les-crises.fr

Ce site n'est pas le site officiel.
C'est un blog automatisé qui réplique les articles automatiquement

Ex-salarié de Goodyear, je risque la prison : ma vie est suspendue, l’avenir me terrifie

Friday 4 March 2016 at 03:24

Source : Le Nouvel Obs, 03-03-2016

LE PLUS. Neuf mois de prison ferme : c’est la condamnation dont a écopé Nicolas L., ancien salarié de l’usine Goodyear d’Amiens, le 12 janvier dernier. Lui et sept de ses camarades étaient poursuivis pour la “séquestration” de deux cadres de l’entreprise en janvier 2014, en plein conflit social*. Une sanction inédite qui empêche pour l’instant Nicolas, âgé de 33 ans, de se reconstruire. Témoignage.

Par  Ex-salarié Goodyear

Nicolas L. dans les rues d'Amiens, le 24 février 2016 (S. BILLARD).

Nicolas L. dans les rues d’Amiens, le 24 février 2016 (S. BILLARD).

Goodyear… Huit lettres jaunes dessinées sur un panneau bleu rectangulaire. Cette longue pancarte, disposée sur un bâtiment de briques rouges, a longtemps marqué l’entrée dans l’usine où j’ai passé douze années de ma vie.

Ce panneau, aujourd’hui, n’existe plus. L’usine non plus. Enfin presque plus. Peu de temps après sa fermeture, en janvier 2014, son démantèlement a commencé. Il se poursuit depuis. Cette fermeture a fait basculer ma vie, et celle d’un millier de salariés. Car cette usine, elle était presque tout pour moi. J’étais fier d’y travailler, elle était la garantie d’un avenir pour moi, ma femme et mes trois filles.

Des années de lutte sociale, et puis plus rien. Deux ans après mon licenciement, je ne m’en suis toujours pas relevé. Ma vie reste suspendue, comme mise entre parenthèse. La page a bien du mal à être tournée

Je suis entré à Goodyear à 19 ans

Goodyear et moi, au départ, c’est une belle histoire. Nous sommes en 2002, j’ai 19 ans, et je franchis pour la première fois la grille de l’usine, dans la peau d’un intérimaire.

Bosser en usine, c’est alors tout nouveau pour moi. À 15 ans, j’ai mis un premier pied dans le monde du travail. J’ai d’abord été couvreur avant de tout arrêter pour travailler, un peu plus tard, comme chauffeur-livreur… Des métiers qui se sont imposés à moi un peu par hasard, mais qui ne m’ont jamais permis de gagner suffisamment bien ma vie pour m’en sortir.

Cette année-là, je franchis donc le seuil de la porte d’une agence d’intérim qui fait face à l’usine Goodyear d’Amiens, dans l’espoir de trouver un boulot qui me permette enfin de m’en sortir vraiment. Ça tombe bien, l’usine Goodyear marche bien, l’entreprise a besoin de bras, on me propose tout de suite une première mission là-bas.

Je découvre un univers tout nouveau : un site gigantesque, des conditions de travail dures, très dures. Mais ça me plaît. Je me donne à fond et, six mois après, je suis engagé.

Il ne fallait pas avoir peur de suer, de souffrir

Entrer à Goodyear, quand on habitait Amiens, c’était quelque chose à l’époque. Goodyear, c’était l’avenir, l’assurance d’un salaire correct. Entrer à Goodyear, c’était une formidable opportunité de pouvoir construire une vie, de fonder une famille sereinement. J’étais si fier que je me rappelle avoir pas mal fêté ça avec les copains…

Car avant d’entrer dans cette entreprise, c’était loin d’être simple. Je gagnais rarement plus de 4.000 francs par mois (environ 600 euros). Trop peu pour fonder une famille, trop peu pour croire en l’avenir. En entrant à Goodyear, je suis passé à 11.000 francs (environ 1.700 euros). C’était énorme pour le jeune homme que j’étais. Et ça a tout changé.

D’un seul coup, je me suis vu un avenir. J’avais le sentiment d’être lancé. Quatre ans après mon embauche, ma première fille est née. Deux autres ont vite suivi. C’est certain, sans ce job, je n’aurais pas pu avoir des enfants aussi vite…

On n’était pas malheureux chez Goodyear : un 13e mois, une bonne mutuelle, des primes de vacances… J’ai longtemps pu emmener mes enfants en vacances chaque été grâce à tout ça. Mais c’était du donnant-donnant. Il ne fallait pas avoir peur de suer, de souffrir, quitte à flinguer son dos, ses bras et sa santé.

Des lumbagos, des brûlures et deux hospitalisations

J’ai commencé ma carrière “aux tracteurs”. Ma mission ? Mettre les bandes de roulement dans des chariots. Les bandes de roulement, c’est la couche de gomme du pneu qui est en contact avec le sol. Pour un tracteur, ça représente quand même un poids de 20 à 25 kilos par “pièce”. Et en huit heures de travail, c’était 3.000 à 4.000 bandes qu’il fallait porter.

Pendant ces douze années, je suis passé par à peu près tous les postes, toutes les horaires – j’ai fait les 3×8, j’ai bossé le weekend… Et j’ai pas mal souffert physiquement aussi, comme un peu tout le monde.

L'usine Goodyear d'Amiens, le 26 janvier 2013 (F. LO PRESTI/AFP).

L’usine Goodyear d’Amiens, le 26 janvier 2013 (F. LO PRESTI/AFP).

En douze ans, j’ai dû cumuler pas loin de deux ans d’arrêts de travail après des accidents à l’usine : quatre ou cinq lumbagos, des brûlures, et surtout deux hospitalisations. L’une d’entre elle m’a valu une anesthésie générale. À force de porter et de manipuler des pneus, des filaments s’étaient infiltrés sous la peau de mes avant-bras. Ca s’était infecté et ce n’était pas beau à voir…

Il fallait faire aussi avec des chefs qui n’hésitaient pas à mettre la pression : postés “en bout de ligne”, certains chronométraient notre travail, contrôlaient la cadence, se focalisaient sur le nombre de “pièces” qu’on sortait…

Pendant ces douze années, le corps a pris cher. Mais pour rien au monde je n’aurais cherché du travail ailleurs. J’étais attaché à cette boîte, à ces murs, aux collègues. J’étais heureux, j’éprouvais de la fierté à faire partie de cette entreprise. Je n’avais pas encore 30 ans, je n’étais qu’au début de ma carrière, mais je me voyais déjà y rester pour la vie.

Un combat social long et éprouvant

 Lire la suite sur : Le Nouvel Obs, 03-03-2016

 

——————————————————————————————————————–

* Le 12 janvier 2016, Nicolas L. et sept autres salariés ont été condamnés à neuf mois de prison ferme pour la “séquestration” de deux cadres de l’entreprise. Nicolas est également poursuivi pour “violences”, “pour avoir notamment tiré l’oreille” d’un des directeurs. Les huit ex-salariés ont fait appel de cette décision.

Source: http://www.les-crises.fr/ex-salarie-de-goodyear-je-risque-la-prison-ma-vie-est-suspendue-lavenir-me-terrifie/


La partition de la Syrie selon Moscou : gage aux Kurdes ou pression contre les Turcs ?

Friday 4 March 2016 at 02:23

Source : L’Orient le jour, Lina Kennouche, 02-03-2016

Des combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) agitent le drapeau de leur mouvement lors d’un défilé à Qamichli en février 2015. AFP

Des combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) agitent le drapeau de leur mouvement lors d’un défilé à Qamichli en février 2015. AFP

DÉCRYPTAGE

Si l’évocation explicite par la Russie d’une possible fédéralisation sur base ethnico-confessionnelle est pour le moins inédite, elle n’est cependant pas surprenante dans la nouvelle configuration politique et militaire.

La Russie a fait savoir lundi qu’elle ne s’opposerait pas à l’option du fédéralisme comme issue politique à la crise syrienne. Le scénario à l’irakienne d’une division du pays en ethnies et communautés fédérées proposé à l’origine par Washington a été évoqué par le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, quelques jours après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu traduisant un nouveau succès de la diplomatie russe dans la foulée du début de l’offensive victorieuse sur Alep. Mais cette déclaration intervient également deux semaines après les errements discursifs de Bachar el-Assad qui, dans un entretien accordé à l’AFP le 12 février dernier, affichait son ambition de reprendre le contrôle de la totalité de la Syrie, déclaration qui semble avoir fortement contrarié Moscou.

Pour Fabrice Balanche, spécialiste de la géographie politique de la Syrie et chercheur invité au Washington Institute, les propos de Sergueï Riabkov sont l’expression de la volonté russe d’appuyer le projet autonomiste kurde en donnant des gages en faveur d’une évolution du système politique qui permettrait à la Rojava (l’administration autonome kurde en Syrie) d’exister sur le modèle du Kurdistan irakien. Le chercheur rappelle que cette proposition ne concerne qu’accessoirement les autres composantes de la population syrienne. Si un système fédéral permet aux Kurdes de se tailler un territoire sur mesure, cette solution présente cependant un intérêt limité pour les minorités alaouites et chrétiennes associées au pouvoir de Bachar el-Assad, dont le sort ne semble plus véritablement en jeu aujourd’hui, du moins pour l’instant. « Cette solution pourrait en revanche intéresser les tribus arabes de la région de l’Euphrate dans la mesure où le président russe Vladimir Poutine prépare aujourd’hui l’après-Daech (acronyme arabe de l’État islamique – EI), et dans cette perspective, il envisagerait un ralliement de ces tribus aux forces kurdes », explique le chercheur.

Mais l’hypothèse d’une fédéralisation contrarie profondément les aspirations du président syrien. « Bachar el-Assad n’est évidemment pas d’accord avec cette proposition qui s’inscrit pourtant dans le deal conclu entre le régime et Moscou, pour qui la seule garantie de succès reste l’alliance avec les Kurdes », explique Fabrice Balanche. Selon lui, les Russes n’offriront pas de victoire décisive à Bachar el-Assad avant d’obtenir des garanties réelles qui inscriraient le projet autonome kurde à l’agenda politique du régime. « L’intérêt stratégique de la Russie est aujourd’hui de protéger l’est d’Alep avec l’aide des Kurdes, mais les Russes savent pertinemment qu’Assad pourrait se montrer déloyal ; et à mesure que le régime reprendrait des forces, il serait enclin à refuser les concessions, notamment en se rapprochant de l’Iran, imaginant qu’il est un peu tard pour les Russes d’envisager un retrait de Syrie avant la réalisation complète de leurs objectifs. Force est de constater que Bachar el-Assad reste très silencieux sur la question kurde », explique Fabrice Balanche.

Pas de triomphalisme à Moscou
Pour autant, à l’heure actuelle, l’hypothèse d’une fédéralisation de la Syrie comme compromis réaliste de sortie de crise semble peu probable. Si Américains et Russes peuvent converger sur ce scénario, il reste totalement exclu pour les groupes d’opposition et leurs parrains turc et saoudien. Cette option risquerait en outre de renforcer les contradictions entre la Russie et l’Iran, prêt à envisager des concessions, mais non au prix d’une résurgence d’un conflit au Kurdistan irakien. Il est plus plausible en revanche que cette déclaration ait pour but d’accentuer la pression sur l’adversaire turc pour le contraindre à une politique plus coopérative dans le cadre des pourparlers de Genève III, dont le prochain round est prévu le 9 mars. […]4

Suite à lire sur : L’Orient le jour, Lina Kennouche, 02-03-2016

Source: http://www.les-crises.fr/la-partition-de-la-syrie-selon-moscou-gage-aux-kurdes-ou-pression-contre-les-turcs/


Les taux d’emprunt des Etats s’enfoncent plus loin en territoire négatif

Friday 4 March 2016 at 00:01

Un mot d’économie – je parle peu des soubresauts de la Bourse – c’est sans grand intérêt.

Que les taux baissent, cela s’explique – ou pas.

Mais il y a un point FONDAMENTAL, dont on parle très peu je trouve, c’est le passage en taux NÉGATIF.

Les médias soulignent très peu cette évidence : mais un taux négatif cela signifie, certes, qu’on est prêt à perdre de l’argent en investissant, mais cela veut surtout dire que, bien évidemment, on préfère perdre de l’argent pour na pas laisser son argent sur un compte en BANQUE.

Et donc que les financiers craignent une faillite de la banque, ce qui est un drame dans un système monétaire, vu que mettre son argent à la banque est censé être sans risque…

Mais les financiers, contrairement aux journalistes, comprennent souvent bien ce qui se passe dans ce secteur, d’où leur légitime crainte, comme on l’a longuement expliqué sur ce blog en 2012-2013…  :)

Source : Les Echos, Isabelle Couet, 29-02-2016

L’encours de dette souveraine ayant des taux négatifs atteint des proportions vertigineuses. Il dépasse 5000 milliards de dollars selon JPMorgan - Shutterstock

L’encours de dette souveraine ayant des taux négatifs atteint des proportions vertigineuses. Il dépasse 5000 milliards de dollars selon JPMorgan – Shutterstock

L’Allemagne emprunte à taux négatif jusqu’à 9 ans, la France jusqu’à 7. Le retour de la déflation en février fait encore reculer les rendements obligataires. La BCE est attendue au tournant le 10 mars.

Les analystes sont perplexes. Les rendements obligataires s’enfoncent sous le seuil de 0 % à une vitesse effroyable. Ce lundi, les taux des obligations européennes poursuivent cette décrue que rien ne semble pouvoir arrêter. Les taux de l’Allemagne sont négatifs jusqu’à 9 ans (-0,013 %), ceux de la France jusqu’à 7 ans (-0,023 %), ceux de la Suisse jusqu’à 20 ans (-0,018 %). Et, en dehors de l’Europe, les taux japonais sont aussi passés sous la barre de zéro sur la maturité à 10 ans.

70 % des emprunts allemands ont des taux négatifs

Selon une note de la Société Générale, désormais 70 % de l’encours de dette allemande évolue sous le seuil de 0 %. Les analystes de la banque se préparent à voir le rendement à 10 ans allemand passer en territoire négatif au deuxième trimestre. « La détente continue, sans aucune accalmie, dans un contexte de détérioration des perspectives économiques globales, de tension sur le secteur financier, les matières premières et les marchés émergents ».

82

Le chiffre d’inflation dans la zone euro, publié ce lundi, n’arrange rien. L’inflation est retombée en territoire négatif (-0,2 % en rythme annuel) en février. « La déflation est de retour. Surtout la vraie mauvaise surprise est que l’inflation sous-jacente (hors alimentation et énergie) est en baisse, à 0,7 %, son niveau le plus faible depuis avril 2015 », souligne l’équipe d’ING.

Une situation qui alimente les spéculations sur le prochain geste de la Banque centrale européenne (BCE), qui se réunit la semaine prochaine. « Le chiffre d’aujourd’hui va donner des armes aux ’colombes’ (les banquiers centraux qui veulent une politique monétaire encore plus accommodante, NDLR) et promet de façon quasi-certaine qu’il y aura de nouvelles mesures de soutien », estime ING.

La BCE attendue au tournant le 10 mars

Beaucoup d’analystes et d’économistes tablent sur une baisse du taux de dépôt de la BCE, qui évolue déjà en territoire négatif. « Nous anticipons une baisse de 20 points de base en mars ainsi qu’une extension des prêts de très longue maturité (TLTRO) de la BCE pendant un an », indiquait déjà la Société Générale la semaine passée. Chez Pictet, Frederik Ducrozet table sur une baisse de 10 points de base du taux de dépôt, associée à  un système de taux à double détente (avec un seuil qui délimite le type de banques exposées au taux de dépôt), une augmentation de 20 milliards d’euros par mois du programme d’achats d’actifs financiers (avec des changements dans les modalités) et un nouveau prêt de longue maturité pour les banques.

 Cinq banques centrales dans le monde ont déjà adopté le taux directeur négatif. « Au cours des dernières années, beaucoup de banques centrales ont abaissé leur taux pour tenter d’atteindre leur objectif d’inflation. Mais, de façon discutable, certaines sont allées plus loin – abaissant leur taux sous 0 % en pensant que si une baisse de 1 % à 0 % n’avait pas marché, une baisse de 0 % à -1 % pourrait fonctionner », ironiste Steven Major chez HSBC. De fait, plus les instituts d’émission s’enfoncent en territoire inconnu, plus les doutes grandissent sur leur maîtrise de la situation et en particulier sur leur capacité à relancer l’inflation.  La BCE a lancé son programme d’achats d’actifs il y a un an  : l’idée était de faire baisser les rendements des emprunts d’Etat (en en achetant massivement), pour injecter de la liquidité dans le marché et pousser les investisseurs vers d’autres types d’actifs financiers, tout en incitant les banques à faire crédit et en faisant reculer l’euro. Tout un dispositif censé stimuler l’inflation. Or, le résultat n’est pas probant.

Plus inquiétant encore, même la Réserve fédérale américaine, pourtant engagé dans un processus de remontée de ses taux directeurs depuis décembre, a mentionné l’arme des taux négatif, si jamais les conditions économiques se détérioraient sérieusement.

I.Co

Source : Les Echos, Isabelle Couet, 29-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/les-taux-demprunt-des-etats-senfoncent-plus-loin-en-territoire-negatif/


[1997] La menace capitaliste, par George Soros

Thursday 3 March 2016 at 03:36

Un très vieil article de Soros, mais qui reste fort intéressant..

Source : The Atlantic, le 02/1997

Quel genre de société voulons-nous ? “Laissons le libre marché décider !” est la réponse souvent entendue. Cette réponse, argumente un éminent capitaliste, sape les valeurs dont dépendent les sociétés ouvertes et démocratiques.

GEORGE SOROS | PUBLICATION DE FEVRIER 1997

walletDans The Philosophy of History, Hegel a discerné un modèle historique distributif – la cassure puis la chute des civilisations en raison à une intensification morbide de leurs propres principes fondamentaux. Bien que j’aie fait une fortune sur les marché financiers, j’ai maintenant peur que l’intensification sans entrave du capitalisme du laissez-faire et de la propagation des valeurs marchandes dans les domaines de la vie mettent en danger notre société ouverte et démocratique. L’ennemi principal de la société ouverte, je crois, n’est plus la menace communiste mais la menace capitaliste.

Le terme de “société ouverte” a été pour la première fois utilisé par Henri Bergson, dans son livre Les deux sources de la morale et de la religion (1932), et mis en lumière par le philosophe autrichien Karl Popper, dans son livre La société ouverte et ses ennemis (1945). Popper montre que les idéologies totalitaires comme le communisme ou le nazisme ont un élément commun : elles prétendent détenir la vérité ultime. Depuis que la vérité ultime est hors de portée de l’espèce humaine, ces idéologies doivent avoir recours à l’oppression afin d’imposer leur vision de la société. Popper a juxtaposé à ces idéologies totalitaires une autre vision de la société, qui reconnaît que personne n’a le monopole de la vérité ; différentes personnes ont des vues différentes et des intérêts différents, et il y a un besoin d’institutions qui les autorisent à vivre ensemble en paix. Ces institutions protègent les droits des citoyens et assurent la liberté de choix et la liberté d’expression. Popper a appelé cette forme de d’organisation sociale la “société ouverte”. Les idéologies totalitaires étaient ses ennemis.

Ecrit durant la Seconde Guerre mondiale, La société ouverte et ses ennemis expliquait ce que les démocraties occidentales défendait et ce pour quoi elles se battaient. L’explication était hautement abstraite et philosophique, et le terme “société ouverte” n’obtint jamais une large reconnaissance. Néanmoins, l’analyse de Popper était pénétrante, et quand je l’ai lu en tant qu’étudiant à la fin des années 40, ayant déjà fait l’expérience à la fois du nazisme et du communisme en Hongrie, cela me frappa telle une révélation.

J’ai été amené à explorer plus profondément la philosophie de Karl Popper, et à me demander, pourquoi personne n’a accès à la vérité ultime ? La réponse est devenue claire : nous vivons dans le même univers que nous tentons de comprendre, et nos perceptions peuvent influer sur les évènements auxquels nous participons. Si nos pensées appartiennent à un univers et leur sujet à un autre, la vérité pourrait être interne à notre compréhension : nous pourrions formuler des affirmations correspondant aux faits, et les faits serviraient de critères fiables pour décider dans quel cas les affirmations sont vraies.

 

cartIl y a un domaine où ces conditions prévalent : les sciences naturelles. Mais dans d’autres domaines de l’activité humaine la relation entre affirmations et faits est moins nette. Sur les questions politiques et sociales les perceptions des acteurs aident à déterminer la réalité. Dans ces situations les faits ne constituent pas nécessairement un critère fiable pour juger de la vérité des affirmations.

Que la théorie soit valide ou non, cela s’est avéré être très utile pour moi sur les marchés financiers. Lorsque j’ai fait plus d’argent que je n’en avais besoin, j’ai décidé de mettre en place une fondation. J’ai réfléchi à ce qui m’importait vraiment. D’avoir vécu sous les persécutions nazies et l’oppression communiste, j’en suis venu à la conclusion que ce qui était primordial pour moi était une société ouverte. J’ai donc appelé la fondation le Fonds de la Société Ouverte (Open Society Funds), et j’ai défini ses objectifs comme étant d’ouvrir les sociétés, de rendre les sociétés ouvertes plus viables, et de promouvoir un mode critique de pensée. C’était en 1979.

Mon premier engagement majeur fut en Afrique du Sud, mais ce ne fut pas un succès. Le système de l’apartheid était si omniprésent que peu importe ce que j’essayais de faire, cela me rendait partie prenante du système plutôt que n’aidait à le changer. Puis j’ai tourné mon attention vers l’Europe centrale. Là j’eus beaucoup plus de succès. J’ai commencé à soutenir le mouvement tchécoslovaque de la Charte 77 en 1980 et Solidarité en Pologne en 1981. J’ai établi des fondations séparées dans mon pays d’origine, la Hongrie, en 1984, en Chine en 1986, en Union soviétique en 1987 et en Pologne en 1988. Mon engagement s’est accéléré avec l’effondrement du système soviétique. A présent j’ai établi un réseau de fondations qui s’étendent dans plus de 25 pays (sans compter la Chine, où nous avons fermé en 1989).

Opérant sous des régimes communistes, je n’ai jamais ressenti le besoin d’expliquer ce que signifiait “société libre” ; ceux qui soutenaient les objectifs des fondations le comprenaient mieux que moi, même s’ils n’étaient pas familiers avec l’expression. Le but de ma fondation en Hongrie, par exemple, était de soutenir des activités alternatives. Je savais que le dogme communiste prévalant était faux justement en ce qu’il était un dogme, et qu’il deviendrait insoutenable s’il était exposé à des alternatives. L’approche s’est avérée efficace. La fondation est devenue la principale source de soutien de la société civile en Hongrie, et au fur et à mesure que la société civile fleurissait, le régime communiste déclinait.

 

meweAprès l’effondrement du communisme, la mission du réseau de la fondation changea. Reconnaissant qu’une société ouverte est une forme d’organisation sociale plus avancée et sophistiquée qu’une société fermée (parce que dans une société fermée il n’y a qu’un seul schéma directeur qui est imposé à la société, alors que dans une société ouverte chaque citoyen n’est pas seulement autorisé mais requis de penser par lui-même). La plupart de mes fondations ont fait du bon travail, mais malheureusement, elles étaient un peu esseulées. Les sociétés ouvertes de l’Occident ne ressentaient pas un besoin pressant de promouvoir les sociétés ouvertes dans l’ancien empire soviétique. Au contraire, la vision prévalente était que les gens devaient être laissés libres de s’occuper eux-mêmes de leurs affaires. La fin de la guerre froide apporta une réponse bien différente de celle à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’idée d’un nouveau plan Marshall ne pouvait même pas être envisagée. Quand j’ai proposé une telle idée lors d’une conférence à Potsdam (dans ce qui était alors encore l’Allemagne de l’Est), au printemps de 1989, les gens m’ont littéralement ri au nez.

L’effondrement du communisme pose les jalons d’une société ouverte universelle, mais les démocraties occidentales n’ont pas su saisir l’occasion. Les nouveaux régimes qui émergent dans l’ex-Union soviétique et l’ex-Yougoslavie ressemblent très peu à des sociétés ouvertes. L’alliance occidentale semble avoir perdu sa détermination, car elle ne peut se définir elle-même en termes de menace communiste. Elle a montré peu d’envie de venir en aide à ceux qui ont défendu l’idée de société ouverte en Bosnie ou ailleurs. Quant aux personnes qui vivent dans d’anciens pays communistes, elles ont pu aspirer à une société nouvelle lorsqu’elles souffraient de la répression, mais maintenant que le système communisme s’est effondré, elles sont préoccupées par des problèmes de survie. Après l’échec du communisme est arrivée une désillusion générale concernant les concepts universels, et la société ouverte est un concept universel.

Ces considérations m’ont forcé à réexaminer mes convictions concernant la société ouverte. Pendant les cinq ou six ans qui ont suivi la chute du Mur, j’ai consacré pratiquement toute mon énergie à la transformation du monde anciennement communiste. Plus récemment, j’ai réorienté mon attention sur nos propres sociétés. Le réseau de fondations que j’ai créé continue de faire un excellent travail ; toutefois, il me semble urgent de reconsidérer les concepts fondateurs qui ont présidé à sa création. Cette réévaluation m’a conduit à la conclusion que le concept de société ouverte n’a pas perdu en pertinence. Au contraire, il est peut-être même encore plus nécessaire pour comprendre le moment présent et pour fournir un guide pratique à l’action politique, qu’au moment où Karl Popper a écrit son livre – mais il a besoin d’être fortement repensé et reformulé. Si la société ouverte doit servir d’idéal digne d’un combat, elle ne peut plus être simplement définie en termes de menace communiste. Elle doit être dotée d’un sens positif.

LE NOUVEL ENNEMI

snakearmPopper a montré que le fascisme et le communisme ont beaucoup en commun, même si l’un représentait l’extrême droite et l’autre l’extrême gauche, parce que tous deux s’appuyaient sur la puissance de l’État pour réprimer la liberté individuelle. Je souhaite étendre cet argument. Je postule qu’une société ouverte pourrait aussi être menacée, mais d’une autre direction – par un excès d’individualisme. Trop de concurrence et trop peu de coopération peuvent mener à des inégalités intolérables et à l’instabilité.

S’il existe une pensée dominante dans la société actuelle, c’est l’idée d’un marché magique. La doctrine du laissez-faire en capitalisme prétend que le bien commun est parfaitement atteint par la poursuite sans entrave de l’intérêt personnel. Mais, à moins qu’il soit refréné par la reconnaissance d’un intérêt général supérieur à certains intérêts particuliers, notre système actuel – qui, malgré toutes ses imperfections, peut être défini comme une société ouverte – court à sa perte.

Je souhaite insister sur le fait que je ne place pas le laisser-faire capitaliste dans la même catégorie que le nazisme ou le communisme. Les idéologies totalitaires essayaient délibérément de détruire la société ouverte ; le laissez-faire la met en danger, mais par inadvertance. Friedrich Hayek, l’un des apôtres du laisser-faire, était aussi un défenseur de la société ouverte. Néanmoins, parce que le communisme et même le socialisme ont été profondément discrédités, je considère que la menace venant du laisser-faire est plus grave aujourd’hui que celle des idéologies totalitaires. Nous jouissons d’un marché véritablement global dans lequel les biens, les services, les capitaux et même les personnes circulent très librement, mais nous ne parvenons pas à voir la nécessité de défendre les valeurs et les institutions d’une société ouverte.

La situation actuelle est comparable à celle du début du siècle dernier. C’était un âge d’or du capitalisme, caractérisé par un principe de laisser-faire ; comme aujourd’hui. La période précédente était à bien des égards plus stable. Il y avait un pouvoir impérial, l’Angleterre, prêt à envoyer des canonnières dans des lieux éloignés, parce que, en tant que principal bénéficiaire du système, il avait un intérêt manifeste à le maintenir. De nos jours, les États-Unis ne veulent pas être le gendarme de la planète. La période précédente avait l’étalon or ; de nos jours les monnaies fluctuent et s’effondrent. Et pourtant le système de libre marché qui a prévalu il y a un siècle a été détruit par la Première Guerre mondiale. Des idéologies totalitaires en sont nées, et à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait quasiment plus de transfert de capitaux entre pays. Voyez comme le régime actuel risque de s’effondrer, si nous ne tenons pas compte de l’expérience passée !

Bien que la doctrine de laissez-faire ne contredise pas autant la société ouverte que pouvaient le faire le marxisme-léninisme ou les idées nazies de pureté raciale, toutes ces doctrines ont un point commun : elles prétendent toutes justifier posséder une vérité finale, par un appel à la science. Dans le cas des doctrines totalitaires, cet appel pouvait facilement être méprisé. L’une des réussites de Popper fut de démontrer que le marxisme n’est pas une science. Le cas du laissez-faire capitaliste est plus difficile, parce qu’il est fondé sur la théorie économique, et l’économie est la science sociale qui jouit de la meilleure réputation. On ne peut simplement pas mettre sur le même plan l’économie de marché et le marxisme. Néanmoins, je soutiens que l’idéologie du laisser-faire constitue une perversion d’une vérité pseudo-scientifique tout autant que le marxisme-léninisme.

Le principe scientifique le plus important qui soutient l’idéologie du laisser-faire est la théorie selon laquelle le marché concurrentiel amène l’offre et la demande à leur point d’équilibre et ainsi assure la meilleure allocation possible des ressources. Ceci est généralement accepté comme une vérité éternelle, et dans un certain sens, cela en est une. La théorie économique est un système axiomatique : tant que ses hypothèses sont vérifiées, ses conclusions sont exactes. Mais lorsque l’on examine de près ses hypothèses, on s’aperçoit qu’elles ne s’appliquent pas au monde réel. Telle qu’elle fut formulée originellement, la théorie de la concurrence parfaite – de l’équilibre parfait entre offre et demande – supposait une connaissance parfaite, des produits homogènes et facilement divisibles, et un nombre suffisamment important de participants sur le marché pour qu’aucun participant individuel ne puisse seul influer sur les prix. L’hypothèse de connaissance parfaite est impossible à vérifier, si bien qu’elle fut remplacée par une construction astucieuse. L’offre et la demande ont été considérées comme des données indépendantes. Cette condition a été présentée comme un prérequis méthodologique plutôt que comme une hypothèse. On a prétendu que la théorie économique étudie la relation entre offre et demande ; ainsi, les deux devenaient une donnée du problème.

Comme je l’ai montré par ailleurs, l’hypothèse que l’offre et la demande pourraient être des données indépendantes ne se vérifie pas dans la réalité, en tout cas pas dans le cas du marché financier – et le marché financier joue un rôle crucial dans l’allocation des ressources. Les acheteurs et les vendeurs sur le marché financier parient sur l’avenir sur la base de leurs propres décisions. Les courbes de l’offre et de la demande ne peuvent pas être des données du problème car elles incorporent toutes les deux des attentes à propos d’évènements qui sont eux-mêmes influencés par ces attentes. Il y a un mécanisme de retour à deux voies entre le mode de pensée des participants au marché et la situation à laquelle ils pensent – la “réflexivité”. Cela tient compte à la fois de la compréhension imparfaite des participants (un élément dont la prise en compte est l’une des bases de la société ouverte) et du caractère indéterminé du processus auquel ils participent.

Si les courbes de l’offre et de la demande ne sont pas des données indépendantes, comment les prix du marché sont-ils déterminés ? Si l’on analyse le comportement des marchés financiers, nous voyons que, plutôt que de tendre vers un équilibre, les prix continuent de fluctuer en fonction des attentes des acheteurs et des vendeurs. Il existe des périodes pendant lesquelles les prix s’éloignent de tout équilibre théorique. Même s’ils montrent une tendance à y revenir, l’équilibre n’est pas le même que ce qu’il aurait été sans la période de turbulence. Et pourtant le concept d’équilibre perdure. Il est facile de voir pourquoi : sans lui, l’économie ne pourrait dire comment les prix sont fixés.

En l’absence d’équilibre, la prétention du libre-marché d’amener à l’allocation optimale des ressources perd sa justification. La théorie prétendument scientifique qui a été utilisée pour la valider devient une simple structure axiomatique dont les conclusions sont contenues dans ses hypothèses, et qui n’est pas nécessairement démontrée par des preuves empiriques. La ressemblance avec le marxisme, qui lui aussi prétendait au statut de science, est assez dérangeante.

Je ne prétends pas que la théorie économique a délibérément déformé la réalité pour des besoins politiques. Mais en essayant d’imiter les réussites (et d’acquérir le prestige associé) aux sciences naturelles, la théorie économique a tenté l’impossible. Les théories des sciences sociales ont une relation réflexive à leur sujet d’étude. Cela signifie qu’elles peuvent influer sur le cours des évènements d’une façon que les sciences naturelles ne peuvent faire. Le célèbre principe d’incertitude d’Heisenberg implique que tout acte d’observation peut interférer dans le comportement des particules quantiques ; mais c’est l’observation qui crée l’effet, pas le principe d’incertitude lui-même. Dans la sphère sociale, les théories ont la capacité d’altérer le sujet d’étude lui-même. La théorie économique a délibérément exclu la réflexivité de ses considérations. Ce faisant, elle a déformé son sujet d’étude et s’est ainsi exposée à l’exploitation par l’idéologie du laisser-faire.

Ce qui a permis de convertir la théorie économique en une idéologie hostile à la société ouverte est l’hypothèse de la connaissance parfaite – dans un premier temps ouvertement formulée, puis déguisée en outil méthodologique. Le mécanisme du marché a une très grande qualité, mais ce n’est pas d’être parfait ; c’est plutôt d’être, dans un monde dominé par la compréhension imparfaite, de fournir un moyen efficace d’évaluer le résultat de ses décisions et de corriger ses erreurs.

Sous n’importe laquelle de ses formes, l’assertion d’information parfaite entre en contradiction avec le concept de société ouverte (qui elle reconnaît que notre compréhension de chaque situation est intrinsèquement imparfaite). Comme ce point est abstrait, je dois décrire des exemples spécifiques dans lesquels le laissez-faire représente une menace à la société ouverte. Je me concentrerai sur trois sujets : la stabilité économique, la justice sociale et les relations internationales.

STABILITE ECONOMIQUE

La théorie économique a réussi à créer un mode artificiel dans lequel les préférences des participants et les opportunités auxquelles les participants sont confrontés sont indépendantes l’une de l’autre, et dans lequel les prix tendent vers un équilibre qui amène les deux forces à l’équilibre. Mais dans un marché financier les prix ne sont pas simplement le reflet passif de la donnée indépendante de l’offre et de la demande ; ils jouent aussi un rôle dans la formation des préférences et des opportunités. Cette interaction réflexive rend les marchés financiers foncièrement instables. L’idéologie du laissez-faire nie cette instabilité et s’oppose à toute forme de gouvernement qui chercherait à rétablir la stabilité.

L’histoire montre que les marchés financiers s’effondrent parfois, provoquant dépression économique et agitation sociale. Chaque effondrement a conduit à des évolutions des banques centrales et d’autres formes de réglementation. L’idéologie du laissez-faire aime faire accroire que les effondrements sont dus à de mauvaises régulations, pas à l’instabilité des marchés. Leur argument n’est pas totalement faux, puisque si notre compréhension est foncièrement imparfaite, toute réglementation présente des défauts. Mais leur argument sonne creux, car ils oublient d’expliquer pourquoi la réglementation fut mise en place en premier lieu. Ils esquivent la difficulté en utilisant un autre argument qui se résume à ceci : comme toute régulation est défectueuse, alors un marché dérégulé est parfait.

Cet argument s’appuie sur l’hypothèse de parfaite information : si une solution est fausse, la solution opposée doit être correcte. En l’absence d’information parfaite, toutefois, le marché libre comme la règlementation sont défectueux. La stabilité ne peut être préservée que si un effort conscient est fait dans ce but. Malgré cela des effondrements auront lieu, parce que les politiques publiques sont souvent imparfaites. S’ils sont profonds, de tels effondrements peuvent donner naissance à des régimes totalitaires.

L’instabilité s’étend bien au-delà des marchés financiers : elle affecte les valeurs qui nous guident dans nos actions. La théorie économique prend les valeurs pour des constantes. A l’époque de la naissance de la théorie économique, à l’époque d’Adam Smith, de David Ricardo et d’Alfred Marshall, c’était une hypothèse raisonnable, car les peuples avaient, en effet, un système de valeurs assez fermement établi. Adam Smith lui-même a combiné des éléments de philosophie morale avec sa théorie économique. Au-delà des préférences personnelles qui s’exprimaient dans leur comportement sur le marché, les personnes étaient guidées par une série de principes moraux qui trouvaient leur expression en dehors du périmètre des mécanismes du marché. Profondément ancrés dans la tradition, la religion et la culture, ces principes n’étaient pas forcément rationnels au sens de choix conscients parmi des alternatives possibles. A vrai dire, bien souvent ces choix n’étaient pas forcément très défendables lorsque des alternatives apparaissaient. Les valeurs du marché ont fini par saper les valeurs traditionnelles.

Il y a un conflit évident entre les valeurs du marché et les autres valeurs plus traditionnelles, ce qui a provoqué des débats passionnés et de forts antagonismes. A mesure que le mécanisme du marché a gagné du terrain, la fiction selon laquelle les gens agissent en fonction d’un nombre de valeurs non liées au marché est devenue de plus en plus difficile à défendre. La publicité, le marketing et même les emballages cherchent à influer sur la formation des préférences personnelles, plutôt que de simplement, comme le prévoit la théorie du laissez-faire, répondre au besoin. Incapables de définir un point de référence, nous utilisons de plus en plus souvent l’argent comme critère d’évaluation. Ce qui est plus cher est considéré comme meilleur. La valeur d’une œuvre d’art est jugée sur le prix qu’elle atteint. Des personnes méritent le respect et l’admiration parce qu’elles sont riches. Ce qui n’était qu’un moyen d’échange a usurpé la place des valeurs fondamentales, renversant l’ordre dans la relation postulée par la théorie économique. Ce qui constituait des professions est devenu des affaires. Le culte du succès a remplacé la foi en des principes. La société a perdu ses fondements.

DARWINISME SOCIAL

En tenant l’offre et la demande pour des données et en déclarant toute forme d’intervention gouvernementale malsaine, l’idéologie du laissez-faire a effectivement banni toute forme de redistribution du revenu ou de la richesse. Je reconnais que toute tentative de redistribution interfère avec l’efficacité du marché, mais il n’en résulte pas nécessairement qu’aucune tentative ne doive être faite. L’argument du laissez-faire repose sur le même appel tacite à la perfection que le faisait le communisme. Il prétend que, si la redistribution provoque l’inefficacité et la distorsion, le problème peut être résolu en éliminant la redistribution – exactement comme le communisme prétendait que la duplication qu’implique la concurrence était un gaspillage, et que par conséquent l’économie devait être planifiée de façon centrale. Mais la perfection est inatteignable. La richesse s’accumule en effet entre les mains des possédants, et si aucun mécanisme n’impose la redistribution, les inégalités deviennent intolérables. “L’argent est comme le fumier, inutile s’il n’est pas répandu.” Francis Bacon était un profond économiste.

L’argument du laissez-faire contre la redistribution invoque la doctrine de la survie des plus forts. C’est oublier le fait que la richesse se transmet par héritage, et que la seconde génération est rarement aussi forte que la première.

Dans tous les cas, il ne paraît pas sain de faire de la survie des plus forts le principe directeur d’une société civilisée. Le darwinisme social est fondé sur une version dépassée de la théorie de l’évolution, tout comme la théorie de l’équilibre en économie prend sa source dans la physique newtonienne. Le principe de l’évolution des espèces est la mutation, et la mutation se manifeste de façon beaucoup plus subtile. Les espèces et leur environnement interagissent, et une espèce agit comme une partie de l’environnement pour une autre. Il y a un mécanisme de retour en histoire, très similaire à celui de réflexivité, avec la différence que, dans le cas de l’histoire, le mécanisme n’est pas mû par la mutation mais par erreurs. Je mentionne ceci parce que le darwinisme social est l’une des erreurs qui guident les affaires humaines de nos jours. Le point principal que je veux souligner est que la coopération fait partie du système tout autant que la compétition, et le slogan “la survie des plus forts” déforme cette réalité.

RELATIONS INTERNATIONALES

L’idéologie du laissez-faire partage certaines des déficiences d’une autre science erronée, la géopolitique. Les États n’ont pas de principes, seulement des intérêts, argumentent les géopoliticiens, et ces intérêts sont déterminés par la localisation géographique d’autres fondamentaux. Cette approche déterministe trouve ses origines dans une vision obsolète de la méthode scientifique du XIXe siècle, et elle souffre d’au moins deux défauts flagrants qui ne s’appliquent pas avec la même force aux doctrines économiques du laissez-faire. L’un est qu’il traite l’État comme unité d’analyse indivisible, tout comme l’économie traite l’individu. Il y a quelque chose de contradictoire dans le fait de bannir l’État de l’économie mais dans le même temps de le consacrer comme ultime source d’autorité dans les relations internationales. Mais passons. Il y a un aspect pratique du problème plus impérieux. Que se produit-il lorsqu’un État se désintègre ? Les réalistes géopolitiques se trouvent alors totalement démunis. C’est ce qui est arrivé lorsque l’Union soviétique et la Yougoslavie se sont désintégrées. L’autre défaut de la géopolitique est qu’elle ne reconnaît pas l’intérêt commun derrière l’intérêt national.

Avec la disparition du communisme, la situation actuelle, même imparfaite, peut être décrite comme une société ouverte mondiale. Elle n’est pas menacée de l’extérieur, par quelques idéologies totalitaires à la recherche d’une suprématie mondiale. La menace vient d’un autre côté, de tyrans locaux qui cherchent à établir une domination interne via des conflits externes. Elle peut aussi venir d’États démocratiques mais souverains qui poursuivent leur propre intérêt au détriment de l’intérêt commun. La société ouverte internationale peut être son pire ennemi.

La guerre froide était un arrangement extrêmement stable. Deux blocs de pouvoir, représentant des concepts opposés de l’organisation sociale, se battaient pour la suprématie, mais ils devaient respecter les intérêts vitaux mutuels, car chaque côté était capable de détruire l’autre dans une guerre totale. Cela posait une limite solide à l’extension du conflit ; tous les conflits locaux étaient, dès lors, circonscrits par un plus large conflit. Cet ordre mondial extrêmement stable s’est terminé à la suite de la désintégration interne de l’une des superpuissances. Aucun nouvel ordre mondial n’a pris sa place. Nous sommes entrés dans une période de désordre.

L’idéologie du laissez-faire ne nous prépare pas à relever cet enjeu. Elle ne reconnaît pas le besoin d’un ordre mondial. Un ordre est supposé émerger de la poursuite par les États de leurs propres intérêts. Mais guidés par le principe de la survie du plus fort, les États sont de plus en plus préoccupés par leur compétitivité et réticents à faire tout sacrifice pour le bien commun.

Il n’y a pas besoin de faire d’effroyables prédictions sur l’éventuel effondrement de notre système commercial mondial afin de montrer que l’idéologie du laissez-faire est incompatible avec le concept de société ouverte. Il suffit de considérer l’incapacité du monde libre à tendre la main après l’effondrement du communisme. Le système du capitalisme brigand qui a pris le contrôle de la Russie est si inéquitable que les gens peuvent bien se tourner vers un chef charismatique qui leur promet un renouveau national au prix des libertés civiles.

S’il existe une leçon à tirer, elle est que l’effondrement d’un régime répressif ne conduit pas automatiquement à l’établissement d’une société ouverte. Une société ouverte n’est pas seulement l’absence d’intervention du gouvernement et de l’oppression. C’est une structure sophistiquée et compliquée, et un effort délibéré de la faire naître. Puisque plus sophistiquée que le système qu’elle remplace, une transition rapide nécessite une assistance extérieure. Mais la combinaison des idées de laissez-faire, le darwinisme social et le réalisme géopolitique qui prévalent aux États-Unis et au Royaume-Uni font obstacle à tout espoir de société ouverte en Russie. Si les dirigeants de ces pays avaient eu une vision différente du monde, ils auraient pu établir de solides fondations pour une société ouverte mondiale.

Au moment de l’effondrement soviétique il y avait une opportunité de modeler la fonction de l’ONU telle qu’elle avait été conçue à l’origine. Mikhaïl Gorbatchev a visité les Nations Unies en 1988 et a exposé sa vision des deux superpuissances coopérant pour apporter la paix et la sécurité au monde. Depuis lors l’opportunité a disparu. L’ONU a été complètement discréditée en tant qu’institution gardienne de la paix. La Bosnie fait à l’ONU ce que l’Abyssinie a fait à la Ligue des Nations en 1936.

Notre société ouverte mondiale manque d’institutions et de mécanismes nécessaires à sa préservation, mais il n’y a pas de volonté politique de les créer. Je blâme l’attitude prédominante, qui soutient que la libre poursuite de l’intérêt personnel apportera un éventuel équilibre international. Je pense cette confiance déplacée. Je pense que le concept de société ouverte, qui a besoin d’institutions pour le protéger, peut constituer un meilleur guide pour agir. En l’état actuel des choses, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour réaliser que la société ouverte mondiale qui prévaut actuellement est probablement le signe d’un phénomène temporaire.

LA PROMESSE DE FAILLIBILITE

Il est plus facile d’identifier les ennemis de la société ouverte que de lui donner un sens positif. Pourtant, dépourvue de sens positif, la société ouverte sera victime de ses ennemis. Il existe un intérêt commun dans la conservation de l’unité d’une communauté, mais la société ouverte n’est pas une communauté dans le sens traditionnel du terme. C’est une idée abstraite, un concept universel. Bien sûr, il existe une communauté globale ; il y a des intérêts communs au niveau global, comme la préservation de l’environnement ou la prévention de la guerre. Mais ces intérêts sont relativement faibles en comparaison des intérêts spéciaux. Ils n’ont pas beaucoup d’échos dans un monde d’États souverains. De plus, la société ouverte est un concept universel qui transcende toutes les frontières. Les sociétés assurent leur cohésion grâce à des valeurs partagées. Ces valeurs sont enracinées dans la culture, la religion, l’histoire et la tradition. Dans une société sans frontières, quelles sont les valeurs partagées ? Il me semble qu’il n’y a qu’une source possible : le concept de société ouverte lui-même.

Pour remplir ce rôle, le concept de société ouverte doit être redéfini. Plutôt que d’être une dichotomie entre ouverte et fermée, je vois la société ouverte occuper la place médiane, là où les droits individuels sont sauvegardés mais où des valeurs partagées permettent de tenir la société en un tout. Cette place médiane est menacée de toutes parts. D’un côté, les doctrines nationalistes ou communistes entraînent la domination étatique. Dans l’autre extrême, le capitalisme du laissez-faire amènera vers une plus grande instabilité et finalement un effondrement. Il existe d’autres variantes. Lee Kuan Yew, de Singapour, propose un “modèle asiatique” qui combine l’économie de marché et la répression d’État. Dans bien des endroits sur le globe, le contrôle de l’État est si étroitement associé à la création de richesse privée que l’on pourrait parler de capitalisme voleur ou d’État gangster, une autre menace pour la société ouverte.

J’envisage la société ouverte comme une société ouverte à l’amélioration. Nous commençons par reconnaître notre propre imperfection, qui s’étend non seulement à nos constructions mentales mais aussi à nos institutions. Ce qui est imparfait peut être amélioré, par un processus d’essais successifs. La société ouverte, non seulement permet ce processus, mais l’encourage même, en insistant sur la liberté d’expression et en protégeant l’opposition. La société ouverte offre une vision de progrès illimité. En cela, elle montre une ressemblance avec la méthode scientifique. Mais la science a à sa disposition des critères objectifs – à savoir les faits à l’aune desquels le processus peut être jugé. Malheureusement, dans les affaires humaines les faits ne fournissent pas un critère de jugement fiable, nous avons donc besoin de standards agréés par lesquels le processus d’essais successifs peut être jugé. Toutes les cultures et religions offrent de tels standards ; la société ouverte ne pourra pas s’en passer. L’innovation vient du fait que là où les cultures et les religions voient leurs valeurs comme absolues, une société ouverte, consciente des nombreuses cultures et religions, regarde ses propres valeurs comme un sujet de débat et d’opinion. Pour rendre le débat possible, il doit y avoir un consensus sur au moins un point : que la société ouverte est une forme d’organisation sociale désirable. Les individus doivent être libres de penser et d’agir, seulement limités par l’intérêt commun. Où se trouvent ces limites doit aussi être déterminé par essais successifs.

La déclaration d’indépendance peut être prise comme une assez bonne approximation des principes d’une société ouverte, mais plutôt que déclarer que ces principes coulent de source, nous devrions reconnaître qu’ils sont cohérents avec nos propres imperfections. La reconnaissance de notre imperfection peut-elle servir à l’établissement d’une société ouverte en tant que forme désirable d’organisation sociale ? Je pense que oui, même s’il existe de formidables obstacles. Nous devons conférer à la connaissance de notre imperfection le statut que nous réservons habituellement à la foi en une vérité ultime. Mais si la vérité ultime n’est pas accessible, comment pourrait-on accepter notre imperfection comme vérité ultime ?

C’est un paradoxe apparent, mais il peut être résolu. La première proposition, que nous sommes imparfaits, est compatible avec la seconde : que nous devons accepter cette proposition comme un article de foi. Le besoin d’articles de foi naît du fait même que nous sommes imparfaits. Si nous avions une compréhension parfaite, nous n’aurions nul besoin de foi. Mais pour accepter ce raisonnement, nous devons profondément changer le rôle que nous accordons aux croyances.

Historiquement, les croyances ont servi à justifier des comportements spécifiques. L’imperfection doit entraîner une attitude différente. La foi devrait servir à guider notre vie, pas à nous faire obéir à des règles données. Si nous acceptons que la foi est une expression de nos choix, et pas une vérité ultime, nous serons mieux à même d’accepter d’autres croyances et de réviser les nôtres à la lumière de notre expérience. Mais ce n’est pas ainsi que la plupart d’entre nous considèrent leurs croyances. Ils ont tendance à confondre leur foi avec une vérité ultime. En fait, cette confusion sert bien souvent à définir leur identité propre. Si une société ouverte les oblige à abandonner leur prétention à une vérité ultime, alors ils éprouvent un sentiment de perte.

Cette idée que nous possédons une vérité ultime est profondément inscrite dans nos modes de pensée. Nous pouvons avoir reçu d’extraordinaires qualités, mais nous sommes inséparablement liés à nous-mêmes. Nous pouvons avoir découvert la vérité et la moralité, mais par-dessus tout nous représentons nos intérêts et nous-mêmes. Si bien que s’il existe de telles choses que la vérité et la justice – et nous croyons qu’elles existent – nous voulons en avoir le contrôle. La foi en notre imperfection est un substitut de piètre qualité. C’est un concept hautement sophistiqué, bien plus difficile à manier que des concepts primitifs comme ma patrie (ou ma famille ou mon entreprise), vrai ou faux.

Si l’idée de notre imperfection est si difficile à accepter, qu’est-ce qui la rend attirante ? Le meilleur argument en sa faveur est constitué des résultats qu’elle obtient. Les sociétés ouvertes ont tendance à être plus prospères, plus innovantes, plus stimulantes, que les sociétés fermées. Mais il y a un danger à proposer le succès comme justification à une foi, car si ma théorie de la réflexivité est valide, avoir du succès n’est pas la même chose que d’avoir raison. En sciences naturelles, les théories doivent être justes (dans le sens où les explications et les prévisions qu’elles proposent doivent correspondre aux faits) pour qu’elles fonctionnent (dans le sens qu’elles produisent des explications et des prévisions utiles). Mais en sciences sociales, ce qui est efficace n’est pas forcément ce qui est juste, à cause du lien réflexif entre la pensée et la réalité. Comme je l’ai dit plus tôt, le culte du succès peut être une source d’instabilité, car il peut saper notre compréhension du bien et du mal. C’est ce qui se produit dans notre société de nos jours. Notre sens du bien et du mal est mis en danger par nos préoccupations de succès, mesuré par l’argent. Tout va, à partir du moment où vous ne vous faites pas prendre.

Si le succès était le seul critère, la société ouverte perdrait son combat contre les idéologies totalitaires – comme elle l’a perdu d’ailleurs en plusieurs occasions. Il est plus simple de défendre mon intérêt propre que de m’engager dans la pantalonnade du raisonnement abstrait qui conduit de la notion d’imperfection à celle de société ouverte.

Le concept de société ouverte a besoin d’être plus fondé sur des faits. Il doit y avoir un engagement en faveur de la société ouverte, car c’est la forme la plus adéquate de société. Mais un tel engagement est rare.

Je crois en la société ouverte car c’est celle qui nous permet le mieux de développer notre potentiel, par rapport à un système social qui prétend posséder une vérité ultime. Accepter le caractère inatteignable de la vérité est une meilleure base de départ pour atteindre la liberté et la prospérité, que de le nier. Mais je reconnais qu’il y a là un problème : je suis suffisamment épris de vérité pour reconnaître la société ouverte comme attrayante, mais je ne suis pas sûr que mes congénères vont partager mon point de vue. Etant donné la connexion réflexive entre réflexion et réalité, la vérité n’est pas indispensable au succès. Il peut être possible d’atteindre certains objectifs spécifiques en distordant ou en niant la vérité, et bien des personnes sont plus intéressées d’atteindre des objectifs spécifiques que d’atteindre la vérité.

Ce n’est qu’à un niveau très élevé d’abstraction, lorsque l’on considère le sens de la vie, que la vérité acquiert une importance primordiale. Et même là, la duperie peut être préférable à la vérité, car la vie entraîne la mort, et la mort n’est pas facilement acceptable. En fait, l’on pourrait dire que la société ouverte est la meilleure société pour tirer le meilleur parti de la vie, alors que la société fermée est la meilleure pour accepter la mort. En fin de compte, la foi, dans une société ouverte, est une question de choix, et pas de raisonnement logique.

Ce n’est pas tout. Même si le concept de société ouverte était universellement accepté, cela ne serait pas suffisant pour assurer la liberté et la prospérité. La société ouverte ne fournit qu’un canevas, dans lequel différents points de vue sociaux et politiques peuvent être réconciliés ; elle ne fournit pas une opinion tranchée sur les objectifs sociaux. Si elle le faisait, ce ne serait pas une société ouverte. Cela signifie que le peuple doit avoir d’autres croyances en plus de celle en une société ouverte. Il n’y a que dans une société fermée que le concept de société ouverte est suffisant pour permettre l’action politique ; dans une société ouverte il n’est pas suffisant d’être un démocrate, il faut être un démocrate libéral, ou un social-démocrate ou un démocrate-chrétien ou tout autre type de démocrate. Une conviction partagée de société ouverte est une condition nécessaire mais non suffisante pour la liberté et la prospérité et pour tous les bénéfices que nous promet la société ouverte.

On peut voir que le concept de société ouverte est vraisemblablement une source inexorable de difficultés. On pouvait s’y attendre. Après tout, la société ouverte est fondée sur la reconnaissance de notre faillibilité. En effet, il va de soi que notre idéal de société ouverte est inaccessible. Avoir un schéma directeur pour cela serait assez contradictoire. Cela ne veut pas dire que nous ne devrions pas y aspirer. En science également, la vérité ultime est inaccessible. Cependant regardons le progrès que nous avons fait en la poursuivant. De même, la société ouverte peut être approximative à un degré plus ou moins grand.

Obtenir un agenda politique et social d’un argument épistémologique et philosophique semble une entreprise sans espoir ? Pourtant cela peut être fait. Il y a un précédent historique. Les Lumières furent une célébration du pouvoir de la raison, et elles fournirent l’inspiration de la Déclaration d’Indépendance et la Déclaration des Droits de l’Homme. La croyance en la raison a été portée à l’excès par la Révolution française, avec des effets secondaires désagréables ; c’était cependant le début de la modernité. Nous avons maintenant eu 200 ans d’expérience de l’Âge de Raison et comme les gens raisonnables, nous devons reconnaître que la raison a ses limites. Le temps est mûr pour développer un cadre conceptuel fondé sur notre faillibilité. Où la raison a échoué, la faillibilité peut encore réussir.

Illustrations par Brian Cronin.

Source : The Atlantic, le 02/1997

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/1997-la-menace-capitaliste-par-george-soros/


10 idées dingues de Trump en politique étrangère, par Vincent Jauvert

Thursday 3 March 2016 at 01:35

Ce qu’il y a de bien avec Vinvent Jauvert, c’est qu’il livre du caviar dans chaque article…

(je précise que je n’ai pas vérifié ses dires – mais cela aurait surement été drôle)

10 idées dingues de Trump en politique étrangère

Source : Le Nouvel Obs, Vincent Jauvert, 29-02-2016

Le milliardaire, qui survole la primaire républicaine, est l’archétype du populiste américain modèle année 30, isolationniste et protectionniste.

Ah, donc le genre de président qui ne veut pas détruire l’ Irak et la Libye par exemple ? Hmmm ?

Donald Trump, le 23 février 2016 (Ethan Miller / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Donald Trump, le 23 février 2016 (Ethan Miller / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Vous notez comme les journalistes choisissent souvent une photo désavantageuse pour Trump ?

Comment le milliardaire incendiaire voit-il le monde ? Quel rôle veut-il que l’Amérique joue sur l’échiquier planétaire ?

Malgré ce que l’on croit, Donald Trump, qui décroche succès sur succès dans la primaire républicaine et pourrait donc bien obtenir l’investiture pour l’élection présidentielle, a des idées certes dingues mais assez cohérentes en matière de politique étrangère.

Ce corpus implicite, cette doctrine disent certains, fait de lui l’archétype du populiste américain modèle années 30, isolationniste et protectionniste. S’il gagne, le monde en sera bouleversé – pour le pire.

parce que le Vincent Jauvert lit l’avenir, c’est magnifique !

Voici les dix propositions qu’il a mises sur la table.

1 Construire un mur entre le Mexique et les États-Unis

Et faire payer l’ouvrage par le gouvernement mexicain. C’est la formule choc qui l’a fait décoller dans les sondages au cours de l’été dernier. Depuis, il a détaillé son plan radical. Pour contraindre Mexico à financer ce rempart anti-immigration, il entend par exemple imposer des amendes aux chefs d’entreprises et aux diplomates mexicains en visite aux Etats-Unis ou saisir l’argent que les immigrés clandestins envoient à leur famille.

Et voilà même son projet :

mur

oups, bon, désolé, c’est le mur construit par Israël en Palestine… (oui, ça existe façon Berlin 1962, mais chuuuut)

2 Saisir le pétrole

Saisir manu militari les puits de pétrole irakiens et syriens au bénéfice des compagnies américaines. Cela fait plusieurs années que Donald Trump affirme que Washington doit adopter les méthodes des conquérants d’autrefois et se “payer sur la bête”. Avec la présence de Daech sur le terrain, on se demande comment une telle entreprise pourrait être menée. Sur ce point, il ne dit rien.

3 Ne pas se mêler du dossier Daech

Laisser Bachar al-Assad et Vladimir Poutine régler, à leur façon, le problème de Daech en Syrie. Fidèle à son isolationnisme viscéral, le milliardaire ne veut pas que l’Amérique se mêle de ce dossier. Son directeur de campagne, Corey Lewandowsky, affirme, malgré les évidences, que Bachar “maîtrise la situation” et que Poutine frappe bien les zones contrôlées par l’Etat islamique. Autrement dit, il s’en lave les mains.

C’est à dire que, pour lui, l’idée que les USA ne se mêlent pas de la situation en Syrie (comme uen vulgaire Suisse), c’est donc “dingue”… OK…

4 Rétablir la torture

Employer de nouveau la torture contre les terroristes et massacrer leurs familles. Donald Trump veut non seulement réintroduire le “waterboarding” dans les techniques d’interrogatoire mais, selon lui, “ce n’est pas assez dur”… Evidemment, il ne fermerait pas la prison de Guantanamo, qu’il ferait au contraire prospérer.

Ah, il a oublié de dire que presque tous les candidats Républicains ont dit pareil, flûte…

5 Haro sur l’islam

Interdire, pendant une période, l’entrée des musulmans sur le territoire américain. Cette mesure anticonstitutionnelle concernerait même les touristes. Il ne dit pas si elle s’appliquerait aussi aux riches Saoudiens…

ahahaah…

6 Passer des accords avec Poutine que “beaucoup de monde respecte”

Les deux hommes ne cessent de faire assaut de compliments l’un sur l’autre. Le maître du Kremlin affirme que Trump est un “leader talentueux”. Comme dans les années 30, les populistes nationalistes s’entendent comme larrons en foire. Jusqu’au jour où

Oh non, j’ai voulu éviter le mot “psychiatrie” pour une fois…

7 Renégocier le traité d’alliance entre les Etats-Unis et ses deux principaux alliés en Asie, le Japon et la Corée du Sud

Selon Trump, Tokyo et Séoul ne participent pas assez au financement de la présence américaine sur leur sol. Là encore, c’est l’une de ses obsessions récurrentes, dont il parlait déjà au début des années 90.

Hmmm, et ?

8 Réduire aussi la présence militaire américaine en Europe

“Cela permettrait à notre pays d’économiser des millions de dollars”, assure Donald Trump, qui ne juge pas le Vieux Continent menacé par la Russie de Poutine.

Celui là est évidemment collector, je ne sais même pas quoi en dire. C’est d’ailleurs cette “idée dingue” qui a justifié la reprise de cet article…

M. Européiste  veut donc que les 500 millions d’Européens soient protégés par les 300 millions d’Américains contre la menaaaaaaaaaace des 150 millions de Russes – et j’imagine, gratuitement ?

9 Faire éliminer Kim Jong-un par la Chine

Récemment le milliardaire a déclaré que Pékin devait “faire disparaître” le leader nord-coréen. Cette proposition radicale a le mérite de la franchise… En revanche, il propose d’augmenter fortement le déploiement américain dans le Pacifique en vue de contrer ce qu’il considère comme la vraie menace contre les Etats-Unis : la Chine.

Ah oui, c’est vraiment “dingue”, hmmmmm

10 Revenir sur tous les accords de libre échange

Depuis longtemps, Trump est un opposant farouche de la diplomatie commerciale multilatérale. En bon protectionniste, il veut dénoncer le traité dit Nafta (North American Free Trade Agreement) avec le Canada et le Mexique, et le tout récent TPP (Trans Pacific Parnership) avec certains pays d’Asie. Evidemment, s’il est élu, il stopperait les négociations en cours avec l’Union européenne.

Bref, on comprend pourquoi le Front National se réjouit de son avance dans la course à la Maison Blanche

Bon, évidemment, un article sur Trump implique très logiquement de citer 3 fois Poutine et 1 fois le FN, c’est la logique “Chien de Garde”.

C’est sûr qu’après ça, on se demande comment autant de Républicains américains votent pour un “dingue” pareil…

Vincent Jauvert

Source : Le Nouvel Obs, Vincent Jauvert, 29-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/10-idees-dingues-de-trump-en-politique-etrangere-par-vincent-jauvert/


Les calculs de la Russie à l’heure du cessez-le-feu en Syrie, par Alain Gresh

Thursday 3 March 2016 at 00:01

Source : Orient XXI, Alain Gresh, 01-03-2016

Il règne à Moscou une certaine fébrilité au lendemain de l’annonce par les présidents Vladimir Poutine et Barack Obama, le 22 février, d’un cessez-le-feu en Syrie. Entré en vigueur le samedi 27 février à minuit, relativement bien respecté pour l’instant, il a été entériné par le Conseil de sécurité de l’ONU. Contrairement au scepticisme qui prévaut en Occident, on veut croire ici, sans optimisme exagéré que, selon la formule du président russe, « c’est un vrai pas en avant dans l’arrêt du bain de sang ».

Entretien de Vladimir Poutine avec Bachar Al-Assad (de dos). en.kremlin.ru, 21 octobre 2015.

Entretien de Vladimir Poutine avec Bachar Al-Assad (de dos).
en.kremlin.ru, 21 octobre 2015.

Le massif immeuble «  stalinien  », au centre de Moscou, dominé par une haute tour, abrite le ministère des affaires étrangères. Des centaines de fonctionnaires se pressent ce matin pour rejoindre leurs postes. Dans son bureau, Mikhail Bogdanov, ministre adjoint des affaires étrangères, parfait arabisant, évoque les conversations que Vladimir Poutine aura ce même jour avec ses homologues à travers le monde, en premier lieu les chefs d’État syrien, iranien, saoudien et avec le premier ministre israélien : tous ceux qui, de près ou de loin, sont intéressés au dossier syrien. Bogdanov a été ambassadeur à Tel-Aviv et au Caire et plusieurs fois en poste à Damas. Il est, depuis octobre 2014, le représentant spécial du président pour le Proche-Orient et l’Afrique.

Pour lui, les choses sont claires : «  Il n’y a pas de solution militaire à la crise syrienne.  » Mais il ajoute : «  Nous ne voulons pas faire apparaître les choses comme plus faciles qu’elles ne le sont  ; beaucoup de forces, à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie sont hostiles à ce processus et insistent pour un départ anticipé du président Assad. Mais rappelons-nous les conséquences d’une telle stratégie en Libye et en Irak.  » Bogdanov accorde la priorité à la coordination, pas seulement politique, avec les États-Unis : un centre commun de collectes de données pour le suivi du cessez-le-feu sera mis en place afin de déterminer des objectifs militaires «  acceptables  » et d’identifier des «  groupes terroristes  ».

«  Nous avons été étonnés de l’engagement personnel de Poutine,explique l’un des spécialistes russes du Proche-Orient qui requiert l’anonymat. Il a accepté des concessions, notamment le fait que les seuls mouvements désignés comme terroristes soient l’organisation de l’État islamique (OEI) et Jabhat Al-Nosra  », alors que, jusqu’à présent, Moscou demandait que soient aussi mis sous ce label d’autres groupes. «  Même nos militaires, portés par les succès de ces dernières semaines, ont été pris de court  », affirme cette même source.

Que se passera-t-il si des groupes comme Ahrar Al-Cham ou Jaish Al-Islam, qui combattent aux côtés de Jabhat Al-Nosra, acceptent le cessez-le-feu  «  Nous étudierons leur déclaration et leurs intentions  », répond Bogdanov, qui rappelle toutefois que Moscou a accepté la présence à Genève aux dernières négociations de paix de Mohammed Allouche, dirigeant de Jaish Al-Islam — le frère de Zahran Allouche, le dirigeant de ce groupe, tué dans un bombardement russe.

BILAN POSITIF POUR MOSCOU

À Moscou, on est convaincu que la décision de l’automne 2015 d’intervenir militairement a joué un rôle décisif pour ouvrir une nouvelle page et éviter la répétition du scénario libyen, qui reste un épouvantail pour les Russes. Décidée en septembre par Poutine lui-même, elle a inversé les rapports de force sur le terrain, même si elle s’est heurtée, dans un premier temps, à des résistances inattendues. Un dirigeant de premier plan du Hezbollah rencontré à Beyrouth en décembre 2015 nous l’avait confirmé : les Russes pensaient obtenir rapidement d’importants succès, ils n’y sont pas parvenus. Face à ces difficultés imprévues, à l’incapacité de l’armée syrienne à profiter de leur couverture aérienne et sans aucun état d’âme, ils ont décidé d’une escalade avec l’usage de bombardements massifs sans souci du sort des populations civiles. Dès fin décembre, la situation s’inversait et l’armée syrienne, réorganisée par eux, avançait vers Alep1.

Le bilan humain de cette campagne a été désastreux, toutefois les Russes ont obtenu les résultats qu’ils espéraient. Ils se sont imposés aux États-Unis comme des interlocuteurs incontournables dans la crise, surpassant le rôle des Iraniens. Ils ont consolidé le régime syrien et lui ont permis de se retrouver en meilleure posture dans les négociations à venir. Ils ont expérimenté leurs armes les plus modernes  ; entre autres, leurs chasseurs Su-35S, leurs chars T-90 et les missiles balistiques tirés de la mer Noire. Et le coût de cette campagne reste relativement limité — environ 3 milliards de dollars prévus pour l’année 2016 sur un budget militaire de 44 milliards2. La Russie a aussi pu installer une base militaire moderne à Lattaquié, sa première base permanente dans la région depuis la fin de son alliance avec l’Égypte3. Elle a enfin imposé à Damas de prendre en main la réorganisation de l’armée régulière, dont elle pense qu’elle doit être préservée à tout prix et fournir peut-être demain la colonne vertébrale de l’État syrien unitaire. On insiste ici sur le fait que toute solution politique devra éviter les mesures prises par Washington en Irak après 2003 : dissolution de l’armée et du parti Baas. «  Et les Américains cette fois-ci sont d’accord avec nous  », ajoute Bogdanov.

LES «  MAUVAIS COUPS  » DES DIRIGEANTS DE DAMAS

À ce stade deux interprétations peuvent être faites du cessez-le-feu : de la poudre aux yeux pour tromper les Occidentaux et permettre d’autres avancées vers la reconquête de toute la Syrie par Bachar Al-Assad  ; ou l’expression de la volonté russe d’aller vers un véritable accord politique, qui suppose un compromis.

Lors d’une conférence organisée par le centre Valdai à Moscou les 26 et 27 février, qui a regroupé de nombreux spécialistes russes et étrangers du Proche-Orient, on a pu entendre différents points de vue, y compris russes. Un ancien ambassadeur a ainsi dressé un portrait flatteur du président syrien, affirmant qu’il serait facilement réélu et qu’il dirigerait le pays à l’avenir. Cela ne semble pourtant pas refléter la position officielle, beaucoup plus «  prudente  ». Un officiel nous a fait part de sa crainte de «  tricks  »(mauvais coups) du gouvernement de Damas. Un incident récent illustre un climat parfois tendu entre les deux alliés. À la suite d’une déclaration d’Assad affirmant que son objectif était la reconquête de tout le territoire, Vitaly Churkin, représentant la Russie à l’ONU a riposté, le 18 février : «  Nous avons investi très sérieusement dans cette crise, politiquement, diplomatiquement et aussi militairement. Nous voudrions donc que le président Assad prenne cela en compte.  » Et le 24 février, la porte-parole du ministère des affaires étrangères russe Maria Zakharova déclarait, suite à l’annonce par les autorités syriennes d’élections législatives le 13 avril, que Moscou insistait pour qu’il y ait un processus politique débouchant sur une nouvelle Constitution et ensuite des élections.

C’est que le triomphalisme n’est pas à l’ordre du jour à Moscou. Certes, l’armée syrienne a remporté des succès, mais au prix de destructions massives. À supposer même qu’elle reconquière tout le pays — ce qui est peu probable, les Russes refusant un enlisement —, qui paierait la reconstruction, évaluée à plusieurs centaines de milliards de dollars  ? La Russie, en pleine crise économique due à la chute des cours du pétrole, en serait bien incapable. Pourrait-elle réussir en Syrie alors que les États-Unis ont échoué en Irak  ? Dès le 1er octobre, dans sa déclaration devant le gouvernement pour expliquer son engagement en Syrie, Poutine insistait : «  Nous n’avons aucune intention de nous impliquer profondément dans le conflit. (…) Nous continuerons notre soutien pour un temps limité et tant que l’armée syrienne poursuivra ses offensives antiterroristes.  »

D’autre part, Moscou ne veut pas couper les ponts avec Washington ni avec l’Union européenne (les sanctions adoptées au lendemain de la crise ukrainienne pèsent très lourd). Elle sait aussi qu’elle s’est isolée des grands pays du Golfe, notamment de l’Arabie saoudite dont elle a condamné l’intervention au Yémen et avec laquelle elle cherche à maintenir un dialogue — notamment, mais pas seulement, pour stabiliser le prix du pétrole. Régulièrement annoncé comme imminent, le voyage du roi Salman à Moscou est sans cesse reporté, de même que la signature d’un achat d’armes russes.

MÉFIANCE À L’ÉGARD DE TÉHÉRAN

Quant aux relations avec l’Iran [… ]

Lire la suite de l’article sur : Orient XXI, Alain Gresh, 01-03-2016

Source: http://www.les-crises.fr/les-calculs-de-la-russie-a-lheure-du-cessez-le-feu-en-syrie-par-alain-gresh/


L’ambassadeur de l’Inde confirme : la guerre en Syrie a été fomentée de l’extérieur

Wednesday 2 March 2016 at 03:55

Source : Le Grand Soir, Alia Allana, 18-02-2016

arton29944-50f67L’ancien am­bassadeur indien à Damas le fait comprendre dans un rapport significatif : la représentation occidentale selon laquelle le président syrien Assad devait être renversé par une insurrection populaire, n’est pas viable. La guerre a été importée du dehors, entre autres par les pays du Golfe et Al-Qaïda. Les Etats-Unis y ont collaboré en soutenant le Front Al-Nusra. Assad a sous-estimé le danger – parce qu’il pensait que son peuple le suivrait. De 2009 à 2012, V. P. Haran a été ambassadeur de l’Inde en Syrie. Il s’en est entretenu avec le magazine indien  Fountain Ink, plusieurs fois primé, expliquant comment certains des médias ont amplifié la révolte, et sur l’évidence de la présence d’Al-Qaïda sur le terrain dès les premiers jours du conflit. L’évaluation de l’ambassadeur confirme l’analyse du journaliste américain Seymour Hersh selon laquelle Assad n’avait à craindre aucune opposition militante dans son propre peuple.

A quoi ressemblait la Syrie lors de votre arrivée en janvier 2009 ?

V. P. Haran : La Syrie était un pays pacifique sans tensions internes. L’économie syrienne se portait bien, avec un taux de croissance moyen de 5%. Le taux de chômage était d’environ 8% mais les Syriens sans emploi pouvaient en trouver un dans les pays du Golfe. Il existait cependant un pourcentage élevé de chômage chez les diplômés. Le niveau de la dette extérieure de la Syrie se maintenait à un taux confortable de 12,5% du PIB. Le créancier principal était la Russie, qui avait annulé la plus grande partie de cette dette. La sécheresse dans le nord-est représentait le problème majeur entrainant une délocalisation massive des populations vers le sud et le sud-est.

Et comment vivait-on à Damas ?

Les diplomates ont tendance à mener une vie retirée mais je me rendais dans le centre-ville, parfois en taxi, pour prendre un thé dans un café et discuter avec les gens. C’étaient de merveilleux moments et des jours heureux. Le maintien de l’ordre ne posait jamais de problème. Mes collègues féminines m’expliquaient qu’elles pouvaient porter des bijoux et rentrer chez elles à pied à deux heures du matin en toute sécurité. Dans certains quartiers, les restaurants restaient ouverts jusqu’à cinq heures du matin. On avait l’impression qu’il n’y avait jamais de problèmes de sécurité dans les rues. Cela était supposé être dû à la mukhabarat (la police secrète militaire) mais il me semblait que les gens se sentaient responsables de la sécurité collective.

Quand je suis arrivé à Damas, on m’a raconté qu’une personne sur deux appartenait à la mukhabarat. C’est une surestimation grossière. Il existe une police secrète fonctionnant très efficacement à l’intérieur du pays mais je n’y ai jamais eu affaire directement. Une seule fois en quatre ans de présence j’ai fait l’objet d’une filature, à Media, dans la province d’Idlib. Une jeep nous a suivis, mais sans intimidation.

Aviez-vous anticipé un « Printemps arabe » en Syrie ?

Lors de la situation tendue en Tunisie et en Egypte, le président Bashar al-Assad est passé à la télé pour préciser que les conditions politiques et économiques étaient différentes en Syrie. Il a exprimé sa conviction que la Syrie ne suivrait pas le même chemin. C’était également l’évaluation générale de la communauté diplomatique.
Bashar al-Assad était un dirigeant populaire et c’est en partie la raison pour laquelle il est encore au pouvoir. Il n’existe pas d’opposition interne adéquate et un grand nombre de problèmes en Syrie ont été créés par des intervenants étrangers tentant de se débarrasser d’un régime dérangeant. Dans un sondage réalisé dans le monde arabe en 2009, 67% des votants l’ont élu en tant que personnalité arabe la plus populaire. La communauté diplomatique elle-même, tout comme les diplomates occidentaux, s’accordaient sur le soutien qu’il recevait de la part de 80% des Syriens. Il avait initié des réformes en 2000 mais n’avait pu les mener à bien à cause de l’opposition du parti Baas.

Ce n’était pas non plus un antagonisme sunnites–chiites. Jetez un coup d’œil aux chiffres : il y a plus de 50% de musulmans sunnites en Syrie, et les Kurdes, les Druzes, les Maronites, les Assyriens, les Alaouites et quelques autres composent le reste. Bashar al-Assad reçoit un soutien total de la part des minorités et même une forte proportion des musulmans sunnites se déclare en sa faveur. Mais à l’époque de mon départ en 2012, la Syrie avait beaucoup changé. Si les premières années de mon mandat avaient ressemblé au paradis, les choses ont commencé à se détériorer dès le début de l’année 2011.

Vous souvenez-vous des premières manifestations de 2011 ?

En février, alors que le Bahreïn connaissait des mouvements de protestations, certaines ONG ont tenté d’organiser des manifestations à Damas. Il y en a eu deux, deux week-ends de suite, mais il n’y eut pas plus de 20 ou 30 participants. Les journalistes et les membres de la communauté diplomatique étaient nettement plus nombreux que les manifestants. Puis, en mars 2011, les enfants ont tagué les murs de l’école et il y a eu une grande manifestation. La semaine suivante, il y a eu une manifestation à Latakieh et ensuite, chaque vendredi, quelque chose se produisait.
Rapidement, certains quartiers de Latakieh, d’Homs et de Hama sont devenus chaotiques mais Alep resta calme et ceci préoccupa énormément l’opposition, qui ne réussissait pas à soulever la population d’Alep contre le régime ; aussi ont-ils envoyés des bus chargés de gens vers Alep. Ces gens mettaient le feu dans les rues, puis s’en allaient. Les journalistes répandaient ensuite l’information selon laquelle Alep s’était soulevée.

A ce propos, il faut ajouter ceci : parmi les medias, certains ont exagéré en montrant la Syrie sous un jour négatif. Parfois, on a rapporté des choses qui ne s’étaient pas produites. Par exemple, j’étais en conversation avec un Sheikh important quand mes collègues ont commencé à m’appeler frénétiquement, m’informant que ce Sheikh jouerait un rôle dans les manifestations devant se dérouler cet après-midi-là. Mais rien de tout cela ne s’est produit ; en fait à ce moment-là, lui et moi déjeunions ensemble.
Il y a eu beaucoup d’exagération dans les medias.

Il y a eu un exemple marquant. A Idlib, des extrémistes sunnites se sont rendus à Alep et ont exhorté la population à rejoindre l’opposition. Les gens d’Alep les ont battus et forcés à partir. La foule est devenue ingérable et la police a dû intervenir pour en reprendre le contrôle. Les extrémistes sunnites ont dû se réfugier dans une maison sous la protection de la police qui leur a fourni des uniformes leur permettant de s’échapper sans être lynchés.

Damas a-t-il beaucoup changé pendant cette période ?

Je me souviens d’un incident le 14 avril 2011, alors que j’accomplissais ma promenade quotidienne jusqu’au stade situé à environ deux kilomètres. En chemin, j’ai dépassé la boulangerie devant laquelle je passais chaque jour et j’ai remarqué qu’il y avait une longue queue devant cette boutique habituellement si calme. Au retour, il y avait toujours la queue et j’ai demandé pourquoi. Les gens voulaient s’approvisionner en pain parce qu’ils avaient entendu dire qu’il allait se passer quelque chose. Le jour suivant, qui était pourtant un vendredi, rien ne s’est produit.

Lorsque la situation a empiré au cours de la seconde moitié de 2012, je remplaçai ma promenade au stade par une promenade autour du parc du quartier de Mezze. Un jour, une moto arrivant à toute vitesse, a tourné le coin de la rue en faisant hurler son moteur. Puis est arrivée une jeep de la sécurité qui a manqué le virage pris par la moto, ayant perdu sa piste. Ne pouvant la retrouver, ils sont entrés dans le parc pour voir si des gens avaient vu quelque chose. C’est alors qu’on nous a dit que ceux qui étaient sur la moto avaient planifié des attentats.

A Mezze, tout près du quartier où vivaient les diplomates, il y avait un champ de cactus où les rebelles s’étaient introduits en creusant un tunnel. Ils y avaient établi un camp d’où ils tiraient des fusées incendiaires en direction du cabinet du Premier ministre. Ensuite les forces de sécurité s’y sont introduis pour détruire ce camp. C’était une opération ciblée et lors d’une discussion avec une personne vivant dans un appartement disposant d’une vue sur l’endroit, celle-ci m’a dit qu’ils avaient pris pour cible un bâtiment et l’avaient détruit complètement. Une énorme cache d’armes et de munitions a été découvert dans ce bâtiment.

Mais certaines régions du pays sont restées calmes ?

Les commanditaires étrangers de l’opposition n’ont pas pu le digérer. Ils ont envoyé à la frontière jordano-syrienne un groupe ayant pris d’assaut deux postes de sécurité. Ils y ont tué tout le monde, certains d’entre eux de la manière la plus brutale, dans le style d’Al-Qaïda. Le gouvernement ne l’a pas immédiatement mentionné mais un membre de la communauté diplomatique a confirmé qu’il s’agissait d’Al-Qaïda en Irak. Il est évident qu’Al-Qaïda en Irak était présent en Syrie dès avril 2011.

Al-Qaïda était là dès la toute première semaine, et sinon la première semaine, dès fin 2011 quand les drapeaux d’Al-Qaïda firent leur apparition. Ce sont ces groupes soutenant l’opposition à travers la frontière. A Raqqa les combattants vinrent du nord et il est clair qu’il s’agissait d’Al-Qaïda.

Assad a dit dès le début qu’il s’agissait de terroristes. Pourquoi n’y a-t-il eu personne pour le croire ?

Les gens n’avaient pas l’esprit ouvert. Quel pouvait être l’intérêt pour Al-Qaïda en Irak de créer le chaos en Syrie ? Un grand nombre d’actions ont été dirigées de l’extérieur, notamment par les pays du Golfe. Al Jazzera aussi y a joué un rôle. En avril, ayant emmené un invité à l’amphithéâtre de Bosra puis à Sweida, j’ai dû emprunter l’autoroute vers la frontière jordanienne. Nous étions en route entre environ 9 heures 30 et 10 heures 30. Le même jour, un correspondant d’Al Jazzera a été prié de quitter la Syrie en empruntant la même route. A des intervalles de quelques secondes, il a signalé des check points. Prise de panique, mon ambassade m’appela parce qu’ils croyaient ce qu’ils voyaient à la télé. Je leur ai dit que je n’avais rencontré qu’un seul check point.

Pourquoi le gouvernement syrien ne présente-t-il pas de meilleures preuves de la présence de terroristes ?

Nous leur avons demandé pourquoi ils n’informaient pas mieux les médias et ils nous ont répondu que personne ne les croyait. Ils avaient de très mauvais services de relations publiques et de traitement des médias. Cela dit, il y eut aussi des excès de la part du gouvernement. La Syrie a des forces de police très inadéquates ce qui fait que lorsque les problèmes sont survenus, le gouvernement a été forcé de déployer des forces de sécurité pour traiter les problèmes habituellement dévolus à la police. Des excès ont été commis par certains des militaires et quelques-uns d’entre eux ont été mis aux arrêts ou en prison mais ceci n’a pas été publié.

Bashar al-Assad a trainé, non seulement à mettre en œuvre des réformes mais également à annoncer les changements entrepris. Par exemple, lorsqu’une réforme a été mise au point pour réduire la primauté du parti Baas, elle n’a été annoncée que trois mois plus tard. Son service de relations publiques n’a pas été bon, il n’a pas su gérer la crise. •

(Traduction Horizons et débats)

Illustration : Alep avant la guerre.

Source : Le Grand Soir, Alia Allana, 18-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/lambassadeur-de-linde-confirme-la-guerre-en-syrie-a-ete-fomentee-de-lexterieur/


Élections en Irlande : les trois leçons pour l’Europe, par Romaric Godin

Wednesday 2 March 2016 at 02:00

Source : La Tribune, Romaric Godin, 29-02-016

Le comptage des voix en Irlande, ce week-end. Le gouvernement a été durement sanctionné. (Crédits : Reuters)

Le comptage des voix en Irlande, ce week-end. Le gouvernement a été durement sanctionné. (Crédits : Reuters)

La lourde défaite de la coalition sortante en Irlande est aussi une défaite pour la stratégie économique des autorités européennes à l’oeuvre depuis 2010. Quels enseignements tirer du scrutin irlandais ?

Les élections irlandaises du 26 février n’étaient pas qu’un test pour le gouvernement sortant du Taoiseach (premier ministre) Enda Kenny, c’était aussi une épreuve électorale pour les politiques imposées par les autorités européennes à partir de 2010 à ce pays comme au quasi-reste de la zone euro. Car la politique de la coalition sortante, qui regroupait le Fine Gael du premier ministre et les Travaillistes du Labour, n’est pas celle du programme de ces partis lors des précédentes élections, c’est celle qui a été imposée par la troïka (BCE, FMI, Commission européenne). Lorsque, en avril 2011, le nouvel exécutif a tenté, comme il s’y était engagé, de faire payer les créanciers des banques plutôt que les contribuables, la BCE, alors dirigée par Jean-Claude Trichet, l’a forcé à faire marche arrière, menaçant de « lancer une bombe sur Dublin », autrement dit, de sortir “manu militari” l’Irlande de la zone euro si elle désobéissait.

« Élève modèle »

A partir de 2013, l’Irlande a eu le statut « d’élève modèle » de cette politique : premier pays à sortir du « programme » de la troïka, premier à revenir sur les marchés, premier à retrouver une croissance entretemps devenue très rapide. En mars 2014, le Parti populaire européen (PPE) avait choisi Dublin pour lancer sa campagne pour les élections européennes, laquelle avait abouti à la nomination de Jean-Claude Juncker, le candidat soutenu par Angela Merkel, à la présidence de la Commission. La chancelière n’avait alors pas assez de louanges pour Enda Kenny. Un an plus tard, alors que l’Eurogroupe tentait de briser la volonté de changement du nouveau gouvernement grec, Wolfgang Schäuble, Jeroen Dijsselbloem et ce même Jean-Claude Juncker n’en finissaient pas de se référer, inlassablement, à l’exemple de l’Irlande, pour justifier le prétendu succès des « réformes ».

Échec cuisant pour Enda Kenny… et les dirigeants de la zone euro

C’est dire si le bilan d’Enda Kenny doit être identifié à celui des dirigeants de la zone euro. Et donc, si son échec est aussi le leur. Or, cet échec est cinglant. Sur les « premières préférences » (les Irlandais établissent des votes par ordre de préférence), le Fine Gael et le Labour obtiennent respectivement 25,52 % et 6,61 %. Ces 32,13 % des voix représentent un recul de 23,6 points. 43 % de l’électorat de la coalition en 2011 l’ont abandonné vendredi dernier. Certes, le Fine Gael demeure la première force d’Irlande, mais c’est une bien piètre consolation : il revient sous son score de 2007, à un niveau assez traditionnel. Bref, il retrouve son électorat habituel alors que la crise lui donnait l’opportunité de remplacer le Fianna Fáil comme parti dominant de la politique irlandaise. Surtout, Enda Kenny aura bien du mal à constituer une nouvelle coalition.

Cette défaite est donc aussi la défaite des autorités européennes. Aussi, ces dernières seraient-elles bien inspirées de retenir quelques leçons de ce scrutin irlandais de 2016.

 1ère leçon : la croissance ne suffit pas

Le premier enseignement de l’élection est que la croissance du PIB ne suffit pas à effacer les effets négatifs de l’austérité et des « réformes ». Cet enseignement était déjà apparu clairement après les élections espagnoles du 20 décembre. Les taux de croissance, dont se félicitent les autorités européennes, ne représentent en effet qu’une partie de la réalité. Mais c’est oublier que cette prospérité est forcément très inégale car elle est fondée sur un abaissement du coût du travail. Ainsi, les ménages les plus fragiles sont encore plus fragilisés par une précarisation accrue de l’emploi, des salaires faibles, des transferts sociaux réduits et des services publics dégradés.

> L’erreur d’Enda Kenny

Enda Kenny a donc commis une erreur fondamentale en niant cette situation et en centrant son discours sur la « poursuite de la reprise », alors que la majorité des Irlandais vivent encore un quotidien marqué par les mesures d’austérité. Dès lors, la crédibilité de son discours a fondu comme neige au soleil. En deux semaines, son parti a perdu cinq points dans les sondages. Les électeurs ont compris, non sans raison, son slogan sur la reprise comme un simple déni de réalité.

> Une croissance malgré l’austérité, pas grâce à l’austérité

L’autre élément, plus propre à l’Irlande, est que la croissance du pays n’est, en réalité, pas le fruit de l’austérité. Elle est le fruit de la stratégie d’attractivité du pays pour les grandes multinationales, stratégie centrée sur la faiblesse des impôts sur les sociétés. Or, là encore, les électeurs irlandais n’ont pas été dupes. Ils savent que la croissance « à la chinoise » du pays ne leur profite pas parce qu’elle est dopée artificiellement par les transactions de ces groupes mondiaux dont la présence n’améliore que très partiellement la vie quotidienne des Irlandais. Le discours d’Enda Kenny – soutenu implicitement par les Européens -, qui consistait à lier la croissance du pays à la politique d’austérité, est donc apparu à la fois déconnecté du terrain et mensonger. Les Irlandais savent que la croissance est revenue en dépit de la politique de la coalition, non grâce à elle. Ils n’ont donc pas été « ingrats » ou « irréfléchis », mais bien logiques et réfléchis en sanctionnant le gouvernement sortant.

> Un modèle « non inclusif »

La leçon à retenir pour l’Europe est qu’il convient de remettre en question cette logique de « réformes » visant à abaisser le coût du travail. Cette stratégie est économiquement discutable et conduit à des croissances « non inclusives », pour reprendre les mots des grands instituts économiques européens. S’extasier sur des chiffres est donc inutile et contre-productif : la zone euro, pour survivre, doit promouvoir un modèle de croissance « inclusif ».

2e leçon : la destruction des systèmes politiques

La deuxième leçon est politique. Comme en Grèce et en Espagne – et dans une moindre mesure au Portugal -, les « réformes » et l’austérité ont fait exploser le système politique traditionnel. La cause en est évidente. En Irlande, lorsque la deuxième phase de la crise a débuté, en novembre 2010, le gouvernement Fianna Fáil de Bertie Ahern a tenté de réduire l’ajustement en faisant participer les créanciers au sauvetage des banques, seule source du déficit public. Mais la BCE a menacé le gouvernement, lequel gouvernement a finalement reculé, acceptant le « programme » de la troïka. En avril 2011, le nouveau gouvernement d’Enda Kenny a fait la même tentative – c’était sa promesse – mais comme la BCE a réagi de même, le gouvernement a, de nouveau, fait machine arrière. L’électorat a tiré de ces événements une conclusion très simple: les trois partis traditionnels du pays mènent la même politique et sont incapables d’imposer leurs vues à la zone euro – ils sont donc inutiles. Certes, en Irlande, l’alternance a toujours été rare et peu signifiante, les deux partis étant de centre-droit. Jusqu’en 2011, cette alternance de forme permettait au système politique de fonctionner. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les Irlandais ont besoin d’une vraie alternance et le caractère factice du système politique traditionnel apparaît au grand jour. Ceci a conduit à un pays difficilement gouvernable.

> Fianna Fáil en hausse, mais pas assez pour sauver les partis traditionnels

Certes, Fianna Fáil obtient un beau score au regard de ses espérances de début de campagne : 24,35 % des voix, soit 6,8 points de plus qu’en 2011. Mais compte tenu du mécontentement général, cette hausse demeure bien réduite. L’ancien parti dominant de l’Irlande qui, jadis, était capable de rassembler dans toutes les classes de la société n’a pu récupérer que moins d’un tiers des déçus de la coalition. Pour se convaincre que ce score du Fianna Fáil est médiocre, il faut se souvenir qu’il s’agit du deuxième plus mauvais score depuis 1927… après celui de 2011. Bref, le Fianna Fáil n’apparaît pas vraiment comme une alternative. Les deux grands partis ensemble ne cumulent, du reste, que 49,9 % des voix, un record historique de faiblesse. Jamais Fine Gael et Fianna Fáil n’avaient mobilisé moins de la moitié de l’électorat. En 2007, par exemple, ils cumulaient 69 % des voix.

> Poussée de la gauche radicale

Les déçus de la politique d’austérité sont donc allés ailleurs. Mais les Irlandais sont désemparés. Ils n’ont pas su choisir une direction claire et se sont dispersés dans trois directions. Première direction, la gauche radicale qui, avec le Sinn Féin, les Verts et l’Alliance contre l’austérité, obtient le plus haut score de son histoire dans ce pays très conservateur qu’est l’Irlande :  20,52 % des voix contre 14 % en 2011. Le caractère très particulier du Sinn Féin, longtemps vitrine de l’IRA, mais aussi une campagne électorale médiocre, ont cependant joué contre lui et son score, 13,85 %, est au final, très décevant pour lui. L’Alliance contre l’Austérité (3,95 %) en a profité, mais elle reste un mouvement marginal, quand bien même elle aura 5 sièges.

> Le succès des indépendants et de l’abstention est celui du non-choix

La deuxième direction empruntée par les électeurs a été celle des indépendants, lesquels recueillent 17,83 % des voix, contre 12,1 % en 2011. Les Irlandais, faute de mieux, ont donc souvent fait le choix de personnalités qu’ils jugent honnêtes et compétentes, en dehors des grands partis. Mais ce choix reflète en vérité surtout un désarroi : celui de ne pouvoir choisir sa politique car il existe des indépendants de tous bords, d’extrême-gauche, ultraconservateurs, libéraux ou sociaux-démocrates. Faute de pouvoir choisir sa politique, on a donc choisi des hommes. Cela ressemble en fait à un non-choix. Comme l’est le “choix” de l’abstention -la troisième direction -, en hausse de 5 points ce 26 février.

> Le désarroi des opinions publiques fabrique l’instabilité politique

La deuxième leçon pour l’Europe est donc celle-ci : en abandonnant l’idée de pouvoir proposer de vraies alternatives pour complaire aux autorités européennes, les partis traditionnels ont perdu leur capacité de mobilisation. Il s’ensuit un désarroi de l’électorat, cherchant où il peut des alternatives et de l’espoir, avec comme conséquence une dispersion des voix qui rend les pays difficilement gouvernables. Les élections portugaises du 4 octobre et espagnoles du 20 décembre ont confirmé cette leçon. Les « réformes » promues par tous les grands partis sont des machines à détruire les systèmes politiques. Ce sont des machines à créer de l’instabilité politique et à porter des partis radicaux au pouvoir. Ce sont donc des sources potentielles de crises nouvelles, non de prospérité, comme on le croit souvent. Ces dissolution des systèmes politiques se voient aujourd’hui sur tout le continent.

3e leçon : la leçon à la social-démocratie européenne

La dernière leçon est pour la social-démocratie européenne. Le Labour irlandais a subi ce 26 février une débâcle historique. Avec 6,67 %, les Travaillistes réalisent le troisième plus mauvais score de son histoire, le pire depuis 1987. Il perd près de 13 points en cinq ans et n’aura que 6 élus, un seul de plus que l’Alliance contre l’Austérité. Certes, le Labour irlandais n’a jamais vraiment percé dans le pays, bloqué par un Fianna Fáil qui était perçu comme le parti de la classe ouvrière. Il a toujours été très « centriste » et un allié traditionnel du Fine Gael. Mais 2011 et l’éclatement de ce dernier parti avait donné une chance historique au Labour. Avec 19,5 %, il réalisait alors son meilleur score depuis 1922 et parvenait à séduire les déçus du Fianna Fáil sur un programme anti-austéritaire. Mais il a bradé cette chance en s’alliant avec Enda Kenny. Pour beaucoup de ses électeurs, le Labour n’a pas su jouer son rôle d’amortisseur de la politique d’austérité du gouvernement. En réalité, soucieux de « bien faire », le Labour a été solidaire de cette politique et actif dans sa mise en œuvre, ne cessant d’insister sur le caractère « nécessaire » des réformes. Or, on l’a vu, ce caractère était loin d’être évident.

> La déroute du parti de “l’absence d’alternative”

Le Labour s’est alors enfermé dans une logique d’absence d’alternative, il est devenu le « parti TINA (“there is no alternative”, il n’y a pas d’alternative) ». Durant la campagne, il l’a confirmé en ne se dissociant guère du Taoiseach et en publiant une publicité très parlante dans les journaux : les opposants au gouvernement sous forme de groupe de rock baptisé « no direction ». Histoire de dire que seul le gouvernement sortant avait une direction. Mais comme cette direction n’était pas celle que souhaitait l’électorat, le Labour est apparu comme un parti d’opportunistes sans foi ni loi, inutile politiquement, et subissant logiquement les conséquences de la volonté de changement des électeurs. Une grande partie de ses électeurs de 2011 sont retournés au Fianna Fáil, qui s’est engouffré dans l’espace laissé au centre-gauche, d’autres sont allés à sa gauche. Désormais, les électeurs des partis qui se situent sur sa gauche représentent plus de trois fois ceux du Labour. On voit mal comment le Labour pourra se remettre d’un tel désastre politique et idéologique.

> Le choix de la social-démocratie européenne

L’histoire du Labour irlandais doit être une leçon pour la social-démocratie européenne. Lorsque cette dernière refuse d’incarner une alternative aux politiques de centre-droit, mais au contraire, se fait son bras armé et son allié, son sort est souvent scellé. Les travaillistes néerlandais de Jeroen Dijsselbloem pourraient connaître un score similaire : le dernier sondage le fait passer de 38 à… 9 sièges ! C’est ce qu’a compris le PS portugais, pourtant très réformiste, qui tente de porter une alternative au centre-droit en s’alliant avec la gauche radicale. C’est ce que refuse de comprendre un PS français pressé de couper l’herbe sous le pied du centre-droit, réduisant ainsi encore son utilité politique. Bref, les élections de la lointaine Irlande sont une nouvelle preuve de l’impasse des politiques d’austérité. Mais la leçon risque encore une fois d’être très rapidement oubliée.

Les résultats complets des élections irlandaises sur le site de l’Irish Times (en anglais).

Source : La Tribune, Romaric Godin, 29-02-016

Source: http://www.les-crises.fr/elections-en-irlande-les-trois-lecons-pour-leurope-par-romaric-godin/


Miscellanées du mercredi (Delamarche, Sapir, Béchade, Onfray)

Wednesday 2 March 2016 at 00:55

I. Olivier Delamarche

Un grand classique : La minute de Delamarche: “Nos banquiers centraux ont été idiots … d’inflation à 2%” – 29/02

Olivier Delamarche VS Patrice Gautry (1/2): Zone euro: l’inflation retombe en territoire négatif en février – 29/02

Olivier Delamarche VS Patrice Gautry (2/2): Que peut-on attendre de la prochaine réunion de la BCE ? – 29/02

II. Philippe Béchade

La minute de Béchade: On va vers une fuite en avant, semblable à un scooter des neiges sur l’eau !

Les indés de la finance: “Les marchés sont totallement mécanistes depuis 2 jours”, Phlippe Béchade – 26/02

Philippe Béchade VS Bernard Aybran (1/2): Le pessimisme des investisseurs boursiers va-t-il durer ? – 24/02

Philippe Béchade VS Bernard Aybran (2/2): Les bons résultats d’entreprises pourront-ils booster les marchés ? – 24/02

III. Jacques Sapir

Jacques Sapir VS Nicolas Doisy (1/2): Le ralentissement chinois va-t-il continuer à driver la tendance de marchés ? – 01/03

Jacques Sapir VS Nicolas Doisy (2/2): La montée en puissance du populisme est-il un problème pour les marchés ? – 01/03

IV. Michel Onfray

V. ScienceEtonnante

Je suis tombé sur ça il y a peu, c’est assez bien fait – alors juste pour le plaisir de la science amusante…

Y a-t-il un peu de Jules César dans mon verre d’eau ?


Petite sélection de dessins drôles – et/ou de pure propagande…

CZ6SPGEW0AEGnAz

20160226164344

3270554834_1_2_EhaTe8QR

3270831976_1_2_vWwpIo5y

-54-a83df

-55-94ca0

050_JungleCalais

kak_frondeurs_gauche_explose

kak_ps_la_gauche_aubry_attaque_valls

3271092682_1_2_m79hFRg5

20160220232138

 

3270837070_1_2_67bcukGU

3270916084_1_2_JMeFAfZ8

kak-manchette-agri

abattoir-de-la-honte

Babouse-4041

16-02-24-lemaire

16-02-25-aubry-valls

stephff_2016-02-25-0461

054_LippensZoute

012_MobiliteBruxelles

20160225-319x360

3270633458_1_2_4HJ2xIGg

052_CazeneuveJambon

023_Brexit

047-worldxit

 

wr

024_JebBush

3270762084_1_2_snWrP8WW

 

kak_syrie_cessez_le_feu_poutine_domine

053_FIFA

3270915630_1_2_Byu7CqsI

 

013_Eglise

3270731458_1_2_MbPagRGU

3270836432_1_2_QhTYm4dL

3271093664_1_2_Zr4qMa1a

20160226164550

arend_2016-02-24-0426

Images sous Copyright des auteurs. N’hésitez pas à consulter régulièrement leurs sites, comme les excellents Patrick Chappatte, Ali Dilem, Tartrais, Martin Vidberg, Grémi.

Source: http://www.les-crises.fr/miscellanees-du-mercredi-delamarche-sapir-bechade-onfray-2/


Charlie Hebdo : que d’erreurs ! Par Eric Stemmelen

Tuesday 1 March 2016 at 02:14

L’auteur a été un des responsables pendant 7 ans du Service des Voyages Officiels et de la Sécurité des Hautes Personnalités devenu, en 1994, le Service de la Protection des Hautes Personnalités – il sait donc de quoi il parle.

Son article m’a stupéfait – vive Internet qui laisse une place pour que les spécialistes s’expriment.

Il est toujours stupéfiant de constater à quel point les médias se lancent dans des enquêtes sans grand intérêt après un attentat (qui a logé le terroriste etc) et ne posent jamais les questions dérangeantes pour le pouvoir (c’est quoi cette protection policière de bouse ?)

Oh, la réponse est généralement simple et classique : on se rend compte qu’on veut juste couvrir le travail de gros incompétents. Et comme, désormais, on refuse de les sanctionner comme il se doit (qui a perdu sa place en France à cause du 7 janvier ?), eh bien, comme ça se voit comme le nez au milieu de la figure, cela entretient des théories parfois délirantes visant à faire croire qu’il y a eu volonté délibérée que l’événement arrive – alors qu’on couvre juste des crétins… Et après on hurle au “complotisme”…

Mais plus largement, c’est un signe fort de l’époque : JAMAIS de sanctions (terrorisme, faillites bancaires, échecs politiques, affaire Kerviel, etc).

Le financiarisme, c’est aussi l’ère de l’impunité (au lampiste près bien sûr)…

Source : Blog Mediapart, Eric Stemmelen, 12-01-2016

Un an après les actes terroristes commis par les frères Kouachi à l’encontre de Charlie Hebdo, suivis de la prise d’otage dramatique de leur complice Coulibaly à l’Hyper-Casher, au-delà de la légitime émotion du peuple français venant de subir la plus grande attaque terroriste depuis la guerre d’Algérie, il est plus que nécessaire d’analyser ce qu’il faut bien appeler au minimum les carences des services du Ministère de l’Intérieur avant que ces crimes soient commis.

On ne peut se satisfaire du satisfecit général attribué – à juste titre – à tous les services de police et de gendarmerie qui, par leur travail remarquable, ont abouti à la neutralisation rapide des Kouachi et autre Coulibaly.

En effet, l’accumulation d’erreurs dans la prévention de ces crimes laisse perplexe d’autant qu’aucune explication officielle en provenance du Ministère de l’Intérieur sur ses propres dysfonctionnements n’a été donnée à ce jour !

En réalité, malgré les très nombreux signaux alarmants de la menace pesant sur le journal satirique et en particulier sur le caricaturiste Stéphane Charbonnier plus connu sous le nom de Charb, il est clair que cette menace avait été sous estimée par les services du Ministère de l’Intérieur pour deux raisons essentielles : le manque d’informations précises (et pourtant plusieurs indices auraient permis de s’en inquiéter plus sérieusement) et surtout l’absence de gestion dans le temps des mesures de sécurité.

1)    Les menaces sur Charlie n’ont pas vraiment été prises au sérieux par les services de police :

La publication par Charlie Hebdo des caricatures de dessinateurs danois et suédois mettant en scène le prophète Mahomet en 2006 a rapidement entraîné des menaces de mort proférées à l’encontre du journal Charlie Hebdo.

L’UCLAT (Unité de Coordination et de Liaison Antiterroriste), petite unité dépendant directement du Directeur Général de la Police Nationale, est  chargée d’évaluer l’état de la menace selon une classification allant de l’état de menace latente à l’attentat imminent.

Toutefois, cette analyse ne doit jamais empêcher d’une part les  services de police concernés de faire un examen approfondi de l’analyse des missions de sécurité en adaptant leur dispositif et d’autre part de se coordonner constamment de façon à apporter une réponse cohérente au niveau de menace.

En 2006, 9 ans avant les tragiques événements de janvier 2015, un car de gendarmes avait été placé pendant quelques mois devant les locaux du journal menacé qui se trouvait alors dans le quartier du Marais. L’ancien directeur de Charlie Philippe Val et le dessinateur Cabu sont alors placés sous la protection du SPHP (Service de Protection des Hautes Personnalités).

Cette protection est abandonnée en 2011 puis reprise la même année après la publication de la caricature « Charia Hebdo » concernant les élections en Tunisie quand  un cocktail molotov est lancé sur la façade des nouveaux locaux du journal dans le XXème arrondissement de Paris : la Préfecture de Police remet en place devant les nouveaux locaux dans le XXème arrondissement un car de police et le SPHP protège à nouveau quelques membres de la rédaction du journal (Charb, Riss, Luz).

Dès cette époque, il est clair que les services du ministère de l’Intérieur, en particulier la Préfecture de Police et le SPHP n’ont pas compris que ce type de menace émanant d’islamistes fanatiques devaient non seulement être pris au sérieux mais surtout se maintenir dans le temps.

Manifestement beaucoup de responsables avaient oublié qu’en 1991 Chapour Bakhtiar, dernier Premier Ministre du Shah d’Iran, avait été assassiné suite à une fatwa émise par les religieux iraniens et qu’il avait fallu 11 ans aux assassins pour parvenir à leurs fins  après une première tentative d’assassinat en 1980 à son domicile de Neuilly sur Seine, tentative qui avait couté la vie au policier Jean Michel Jamme.

Les similitudes sont frappantes avec Charlie (et Charb en particulier) : 11 ans d’un coté, 9 ans de l’autre, des signes avant coureurs : non seulement des menaces mais aussi des cas concrets (tentatives d’assassinat, cocktail molotov).

En 2012, 2 individus sont arrêtés pour appel au meurtre de Charb et de la rédaction de Charlie.

Mais c’est en mars 2013 que les menaces se  précisent de façon explicite : Charb apprend que sa tête est mise à prix avec 9 autres hommes (dont Salman Rushdie et Lars Vilks qui échappera à un attentat le 14 février 2015) et 2 femmes pour « crime contre l’Islam » dans le magazine Inspire. Ce  trimestriel luxueux rédigé sur papier glacé exclusivement en langue anglaise s’adresse aux apprentis djihadistes occidentaux et a été lancé en 2010 par AQPA (Al-Qaida dans la péninsule arabique) au Yémen. Cette publication est bien évidemment téléchargeable sur internet !

vf_inspire_1714.jpeg_north_562x_white

La liste des cibles à abattre d’al-Qaïda Yemen (Détail ici)

Cette menace très précise sur la vie de Charb était connue puisque le journal métro news en fait mention dans son numéro du 3 mars 2013 mais dès juillet 2010  le journaliste Georges Malbrunot du Figaro indique les menaces de ce magazine . Il est à ce moment inconcevable que les services de police et en particulier le SPHP et la Préfecture de Police n’aient pas été informés par l’UCLAT. Ce point mérite d’être éclairci par les services officiels car la presse rapporte que c’est Charb lui même qui a informé les services de police. A la suite de son intervention sa sécurité devient une protection rapprochée (3 policiers du SPHP en permanence) et non plus un simple accompagnement de sécurité.

Déjà on peut s’étonner qu’une simple protection rapprochée ait été mise en place et non une protection renforcée mais ce qui est encore plus incompréhensible c’est que 6 mois après cet événement le SPHP réduit l’équipe de protection à 2 policiers. D’après la presse, l’explication officielle était que la menace avait baissé, le ministère de l’Intérieur ayant répondu qu’à cette époque la protection de Charb était à la hauteur de la menace !

Si cette affirmation est exacte on ne peut qu’être atterré par la faiblesse de l’argumentation officielle : une menace précise sur Charb émanant d’Al-Qaida et on diminue en pratique la sécurité accordée à Charb ! 

Reste à savoir qui a estimé et sur quels critères que la menace avait baissée ?

C’est la même année, mais cela n’est peut être pas un hasard avec la décision de diminuer la protection, que le syndicat de gradés et gardiens Alliance, bien mal inspiré,  publie un tract ainsi rédigé :

« Le 4 avril  lors d’une audience auprès du Directeur de la DOPC nous avons exigé l’arrêt immédiat de la mission « Charlie Hebdo ». Depuis plus de 7 mois les compagnies d’intervention fournissent jusqu’à 9 collègues par jour pour la protection des locaux privés d’un journal. Inadmissible !!! »

C’est aussi la même année, en 2013, que le SPHP devient le Service de la Protection (SDLP) en intégrant le Service Central Automobile et le Service de Sécurité du Ministère de l’Intérieur. Cette réforme incite le chef de service à supprimer 125 postes de policiers.

Au cours de l’été 2014, alors que le journal déménage pour la 3ème fois dans le 11ème arrondissement rue Nicolas Appert, les services de la Mairie et la Préfecture de Police conduisent un audit de sécurité qui recommande la pose d’un digicode devant la porte du journal au 2ème étage, 1 visiophone et un sas avec 2 portes successives. Ces mesures sont bien le minimum.

En réalité la réceptionniste n’a pas eu de visiophone mais un simple interphone et pour des raisons financières le journal n’a pas installé de sas.

En ce qui concerne l’audit, ayant moi même procédé à de nombreux audits de sécurité au profit de nos ambassades et consulats, je m’interroge sur deux points précis : a- t-on recommandé à Charlie de créer une pièce de sécurité dite « safety room » permettant en cas d’agression de mettre le personnel à l’abri et – ce qui n’a aucune incidence financière – a t-on préconisé aux responsables de Charlie de changer régulièrement les dates de la  réunion de rédaction ?

Ces 2 questions méritent une réponse car l’attentat du 7 janvier a eu lieu quand tous les membres de la rédaction étaient présents.

Or une des bases essentielles de la sécurité des personnes consiste justement à varier les habitudes.

Ce n’est pas tout : en septembre 2014, la voiture de police qui était en faction devant le journal est supprimée et est remplacée par des patrouilles. Explication de la Préfecture de Police : le dispositif était peu efficace à cause des multiples entrées de l’immeuble.

Là aussi cette explication n’est pas satisfaisante car la Préfecture de Police oublie l’aspect préventif et dissuasif  d’une présence policière permanente et encore aurait –il fallu laisser en place les barrières de sécurité.

En pratique, un passage, toutes les 30 minutes, d’une voiture n’est pas dissuasif : la sécurité est un ensemble : il faut à la fois des barrières et des hommes.

Rien n’empêchait la hiérarchie de la Préfecture de Police de prévoir des relèves d’éléments statiques de façon fréquente. Rien n’empêchait par ailleurs la Préfecture de Police de laisser des barrières, des policiers en statique et de doubler le dispositif par des rondes et patrouilles en voiture ou en vélo ou à pied.

Pire, la protection de Charlie a été allégée justement  au moment où le risque terroriste en France augmentait. Le chef de l’UCLAT Loïc Garnier de façon prémonitoire l’indiquait le 15 septembre 2014 en affirmant que la question n’était plus de savoir si nous aurions un attentat en France mais quand.

Le même jour un individu passe en voiture devant Charlie et formule à un journaliste présent sur place des menaces à l’encontre de Charlie : rien d’inquiétant pour le Ministère de l’Intérieur qui identifie l’individu !

En réalité ce faisceau concordant de menaces et bien évidemment je ne suis pas exhaustif, n’entraîne aucun renforcement de la sécurité assurée par la Préfecture de Police et le SPHP. Tout se passe comme si personne ne croyait à la réalité de la menace contre Charlie et contre Charb, les signaux avant coureurs du drame sont multiples et inquiétants mais n’entraînent aucune réaction officielle.

Il n’est donc pas étonnant que l’attentat du 7 janvier ait eu lieu puisque rien ou presque n’a été fait pour l’empêcher.

La paradoxe qui révèle le manque de discernement des autorités veut que les barrières et le car de gendarmes (ou de policiers peu importe) ont été remis en place rue Nicolas Appert alors que Charlie avait déménagé pour être hébergé par le journal Libération . On protège donc un lieu vide un peu comme la protection par de nombreux gendarmes de la bergerie de Latché des années après la mort de François Mitterrand !!!

Le Premier Ministre Valls a bien eu raison de parler dès le 9 janvier 2015 de « failles » dans le renseignement et pour cause : les frères Kouachi et Coulibaly n’étaient pas dans le « viseur » immédiat de la DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure). C’est tellement évident que l’on ne peut qu’approuver le Premier Ministre.

Mais à la décharge de la DGSI, il est aussi évident que ce service n’a pas les moyens de surveiller physiquement et pas seulement électroniquement par les écoutes tous les apprentis terroristes. Il faudrait pour cela des dizaines de milliers de fonctionnaires.

Oui il y a eu faille y compris de l’UCLAT qui a du considérer une menace latente et non précise sur Charlie et pourtant le simple fait qu’Al-Qaïda mentionne expressément Charb sur la liste de personnes à abattre aurait du suffire à  considérer cette menace comme grave et imminente.

Il y a donc des failles avérées de la part des services de renseignement mais ceux-ci ne sont pas les plus responsables.

La Préfecture de Police et particulièrement la DOPC (Direction de l’Ordre Public et de la Circulation) a toujours sous évaluée la menace en ne mettant pas en place un dispositif adéquat. C’était possible puisque ce dispositif a été mis en place après les attentats, mais c’était avant qu’il fallait le faire : là aussi le temps a joué contre les services officiels : l’habitude, les pressions syndicales, les contraintes budgétaires etc…. ne sont pas étrangères aux décisions successives prises qui révèlent d’ailleurs un manque de constance dans le temps (élément essentiel que je répète) : mise en place de car de police puis suppression, mise en place de voitures de police puis suppression , mise en place de barrières puis suppression et cela en fait malgré une menace croissante et de plus en plus précise sans parler de l’absence de garde statique remplacé avec le succès que l’on sait par des rondes et patrouilles.

Comment ne pas penser que les terroristes ont observé l’allégement du dispositif de sécurité et sont passés à l’action à l’instant où il était réduit au minimum c’est à dire soyons clair à un niveau très inférieur à celui qu’il aurait dû être.

Je note au passage que la police danoise a mis en place autour du journal Jyllands Posten un dispositif de sécurité statique certainement imparfait mais en tout cas nettement plus efficace que celui mis en place par la Préfecture de Police : Vilks est toujours vivant et Charb est mort !

La Préfecture de Police et le Ministère de l’Intérieur n’ont jamais apporté de réponses précises et circonstanciées sur l’allégement du dispositif : qui a pris les décisions contestables, quand et pour quelles raisons ?

2) La sécurité personnelle de Charb n’a pas été assurée convenablement par le Service de la Protection :

Ayant été moi-même un des responsables pendant 7 ans du Service des Voyages Officiels et de la Sécurité des Hautes Personnalités devenu, en 1994, le Service de la Protection des Hautes Personnalités puis, en 2013, le service de la Protection (SDLP), je suis particulièrement sensible au problème de la sécurité des personnalités.

Il n’est pas besoin de sortir d’une grande école de renseignement pour savoir qu’une menace émise par Al-Qaïda n’est pas une menace à prendre à la légère.

Charb figurait sur une liste nominative de personnes à abattre. Cette seule circonstance aurait justifié une réelle protection rapprochée de Stéphane Charbonnier et ceci même en dehors de toute menace précise ou imminente. Comme je l’indique plus haut le précédent de Chapour Bakhtiar aurait du servir de leçon mais qui se souvient de Chapour Bakhtiar au Service de la Protection ?

La réforme de 2013 réalisée sous l’autorité du Ministre de l’Intérieur Manuel Valls a regroupé  le SPHP devenu la Sous Direction de la Protection des Personnes, le Service de Sécurité du Ministère de l’Intérieur (SSMI)  devenu la Sous direction de la Sûreté chargé de la garde des bâtiments et le Service Central Automobile (SCA) devenu la Sous Direction des Ressources et des Moyens Mobiles. Cette réforme a eu pour conséquence d’une part de diminuer les effectifs globaux et d’autre part et surtout de rassembler dans un même service des fonctionnaires de culture, de niveau et d’expérience complètement différents.

La Division des missions temporaires qui dépend de la Sous Direction de la Protection des Personnes est en charge des personnalités menacées et était donc chargée de la sécurité de Stéphane Charbonnier.

Ce type de mission obéit à des règles strictes qui ont été codifiées ces dernières années  de façon à intégrer dans des textes officiels la pratique professionnelle de la protection des personnalités.

Les textes régissant la sécurité des personnalités ont-ils été appliqués ?

Cette question est essentielle pour comprendre ce qui s’est passé car la non application des textes existants rend les missions irrégulières et entraîne  de fait la responsabilité des services de l’Etat.

Le dernier texte en vigueur est l’arrêté du 12 août 2013 signé Manuel Valls qui reprend en partie les dispositions des textes antérieurs.

L’article 5 est ainsi rédigé :

    «  La sous-direction de la protection des personnes assure, sur le territoire français et à l’étranger, la protection rapprochée ou l’accompagnement de sécurité de personnes françaises ou étrangères. Elle est chargée de la sécurité des membres du gouvernement et des personnalités françaises auxquelles en fonction des risques et menaces évalués par les services spécialisés et sur décision du ministre de l’Intérieur, il est accordé de telles mesures »

Cet article fait explicitement référence aux notions mal comprises de protection rapprochée et d’accompagnement de sécurité. y compris dans les déclarations des responsables politiques au plus haut niveau et dans les différents commentaires de la presse écrite et audiovisuelle.

Cette distinction est fondamentale.

Ces notions techniques  étaient connues en interne au Service des Voyages Officiels et de la Sécurité des Hautes Personnalités. Or l’arrêté du 19 octobre 1994 signé du Ministre de l’intérieur Charles Pasqua crée le Service de Protection des Hautes Personnalités et pour la première fois dans un texte officiel, distingue explicitement ces deux types de mission.

L’article 1de cet arrêté (élaboré par moi-même à l’époque) est ainsi rédigé :

                  «  Les missions de protection des hautes personnalités assurées par le service de protection des hautes personnalités sont de deux types :

a.                       les missions de protection rapprochée nécessitant la présence continue d’au moins trois fonctionnaires armés auprès de la personnalité protégée ;

b.                       les missions d’accompagnement de sécurité générale nécessitant la présence continue d’un seul fonctionnaire armé auprès de la personnalité protégée. »

Cette définition qui s’applique au SPHP a le mérite d’éviter toute confusion sur la nature de la sécurité des personnes qui bénéficient, en fonction de leur rang protocolaire ou de la menace, soit d’une protection rapprochée soit d’un simple accompagnement de sécurité.

Or, en matière de protection rapprochée, les fonctionnaires qui constituent ce que l’on appelle le triangle de sécurité autour de la personnalité (il convient de rappeler qu’une protection doit couvrir les 360° du champ visuel et que l’on a estimé que l’œil humain pouvait couvrir 120 ° d’où l’explication de la présence continue de 3 officiers de sécurité) doivent également disposer au minimum d’un véhicule de sécurité suivant le véhicule de la personne protégée. Ce véhicule doit être conduit par un conducteur policier expérimenté et armé.

Le dispositif minimum de protection rapprochée est donc de 4 policiers.

Avec au moins une relève (pour couvrir l’amplitude horaire d’activité d’une personnalité sans compter les congés réglementaires) on arrive au minimum à l’affectation de 8 fonctionnaires de police pour une seule personnalité.

Ce dispositif vaut pour une personnalité pour une menace d’intensité faible ou moyenne.

Bien évidemment pour une menace plus importante ou plus précise il faut disposer d’une  voiture supplémentaire avec un conducteur et 1 ou 2 officiers de sécurité. Cette voiture dite S 1 se place devant le véhicule de la personnalité. Ce dispositif est indispensable pour assurer une bonne sécurité. En 1977, Hans Martin Schleyer, le patron des patrons allemands a été enlevé par les terroristes de la bande à Baader dans la banlieue de Cologne, séquestré en Belgique et son corps retrouvé dans les Ardennes françaises. H.M. Schleyer circulait en Mercedes blindée et avait une voiture de sécurité en suiveuse. Les conducteurs et les gardes du corps ont tous été tués (on a retrouvé pas moins de 300 balles de pistolet mitrailleur sur place !). L’enlèvement a pu réussir tout simplement car une terroriste, déguisée en mère de famille, avait jeté un landau supposé contenir un bébé devant la voiture de Hans Martin Schleyer !

Comme pour Chapour Bakhtiar qui se souvient de Hans Martin Schleyer au Service de la Protection ?

L’utilité de la voiture de sécurité devant celle de la personnalité est évidente, elle s’arrête devant un obstacle comme celui-ci, les voitures de la personnalité et la voiture suiveuse en sécurité font demi tour. Ceci suppose bien évidemment que les 3 conducteurs concernés soient entraînés à ce type de manœuvre et en liaison radio permanente. Ce dispositif nécessite donc 3 conducteurs  et  5 officiers de sécurité au minimum soit 8 en permanence (16 au total avec les relèves). Par ailleurs, une bonne protection nécessite aussi d’avoir des policiers envoyés en précurseurs sur chaque site visité ainsi qu’une garde des lieux de résidence de la personne menacée.

Une vraie protection  rapprochée mobilise donc beaucoup d’effectifs, coute cher et peut durer des années.

La meilleure sécurité consiste toutefois  à changer constamment ses habitudes, être imprévisible pour déjouer les reconnaissances des futurs agresseurs. Ceci s’appelle la culture de sécurité qui ne coûte rien si ce n’est d’avoir à changer ses habitudes de vie. Mais cette contrainte doit être bien expliquée à la personnalité menacée qui doit y adhérer car sa vie est à ce prix.

On peut donc  légitimement poser la question suivante : connaissant les menaces d’A-Quaida visant nominativement Charb, pourquoi celui-ci n’avait-il pas de protection rapprochée ? Au début, Charb avait une équipe de 4 policiers attachés à sa protection (8 en fait avec les relèves). Cette équipe a été divisée par 2 il y a un peu plus d’un an.

Pourquoi avoir accordé un simple accompagnement de sécurité et non une protection rapprochée à Charb ?

Qui a pris cette décision et quand ?

Franck Brinsolaro mort sur place était ce jour là officiellement l’officier de sécurité de Charb.

En réalité le jour de l’attentat dans les locaux de Charlie Hebdo, il y avait 2 policiers du SPHP en charge de la sécurité de Charb et non un seul.

Le second policier  était tout simplement parti « faire des courses ».

On a peine à le croire… Le type fait des courses pendant la réunion de rédaction hebdo…

Ce policier rentrant dans son service, au lieu d’adopter une attitude modeste s’est au contraire félicité d’être en vie et a demandé une décoration et une mutation/promotion vue la dangerosité de la mission. Il semblerait que sa hiérarchie ne soit pas opposée à cette demande.

Quitter son poste pour des raisons personnelles n’est ce pas la définition d’un abandon de poste ?

Enfin on peut s’interroger sur la présence de Franck Brinsolaro dans la même pièce que la rédaction de Charlie. Un officier de sécurité n’a pas à participer aux réunions de rédaction pas plus qu’un officier de sécurité n’a à participer aux réunions politiques d’un membre du gouvernement. Sa place était à l’extérieur devant la porte de la rédaction et son collègue aurait du être à l’entrée des locaux.

Le syndrome bien connu des liens de proximité voire d’amitié entre la personnalité et son garde du corps avait déjà été noté lors du suicide de Pierre Bérégovoy avec l’arme de service de son officier de sécurité.

Ce type de comportement est connu comme les remèdes : affecter un nombre suffisant de fonctionnaires, changer de temps en temps les équipes etc…

Là aussi la routine est un des pires ennemis du professionnalisme.

Charb n’avait pas de protection rapprochée digne de ce nom : c’était une faute et non une erreur eu égard à la menace qui pesait explicitement sur sa vie.

Mais dans cette affaire ce n’est pas seulement l’échelon technique – le Service de la Protection – qui est en cause car l’échelon politique a aussi une part de responsabilité.

La décision d’accorder une  protection rapprochée ou un accompagnement de sécurité générale est en effet exclusivement du ressort des autorités gouvernementales :

Les textes sont explicites : en France c’est le Ministre de l’Intérieur (ou par délégation de pouvoir son Directeur de Cabinet) qui a le pouvoir de prendre ce type de décision et lui seul. Ce n’est pas à l’échelon technique à savoir celui de la Police Nationale de décider, c’est à l’échelon politique.

Bien évidemment la décision ministérielle doit être éclairée par l’avis de spécialistes.

Il appartenait donc au Chef du SDLP Frédéric Aureal de solliciter une audience  lors de l’arrivée de tout nouveau Ministre de l’Intérieur pour lui expliquer en détail la différence entre  protection rapprochée et  accompagnement de sécurité générale.

Cela a-t-il été le cas lors de l’arrivée au ministère de Bernard Cazeneuve ?

Cette information aurait aussi du être donnée au nouveau Directeur Général de la Police Nationale Jean Marc Falcone nommé à ce poste en août 2014 et au nouveau conseiller technique police du ministre nommé récemment François Mainsard.

Le ministre de l’Intérieur et ses proches collaborateurs ont-ils été informés du processus décisionnel et de la distinction entre protection et accompagnement de sécurité et des conséquences qu’entraînait le choix de l’une ou l’autre formule en effectifs et en coût ?

Est-il pensable qu’un ministre de l’Intérieur  informé de l’état réel de la menace émanant d’Al-Qaïda pesant sur Charlie Hebdo et sur Charb en particulier puisse décider de diminuer drastiquement la  sécurité dans ce domaine ? Certainement pas.

Aucune réponse officielle n’a été portée à ce jour à cette question fondamentale car celui ou ceux  qui ont recommandé et décidé un simple accompagnement de sécurité pour Charb ont pris une  décision lourde de  conséquences bien évidemment sur le plan humain mais aussi sur le plan de la responsabilité de l’Etat désormais pleinement engagée.

L’information du  ministre avant toute prise de décision est fondamentale :

L’article 14 de l’arrêté du 12 Août 2013 signé par le Ministre de l’Intérieur Manuel VALLS  (qui reprend l’article 13 de l’arrêté du 17 décembre 2008 signé par la Ministre de l’Intérieur Alliot-Marie)  est ainsi rédigé :

« Une commission présidée par le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur ou son représentant rend un avis au ministre de l’intérieur en fonction des risques et menaces évalués par les services spécialisés sur l’octroi ou le maintien de toute mesure de protection rapprochée ou d’accompagnement de sécurité ainsi que le cas échéant, sur la nature et le degré de protection accordée.

Cette commission se réunit à tout moment à la demande du ministre de l’intérieur et au moins deux fois par an. Elle est composée exclusivement d’agents de l’Etat et comprend le directeur général de la police nationale, le directeur général de la gendarmerie nationale, le préfet de police de Paris, le chef du service de la protection et le chef de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste, qui peuvent être représentés. Il peut être fait appel le cas échéant à toute personne dont l’expertise est requise. Le Ministre de l’intérieur peut décider de ne pas consulter la commission lorsque la situation le justifie, notamment au regard des délais nécessaires à la commission pour se réunir et rendre son avis »

Ce texte est essentiel.

Pendant des années le  ministère de l’Intérieur n’a pas appliqué ses propres textes en ne réunissant pas cette commission.

En 2010, la Cour des Comptes fait un audit du  SPHP. Son pré rapport rédigé par Alain Pichon Président de la 4 ème chambre de la Cour des Comptes relevait que toutes les mesures de protection ou d’accompagnement qui n’étaient pas systématiquement justifiées par un niveau de menace correspondant n’étaient pas réglementaires. La Cour indiquait que la décision d’attribution, qui appartient au ministre de l’intérieur, demeurait informelle, la Cour considérait donc que cette situation avait pour effet de déresponsabiliser l’autorité compétente pour l’attribution des dispositifs de protection ou d’accompagnement.

La Cour estimait en outre que le fait de n’avoir pas réuni la commission en question avait pour conséquence de laisser subsister la déconnection entre la protection assurée par le SPHP et le niveau de menace.

En conséquence, la Cour relevait que la commission, désormais clef de voute du dispositif, n’avait pas formulé d’avis sur les différentes missions assurées et rendait de fait irrégulières  les missions qui n’étaient pas justifiées par un niveau de menace particulier.

La Cour recommandait donc fort logiquement que la commission devait se réunir sans tarder, que les décisions attribuant les protections assurées par le SPHP devaient être formalisées par un écrit en précisant la date et l’auteur et que les protections non institutionnelles devaient n’être accordées que pour une durée limitée et révisée périodiquement.

Ces recommandations de la cour des comptes ont été,  en partie, suivies d’effet car cette commission depuis 2011 s’est réunie quelques fois en fait essentiellement pour recommander la suppression de certaines missions.

La question qui se pose alors est de savoir si cette commission d’une part s’est prononcée sur la sécurité de Charb et si elle aurait recommandé de transformer la protection rapprochée de Charb (déjà insuffisante à l’origine) en  simple accompagnement de sécurité générale ?

Là aussi on attend des réponses officielles sur ce point précis car le doute persiste.

Si ce n’est pas la commission qui a recommandé cette décision, qui a pris cette décision ?

Il est vraisemblable que le ministre n’ait jamais été informé pleinement des décisions qu’il devait prendre et que peut être d’autres ont décidé à sa place avec les conséquences que l’on connaît.

La responsabilité des  hauts fonctionnaires composant cette commission est donc directement mise en cause si tant est que la commission se soit bien réunie!

Par contre si cette décision avait été prise au niveau de la Direction Générale de la Police Nationale ou directement au niveau du Service de la Protection, il conviendrait  de remarquer que, dans cette hypothèse, ce type de décision serait entaché d’une irrégularité au regard des textes.

Il appartient donc au Ministère de l’Intérieur de fournir des explications détaillées et à la commission d’enquête parlementaire annoncée à grands renforts de publicité mais dont on tarde à voir la constitution à auditionner dans le détail tous les responsables pour se faire une idée exacte du processus décisionnel qui a eu cours.

Cette commission d’enquête parlementaire est indispensable pour faire toute la lumière sur cetet affaire que d’une manière ou d’une autre on peut qualifier de bavure d’Etat étant donné les dysfonctionnements multiples des différents services du Ministère de l’Intérieur.

Conclusion:

Plusieurs mois après les événements de janvier 2015, beaucoup de questions restent en suspens.

Le Premier Ministre a eu beau  parler de failles on attend toujours de savoir lesquelles.

Incontestablement il y a eu défaillance des services de renseignement (DGSI et UCLAT) mais il y a surtout eu des erreurs considérables d’appréciation sur la menace et les mesures à prendre pour y faire face : la Préfecture de Police et le Service de la Protection sont en première ligne dans la protection du journal Charlie Hebdo et de Stéphane Charbonnier.

Le Danemark a manifestement pris la menace terroriste à sa juste mesure en tout cas plus que la France.

La mission de protection rapprochée est extrêmement difficile car elle nécessite un professionnalisme constant et permanent : les commissaires affectés au SDLP ont-ils tous effectués les stages de formation aux techniques de protection rapprochée ? Elle demande aussi des qualités humaines évidentes quand on apprend sans vouloir trop y croire (et pourtant !) que deux commissaires divisionnaires du Service de la Protection , ceux là même en charge de la protection des personnes ont demandé une avance sur frais de mission ( une quinzaine d’euros !) pour se rendre aux obsèques de Franck Brinsolaro à Bernay dans l’Eure ! Décidemment je ne reconnais plus mon ancien service !

Contrairement à ce qui est communément admis, la France a les moyens d’assurer une protection à des personnalités menacées. Le manque d’effectifs au sein du Service de la Protection est un faux problème. Déjà en 2013 il ne fallait pas rendre 125 postes de fonctionnaires pour en recruter en urgence 70 après les événements de janvier 2015 qui étaient quand même prévisibles.

Ensuite , comme je l’avais déjà écrit en janvier 2011 dans l’Auditeur (article sur la protection des Hautes Personnalités toujours d’actualité), il serait temps que le gouvernement prenne enfin la décision  de supprimer toutes les missions de confort assurées par le SPHP au profit de personnalités françaises qui n’ont pas le rang protocolaire suffisant et qui ne sont pas menacées étant précisé que seuls, les anciens Présidents de la République, dans les textes,  ont droit à des officiers de sécurité. Cette règle est la même dans tous les pays européens. Par contre, la France est le seul pays à garder des officiers de sécurité auprès d’anciens ministres notamment de l’Intérieur. La sécurité de Pierre Mauroy ancien Premier Ministre a coûté 3 000 000 € à titre d’exemple.

Ce sont des dizaines de policiers spécialisés du SPHP que le service peut récupérer immédiatement.

Mais ce n’est pas tout, le gouvernement doit également prendre la décision de supprimer toutes les missions de complaisance assurées au bénéfice de personnalités étrangères (des pays du Golfe, du Maghreb et de l’Afrique sub-saharienne essentiellement) qui ne sont ni chefs d’Etat ni chefs de gouvernement et qui sont en visite privée en France. Ces missions ne visent qu’à favoriser le passage de gens fortunés au milieu de la circulation ou à stationner dans des endroits interdits au simple citoyen.

Là aussi la France est un cas unique en Europe.

Là aussi il y a des dizaines de policiers spécialisés à récupérer immédiatement et à utiliser sur de vraies missions de sécurité rapprochée.

Aucune initiative en ce sens n’a été prise sérieusement mais ce n’est pas une surprise car tous les gouvernements précédents de gauche ou de droite ont eu la même attitude.

En outre, le Ministère de l’Intérieur aurait pu rappeler en service les nombreux policiers du SPHP en retraite qui forment la réserve civile de façon à disposer immédiatement de policiers expérimentés.

Enfin le ministère de l’Intérieur pourrait utilement changer sa politique qui consiste à refuser systématiquement le port d’arme aux sociétés françaises de protection des personnes et à accorder plus facilement le port d’armes à des agents privés et à des sociétés privées de droit étranger travaillant en France. Cette situation est ubuesque.

A l’exemple de nombreux pays notamment anglo-saxons, il serait temps de faire travailler ensemble police d’état et sociétés privées de sécurité des personnes bien évidemment avec des contrôles renforcées et des contrats de collaboration. Il y a là un champ immense de possibilités très peu explorées actuellement.

En conclusion, il est une fois de plus triste de constater que les leçons de l’histoire ne servent pas.

Les services de renseignement ne peuvent pas, dans notre démocratie, surveiller tous les suspects.

Par contre, il est indispensable qu’une forte cohérence entre les services chargés de la protection des bâtiments et ceux chargés de la protection des personnes ait lieu en plus de celle avec les services de renseignement.

La routine, le manque de professionnalisme des uns et des autres, le manque de culture géopolitique et la mauvaise gestion des mesures dans le temps ont  abouti, il ne faut pas le nier,  au désastre de janvier 2015.

Force est de constater que personne au Ministère de l’Intérieur mais absolument personne ne s’est estimé responsable de ce qui est arrivé, personne ne s’est d’ailleurs excusé de ses propres insuffisances ni n’a jugé opportun de démissionner ou de rendre ses décorations !

C’est peut être cela qui est le plus choquant dans les événements que la France vient de vivre : cette solidarité dans l’irresponsabilité et pourtant les français ont le droit à la vérité comme l’affirmait le Premier Ministre au lendemain des attentats de Copenhague le 16 février 2015 sur RTL : «  il faut dire la vérité aux français : il faut s’habituer à vivre avec cette menace terroriste ».

Combien de temps faudra t-il attendre pour avoir enfin une vision claire des multiples prises de décision ayant abouti aux attentats de janvier 2015 ?

Eric Stemmelen, Commissaire Divisionnaire Honoraire

7 ème promotion IHESI – 1996

Source : Mediapart, Eric Stemmelen, 12-01-2016

============================================

Une information du Canard Enchaîné :

repetition

(relayée ici par exemple)

Avec quelques précisions dans le Figaro pour la tempérer un peu, faisant suite à un papier précédent… Heureusement la conclusion est claire :

“L’action des policiers du service de protection ne semble pas avoir été défaillante.”

Je dirais même plus : c’était même une franche réussite !

À suivre en novembre : le succès de la protection du Bataclan…

Source: http://www.les-crises.fr/charlie-hebdo-que-derreurs-par-eric-stemmelen/