908. Le premier tramway électrique au monde avait été expérimenté à Saint-Pétersbourg en 1880. Le succès des tramways fut d’ailleurs l’une des raisons qui empêchèrent la construction d’un métro à Moscou à l’époque impériale.

Outre un développement économique et technologique important, la créativité scientifique et artistique de la Russie d’avant-guerre n’avait pas grand chose à envier aux pays occidentaux. Citons Lev Tolstoï, grâce auquel un certain Mohandas Karamchand Gandhi, jeune avocat indien exerçant en Afrique du Sud, découvrit l’idée de renverser le colonialisme en Inde par la résistance non violente. Leur correspondance se poursuivit jusqu’à la mort du révolutionnaire (anarcho-chrétien, vegan) russe. D’autres noms illustres de personnes actives avant la Guerre sont pour l’essentiel quasiment inconnus en occident : Maxim Gorky, Boris Pasternak, Lou-Andreas Salomé (amie de Nietzsche, Freud et Rilke), César Cui (le dernier survivant du Groupe des Cinq), les frères Dantchenko, Andreï Markov et son élève Nikolaï Günther, Abram Ioffe (élève de Röntgen, son élève Nikolaï Semyonov obtiendra le prix Nobel en 1956), Ivan Pavlov (prix Nobel 1904), Ilya Metchnikov (prix Nobel 1908), Mikhail Lomonosov, Mikhaïl Eisenstein (père de Sergueï), Ilya Repine, son condisciple Vassily Polenov et son élève Isaak Brodsky, Kouzma Petrov-Vodkine, Kasimir Malevitch, Prokofev, Rakhmaninov… Cette liste très partielle rappelle que la Russie d’avant guerre restait dans la lignée des décennies précédentes, pendant lesquelles Dostoïevsky, Mendeleev, Tchaïkovsky, et bien d’autres exerçaient leurs talents, à égalité avec leurs confrères occidentaux, dans tous les domaines de la pensée humaine.

La Russie avait donc des atouts certains pour atteindre une ère de prospérité. Cependant Nikolaï II commit une série d’erreurs calamiteuses aux conséquences désastreuses pour le pays, et pour lui-même. On peut citer d’abord son incapacité à mener des réformes politiques, surtout après la révolution de 1905, et le non respect de l’autonomie du duché de Finlande. Ensuite, Nikolaï II entre en guerre contre le Japon, conséquence de la confrontation des ambitions de deux empires. La défaite humilie la Russie et lui fait perdre Port Arthur (actuellement Lüshunkou, en Chine) son seul port chaud sur l’Océan Pacifique (bien que Vladivostok soit à la latitude de La Corogne, ses eaux sont gelés plusieurs mois par an). À l’époque, la Russie et le Japon font partie du “G8″ (le même qu’actuellement sauf que le Canada a remplacé l’Autriche-Hongrie) qui pillent la Chine (Cf. Révolte des boxers).

Enfin, en 1914, la Russie entre en guerre contre l’Allemagne par le jeu des alliances militaires, pour un conflit entre les puissances occidentales qui ne concernait pas la Russie. Le rôle de la Russie dans la Grande Guerre, bien que non enseigné en France, fut crucial. En effet l’immense offensive Broussilov détourne d’immense forces du front de l’ouest vers le front de l’est, ce qui permet à la France de ne pas être vaincue à Verdun. Plus d’un million de Russes meurent lors de cette offensive.

De nombreux intellectuels de l’époque décrivaient une atmosphère répressive (Gorky était en exil semi-volontaire à Capri de 1906 à 1913). Ceci nourrit les aspirations révolutionnaires, exacerbées par la guerre. En 1917 éclate une nouvelle révolution, qui fut financée par des financiers occidentaux. Il est par exemple précisément connu, grâce à Anthony Sutton, que William Boyce “Colonel” Thompson, banquier de Chase Manhattan envoya un million de dollars aux Bolsheviks. La raison avancée par Thompson était que cette argent servirait à la cause alliée (ah bon? en soutenant ceux qui se battaient contre un allié ?). La véritable raison était peut-être que Thompson pensait qu’un pays communiste serait un pays sans innovation industrielle, et que donc la Russie deviendrait un marché captif de l’industrie américaine. Ceci s’est avéré partiellement exact, l’industrie soviétique dépendait en partie des importations américaines, y compris dans le domaine militaire. En novlangue, ce Thompson était un “philanthrope”. Rien n’a changé aujourd’hui dans ce domaine, avec le grand philanthrope Soros qui pousse l’Ukraine à la destruction et aux massacres pour aider les Ukrainiens. Avec des amis comme ça, personne n’a besoin d’ennemis. La France et l’Angleterre soutiennent ensuite les “Blancs” pendant la guerre civile, mais trop peu et trop tard.

Télégramme de Lénine demandant la pendaison d’au moins 100 “koulaks”, “buveurs de sang”. “PS : Trouvez des gens plus dur”. Des milliers de tels documents montrant la cruauté de Lénine étaient gardés secrets jusqu’à 1999.

En quelques années, la Russie fut frappée d’une suite ininterrompue de désastres. Entre la Grande Guerre, la grippe espagnole, la guerre civile, la famine de 1921 et la vague d’émigration consécutive à la révolution, la Russie (sous ses frontières actuelles) perdit environ 15 millions d’habitants. Elle perdit également la Pologne et l’Ukraine au traité de Brest-Litovsk de 1918, et la Finlande prit son indépendance. La production industrielle fut divisée par 8 et ne revint à son niveau de 1913 qu’en 1929. Mais les malheurs ont continué : Iossif Djougachvili, un ancien séminariste de Tiflis (Tblissi), devenu en 1907 le sanguinaire braqueur de banque “Koba”, prit le pouvoir. L’une des toutes premières actions qu’il commit en tant que responsable politique fut d’annexer l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et l’Adjarie à la Géorgie en 1921, action qui eut des répercutions connues en 1992-93, 1998, puis en 2008. Devenu “Staline”, le tyran géorgien mena une répression féroce contre tous ceux qui pouvaient être vus comme des opposants, dictant des quotas de personnes à tuer dans chaque région (Cf. L’Histoire N°324, pp 60-66) , et une collectivisation de l’agriculture fut menée de façon brutale et désastreuse, tuant des millions de personnes, principalement en Ukraine, au Kazakhstan et dans le nord-Caucase. Cette famine qui a touché toute l’URSS, due à des réformes catastrophiques, des anomalies climatiques et à une volonté de répression par un pouvoir bien plus aux mains de Géorgiens et autres Caucasiens (Djougachvili, Ordjenikidze, Beriya, Frunze, Karakhan, Bjichkian, Mikoïan, Prochian, …) qu’aux main de Russes (et encore moins du peuple russe), est en Ukraine appelée “Holodomor”, reconnue officiellement comme un génocide, et vue par les nationalistes comme une raison de plus de haïr les Russes. Cette version mensongère de l’histoire a été largement propagée par la communauté ukrainienne du Canada (où avait émigré la veuve de Stepan Bandera). Notons que sur les 7 personnes reconnues officiellement (en Ukraine) comme responsables de l’”Holodomor”, il y avait un Géorgien (ou Osséto-géorgien), deux Russes, deux Ukrainiens (dont un Juif), un Polonais et un Biélorusse. On remarque au passage que, confortés dans leurs manipulations de l’Histoire par leurs soutiens occidentaux, les actuels dirigeants ukrainiens n’ont plus de limite dans ce domaine. Selon l’actuel premier ministre ukrainien, pro-occidental, l’URSS a agressé l’Allemagne nazie (notez que la journaliste ne le reprend pas)

Pendant que dans les années 1930 les Russes et autres peuples de l’URSS étaient menacés par la faim, les camps ou l’exécution par les commissaires chargés d’appliquer la répression, quelques grandes compagnies occidentales, dont GE, DuPont, IG Farben préparaient la suite des malheurs en finançant un petit peintre de Vienne (où il a peut-être croisé le terroriste Koba en 1913) devenu politicien après la Grande Guerre. La Seconde guerre mondiale fit près de 20 millions de morts en Russie, près de 27 millions pour l’ensemble de l’URSS.

Une fois Staline mort, un pays presque normal, mais à l’économie quasiment coupée du reste du monde, se met progressivement en place.

L’Empire du Mal

Mon intention était de résumer près de 40 ans d’Histoire par la seule phrase précédente et de passer à la suite, parce que c’est pas tout ça, mais il se fait tard et il est temps d’entrer dans le vif du sujet. Mais il est communément admis que même après Staline, tout était mauvais en URSS, alors parlons-en.

C’est vrai, pendant plusieurs décennies, l’existence de l’URSS permet de justifier l’impérialisme américain, en parlant de “menace communiste” à chaque fois qu’une guerre était lancée pour maintenir l’hégémonie américaine. Parmi de nombreux exemples, les É-U envahissent Grenade en 1983, en affirmant que le petit pays était en train de construire une base aérienne pour les avions soviétiques de transport militaire (après avoir visité l’île, le député américain Ron Dellums qualifie cette accusation d’”absurde, condescendante et déplacée”). Grenade n’avait en fait aucune relation diplomatique avec l’Union Soviétique, et la piste d’atterrissage en question était surtout financée par les Britanniques, qui protestèrent vivement face à l’agression américaine. Peu importe, Grenade avait commis le crime de vouloir mener sa politique de façon indépendante, en fonction de ses propres intérêts et avec le soutien de Cuba, donc il fallait l’envahir. Parmi les autres victimes de la longue campagne de terreur engagée par l’armée américaine et la CIA, citons le Vietnam, le Laos, le Cambodge, le Honduras, le Guatemala, le Chili et évidemment Cuba qui subit invasion et attaques terroristes à répétition avec l’implication ou la bienveillance de la CIA (e.g. vol Cubana 455). À chaque fois, le fantôme d’une menace soviétique servait à justifier des massacres et la mise en place de régimes favorables à l’Empire du Bien. Cette politique  a été récemment résumé par Obama qui a  récemment déclaré “Nous devons parfois tordre le bras des pays qui ne veulent pas faire ce que nous avons besoin qu’ils fassent”, admettant ainsi ouvertement son caractère dictatorial.

J’entends déjà qu’on me reproche d’avoir choisi des exemples particuliers pour tromper le lecteurs, que c’est pas ça du tout la Guerre Froide, les Russes avaient une volonté hégémonique évidente, comme en témoignent le Printemps de Prague et l’invasion de l’Afghanistan.

Rien à dire, le printemps de Prague, qui dura de janvier à août 1968, fut une action criminelle menée par Moscou. Elle fit 72 morts et des centaines de blessés. Personne ne nie que ce fut une horreur. Prenons un peu de recul et regardons un peu ce qui se passait ailleurs en 1968, toujours pour comprendre le contexte historique et comprendre à quel point l’URSS était pire que les États-Unis. Au Vietnam, de janvier à septembre, eu lieu l’offensive du Têt (nouvel An vietnamien). Les Nord-Vietnamiens (i.e. les vietnamiens favorables au gouvernement communiste) se soulevèrent dans une offensive généralisée contre l’occupation américaine. Comprenons bien que “offensive généralisée” signifie que l’ampleur de cette offensive était telle que malgré tout un faisceau d’indices annonciateurs de cette offensive, les experts américains ne s’y sont pas préparé, tout simplement parce qu’il était matériellement impossible aux Nord-Vietnamiens de mener une telle opération. Il s’agissait donc d’une lutte désespérée contre l’occupation américaine. Plus de 100 000 Nord-Vietnamiens sont mort au cours de cette offensive. Afin de briser la volonté populaire (argument déjà utilisé pour Dresde, Hiroshima et Nagasaki), des villages entiers étaient massacrés, voire régulièrement rasés par les B-52 selon Noam Chomsky. La répression du soulèvement vietnamien fit en tout plus de 2000 fois plus de morts que la répression du soulèvement de Prague. La seule journée du 16 mars 1968 par exemple, plusieurs centaines de villageois sont massacré à Mỹ Lai. Ce seul événement fait donc en quelques heures environ 5 fois plus de morts que la répression du Printemps de Prague en 8 mois. Pour toute condamnation (hors pertes de grades militaires), seul un des criminels qui ont commis le massacre, le lieutenant William Calley, a été assigné à résidence pendant trois ans et demi. Il avait tué 22 personnes.

Nguyễn Ngọc Loan

Le général Nguyễn Ngọc Loan défend les valeurs de la civilisation en abattant un prisonnier menotté, le capitaine Nguyễn Văn Lém, 1er février 1968. Mais bon hein, ça n’est pas une violation du traité de Genève parce qu’il n’est pas en uniforme, et surtout sa victime n’est pas un soldat mais un “terroriste” : refrain connu à chanter sur l’air de “Guantanamera”.

1968, c’est aussi le début de l’opération “Commando Hunt”, pendant laquelle les É-U lancèrent 3 millions de tonnes de bombes sur le Laos, autant que l’ensemble des bombes de la Seconde Guerre Mondiale (front occidental + front oriental + guerre du Pacifique). C’est tout simplement la plus grande opération de bombardement de tous les temps. Cette opération, qui doit couper les lignes d’approvisionnement, est un échec retentissant. Les bombardements du Laos et du Cambodge se sont concentrés sur des zones peu peuplées et n’ont fait que quelques milliers de morts parmi les civils, qui comptent très peu face à la mission divine des États-Unis d’apporter la liberté dans le monde. En 1968, des dizaines de milliers de prisonniers nord-vietnamiens étaient régulièrement torturés et affamés, notamment dans les infâmes prisons de Phú Quốc et Quy_Nhơn, sous la supervisions de conseillers américains, tradition maintenue au moins jusqu’à l’invasion de l’Iraq.

My Lay

Pendant la répression du Printemps de Prague, ces femmes et ces enfants furent abattus par les soldats de l’Empire du Bien, quelques secondes après la prise de cette photo. On voit au premier coup d’œil la menace imminente qu’ils représentaient pour le “monde libre” – My Lay, le 16 mars 1968.

Les Nord-Vietnamiens ont également commis des crimes, le propos n’est pas de les faire passer pour des saints, mais simplement de ramener à la réalité ceux qui pensent que les États-Unis agissent de façon plus morale que les Russes en matière de politique internationale.

La même année 1968, il y eut aussi un coup d’État au Mali. Moussa Traoré (ancien élève de l’école d’officiers de Fréjus) prend le pouvoir, ce qui n’aurait pas pu avoir lieu sans le concours ou au moins la complaisance de la France. Ainsi qu’une intervention militaire française au Tchad pour venir à bout d’une révolte des Toubous, dans la région du Tibesti. Euh… une intervention militaire à la demande d’un gouvernement vassal, pour venir à bout d’une révolte ? C’est exactement ce qu’a fait l’URSS. Pour être précis, cette intervention a commencé par un soutien logistique à l’armée tchadienne, avant d’envoyer les soldats l’année suivante. L’opération Bison fit 50 morts parmi les soldats français. Aucun chiffre n’est donné pour le total des rebelles du FROLINAT tués, mais malgré le soutien du colonel Kaddhafi au FROLINAT, l’armement des rebelles ne fait pas le poids face aux hélicoptères français, et plusieurs centaines sont tués, ainsi que des soldats tchadiens. Un certains nombre de réformes, mise en place avec le concours et la forte insistance de la France, répondant à certaines revendications des Toubous, contribua à mettre fin à la crise, notamment en abrogeant des lois qui avaient mis le feu aux poudres. Ceci est un exemple des innombrables conflits dus à l’établissement de frontières post-coloniales par les anciennes puissances coloniales, sans aucune préoccupation pour la répartition des différent groupes culturels, ethniques et linguistiques des pays concernés, ou pour les relations que ces groupes entretenaient entre eux.

Toujours en 1968 a lieu le début de la Guerre d’Usure, entre Israël et l’Égypte. Cette guerre fit environ 15000 morts en 3 ans, surtout des civils égyptiens, et fait suite à la Guerre de Six Jours, déclenchée par Israël. La Guerre de Six Jours était une guerre de conquête territoriale lancée par Israël, et fermement dénoncée comme telle par le Général De Gaulle.

Au final, la répression du Printemps de Prague fut un événement affreux, mais il est évident que ce crime de l’URSS pâlit en comparaison des massacres américains organisés la même année en Asie du Sud-Est , et ce n’est sûrement pas un Français, ni un Israëlien, qui pourrait se permettre de donner des leçons de morale au sujet de crimes commis en 1968.

Ce que l’on présente souvent comme l’autre grand crime de l’URSS post-stalinienne prouvant la brutalité de l’impérialisme soviétique / russe, est la guerre d’Afghanistan. Le gouvernement afghan a demandé l’aide de l’URSS face à des combattants islamistes. Ceux qui se battaient contre le gouvernement communiste afghan et l’URSS étaient alors appelés en Occident des Freedom Fighters (Combattants de la Liberté), et ils recevaient le financement, l’armement et l’entraînement de la part de plusieurs pays Occidentaux. Ces Freedom Fighters sont désormais appelés des djihadistes ou des terroristes islamistes, et ils ne sont plus financés par les Américains. Le gouvernement afghan a de nouveau appelé la Russie à l’aide en 2014, pour l’aide au niveau militaire et pour développer son infrastructure. J’y reviendrai dans la troisième partie. Disons simplement pour l’instant que la rhétorique concernant l’intervention soviétique en Afghanistan a commencé à changé radicalement. Il suffit de constater que le pire crime qui eut lieu lors de cette guerre fut de créer la bête djihadiste, qui menace actuellement d’engloutir l’Iraq, la Syrie, la Libye etc. Et ce n’est pas l’URSS qui commit ce crime.

On pourra finalement opposer que les nombreuses révolutions communistes de l’époque prouvaient l’impérialisme soviétique. Si ce n’est que la plupart de ces révoltes n’avaient rien à voir avec l’Union Soviétique. Il s’agissait essentiellement de mouvement de révoltes populaires, souvent pour se libérer de l’emprise américaine, mais qui ne se sont rapprochées de l’URSS que parce que l’URSS soutenaient les pays qui refusaient d’être les vassaux des É-U, parce que déjà à l’époque l’URSS avait besoin d’alliés face à l’hégémonie américaine, comme la Russie d’aujourd’hui. Même Fidel Castro ne se rapprocha de l’URSS que deux ans après son arrivée au pouvoir, après que les États-Unis avaient refusé d’établir des relations normales avec son gouvernement (rappelons que les Américains considèrent depuis la première moitié du XIXème siècle que Cuba doit devenir une partie des États-Unis, par la loi de la gravité politique, d’où leur intransigeance face à quelqu’un qui voulait que Cuba soit véritablement indépendante). L’URSS n’a eu un rôle proactif (au côté de Cuba) qu’au Mozambique et Angola. En comparaison avec l’interminable liste de coup d’État et “Black Ops” divers et variés commis par la CIA pendant la Guerre Froide, on se rend bien compte de quel côté se trouvait le véritable empire hégémonique.

Au final, tous les faits démontrent de façon évidente que l’”impérialisme” soviétique était incomparablement plus bénin que l’impérialisme américain (encore une fois, la répression du Printemps de Prague fit environ 2000 fois moins de victimes que l’Empire du Bien en Asie du Sud-Est en 1968), et très probablement moins violent que l’impérialisme français. Alors comment se fait-il qu’autant de personnes en Occident sont convaincues du contraire ?

Le sujet est vaste, et je me contente de renvoyer au livre La Fabrique du Consentement, par Noam Chomsky, ou aux vidéos de ses conférences. Chomsky résume en une phrase l’efficacité de la propagande impérialiste américaine, depuis la Commission Creel (qui inspira Goebbels)

Ceux qui croient, disons, au christianisme évangélique, sont conscients qu’ils ont des croyances religieuses. Mais si vous êtes un croyant de la religion séculaire, si vous avez une bonne éducation, alors c’est comme l’air que vous respirez, il n’y a pas d’alternative […] pour la religion séculaire, la réfutation n’est même pas nécessaire. Si jamais c’est nécessaire, on peut se contenter de quelques railleries sur les foutaises gauchistes.

Cette comparaison avec la croyance religieuse paraît exagérée. Donnons la parole à un ardent défenseur de la politique des États-Unis, Hans Morgenthau. Morgenthau disait que l’Amérique est guidée par un but transcendantal, qu’elle doit “défendre et promouvoir”, et qui consistait à “établir l’égalité et la liberté en Amérique et dans le monde”, ce qui constitue l’idéalisme wilsonien. Tout en reconnaissant que les données historiques sont en radicale contradiction avec l’objectif transcendantal de l’Amérique, il explique :

Nous ne devons pas nous laisser égarer, nous ne devons pas confondre l’abus de la réalité et la réalité elle-même. La réalité elle-même est l’objectif national inachevé, révélé par l’histoire ainsi que reflété par notre esprit.Les données historiques réelles sont un abus de réalité. Ceux qui confondent la réalité avec l’abus de réalité commettent l’erreur de l’athée qui nie la validité de la religion sur la base de principes similaires.

Je vous laisse méditer sur la validité de ce raisonnement…

L’Union Soviétique s’effondre en 1991, après une période de réformes. Cette disparition contraint les É-U, après quelques années d’hésitation, à remplacer la “menace communiste” par la “menace terroriste” pour justifier les invasions, massacres, destructions et autres crimes commis par son armée et la CIA.

L’effondrement

L’effondrement de l’URSS plongea la population concernée dans une crise économique plus ou moins longue suivant le pays. L’Estonie s’en est plutôt bien sorti, l’Ukraine pas du tout. En Russie, sous Boris Ieltsine, les ressources du pays furent pillées, les sociétés étrangères achetant des sociétés d’État pour une petite fraction de leur valeur réelle. Ce pillage s’appelle en novlangue otanien la “démocratie” et constitue un modèle à reproduire. Cette privatisation à marche force est menée par les brillants esprits du Harvard Institute for International Development. Sous Boris Ieltsine, l’économie s’est effondrée, ainsi que les conditions de vie. Cette crise eut de très lourdes répercutions.

Face à la désinformation habituelle, qui nous inculque qu’il s’agissait d’une victoire de la démocratie dont on ne peut que se réjouir, il est intéressant d’étudier les chiffres, pour essayer de comprendre à quel point les personnes concernées devraient se réjouir. Le Service fédéral des statistiques de l’État (GKS) offre chaque année un tableau complet de l’état du pays (dont je n’ai pas trouvé l’équivalent à l’INSEE). J’en ai extrait quelques statistiques qui permettent de prendre un peu la mesure du recul économique et social que représente cette crise. Des changements dans les méthodes de mesures ont eu lieu en 2009, ce qui empêche malheureusement de comparer directement un certains nombre de paramètres économiques, notamment concernant la production industrielle.

élément de comparaison retour au niveau de 1991 variation 1991-2013 Note
PRODUCTION MATIÈRES PREMIÈRES
charbon 2012 -0,6% légère baisse en 2013
pétrole brut 2005 +13,0%
PRODUCTION AGRICOLE
légumes 2030? −61,6%
patates 2030? −43,1%
betterave à sucre 2006 +68,2%
fibre de lin jamais -61,8% Largement remplacée par d’autres matériaux
grains 1997 +30,3% chute en 1994 seulement
bois scié jamais ? -66% Imprécision de ~2% à cause d’un changement de définition
PRODUCTION INDUSTRIELLE
papier (en tonnes) 2011 +0,00%
réfrigérateurs+congélateurs domestiques 2011 +11,3%
aspirateurs jamais −98,9%  Effondrement récent (-92,7% depuis 2003)
chaussures jamais −82,9%  Mais +141,6% depuis 1998
turbines à vapeur (en MW) jamais −60,3%  Mais +158,3% depuis 1998
pétrole raffiné 2014? −2%
gaz naturel 2006 +3,9%  légère baisse par rapport à 2011 (-0,4%)
tuyaux d’acier 2015 ? −3,8%
ordinateurs personnels 2004 +105,5% mais la part de marché s’est évidemment effondrée
montres jamais −98,5%
voitures (véhicules légers) 2004 +86,9%  plus que la France et l’Espagne depuis 2012
pneumatiques 2011 +13,6%
wagons de fret 2003 +168% une partie importante de la production était confiée à l’Ukraine : 2,66 Md $ en 2011, principale importation depuis l’Ukraine (=subventions)
production d’électricité 2012 -0,9%  -1% par rapport à 2012
consommation d’électricité 2012 -0,2%  -0,8% par rapport à 2012
plastique 2003 +118%  Imprécision de ~2% du fait d’un changement de définition en 2009
peintures et laques 2020? −38,3% Imprécision de ~3% du fait d’un changement de définition en 2009. +136% depuis 1998
dalles en fibre de bois (m²) 2015? −9,9%  -8,8% par rapport à 2012
ciment 2016? −14,2%  Mais +155,8% depuis 1998
papier 2011 +0,1%
engrais 2004 +22,6%
construction de nouveaux logement (en m²) 2006 +42,7%
construction de crèches et écoles maternelles (en places) jamais −38,5% +1074% par rapport à 1998 (~12 fois plus)
constructions d’instituts d’enseignement supérieur (en m²) 2003 +49,2% -64% par rapport à 2012, année exceptionnelle
DIVERS
transport de marchandises (tonnes*km) 2017? -10,7% +55,6% depuis 1998
voies fluviales navigables (en km) 2020? −0,5% +14,1% depuis 1998
population 2025? −3,3% retour plutôt ~2035 si pop Crimée exclue
chômage (en nombre de personnes) 2015? +6,4% -53,7% depuis 1998. 4,1 millions, niveau comparable à la France… en nombre absolu
naissances 2011 +5,6% en 2013, plus de naissances que de décès, pour la 1ère fois depuis 1991
alcoolisme (données hospitalières) 2015? +9,8% -45% depuis 2003. Des mesures prises récemment dans ce domaine pourraient renforcer la baisse.
spectateurs aux théâtres 2050? −29,1% malgré augmentation nombre théâtres
visiteurs dans les musées 2030? -16,3% malgré augmentation nombre musées, remonte régulièrement depuis 2003
construction de places d’hôpitaux (nbre de lits) jamais −50,6%
lits d’hôpitaux / 1000 habitants jamais −32,9% reste ~60% supérieur à la moyenne UE !
transport aérien (passagers*km) 2011 +49,7% +306% depuis 1998 – Nombre de passagers aériens dans le monde +158% (1991-2012)
transport ferroviaire (passagers*km) jamais −45,7%  stable depuis 2010
Nombre de crimes 2014? +1,8% pic en 2006 : +78%
personnes mortes par accident de travail jamais! -76,6% première donnée en 1992
taux de mortalité 2018? +14,0% pic en 2003 : +43,9%
Nombre de touristes étrangers (hors CEI) +102% Mesuré seulement à partir de 1993
ÉCOLOGIE
rejets d’eaux usées jamais ! −45,7%
rejets de polluants dans l’atmosphère par des sources fixes jamais ! −42,0%
surface parcs nationaux +238% +20 000 km² en 2013

 

Les industries russes avaient passées des décennies dans une économie planifiée, totalement déconnectée de la concurrence mondiale, et passèrent directement à une économie de marché pour laquelle elles n’étaient pas du tout prêtes. Les chiffres de la production industrielle nous indiquent bien que la Russie n’est toujours pas remise de l’effondrement de 1991. De fait, l’index de la production industrielle, qui tient compte de l’inflation, est en 2012 de 90% seulement par rapport à 1991 (88,5% pour l’agriculture). L’année 2013 ayant été une année médiocre (~1% de croissance) et 2014 étant une année de récession grâce aux efforts de l’Empire du Bien, le retour de la production industrielle russe au niveau de 1991 ne se fera probablement qu’en 2016. C’est à dire que la Russie mettra en tout un quart de siècle avant simplement de revenir au niveau d’avant la crise. Cette crise a donc plus retardé l’économie russe qu’une guerre mondiale, une guerre civile, la grippe espagnole et une famine réunis, qui n’avaient réussi qu’à faire stagner l’économie russe que pendant 16 ans.

index industrie manufacturière russe

Index de l’industrie manufacturière russe. La Russie ne s’est toujours pas remise de l’effondrement de 1991

La comparaison n’est pas aussi outrageuse qu’elle peut le paraître a priori : la crise commencée en 1991, faisant passer brutalement des centaines de millions de personnes d’une économie planifiée à une économie de marché, a entraînée une forte baisse du niveau de vie, et une forte hausse de la mortalité. Le total cumulé de la mortalité supplémentaire en Russie par rapport au taux de 1991 (1,14%) sur la période 1192-2012 est de 10 millions de morts. Cette mortalité supplémentaire est encore  de 230 000 environ pour l’année 2013 (mortalité de 1,3%, comme la France en 1953 ou l’Espagne en 1946). Quand on parle d’une baisse de niveau de vie, il faut bien comprendre qu’il s’agit, au plus fort de la crise, de millions d’employés ne recevant aucun salaire pendant des mois. La démographie du pays a également été touchée par une émigration massive et la baisse du niveau de fécondité, ce qui explique pourquoi la population n’est toujours pas revenue à son niveau de 1991.

En dehors de l’aspect purement économique, ces chiffres donnent un aperçu de nombreux aspects de la Russie soviétique, tant positifs (vie culturelle accessible à tous, bon niveau d’éducation et de soin médicaux) que négatifs (7700 personnes mortes d’accidents du travail en 1992, pollution importante, énorme gaspillage des ressources etc). Certains de ces chiffres laissent entrevoir le chaos qui a suivi l’effondrement de l’Union Soviétique (criminalité importante, services publics très largement sous-financés, etc), qui culmina avec la crise financière de 1998, et dont la Russie se remet à peine.

Billet de 1000 MMM

Billet de 1000 MMM

Un autre aspect important des années 1990 est que de nombreuses personnes profitent du chaos pour s’enrichir de façon pas toujours honnête. La population découvre le capitalisme, et pour beaucoup, cela sera synonyme de catastrophe. Si Anatoli Tchoubaïs, artisan de la privatisation,  devient milliardaire, le système pyramidal MMM fait perdre de l’argent à au moins 40 millions de personnes, engloutissant au moins 10 milliards de dollars. Le miracle économique promis ne se produit. Le désastre culmine en 1998, année où dans le sillage de la crise asiatique, la Russie arrive au fond du gouffre, subit une inflation de 84% et fait partiellement défaut sur sa dette.

Lorsque Vladimir Poutine arrive au pouvoir, la Russie est affaiblie, humiliée, en retard industriellement. En 2013, selon le “CIA factbook” (source à prendre avec des pincettes, on y lit que 5% de la population russe parle dolgane, langue moribonde de 1000 locuteurs… mais les chiffres économiques sont normalement correct), le secteur secondaire russe a produit 792,4 milliards de dollars. C’est environ 54% de plus que la France. Le secteur secondaire allemand reste pour sa part 36,5% supérieur.

De 2002 à 2012, l’industrie manufacturière russe a crû de 5,2% en moyenne annuelle (y compris  une baisse de 15% en 2009), en tenant compte de l’inflation. L’économie allemande croissant de ~1% par an en moyenne, la production manufacturière russe était partie pour dépasser son équivalent allemand dès 2021 environ.

Cela peut surprendre ceux qui ont une lecture trop rapide de la situation de la Russie. La grande majorité des exportations russes sont composées de pétrole, gaz, charbon et minerais, et de plus la majorité du budget de l’état vient de la rente du gaz et du pétrole. On en déduit un peu vite que l’industrie russe est faible. C’était le cas il y a 10 ans, mais grâce d’une part à un marché intérieur important, et d’autre part à des investissements très importants (300 milliards d’euros en 2012, essentiellement privés), l’industrie russe se modernise, et secteur après secteur, commence à devenir de plus en plus concurrentielle sur le marché international. Le phénomène est suffisamment progressif pour ne pas être tout à fait évident, mais il semblait inévitable jusqu’à récemment. Le fait que le budget de l’État dépend principalement des cours mondiaux du pétrole signifie simplement que lorsque les prix sont bas, l’État russe doit réduire la voilure, et repousser certains projets, mais ne change rien au cap fixé, de donner dans les prochaines décennies sa place de grande puissance économique à la Russie, faisant jeu égal avec l’Allemagne ou le Japon.

Face à la montée inévitable de la Russie à sa place naturelle de grande puissance économique, l’Europe a le choix entre deux attitudes. L’une est l’attitude gaullienne qui consiste à s’en réjouir et de proposer l’établissement de Brest à Vladivostok d’un espace commun de paix et de prospérité, proposition réitérée par Lavrov. L’autre est celle choisie par les États-Unis, l’Angleterre et l’Allemagne (c’est-à-dire la “communauté internationale”), de déclencher une guerre économique contre la Russie (parce qu’en 2015, envoyer un million de soldats à Sébastopol pourrait être mal perçu, y compris par les plus russophobes) et de chercher à “isoler la Russie”. La Russie ayant des frontières terrestres avec 14 pays, et des frontières maritimes avec 2 autres, le concept “d’isolement de la Russie” paraît presque absurde, mais après tout, l’Empire américain est la plus grande puissance qui a jamais existé, ils ont peut-être réussi ?

Dans le prochain billet je ferai un petit tour de l’économie russe d’aujourd’hui, afin d’en comprendre son modèle de développement, de comprendre ses forces et ses faiblesses, et de présenter au passage certaines des entreprises touchées par les sanctions, avant de faire un tour du monde hors Empire du Bien, pour voir à quel point les 150 pays dont on ne parle jamais parce qu’ils ne représentent que 85% de la population mondiale ont gelé  leurs relations avec la Russie.

Nicolas M., pour le site www.les-crises.fr.

Source: http://www.les-crises.fr/lisolement-de-la-russie-1-4-leffondrement-de-1991/


Châteaurenard : ils n’avaient pas respecté l’affiche “Je suis Charlie”

Monday 23 February 2015 at 05:04

Bonjour, en tant que bon Français, je vous écris pour dénoncer mon voisin qui n’est pas Charlie…

Deux collégiens ont été convoqués devant la Cellule de citoyenneté et tranquillité publique

La Cellule de citoyenneté et tranquillité publique a reçu les deux collégiens et leurs parents dans une procédure de

La Cellule de citoyenneté et tranquillité publique a reçu les deux collégiens et leurs parents dans une procédure de “Rappel à l’ordre”

Vendredi après-midi s’est tenue, dans la salle d’honneur de l’hôtel de ville, une cérémonie au caractère très solennel : un rappel à l’ordre, organisé dans le cadre de la Cellule de citoyenneté et de tranquillité publique.

Deux collégiens, accompagnés de leurs parents, y étaient convoqués par le député-maire Bernard Reynès, qui les a reçus, entouré de l’adjoint chargé des affaires scolaires (Claude Labarde), de l’adjoint à la sécurité (Michel Lombardo), des chefs d’établissement des deux collèges de la ville, du chef de la police municipale (Max Chaumeil) et de la directrice du CCAS (Élisabeth Rousset).

Possible condamnation

Motif ? Ces deux jeunes, âgés de 12 et 13 ans et demi, n’ont pas respecté l’affiche “Je suis Charlie”, apposée dans leurs deux collèges, après les tragiques événements de ce début de mois, et ils n’ont pas marqué la minute de silence, tenant même des propos jugés inquiétants.

Si ce rendez-vous s’est déroulé à huis clos, l’élu, qui a agi en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, a expliqué, à l’issue, que cette procédure s’adressait autant aux enfants qu’à leurs familles. “Nous ne pouvons en effet pas considérer qu’un adolescent de cet âge-là est totalement responsable de ses propos et de ses agissements”. L’objectif était donc ausside sensibiliser leurs proches à leur responsabilité éducative.

Après le rappel des faits par les deux principaux et après avoir écouté les arguments des parents sur la conduite des deux adolescents, la responsable du CCAS leur a proposé un accompagnement éducatif.

“Nous avons voulu leur faire comprendre la gravité de leurs actes. Et leur donner l’occasion de se ressaisir. Cette procédure est un avertissement d’une grande fermeté mais c’est aussi une main tendue. Ce sont des faits que nous ne voulons absolument pas laisser passer”, explique aussi le premier magistrat de la commune. Il a également insisté sur le fait que cette fois-ci il s’en est tenu à un rappel à l’ordre mais que la loi l’autorise, s’il le décidait, à leur demander réparation du préjudice subi par la Ville.

Et, en cas de réitération, il se verra “dans l’obligation d’en informer le Procureur de la République qui pourra décider d’une sanction, laquelle pourrait déboucher sur une condamnation par un tribunal.” Ce qu’il n’a pas souhaité pour l’instant, afin d’éviter des conséquences dommageables sur leur avenir.

Des propos corroborés par Mounir Layouen, principal du collège Roquecoquille. “Après le rappel des faits, j’ai dit à l’élève, qui a offensé la mémoire des victimes, la gravité de ses gestes. Que c’était inadmissible, inacceptable et incompatible avec le message d’unité nationale, avec les valeurs de la République. Je lui ai aussi expliqué qu’il tombait sous le coup de la loi. Qu’ayant plus de 13 ans, il est passible de poursuites devant un tribunal. C’était un message de fermeté, qui se veut pédagogique et une main tendue à la famille”. Mêmes propos aussi de Jean-Jacques Ayme, directeur du collège Saint-Joseph. “C’est un soutien à la parentalité”, a conclu la directrice du CCAS.

Source : La Provence, 01/02/2015

Source: http://www.les-crises.fr/chateaurenard-ils-n-avaient-pas-respecte-laffiche-je-suis-charlie/


Regards croisés sur la Grèce…

Monday 23 February 2015 at 02:45

Le gouvernement grec semble avoir hissé le drapeau blanc dans la première bataille – nous verrons aujourd’hui ses propositions et leur accueil.

Mais il n’a pas obtenu grand chose : se satisfaire de remplacer la Troïka qui émet des demandes (certaines étant forcément été apurement discutées par les anciens gouvernements) par la joie immense de proposer des réformes (genre une loi Macron ?) aux mêmes personnes pour acceptation indispensable, comment dire – c’est du foutage de gueule ?

Mais en échange, il obtient 4 mois de répit. C’est à cette échéance que nous pourrons réellement juger de la réalité de sa “capitulation”.

S’il a pris la décision d’aller au clash vendredi, alors il peut être logique qu’il ait hissé ce drapeau blanc pour obtenir 4 mois pour se préparer à une sortie de l’euro, et aider sa population à murir sur ce point. Ou alors, il a ajuste capitulé, nous verrons…

Sapir : L’accord Grèce-Eurogroupe

21 février 2015 Par

L’accord conclu le vendredi 20 février entre la Grèce et l’Eurogroupe suscite des commentaires contradictoires. Il faut, pour comprendre cet accord, et pour l’analyser, en resituer le contexte, à la fois dans le court et dans le long terme.

Un accord temporaire

Cet accord avait pour but d’éviter une crise immédiate. Le gouvernement d’Alexis Tsipras s’y était engagé. Une crise moins d’un mois après l’accession au pouvoir eut provoqué un chaos probable. De plus, cet accord mérite d’être regardé à la loupe. Il y a bien plus que ce qu’en dit Paul Krugman dans son billet pour le New-York Times[1]. En fait, la Grèce a obtenu plusieurs choses :

  1. La Grèce n’est plus obligée d’atteindre un excédent budgétaire primaire de 3% cette année. L’équilibre seul est exigé.
  2. Le « contrat » qui court sur 4 mois est explicitement désigné comme une transition vers un nouveau contrat, qui reste bien entendu à définir.
  3. La « Troïka » n’existe plus comme institutions, même si chacune de ses composantes continue d’exister. C’en est donc fini des équipes d’hommes en noir (men in black suits) qui venaient dicter leurs conditions à Athènes.
  4. La Grèce écrira désormais l’ordre du jour des réformes, et elle l’écrira seule. Les institutions donneront leur avis, mais ne pourront plus faire d’un point particulier de ces réformes une obligation impérieuse pour Athènes.

Un avantage plus discret est que le Gouvernement grec a brisé l’unanimité de façade de l’Eurogroupe et a obligé l’Allemagne à dévoiler ses positions. Mais, la Grèce a accepté de reconnaître – pour l’instant – l’ensemble de ses dettes. Il n’y a eu aucun progrès sur ce point, et aucun signe d’un changement d’attitude de l’Allemagne.

Un succès limité.

Mais, ce succès est limité. Dans 4 mois, fin juin, le gouvernement grec sera à nouveau confronté à l’Eurogroupe, et cette fois-ci, ce ne sera pas une négociation facile. Le gouvernement d’Athènes va proposer des réformes, et l’on peut penser que celles-ci vont faire peser le fardeau fiscal sur les privilégiés, et le contentieux avec l’Eurogroupe et l’Allemagne va encore grandir. De fait, l’Allemagne ne peut céder, ni non plus le gouvernement grec. Ceci implique que l’on va vers un nouvel affrontement, à moins que d’ici là se dessine une « alliance » anti-allemande. C’est ce qu’espère Tsipras, et sur ce point il a tort. Les gouvernements français et italiens sont en réalité acquis aux idées allemandes.

Et pourtant, l’idée d’utiliser les sommes allouées aux remboursements (intérêts et principal) pour relancer l’économie grecque, développer l’investissement, tombé à un niveau historiquement bas, a dus sens.

Graphique 1

Evolution des investissements en Grèce.

A - Invest

La chute de la productivité (en sus de la production) est l’indicateur de l’échec fondamental de la politique d’austérité.

Graphique 2

Evolution de la productivité du travail en Grèce

A -Prod du T

De même, prendre des mesures humanitaires d’urgence est fondamentalement juste, mais elle s’oppose frontalement avec la logique de créancier que défend l’Allemagne.

Se préparer à sortir de l’Euro.

Mieux vaut utiliser ces 4 mois gagnés de haute lutte pour se préparer à l’inévitable, c’est à dire à une sortie de l’Euro. Quelle que soit la stratégie de négociations de la Grèce, et celle conçue par son Ministre des Finances Yanis Varoufakis est excellente, il faut s’interroger sur le but de cette négociation. En fait, la Grèce ne peut obtenir des choses qui sont, dans le contexte politique actuel, contradictoires. Elle ne peut se dégager des dettes (d’au moins une partie) et garder l’Euro. Le paradoxe réside dans ce qu’une sortie de la Grèce de la zone Euro, par les effets induits qu’elle produira, mettra fin assez rapidement soit à l’Euro soit à la politique de Germano-Austérité. Mais, pour cela, la Grèce doit sortir de l’Euro.

Elle a 4 mois pour s’y préparer, pour convaincre la population qu’une telle issue est inévitable et qu’en réalité cette même issue constituera un progrès. Il est probable que cela implique aussi de changer de Ministre des Finance. Non que Yanis Varoufakis ait démérité, loin de là. Mais, il faudra bien annoncer la couleur et faire en sorte que la nouvelle stratégie de la Grèce soit prise au sérieux. La nomination d’hommes et de femmes connus pour leurs opinions négative quant à l’Euro serait un signal fort que l’on se prépare à un affrontement dans les meilleures dispositions.

[1] http://mobile.nytimes.com/blogs/krugman/2015/02/20/delphic-demarche/

Éric Verhaeghe : Comment Tsipras s’est mis à genoux face à l’Europe

Tsipras nous avait promis du sang, de la sueur et des larmes sur le sable chaud de l’arène européenne. Moins d’un mois après son élection, il a déjà tout cédé à l’Europe!

Tsipras roulait encore des mécaniques il y a huit jours

Décidément, ces Grecs sont d’incorrigibles Tartarin! Il suffisait de lire les déclarations de Tsipras à la presse allemande il y a une semaine encore:

« Je m’attends à des négociations difficiles lundi. Pour autant, je suis tout à fait confiant(…) Nous ne voulons pas de nouveaux prêts d’aide. (…) Au lieu d’argent, nous avons besoin de temps pour mettre en oeuvre notre plan de réformes. Je vous le promets: après ça la Grèce sera un autre pays dans six mois (…) Je veux une solution gagnant-gagnant. Je veux sauver la Grèce d’une tragédie et préserver l’Europe de la division »

Quel farceur de Tsipras! A l’approche de l’Eurogroupe de lundi dernier, la position de la Grèce était pourtant compliquée: après les échecs de la semaine précédente, les taux d’emprunt continuaient à flirter avec les 10%, et les agences de notations multipliaient les avertissements.

Malgré tous ces évidents signaux d’alerte, le porte-parole du gouvernement continuait à déclarer:

« La Grèce ne poursuivra pas dans la voie d’un programme qui a les caractéristiques des programmes des précédents gouvernements », a déclaré Gabriel Sakellaridis.

Tsipras était clairement prévenu par ses partenaires

En arrivant à Bruxelles, lundi, à l’Eurogroupe, le ministre grec Varoufakis était pourtant clairement prévenu sur les positions européennes.

Il suffisait d’écouter les propos du ministre allemand Schaüble à la radio allemande sur les possibilités d’un accord:

« D’après ce que j’ai entendu dire des négociations techniques au cours du week-end, je suis très sceptique, mais un rapport nous sera remis aujourd’hui et nous verrons à ce moment-là. (…) Le problème est que la Grèce a vécu au-dessus de ses moyens pendant longtemps et que personne ne veut plus (lui) donner de l’argent sans garanties ». Wolfgang Schäuble a par ailleurs jugé que le nouveau gouvernement grec se comportait de façon « assez irresponsable » et que cela n’apportait rien d’insulter ceux qui avaient soutenu le pays dans le passé.

Même Moscovici, qui n’est pourtant jamais avare d’une niaiserie de bisounours, avait déclaré:

Il y aura « une discussion dont je sais qu’elle sera compliquée et que j’aborde avec la certitude qu’on peut aboutir », a déclaré Pierre Moscovici à son arrivée à la réunion des ministres des Finances de la zone euro. « Il faut aboutir, on peut aboutir. Quand on a la capacité et la volonté, on peut aboutir », a-t-il insisté, tout en excluant de travailler à un nouveau programme d’aide pour la Grèce.

Difficile, dans ces conditions, de ne pas subodorer que le passage du Cap Horn s’annonçait de plus en plus dangereux.

Le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, avait d’ailleurs posé:

Il est « très clair que le prochain pas doit venir des autorités grecques (…) et au vu du calendrier, on peut utiliser cette semaine, mais c’est à peu près tout », a déclaré lors d’une conférence de presse le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, après l’interruption abrupte des négociations entre ministres des Finances des Etats membres de la zone euro à Bruxelles.

Il a évoqué la possibilité d’une nouvelle réunion exceptionnelle des mêmes ministres vendredi. « A condition que les Grecs demandent une extension et présentent une requête valable », selon l’entourage de M. Dijsselbloem.

Moscovici a-t-il planté l’Eurogroupe de lundi?

Du coup, le « clash » qui est survenu lundi soir en conclusion de l’Eurogroupe consacré à la Grèce n’était pas une véritable surprise. Mais… les propos de Varoufakis à l’issue de la réunion ont jeté le trouble sur une possible nouvelle gaffe de Moscovici.

Vers 18 heures, au bout de trois heures de réunion, l’information tombait: la délégation se retirait des discussions après que Jeroen Dijsselbloem eut distribué un texte « inacceptable ».

Selon ce document, les Grecs devaient s’engager à « accepter de conclure avec succès le plan d’aide ». Les Européens, eux, s’engageaient à » utiliser toutes les flexibilités que recèle le programme actuel ».

Et un ministre grec ajoutait:

« Ce n’était pas du tout ce dont nous avions discuté avant l’Eurogroupe avec Pierre Moscovici [le commissaire européen à l’économie], avec qui nous avons eu un échange très constructif », a assuré une source gouvernementale grecque.

De fait, il est étonnant que le président de l’Eurogroupe ait distribué en séance, après deux heures de discussion, un texte qui ait surpris à ce point la délégation grecque. Il existe donc trois possibilités: soit les Grecs mentent ou n’avaient pas compris le texte avant la réunion, soit Moscovici les a enfumés parce qu’il a parlé sans savoir, soit Moscovici était de bonne foi et c’est Dijsselbloem qui a pris sur lui de distribuer un texte que ni Moscovici ni les Grecs n’avaient lu (position soutenue par la Grèce le lendemain).

Dans tous les cas, la réunion de lundi a tourné court et l’Europe a affiché une nouvelle fois ses divisions.

La BCE évite discrètement le drame

Le lendemain de cet échec cuisant, Tsipras continuait à jouer dangereusement avec le feu en annonçant pour la fin de la semaine le vote de mesures sociales. Ce choix n’était pas innocent: il s’agissait d’un nouveau pied de nez à l’Union, qui avait fixé au vendredi l’ultimatum pour trouver un accord avec la Grèce.

Pendant que Tsipras fanfaronnait, la situation financière grecque devenait critique. Varoufakis avait beau déclarer que la Grèce n’avait pas besoin d’argent mais de temps, le gouvernement grec tirait la sonnette d’alarme auprès de la BCE. Le pays demandait 5 milliards de rallonge sur les prêts d’urgence pour éviter la faillite du système bancaire.

La BCE décidait finalement de relever son plafond de 3,3 milliards, montant jugé suffisant pour alimenter les banques grecques jusqu’au lundi suivant un éventuel constat de désaccord entre la Grèce et l’Eurogroupe. Dans le même temps, la rumeur, propagée vendredi par le Spiegel, commençait à courir selon laquelle la BCE préparait pour ce week-end un plan de crise sur le Grexit.

Tsipras met un premier genou à terre jeudi

Alors que la tension atteignait son comble, Tsipras posait un premier genou à terre jeudi matin. Après une nuit d’intenses négociations téléphoniques et numériques entre Juncker et Tsipras, Varoufakis envoyait en effet cette lettre au président de l’Eurogroupe Jeroen Dijsselbloem:

Greece – Letter to the Eurogroup

Le gouvernement grec demandait donc officiellement l’extension pour 6 mois du programme d’aide en cours, le Master Financial Assistance Facility Agreement. Cette demande était assortie de plusieurs annonces: le respect des objectifs fiscaux grecs et le financement neutre des nouvelles mesures du gouvernement Tsipras, le maintien d’une supervision par un groupe qui ne s’appellerait plus « troïka » mais qui y ressemblerait furieusement, et la préparation d’un plan de croissance respectueux des engagements grecs.

La Grèce se décidait donc à remplir les conditions imposées par l’Eurogroupe pour obtenir une aide de l’Union: demander officiellement l’extension du plan actuel et prendre des engagements sur le respect de ses obligations.

L’Allemagne fait boire à Tsipras le calice jusqu’à la lie

Après avoir été comparé à Hitler voulant faire du savon avec le gras des Grecs dans le journal Avghi, soutien de Tsipras, le cruel Dr Schaüble voulait prendre sa revanche. Il s’est donc offert un petit plaisir, celui de maintenir la tête de Tsipras dans la baignoire malgré ses évidents signes de reddition.

« En vérité, elle vise à obtenir un financement-relais, sans remplir les exigences du programme. Le courrier ne remplit pas les critères définis lundi par l’Eurogroupe », a également déclaré Martin Jäger, porte-parole de Wolfgang Schäuble, ministre des Finances, dans un bref communiqué.

Angela Merkel déclarait pour sa part:

Il y a « encore un besoin considérable d’amélioration de la substance des propositions pour que nous puissions obtenir un accord au Bundestag », le Parlement allemand, a prévenu Mme Merkel.

L’Eurogroupe de vendredi s’annonçait donc sous haute tension.

Tsipras sort le drapeau blanc

Alors que le texte proposé par Dijsselbloem le lundi précédent était encore flou, Varoufakis s’est présenté à l’Eurogroupe vendredi une corde au cou, face à des partenaires de plus en plus incrédules, et de moins en moins décidés à se laisser enfumer. Alors que l’ouverture de la réunion était prévue pour 15 heures, les ministres européens n’ont commencé leurs travaux qu’à 16h30. A 20 heures, Reuters annonçait qu’un projet d’accord était sur la table, prévoyant qu’Athènes devait envoyer lundi soir au plus tard une liste de réformes à adopter.

A 21 heures, le communiqué suivant était publié:

The Greek authorities will present a first list of reform measures, based on the current arrangement, by the end of Monday February 23. The institutions will provide a first view whether this is sufficiently comprehensive to be a valid starting point for a successful conclusion of the review. This list will be further specified and then agreed with the institutions by the end of April.

 

Only approval of the conclusion of the review of the extended arrangement by the institutions in turn will allow for any disbursement of the outstanding tranche of the current EFSF programme and the transfer of the 2014 SMP profits. Both are again subject to approval by the Eurogroup.

« Les autorités grecques présenteront une première liste de réformes, fondées sur l’accord actuel, au plus tard le lundi 23 février. Les institutions se livreront à une première lecture pour savoir si ces propositions sont suffisantes pour constituer un point de départ pour une conclusion positive de l’examen global. La liste sera ensuite précisée et soumise à l’agrément final des institutions à la fin du mois d’avril. Seule l’approbation de la conclusion de l’examen global (…) permettra de débourser la tranche prévue (…). »

On le voit, la Grèce est désormais placée sous haute surveillance, et l’accord trouvé vendredi soir n’est qu’un accord de principe, très éloigné d’un blanc-seing. De nombreuses confirmations doivent encore intervenir avec une conclusion définitive. Tsipras n’est donc pas tiré d’affaire, bien au contraire.

Dans le long communiqué de l’Eurogroupe, on lira aussi:

The Greek authorities reiterate their unequivocal commitment to honour their financial obligations to all their creditors fully and timely.

Tsipras a donc officiellement renoncé à toute prétention sur la renégociation de la dette grecque. Le romantisme de Syriza n’aura pas fait long feu! S’engage maintenant, pour la Grèce, un compte à rebours qui doit s’achever fin avril…

La France bientôt soumise au régime grec?

Les Français feraient bien de méditer longuement l’exemple grec, car rien ne dit qu’ils n’y échapperont pas tôt ou tard.

En apparence, la France a éteint pas mal d’incendies qui la menaçaient, et elle a obtenu plusieurs arrangements avec la Commission. Dans une lettre envoyée cette semaine, Michel Sapin a d’ailleurs obtenu un quasi-report des engagements de la France à revenir à un déficit public sous les 3% de PIB pour… 2018, c’est-à-dire après les présidentielles.

Toutefois…

« Je tenais à réaffirmer l’engagement de la France à respecter en 2015 l’ajustement structurel de référence prévu par les règles européennes, soit 0,5% du Produit intérieur brut, » écrit en particulier le ministre dans ce courrier dont l’AFP a vu une copie, tout en reconnaissant une « divergence d’appréciation » avec l’exécutif européen.

Il subsiste encore quelques désaccords d’interprétation sur l’engagement français, désaccords qui tiennent principalement à l’étendue du déficit de 2014. Pour la Commission, la France doit restreindre son déficit de 0,5 point par rapport au déficit estimé de 2014. Si celui-ci devait être plus important que prévu, la Commission estime que la France devrait corriger son effort, alors que Sapin ne l’entend pas de cette oreille.

Le 49-3, une exigence européenne

C’est à la lumière de ces petits débats qu’il faut relire la péripétie du 49-3 en France. Beaucoup se demandaient pourquoi Manuel Valls avait choisi une voie aussi exposée pour faire passer la loi Macron. C’est une déclaration d’Angela Merkel qui a éclairé le sujet vendredi lors d’une conférence de presse conjointe avec François Hollande, à l’issue d’un déjeuner:

« La France n’a pas besoin de mes encouragements ni de mes félicitations, mais je crois que c’est une bonne chose que cette loi ait été adoptée. Il y a une véritable capacité d’agir qui existe », a-t-elle ajouté.

En réalité, la loi Macron est un atout maître dans le dispositif français de réponse aux exigences de l’Union Européenne, et les ruades de poulain fougueux poussées par Manuel Valls sont d’abord faites pour éviter des sanctions imposées par la Commission (avec un chaleureux soutien prussien) contre nos dérapages budgétaires incessants.

Il restera à voir si le prix (notamment politique) à payer pour éviter les sanctions européennes ne se révèlera pas supérieur à leur bénéfice…

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Syriza, les manoeuvres de Washington et la victoire de Berlin

Après les nombreux effets de manche du gouvernement d’extrême-gauche grec de ces derniers jours, la réalité s’est imposée à Athènes. Tsipras a accepté de se soumettre lors de la rencontre des ministres des Finances de l’Eurozone. Ayant accepté toutes les conditions fondamentales de l’Eurogroupe (états membres de la zone euro), Tsipras doit présenter la semaine prochaine des réformes qui devront être validées par la “Troïka”.

Sur quoi a capitulé la Grèce ?

1) La Grèce a globalement accepté de compléter la restructuration entreprise avec l’aide de la Troïka. Celle-ci repose sur un soutien financier via des taux à intérêts très bas en échange de réformes structurelles. Syriza avait campagne contre le “memorandum” – du nom du programme négocié entre la Grèce, la Commission Européenne, la BCE et le FMI – et pour mettre fin au “plan de sauvetage” qu’il détaillait.

Tsipras déclarait encore la semaine dernière que ce plan était “fini” et que la Grèce n’accepterait plus d’argent de ses créditeurs. La faillite inéluctable qui pointait à l’horizon en cas d’échec hier a eu raison du démagogue d’extrême-gauche.

2) La Troïka, que Tsipras avait présenté comme “morte”, est toujours bien en place. Dans les documents officiels elle est désormais désignée sous le terme “institutions” (BCE – UE – FMI), pour modérer l’humiliation de Syriza. Il n’empêche, les institutions en charge de veiller à la mise en oeuvre du plan de sauvetage ne sont rien moins que celles qui constituent la Troïka. C’était une condition sine qua none de tout soutien à Grèce : difficile en effet d’aider un pays qui refuse de discuter avec ceux qui le financent.

3) La Grèce remboursera la totalité de sa dette. Alors que Tsipras annonçait que la dette ne serait pas remboursée puis qu’il escomptait un abandon de la part des créditeurs du pays de 50% de celle-ci, son gouvernement a accepté par écrit hier d’honorer la totalité de sa dette qui s’élève à 320 milliards d’euros.

4) Les fonds de recapitalisation des banques grecques demeurent sous contrôle européen. Le gouvernement d’extrême-gauche voulait que les fonds de l’actuelle tranche du plan de sauvetage restants soient donnés au Fonds Hellénique de Stabilisation Financière. Une manoeuvre évidente pour disposer de liquidés très rapidement et arroser ainsi à sa discrétion ses clientèles électorales. Les Européens ont refusé et Tsipras a du là encore capituler. On ne rasera pas gratis ces prochains mois en Grèce.

5) Le gouvernement grec accepte que le FMI continue d’intervenir dans le processus économique grec. Tsipras a signé le document de l’Eurogroupe stipulant : “Nous acceptons que le FMI continue de jouer son rôle”. Un revirement à 180° puisque cet acteur essentiel de la Troïka continue d’agir.

6) Le gouvernement grec ne prendra “aucune initiative unilatérale”. C’est-à-dire qu’il accepte de ne pas voter de lois sans l’aval des capitales européennes d’ici à juin, du genre de celles qu’entendait appliquer Tsipras. Le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, et le commissaire européen à l’économie, Pierre Moscovici, ont annoncé en conférence de presse que cela s’appliquerait aussi aux annonces tapageuses faites par Tsipras lors de son discours au parlement grec dans lequel il voulait remettre en cause les réformes du marché du travail réalisées précédemment.

7) 4 mois plutôt que 6 mois. Le gouvernement grec demandait une allonge de 6 mois de son financement sans droit de regard de la part de ses créditeurs européens, le temps pour elle de mettre en place “ses” réformes qui se chiffrent à 20 milliards d’euros. C’était seulement “après ces six mois”, que le gouvernement grec entendait “renégocier” son “plan de sauvetage”.

Comme on l’a vu, ces réformes ne verront jamais le jour hormis celles d’ordre cosmétique. L’Eurogroupe a refusé d’étendre à 6 mois son plan d’aide en le réduisant à 4 mois et ce sous condition. C’est un point fondamental car cela signifie que le plan transitoire expire au mois de juin. Or la Grèce doit rembourser la Banque Centrale Européenne de 6,7 milliards d’euros en juillet et août.

En d’autres termes, le plan de sauvetage défendu par l’Eurogroupe est maintenu pendant 4 mois, sans condition. Et au mois de juin, le gouvernement grec sera dans une situation encore plus difficile financièrement qu’à présent et ses soutiens en Grèce auront largement déchanté quant aux promesses de campagne de Syriza.

Comme l’a déclaré le ministre allemand des Finances, très satisfait : “le gouvernement grec aura beaucoup de difficultés à expliquer l’accord à ses électeurs”.

Le Parti Communiste Français, membre du Front de Gauche, était quant à lui trop occupé à sauver la face pour rentrer dans le détail de l’accord :

Cet accord-pont est 1 victoire du peuple grec & la preuve que le changement est possible @tsipras_eu#Eurogrouppic.twitter.com/e7WrTtFvSY

— Pierre Laurent (@plaurent_pcf) 20 Février 2015

De la même manière, Jean Luc Mélenchon s’est empressé de faire passer cette capitulation de Syriza en “victoire”, au risque de se solidariser de l’énorme désillusion qui va s’emparer de l’électorat d’extrême-gauche :

@JLMelenchon Hourra ! L’ignoble Schäuble n’a pas eu le dernier mot ! Félicitations au gouvernement grec !
22:15 – 20 Févr 2015

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Olivier Delorme : « Quel que soit le risque, les Grecs refuseront tout retour en arrière »

Olivier Delorme est écrivain et historien. Passionné par la Grèce, il est l’auteur de La Grèce et les Balkans: du Ve siècle à nos jours (en Folio Gallimard, 2013, trois tomes), qui fait aujourd’hui référence. On peut par ailleurs le suivre sur son site. Il revient ici sur les trois premières semaines du gouvernement Tsipras et nous éclaire sur l’état d’esprit des Grecs.

***
Des manifestations ont eu lieu partout en Europe le week-end dernier pour soutenir le peuple grec. Hors d’Europe aussi, d’ailleurs, jusqu’en Australie ! Comment vos amis grecs vivent-ils cela ?
Les Grecs savent qu’ils sont un petit peuple, ce qui ne les a pas empêchés de jouer parfois un grand rôle dans l’histoire contemporaine : leur révolution de 1821 et leur guerre de libération nationale contre l’Empire ottoman aboutissant à l’indépendance en 1830 sont les premières dans l’Europe antirévolutionnaire de la Sainte-Alliance ; leurs victoires sur l’Italie fasciste en 1940-1941 sont les premières, dans la guerre mondiale, d’un pays attaqué par l’Axe, et forcent les Allemands à intervenir dans les Balkans au printemps 1941, puis la résistance des Grecs, sur le continent comme en Crète, retarde l’offensive contre l’URSS et empêche Hitler d’arriver devant Moscou avant l’hiver.
Les Grecs sont un petit peuple, mais un peuple qui, depuis l’Antiquité, a vécu pour partie en diaspora. L’émigration a été particulièrement forte entre 1850 et le milieu des années 1970, les communautés d’Australie (Melbourne est la 3e « ville grecque » au monde avec plus de 150.000 « Grecs ») ou des Etats-Unis restent souvent très liées au village d’origine, solidaires : c’est le cas, par exemple, dans l’île où j’habite une partie de l’année, où deux villages ont émigré en Australie, deux autres à New York (Astoria). Il y a des allers et retours, pour les vacances, un baptême ou un mariage qu’on vient célébrer au pays, les études dans une université occidentale, la retraite au village…
L’émigration a dû pas mal croître ces dernières années sous l’effet de la crise, par ailleurs…
Absolument. Entre autres conséquences tragiques, la politique de déflation imposée par la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, Fonds monétaire international) à la Grèce depuis cinq ans a entraîné la reprise de l’émigration, des plus diplômés souvent, vers les Etats-Unis et l’Australie – où des parents servent de structure d’accueil et d’intégration -, mais aussi vers des pays d’Europe occidentale.
Beaucoup de Grecs ont donc à la fois un fort sentiment patriotique et une ouverture sur le monde, une sensibilité au monde (et pas seulement à l’Europe), beaucoup plus grande qu’on ne l’imagine ici. En l’occurrence, lors de mon dernier séjour dans « mon île », début janvier, il y avait chez les amis avec qui j’ai discuté des perspectives d’alors, la conviction que si le gouvernement issu des élections était celui qu’ils espéraient, ce gouvernement se battrait non seulement pour les Grecs mais pour tous les peuples européens. Le sentiment est très fort, en Grèce, d’avoir été le laboratoire de politiques destinées à être étendues aux autres peuples européens et donc aussi de combattre pour les autres peuples européens en rejetant ces politiques-là. Tous les échos qui m’arrivent aujourd’hui de Grèce montrent qu’il y a une grande attention aux manifestations de solidarité des autres peuples. Pour beaucoup de Grecs, ce qui se joue en Europe est moins une épreuve de force entre la Grèce et d’autres Etats européens, qu’une lutte des peuples européens contre une Union européenne qui s’est faite le vecteur et l’alibi des politiques néolibérales dont les Grecs ont tant souffert depuis cinq ans. Une lutte dans laquelle le peuple grec se trouve à l’avant-garde, ce qui conduit beaucoup de Grecs à guetter avec attention, espoir… ou déception, les signes venant de ces autres peuples européens.
Les sondages qui s’enchaînent montrent un soutien grandissant du peuple grec à son gouvernement. Près de 80% désormais, soit bien plus que la proportion de gens ayant voté pour Syriza. Vu de l’extérieur, c’est surprenant. Dans notre Europe en crise, on s’attendait plutôt à voir triompher les extrêmes-droites. Y’a-t-il quelque chose dans l’histoire de la Grèce qui laissait prévoir pareil succès pour un parti de gauche ?
Olivier Delorme

L’extrême droite n’existait plus en Grèce, jusqu’à l’intervention de la Troïka, qu’à l’état de trace. Il y a, à cela, des causes historiques. L’extrême droite a collaboré durant l’occupation et ses bataillons de sécurité ou autres milices au service des Allemands ont commis des crimes de masse. Mais au lieu d’épurer, à la Libération, les Anglais, qui ont imposé par un scrutin truqué le retour d’une monarchie réactionnaire, se sont appuyés sur ces milices de « coupeurs de têtes » pour faire régner une « terreur blanche » qui a visé les anciens résistants. En Grèce, la Résistance a été particulièrement rapide et massive, principalement organisée autour du parti communiste KKE. Ce qui explique que l’occupation allemande a été l’une des plus sauvages et destructrices d’Europe (la répression et la famine organisée par l’occupant ont tué plus de 8 % de la population ; 1,5 % en France). Puis l’extrême droite a été utilisée par les Américains durant la guerre civile (1946-1949) et, à la suite d’un long et très partiel processus de démocratisation, elle s’est emparée du pouvoir par la force en 1967. Les Colonels, liés à la CIA, ont alors exercé une dictature qui s’est terminée par une tentative de coup d’Etat raté à Chypre, lequel a provoqué l’invasion du Nord de l’île par la Turquie en 1974. 37 % du territoire de Chypre, peuplée à plus de 80 % de Grecs, sont depuis occupés et colonisés par les Turcs : l’extrême droite est donc aussi responsable de ce désastre national.
L’équivalent de notre Front national – le LAOS (Alerte populaire orthodoxe, l’acronyme signifie « peuple ») -, est entré au Parlement pour la première fois en 2007 (3,80 % des voix ; 5,62 % en 2009). Mais il s’est déconsidéré en participant au gouvernement du banquier Papadimos (novembre 2011-mai 2012), constitué sous pression de Berlin, Paris et Bruxelles, pour appliquer la politique dictée par la Troïka.

C’est amusant – si l’on peut s’exprimer ainsi. Personne ne s’est ému de cette participation du LAOS au pouvoir à l’époque. Alors qu’on a entendu mille piaillements il y a quelques semaines lorsque Tsipras a annoncé sa décision de former une coalition avec les Grecs indépendants, qui sont plutôt des conservateurs souverainistes…

Bien sûr ! Aucune instance européenne ni aucun éditorialiste, en France n’a voulu voir alors que la politique européenne aboutissait à l’accession de l’extrême droite au pouvoir en Grèce. Mais une fois de plus, l’extrême droite grecque se trouvait renvoyée à son rôle d’agent d’un pouvoir étranger et disparaissait du Parlement en mai 2012 (2,9 %).

Elle n’a pas disparu bien longtemps puisqu’on a vu ensuite apparaître l’Aube dorée !

En fait, depuis lors, l’extrême droite est divisée en trois tronçons : le LAOS maintenu (1,03 % aux dernières élections) ; un grand nombre de responsables et militants qui ont intégré le parti de droite traditionnelle Nouvelle Démocratie (ND) ; puis, en effet, les néonazis d’Aube dorée.

Mais Nouvelle Démocratie n’est pas un partie d’extrême droite ?…

Disons que sous l’effet des politiques de la Troïka, elle a profondément changé de nature. Issu de la vieille droite monarchiste et autoritaire, ce parti a été créé en 1974 par Konstantinos Karamanlis, qui géra la transition démocratique après un long exil à Paris. Karamanlis en avait fait, sur le modèle des partis gaulliste ou démocrates-chrétiens occidentaux d’alors, une formation modérée à connotation sociale. Son actuel président, l’ex-Premier ministre Antonis Samaras, n’a cessé de la droitiser, avec des pratiques de plus en plus autoritaires et policières, tout en phagocytant l’essentiel du LAOS. Samaras est lui-même élu de Messénie, au sud-ouest du Péloponnèse, terre traditionnelle de l’extrême droite, qui donne ses meilleurs scores à Aube dorée – les bastions de celle-ci correspondant souvent aux zones de recrutement des bataillons de sécurité durant l’occupation. Et la presse grecque a révélé, quelques mois avant les élections, que des dirigeants néonazis d’Aube dorée étaient en contact permanent avec le cabinet du Premier ministre, où ils prenaient leurs instructions – là encore sans que cela n’émeuve personne en Europe occidentale.

Quant à Aube dorée, il s’agit de nervis à l’idéologie simpliste, dont la violence rappelle les pires heures de l’Europe des années 1930. Mais comme les nazis à cette époque sont passés de l’état de groupuscule à celui de premier parti d’Allemagne sous l’effet de la politique de déflation du chancelier centriste Brüning, ce groupuscule, folklorique et sans la moindre audience électorale, a réalisé une percée lors des élections de 2012 (6,97 %), sous l’effet de la même politique de déflation imposée par la Troïka. Il est monté à 9,4 % aux élections européennes de mai 2014 et redescendu à 6,28 % en janvier dernier. Ma conviction est que, par leur histoire, les Grecs ont été « vaccinés » contre l’extrême droite : il aura fallu toute la bêtise de la politique de la Troïka – dont le succès d’Aube dorée est le principal résultat tangible – pour qu’une partie de l’opinion, totalement déboussolée, désespérée, cherche son salut de ce côté-là.

D’ailleurs ce que disent les sondages aujourd’hui, c’est que le retour à la dignité et le rejet des politiques imposées par la Troïka, qui forment l’armature du discours du nouveau gouvernement, réduiraient l’audience d’Aube dorée à 4,7 % et que ses électeurs, suivant les études, sont entre 60 % et 88 % à approuver le gouvernement.

D’une manière générale et toute tendance politique confondue, le taux de soutien au gouvernement grec est saisissant. Tsipras a réalisé une véritable union nationale autour de son projet…

Manifestation en Grèce pour soutenir le gouvernement

Oui, ces taux d’approbation dépassent les 80 % dans l’électorat du vieux parti communiste stalinien (KKE) qui a refusé toute alliance, ils atteignent 51 % dans celui du parti de centre gauche Potami (« le Fleuve », créé par un journaliste de télévision dans le but de fournir un appoint en cas de reconduction de la coalition sortante), et 54,5 % dans celui du parti “socialiste” (PASOK), passé de 43,94 % des voix aux élections de 2009 à 4,68 % à celles de janvier dernier, après avoir servi de supplétif au gouvernement de droite depuis 2012. Les dernières études d’opinion le placent même sous le seuil des 3 % : il n’aurait donc plus de députés si des élections avaient lieu demain. Enfin, plus de 40 % des électeurs ND se déclarent satisfaits de l’action du gouvernement. Et si l’on regarde l’appui à la manière dont le gouvernement conduit la négociation avec l’UE (81,5 % en moyenne) par tranches d’âge (étude du 16 février), il culmine à 86,2 % chez les 18-34 ans, pour 82,3 % chez les 35-54 ans et « seulement » 79,8 % chez les plus de 55 ans !

Comment Syriza, un parti présenté comme représentant une gauche souvent qualifiée de radicale a-t-il pu s’imposer ainsi dans le paysage ?

En réalité, Syriza qui n’avait jamais réuni plus de 5 % des voix avant 2012 a pris la place centrale sur la scène politique qu’occupait le PASOK depuis 1981. Et il a bénéficié d’un apport de cadres venant de ce parti au fur et à mesure des reniements du PASOK et de l’aggravation de la situation économique et sociale. Syriza avait été devancé de peu par la ND aux élections de juin 2012 (26,89 % contre 29,66 % pour la ND, qui n’était en tête que chez les retraités, les femmes au foyer, les patrons et professions libérales), en partie parce qu’il souffrait d’un déficit de crédibilité de son leader, entretenu, comme le climat de peur (si Syriza gagne, les retraites et les salaires ne seront plus payés, les distributeurs de billets seront vides…), par les groupes privés de télévision, seuls maîtres de la scène médiatique après la liquidation de l’audiovisuel public par le gouvernement Samaras en juin 2013. Sa jeunesse, son inexpérience des affaires faisaient que, même si beaucoup partageaient le rejet de la Troïka, ils ne croyaient pas que ce « gamin » de Tsipras « avait les épaules » pour gérer le pays dans cette situation.

Or depuis son arrivée au pouvoir, Tsipras et le gouvernement ont levé ces doutes. Ils ont à la fois manifesté leur détermination à tenir leurs engagements et leur préparation au pouvoir (de nombreux textes législatifs sont prêts). Et comme je l’ai dit dans un récent entretien avec Antoine Reverchon du Monde, le discours de restauration de la dignité nationale, dans un pays dont l’histoire est émaillée d’innombrables ingérences occidentales, où l’on a le sentiment que l’Europe occidentale ignore les contraintes géostratégiques propres à la Grèce, lui a refusé toute réelle solidarité face à la persistante menace turque, où l’on a vécu douloureusement les propos dévalorisants, essentialisants – pour ne pas dire racistes – qui ont été diffusés en Allemagne et ailleurs en Europe de l’Ouest afin de justifier la « stratégie du choc » imposée par la Troïka… ce discours porte bien au-delà de la base électorale de Syriza le 25 janvier dernier.

Au premier rang des propos racistes que vous évoquez, on entend beaucoup, y compris chez ceux qui se présentent comme d’ardents défenseurs de l’Europe, nombre de considérations sur les Grecs qui ne paieraient pas d’impôts, la fraude, la corruption. Qu’en pensez-vous ?

On a beaucoup parlé de la fraude et de l’évasion fiscales en Grèce, en oubliant de préciser ce que, là comme ailleurs, elle doit à des paradis fiscaux installés au cœur de l’Union européenne, qu’il s’agisse de l’Autriche ou du Luxembourg – dirigé si longtemps par l’ancien président de l’Eurogroupe et actuel président de la Commission européenne. Mais le problème fiscal de la Grèce, c’est avant tout celui de la faible imposition du capital (8 % contre une moyenne de 13,4 % en Europe) et des innombrables niches fiscales dont bénéficient les plus riches. Un régime fiscal qui profite à une caste économique qui vit en symbiose avec la caste politique ND-PASOK que Berlin, Paris et Bruxelles tenaient tant à voir rester en place, alors que c’est elle qui a conduit le pays là où il en est. Un régime fiscal que la Troïka, seulement soucieuse de couper dans les dépenses sociales, n’a rien fait pour changer. Mais un régime fiscal auquel Syriza a promis de s’attaquer.

On a aussi beaucoup parlé de corruption, mais la grande corruption bénéficie d’abord aux corrupteurs, en l’occurrence les groupes d’armement, de travaux publics, de grandes surfaces commerciales ou bancaires d’Europe occidentale. Elle a bénéficié ensuite aux responsables politiques ND-PASOK, arrosés (on dit huilés en grec) durant de longues années. Elle a pénalisé le contribuable grec qui doit payer le surcoût des pots-de-vin dans le prix des marchés attribués. Et elle a contribué – pas qu’un peu ! – à creuser la fameuse dette ! Or il faut rappeler que le champion toutes catégories de la corruption, en Grèce, se nomme Siemens et que les industries d’armement allemande et française, dont la Grèce a été régulièrement le deuxième et le troisième clients, figurent tout juste après. Là encore, la volonté du gouvernement de combattre la corruption (un ministre d’État a été exclusivement chargé de ce dossier), celle du ministre de la Défense « Grec indépendant » de rouvrir tous les dossiers de marchés d’armement, recueillent un écho positif dans de très larges secteurs de la société… en même temps – allez savoir ! – qu’ils éveillent peut-être des inquiétudes à Berlin et Paris.

On a enfin beaucoup parlé de clientélisme, mais ce clientélisme est le fait de la ND et du PASOK qui ont alterné au pouvoir depuis 1974. Il a alimenté la petite corruption, celle des enveloppes qu’on remet à un agent public pour s’assurer un service dû, dans un système où le salaire des fonctionnaires était déjà traditionnellement bas. Cette corruption-là se résorbera lorsque les fonctionnaires auront des salaires leur permettant de vivre décemment et qu’ils seront recrutés sur la compétence, non sur la recommandation d’un « patron » ND ou PASOK. Or la Troïka, en coupant dans le salaire des fonctionnaires (30 à 40 %), n’a fait que rendre les enveloppes plus vitales pour un grand nombre d’entre eux. Or la Troïka, en imposant le licenciement de fonctionnaires (en contravention avec leur statut), n’a fait que renforcer le pouvoir des « patrons » qui ont choisi qui resterait et qui serait licencié. Pour beaucoup de Grecs, bien au-delà de l’électorat de Syriza, l’arrivée de ce parti au pouvoir c’est donc aussi l’espoir d’en finir avec ce système de prédation organisé et cogéré par la ND et le PASOK, au profit de la ND et du PASOK, que la Troïka n’a strictement rien fait pour combattre, et d’autant moins que son but était la perpétuation au pouvoir du couple ND-PASOK dont elle était assurée de la docilité.

Quels sont les espoirs des Grecs aujourd’hui ? Désirent-ils avant tout un compromis avec l’Union européenne ? Craignent-ils une rupture ?

C’est bien difficile à dire ! Ce qui est certain, c’est que la « stratégie du choc » appliquée à la Grèce a été d’une telle violence, n’épargnant que la mince caste sociale dominante, qu’elle suscite un rejet bien plus large que la base électorale de Syriza. Elle a dynamité le droit du travail et l’État social, généré un chômage de masse supérieur à ce qu’il était aux États-Unis au pire de la Grande Dépression des années 1930, mis hors d’état de fonctionner correctement les établissements d’enseignement public, privatisé un tiers de l’enseignement supérieur et supprimé un autre tiers, privé de toute couverture maladie un tiers de la population, faisant exploser le nombre des suicides et les troubles psychiques, la toxicomanie et les contaminations VIH (toute médecine préventive a disparu), la mortalité infantile (les taux de vaccination se sont effondrés faute d’accès aux soins). On ampute, on devient aveugle pour cause de diabètes non soignés, les cancers sont pris en charge trop tard, lorsqu’ils sont encore pris en charge, générant une hausse de la mortalité… Les salaires et pensions ont été réduits de 30 % à 40 % tandis que les impôts et taxes ne cessaient d’augmenter, conduisant à un processus rapide de disparition des classes moyennes. Des permis de saccage écologique ont été donnés à des multinationales minières et les résistances locales (Skouriès en Chalcidique pour une mine d’or) ont fait l’objet d’un emploi manifestement disproportionné de la force et des gaz. Le patrimoine archéologique a été mis en danger par les réductions d’effectifs, les vols et la multiplication des fouilles sauvages qui en ont résulté… Au total, la Grèce a perdu, dans cette « stratégie du choc », le quart de son PIB et le tiers de sa production industrielle. Pendant ce temps, cette politique censée réduire la dette (100 % du PIB avant la crise), la faisait grimper à 175 % du PIB en 2014.

On a peine à imaginer, d’ici, la violence et la rapidité du processus de paupérisation de masse visant en réalité à détruire les solidarités sociales et les capacités de résistance collective en renvoyant les individus à la nécessité de survie quotidienne.

Le vote du 25 janvier est donc l’expression d’une volonté de rupture avec cette politique qui a violenté et déstructuré une société tout entière – pour des résultats catastrophiques : les soi-disant indices de redressement de l’économie grecque sont des trompe-l’œil.

C’est aussi l’expression forte d’une volonté de retour à la souveraineté populaire, du désir d’un peuple de se réapproprier son propre destin…

Exact. Pendant cinq ans, des fonctionnaires européens sans aucune légitimité démocratique, ne connaissant rien ni au pays ni à la société grecque, se sont substitués aux autorités constitutionnelles pour imposer des mesures prises de manière technocratique, hors de tout contrôle démocratique. La Troïka a violé la Constitution grecque en ne respectant pas ses principes fondamentaux, elle a imposé l’adoption de nombre de mesures illégales, manifestant le peu de cas qu’elle faisait de l’État de droit – alors que celui-ci et la démocratie figurent dans les principes de l’UE. Elle a en outre piétiné les prérogatives du Parlement en le forçant, sous menace d’un arrêt des crédits, à adopter des mémorandums contenant des centaines de pages, sous la forme d’un article unique autorisant le gouvernement à transposer dans le droit les mesures contenues dans ces mémorandums, privant ainsi le Parlement de toute possibilité d’amender les textes – pourtant fondement essentiel de la démocratie parlementaire.

Aussi le nouveau Premier ministre, comme la nouvelle présidente du Parlement, ont-ils particulièrement insisté, dans leurs premiers discours, sur le respect scrupuleux de la Constitution, de la procédure législative qui y est fixée, sur la fin des abus des procédures d’urgence et le respect du droit d’amendement des députés.

J’avais écrit dans mon blog, avant le 25 janvier, que le résultat du scrutin dépendrait avant tout du nombre de gens qui, en 2012, pensaient avoir encore quelque chose à perdre et qui, après deux ans et demi de plus de Troïka, penseraient, à tort ou à raison, ne plus avoir rien à perdre. L’ironie de ce processus c’est que l’intransigeance, l’autisme, la morgue de l’Allemagne et de l’UE ont joué un rôle décisif dans la défaite de leurs collaborateurs locaux ND-PASOK. Sans doute, avec un peu plus de modération, de souplesse, d’intelligence, de respect pour la démocratie et pour le peuple grec, les apprentis sorciers de Berlin et de Bruxelles auraient-ils pu l’éviter : les responsables allemands et la Troïka ont incontestablement été les meilleurs agents électoraux de Syriza ! Comme aujourd’hui les pressions, les intimidations et les menaces venant d’Allemagne, de l’UE et de la BCE ont pour principal effet de souder les Grecs derrière le gouvernement dans un réflexe de type « salut public ».

Pour le reste, peu de Grecs, je crois, pensent que leur sort va s’améliorer rapidement mais, une fois sauté le pas, je crois aussi que la plupart d’entre eux refusent tout retour en arrière. Quel que soit le risque. Mon ami Panagiotis Grigoriou, historien et sociologue, qui tient l’indispensable bloggreekcrisis.fr et a publié La Grèce fantôme, voyage au bout de la crise (2010-2013) chez Fayard (2013), m’écrivait la semaine dernière que l’ambiance ressemblait, à Athènes, à « quelque chose comme un août 1944 par exemple. Même ceux qui ont voté ND se disent à présent syrizistes. Les gens rejettent aussi l’euro et cela de plus en plus. Dans les mentalités l’UE est morte, sauf chez de nombreux jeunes, je crois, et chez les universitaires ! »

D’autres témoignages que je reçois vont dans le même sens : on ne souhaite pas la rupture, on ne souhaite pas la sortie de l’euro, mais si elles interviennent, on fera avec. Un sondage d’opinion indiquait au début de février que 9,5 % des Grecs espéraient une sortie de l’euro, que 33 % pensaient qu’elle n’interviendrait pas et que 35,5 % la redoutaient.

Quid du gouvernement Tsipras lui-même ? Il ne se distingue pas, loin s’en faut, par des prises de positions eurosceptiques. On le qualifie abusivement de « radical » mais il a toujours affirmé vouloir servir sa dette, vouloir demeurer dans l’union monétaire et tient un discours plutôt modéré. Pourrait-il durcir ses positions et dans quelles conditions ?

Syriza n’est pas un parti monolithique et cela tient à son histoire. En 1968, le KKE se scinde. Illégal en Grèce depuis 1947, sa direction en exil dans le bloc soviétique ne s’est déstalinisée que partiellement. Ceux qui font sécession dénoncent à la fois la gestion autoritaire de la direction, l’insuffisante critique de la stratégie qui a conduit à la guerre civile et veulent privilégier l’action clandestine contre la dictature à l’intérieur, qu’ils accusent la direction de négliger. Lors du retour à la démocratie, en 1974, la Grèce aura donc deux partis communistes. Le premier se momifie dans une idéologie immuable, réhabilite même ses dirigeants staliniens, refuse l’unité d’action avec Syriza dans les mobilisations populaires contre la politique de la Troïka et continue aujourd’hui à dire que la ND ou Syriza c’est bonnet blanc et blanc bonnet.
Le second parti communiste, dit de l’intérieur, va évoluer vers ce qu’on appelle alors l’eurocommunisme, critiquer le système soviétique, abandonner le léninisme, s’ouvrir aux revendications féministes ou homosexuelles… C’est ce parti-là qui est le noyau de Syriza, et autour de ce noyau vont progressivement s’agréger des intellectuels de gauche qui ne se reconnaissent ni dans le communisme ni dans la pratique du pouvoir du PASOK, des communistes critiques (l’actuel vice-Premier ministre Dragasakis siège au comité central du KKE jusqu’en 1991), des formations écologiste, trotskiste, maoïste, citoyennes d’où naît Syriza (Coalition de la gauche radicale) en 2004.

Durant des années, cette gauche intellectuelle qui coagule dans Syriza est la seule véritable « boîte à idées » d’une vie politique grecque dominée par le bipartisme, le clanisme de grandes familles et le virage libéral du PASOK sous l’égide du Premier ministre Simitis (1996-2004), le « Rocard grec ». Mais Syriza plafonne électoralement à 5 %. Quant à sa radicalité, elle est toute relative ! Les communistes et gauchistes des origines ont tous évolué vers le réformisme, le néo-keynésianisme, la redistribution. J’ai coutume de dire que Syriza aujourd’hui est notablement moins à gauche que la gauche gaulliste ou de la démocratie chrétienne italienne des années 1960 !

Ce n’est qu’en 2014 que les différentes formations coalisées dans Syriza ont décidé de se fondre en un parti unitaire. Pour autant, toutes les composantes de Syriza ne sont pas sur la même ligne. Car au Syriza originel s’est ajoutée une aile droite composée pour l’essentiel d’anciens du PASOK, en désaccord avec leur parti d’origine sur la soumission à la Troïka, Tsipras se trouvant en quelque sorte au centre. La politique qui sera suivie dépendra en partie des équilibres internes. La « plate-forme de gauche », par exemple, est ouvertement pour une sortie de l’euro. Et Tsipras vient d’être mis en minorité sur le choix du candidat à la présidence de la République : il voulait faire élire le commissaire européen Avramopoulos, un ancien rival de Samaras pour la présidence de la ND, ce qui lui aurait permis de nommer un commissaire proche de Syriza. Mais une majorité des instances de direction du parti a jugé ce candidat trop mémorandien, et Tsipras a été obligé d’y renoncer au profit du juriste Pavlopoulos, un centriste de la ND, lié au clan Karamanlis hostile à Samaras (il a notamment été conseiller du président Konstantinos Karamanlis en 1990-1995, à l’époque où celui-ci faisait figure de « père de la nation »), qui a dénoncé comme anticonstitutionnelles certaines des mesures prises en application des mémorandums. Tsipras a donc obtenu l’ouverture à droite qu’il souhaitait, mais la gauche du parti l’a forcé à choisir un conservateur acceptable pour elle – et soutenu par les Grecs indépendants, partenaires de la coalition, dont les positions à l’égard de la Troïka, de l’UE et de l’euro sont à certains égards plus proches de la gauche de Syriza que des anciens PASOK.
Syriza n’est donc pas un parti capolarisé où le chef décide de tout. Et ceci est important pour l’avenir.

Et donc, pour en revenir à la position de Syriza sur l’euro ?

Version 2015 de l’enlèvement d’Europe (dessin grec)

Je pense qu’elle se pose de la façon suivante : Syriza ne pouvait pas faire campagne en prônant une sortie de l’euro, comme l’ont fait d’autres petits partis de gauche (Plan B, EPAM, Antarsya). L’opinion reste majoritairement attachée à la monnaie unique, essentiellement par crainte des conséquences d’un retour à la drachme. Dire que la sortie de l’euro s’imposerait, c’était prendre le risque de perdre les élections et donc de la poursuite des mémorandums. Il ne pouvait non plus donner comme horizon un défaut sur la dette.

Mais en même temps, Syriza a répété qu’il n’y aurait plus aucun sacrifice pour l’euro et l’on a entendu certains de ses candidats, durant la campagne, dire par exemple que si la BCE, comme elle l’a fait à Chypre, cessait d’approvisionner la Grèce en liquidités, la Banque de Grèce devrait imprimer elle-même des euros… Les arbitrages définitifs sur ces questions ont-ils été rendus ? Je ne le crois pas, et dans une situation aussi mouvante, qui peut assurer que des arbitrages rendus hier seront encore valables au lendemain d’un coup de force des institutions européennes ? Nous sommes dans une dynamique, pas dans une guerre de tranchée.

Dès lors la question est celle des convictions. Les membres du gouvernement sont-ils convaincus qu’ils peuvent mener une « autre politique » à l’intérieur de la cage de fer de l’euro et des traités européens ? Et obtenir des partenaires européens les concessions qui leur permettraient de la mener ? Si oui, à mon avis ils se trompent, et s’ils n’ont pas préparé une option de rechange, ils se trouveront dans la situation de devoir capituler. A propos de la situation de Papandréou face à Merkel et Sarkozy en 2009-2010, j’ai écrit dans La Grèce et les Balkans : « en entrant dans la négociation sans alternative à son échec – moratoire sur le paiement des intérêts et le remboursement de la dette, défaut partiel voire sortie de l’euro, afin d’exercer des pressions sur l’Allemagne et la France dont les banques, importantes détentrices de dette grecque, avaient beaucoup à perdre –, le gouvernement PASOK s’est mis d’emblée en position d’accepter même l’inacceptable ». La situation de Syriza est la même aujourd’hui et s’il met ses pas dans ceux du PASOK, il subira le même sort, en ouvrant toute grande la porte aux néonazis d’Aube dorée.

Mais le gouvernement Grec sait probablement tout cela. D’abord ils ont dû étudier de près les raisons de l’effondrement du PASOK. Ensuite, Varoufakis, par exemple, a la réputation d’être un économiste assez brillant. Est-il imaginable qu’il n’ait pas compris que l’euro est condamné ?

Disons qu’il y a une autre possibilité, c’est que Syriza ait entamé des négociations tout en sachant qu’elles avaient peu de chance d’aboutir. Durant cette période, on mobilise l’opinion (les manifestations de soutien au gouvernement se sont multipliées dans toute la Grèce) sur le thème de la dignité retrouvée, du « salut public », tout en créant les faits accomplis de rupture avec les politiques de la Troïka, comme le vote par le Parlement du premier train de mesures sociales. Durant cette période, on prépare la sortie de l’euro, en s’assurant d’aides extérieures à l’Europe : l’intérêt géostratégique de la Grèce lui donne des cartes à Washington comme à Moscou. Puis on utilise les innombrables bévues de l’UE, la morgue allemande, les pressions et les menaces qui heurtent le patriotisme grec pour dresser, le moment venu, devant l’opinion, le constat que la sortie de l’euro s’impose.

L’avenir tranchera, mais le 17 février Varoufakis, écrivait dans le New York Times (Source : blog d’Olivier Berruyer) : « Le problème (… c’est) que nous vivons dans un monde où l’on est entravé par la peur des conséquences. Dans un monde où il n’existe aucune circonstance où nous devons faire ce qui est juste, non pas en tant que stratégie, mais simplement parce que c’est… juste. Nous mettrons un terme, quelles qu’en soient les conséquences, aux accords qui sont mauvais pour la Grèce et pour l’Europe (…) Finis les programmes de « réformes » qui visent les retraités pauvres et les pharmacies familiales tout en laissant intacte la corruption à grande échelle. » Il ne me semble pas que ce soit un discours préparatoire à une capitulation.

En somme, si je veux résumer mon sentiment, Merkel ne veut plus de l’euro qui n’a jamais été viable et qui coûterait trop cher à l’Allemagne s’il devait le devenir par les transferts qu’il exige. Mais elle ne veut pas porter la responsabilité de sa disparition et fera tout pour la faire porter aux Grecs. Le gouvernement grec est, à mon avis, tout aussi convaincu que l’euro n’est pas compatible avec la politique qu’il s’est engagé à conduire et que l’Allemagne ne consentira pas aux transferts qui pourraient aboutir à ce que cette monnaie absurde cesse d’enrichir les riches et d’appauvrir les pauvres. Mais il ne pouvait le dire avant les élections et il fera tout pour faire porter la responsabilité de la sortie de la Grèce, aux yeux de son opinion, à l’Allemagne et à l’UE.

L’idée que la Grèce pourrait, en cas de compromis introuvable avec l’UE, se tourner vers la Russie ou même vers la Chine. Au regard de l’histoire grecque, cela vous semble-t-il envisageable ?

Ce qui est certain, c’est qu’on entend de plus en plus, en Grèce, dire que si les Européens de l’Ouest croient que l’UE est pour la Grèce un choix contraint et unique, ils se trompent.

En ce qui concerne la Chine, la privatisation de deux terminaux du port du Pirée au profit du chinois Cosco, en 2009, a certes conduit à une augmentation du trafic, mais au prix de la réduction du personnel au rang de main d’œuvre corvéable à merci, de la suppression de tous horaires réguliers, de tout droit syndical, de toute protection contre le licenciement. Cosco, qui a fait du Pirée sa principale implantation portuaire en Europe, était candidat à la reprise des autres terminaux. La mauvaise humeur de Pékin a donc été exprimée sans ambages lorsque le gouvernement a annoncé son intention de mettre fin au processus de privatisation du Pirée, mais l’invitation de Tsipras en Chine a suivi de peu. Difficile de dire aujourd’hui si un « deal » interviendra et quelle sera sa nature.

Pour ce qui est de la Russie, la Grèce a toujours eu des liens particuliers avec elle, à l’exception de la période qui suit la guerre civile. En 1830, la Grèce doit la reconnaissance de son indépendance par l’Empire ottoman à une intervention militaire russe dans les Balkans (et d’un corps expéditionnaire français dans le Péloponnèse). En 1854, les Français et les Anglais débarquent des troupes au Pirée et imposent à la Grèce un « gouvernement d’occupation » pour l’empêcher de se joindre à la Russie durant la guerre de Crimée, dont les Grecs espéraient, en cas de victoire russe, une extension de leur territoire à la Crète, à la Thessalie, à l’Epire, à la Macédoine et à la Thrace. Au début des années 1910, la Russie patronne la ligue des Etats balkaniques qui va permettre à la Grèce, en 1912-1913, d’achever sa construction territoriale.

Les deux pays ont également en commun la tradition orthodoxe, et des relations économiques soutenues que les sanctions européennes à l’encontre de la Russie ont beaucoup contrariées…

Tout à fait : la Russie est un client important pour la Grèce, et les sanctions économiques ont durement touché une économie grecque déjà mise à terre par la Troïka. Les agriculteurs grecs ont regardé pourrir sur pied les fruits et légumes d’ordinaire exportés en grande partie vers la Russie ; quant à la baisse du rouble qu’ont entraînée les sanctions européennes, elle a sérieusement affecté le secteur touristique. Troisième ou quatrième groupe national par le nombre depuis plusieurs années, les touristes russes ont payé, en hiver, avant la chute du rouble, leurs prestations estivales à leurs tour-operateurs russes, alors que ceux-ci devaient payer les prestataires de service grecs après la dévaluation, si bien que plusieurs de ces sociétés russes ont fait faillite en laissant en Grèce des milliers de nuitées impayées.

Et du point de vue géo-économique?

South Stream => Turkish Stream

On sait que la Russie a annulé, en décembre 2014, la construction du gazoduc South Stream. En revanche, elle a signé un accord avec la Turquie pour la réorientation d’unepartie des fournitures de gaz vers ce pays qui pourrait avoir un prolongement vers la Grèce. Et Tsipras est invité à Moscou. Pour la Grèce qui, depuis 1974, ne peut mettre en valeur les ressources en hydrocarbures de la mer Egée, à cause de la contestation par la Turquie, sous menace de guerre, de ses droits économiques, et de la totale absence de solidarité européenne sur ce dossier comme sur la question chypriote, un contrat gazier à prix d’ami pourrait présenter bien des avantages !

Athènes et Moscou ont donc un intérêt mutuel à un rapprochement. Dès les premiers jours du gouvernement Tsipras, le nouveau ministre des Affaires étrangères a vertement rappelé à Bruxelles que la politique étrangère commune était du domaine de l’intergouvernemental et qu’il n’était pas question que la Grèce laisse passer une déclaration sur de nouvelles sanctions contre la Russie, alors que le gouvernement grec n’avait pas été consulté. Puis, lors de son premier déplacement à l’étranger, à Chypre où les intérêts russes, très présents, ont souffert du « plan d’aide » européen qui a ponctionné tous les dépôts bancaires, Tsipras a déclaré que la Grèce et Chypre avaient pour vocation d’être un pont entre l’UE et la Russie.
Ce qui est amusant, c’est que la Grèce, membre d’une Union européenne supposée rapprocher ses États-membres et garantir la solidarité entre les peuples, est abandonnée par tous ses partenaires, la France faisant d’ailleurs preuve dans cette affaire d’une lâcheté toute particulière. En revanche, Athènes a certes reçu des témoignages d’amitié de Poutine mais également… d’Obama !

Cela tient au fait que la position géostratégique de la Grècce se réévalue aussi pour les États-Unis. La base aérienne crétoise de Souda a été d’une importance capitale dans le bombardement d’une Libye que l’intervention franco-anglaise a jeté dans un chaos qui pourrait justifier de nouvelles opérations. Et puis la Grèce est également importante, pour Washington, au regard de l’inquiétante dérive islamiste, autoritaire et mégalomaniaque de la Turquie d’Erdogan, dont le jeu à l’égard du mouvement État islamique en Irak et au Levant est plus que trouble…
Ainsi la déclaration du président Obama en faveur d’une stratégie de croissance en Grèce, précisant qu’on « ne peut continuer à pressurer des pays qui sont en pleine dépression », est-elle à remettre dans ce contexte géostratégique – que l’UE semble ignorer-, où la déstabilisation d’une Grèce exsangue à côté d’une Turquie pour le moins ambiguë, d’un Proche-Orient et d’une Libye plongés dans une dangereuse confusion, pourrait bien conduire à de nouvelles catastrophes.

Source : L’arène nue, de Coralie Delaume

Source: http://www.les-crises.fr/regards-croises-sur-la-grece/


Revue de presse internationale du 22/02/2015

Monday 23 February 2015 at 00:01

Cette semaine notamment dans la revue internationale, le pétrole et l’euro toujours en question et l’axe sino-russe face au système USA. Merci à nos contributeurs et bonne lecture !

Source: http://www.les-crises.fr/rdpi-22-02-2015/


[American Sniper] Tuer des bougnoules pour Jésus, par Chris Hedges

Sunday 22 February 2015 at 05:40

Ce billet très pertinent traite du dernier Estwood (en en révèle toute l’intrigue au passage)

americanspsycho

Christopher Lynn Hedges (né le 18 septembre 1956 à Saint-Johnsbury, au Vermont) est un journaliste et auteur américain. Récipiendaire d’un prix Pulitzer, Chris Hedges fut correspondant de guerre pour le New York Times pendant 15 ans. Reconnu pour ses articles d’analyse sociale et politique de la situation américaine, ses écrits paraissent maintenant dans la presse indépendante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a également enseigné aux universités Columbia et Princeton. Il est éditorialiste du lundi pour le site Truthdig.com.

« American Sniper » célèbre le plus répugnant des aspects de la société US – la culture du flingue, l’adoration aveugle de l’armée, la croyance que l’on a un droit inné en tant que nation « chrétienne » à exterminer les « races inférieures » de la Terre, une hypermasculinité grotesque qui bannit toute compassion et pitié, un déni des faits qui dérangent et des vérités historiques, et un dénigrement de la pensée critique et de l’expression artistique. Beaucoup d’Américains, surtout les blancs prisonniers d’une économie au point mort et d’un système politique dysfonctionnel, sont galvanisés par le supposé renouveau moral et le contrôle militarisé rigide que ce film célèbre. Ces passions, si elles se réalisent, feront disparaitre le peu qu’il reste de notre société ouverte désormais anémique.

Le film s’ouvre sur un père et son fils chassant le daim. Le garçon tire sur l’animal, lâche son fusil et court vers sa proie.

« Reviens ici », hurle son père. « On ne laisse jamais son fusil par terre ».

« Oui, monsieur », répond le garçon.

« C’était un sacré tir, fils », dit le père. « Tu as un don. Tu feras un excellent chasseur un jour. »

La caméra montre ensuite l’intérieur d’une église où une congrégation de chrétiens blancs — les noirs apparaissent aussi peu dans ce film que dans ceux de Woody Allen — écoute un sermon à propos du plan de Dieu pour les chrétiens d’Amérique. Le personnage correspondant au titre du film, basé sur Chris Kyle, qui deviendra le sniper le plus meurtrier de l’histoire de l’armée US, va, c’est ce que laisse entendre le sermon, être appelé par Dieu à utiliser son « don » afin de tuer les méchants. La scène suivante nous montre la famille Kyle dans la salle à manger alors que le père entonne avec l’accent texan: « Il y a trois types de gens dans ce monde: les moutons, les loups, et les chiens de berger. Certains préfèrent penser que le mal n’existe pas dans le monde. Et si un jour ils étaient directement menacés, ils ne sauraient pas comment se protéger. Ce sont les moutons. Et puis tu as les prédateurs ».

Puis la caméra passe dans une cour d’école où une brute frappe un plus petit garçon.

« Ils utilisent la violence pour intimider les autres », continue le père. « Ce sont les loups. Et puis il y a ceux qui sont bénis par le don de l’agression et un besoin écrasant de protéger le troupeau. Ils sont une race rare qui vit pour se confronter avec les loups. Ce sont les chiens de berger. Et dans cette famille, on n’élève pas de mouton « .

Le père fait claquer sa ceinture contre la table de la salle à manger.

« Je vous ferai la peau si vous devenez des loups », dit-il à ses deux fils. « On protège les nôtres. Si quelqu’un essaie de te frapper, d’emmerder ton petit frère, tu as ma permission pour le terminer ».

Les benêts dont les esprits sont englués dans ce système de croyances ne manquent pas. Nous en avons élu un — George W Bush — président. Ils peuplent les forces armées et la droite chrétienne. Ils regardent Fox News et croient ce qu’ils y voient. Ils ne comprennent ni ne s’intéressent que très peu au monde au-delà de leurs propres communautés. Ils sont fiers de leur ignorance et de leur anti-intellectualisme. Ils préfèrent boire des bières et regarder le foot plutôt que lire un livre. Et quand ils sont au pouvoir — ils contrôlent déjà le Congrès, le monde des entreprises, la plupart des médias et le complexe militaire — leur vision binaire du bien et du mal et leur arrogante myopie causent de graves troubles à leur pays. « American Sniper », à l’instar des films à gros budget qui virent le jour dans l’Allemagne nazie afin d’exalter les valeurs du militarisme, de l’autoglorification raciale et de la violence d’Etat, est un tissu de propagande, une publicité sordide pour les crimes de l’empire. Qu’il ait engrangé des recettes record de 105.3 millions de dollars sur la période du week-end de la journée Martin Luther King Jr. est un symptôme du sombre malaise US.

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Quelques tweets qui furent remarqués (parmi tant d’autres) en réaction au film: « Je voudrais tuer des bougnoules », « ça m’a donné envie d’aller tuer des putains d’arabes », « Cool de voir un film où on montre ce que sont vraiment les arabes – une vermine qui veut nous détruire », « J’apprécie 100 fois plus les soldats et je hais 1 000 000 fois plus les musulmans ».

« Le film ne pose jamais la question cruciale relative à la raison pour laquelle les Irakiens se défendent contre nous pour commencer », explique Mikey Weinstein, que j’ai eu au téléphone depuis le Nouveau Mexique. Weinstein, un ancien officier de l’Air Force qui a travaillé à la Maison blanche sous Reagan, est à la tête de la Fondation pour la liberté religieuse dans les forces armées, qui s’oppose à l’expansion du fondamentalisme chrétien au sein de l’armée US. « Le film m’a rendu physiquement malade avec ses distorsions  totalement unilatérales de l’éthique de combat et de la justice en temps de guerre,  enveloppées dans le mantra personnel de Chris Kyle du « Dieu-Patrie-Famille ». Ça n’est rien de moins qu’un hommage odieux, une hagiographie littéralement atroce du massacre de masse ».

Weinstein souligne que la glorification du chauvinisme chrétien d’extrême-droite, ou dominionisme, qui en appelle à la création d’une Amérique « chrétienne » théocratique, est particulièrement présente au sein des unités d’élites comme les forces spéciales de la marine de guerre (SEALS) et de l’Armée de terre.

Les méchants font rapidement leur apparition dans le film. Cela se passe alors que la télévision — la seule source d’information des personnages du film  — annonce les attentats aux camions piégés de 1998 contre l’ambassade US à Dar Es Salaam et à Nairobi lors desquels des centaines de personnes sont mortes. Chris, maintenant adulte, et son frère, aspirants cavaliers de rodéo, regardent les reportages télévisés, outrés. Ted Koppel parle à l’écran d’une « guerre » contre les USA.

« Regarde ce qu’ils nous ont fait », murmure Chris.

Il se rend alors au bureau de recrutement pour s’engager en tant que Navy SEAL. Nous avons droit aux scènes habituelles de recrutement de nouvelles recrues, qui subissent des épreuves qui en feront des vrais hommes. Dans une scène qui se passe dans un bar, un aspirant SEAL a peint une cible sur son dos et ses camarades lui lancent des fléchettes dessus. Le peu de personnalité qu’ils ont — et ils ne semblent pas en avoir beaucoup — est aspiré jusqu’à ce qu’ils fassent partie de la masse militaire. Ils sont absolument respectueux de l’autorité, ce qui signifie, bien sûr, qu’ils sont des moutons.

On a aussi droit à une histoire d’amour. Chris rencontre Taya dans un bar. Ils boivent quelques coups. Le film tombe alors, comme il le fait souvent, dans le dialogue cliché.

Elle lui dit que les Navy SEALs sont « des abrutis arrogants, égocentriques qui pensent pouvoir mentir et tromper et faire tout ce qu’ils veulent. Je ne sortirais jamais avec un SEAL. »

« Pourquoi dis-tu que je suis égocentrique? » demande Kyle. « Je donnerais ma vie pour mon pays ».

« Pourquoi? »

« Parce que c’est le meilleur pays sur Terre et que je ferai tout mon possible pour le protéger », dit-il alors.

Elle boit trop. Elle vomit. Il est galant. Il l’aide à rentrer chez elle. Ils tombent amoureux. Puis on montre Taya qui regarde la télévision. Elle hurle, appelant Chris qui est dans la pièce d’à côté.

« Oh mon dieu, Chris », dit-elle.

« Qu’y a-t-il? » Demande-t-il.

« Non! » Hurle-t-elle.

Puis on entend le présentateur télé annoncer: « Vous voyez le premier avion qui rentre par ce qui semble être la façade Est… »

Chris et Taya regardent, horrifiés. Une musique inquiétante sert de bande-son au film. Les méchants l’ont bien cherché. Kyle ira en Irak chercher la vengeance. Il ira se battre dans un pays qui n’a aucun lien avec le 11 septembre, un pays dont le rédacteur Thomas Friedman avait dit qu’on l’avait attaqué « parce que c’était possible ». Ce fait historique et la réalité du Moyen-Orient importent peu. Les musulmans, c’est des musulmans. Et les musulmans sont des méchants, ou comme dit Kyle, des « sauvages ». Les méchants doivent être éradiqués.

Chris et Taya se marient. Il porte son insigne doré, le trident des Navy SEAL, sur son T-shirt blanc sous son smoking, lors de son mariage. Ses camarades SEAL sont présents à la cérémonie.

« Je viens de recevoir l’appel, les gars — c’est parti », dit un officier lors de la cérémonie de mariage.

Les Navy SEALs jubilent. Ils boivent. Et on se retrouve à Fallujah. Premier service. Kyle, désormais sniper, apprend que Fallujah c’est « le nouveau Far West ». C’est peut-être la seule analogie correcte du film, vu le génocide que nous avons fait subir aux Amérindiens. Il entend parler d’un sniper ennemi qui « peut mettre dans le mille  à 500 mètres de distance. On l’appelle Mustafa. Il était aux Jeux olympiques. »

La première victime de Kyle est un garçon auquel une jeune femme en tchador tend une grenade antitanks. La femme, qui n’exprime pas la moindre émotion à la mort du garçon, ramasse la grenade après que le garçon ait été tué et s’avance en direction de Marines US en patrouille. Kyle la tue aussi. Nous avons là l’archétype du film et du best-seller autobiographique de Kyle « American Sniper ». Les mères et les sœurs en Irak n’aiment pas leurs fils et leurs frères. Les femmes irakiennes enfantent afin de mettre au monde des petits kamikazes. Les enfants sont des Oussama ben Laden miniatures. On ne peut faire confiance à aucun de ces méchants musulmans — homme, femme ou enfant. Ce sont des bêtes. On les montre dans le film en train de communiquer les positions US aux rebelles par téléphone, cachant des armes sous des trappes dans le sol, posant des bombes artisanales sur les routes ou s’attachant des ceintures d’explosifs afin de faire des attaques-suicides. Ils sont déshumanisés.

« Il y avait un enfant qui avait à peine quelques poils sur les couilles », dit Kyle, nonchalamment, après avoir tué l’enfant et la femme. Il se repose sur son lit de camp avec un grand drapeau texan derrière lui sur le mur. « Sa mère lui donne une grenade et l’envoie ici tuer des Marines ».

Le Boucher  — un personnage fictif créé pour le film- entre alors en scène. Le plus méchant des méchants. Il est habillé d’une longue veste noire en cuir et attaque ses ennemis à la perceuse électrique. Il mutile les enfants — on voit le bras d’un enfant qu’il a amputé. Un cheikh local propose de trahir le Boucher pour 100 000$. Le Boucher tue le cheikh. Il tue le petit enfant du cheikh devant sa mère à l’aide de sa perceuse. Le boucher crie alors: « Vous parlez avec eux, vous mourrez avec eux ».

Kyle passe à son deuxième service, après avoir passé quelques temps chez lui avec Taya, dont le rôle dans le film consiste à se plaindre à coups de larmes et de jurons du fait que son mari soit loin. Avant de partir Kyle dit: « Ce sont des sauvages. Bébé, ce sont des putains de sauvages ».

Ses camarades de peloton et lui peignent le crâne blanc du Punisher tiré des BD Marvel Comics, sur leur véhicule, sur leurs armures, sur leurs armes et leurs casques. La devise qu’ils peignent dans un cercle autour du crâne dit: « Malgré ce que ta maman t’as raconté… la violence résout les problèmes ».

« Et nous avons peint ça sur tous les bâtiments où on pouvait », écrit Kyle dans ses mémoires, « American Sniper ». « On voulait que les gens sachent qu’on était là et qu’on en avait après eux… Vous nous voyez? On est ceux qui vous foutent une raclée. Crains-nous parce qu’on va te tuer, fils de pute. »

Le livre est encore plus dérangeant que le film. Dans le film Kyle est un guerrier réticent, obligé de faire son devoir. Dans le livre il se délecte des meurtres et de la guerre. Il est consumé par la haine des Irakiens. Intoxiqué par la violence. On lui attribue 160 meurtres confirmés, mais il fait remarquer que pour être comptabilisé un meurtre doit être vu, « donc si je tire sur quelqu’un au niveau de l’estomac et qu’il parvient à ramper jusqu’à ce qu’on ne puisse plus le voir, et qu’il meurt ensuite, ça n’est pas comptabilisé. »

Kyle insiste sur le fait que chaque personne qu’il a tuée méritait de mourir. Son incapacité à l’auto-analyse lui a permis de nier le fait que durant l’occupation US de nombreux Irakiens innocents ont été tués, dont quelques-uns par des snipers. Les snipers sont principalement utilisés pour semer la terreur et la peur chez les combattants ennemis. Et dans son déni de réalité, chose que les anciens propriétaires d’esclaves et les anciens nazis avaient élevée au rang d’art après avoir supervisé leurs propres atrocités, Kyle était capable de s’accrocher à des mythes enfantins afin de ne pas examiner la noirceur de son âme et sa contribution aux crimes de guerres perpétrés en Irak. Il justifiait ses meurtres par sentimentalisme écœurant envers sa famille, sa foi chrétienne, ses camarades SEAL et son pays. Mais la sentimentalité n’est pas l’amour. Ce n’est pas l’empathie. Il s’agit fondamentalement d’apitoiement sur soi-même et d’auto-adulation. Que le film, comme le livre, oscille entre cruauté et sentimentalisme n’est pas accidentel.

Propagandenazi

Il faut savoir que l’affiche de propagande du mini-film « Stolz der nation » dans le film de Tarantino « Inglorious Bastards » est historiquement authentique, elle correspondrait à un véritable film de propagande nazi selon le livre « ‘Film Posters of the Third Reich ».

« La sentimentalité, l’exhibition ostentatoire excessive et fallacieuse d’émotion, est un signe de malhonnêteté, d’incapacité à ressentir », nous rappelle James Baldwin. « Les yeux humides du sentimentaliste trahissent son aversion envers l’expérience, sa peur de la vie, son cœur aride; et c’est toujours, par conséquent, le signe d’une inhumanité secrète et violente, le masque de la cruauté ».

« Sauvages, démons méprisables », écrit Kyle à propos de ceux qu’il tue depuis toits et fenêtres. « Voilà ce qu’on combat en Irak. C’est pourquoi beaucoup de gens, dont moi-même, les appelons « sauvages »… je regrette simplement de ne pas en avoir tué plus ». Il écrit autre part: « J’aime tuer les méchants… j’ai aimé ce que j’ai fait. J’aime toujours… c’était drôle. Je me suis éclaté comme jamais en tant que SEAL. » Il colle l’étiquette « fanatiques » sur les Irakiens et écrit : « ils nous détestaient parce que nous n’étions pas musulmans ». Il prétend que « les fanatiques qu’on a combattus n’appréciaient rien d’autre que leur interprétation tordue de la religion ».

« Je ne me suis jamais battu pour les Irakiens », écrit-il de nos alliés irakiens. « J’en avais rien à foutre d’eux ».

Il a tué un adolescent irakien, un insurgé selon lui. Il a regardé la mère trouver le corps de l’enfant, déchirer ses vêtements, et pleurer. Indifférent.

Il écrit: « Si vous les aimiez [les fils], vous auriez dû les garder loin de la guerre. Vous auriez dû les empêcher de rejoindre les insurgés. Vous les laissez essayer de nous tuer — que pensiez-vous qu’il leur arriverait? »

« Les gens à la maison [aux USA], les gens qui ne connaissent pas la guerre, ou pas cette guerre, parfois, semblent ne pas comprendre les agissements des troupes en Irak », continue-t-il. « Ils sont surpris — choqués — de découvrir qu’on plaisantait souvent sur la mort, sur les choses qu’on voyait. »

Il fut mis en examen par l’armée pour avoir tué un civil désarmé. Selon ses mémoires, Kyle, qui voyait tous les Irakiens comme ennemis, aurait dit à un colonel de l’armée: « Je ne tire pas sur ceux qui ont un Coran. J’aimerais bien, mais je ne le fais pas ». L’enquête n’aboutit à rien.

Kyle fut surnommé « La Légende ». Il se fit faire un tatouage de la croix des Templiers sur son bras. « Je voulais que tout le monde sache que j’étais chrétien. Je l’ai faite faire en rouge, pour le sang. Je détestais les sauvages que je combattais », écrit-il. « Je les détesterai toujours ». Après une journée de sniper, après avoir tué peut-être 6 personnes, il retournait à son baraquement et passait son temps à fumer des cigares cubains Romeo y Julieta N° 3 et à « jouer aux jeux vidéo, regarder du porno et faire de l’exercice ». En permission, et ce fut omis dans le film, il fut fréquemment arrêté pour s’être battu saoul dans des bars. Il rejetait les politiciens, détestait la presse et méprisait ses supérieurs, n’exaltant que la camaraderie des guerriers. Ses mémoires glorifient la suprématie blanche « chrétienne » et la guerre. C’est une diatribe colérique dirigée contre quiconque mettrait en cause l’élite militaire, les tueurs professionnels.

« Pour quelque raison, beaucoup de gens à la maison — pas tous — n’acceptaient pas que nous soyons en guerre », écrit-il. « Ils n’acceptaient pas que la guerre signifie la mort, la mort violente, la plupart du temps. Beaucoup de gens, et pas juste des politiciens, voulaient nous imposer des fantaisies ridicules, nous obliger à adopter des normes comportementales qu’aucun humain ne pouvait maintenir ».

Le sniper ennemi Mustafa, décrit dans le film comme un serial killer, blesse fatalement Ryan « Biggles » Job, le camarade de Kyle. Dans le film Kyle retourne en Irak — un quatrième service — pour venger la mort de Biggles. Son dernier service, dans le film en tout cas, se concentre sur les meurtres du Boucher et du sniper ennemi, un autre personnage fictif. Alors qu’il se concentre sur le duel dramatique entre Kyle le héros et le vilain Mustafa le film devient ridiculement caricatural.

Kyle tient Mustafa en joue et appuie sur la gâchette. On voit la balle quitter le fusil au ralenti. « Fais-le pour Biggles », dit quelqu’un. La tête du sniper ennemi se transforme en flaque de sang.

« Biggles serait fier de toi », dit un soldat. « Tu l’as fait, man ».

Son dernier service terminé, Kyle quitte la Navy. En tant que civil il lutte avec les démons de guerre et devient, dans le film, un père et mari modèle et travaille avec des vétérans mutilés d’Irak et d’Afghanistan. Il échange ses bottes de combat contre des bottes de cowboy.

Le vrai Kyle, alors que le film était en production, fut abattu à bout portant près de Dallas le 2 février 2013, avec un de ses amis, Chad Littlefield. Un ancien marine, Eddie Ray Routh, qui souffrait de stress post-traumatique et de graves troubles psychiques, aurait tué les deux hommes et aurait ensuite volé le pickup de Kyle. Routh sera jugé le mois prochain. Le film finit avec des scènes des funérailles de Kyle — avec des milliers de gens agitant leurs drapeaux le long des routes — et de la commémoration au stade des Dallas Cowboys. On y voit des camarades SEAL enfoncer leur insigne du trident dans le haut du cercueil, une coutume pour les camarades décédés. Kyle fut abattu par derrière, et dans la tête. Comme beaucoup de ceux qu’il a tués, il n’aura pas vu son assassin lors du tir fatal.

La culture de la guerre bannit la capacité d’éprouver de la pitié. Elle glorifie le sacrifice de soi et la mort. Elle considère la douleur, l’humiliation rituelle et la violence comme faisant partie de l’initiation de l’adulte. Le harcèlement brutal, comme le note Kyle dans son livre, est partie intégrante du bizutage des Navy SEALs. Les nouveaux SEALs étaient maintenus au sol et étranglés par les seniors de l’unité jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent. La culture de guerre n’idéalise que le guerrier. Elle dénigre ceux qui ne font pas exhibition des vertus « viriles » du guerrier. Elle place le prestige dans la loyauté et l’obéissance. Elle punit ceux qui s’engagent dans la pensée indépendante et exige une conformité totale. Elle élève la cruauté et le meurtre au rang de vertu. Cette culture, une fois la société infectée dans son ensemble, détruit tout ce qui fait la grandeur de la civilisation humaine et de la démocratie. La capacité d’empathie, la culture de la sagesse et de la compréhension, la tolérance et le respect de la différence, et même l’amour, sont implacablement écrasés. La barbarie innée qu’engendrent la guerre et la violence est justifiée par un sentimentalisme national édulcoré, par le drapeau et un christianisme perverti qui bénit ses templiers armés. Ce sentimentalisme, comme l’écrit Baldwin, masque une insensibilité terrifiante. Il encourage un narcissisme effréné. Les faits et les vérités historiques, quand ils ne collent pas à la vision mythique de la nation et de la tribu, sont rejetés. La dissidence devient trahison. Tous les opposants sont impies et dénaturés. « American Sniper » est l’écho d’une maladie profonde qui infecte notre société. Il brandit cette croyance dangereuse selon laquelle nous pouvons retrouver notre équilibre et notre gloire perdue en adoptant un fascisme américain.

Source : Chris Hedges, pour TruthDig le 19 février 2015, traduit par Nicolas CASAUX.

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P.S. amusant, je vois dans les commentaires que beaucoup ignorent que Eastwood (qui a réalisé plusieurs de mes films préférés) est un Républicain libertarien…

Convention républicaine 2012 : le triste discours de Clint Eastwood à une chaise vide

Lire aussi : Clint Eastwood le libertarien

Source: http://www.les-crises.fr/american-sniper-tuer-des-bougnoules-pour-jesus-par-chris-hedges/


V pour Varoufakis : parce qu’une autre spéculation est possible (+ Okéanos)

Sunday 22 February 2015 at 03:59

Quelle que soit l’issue de la confrontation entre le gouvernement grec et les institutions européennes, elle aura au moins permis de dessiner le profil d’une gauche adéquate aux enjeux du capitalisme financiarisé. En la personne de Yanis Varoufakis, le ministre des finances du gouvernement d’Alexis Tsipras, ce profil a même trouvé son premier nom propre. Car jusqu’ici, l’électorat de gauche n’a eu le choix qu’entre deux options : des partis socialistes qui, pour paraître modernes, épousent, plus ou moins hardiment, tous les mots d’ordres néolibéraux, et des formations demeurées fidèles à leurs idéaux d’antan, mais qui, pour leur redonner vie, attendent, plus ou moins patiemment, l’improbable retour du monde fordiste.

Sans doute les représentants de la gauche authentique ne gardent-ils pas que des bons souvenirs de la période du capitalisme industriel – y compris dans les trente glorieuses années qui l’ont achevée. Mais, au moins, c’était un temps l’où on savait comment s’opposer – au patronat et à ses affidés dans la classe politique. Sur le front social, l’opposition prenait la forme de rudes négociations entre travailleurs et employeurs – ce qu’au Front de gauche on appelle encore l’établissement d’un « rapport de force ». Pour négocier dans des conditions favorables, les syndicats recouraient à la grève ou à de grandes manifestations, tandis que les patrons se livraient au chantage à l’emploi. Les intérêts nécessairement conflictuels des salariés et des employeurs fondaient également la polarité du champ politique, où les uns et les autres pouvaient compter sur des partis dévoués à leur cause.

À l’époque, le marché du travail était le lieu privilégié des conflits sociaux et de la création de la valeur économique. Du prix attribué à la force de travail dépendait la répartition de la plus-value entre salaires et dividendes, de sorte que l’aptitude à le négocier à la hausse était la compétence requise pour rendre l’économie capitaliste moins inégalitaire, voire même pour saper ses fondements – puisque, selon Marx, la survie du système passait par une exploitation croissante des travailleurs.

Or, c’est précisément pour s’épargner ce sort funeste que le capitalisme s’est réinventé au tournant des années 1980. En quelques années à peine, son centre de gravité s’est en effet déplacé du marché de l’emploi – soit le lieu où la force de travail est constituée en marchandise – vers les marchés financiers – soit le lieu où les initiatives deviennent des actifs. Autrement dit, davantage que les employeurs, ce sont désormais les investisseurs qui gouvernent. Les premiers continuent sans doute de faire des profits, soit de s’approprier une part du produit supérieure à leurs dépenses en comprimant les coûts du travail. Reste qu’ils doivent se plier aux exigences des seconds, dont la prérogative consiste à allouer le crédit, soit à sélectionner les entreprises qui méritent d’être financées.

De ce changement de régime, la gauche ne s’est jamais remise – tout au moins jusqu’à la récente victoire de Syriza. Il faut dire que sur les marchés financiers, l’art de la négociation, où les syndicats ont appris à exceller, est de peu d’utilité. À la différence des marchandises qui circulent sur les autres marchés – y compris le marché du travail – les titres financiers ne tirent pas leur valeur d’échange de la négociation entre acheteurs et vendeurs mais de la spéculation des investisseurs sur leur rendement futur. Si le profit est affaire de marchandages, ce sont des paris qui déterminent le crédit.

Par conséquent, prendre pied sur les marchés des capitaux en sorte d’y modifier les conditions d’accréditation – et en l’occurrence, pour obtenir que le bien-être d’un peuple y soit davantage valorisé que sa disposition à se saigner pour renflouer le système bancaire – nécessite l’apparition de politiciens capables de spéculer pour leur compte. Or, en moins de deux semaines, Yanis Varoufakis s’est imposé comme le premier d’entre eux. Car en dépit de ce qu’affirment nombre de ses admirateurs, le ministre des finances du nouveau gouvernement grec ne négocie pas : il spécule et, mieux encore, contraint ses interlocuteurs à spéculer en retour sur ses intentions. Au lieu de marchander la restructuration de la dette grecque, il parie concurremment sur la bonne volonté de chacun et sur le risque qu’il y aurait à y déroger.

Ainsi, loin d’affecter une posture intransigeante ou, à l’inverse, d’implorer un geste de clémence, Yanis Varoufakis  va répétant :

(1) que ses propositions sont raisonnables et aussi soucieuses de l’avenir de l’Europe que du sort de la Grèce,

(2) que l’attachement de ses partenaires européens au pouvoir de la raison et à la préservation de l’Union qu’ils forment est certainement égal au sien

et, par conséquent,

(3) qu’il est pleinement confiant dans l’issue des discussions en cours.

Est-ce à dire qu’en dépit des promesses de campagne d’Alexis Tsipras son ministre est ouvert aux compromis ? Se montre-t-il au contraire convaincu que ses interlocuteurs se rendront à ses arguments ? Nul ne le sait – et cette incertitude tend à pétrifier la plupart des dirigeants européens. Sans doute Wolfgang Schaüble, le ministre des finances allemand, a-t-il tenté de briser le sortilège en proclamant que son collègue grec et lui-même étaient tombés d’accord sur leur complet désaccord. Mais Varoufakis a aussitôt rétorqué qu’en réalité ils n’étaient même pas d’accord sur le fait d’être en désaccord – autrement dit, qu’il était bien possible que leurs positions ne soient au fond pas tellement éloignées. Le grand prêtre de l’austérité dut alors conclure que, décidément, il ne comprenait pas ce que voulaient les autorités d’Athènes… Même les mesures de rétorsion préventive décidées par la BCE – sous pression allemande – n’ont pas altéré le ton du ministre grec : en limitant l’accès des banques de son pays aux liquidités, explique-t-il sans sourciller, Mario Draghi entend seulement signifier que le temps presse, et qu’il faut donc se hâter de trouver une issue conforme à l’intérêt de l’Europe.

Si l’indéchiffrable assurance de Yanis Varoufakis perturbe les politiques, en revanche, à chaque fois qu’il prononce le mot confiance, les bourses repartent aussitôt à la hausse – ce qui explique que même les gouvernants les plus friands de rigueur budgétaire hésitent à le contredire. C’est que, depuis longtemps déjà, les malheureux investisseurs balancent entre deux inquiétudes contraires: la crainte de voir les pays emprunteurs se défausser de leurs obligations mais aussi la peur de la déflation, dont les politiques d’austérité sont justement la cause – et qu’un défaut de la Grèce ne manquerait pas de tirer vers la dépression. Ne sachant trop sur quel pied danser, les bailleurs de fonds, qui sont de grands émotifs, ne peuvent qu’apprécier un homme qui, dans de telles circonstances, leur affirme que, selon lui, tout va bien se passer. Pour la même raison, on comprend que les autres dirigeants européens n’osent pas trop doucher la confiance affichée par Yanis Varoufakis : tributaires des marchés financiers, ils ne veulent à aucun prix que ceux-ci les jugent responsables d’avoir gâché l’ambiance.

Sur le plan du contenu, les propositions formulées par le ministre grec sont en parfait accord avec sa rhétorique. D’un côté, soutient-il, le gouvernement d’Athènes est trop « raisonnable » pour réclamer un pur effacement de la dette – notamment parce qu’une telle mesure représenterait un aveu trop humiliant de l’échec des politiques menées jusqu’ici. Mais d’un autre côté, parce qu’il est persuadé que le bon sens est partagé par toutes la parties prenantes de la discussion, Yanis Varoufakis veut croire que la nécessité d’un changement de cap fait consensus – pour autant que les commanditaires de feu la troïka sauvent la face. Aussi propose-t-il deux formules qui se veulent des hommages à la raison commune mais ne constituent pas moins des chefs-d’œuvre d’ironie.

La première consiste non pas à annuler la dette, ni même à en reporter les échéances de remboursement, mais à la convertir en obligations indexées sur la croissance de l’économie grecque. Tant la Commission que la Banque centrale européennes – sans oublier le FMI – n’ont-elles pas toujours proclamé que les mesures d’austérité qu’elles imposaient à la Grèce avaient pour objectif ultime, non de renflouer des banques délinquantes, mais, in fine, de relancer l’activité économique du pays ? Eh bien, chiche, semble dire Yanis Varoufakis : désormais, les Grecs payeront leurs créanciers au prorata du bienfondé de leurs requêtes.

Quant à la seconde proposition, l’opération de conversion qu’elle met en avant est d’une autre nature mais répond aussi aux proclamations des maîtres d’œuvre de la politique européenne. Ceux-ci aiment en effet rappeler aux Grecs tout ce qu’ils doivent à l’Europe : les citoyens de l’Union n’ont-ils pas mis la main à la poche pour soutenir un État à la dérive ? Plutôt que d’insister trop lourdement sur le fait qu’en réalité, les prêts consentis ont essentiellement servi à sauver des banques grecques mais aussi allemandes et françaises, Yanis Varoufakis s’empresse d’abonder : moi ministre, affirme-t-il, la Grèce ne lésinera pas sur sa gratitude. Mieux encore, une fois leur dette convertie en « obligations perpétuelles », à savoir des titres dont les intérêts sont « perpétuellement » payés mais le capital jamais remboursé, les Grecs seront en mesure de témoigner une reconnaissance proprement éternelle au reste de l’Europe. Une telle proposition trouve son modèle chez le Dom Juan de Molière qui, à défaut de rembourser ce qu’il doit à Monsieur Dimanche, assure à son créancier qu’il est éternellement son obligé.

Tout comiques qu’ils soient, ces deux modes de résolution ont également pour eux le sérieux économique. Mais surtout, en prenant les dirigeants l’UE au mot, les deux formules proposées exposent leurs destinataires au risque de paraître se dédire s’ils se bornent à les rejeter du revers de la main. Quelle est l’importance de ce risque ? Comme toujours en pareil cas, la réponse à cette question résultera des spéculations qu’elle aura suscitées.

Non content de parier sur le pouvoir de contagion de la confiance qu’il affiche, Yanis Varoufakis s’adonne également à l’art de la spéculation baissière. Ses propos sont en effet émaillés de sombres conjectures – au cas où ses partenaires et lui seraient contraints de reconnaître leur insurmontable désaccord. Ainsi, face aux experts qui assurent qu’en raison du transfert de la dette grecque aux institutions publiques, un Grexit n’affecterait guère le système bancaire des autres pays européens, il se contente de répondre : « en êtes-vous réellement sûrs ? Avez-vous récemment consulté les bilans de vos propres banques ? » Et d’ajouter aussitôt que c’est moins comme Grec qu’il craint l’incidence d’un défaut de son pays – celui-ci ne pouvant guère tomber plus bas – qu’en tant qu’Européen préoccupé par le bien-être de tous les peuples de l’Union.

Plus remarquable encore est l’avertissement que Yanis Varoufakis lance spécifiquement au gouvernement allemand. D’une part, à la grande indignation de ses détracteurs, il rappelle que l’Allemagne n’a jamais acquitté sa dette de guerre à l’endroit de la Grèce – pas plus qu’elle n’a remboursé l’impôt odieux extorqué lors de l’occupation. À cette évocation d’un passé pas si lointain – et d’autant moins que les thuriféraires de la construction européenne répètent à l’envi que leurs efforts sont informés par le souvenir du mal absolu que fut le nazisme – le ministre des finances grec ajoute que la justice de son pays se penche ces jours-ci sur des scandales de moindre envergure mais plus récents, tels que les pots de vins versés par nombre d’industriels allemands – peut-être même avec l’appui de leur gouvernement – en sorte de vendre leurs marchandises à la pléthorique armée grecque. (À cet égard, il est notable qu’une réduction du budget militaire de la Grèce – le quatrième en Europe ! – n’a jamais figuré parmi les exigences de la troïka.) Pour Angela Merkel et son ministre des finances, l’ouverture de ces procès pour corruption présenterait surtout l’inconvénient de démentir l’équation fièrement promue par Berlin, entre austérité économique et rigueur morale.

Mais d’autre part, Yanis Varoufakis ne convoque jamais le passé de l’Allemagne sans immédiatement l’articuler au futur de la Grèce. Dans le pays où je m’apprête à retourner, a-t-il notamment expliqué dans la capitale allemande, lors de sa conférence de presse commune avec Wolfgang Schaüble, la formation politique qui est arrivée en troisième position aux dernière élections législatives n’est pas « populiste », ni même néonazie, mais tout simplement nazie. Bien plus, seul l’espoir représenté par Syriza est parvenu à enrayer sa progression. Par conséquent, ruiner cet espoir revient à exposer l’Europe au retour de ce que l’UE a pour mission de conjurer à tout prix. Et Varoufakis de conclure que si l’effacement de la dette allemande a bien été décidé pour enterrer définitivement la bête immonde, il serait aussi absurde qu’abject de favoriser aujourd’hui son réveil, en opposant une fin de non recevoir aux raisonnables propositions du gouvernement d’Athènes.

Plus encore qu’à donner une leçon de morale politique, le ministre grec vise à alerter les autorités allemandes sur les risques qu’elles courent en demeurant intransigeantes : lorsqu’on dirige un gouvernement dont le siège est à Berlin, demande-t-il, est-il vraiment « raisonnable » de s’exposer à l’accusation d’encourager l’essor d’un parti nazi – fût-ce en dehors du territoire national ? En même temps, pas question pour Yanis Varoufakis de soupçonner qu’Angela Merkel et Wolfgang Schaüble  puissent faire preuve d’irresponsabilité en ce domaine. N’a-t-il pas qualifié la première de visionnaire et gratifié le second d’une puissance intellectuelle sans égale parmi les dirigeants européens ? Bref, une fois encore la confiance règne – à charge, pour la chancelière et son argentier de ne pas prendre le risque de la décevoir.

Qu’il s’applique à communiquer sa foi dans la disposition de ses partenaires à sortir de l’impasse ou à pénétrer les publics auxquels il s’adresse que les institutions européennes ne sauraient rester sourdes aux besoins du peuple grec sans mettre en péril l’ensemble des populations dont elles ont la charge, l’ancien professeur d’économie de l’université d’Austin est bien le premier politicien de gauche à opérer dans le champ de la spéculation. « V pour Varoufakis », lisait-on sur une pancarte, lors d’une marche de soutien au gouvernement d’Alexis Tsipras – formule qui est ensuite devenue le nom d’une page facebook dédiée aux faits et gestes du ministre. V de la victoire ? Il serait pour le moins hasardeux de le suggérer. Mais V comme virage, cela ne fait aucun doute : car à une gauche partagée entre la vaine déploration de l’hégémonie des spéculateurs et  la honteuse soumission à leur joug, Yanis Varoufakis oppose la conviction qu’une autre spéculation est possible. Reste à souhaiter qu’il fasse de nombreux émules.

Source : Michel Feher, pour son Blog Mediapart

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Une interview de notre correspondant sur place :)

« Les Grecs veulent en finir, pas seulement avec la dette… », par Okéanos

Créateur d’Okeanews, site francophone de référence sur la Grèce, Okéanos a voulu montrer de l’intérieur la situation du pays. Il raconte maintenant comment la victoire de Syriza et ses premiers jours au pouvoir sont vécus, entre espoir et fierté.

Lancé en 2011, Okeanews est devenu une référence essentielle pour suivre l’actualité grecque à partir d’autres sources que celles répercutant les discours majoritaires sur la dette du pays et ses origines. En prise directe avec les habitants, Olivier Drot passe depuis quatre ans la majeure partie de son temps à Athènes, où il a ressenti aussi bien les ravages de l’austérité que le sentiment d’humiliation des Grecs. Il nous aide à mieux comprendre l’immense portée de la victoire de Syriza là-bas.

Regards. L’envie de lancer Okeanews a-t-elle d’abord procédé du sentiment que le traitement de l’actualité grecque était insatisfaisant en France ?

Okéanos Je lisais la presse française avant de m’intéresser de près à la Grèce. En passant du temps ici, en discutant avec des Grecs, en essayant de comprendre la situation, je me suis rendu à quel point mon avis était biaisé. J’ai vu aussi arriver les premiers articles, principalement du journal allemand Bild, évoquant les Grecs paresseux et fraudeurs. Ces préjugés ne rendent évidemment pas compte de comment vivent et travaillent les Grecs. Le mouvement des indignés sur la place Syntagma et les deux jours de guerre ouverte déclarée par le gouvernement ont été un autre déclencheur. En suivant les événements sur les médias indépendants, j’ai pris conscience de la violence de la police et de la manière dont elle cherchait à mettre fin à ce mouvement qui se voulait différent. Or, j’ai là aussi constaté qu’il manquait des éléments essentiels dans la façon dont il en était rendu compte. Okeanews est parti de cette envie de comprendre, et de partager ce que je voyais.

Il s’agissait de donner le point de vue des Grecs sur leur propre situation ?

On va toujours parler de la fraude, de la corruption, du clientélisme, de l’église – des thèmes qui servent à dire que tout est de la faute des Grecs, sans chercher à savoir ce qu’en pensent les Grecs eux-mêmes. C’est ce qui m’intéressait : les Grecs se complaisent-ils dans ces problèmes, ou ont-ils envie d’en sortir ? On a la preuve aujourd’hui, avec l’élection de Syriza et ce soutien populaire sans précédent, qu’ils veulent en finir : ce n’est pas seulement refuser la dette, mais aussi l’oligarchie, les élites et la corruption représentées par les partis précédemment au pouvoir. Les clichés sur les Grecs ont servi à présenter la situation comme le résultat d’une incurie qui aurait été voulue par la population. Ce procédé est abject, à mes yeux.

« Les Grecs ont ressenti une véritable indignation envers la façon dont ils étaient représentés »

Ce traitement médiatique partiel et ces préjugés sont-ils allés en se renforçant avec le développement de la crise et des effets de la cure d’austérité ?

Cela a été sinusoïdal : en schématisant, on parlait de la Grèce soit s’il y avait des émeutes, soit si la Grèce mettait l’Europe en péril. Sinon, on n’en parlait pas, comme pour dire « Tout se passe mieux ». Le tout ponctué de brèves croustillantes sur des histoires de fraudes rocambolesques, comme ces habitants d’une île dont les trois quarts se seraient déclarés aveugles pour toucher des aides de l’État, ou cette ville dont les habitants n’achèteraient que des Porsche…. Il y a évidemment des journalistes qui font du très bon travail sur la Grèce (ce sont généralement ceux qui y résident), mais les grands événements comme les manifestations ou les élections en font tout à coup débarquer beaucoup qui ne comprennent rien au pays et à ses habitants.

Comment l’image qu’ont les Grecs d’eux-mêmes a-t-elle été affectée, à la fois par l’image donnée d’eux à l’étranger et par ce que la crise a révélé ?

Il y a eu une réelle prise de conscience que le schéma politique était malsain, ce dont témoigne l’effondrement en six ans du PASOK et la défaite de Nouvelle démocratie. Mais aussi une réelle indignation envers la façon dont les Grecs étaient représentés. Dans un premier temps, ils ont eu la volonté d’expliquer leur identité mais, voyant l’image qui leur était renvoyée, ils ont ensuite exprimé une réelle méfiance, voire de la colère. Leur ressenti a été celui d’une perte de dignité. L’élection de Syriza marque un retour de balancier. Pour la première fois, un gouvernement met en œuvre la politique annoncée durant sa campagne électorale et semble déterminé à ne pas reculer. Un sondage a montré que près de la moitié des électeurs de Nouvelle démocratie le soutenait dans sa confrontation avec l’Europe…

Le soutien à Syriza semble porter à la fois sur un programme de réformes en profondeur et sur cette volonté de restaurer la fierté nationale…

Déjà, et c’est très inhabituel, les membres de ce gouvernement ont fait des études, souvent à un haut niveau, dans les domaines sur lesquels ils ont été nommés. Le ministre des Finances Yanis Varoufakis redonne aussi ce sentiment de fierté à la population en ne s’aplatissant pas. Durant cinq ans, les gouvernements successifs ont fait croire qu’ils voulaient renégocier alors qu’ils n’en avaient même pas l’intention. Les grandes manifestations de soutien, la semaine passée, sont des incitations à poursuivre les négociations dans la voie du refus de l’austérité.

« Les Grecs ont le sentiment de s’être fait berner en 2012, quand on a cherché à leur faire peur pour les dissuader de voter pour Syriza »

Comment évolue l’opinion, le soutien à Syriza en Grèce avec le “bras de fer” engagé entre le gouvernement et les institutions européennes ? Assiste-t-on à un renforcement de ce soutien, la période voit-elle les critiques de la droite resurgir ?

Ce soutien va en se renforçant. Le discours de la droite depuis deux ans a toujours consisté à annoncer l’arrivée des chars dans Athènes, le retour des zombies et de Godzilla (rires). Or il n’y a pas eu de “bank run” – de toute façon, les Grecs n’ont plus d’argent, alors ils ne vont pas se précipiter dans les banques pour le retirer. Ils ont le sentiment de s’être fait berner en 2012, quand on a cherché à leur faire peur pour les dissuader de voter pour Syriza (lire “Catastrophisme anti-Syriza : le top 10 des “petites” phrases du gouvernement”). Ils ont constaté que passer du PASOK à Nouvelle démocratie n’a rien changé, sinon en pire pour les droits de l’homme, les droits des migrants et bien d’autres domaines. Aujourd’hui, ils vont en majorité soutenir un gouvernement qui reste ferme sur ses positions et qui n’entend pas laisser d’autres gouverner à sa place (lire “Syriza monte en flèche dans un premier sondage post-électoral”).

La reconquête d’une souveraineté nationale est-elle centrale dans les préoccupations ?

Alexis Tsipras a dit quelque chose d’assez significatif à cet égard : « La Grèce ne reçoit plus d’ordres par e-mail. » Lors de la conférence de presse réunissant Yanis Varoufakis et son homologue allemand Wolfgang Schaüble, ce dernier – qui a éludé une question sur la contribution des entreprises de son pays à la corruption en Grèce – a de nouveau proposé d’y envoyer cinq cents collecteurs d’impôt allemands… Comment s’étonner ensuite que les Grecs aient le sentiment d’être occupés ou colonisés ? Ce regain de souveraineté nationale les incite à soutenir d’autant plus le gouvernement. Je pense que cet état de grâce va se consolider et que de plus en plus de Grecs se disent « On ne pas crever pour nos dettes ». Et que si l’Europe ne veut rien entendre et ne veut pas comprendre à quel point leur situation est dramatique, ils pourront aller jusqu’à la rupture, jusqu’à la sortie de l’euro.

Comment envisagez-vous la suite pour Okeanews ?

J’avais pris la décision d’arrêter si la Grèce était de nouveau gouvernée comme précédemment, dans la mesure où nous avons le sentiment d’avoir déjà tout dit de cette politique. Il y a aujourd’hui un bel espoir, pour la démocratie, les droits de l’homme, la liberté de la presse et beaucoup d’autres sujets. La Grèce va énormément changer. Il suffit d’écouter le discours de Zoe Konstantopoulou, la nouvelle présidente du parlement, pour le comprendre. Après quatre ans d’actualité sombre, j’espère que l’on va pouvoir donner des nouvelles positives… Mais rien n’est encore gravé dans le marbre !

Source : Jérome Latta, pour Regards

Source: http://www.les-crises.fr/v-pour-varoufakis-parce-quune-autre-speculation-est-possible/


Chapatte : depuis l’attentat de “Charlie Hebdo”, “on a franchi une ligne dans le sang”

Sunday 22 February 2015 at 00:29

Chapatte est pour moi un des très grands dessinateurs mondiaux – bien que souvent mainstream

Un dessin de Chappatte dans "Neue Zürcher Zeintung am Sonntag" (Zurich). www.globecartoon.com

Un mois après l’attentat perpétré contre Charlie Hebdo, la fusillade de Copenhague – dans laquelle était probablement visé le caricaturiste suédois Lars Vilks – a jeté un effroi supplémentaire dans le petit monde des dessinateurs de presse. Né en 1967 à Karachi, le Suisse Patrick Chappatte est l’un de ses représentants les plus « internationaux » puisqu’il travaille en anglais pour l’International New York Times (ex-International Herald Tribune), en français pour Le Temps (Genève) et en allemand pour l’édition du dimanche de la Neue Zürcher Zeitung (Zurich) – tout ceci depuis Los Angeles où il vit.

En quoi les événements de ces dernières semaines peuvent-ils avoir influé sur votre travail ?

La première réponse spontanée, c’est de dire que rien n’a changé dans mon travail, le contexte dans lequel je dessine, celui de la grande presse généraliste, n’étant pas celui d’un journal satirique comme Charlie Hebdo. Mais on a franchi une ligne dans le sang. Une innocence a été perdue pour toujours.

Ce que l’on dessine aujourd’hui dans n’importe quel coin d’Europe, nous dit-on, peut être vu désormais dans les rues de Karachi, de Lagos ou de Jakarta. Or l’humour, le trait d’esprit, sont culturels, ils se partagent avec un public délimité. Le gros malentendu planétaire est donc programmé.

Et même au sein de l’Occident, vous seriez étonné de voir les différences de perception entre le monde francophone, qui est celui de ma culture, et les Etats-Unis où je réside. Beaucoup de gens outre-Atlantique ne comprennent pas l’esprit corrosif et le deuxième degré des dessins à la Charlie. Je ne crois pas qu’on pourra se mettre d’accord sur un sens de l’humour global, commun à la planète. On assiste peut-être au premier conflit de la globalisation, et c’est un conflit culturel.

Un dessin de Chappatte dans l'"International Herald Tribune". www.globecartoon.comUn dessin de Chappatte dans l’”International Herald Tribune”. www.globecartoon.com

Vous posez-vous la question de l’autocensure en pensant au risque que représente la parution de tel ou tel dessin ?

C’est évidemment ça, la vraie question. Et au-delà du premier réflexe qui consiste à dire que rien ne changera, au-delà de la posture, la réponse totalement sincère est que je ne sais pas, franchement. C’est une question très personnelle.

Je ne changerai pas ma ligne, mon style. La provocation gratuite ne m’intéresse pas, car elle rate souvent sa cible. S’il vise juste, là où ça fait mal, un dessin peut heurter des gens au passage, mais ça n’est jamais le but premier du dessin. Pour moi, Mahomet n’a jamais été un sujet en soi ; l’extrémisme religieux, le djihadisme, l’intégration des Musulmans ou les courants antimusulmans sont des sujets en revanche.

La puissance que possède le dessin n’est-elle pas le grand enseignement de ces événements tragiques ?

Aujourd’hui, le dessin est devenu un symbole qui dépasse complètement la réalité. D’un côté, c’est comme si toutes nos valeurs, comme si la démocratie et la liberté d’expression résidaient sur le droit ou pas de dessiner la figure du prophète de l’islam. C’est absurde. De l’autre côté, pour beaucoup de musulmans, cette même image est devenue le point de fixation symbolique d’une foule de choses : frustrations sociales, revendications politiques, notions de fierté et d’exclusion.

Or les symboles sont dangereux. Les hommes partent en guerre pour des symboles. C’est un cercle vicieux presque puéril – sanglant et puéril en même temps – qui dure depuis l’affaire des caricatures danoises en 2005. Il faut en sortir.

Un dessin de Chappatte dans "Le Temps" (Genève). www.globecartoon.comUn dessin de Chappatte dans “Le Temps” (Genève). www.globecartoon.com

Si censure il y a, celle-ci ne risque-t-elle d’être prioritairement décrétée par les organes de presse, davantage que par les dessinateurs ?

Les événements récents vont fatalement influer sur l’environnement général. Je crains que les rédacteurs en chef et les éditeurs, soucieux parfois de ne pas perdre de lecteurs et de ne pas trop choquer, ajoutent un nouveau motif à leur prudence : la notion de danger. Le risque sécuritaire peut devenir un facteur de censure. Je crains que le monde dans lequel on vit et le périmètre dans lequel on s’exprime se rétrécissent, quoi qu’on en dise aujourd’hui.

Cela vaut aussi pour les journalistes. La Syrie est le premier terrain à révéler cette réalité nouvelle : il y a des no man’s lands pour les journalistes aujourd’hui. Nous avons besoin d’un courage collectif pour défendre la liberté d’expression : le courage non seulement de ceux qui dessinent ou écrivent, mais aussi de ceux qui publient et de ceux qui lisent.

Y a-t-il des sujets et des thématiques que vous vous interdisez de traiter en raison de leur dangerosité ?

La liberté d’expression n’a jamais été absolue, elle dépend du cadre dans lequel on s’inscrit, à commencer par le journal pour lequel on travaille, sa ligne, la sensibilité perçue de ses lecteurs. Et plus largement le périmètre de la société, chacune ayant ses propres tabous : on ne rigole pas de l’holocauste dans nos sociétés, et on ne dessine plus les noirs à la façon de Hergé. En Russie, il est mal vu de s’en prendre à l’Eglise orthodoxe. Au Maroc, dessiner le roi vaut des condamnations, et dans bien des pays du monde, les dessinateurs côtoient depuis longtemps des lignes rouges parfois mortelles. Disons que le risque s’est mondialisé.

Le dessinateur de presse n’est-il pas condamné à continuer à provoquer et à déranger, par le rire s’entend, quel que soit le contexte ? Reculer semble impossible, non ?

On a besoin plus que jamais, comme de l’air qu’on respire, de cet humour qui nous aide à digérer les atrocités du monde. Que les porteurs de cet humour soient eux-mêmes victimes de l’atrocité, c’est une des amères ironies des attaques récentes. Depuis dix ans et l’affaire des caricatures danoises, je suis obsédé par une idée : éviter que le dessin soit utilisé, que les dessinateurs se retrouvent otages – par exemple d’un prétendu conflit de civilisations.

Le dessin est puissant et, l’Histoire l’a montré, quand il est au service d’une propagande, il peut devenir une arme. On l’a vu avec l’usage que les nazis ont fait des caricatures sur les juifs.

Aujourd’hui, le dessin se retrouve au centre d’un conflit attisé par les extrémistes de tous bords. On n’a pas envie de devenir les héros de Marine Le Pen. Il faut défendre les dessinateurs de presse en tant que voix critiques, responsables et indépendantes, partout dans le monde. Nous ne voulons être les soldats d’aucune guerre – si ce n’est la guerre contre la bêtise et la brutalité.

Un dessin de Chappatte dans "The International New York Times". www.globecartoon.com

Quelles autres réponses les dessinateurs peuvent-ils apporter ?

Depuis des années, bien des dessinateurs s’interrogent sur les notions de liberté et de responsabilité. Autour de Jean Plantu a été créée à Paris l’association Cartooning for Peace - Dessins pour la paix qui rassemble des dessinateurs de tous les horizons. Nous avons aussi fondé une branche à Genève, qui décerne tous les deux ans un prix international à un dessinateur pour son courage – attribué en 2014 au Syrien Hani Abbas, aujourd’hui réfugié politique en Suisse, et à l’Egyptienne Doaa El-Adl. Et depuis une dizaine d’années, j’organise des opérations Plumes croisées qui consistent à rassembler des dessinateurs de presse de camps rivaux, dans des pays en conflit, autour de projets communs. En Côte d’Ivoire, au Liban ou en Amérique centrale, certains ont dessiné ensemble sur les sujets qui divisent. Pour montrer que le dessin est aussi un outil de dialogue. Et qu’on peut défendre la liberté d’expression tout en écoutant l’autre.

Source : Frédéric Potet, pour Le Monde, 16/02/2015

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Hayao Miyazaki contre les caricatures de Charlie Hebdo

Hayao Miyazaki est revenu, au micro une radio japonaise, sur les attentats à Charlie Hebdo qui ont fait 12 morts. Le réalisateur a déclaré ne pas avoir apprécié les caricatures du journal satirique et qu’il ne fallait pas les publier.

«Je pense que c’est une erreur de faire des caricatures de personnes vénérées par d’autres cultures. Ce serait une bonne idée d’arrêter de faire ces dessins. Les caricatures devraient principalement viser les politiciens de votre propre pays.»

D’autres voix se sont élevées contre ces caricatures ces dernières semaines. Fin janvier, le dessinateur de mangas Jirō Taniguchi avait déclaré, en marge du Festival d’Angoulême, que les artistes ne pouvaient pas se cacher derrière la liberté d’expression. Philippe Geluck avair qualifié de «dangereuse» la dernière couverture de Charlie Hebdo. Delfeil de Ton avait publié une chronique dans L’Obs et avait accusé l’ancien rédacteur en chef du journal satirique, Stéphane Charbonnier, d’avoir «traîné son équipe» à la mort.

Hayao Miyazaki a réalisé de nombreux films d’animation comme Princesse Mononoké, Le Voyage de Chihiro ou encore Le vent se lève. Le mangaka a reçu un oscar d’honneur en 2014 pour l’ensemble de sa carrière. Hayao Miyazaki est aujourd’hui à la retraite, même s’il continue de travailler pour des projets personnels.

Source : Le Figaro, 19/2/15

Source: http://www.les-crises.fr/chapatte-depuis-lattentat-de-charlie-hebdo-on-a-franchi-une-ligne-dans-le-sang/


Entraide : je recherche le livre “Main basse sur Alger” de Pierre Péan

Saturday 21 February 2015 at 18:06

bonjour,

j’aimerais acheter à prix raisonnable “Main basse sur Alger” de Pierre Péan… (si vous l’avez – j’ai déjà cherché sur Internet…)

Merci d’avance de me contacter

Source: http://www.les-crises.fr/entraide-urgente-traduction-allemand-anglais-main-basse-sur-alger-de-pierre-pean/


[Capitulation ?] La zone euro impose à la Grèce le prix fort pour prolonger son aide de 4 mois

Saturday 21 February 2015 at 09:27

Ils sont forts quand même les eurocrates…

Mais bon, comme Syriza n’est pas prête à sortir de l’euro, elle n’obtiendra en effet rien de plus que ces petits assouplissements – qui ne sont certes pas négligeables non plus…

Ca devrait quand même swinger à Athènes ce we…

Ca relève quand même de la psychiatrie cette volonté de garder une monnaie totalement inadaptée à son économie…

À suivre lundi pour la conclusion (après tout, on verra ce que les Grecs proposent et si la kommandantur l’accepte…) – et à voir dans 4 mois.

Un compromis a été trouvé in fine. Le président de l’eurogroupe parle d’une confiance retrouvée. Mais elle est encore très fragile. Lundi, le gouvernement grec doit déposer la liste de ses réformes.

Est-ce enfin la bonne? Un peu avant 21 heures, les ministres des Finances de la zone euro sont parvenus à un compromis sur le sauvetage de la Grèce . Enfermés depuis le début d’après-midi dans le Justus Lipsius, le siège du Conseil européen, les grands argentiers se sont entendus sur un texte d’accord sur la prolongation du plan d’aides à Athènes qui expire le 28 février prochain.

Un texte rigoureux qui encadre le processus de négociations avec les Grecs dans un corsage très serré. Un texte négocié avant même le début officiel de la réunion par Jeroen Dijsselbloem, le président de l’Eurogroupe (l’instance réunissant les ministres des Finances de la zone euro) avec les principaux acteurs du dossier (BCE, FMI, Allemagne, et Grèce). L’extension accordée ne vaut finalement que pour 4 mois jusqu’à fin juin. Pour le gouvernement grec, la couleuvre à avaler est rude. Dès lundi, ils doivent soumettre leur programme de réformes et les trois institutions, Commission européenne, FMI et BCE doivent juger s’il est suffisamment solide pour que ce programme soit jugé comme un « point de départ valide » pour aller vers une conclusion positive du programme. Si c’est oui, l’Eurogroupe donnera par téléphone son feu vert à l’extension du programme.

Si c’est non, il faudra convoquer un nouvel Eurogroupe mardi. Mais chacun est déterminé à tout faire pour l’éviter. Le ministre des finances grecs a beau eu déclaré qu’il se réjouissait d’avoir la liberté d’écrire son propre scénario et non celui imposé dans l’ancien programme, son stylo sera sous contrôle.

Pour le reste, la Grèce accepte l’accord, promet de rembourser ses créanciers, devra se conformer aux anciennes procédures, et donc n’obtiendra d’argent que si elle obtient un feu vert des institutions fin avril. Elle s’engage à ne prendre aucune mesure de manière unilatérale, ni à revenir en arrière sur les réformes déjà accomplies. Le FMI confirme sa place tandis que la BCE obtient de bloquer 10 milliards d’euros d’aides pour la recapitalisation des banques, alors que cette somme était disponible pour le budget avant les élections grecques. Mais les chiffres ont parlé, ne laissant au premier ministre Alexis Tsipras que peu de choix. Les Grecs ont retiré 2 milliards d’euros de leurs comptes bancaires en une semaine, la télévision grecque évoquant même un milliard de retrait au cours des deux derniers jours. Pour les banques grecques, la situation devenait insoutenable dès la semaine prochaine. Grâce à l’accord, on évite un contrôle des capitaux imminent, se réjouissait une source proche de la BCE.

Dans ce contexte, la réunion a démarré dans un incroyable niveau de tension. Lors de négociations difficiles, il est d’usage que les principaux protagonistes se retrouvent seuls dans une pièce isolée, avant la réunion entre les 19 ministres, pour rapprocher leurs points de vue. Une petite table, pas de témoins, et une discussion à bâtons rompus pour aplanir les difficultés. C’est ce qui passé vendredi avec Wolfgang Schäuble et Yanis Varoufakis… sauf que les deux ministres n’étaient même pas dans la même pièce. Jeroen Dijsselbloem, le président de l’eurogroupe, Pierre Moscovici, le commissaire en charge des affaires économiques et Christine Lagarde, la directrice générale du FMI, en étaient réduits à faire la navette entre les deux protagonistes, qui ne peuvent visiblement plus se souffrir. « Il ne faut plus que Schäuble et Varoufakis soient dans la même pièce, il faut sortir de ce psychodrame », avait prévenu un officiel européen de haut rang deux jours avant la réunion.

Le ministre allemand n’est toutefois pas le seul à peu goûter les méthodes du très médiatique dirigeant grec. En entrant dans le bâtiment du Conseil, Valdis Dombrovskis, le vice-président de la Commission, assénait sans langue de bois que « la rhétorique changeante des autorités grecques a sapé la confiance ». Il faut dire que le nouveau gouvernement Syriza a visiblement des manières assez déroutantes. Devant le refus net provoqué côté allemand par sa lettre de demande d’extension envoyée jeudi, les Grecs ont songé vendredi à une manœuvre abracadabrantesque : prétendre que le courrier envoyé la veille n’était pas le bon, et renvoyer une nouvelle missive, bien plus conforme aux demandes allemandes, en assurant que celle-ci était la bonne depuis le début. Un subterfuge digne d’un collégien, auxquels les Grecs ont finalement renoncé, mais qui a malgré tout été ébruité par le quotidien allemand « Bild ».

Yanis Varoufakis a démenti cette nouvelle sur twitter vendredi après-midi, mais le niveau de défiance avait atteint un point de non retour. Au point que ce dernier a été évincé au fil des discussions de vendredi. Jeroen Dijsselbloem a très vite appelé directement à Athènes Alexis Tsipras, le Premier ministre grec, pour régler les détails de l’accord, selon des sources européennes. Angela Merkel est aussi intervenue par-dessus le dos de son ministre des finances, Wolfgang Schauble, trop remonté contre la Grèce pour parvenir au moindre compromis. En petit comité, l’accord a ainsi été élaboré, avant d’être présenté à l’ensemble des ministres des finances de la zone euro dont la plupart attendaient la fumée blanche à l’écart.

Quand ils sont entrés dans la salle de réunion vers 19 heures, il leur a fallu examiner ligne par ligne ce texte que les Européens tentent désespérément d’écrire depuis deux semaines. Après un premier tour de table fastidieux, un second a permis de lever les malentendus. Athènes a obtenu un répit, avant de nouvelles négociations, cette fois pour un nouveau plan d’aides. Les prochains mois promettent donc d’être encore difficiles pour Athènes et la question de la sortie du pays de la zone euro devrait encore continuer à flotter quelque temps. Car Jeroen Dijsselbloem a beau eu se féliciter que cette dernière réunion ait permis de rebâtir la confiance, une ligne a été franchie. « Je crois qu’on a atteint un point où [les pays les plus remontés] vont dire à la Grèce : ”si vous voulez vraiment partir, et bien partez !” », avait averti avant la réunion Edward Scicluna, le ministre maltais des Finances.

Anne Bauer et Renaud Honoré (à Bruxelles), Les Echos, 20/02/2015

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La Grèce devra remettre sa copie lundi

Ce projet indique que la Grèce demande «une extension» de l’accord-cadre d’assistance financière (MFAFA) garantissant sa survie financière et «inclut des éléments qui éclaircissent» ses engagements. Athènes a accepté d’aller bien plus loin qu’elle ne l’entendait au début des négociations, entamées il y a dix jours.

Athènes devra présenter lundi soir ses réformes structurelles (lutte contre la fraude fiscale, corruption et administration publique). «Les institutions (UE, BCE et FMI) donneront ensuite une première opinion pour dire si cela est suffisant comme point de départ pour terminer la revue» des créanciers, a indiqué la zone euro dans un communiqué.

L’Eurogroupe se prononcera ensuite sur ce paquet de mesures, probablement par téléconférence, a laissé entendre le commissaire européen aux Affaires économiques, Pierre Moscovici. «Nous avons franchi une étape importante. Il en reste d’autres jusqu’au 28 février (date initiale de la fin du programme grec, Ndlr). Il en restera beaucoup d’autres», a-t-il ajouté.

«La Grèce laisse le mémorandum derrière elle et devient coauteur des réformes et de sa destinée», a estimé Yanis Varoufakis à l’issue d’une réunion de l’ Eurogroupe qui a permis de trouver un compromis indispensable au maintien de son pays dans la zone euro.

«Le gouvernement grec va poursuivre calmement son travail, la société grecque à ses côtés, et poursuivra les négociations jusqu’à un accord final cet été», a ajouté une source gouvernementale. (Le Parisien)

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Accord officiel :

Eurogroup statement on Greece – 20/02/2015 21:00

The Eurogroup reiterates its appreciation for the remarkable adjustment efforts undertaken by Greece and the Greek people over the last years. During the last few weeks, we have, together with the institutions, engaged in an intensive and constructive dialogue with the new Greek authorities and reached common ground today.

The Eurogroup notes, in the framework of the existing arrangement, the request from the Greek authorities for an extension of the Master Financial Assistance Facility Agreement (MFFA), which is underpinned by a set of commitments. The purpose of the extension is the successful completion of the review on the basis of the conditions in the current arrangement, making best use of the given flexibility which will be considered jointly with the Greek authorities and the institutions. This extension would also bridge the time for discussions on a possible follow-up arrangement between the Eurogroup, the institutions and Greece.

The Greek authorities will present a first list of reform measures, based on the current arrangement, by the end of Monday February 23. The institutions will provide a first view whether this is sufficiently comprehensive to be a valid starting point for a successful conclusion of the review. This list will be further specified and then agreed with the institutions by the end of April.

Only approval of the conclusion of the review of the extended arrangement by the institutions in turn will allow for any disbursement of the outstanding tranche of the current EFSF programme and the transfer of the 2014 SMP profits. Both are again subject to approval by the Eurogroup.

In view of the assessment of the institutions the Eurogroup agrees that the funds, so far available in the HFSF buffer, should be held by the EFSF, free of third party rights for the duration of the MFFA extension. The funds continue to be available for the duration of the MFFA extension and can only be used for bank recapitalisation and resolution costs. They will only be released on request by the ECB/SSM.

In this light, we welcome the commitment by the Greek authorities to work in close agreement with European and international institutions and partners. Against this background we recall the independence of the European Central Bank. We also agreed that the IMF would continue to play its role.

The Greek authorities have expressed their strong commitment to a broader and deeper structural reform process aimed at durably improving growth and employment prospects, ensuring stability and resilience of the financial sector and enhancing social fairness. The authorities commit to implementing long overdue reforms to tackle corruption and tax evasion, and improving the efficiency of the public sector. In this context, the Greek authorities undertake to make best use of the continued provision of technical assistance.

The Greek authorities reiterate their unequivocal commitment to honour their financial obligations to all their creditors fully and timely.

The Greek authorities have also committed to ensure the appropriate primary fiscal surpluses or financing proceeds required to guarantee debt sustainability in line with the November 2012 Eurogroup statement. The institutions will, for the 2015 primary surplus target, take the economic circumstances in 2015 into account.

In light of these commitments, we welcome that in a number of areas the Greek policy priorities can contribute to a strengthening and better implementation of the current arrangement. The Greek authorities commit to refrain from any rollback of measures and unilateral changes to the policies and structural reforms that would negatively impact fiscal targets, economic recovery or financial stability, as assessed by the institutions.

On the basis of the request, the commitments by the Greek authorities, the advice of the institutions, and today’s agreement, we will launch the national procedures with a view to reaching a final decision on the extension of the current EFSF Master Financial Assistance Facility Agreement for up to four months by the EFSF Board of Directors. We also invite the institutions and the Greek authorities to resume immediately the work that would allow the successful conclusion of the review.

We remain committed to provide adequate support to Greece until it has regained full market access as long as it honours its commitments within the agreed framework.

Source

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Analyse en anglais dans ce billet de Paul Mason si vous souhaitez approfondir

Source: http://www.les-crises.fr/capitulation-la-zone-euro-impose-a-la-grece-le-prix-fort-pour-prolonger-son-aide-de-4-mois/


Revue de presse du 21/02/2015

Saturday 21 February 2015 at 05:07

Ce samedi dans la revue, l’Allemagne pas si reluisante, tout comme Didier Migaud, des pays qui manquent de compassion, l’évasion fiscale, la France empêtrée dans ses armes, et dans Vue d’ailleurs un thème “ils sont partout mais on ne les voit pas toujours” peut-être à suivre dans de prochaines semaines. Sondage : Dites-nous SVP en commentaires comment les revues vous semblent dimensionnées en terme de nombre d’articles (en faut-il plutôt 20, ou 30, ou plus…). Bonne lecture.

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-du-21-02-2015/