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Jean-François Colosimo : « L’alliance de la Turquie avec Daech est objective »

Friday 18 March 2016 at 01:00

Source : Le Figarovox, Eleonore de Vulpillières, 25-01-2016

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Jean-François Colosimo a accordé un entretien-fleuve à FigaroVox au sujet du rôle géopolitique de la Turquie au Proche-Orient. Il déplore le double-jeu d’Erdoğan et la passivité de l’Europe.


Jean-François Colosimo est écrivain et essayiste. Président du Centre national du livre de 2010 à 2013, il dirige désormais les éditions du Cerf. Son dernier livre, Les Hommes en trop, la malédiction des chrétiens d’Orient, est paru en septembre 2014 aux éditions Fayard. Il a également publié chez Fayard Dieu est américain en 2006 et L’Apocalypse russe en 2008. 


LE FIGARO. – On a appris les bombardements d’un village chrétien de Sharanish au nord de l’Irak, dans le cadre des opérations anti-PKK. Juste après les attentats d’Istanbul, la Turquie avait lancé une campagne de frappes aériennes contre Da’ech en Irak et en Syrie. Quel est son ennemi prioritaire, Da’ech ou les minorités?

Jean-François COLOSIMO. – Une vague de bombes qui revêt valeur d’avertissement pour l’État islamique et de gage pour les États-Unis ne saurait épuiser la question du double jeu d’Ankara dans la nouvelle crise d’Orient. Le fait de se vouloir à la fois le champion de l’Otan et le passeur de Da’ech n’engage pas d’autre ennemi prioritaire que soi-même. La Turquie est en lutte contre la Turquie. Elle combat les spectres des massacres sur lesquels elle s’est édifiée. Que les minorités, chrétiennes ou autres, souffrent au passage, c’est leur sort. Car toute l’histoire moderne du pays se conjugue dans ce mouvement de balancier perpétuel entre adversité du dehors et adversité du dedans. Et au regard duquel les changements de régime ne comptent guère.

Comment s’est opéré le basculement d’une Turquie laïque vers l’intensification de l’emprise de l’islam sur toute la société? Quel est le sort des minorités ethniques et religieuses?

Afin de comprendre la Turquie d’aujourd’hui, il faut, comme il est d’habitude en Orient, s’établir sur le temps long. Plusieurs illusions de perspective menacent en effet une claire vision: qu’il y aurait une permanence en quelque sorte éternelle de la Turquie, qu’il y aurait lieu d’opposer la Turquie laïciste de Mustafa Kemal et la Turquie islamiste de Recep Erdoğan, que l’avenir de la Turquie serait nécessairement assuré.

La Turquie contemporaine est incompréhensible sans l’Empire ottoman, lequel est lui-même incompréhensible sans l’Empire byzantin qui l’a précédé: comment passe-t-on, à l’âge moderne, d’une mosaïque multi-ethnique et pluri-religieuse à des ensembles nationaux et étatiques cohérents? Or, la décomposition de l’Empire ottoman, entamé dans les années 1820 avec l’indépendance de la Grèce, n’en finit pas de finir. Depuis la chute du communisme, de Sarajevo à Bagdad, les récents incendies des Balkans et les présents incendies du Levant attestent de sa reprise, de sa poursuite et de son caractère, pour l’heure, inachevé.

L’ennemi extérieur a été battu. Reste à vaincre l’ennemi intérieur. Ou, plutôt, les ennemis, tant ils sont nombreux et tant la fabrique nationaliste ne fonctionne qu’en produisant, à côté du citoyen-modèle, son double démonisé.

Ce processus historique, déjà long de deux siècles, explique à la fois la naissance et l’agonie de la Turquie moderne. Deux événements relevant de la logique de la Terreur encadrent son surgissement: le premier génocide de l’histoire, commis en 1915 par le mouvement progressiste des Jeunes-Turcs, soit 1 600 000 Arméniens d’Asie mineure anéantis ; la première purification ethnique de l’histoire, entérinée par la Société des Nations en 1923, consécutive à la guerre de révolution nationale menée par Mustafa Kemal et se soldant par l’échange des populations d’Asie mineure, soit 1 500 000 Grecs expulsés du terreau traditionnel de l’hellénisme depuis deux mille cinq cents ans. Une dépopulation qui a été aussi bien, il faut le noter, une déchristianisation.

La déconstruction impériale que se proposait d’acter le Traité de Sèvres en 1920, en prévoyant entre autres une Grande Arménie et un Grand Kurdistan, laisse la place à la construction de la Grande Turquie, acquise par les armes, qu’endosse le Traité de Versailles en 1923. La Turquie naît ainsi d’un réflexe survivaliste. Elle doit perpétuer sa matrice, continuer à chasser ses ennemis pour exister, sans quoi elle risque de retomber dans la fiction et l’inexistence. L’ennemi extérieur a été battu. Reste à vaincre l’ennemi intérieur. Ou, plutôt, les ennemis, tant ils sont nombreux et tant la fabrique nationaliste ne fonctionne qu’en produisant, à côté du citoyen-modèle, son double démonisé.

Qui ont été les victimes de cette politique? 

Dès l’instauration de la République par Kemal, la modernisation et l’occidentalisation se traduisent par l’exclusion. C’est vrai des minorités religieuses non-musulmanes, ce qu’il reste de Grecs, Arméniens, Syriaques, Antiochiens, Juifs, Domnehs (ou Judéo-musulmans), Yézidis, etc. C’est vrai des minorités musulmanes hétérodoxes, Soufis, Alévis, Bektâchîs, etc. C’est vrai des minorités ethniques, Kurdes, Lazes, Zazas, etc. Toute différence est assimilée à une dissidence potentielle. Toute dissidence est assimilée à un acte d’antipatriotisme. Tout antipatriotisme doit être supprimé à la racine. Tout signe distinct de culte, de culture ou de conviction doit être dissous dans une identité unique, un peuple idéal et un citoyen uniforme.

Cette guerre intérieure, que conduit l’État contre ces peuples réels au nom d’un peuple imaginaire, parcourt le petit siècle d’existence de la Turquie moderne. De 1925 à 1938, elle est dirigée contre les Kurdes à coups de bombes, de gaz et de raids militaires. En 1942, elle prend un tour légal avec la discrimination fiscale des communautés «étrangères», dont les Juifs, et la déportation dans des camps de dix mille réfractaires. De 1945 à 1974, elle s’appuie sur les pogroms populaires, à l’impunité garantie, pour liquider les derniers grands quartiers grecs d’Istanbul et leurs dizaines de milliers d’habitants tandis qu’à partir de 1989, les institutions religieuses arméniennes se trouvent plus que jamais otages d’un chantage à la surenchère négationniste. Avec les putschs de 1960, 1971, 1980, la guerre devient celle de l’armée contre la démocratie. Hors des périodes de juntes, elle est le produit du derin devlet, de «l’État profond», alliance des services secrets, des groupes fascisants et des mafias criminelles qui orchestre répressions sanglantes des manifestations, éliminations physiques des opposants et attentats terroristes frappant les mouvements contestataires: ce qui aboutit par exemple, entre les années 1980 – 2010, à décapiter l’intelligentsia de l’activisme alévi. Mais la guerre classique peut aussi reprendre à tout moment: dite «totale», puis «légale» contre le PKK d’Abdullah Öcalan avec la mise sous état de siège du Sud-Est, le pays kurde, elle présente un bilan de 42 000 morts et 100 000 déplacés à l’intérieur des frontières en vingt ans, de 1984 à 2002.

La prise de pouvoir d’Erdoğan et de l’AKP va permette un retour de l’islam au sein de l’identité turque. Elle acte en fait une convergence sociologique qui a force d’évidence démographique, accrue par la volonté de revanche des milieux traditionnels marginalisés par le kémalisme, des classes laborieuses délaissées par les partis sécularisés, de la paysannerie menacée par la modernisation mais aussi, dans un premier temps, des minorités tentées de rompre la chape de plomb étatique. La réalité va cependant vite reprendre ses droits: le fondamentalisme sunnite devient la religion constitutive de la «turquité» comme, hier, l’intégrisme laïciste. La couleur de l’idéologie change, mais ni la fabrique, ni la méthode, ni le modèle. Les minorités, abusées, trahies, redeviennent les cibles d’une construction artificielle et imposée. Mais entretemps, à l’intérieur, la société est divisée puisqu’elle compte une avant-garde artistique et intellectuelle constituée. Et à l’extérieur, la stabilité intermittente issue du Traité de Lausanne cède devant les réalités oubliées du Traité de Sèvres.

La Turquie laïciste et militaire de la Guerre froide, intégrée au bloc occidental, n’est plus qu’un fantôme, servant de leurre à une ambition néo-ottomane.

Quelles sont les ambitions géopolitiques de la Turquie dans la région proche-orientale et caucasienne?

Parallèlement à son entreprise d’islamisation de la société, Erdoğan a voulu établir la Turquie comme puissance internationale conduisant une politique autonome d’influence. La Turquie laïciste et militaire de la Guerre froide, intégrée au bloc occidental, n’est plus qu’un fantôme, servant de leurre à une ambition néo-ottomane. La Turquie veut à nouveau dominer le monde musulman proche-oriental. Or les pays arabes du Levant ont précisément fondé leur indépendance sur le rejet du joug des Turcs-ottomans, considérés comme des intrus politiques et des usurpateurs religieux et les anciennes républiques musulmanes d’URSS restent dans l’orbe de Moscou. C’est la limite de l’exercice.

Erdoğan a néanmoins voulu jouer sur tous les tableaux: comme protecteur des entités ex-soviétiques turcophones en Asie centrale et sunnites au Caucase ; comme médiateur de la Palestine et de la Syrie au Machrek ; comme allié des populations islamisées d’Albanie, du Kosovo et de Bosnie en Europe ; et même comme défenseur des Ouïghours musulmans en Chine. Le signe le plus probant de sa rupture avec l’Occident étant de s’être posé en adversaire d’Israël, jusque-là l’allié d’Ankara, à l’occasion de ses sorties verbales à Davos ou des expéditions navales présentées comme humanitaires à destination de Gaza.

Le fil rouge? Que la Turquie, sortie de l’effondrement de l’Empire ottoman, déportée à l’Ouest par une laïcisation jugée contre-nature, redevienne la première puissance du monde musulman et sunnite.

Enfin, Erdoğan a su mener une guerre souterraine visant à soumettre les pouvoirs qui pouvaient lui résister : militaire, parlementaire, judiciaire, médiatique, et même religieux.

Comment comprendre l’emprise d’Erdogan et de l’AKP, un parti islamo-conservateur, sur un pays qui semblait avoir réalisé une entreprise d’européanisation et de laïcisation depuis un siècle?

La pointe fine de la société civile, souvent remarquable, issue des anciens milieux cosmopolites d’Istanbul-Constantinople ou d’Izmir-Smyrne, tournée vers l’Europe non pas comme modèle de technicité mais de culture, reste malheureusement inefficace dans l’ordre politique. De surcroît, maladie fréquente dans les pays musulmans de Méditerranée orientale, l’opposition démocratique est éclatée, les forces progressistes étant divisées, notamment à cause de la question des minorités. Enfin, Erdoğan a su mener une guerre souterraine visant à soumettre les pouvoirs qui pouvaient lui résister: militaire, parlementaire, judiciaire, médiatique, et même religieux. L’erreur et la honte de l’Europe sont d’avoir laissé se développer son emprise tyrannique.

Nous sommes face à un engrenage et une dérive autoritaire qui ne dit pas son nom.

Il faut rappeler l’affaire Ergenekon, du nom d’un réseau supposément composé de militants nationalistes sous la coupe d’officiers militaires et démantelé par le gouvernement islamiste. Entre 2008 et 2010, à la faveur d’une instruction et d’un procès fleuve, trois cents personnes ont été arrêtées, 194 inculpées, et les condamnations aussi nombreuses ont permis de mettre au pas l’armée et de discréditer l’idéologie républicaine. Il faut rappeler les dizaines et dizaines de journalistes virés sur ordre d’en-haut, emprisonnés pour offenses à la patrie, à l’islam, au chef de l’État. Il faut rappeler les poursuites judiciaires contre l’écrivain Orhan Pamuk qui avait osé évoquer le génocide des Arméniens, contre le pianiste Fazil Say qui avait osé se déclarer athée. Mais aussi la restauration du voile dans l’espace public sous prétexte de liberté de conscience, l’hypertaxation du raki et plus généralement de l’alcool sous prétexte de lutte contre l’alcoolisme, la multiplication des mosquées sous prétexte de la moralisation de la jeunesse, etc.

Dans le même temps, le mouvement protestataire né à Istanbul après qu’Erdogan a annoncé sa volonté de détruire le Parc Gezi de Taksim, ce bastion alévi, a récemment enflammé la Turquie. La résistance qui existe est ainsi populaire et parcourue par les survivances minoritaires.

Nous sommes face à un engrenage et une dérive autoritaire qui ne dit pas son nom. Au point que, alors qu’Erdoğan fustige «les nationalismes ethniques et religieux qui menacent la Turquie» (sic), bat le rappel de la pièce de théâtre qu’il avait écrite dans les années 1970 et dans laquelle il dénonçait le complot franc-maçon, juif et communiste, qu’il avance que les musulmans ont découvert l’Amérique avant Christophe Colomb ou que l’hitlérisme a été un facteur de modernisation, qu’il se fait construire un palais de mille pièces à Ankara, c’est son mentor spirituel, l’islamiste Fethullah Gülen, qui dénonce la mainmise et la corruption de l’AKP!

Or, signe des temps, les dernières élections ont vu pour la première fois des Turcs non- kurdes voter pour des candidats kurdes, en l’occurrence ceux du parti HDP mené par Selahattin Dermitaş. Cela montre que la société entend barrer la route à la révision constitutionnelle grâce à laquelle Erdoğan veut s’attribuer les pleins pouvoirs. C’est dans ce contexte qu’est survenue l’instrumentalisation des attentats attribués à Da’ech.

C’est l’État turc qui a déverrouillé l’État islamique en lui offrant un hinterland propice au transport des combattants, à l’approvisionnement en armes, au transfert de devises, au commerce du pétrole.

Quelle position la Turquie a-t-elle adopté à l’endroit de Da’ech?

Le sommet de la politique d’islamisation d’Erdoğan est le soutien implicite de la Turquie à Da’ech, par hostilité au régime d’Assad, aux courants progressistes arabes, et par une alliance objective sur le sunnisme fondamentaliste. La Turquie s’élève enfin contre l’essor de l’identité kurde en Turquie et, de ce point de vue, son alliance avec Da’ech est objective.

C’est l’État turc qui a déverrouillé l’État islamique en lui offrant un hinterland propice au transport des combattants, à l’approvisionnement en armes, au transfert de devises, au commerce du pétrole. C’est la société turque qui souffre de ce rapprochement insensé. C’est l’Europe qui s’entête à demeurer aveugle à cette connivence mortifère.

Pour quelle raison cette ambiguïté turque n’est-elle pas dénoncée par les pays qui luttent contre l’État islamique?

Parce que l’Europe impotente, sans diplomatie et sans armée a cédé au chantage d’Erdoğan sur l’endiguement supposé des réfugiés. Argent, reconnaissance, soutien, silence: Merkel et Hollande ont tout accordé à Erdoğan. Surtout, l’Union se plie au diktat de la politique ambivalente d’Obama qui privilégie l’axe sunnite, saoudien-qatari-turc, avec pour souci premier de ne pas sombrer l’Arabie saoudite dans le chaos.

Comment une Turquie entrée dans une phase d’islamisation à marche forcée peut-elle encore espérer intégrer une Union européenne laïque? Pour quelle raison l’UE, depuis 1986, continue-t-elle à fournir des fonds structurels à un État dont il est hautement improbable qu’il entre en son sein?

La Turquie, en raison de son héritage byzantin, partagé entre l’Ouest et l’Est, a depuis toujours manifesté une volonté d’association avec l’Occident. Sa tentative d’entrer dans l’UE était liée au fait qu’une Turquie laïciste et moderne voulait être un exemple d’européanisation. Or aujourd’hui s’est opéré un renversement d’alliance vers l’Orient, et de l’occidentalisation à l’islamisation.

Comment une Turquie entrée dans une phase d’islamisation à marche forcée peut-elle encore espérer intégrer une Union européenne laïque ?

L’entrée de la Turquie dans l’UE semblait cependant peu probable et le paraît encore moins aujourd’hui pour plusieurs raisons: géographiquement, l’Europe s’arrête au Bosphore. Historiquement, l’Europe s’est affirmée à Lépante et à Vienne en arrêtant les Ottomans. Politiquement, la Turquie deviendrait le pays à la fois le plus peuplé et le moins avancé, le plus religieux et le moins démocratique de l’Union. Militairement, elle en porterait les frontières sur des zones de guerre. Mais, surtout, culturellement, philosophiquement, l’État turc, non pas les intellectuels turcs, refuse cette épreuve typiquement européenne du retour critique sur soi et sur l’acceptation d’une mémoire partagée quant au passé, à commencer par le génocide des Arméniens. Mais l’arrimage de la Turquie à l’Europe, sous la forme de partenariat privilégié, doit demeurer un objectif. Il ne passe pas par une amélioration des cadres politiques ou économiques, mais par une libération des mentalités. Ce que veut empêcher Erdoğan.

L’affrontement russo-turc est-il en passe de se durcir?

Erdoğan a osé défier Poutine sans en avoir les moyens et pour complaire aux États-Unis. L’opposition là encore est ancienne, ancrée, pluriséculaire et constitue un invariant de la géopolitique des civilisations. Un des vieux rêves tsaristes était de conquérir l’Empire ottoman afin de restaurer Byzance dont la Russie est issue. En 1915, l’annexion de Constantinople-Istanbul et sa transformation en Tsargrad, nouvelle capitale d’un Empire chrétien d’Orient couvrant des mers froides aux mers chaudes était à l’ordre du jour. Ce conflit renaît aujourd’hui: on aura ainsi vu récemment les Turcs réclamer la Crimée, redevenue russe, comme «terre de leurs ancêtres». Ou le parlement turc débattre du retour de Sainte-Sophie, la plus grande basilique du monde jusqu’à la construction de Saint-Pierre de Rome, transformée en musée sous Atatürk, au statut de mosquée qui avait été le sien sous l’Empire ottoman, tandis que les députés de la Douma votaient une motion en faveur de sa réouverture au culte orthodoxe.

Moscou est déjà l’alliée d’Assad: il ne lui resterait qu’à appuyer les Kurdes, en profitant par exemple de leurs puissants relais communs en Israël, pour menacer profondément Ankara et embarrasser durablement Washington. Erdoğan a compris trop tardivement que, eu égard à la détermination de Poutine, il avait allumé un incendie.

La France de François Hollande a substitué à sa traditionnelle politique d’équilibre en Orient une politique hostile à l’Iran et à la Syrie, ignorante des Chiites et indifférente aux chrétiens. Ce n’est pas qu’une faute de Realpolitik, c’est une faute de l’intelligence et du cœur. Ou si l’on préfère, du devoir et de l’honneur.

Comment expliquer l’incohérence de la politique étrangère de la France au Proche-Orient? Le pouvoir a-t-il une compréhension des ressorts profonds qui animent les pays de cette région? 

Ces considérations historico-religieuses échappent totalement au gouvernement français et à l’Union européenne. La France fait preuve d’un manque de compréhension flagrant des ressorts profonds de ce qui se passe au Proche-Orient. Cette incompréhension n’est jamais qu’un signe de plus de l’erreur politique et morale qu’a été le choix d’abandonner le Liban qu’avait été celui de François Mitterrand. François Hollande, encore moins avisé, professe pour des raisons gribouilles de dépendance économique, une politique d’inféodation envers les pays théoriciens et fournisseurs de l’islamisme arabe qu’il était prêt à intituler pompeusement «la politique sunnite de la France» si quelques vieux pontes du Quai d’Orsay doués de mémoire ne l’en avaient pas dissuadé.

La France de François Hollande a substitué à sa traditionnelle politique d’équilibre en Orient une politique hostile à l’Iran et à la Syrie, ignorante des Chiites et indifférente aux chrétiens. Ce n’est pas qu’une faute de Realpolitik, c’est une faute de l’intelligence et du cœur. Ou si l’on préfère, du devoir et de l’honneur.

Quant à la Turquie proprement dite, au sein de cette «politique sunnite» que dirige Washington, c’est Berlin, liée de manière décisive à Ankara par la finance, l’industrie, l’immigration, qui décide pour Paris.

Mais cet aveuglement de la gauche au pouvoir est-il si surprenant? Ce furent les socialistes d’alors, leurs ancêtres en quelque sorte, qui entre 1920 et 1923 encouragèrent les Grecs à reconquérir les rivages du Bosphore et de l’Égée avant de les trahir au profit de Mustafa Kemal, arguant qu’il fallait l’armer car son progressisme avait l’avantage sur le terrain et représentait l’avenir absolu. Et quitte à faire retomber une nouvelle fois Byzance dans l’oubli! Quel aveuglement sur la force du théologique en politique… Rien de bien neuf sur le fond, donc. Mais les massacres qui se préparent en Orient creuseront de nouveaux charniers qui, pour l’histoire, changeront cette ignorance passive en cynisme délibéré.

Source : Le Figarovox, Eleonore de Vulpillières, 25-01-2016

Source: http://www.les-crises.fr/jean-francois-colosimo-lalliance-de-la-turquie-avec-daech-est-objective/


Selon un ministre israélien, l’ÉI “a bénéficié de l’argent turc en échange de pétrole”

Friday 18 March 2016 at 00:01

Source : Reuters, le 26/01/2016

ILe ministre de la Défense, Moshe Ya'alon, fait un signe de la main tandis qu'il s'adresse à une assemblée au cours d'un débat dont le thème était :

ILe ministre de la Défense, Moshe Ya’alon, fait un signe de la main tandis qu’il s’adresse à une assemblée au cours d’un débat dont le thème était : “Un partenariat Israël-Inde au 21ème siècle ?” – New Delhi, 19 février 2015

REUTERS/ADNAN ABIDI

Le ministre de la Défense israélien a déclaré mardi que les militants de l’État Islamique avaient été financés avec de “l’argent turc”, une affirmation qui pourrait faire obstacle aux tentatives de réconciliation entre les deux pays après des années d’aliénation.

“Il incombe à la Turquie, au gouvernement turc, à la direction turque, de décider si c’est leur volonté d’intégrer une forme de coopération pour combattre le terrorisme. A cette heure, ce n’est pas le cas,” a déclaré Moshe Yaalon aux journalistes à Athènes.

“Comme vous le savez, cela fait très longtemps que Daech (l’État Islamique) profite de l’argent turc en échange de pétrole. J’espère que cela va prendre fin,” a encore dit aux journalistes Yaalon, un ancien chef des forces armées de droite, après sa rencontre avec son homologue grec, Panos Kammenos.

La Turquie a nié avoir autorisé la contrebande de pétrole par le groupe militant islamiste qui détient des portions de territoire en Syrie et en Irak. Les États-Unis ont rejeté le mois dernier les allégations russes selon lesquelles le gouvernement turc et la famille du président Tayyip Erdogan étaient de connivence avec l’État Islamique dans la contrebande du pétrole.
Cependant, Mark Toner, le porte-parole du Département d’État, a dit le mois dernier que l’ÉI vendait du pétrole à des intermédiaires qui à leur tour le passaient en contrebande par la frontière en Turquie.

Yaalon a également dit, d’après une transcription fournie par le ministère de la Défense grec, que la Turquie avait “autorisé les djihadistes à aller et venir d’Europe en Syrie et en Irak, dans le cadre du réseau terroriste de Daech, et j’espère que cela aussi va cesser.”

Les efforts d’Israël et de la Turquie pour normaliser leurs relations ont essuyé un revers ce mois-ci lorsque le ministre des Affaires étrangères turc Mevlut Cavusoglu a déclaré qu’il n’y avait pas eu d’accord sur les demandes de compensation d’Ankara pour la mort de 10 militants turcs à bord d’un bateau d’aide humanitaire en 2010 ni sur la fin du blocus de Gaza par Israël.

De hauts responsables israéliens et turcs se sont rencontrés en décembre pour tenter d’améliorer les relations entre les deux pays, donnant l’espoir de voir des progrès dans les négociations pour l’importation de gaz naturel israélien, surtout maintenant que les relations de la Turquie avec la Russie ont empiré dans le contexte du conflit syrien.

(Rédigé par Michele Kambas et Paul Taylor ; édité par Gareth Jones)

Source : Reuters, le 26/01/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/selon-un-ministre-israelien-lei-a-beneficie-de-largent-turc-en-echange-de-petrole/


Edgar Morin : “Le temps est venu de changer de civilisation” par Denis Lafaye

Thursday 17 March 2016 at 01:00

Source : La Tribune, Denis Lafaye, 11-02-2016

Le sociologue et philosophe Edgar Morin ausculte, du haut de ses 94 ans, l’état du monde et celui de la France. (Crédits : Hamilton/Rea)

Le sociologue et philosophe Edgar Morin ausculte, du haut de ses 94 ans, l’état du monde et celui de la France. (Crédits : Hamilton/Rea)

Dans un entretien exceptionnel, le sociologue et philosophe Edgar Morin ausculte, du haut de ses 94 ans, l’état du monde et celui de la France. Economie, Front national, islam, fanatisme, immigration, mondialisation, Europe, démocratie, environnement : ces enjeux trouvent leur issue dans l’acceptation du principe, aujourd’hui rejeté, de “complexité”. Complexité pour décloisonner les consciences, conjurer les peurs, confronter les idéaux, hybrider les imaginations, et ainsi “réenchanter l’espérance” cultivée dans la fraternité, la solidarité et l’exaucement de sens. “Le seul véritable antidote à la tentation barbare a pour nom humanisme”, considère-t-il à l’aune des événements, spectaculaires ou souterrains, qui ensanglantent la planète, endeuillent la France, disloquent l’humanité. “Il est l’heure de changer de civilisation.” Et de modeler la “Terre patrie.”

Acteurs de l’économie – La Tribune. Attentats à Paris, état d’urgence, rayonnement du Front National, vague massive de migration, situation économique et sociale déliquescente symbolisée par un taux de chômage inédit (10,2 % de la population) : la France traverse une époque particulièrement inquiétante. La juxtaposition de ces événements révèle des racines et des manifestations communes. Qu’apprend-elle sur l’état de la société ?

Edgar Morin. Cette situation résulte d’une conjonction de facteurs extérieurs et intérieurs, à l’image de ceux, tour à tour favorables et hostiles, qui circonscrivent l’état de la France, bien sûr inséparable de celui de la mondialisation. Car c’est l’humanité même qui traverse une “crise planétaire”. Et la France subit une crise multiforme de civilisation, de société, d’économie qui a pour manifestation première un dépérissement lui aussi pluriel : social, industriel, géographique, des territoires, et humain.

La planète est soumise à des processus antagoniques de désintégration et d’intégration. En effet, toute l’espèce humaine est réunie sous une “communauté de destin”, puisqu’elle partage les mêmes périls écologiques ou économiques, les mêmes dangers provoqués par le fanatisme religieux ou l’arme nucléaire. Cette réalité devrait générer une prise de conscience collective et donc souder, solidariser, hybrider. Or l’inverse domine : on se recroqueville, on se dissocie, le morcellement s’impose au décloisonnement, on s’abrite derrière une identité spécifique – nationale et/ou religieuse. La peur de l’étranger s’impose à l’accueil de l’étranger, l’étranger considéré ici dans ses acceptions les plus larges : il porte le visage de l’immigré, du rom, du maghrébin, du musulman, du réfugié irakien mais aussi englobe tout ce qui donne l’impression, fondée ou fantasmée, de porter atteinte à l’indépendance et à la souveraineté économiques, culturelles ou civilisationnelles. Voilà ce qui “fait” crise planétaire, et même angoisse planétaire puisque cette crise est assortie d’une absence d’espérance dans le futur.

Au début des années 1980, le monde occidental se croyait solidement debout dans la prolongation des mythiques “Trente Glorieuses” et solidement convaincu de bâtir une société ascendante ; de leur côté, l’Union soviétique et la Chine annonçaient un horizon radieux. Bref, chacun ou presque pouvait avoir foi dans l’avenir. Cette foi a volé en éclats, y compris dans les pays dits du “tiers monde”, et a laissé place à l’incertitude, à la peur, et à la désespérance.

Comment qualifiez-vous ce moment de l’histoire, dans l’histoire que vous avez traversée ?

Cette absence d’espérance et de perspective, cette difficulté de nourrir foi dans l’avenir, sont récentes. Même durant la Seconde Guerre mondiale, sous l’occupation et sous le joug de la terreur nazie, nous demeurions portés par une immense espérance. Nous tous – et pas seulement les communistes dans le prisme d’une “merveilleuse” Union soviétique appelée à unir le peuple – étions persuadés qu’un monde nouveau, qu’une société meilleure allaient émerger. L’horreur était le quotidien, mais l’espoir dominait imperturbablement ; et cette situation a priori paradoxale caractérisait auparavant chaque époque tragique. Soixante-dix ans plus tard, l’avenir est devenu incertain, angoissant.

Horreur – espoir, paix – repli : ce qui, dans l’histoire contemporaine, distingue les ferments de ces deux situations, c’est l’irruption du fait religieux, et particulièrement d’un islamisme qui ébranle bien au-delà des frontières des pays musulmans…

Les reflux nationaux-religieux ont pour premier point de cristallisation la révolution iranienne de 1979, et l’instauration, inédite, d’une autorité politique religieuse et radicale. Elle intervient après plusieurs décennies de profonds bouleversements dans le monde musulman : à la colonisation ottomane pendant des siècles succède la colonisation occidentale à laquelle succède une décolonisation souvent violente à laquelle succède l’instauration de dictatures à laquelle succède le souffle d’espérance du Printemps arabe auquel succède l’irruption de forces contraires et souvent donc la désillusion, auxquelles à ce jour ont succédé le chaos géopolitique et la propagation de l’idéologie barbare de Daech…

Tout retour à la religion n’est bien sûr pas synonyme de fracas, et souvent se fait de manière pacifiée. Mais on ne peut pas omettre la réalité des autres formes, agressives et violentes, qui ont germé dans le bouillon de culture afghan et ont prospéré dans un terreau où toutes les parties prenantes ont leur part de responsabilité ; la seconde guerre en Irak, l’intervention en Libye, l’inaction en Syrie, le bourbier israélo-palestinien mais aussi, sous le diktat américain, la propagation d’une vision manichéenne du monde opposant empires du bien et du mal, ont participé à la fracturation du monde musulman et à la radicalisation de certaines de ses franges. Le comportement des grandes nations du monde a contribué activement à “l’émergence” d’Al Qaeda hier et de l’État islamique aujourd’hui, à faire de la Syrie un terrain de guerres, d’alliances de circonstances, de coalitions invraisemblables, d’intérêts contraires, d’exactions, et de prolifération islamiste inextricable. Ce brasier dissémine ses flammèches bien au-delà de ses frontières, et ses répercussions ne se limitent pas à la rupture diplomatique entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ou à la flambée du schisme entre chiites et sunnites.

Cette absence d’espérance individuelle et collective dans l’avenir a-t-elle pour germe, dans le monde occidental, l’endoctrinement marchand, capitaliste, consumériste et ultra technologique ?

Deux types de barbarie coexistent et parfois se combattent. Le premier est cette barbarie de masse aujourd’hui de Daech, hier du nazisme, du stalinisme ou du maoïsme. Cette barbarie, récurrente dans l’histoire, renaît à chaque conflit, et chaque conflit la fait renaître. On s’en offusque en 2016 en découvrant les images ou les témoignages dans l’État islamique, mais les millions de morts des camps nazis, des goulags soviétiques, de la révolution culturelle chinoise comme du génocide perpétré par les Khmers rouges rappellent, s’il en était besoin, que l’abomination barbare n’est pas propre au XXIe siècle ni à l’Islam ! Ce qui distingue la première des quatre autres qui l’ont précédée dans l’histoire, c’est simplement la racine du fanatisme religieux.

Le second type de barbarie, de plus en plus hégémonique dans la civilisation contemporaine, est celui du calcul et du chiffre. Non seulement tout est calcul et chiffre (profit, bénéfices, PIB, croissance, chômage, sondages…), non seulement même les volets humains de la société sont calcul et chiffre, mais désormais tout ce qui est économie est circonscrit au calcul et au chiffre. Au point que tous les maux de la société semblent avoir pour origine l’économique, comme c’est la conviction du ministre de l’Économie Emmanuel Macron. Cette vision unilatérale et réductrice favorise la tyrannie du profit, de la spéculation internationale, de la concurrence sauvage. Au nom de la compétitivité, tous les coups sont permis et même encouragés ou exigés, jusqu’à instaurer des organisations du travail déshumanisantes comme en atteste le phénomène exponentiel de burn out. Déshumanisantes mais aussi contre efficientes à l’heure où la rentabilité des entreprises est davantage conditionnée à la qualité de l’immatériel (coopération, prise d’initiatives, sens de la responsabilité, créativité, hybridation des services et des métiers, intégration, management etc.) qu’à la quantité du matériel (ratios financiers, fonds propres, cours de bourse, etc.). Ainsi la compétitivité est sa propre ennemie. Cette situation est liée au refus d’aborder les réalités du monde, de la société, et de l’individu dans leur complexité.

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Tous les maux de la société semblent avoir pour origine l’économique, comme c’est la conviction du ministre de l’Économie Emmanuel Macron. Cette vision unilatérale et réductrice favorise la tyrannie du profit, de la spéculation internationale, de la concurrence sauvage.”

Une grande part de votre travail de sociologue et de philosophe a justement porté sur l’exploration de la complexité, sur l’imbrication des différents domaines de la pensée complexe mise en lumière dans votre “œuvre” référence, La Méthode. Le terme de complexité est considéré dans son assertion “complexus”, qui signifie “ce qui est tissé ensemble” dans un entrelacement transdisciplinaire. À quels ressorts attribuez-vous ce rejet, contemporain, de ce qui est et fait complexité ?

La connaissance est aveugle quand elle est réduite à sa seule dimension quantitative, et quand l’économie comme l’entreprise sont envisagées dans une appréhension compartimentée. Or les cloisonnements imperméables les uns aux autres se sont imposés. La logique dominante étant utilitariste et court-termiste, on ne se ressource plus dans l’exploration de domaines, d’activités, de spécialités, de manières de penser autres que les siens, parce qu’a priori ils ne servent pas directement et immédiatement l’accomplissement de nos tâches alors qu’ils pourraient l’enrichir.

La culture n’est pas un luxe, elle nous permet de contextualiser au-delà du sillon qui devient ornière. L’obligation d’être ultraperformant techniquement dans sa discipline a pour effet le repli sur cette discipline, la paupérisation des connaissances, et une inculture grandissante. On croit que la seule connaissance “valable” est celle de sa discipline, on pense que la notion de complexité, synonyme d’interactions et de rétroactions, n’est que bavardage. Faut-il s’étonner alors de la situation humaine et civilisationnelle de la planète ? Refuser les lucidités de la complexité, c’est s’exposer à la cécité face à la réalité. Ce qui précéda et favorisa la Seconde Guerre mondiale n’était-il pas une succession d’aveuglements somnambuliques ? Et au nom de quoi faudrait-il penser qu’en 2016 les décideurs politiques sont pourvus de pouvoirs extralucides et protégés de ces mêmes aveuglements ?

La barbarie prospère quand la mémoire de la barbarie s’efface. Or en occident, l’empreinte de l’indicible le plus indicible : la Shoah, qui dans les consciences constitua une digue, même poreuse, à la reproduction de la barbarie, s’estompe au fur et à mesure que les témoins disparaissent. Redoutez-vous les conséquences de cette évaporation “physique” de l’histoire ? L’Homme est-il victime d’une confiance disproportionnée en son humanité et en l’humanité collective à ne pas reproduire demain l’abomination d’hier ?

L’extermination des juifs dans les camps de concentration nazis n’a pas empêché une partie du monde juif en Israël de coloniser et de domestiquer la population palestinienne. Que leurs ascendants voire eux-mêmes aient subi les plus épouvantables atrocités pendant la Seconde Guerre mondiale a-t-il immunisé les agents du Mossad ou les officiers de l’armée israélienne à commander ou à perpétrer des atrocités ? Non. Qu’on fait les communistes lorsqu’ils ont occupé l’Allemagne de l’est et libéré le camp de Buchenwald, dans lequel dès 1933 avaient été incarcérés et anéantis notamment des… communistes ? Ils y ont parqué les supposés ou avérés anti-communistes ! Et dès le 8 mai 1945, les Français, eux-mêmes victimes de la barbarie nazie, n’ont-ils pas conduit le massacre de Sétif, Guelma et Kherrata, au cours duquel plusieurs milliers d’anti-colonialistes et d’indépendantistes algériens furent exterminés ? Pourtant ces victimes avaient pour revendication strictement la même que celle des Français à l’égard du pouvoir allemand : liberté, paix et émancipation. “Dans l’opprimé d’hier il y a l’oppresseur de demain”, considérait fort justement Victor Hugo.

La mémoire est, en réalité, toujours à sens unique et ne constitue nullement un rempart à la reproduction du mal. Le seul véritable antidote à la tentation barbare, qu’elle soit individuelle et collective, a pour nom humanisme. Ce principe fondamental doit être enraciné en soi, chevillé au fond de soi, car grâce à lui on reconnaît la qualité humaine chez autrui quel qu’il soit, on reconnaît tout autre comme être humain. Sans cette reconnaissance d’autrui chère à Hegel, sans ce sens de l’autre que Montaigne a si bien exprimé en affirmant “voir en tout homme un compatriote”, nous sommes tous de potentiels barbares.

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“L’extermination des juifs dans les camps de concentration nazis n’a pas empêché une partie du monde juif en Israël de coloniser et de domestiquer la population palestinienne.” (Ici, Benjamin Netanyahu)

La France est en état d’urgence. Ce qui instille de lourdes interrogations sur l’articulation des libertés individuelles avec la nécessité de combattre le péril terroriste. Erri de Luca considère que “déléguer la sécurité à l’État, c’est réduire ses propres responsabilités”. Et le romancier italien d’inviter chacun à “s’emparer de la problématique, et pour cela d’être responsable de ce qui se passe à côté de lui. Lançons l’alerte au niveau zéro de la société, dans un mouvement populaire et de fraternité.” L’enjeu de la sécurité peut-il constituer une opportunité de démocratie et même de fraternité ?

Pour l’heure, absolument rien ne permet de croire en son exaucement. Les expériences passées apprennent beaucoup. Y compris lorsqu’elles ont pour théâtre d’autres pays. À ce titre, les lois “Prevent” déployées en Grande-Bretagne après les terribles attentats de 2005 à Londres ont-elles porté leurs fruits ? Elles poursuivaient un double dessein : d’une part favoriser l’intégration des musulmans, nombreux sur le territoire, en leur affectant notamment des lieux cultuels et culturels, d’autre part mieux repérer les extrémistes potentiellement promis à se radicaliser dans la peau de terroristes. C’est-à-dire qu’il s’agissait d’identifier plus facilement de possibles ennemis au sein d’une communauté qu’on cherchait à mieux intégrer… Cette stratégie schizophrénique était vouée à l’échec. Résultat, non seulement la sécurité n’y a pas gagné, mais en plus, le sentiment d’intégration des musulmans s’est détourné de sa cible originelle : la nation britannique, pour embrasser celle de l’islam.

L’histoire contemporaine des factions armées et terroristes – IRA en Grande-Bretagne, ETA en Espagne, Brigades rouges en Italie – qui ont perpétré des atrocités dans les démocraties, montre que la répression policière et les dispositifs législatifs contraignant les libertés ont leurs limites. Rien ne peut faire pare-feu infranchissable. À ce titre, penser que les actuelles mesures d’urgence en France accroissent la sécurité est un leurre ; elles diffusent au sein de la population un « sentiment psychologique » de sécurité, mais cette perception n’est pas synonyme de sécurité véritable. Et de plus, si elles tombent en de « mauvaises » mains, ces mesures peuvent être détournées de leur vocation, autoriser le pire arbitraire et se retourner drastiquement contre l’intérêt même de la nation. Les imagine-t-on dans le cadre d’une victoire du FN au scrutin présidentiel ?

Tout comme l’humanisme forme la plus efficace des murailles contre la barbarie, cultiver fraternité et unité au sein de la population certes ne permet pas de repérer les terroristes mais tonifie le principe d’identité partagée, consolide la vitalité démocratique, et donc peut participer à dissuader les radicaux de franchir le pas vers le terrorisme.

L’intégration de “l’extension de la déchéance de nationalité aux binationaux nés en France” au projet de loi constitutionnelle forme une importante fracture dans le substrat idéologique de la gauche française, et cristallise une opportunité supplémentaire de rupture. Cette dramaturgie est-elle fondée ? Le Chef de l’État et son Premier ministre renient-ils les “valeurs” de gauche ou les adaptent-ils aux singulières injonctions du contexte terroriste ?

La “valeur” de cette déchéance de nationalité est purement symbolique, nullement concrète. Et sa portée mythologique est infructueuse. Faire croire que déchoir de la nationalité française des kamikazes déterminés à mourir au nom du djihad va les dissuader de passer à l’acte est un non sens. Cette proposition administrative et juridique a pour seule véritable vocation de constituer une excommunication, elle est à ce titre une sorte d’équivalent laïc de l’excommunication dans la religion catholique ou du Herem dans le judaïsme. “Être déchu” signifie que l’on n’est plus rien, que l’on n’existe plus aux yeux de sa nation, et je peux comprendre ceux qui l’associent à une offense aux valeurs de la République. La dimension symbolique, forte, n’est pas sans rappeler, par ailleurs, de sombres souvenirs. Du régime nazi aux services de Mussolini en passant par le gouvernement de Vichy, les procédures de déchéance furent pléthoriques, et elles demeurent l’apanage des régimes politiques autoritaires.

Dans leur ouvrage Jésus selon Mahomet (Seuil), Gérard Mordillat et Jérôme Prieur évoquent la difficulté de décortiquer les énigmes du Coran, d’interpréter les textes à l’aune des critères occidentaux de compréhension. Comme s’y emploient les courants salafistes et wahhabites, le Coran s’expose à des considérations incompatibles avec la République, et même, comme l’a démontré la folie des terroristes, totalement hostiles lorsqu’il devient levier d’endoctrinement et de désagrégation de “l’être sujet de la société”. La communauté musulmane a manifesté avec force son rejet de l’horreur des attentats du 13 novembre, mais la même s’était montrée sensiblement plus discrète au moment de condamner l’assassinat des dessinateurs de Charlie Hebdo. Pourtant, sur l’échelle des valeurs de la République, il ne doit pas exister d’approche différenciante des deux événements. L’islam, notamment au sein d’une jeunesse qui y trouve un substitut à son malaise social et citoyen, est-il bien naturellement soluble dans la nation, la laïcité et la démocratie françaises ?

L’histoire apporte la meilleure réponse. Pendant des siècles et dans toute l’Europe, qu’a donc démontré l’Église catholique ? Son incompatibilité avec la démocratie française et la laïcité. Il faudra attendre le début du XXe siècle, c’est-à-dire “hier” sur l’échelle du christianisme, pour qu’Église, démocratie et laïcité commencent de coexister, à l’issue d’une succession séculaire de luttes armées, philosophiques, politiques, artistiques ou sociales qui ont fait progresser les esprits. Renaissance, Lumières, romantisme… toutes ces étapes furent nécessaires pour que le pouvoir de l’Église quitte le périmètre politique et se concentre sur la sphère privée, dite « des âmes ». Et c’est seulement une fois que l’écueil monarchique fut définitivement écarté que l’Église catholique devint entièrement soluble dans la démocratie. Alors pourquoi doit-on exiger de l’islam d’accomplir en quelques années voire instantanément la même trajectoire que l’Église mit des siècles à réaliser ?

D’autre part, l’occident chrétien est légitimement effondré devant la destruction des Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan ou des vestiges de Palmyre en Syrie, il est légitimement opposé à la stratégie armée de conquête de territoires et légitimement écoeuré par les massacres perpétrés par les islamistes ; mais a-t-on oublié la manière dont, au cours des siècles, les chrétiens persécutèrent les païens, brulèrent leurs représentations artistiques, portèrent les sanglantes croisades, évangélisèrent les terres musulmanes ? L’inquisition fut-elle un modèle d’humanité ?

Certes, tout comme dans la Bible, le Coran recèle des textes d’une infinie beauté mais parfois aussi d’une grande violence, notamment à l’endroit de l’infidèle et de l’impie. Mais l’islam est en premier lieu une religion judéo-chrétienne, proche davantage du judaïsme que de la chrétienté – ses interdits et ceux du judaïsme sont très proches -, et qui partage un même socle avec les deux autres religions monothéistes ; Abraham, Moïse, Jésus sont communs aux textes, et seul le prophète Mahomet singularise véritablement le Coran. Un minaret ne ressemble-t-il pas à un clocher ? Bref, le tronc commun aux trois grandes religions est substantiel. Et l’enjeu prioritaire pour lever les derniers écueils à la totale « solubilité » de l’islam dans la démocratie et la République françaises, c’est d’enseigner la nature judéo-chrétienne de l’islam. Voilà un devoir pédagogique fondamental.

Comment tout Homme croyant doit-il hiérarchiser ses attributs dès lors qu’il doit être admis que les règles publiques de la République qui font commun et société s’imposent à celles, privées, de la foi, c’est-à-dire à l’expression de la conscience spirituelle ? À quelles conditions, finalement, “identité musulmane” et “identité française” sont-elles compatibles ?

Le “décrié” Tariq Ramadan – avec qui Edgar Morin a publié Au péril des idées, Presses du Chatelet, NDLR – y est lui-même favorable : il est l’heure d’organiser et de promouvoir un islam occidental européen, qui sera le théâtre de reconnaissances fondamentales. Reconnaissance du statut des femmes, de l’égalité hommes-femmes, des lois de la République, du monopole de l’État dans l’éducation publique – cohabitant avec des systèmes d’éducation privée -, des non croyants et libres penseurs, des mariages mixtes… L’ensemble de ces leviers est déterminant pour amener chaque musulman à adopter les règles de la République et à prendre conscience qu’elles ne constituent aucunement une entrave à l’exercice de sa foi.

La France est un pays multi-ethnique et multi-religieux. La religion juive – aujourd’hui encore interprétée par les ultra-orthodoxes en Israël dans une radicalité qui juge la seule fréquentation d’un goy impure et immonde – s’est convertie avec succès aux lois de la République. Absolument rien ne permet de considérer que l’islam ne peut pas y parvenir. Encore faut-il s’extraire d’un tourbillon qui entremêle rejets et stigmatisations réciproques, et d’un cercle vicieux par la faute duquel les phobies (islamophobie, occidentalophobie, judéophobie) se nourrissent, s’entretiennent, s’exacerbent mutuellement. Elles composent un seul et même poison qui intoxique toute la nation.

Autre poison : le Front National. 6 800 000 électeurs lors du dernier scrutin régional, des cadres désormais de bon niveau, des diagnostics qui peuvent sonner juste au-delà des cercles habituels, une crise familiale interne finalement maîtrisée, un éventail de motivations parmi les électeurs qui a dépassé celui, historique, de la seule xénophobie. Chômage, déracinement, dilution des repères, déshérence sociale, offre éducationnelle déliquescente, inégalités croissantes, discrédit des “élites”, cités gangrénées par l’insécurité : une partie de ces électeurs fonde son vote sur des considérations davantage économiques, financières, sociales que “seulement” ethniques. Le front républicain, artificiel, face à un FN dédiabolisé, a semblé vivre ses ultimes heures ; de moins en moins audible au sein des partis traditionnels et chez les électeurs, il constitue même un crédit supplémentaire à la stratégie victimaire et complotiste du FN. Enfin, les scores records qu’il a enregistrés lors des Régionales dans les communes qu’il administre depuis 2014 (53,73 % au Pontet, 48,01 % à Béziers, 53,27 % à Fréjus), confèrent au FN d’être bel et bien l’un des composants d’un paysage politique désormais tripolaire. L’enracinement est idéologique, géographique, politique. Quel diagnostic sur l’état même de la France cette réalité produit-elle ?

La popularité du Front National cristallise une double régression : celle de la France républicaine, et celle du peuple de gauche. La France républicaine avait vaincu en 1900 la France aristocratique et monarchique, mais le gouvernement de Vichy montra que cette France républicaine post-Dreyfus n’avait que partiellement jugulé l’autre France. Lorsque j’étais enfant ou adolescent, l’ennemi n’était pas l’arabe mais bien le juif, et cela même les grands hebdomadaires nationaux s’en faisaient les porte-paroles, colportant les pires calomnies. Cette deuxième France xénophobe a toujours existé, mais compromise par la collaboration elle s’est recroquevillée. Nous assistons au lent et méthodique retour d’un Vichysme rampant qui n’a pas besoin d’occupation allemande pour innerver les consciences. Le dépérissement du peuple républicain et du peuple de gauche en même temps que les angoisses du présent expliquent cette résurgence.

Et cette cause a pour origine la disparition progressive des structures qui maillaient le territoire, couvraient les différentes populations, et diffusaient l’esprit et les règles de la République, les principes de la démocratie et de la laïcité, les valeurs de liberté, d’égalité, d’humanisme, de fraternité : les instituteurs dans un monde rural longtemps majoritaire, les enseignants dans le secondaire, les cellules locales des partis socialiste et communiste dans leurs écoles de cadres et dans les syndicats. Cette structuration des valeurs républicaines – qui, par capillarité, assurait sa perpétuelle régénérescence -, s’est lézardée puis s’est effondrée. Résultat, dans une nation dépourvue d’idéaux et d’espérance, cette seconde France de la xénophobie, du repli, de la peur, redevient majoritaire. Pire, elle parvient à contaminer ceux-là mêmes qui, il y a encore peu, portaient un intérêt empathique au monde.

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“Marine Le Pen serait-elle une présidente “simplement” autoritaire ou fascisante ? Ce qu’elle est réellement, nous ne le saurons que si elle est élue. Mais il sera peut-être trop tard.”

Qu’il soit autorisé au sein de la République suffit-il à qualifier le Front National de parti républicain ?

Le Front National clame haut et fort assumer la loi républicaine et la laïcité, et à ce titre est totalement éligible au rang de parti républicain. Reste un mystère : quelle Présidente de la République Marine Le Pen ferait-elle ? Autoritaire dans la lignée de la Hongrie de Victor Orban, déterminée à quitter le pluralisme démocratique et à adopter une organisation fascisante ? En d’autres termes, ce qui distingue la menace fondée de la menace improbable d’une victoire électorale constitue une énigme. Mais une énigme que sa popularité enracinée et la faiblesse des contrepoids idéologiques et démocratiques rendent extrêmement inquiétante. Nous saurons qui elle est si elle est élue, mais il sera peut-être trop tard.

Le vote Front National est la manifestation d’une exaspération multiforme, qui contamine jusqu’aux strates les plus éduquées de la société – près de 20 % des chefs d’entreprise l’ont rallié. Signifie-t-elle que la France est allée au bout de ce qu’elle peut proposer et accepter en matière d’assistance, d’accueil, et d’impôt – qui constitue le socle même de la société ? Trois contributeurs majeurs à “l’humanité” du “vivre ensemble”…

La psychose anti-migrants est ubuesque. Peu nombreux sont les fugitifs de Syrie ou d’Irak candidats à s’installer en France, et c’est traditionnellement dans les localités les moins exposées à l’immigration que sévissent les plus virulents sentiments xénophobes. Là encore ne succombons pas à la logique quantitative. La réussite de l’intégration n’est pas une question de chiffres mais de conditions d’accueil : contexte économique, dispositifs sociaux et éducationnels, “atmosphère” politique, prédispositions psychosociologiques de la population autochtone à plutôt s’ouvrir ou se fermer, etc. L’Allemagne, nonobstant les graves débordements sexistes, à ce jour encore non élucidés, du réveillon du jour de l’an à Cologne et dans quelques autres villes, pâtit-elle d’héberger un million et demi de réfugiés politiques ? Non, et cela parce que ses habitants comme sa classe politique font preuve d’ouverture.

Le système français de naturalisation, en vigueur depuis le début du XXe siècle, a bien fonctionné. Et l’histoire des vagues massives d’immigration livre deux enseignements universels : deux générations sont nécessaires avant une pleine intégration – même lorsque les immigrés sont de religion catholique, comme en témoignent les violences subies par les Italiens débarqués à Marseille dans les années 1900 -, et le test de ladite intégration est le mariage mixte. Alors certes ces règles s’appliquent plus difficilement avec les populations originaires du Maghreb. Cela tient au passé colonial, au passif de la guerre d’Algérie, au traitement équivoque des pays occidentaux à l’égard des régimes arabes ou du conflit israélo-palestinien, à certains particularismes religieux, au zèle de la police à l’endroit des jeunes contrôlés au faciès… Tout cela contribue à entretenir un climat de rejet, mais aussi de repli et de fermeture sur soi. Il en est pourtant qui en dépit de ces obstacles, percent le plafond et occupent des postes de haute responsabilité politique, artistique ou économique. Ils sont l’exemple qu’en dépit du grave dépérissement du socle républicain d’intégration et du délitement des creusets de liberté, d’égalité et de fraternité, l’intégration reste possible.

La retranscription des conversations du joueur de football Karim Benzema – dans l’affaire pénale l’opposant à son coéquipier Mathieu Valbuéna -, dont il était presque impossible de comprendre le sens et d’interpréter la signification, est symptomatique d’un mal profond, ainsi résumé par l’avocat pénaliste Eric Dupond-Moretti : la nation manque d’un langage commun et de codes de conduite communs. Dans ce domaine aussi, le système éducatif a-t-il gravement failli ? Est-il réactionnaire d’appeler dans le sillage d’Alain Finkielkraut à restaurer avec exigence des bases de vie commune : civisme, lecture, histoire, etc. ?

Le système éducatif est devenu tout à fait inadéquat, et cela pour l’ensemble des jeunes quels que soient leur origine ethnique, leur milieu social ou leur parcours de vie. Tout simplement parce qu’il ne traite pas des problèmes fondamentaux que chacun est appelé à affronter au cours de son existence. Enseigner à vivre – c’est aussi le titre d’un de ses ouvrages, paru chez Actes Sud en 2014, NDLR -, comme y exhortait Jean-Jacques Rousseau, c’est en effet explorer les voies de l’épanouissement, de l’autonomie intellectuelle, émotionnelle et décisionnelle, c’est apprendre à vivre solidairement, à faire face aux problèmes vitaux de l’erreur, de l’illusion, de la partialité, de l’incompréhension d’autrui et de soi-même, c’est apprendre à affronter les incertitudes du destin humain, à connaître les pièges de la connaissance, in fine à faire face aux problèmes du “vivre”. Tout cela à l’ère d’internet et dans une civilisation où nous sommes si souvent désarmés voire instrumentalisés.

Nombre de sujets absolument fondamentaux sont absents de l’enseignement. Par ailleurs, les manuels d’histoire doivent impérativement s’enrichir d’une information minutieuse sur une histoire de France qui dépeint les capétiens et au cours des siècles a intégré des peuples hétérogènes en les “provincialisant” et en les francisant. Insister sur la manière dont des nations, des peuples, des cultures, des langues, des religions a priori si éloignés les uns des autres se sont peu à peu agglomérés et composent aujourd’hui une nation polyculturelle est essentiel. La France n’est pas « que » empire conquérant et colonisateur ; elle est surtout elle-même le fruit d’une mosaïque de cultures, et ce qui était “valable” avec l’hybridation avant-hier des peuples breton, basque, alsacien, hier des Italiens, Polonais ou Portugais, l’est pleinement aujourd’hui avec les Marocains, Algériens, Cambodgiens ou Turcs.

Enfin, et tout aussi capitaux doivent être d’une part la réhabilitation de la culture des humanités, menacée par la culture techno-économique, d’autre part son décloisonnement et son maillage avec la culture scientifique. Faire se confronter, dialoguer, construire ensemble et de manière transdisciplinaire ces différentes expressions de la connaissance est fondamental, y compris pour favoriser, là encore, la culture de l’ouverture au détriment de celle, grandissante, de la fermeture. Ce qui signifie aussi que toutes les formes de la culture doivent être promues. Les disciplines classiques ne doivent pas obstruer celles modernes et contemporaines. Mon attachement viscéral à l’œuvre de Montaigne, Pascal, Rousseau ou Dostoïevski ne m’empêche pas d’être émerveillé par celle de Fritz Lang ou d’Akira Kurosawa. Les vertus de la complexité, c’est, dans ce domaine aussi, embrasser plutôt qu’élaguer, c’est mettre en perspective plutôt que compartimenter.

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“Le succès du Front National cristallise la popularité grandissante d’une deuxième France xénophobe qui a toujours existé”. (Hamilton / REA)

Le Front National a “capturé” et dévoyé une valeur clé de la nation – abandonnée par la gauche en dépit des tentatives d’Arnaud Montebourg dans le champ économique – : le patriotisme. Patriotisme dont se sent exclue une frange de la population qui n’a pas d’histoire commune avec la France et donc peut difficilement envisager avec elle un avenir commun. La célèbre image des drapeaux algériens brandis par de jeunes Français dans les travées du Stade de France a fait mal. Comment réveiller le sentiment (com)patriote sans qu’il dérape dans les travers nationalistes ?

Jean Jaurès conciliait patriotisme et internationalisme. Aujourd’hui il faut associer ces deux termes qui sont antagonistes pour la pensée non complexe : patriotisme et cosmopolitisme signifiant “citoyen du monde”. La communauté de destin pour tous les humains, créée par la mondialisation, doit générer un nouveau lien civique de responsabilité, par exemple à l’état de la biosphère qui dépend de nous et dont nous dépendons. En 1993, j’ai même écrit un livre, Terre Patrie (Seuil), plus actuel que jamais. Mais cela n’exclut pas nos autres patries, dont nos “petites” patries, locales et provinciales, et surtout la nation qui, elle, est une communauté de destin aux profondes racines historiques, et pour qui le mot patriotisme indique le ciment affectif qui nous lie à elle, car il est à la fois maternel (mère-patrie) et paternel (autorité de l’État). Ce patriotisme doit d’ailleurs être revitalisé par opposition à une mondialisation essentiellement techno-économique, anonyme, sans âme – alors que nous devons nous sentir liés à la matrie terrestre dont nous sommes issus. Comme la mondialisation techno-économique crée dans notre nation comme dans d’autres des déserts humains et économiques, nous devons sauvegarder nos intérêts nationaux vitaux.

Notre nation porte en elle deux messages qu’ont toujours transformé en français des ressortissants de peuples progressivement provincialisés et francisés au cours des siècles d’histoire, puis ensuite issus d’émigration : celui d’intégration de la diversité ethnique puis religieuse dans une grande unité supérieure, qui se nourrit de cette diversité sans la détruire. Autrement dit reconnaître que la France est en fait multiculturelle, c’est donner aux enfants d’immigrés la possibilité de se sentir français. D’autre part, 1789 a introduit dans le code génétique une originalité : être français n’est pas subir un déterminisme, c’est vouloir être français. Les délégations à la fête du 14 juillet 1790 disaient : “Nous voulons faire partie de la grande nation”. Au 19e siècle, Fustel de Coulanges et Renan considéraient que la France était un être d’esprit, non de sang ; ainsi, en dépit de leur culture germanique, les Alsaciens voulaient être français et se sentaient français d’esprit. Plus nous sommes menacés par des forces anonymes et anonymisantes, qui tendent à disloquer ou à dissoudre les communautés et les solidarités, plus nous devons travailler à sauver lesdites communautés et solidarités. Le nationalisme clos s’oppose à tout ce qui peut nous solidariser avec nos voisins européens et avec les autres peuples de la planète. Notre patriotisme est en même temps humaniste. Si cela était enseigné dans les écoles, les élèves constateraient que l’histoire de France n’est pas principalement conquêtes et colonisation, elle est aussi et surtout intégration du divers, communauté profonde, et, comme l’ont clamé tous les grands de Montaigne à Hugo et Jaurès, elle est amour de l’humanité.

Le succès du Front National illustre un autre phénomène : dans un contexte de mondialisation, de disparition des frontières, de “planétarisation” instantanée (via les réseaux sociaux, les nouvelles technologies, les facilités de transports, la mobilité sous toutes ses formes) mais aussi, consubstantiellement, de précarisation, d’inégalités, de dogme marchand, et d’effacement d’un certain nombre de repères (notamment lié au délitement des religions), les citoyens semblent aspirer à recouvrer un périmètre d’existence visible, délimité, compréhensible, de proximité à la fois géographique mais aussi identitaire, culturel, religieux. Bref, le retour à une nation et à une société “homogènes” et “rassurantes”… A-t-on ouvert le monde et celui de chaque citoyen de manière trop hâtive ou désordonnée ?

À partir du début des années 1990 a pris forme l’unification techno-économique du globe. Internet, téléphone mobile, disparition administrative des frontières, dématérialisation tous azimuts, canaux financiers instantanés et planétaires, propagation du capitalisme de la Chine à la Russie, de l’Amérique latine à l’Afrique : contrairement aux idées reçues, ce phénomène d’universalisation a favorisé la rétraction, la “refermeture”, et même la dislocation – idéologique, religieuse, politique, culturelle – dans de nombreuses parties du globe.

N’est-il pas curieux que concomitamment à cette mondialisation multiforme surviennent la désagrégation de la Yougoslavie, la scission de la Tchécoslovaquie, des stratégies séparatistes dans chaque continent ou presque ? L’éclatement de l’empire soviétique ne résulte-t-il pas lui-même de ce nouveau diktat ? L’erreur commise – et qu’Edgar Morin a diagnostiquée et auscultée dans La Voie, Fayard, 2011, NDLR – fut de ne pas chercher à unir les deux impératifs contraires : mondialiser et démondialiser. Mondialiser pour favoriser toutes les communications propices à la compréhension et à la prospérité entre les peuples, et démondialiser afin de sauvegarder territoires, nations et zones appelées à devenir ces déserts humains ou économiques. Réfléchir à combiner croissance et décroissance, développement et enveloppement, est un impératif. Encore un exemple de cette “pensée complexe” à laquelle est préférée la confortable “pensée binaire”.

Bien sûr, la France ne constitue pas un ilot isolé au sein d’une Europe qui serait, dans l’idéal, massivement progressiste. La popularité des formations populistes, xénophobes, anti-européennes, gangrène tous azimuts. La Hongrie n’est plus seule, comme en témoigne “l’audace” du Parti Droit et Justice de Jaroslaw Kaczynski attelé en Pologne à étrangler les libertés des médias et à vassaliser le Tribunal constitutionnel. L’Union européenne, honnie d’une grande partie des Français comme l’a révélé le dernier scrutin ad hoc de 2014, a été pendant cinquante ans le rempart au fascisme. En devient-elle peu à peu un nouveau terreau ?

C’est une triste vérité. L’Europe a échoué dans sa mission. Et en premier lieu en laissant l’hyperfinanciarisation, les mécanismes spéculatifs et les intérêts des multinationales pourrir le système économique. Cette dégradation au départ purement économique a ensuite contaminé les champs social, culturel et bien sûr politique. L’Europe aurait pu aider à exorciser les peurs des citoyens ; or la plupart de ceux qui souffrent et s’angoissent la rendent responsable d’affaiblir les souverainetés, de vulnérabiliser les indépendances nationales, d’être une passoire pour l’immigration. Alors la suspicion puis la peur puis la haine de l’étranger, devenu menace et ennemi, ont parasité les consciences. Il nous reste à intégrer notre patriotisme dans celui de la Terre-Patrie.

Même des démocraties que l’on croyait prémunies sont gagnées par les doctrines d’extrême droite. C’est le cas de la Grande-Bretagne et, au-delà du continent anglo-saxon incarné par les États-Unis. Les Républicains s’apprêtent à désigner leur représentant aux élections présidentielles. Dans l’histoire récente du pays, des postures ultramoralistes, ultradicales en matière de mœurs, ou ultrabelliqueuses ont concouru. Mais jamais un candidat ouvertement raciste comme Donald Trump n’avait à ce point rallié les suffrages tels que les intentions de vote le prédisent. Que cette terre d’immigration et de liberté y succombe est lourd d’interprétations…

Les États-Unis sont une terre de grandes surprises électorales et de revirements stupéfiants. Capable de désigner Barack Obama mais aussi un Georges W. Bush qui, s’il n’est pas ouvertement raciste comme Donald Trump, a mené une guerre en Irak qui a provoqué une catastrophe humaine, géopolitique, financière, et civilisationnelle d’une ampleur planétaire et aux répercussions toujours désastreuses. De cette Amérique nous pouvons attendre le meilleur et le pire. Que Donald Trump caracole en tête des sondages républicains est un signe supplémentaire que le pays et, au-delà, l’ensemble du monde, traversent une ère d’incroyables incertitudes face auxquelles les citoyens sont déboussolés, désarmés, dépourvus du substrat idéologique adéquat.

Donald Trump et Marine Le Pen ont en commun, aux yeux de leurs électeurs, d’exercer un “parler vrai” assimilé à un “parler libre”. Comment peut-on parler vrai et parler utile et juste, comment peut-on parler vrai sans parler sale (démagogie, populisme, stigmatisation) ?

Les partisans de Donald Trump et de Marine Le Pen pensent qu’ils disent la vérité. Laissons-leur cette impression, et concentrons-nous sur le véritable antidote : convaincre les professionnels de la politique d’abandonner une langue de bois qui ne correspond absolument plus aux réalités contemporaines du langage et aux attentes des citoyens. Ceux-ci aspirent à écouter des messages accessibles et simples, authentiques et responsabilisants. Dénoncer le “populisme” (mot étrange) ou vitupérer le proto-fascisme du FN ne sert nullement à lui barrer la route ; ce qu’il faut, c’est changer de route et montrer celle d’une autre et nouvelle voie.

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“La popularité de Donald Trump démontre que les Etats-Unis et l’ensemble du monde traversent une ère d’incroyable incertitudes face auxquelles les citoyens sont déboussolés et désarmés.”

Hygiénisme, aseptisation, conformisme, uniformisation, politiquement correct, contraction des libertés : la France est frappée d’une hypermoralisation exacerbée par la classe politique et dont se repaît la rhétorique du Front National. N’est-ce pas d’avoir délibérément tu, esquivé ou instrumentalisé des réalités sociales, économiques, ethniques, religieuses, éducationnelles, qui a vidé la Gauche de sa substantifique moelle et l’a disqualifiée ? Etre “de” ou “d’une” gauche en 2016 a-t-il encore une signification ?

La “gauche” n’est bien sûr pas une entité unique, comme le démontrent les rudes combats que “les” gauches se sont menés dans l’histoire du XXe siècle. Du Parti communiste au Parti socialiste, des mouvements “de gauche” ont progressivement dépéri, et à ce délitement idéologique et politique aucune autre force ne s’est substituée. Après l’Etat providence et l’Etat social-démocrate accomplis en Allemagne et en France au cours des décennies post-Seconde guerre mondiale, il y a eu conversion au néo-libéralisme. Dorénavant, la société est traversée par un besoin : celui d’une pensée qui affronte les temps présent et futur. C’est ce qu’il s’agit d’élaborer.

Qu’est-ce qu’être de gauche ? A mes yeux, c’est se ressourcer dans une multiple racine : libertaire (épanouir l’individu), socialiste (amélioration de la société), communiste (communauté et fraternité), et désormais écologique afin de nouer une relation nouvelle à la nature. Etre de gauche c’est, également, rechercher l’épanouissement de l’individu, et être conscient que l’on n’est qu’une infime parcelle d’un gigantesque continuum qui a pour nom humanité. L’humanité est une aventure, et “être de gauche” invite à prendre part à cette aventure inouïe avec humilité, considération, bienveillance, exigence, créativité, altruisme et justice. Etre de gauche, c’est aussi avoir le sens de l’humiliation et l’horreur de la cruauté, ce qui permet la compréhension de toutes les formes de misère, y compris sociales et morales. Etre de gauche comporte toujours la capacité d’éprouver toute humiliation comme une horreur.

Le système politique français constitue l’une des causes majeures de la popularité du Front National, qui tire profit de ce que le sociologue Michel Wieviorka nomme “la congélation et la décomposition simultanées” des formations traditionnelles. L’exercice politique est anachronique, désynchronisé des nouvelles réalités sociétales et des attentes citoyennes de la population. La démocratie est profondément malade. “Nous ne sommes peut-être pas encore entrés dans son hiver, mais il se peut bien que nous approchions déjà de son automne”, redoute le politologue Pascal Perrineau. Est-il encore possible et temps de la revitaliser ? Comment peut-on faire vivre la démocratie indépendamment des scrutins électoraux qui concentrent l’essentiel de l’expression démocratique des Français ?

La régénération politique ne peut s’effectuer que par des processus infra politiques et supra politiques. Ces processus naissent de façons multiples dans la société civile. Partout, des formations convivialistes assainissant et “réhumanisant” les rapports humains, irriguent le territoire, revivifient responsabilités individuelles et démocratie collective : l’économie sociale et solidaire représente désormais près de 10 % de l’économie, les structures coopératives se développent et font la preuve de leur efficacité – en Amérique latine par exemple, de formidables initiatives permettent de lutter contre la délinquance infantile et l’illettrisme – ; la philosophie agro-écologique de Pierre Rabhi réhabilite la bonne, la saine, la juste nourriture en opposition à l’exploitation hyper industrialisée, hypermondialisée et destructrice autant des sols, des goûts que de la santé.

Une nouvelle conscience de consommateur a surgi, elle combat en faveur des circuits courts et directs, de la production de proximité. Bref, au sein de la société civile, il existe un foisonnement d’actions, très dispersées, qui participent à réinventer la démocratie et sur lesquelles il faut s’appuyer. Prenons pour seul exemple l’agriculture écologique et raisonnée ; un jour, ce qu’elle aura réussi à enraciner dans les consciences des consommateurs sera si fort que le ministre de l’Agriculture pourra s’émanciper des chaînes qui le ligotent au lobby des multinationales et des grandes surfaces, et en faire une priorité de son programme.

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“La philosophie agro-écologique de Pierre Rabhi réhabilite la bonne, la saine, la juste nourriture.”

Il est d’ailleurs faux de considérer que la jeunesse, éduquée ou non, est dépolitisée. Comme en témoignent le succès du service civique, ses aventures entrepreneuriales, ses engagements dans le bénévolat, sa contribution à la dynamique associative, elle est en quête de fraternité, elle cherche à concrétiser autrement sa volonté politique, c’est-à-dire à être différemment actrice de la société, productrice de lien, génératrice de sens et d’utilité. Cette jeunesse est prête à ébranler le système, aujourd’hui fossilisé, de la démocratie représentative…

L’adolescence est le moment ou s’élève l’aspiration à vivre en s’épanouissant personnellement au sein d’une communauté. Mais cette aspiration peut être trompée. Elle a été trompée par le maoïsme, elle peut l’être par le FN. Les forces d’espoir sont là. Bien sûr, tout cela est vulnérable et ces raisons d’espérer peuvent être détruites par un regel brutal. Il n’empêche, elles existent bel et bien.

“Etre sujet”, c’est-à-dire s’affranchir, s’autonomiser, se réaliser, est-il une réalité ou une chimère ? A quelles conditions la démocratie peut-elle permettre “d’être sujet” et de” faire commun” ?

Nous sommes là au cœur du… sujet. Réforme personnelle et réforme sociétale – c’est-à-dire politique, sociale, économique – s’entendent de concert, elles doivent être menées de front et se nourrissent réciproquement. Les signaux sont faibles et disséminés, mais ils existent, et c’est sur eux que l’espoir doit être fondé.

Une lumière est apparue dans ce sombre hiver : la COP21 a accouché d’un texte unanimement salué. Notre rapport à la nature et à “toute” la matière vivante, la nécessité de sauvegarder la planète et pour cela de réviser en profondeur nos paradigmes existentiels, d’imaginer et d’inventer comme jamais, peuvent-ils constituer L’opportunité de bâtir un projet commun, de se projeter enfin dans l’avenir et de réaliser une œuvre universelle ?

Cette COP21 restera un événement important et significatif. Certes, elle manque d’une dimension contraignante, mais le texte a été unanimement contresigné par des Etats aux intérêts divergents voire antagoniques. C’est donc un progrès réel, surtout qu’il fait suite aux désillusions des précédents raouts et en premier lieu celui de 2009 à Copenhague. Un regret, toutefois : cet événement était trop limité à la problématique du changement climatique. Bien sûr, celui-ci constitue l’un des facteurs clés du « grand » problème écologique, mais il ne peut pas être disjoint des “chantiers” de l’énergie, de la biodiversité, de la déforestation, de l’agriculture industrielle, de l’assèchement des terres nourricières, des famines, des ravages sociaux, etc. Tous ces sujets forment un “tout”, indivisible.

Ce que vous “savez” de la nature humaine et de sa capacité de résister ou de se résigner, d’être asservie ou de désobéir, vous donne-t-il l’espoir qu’elle réussira à imposer l’aggiornamento environnemental, comportemental, spirituel, au bulldozer marchand et consumériste ?

C’est lorsqu’on est au bord de l’abîme que l’on décèle les réflexes salvateurs. Nous n’en sommes pas encore là et peut-être ne les trouvera-t-on pas, mais nous pouvons espérer. D’abord parce qu’il existe une marge d’incertitude sur les prédictions, par nature hypothétiques, qui annoncent l’état de la planète d’ici un siècle. Le péril sera-t-il, dans les faits, plus massif ou plus supportable, interviendra-t-il plus vite ou plus lentement ? Nous en sommes à faire des paris. Ce qui peut laisser le temps d’accomplir la seule transformation véritable et durable qui soit : celle des mentalités. Combattre les sources d’énergie sale est bien, mais ce n’est pas suffisant. Seule une prise de conscience fondamentale sur ce nous sommes et voulons devenir peut permettre de changer de civilisation. Les textes du Pape François en sont une aussi inattendue que lumineuse illustration. Et d’ailleurs, c’est aussi parce que nous manquons de spiritualité, d’intériorité, de méditation, de réflexion et de pensée que nous échouons à révolutionner nos consciences.

Le succès de la COP21 a été concomitant au nouvel effondrement électoral du mouvement Europe-Ecologie- Les verts. Il a mis davantage en lumière l’inutilité politique des formations écologistes, et a démontré que la problématique écologique et la préoccupation environnementale constituent des enjeux désormais transpartisans. La fin de l’offre politicienne écologique est-elle venue ?

A la différence de leurs homologues allemands, les écologistes politiques français n’ont participé à aucune réalisation municipale concrète, ils se sont sans cesse divisé sur des querelles de personne, ils ne se sont pas nourri de la pensée écologique que leur apportaient René Dumont, Serge Moscovici, André Gorz, ils ont sottement écarté Nicolas Hulot – avec lequel Edgar Morin a publié en 2007, chez Tallandier, L’an 1 de l’ère écologique, NDLR. Je conçois qu’un mouvement écologique rénové puisse exercer un rôle éclairant et stimulant, mais n’est-ce pas surtout hors parti que se sont développées les vraies forces écologiques, la pratique agro-écologique, le mouvement Colibri de Pierre Rabbi, l’action politico-culturelle de Philippe Desbrosses, les éco-quartiers, les Amap, ou encore les élans spontanés d’une jeunesse qui s’est portée sur le terrain contre le barrage de Sivens ou l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes ?

Finalement, l’enjeu de la planète et la nécessité de bouleverser nos raisonnements peuvent nous exhorter à réconcilier deux formes de progrès aujourd’hui trop souvent antithétiques : le progrès technologique – qui n’a jamais atteint de tels niveaux – et le progrès humain – loin d’épouser une courbe comparable si l’on en juge « l’état » de l’humanité…

Le préambule à cette réconciliation est la régulation du progrès scientifique et technologique. Du nucléaire aux manipulations génétiques, l’absence de régulation ouvre la porte aux plus grands périls. Y compris sociaux et humains. Comment faire œuvrer de concert progrès technologique et progrès humain tant que les dynamiques de l’un et de l’autre seront à ce point dissociées ? En effet, la science, la technique, l’économie sont « dopées » par une croissance aussi impressionnante qu’incontrôlée, alors que l’éthique, la morale, l’humanité, sont dans un état de barbarie lui-même croissant. Et le pire désastre est à venir : les prodigieuses capacités de la science annoncent la prolongation de la vie humaine et la robotisation généralisée, programmant là à la fois une arriération des rapports humains et un état de barbarie inédit. Voilà le suprême défi pour l’humanité.

Source : La Tribune, Denis Lafaye, 11-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/edgar-morin-le-temps-est-venu-de-changer-de-civilisation-par-denis-lafaye/


Poursuivis pour une pétition : vaste chasse aux sorcières en Turquie Par Céline Lussato + Noam Chomsky

Thursday 17 March 2016 at 00:49

Source : Le Nouvel Obs, Céline Lussato, 18-01-2016

Pour avoir signé une pétition appelant le pouvoir à renoncer à la violence aveugle dont il fait preuve dans le sud-est du pays à majorité kurde, des intellectuels et universitaires turcs sont aujourd’hui poursuivis.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan, à Ankara le 9 septembre 2015. ADEM ALTAN / AFP

Leur seul crime ? Avoir signé une pétition appelant à cesser la répression dans le sud-est de la Turquie à majorité kurde. Une vingtaine des signataires de ce texte, intellectuels, universitaires, auteurs… ont été arrêtés vendredi dernier, accusés, rien de moins, que de “soutenir le terrorisme”. Libérés depuis, ils restent sous le coup de poursuites en justice pour “propagande terroriste”, “insulte aux institutions et à la République turque” ou encore “incitation à violer la loi”. Et l’inquiétude est grande de leur voir payer très cher ce simple paraphe. Une dizaine d’universités ont déjà engagé des poursuites disciplinaires contre plus de soixante autres professeurs ou chercheurs et la chasse aux sorcières ne semblent pas devoir s’arrêter là.

Rien dans la pétition ne prête pourtant à penser que ces signataires soutiendraient d’une quelconque manière le terrorisme. Ils s’élèvent en effet dans ce texte contre la violence en cours dans la région, le maintien d’un couvre-feu depuis plusieurs semaines dans de nombreuses villes kurdes et les bombardements à l’arme lourde ordonnés par Ankara. Ils dénoncent

un massacre délibéré et planifié en totale violation des lois turques et des traités internationaux signés par la Turquie”.

Enfin, ils “exigent que cessent les massacres et l’exil forcé qui frappent les Kurdes et les peuples de ces régions, que soient levés les couvre-feux, identifiés et sanctionnés ceux qui se sont rendus coupables de violations des droits de l’homme”.

Mais ce texte, signé initialement par 1.128 personnes et aujourd’hui par plus de 2.000, a soulevé l’ire du pouvoir en place qui tolère bien peu les commentaires quant à sa façon de mener le pays et en particulier le sud-est. D’autant que de nombreux chercheurs vivant à l’étranger – d’origine turque ou non – tels que le philosophe américain Noam Chomsky ou l’universitaire français Éric Fassin, ont associé leur signature à cette condamnation de la violence turque.

“Trahison”

“Cette horde d’universitaires s’est clairement rangée dans le camp de l’organisation terroriste [le PKK, NDLR] et a craché sa haine sur le peuple turc”, s’est emporté le président Erdogan dans un discours à Ankara. “Ces soi-disant intellectuels (…) sont des individus sombres qui n’ont aucun respect de leur patrie”, a-t-il insisté les accusant de “trahison”.

L’université de Düzce, dans le nord-ouest du pays, a ainsi décidé de licencier un de ses professeurs de sociologie, Latife Akyüz, qui avait signé la pétition, selon l’agence de presse Dogan. Et le quotidien “Radikal” a publié des photos de bureaux d’universitaires dont la porte a été marquée d’une croix rouge sang, signe de leur “traîtrise” aux yeux des plus radicaux supporters de l’AKP, le parti au pouvoir, dont certains s’apparentent à l’extrême droite. Collé sur la porte des bureaux de ces enseignants chercheurs de l’université Gazi d’Ankara, cet avertissement :

Nous ne voulons pas de partisan du PKK dans notre université”.

Une cabale menée contre des intellectuels qui n’est pas sans rappeler la menace quotidienne qui pèse sur la presse dans le pays. Recep Tayyip Erdogan, qui n’avait pas hésité à proclamer à la télévision que “les livres sont plus dangereux que les bombes”, a fait mettre nombre de journalistes en prison ces derniers mois et notamment Can Dundar, le directeur de la rédaction du quotidien de gauche “Cumhurriyet” qui avait révélé le double jeu du pouvoir vis-à-vis en Syrie en publiant les photos prouvant que des camions appartenant aux services de renseignement turcs avaient transporté des armes vers le pays voisin. La Turquie a dégringolé à la 149e place dans le classement mondial de la liberté de la presse publié en 2015 par Reporters sans frontières. Sans que les réactions européennes ne soient à la mesure de la situation que vivent les Turcs, et ce alors qu’Ankara maintient sa candidature à l’UE. Dans un communiqué laconique, l’Union européenne qualifiait, plusieurs jours après l’arrestation des signataires de la pétition, “d’extrêmement inquiétantes” les “mesures prises”, mais se bornait à encourager la Turquie à “respecter la liberté d’expression”. Peut mieux faire…

Céline Lussato

Source : Le Nouvel Obs, Céline Lussato, 18-01-2016

 

Chomsky accuse Erdogan de double jeu

Source : Agoravox, 14-01-2016

Quelques heures après l’attentat perpétré mardi dans un quartier touristique d’Istanbul, Erdogan s’est livré à une critique sarcastique de Chomsky et des « soi-disant intellectuels” qui avaient signé une lettre demandant à la Turquie de lever le siège contre les villes kurdes et d’autres villes dans le sud-est du pays. Par défi, il avait invité Chomsky à visiter la région dans un discours télévisé lors d’une conférence des ambassadeurs turcs à Ankara.

Noam Chomsky* a rejeté l’invitation. Dans un e-mail à « The Guardian », il écrit : “Si je décide d’aller en Turquie, ce ne sera pas sur son invitation, mais comme je l’ai déjà fait aupparavant, à l’invitation des nombreux dissidents courageux, y compris les Kurdes qui subissent des attaques sévères depuis de nombreuses années ».

Chomsky a également affirmé qu’Erdoğan jouait double-jeu avec le terrorisme.

 Dans la lettre ouverte à M. Erdoğan publiée le mois dernier, Noam Chomsky et des centaines d’autres intellectuels l’avaient accusé de faire la guerre contre son propre peuple : « La responsabilité de la crise actuelle fabriquée dans le pays revient à Erdoğan lui-même. Il perçoit les Kurdes – que ce soit le HDP [le, parti de gauche pro-kurde qui a gagné 81 sièges à la dernière élection ], le PYD en Syrie ou le PKK [Parti des travailleurs kurdes séparatistes] – comme des obstacles à son plan visant à établir règle suprême pour la présidence turque. Avec les sièges imposés sur leurs communautés dans le sud-est, la Turquie a effectivement déclaré la guerre à son propre peuple. La crise actuelle est fabriquée et totalement inutile. Cela démontre encore une fois qu’Erdoğan est une force de profondes divisions “.

Dans son discours, M. Erdogan a déclaré : « Que notre ambassadeur aux États-Unis invite Chomsky, qui a fait des déclarations au sujet des activités de la Turquie contre l’organisation terroriste. Nous l’accueilleraons dans la région “.

Se référant aux opérations des séparatistes kurdes du PKK, Erdoğan a ajouté : “Nous sommes prêts à leur dire ce qui se passe dans le sud-est. Ils devraient voir avec leurs yeux si le problème est une violation par l’État ou le détournement des droits et des libertés de nos citoyens par l’organisation terroriste “.

Il a continué à accuser Chomsky et les autres signataires d’afficher une « mentalité du colonialisme” : “Vous dites que les intellectuels sont des personnes éclairées, mais vous êtes dans le noir. Vous n’êtes rien comme intellectuels “.

Une traduction en direct par al-Jazira a cité Erdoğan en disant : « Je dois envoyer un message aux universitaires : apposer votre signature sur un morceau de papier sec ne veut rien dire. Venez en Turquie. Chomsky peut voir ce qui se passe en Turquie avec ses propres yeux, pas à travers les yeux d’une cinquième colonne. Que ces universitaires viennent en Turquie – je suis certain que nous serons en mesure de leur montrer la véritable image “.

Dans son e-mail au « Guardian », Chomsky accuse Erdogan d’hypocrisie. Il écrit : “La Turquie a accusé Isis [de l’attaque sur Istanbul], alors qu’ Erdoğanles aidait à bien des égards, tout en soutenant le Front al-Nusra, qui est à peine différent. Il a ensuite lancé une tirade contre ceux qui condamnent ses crimes contre les Kurdes – qui se trouvent être la principale force terrestre à combattre Isis à la fois en Syrie et en Irak. Est-il besoin d’autres commentaires ? ”

 Source : Agoravox, 14-01-2016

Source: http://www.les-crises.fr/poursuivis-pour-une-petition-vaste-chasse-aux-sorcieres-en-turquie-par-celine-lussato-noam-chomsky/


Le syndrome Tolstoïevsky, par Slobodan Despot

Thursday 17 March 2016 at 00:48

Source : Slobodan Despot, 08-09-2014

Le problème, avec l’approche occidentale de la Russie, n’est pas tant dans le manque de volonté de comprendre que dans l’excès de volonté de ne rien savoir.

skitch

Cette nation qui a donné Pouchkine et Guerre et Paix, Nijinsky et le Lac des Cygnes, qui a l’une des plus riches traditions picturales au monde, qui a classé les éléments de la nature, qui fut la première à envoyer un homme dans l’espace (et la dernière à ce jour), qui a produit des pelletées de génies du cinéma, de la poésie, de l’architecture, de la théologie, des sciences, qui a vaincu Napoléon et Hitler, qui édite les meilleurs manuels — et de loin — de physique, de mathématiques et de chimie, qui a su trouver un modus vivendi séculaire et pacifique, sur fond de respect et de compréhension mutuelle, avec ses Tatars et ses indénombrables musulmans, khazars, bouddhistes, Tchouktches, Bouriates et Toungouzes, qui a bâti la plus longue voie de chemin de fer au monde et l’utilise encore (à la différence des USA où les rails légendaires finissent en rouille), qui a minutieusement exploré et cartographié les terres, usages, ethnies et langues de l’espace eurasien, qui construit des avions de combat redoutables et des sous-marins géants, qui a reconstitué une classe moyenne en moins de quinze ans après la tiers-mondisation gorbatcho-eltsinienne, cette immense nation, donc, qui gouverne le sixième des terres émergées, est soudain traitée, du jour au lendemain, comme un ramassis de brutes qu’il s’agit de débarrasser de leur dictateur caricatural et sanglant avant de les éduquer à servir la « vraie » civilisation !

*

L’Occident ressort la même guignolerie haineuse à chaque crise, depuis Ivan le Terrible à « Putler »-Poutine, en passant par le tsar Paul, la guerre de Crimée, le pauvre et tragique Nicolas II, et même l’URSS où tout succès était dit « soviétique » et tout échec dénigré comme « russe ».

Des nations serviles qui accordent aux Américains un crédit illimité de forfaiture et de brigandage « parce-qu’ils-nous-ont-libérés-en-45 » n’ont pas un mot, pas une pensée de gratitude pour la nation qui a le plus contribué à vaincre l’hydre national-socialiste… et qui en a payé le prix le plus lourd. Ses élus sont traités en importuns, son président caricaturé avec une haine obsessionnelle, la liberté de mouvement et de commerce de ses citoyens, savants, universitaires et hommes d’affaires est suspendue au bon vouloir d’obscures commissions européennes dont les peuples qu’elles prétendent représenter ne connaissent pas le nom d’un seul membre, ni pourquoi il y siège plutôt qu’un autre larbin des multinationales.

Mais tout ceci n’est encore rien. C’est dans l’ordre des choses. L’Occident et la Russie ne font que jouer les prolongations, à l’infini, du conflit Rome-Byzance en l’étendant aux continents voisins voire à l’espace interplanétaire. La vraie guerre des civilisations, la seule, est là. Barbare comme le sac de Constantinople, apocalyptique comme sa chute, ancienne et sournoise comme les schismes théologiques masquant de perfides prises de pouvoir. Tapie dans les replis du temps, mais prête à bondir et à mordre comme un piège à loups. C’est le seul piège, du reste, que l’empire occidental n’ait pas posé tout seul et qu’il ne puisse donc désamorcer. (Étant entendu que la menace islamique n’est que le produit des manœuvres coloniales anglo-saxonnes, de la cupidité pétrolière et de l’action de services d’État occupés à cultiver des épouvantails pour effrayer leurs propres sujets, puis à les abattre pour les convaincre de leur propre puissance et de leur nécessité.)

La menace russe, elle, est d’une autre nature. Voici une civilisation quasi-jumelle, ancrée sur ses terres, consciente d’elle-même et totalement ouverte aux trois océans, à l’Arctique comme à l’Himalaya, aux forêts de Finlande comme aux steppes de Mongolie. Voici des souverains qui — depuis la bataille de Kazan remportée par ce même Ivan qui nous sert de Père Fouettard — portent le titre de Khans tatars en même temps que d’Empereurs chrétiens siégeant dans l’ultime Rome, la troisième, Moscou, qui fleurit au moment où Byzance gémissait sous l’Ottoman et le pape sous la verge de ses mignons. Voici une terre aux horizons infinis, mais dont les contours sont gravés dans l’histoire du monde, inviolables bien que diffus. Voici des gens, enfin, et surtout, aussi divers qu’on peut l’imaginer, mêlant au sein d’un même peuple le poil blond des Vikings aux yeux obliques et aux peaux tannées de l’Asie. Ils n’ont pas attendu le coup de départ du métissage obligé, les Russes, ils l’ont dans leur sang, si bien assimilé qu’ils n’y pensent plus. Les obsédés de la race au crâne rasé qu’on exhibe sur les chaînes anglo-saxonnes ont la même fonction que les coucous suisses : des articles pour touristes.

*

Cela ressemble tellement à l’Europe. Et c’en est tellement loin ! Tellement loin que les infatigables arpenteurs des mers — génois, anglais, néerlandais, espagnols —, qui connaissent l’odeur de la fève de tonka et la variété des bois de Sumatra, ne savent rien de la composition d’un borchtch. Ni même de la manière dont on prononce le nom de cette soupe. Ce n’est pas qu’ils ne pourraient pas l’apprendre. C’est qu’ils n’en ont pas envie. Pas plus qu’ils ne veulent connaître, vraiment, l’esprit, les coutumes et la mentalité des immigrants exotiques qu’ils accueillent désormais par millions et qu’ils laissent s’agglutiner en ghettos parce qu’ils ne savent comment leur parler.

J’ai dû, moi, petit Serbe, apprendre deux langues et deux alphabets pour entamer ma vie d’immigré. J’en ai appris d’autres pour mieux connaître le monde où je vis. Je m’étonne sincèrement de voir que mes compatriotes suisses ne savent pas, pour la plupart, les deux autres grandes langues de leur pays. Comment connaître autrui si vous ne savez rien de la langue qu’il parle ? C’est le minimum de la courtoisie. Et cette courtoisie, désormais, se réduit de plus en plus à des rudiments d’anglais d’aéroport.

De même font les Russes, dont l’éducation intègre la culture ouest-européenne en sus de la leur propre. Où voit-on la réciproque, à l’ouest du Dniepr ? Depuis Pierre le Grand, ils se considéraient européens à part entière. Les artistes de la Renaissance et les penseurs des Lumières sont les leurs. Leontiev, le père Serge Boulgakov, Répine, Bounine, Prokofiev et Chestov sont-ils pour autant les nôtres? Non, bien entendu. Parler français fut deux siècles durant la règle dans les bonnes maisons — et le reste encore parfois. Ils se sont intensément crus européens, mais l’Europe s’est acharnée à leur dissiper cette illusion. Quand les jeunes Russes vous chantent Brassens par cœur, vous leur répondez en évoquant « Tolstoïevsky ». L’Europe de Lisbonne à Vladivostok n’aura été réelle qu’à l’Est. A l’Ouest, elle ne fut jamais que la projection livresque de quelques visionnaires.

L’Europe de Lisbonne à Vladivostok ! Imagine-t-on la puissance, la continuité, le rayonnement, les ressources d’un tel ensemble ? Non. On préfère definitely se mirer dans l’Atlantique. Un monde vieillissant et ses propres outlaws mal dégrossis s’étreignant désespérément par-dessus la mer vide et refusant de voir dans le monde extérieur autre chose qu’un miroir ou un butin. Leur derniers échanges chaleureux avec la Russie remontent à Gorbatchev. Normal : le cocu zélé avait entrepris de démonter son empire sans autre contrepartie qu’une paire de santiags au ranch de Reagan. Vingt ans plus tard, les soudards de l’OTAN occupaient toutes les terres, de Vienne à Lviv, qu’ils avaient juré de ne jamais toucher ! Au plus fort de la Gorbymania, Alexandre Zinoviev lançait son axiome que tous les Russes devraient apprendre au berceau : « Ils n’aimeront le tsar que tant qu’il détruira la Russie ! »

*

« Ah, vous les Slaves ! » — ouïs-je souvent dire — « Quel don pour les langues ! » Je me suis longtemps rengorgé, prenant le compliment pour argent comptant. Puis, ayant voyagé, j’ai fini par comprendre. Ce n’est pas « nous les Slaves » qui avons de l’aisance pour les langues : c’est vous, les « Européens » qui n’en avez pas. Qui n’en avez pas besoin, estimant depuis des siècles que votre packagelinguistique (anglais, français, allemand, espagnol) gouverne le monde. Pourquoi s’escrimer à parler bantou ? Votre langue, étendard de votre civilisation, vous suffit amplement, puisqu’au-delà de votre civilisation, c’est le limes (comme au temps de César), et qu’au-delà du limes, mon Dieu… Ce sont les terres des Scythes, des Sarmates, des Marcheurs Blancs, bref de la barbarie. Voire, carrément, le bord du monde où les navires dévalent dans l’abîme infini.

Voilà pourquoi le russe, pour vous, c’est du chinois. Et le chinois de l’arabe, et l’arabe de l’ennemi. Vous n’avez plus même, dans votre nombrilisme, les outils cognitifs pour saisir ce que les autres — qui soudain commencent à compter — pensent et disent, réellement, de vous. Ah ! Frémiriez-vous, si vous pigiez l’arabe des prédicateurs de banlieue ! Ah ! Railleriez-vous si vous entraviez des miettes de ce que les serveurs chinois du XIIIe dégoisent sur vous. Ah ! Ririez-vous s’il vous était donné de saisir la finesse de l’humour noir des Russes, plutôt que de vous persuader à chacun de leurs haussements de sourcil que leurs chenilles sont au bord de votre gazon.

Mais vous ne riez pas. Vous ne riez plus jamais. Même vos vaudevilles présidentiels sont désormais commentés avec des mines de fesse-mathieu. Vous êtes graves comme des chats qui caquent dans votre quiétude de couvre-feu, alors qu’eux, là-bas, rient, pleurent et festoient dans leurs appartements miniatures, leur métro somptueux, sur leur banquise, dans leurs isbas et jusque sous les pluies d’obus.

Tout ceci n’est rien, disais-je, parlant du malentendu historique qui nous oppose. La partie grave, elle arrive maintenant. Vous ne leur en voulez pas pour trois bouts d’Ukraine dont vous ignoriez jusqu’à l’existence. Vous leur en voulez d’être ce qu’ils sont, et de ne pas en démordre ! Vous leur en voulez de leur respect de la tradition, de la famille, des icônes et de l’héroïsme — bref, de toutes les valeurs qu’on vous a dressés à vomir. Vous leur en voulez de ne pas organiser pour l’amour de l’Autre la haine du Soi. Vous les enviez d’avoir résolu le dilemme qui vous mine et qui vous transforme en hypocrites congénitaux : Jusqu’à quand défendrons-nous des couleurs qui ne sont pas les nôtres ?

Vous leur en voulez de tout ce que vous avez manqué d’être !

Ce qui impressionne le plus, c’est la quantité d’ignorance et de bêtise qu’il vous faut déployer désormais pour entretenir votre guignolerie du ramassis de brutes qu’il s’agit de débarrasser de leur dictateur caricatural et sanglant avant de les éduquer à servir la « vraie » civilisation. Car tout la dément : et les excellentes relations de la Russie avec les nations qui comptent et se tiennent debout (BRICS), et le dynamisme réel de ce peuple, et l’habileté de ses stratèges, et la culture générale du premier Russe venu, par opposition à l’inculture spécialisée du « chercheur » universitaire parisien qui prétend nous expliquer son obscurantisme et son arriération. C’est que ce ramassis de brutes croit encore à l’instruction et au savoir quand l’école européenne produit de l’ignorance socialisée ; croit encore en ses institutions quand celles de l’UE prêtent à rire ; croit encore en son destin quand les vieilles nations d’Europe confient le leur au cours de la Bourse et aux banquiers de Wall Street.

Du coup, la propagande a tout envahi, jusqu’à l’air qu’on respire. Le gouvernement d’Obama prend des sanctions contre le régime de Poutine : tout est dit ! D’un côté, Guantanamo, les assassinats par drones aux quatre coins du monde, la suspension des droits élémentaires et le permis de tuer sans procès ses propres citoyens — et, surtout, vingt-cinq ans de guerres coloniales calamiteuses, sales et ratées qui ont fait du Moyen-Orient, de la Bosnie à Kandahar, un enfer sur terre. De l’autre, une puissance qui essaie pas à pas de faire le ménage à ses propres frontières, celles justement dont on s’était engagé à ne jamais s’approcher. Votre gouvernement contre leur régime

Savez-vous de quoi vous vous privez en vous coupant ainsi, deux fois par siècle, de la Russie ? Du refuge ultime des vos dissidents, en premier lieu du témoin capital Snowden. Des sources d’une part considérable de votre science, de votre art, de votre musique, et même, ces jours-ci, du dernier transporteur capable d’emmener vos gens dans l’espace. Mais qu’importe, puisque vous avez soumis votre science, votre art, votre musique et votre quête spatiale à la loi suicidaire du rendement et de la spéculation. Et qu’être traqués et épiés à chaque pas, comme Snowden vous l’a prouvé, ne vous dérange au fond pas plus que ça. A quoi bon implanter une puce GPS à des chiens déjà solidement tenus en laisse ? Quant à la dissidence… Elle n’est bonne que pour saper la Russie. Tout est bon pour saper la Russie. Y compris les nazis enragés de Kiev que vous soutenez sans gêne et n’hésitez pas à houspiller contre leurs propres concitoyens. Quelle que soit l’issue, cela fera toujours quelques milliers de Slaves en moins…

Que vous a-t-il donc fait, ce pays, pour que vous en arriviez à pousser contre lui les forces les plus sanguinaires enfantées par la malice humaine : les nazis et les djihadistes ? Comment pouvez-vous songer à contourner un peuple étendu sur onze fuseaux horaires ? En l’exterminant ou en le réduisant en esclavage ? (Il est vrai que « toutes les options sont sur la table », comme on dit à l’OTAN.) Destituer de l’extérieur un chef d’État plus populaire que tous vos polichinelles réunis ? Êtes-vous déments ? Ou la Terre est-elle trop petite, à vos yeux, pour que l’« Occident » puisse y cohabiter avec un État russe ?

C’est peut-être cela, tout compte fait. La Russie est l’avant-poste, aujourd’hui, d’un monde nouveau, de la première décolonisation véritable. Celle des idées, des échanges, des monnaies, des mentalités. A moins que vous, atlantistes et eurocrates, ne parveniez à entraîner la nappe dans votre chute en provoquant une guerre atomique, le banquet de demain sera multipolaire. Vous n’y aurez que la place qui vous revient. Ce sera une première dans votre histoire : mieux vaut vous y préparer.

Source : Slobodan Despot, 08-09-2014

Source: http://www.les-crises.fr/le-syndrome-tolstoievsky-par-slobodan-despot/


Les nouveaux plans de torture du Parti Républicain, par Nat Parry

Wednesday 16 March 2016 at 02:00

16Source : Consortiumnews.com, le 14/02/2016

Le 14 février 2016

L’échec du président Obama à poursuivre les tortionnaires de l’époque de Bush a créé une impunité qui a encouragé quelques candidats républicains au poste présidentiel à vanter les mérites de nouveaux plans pour plus de torture, s’ils parviennent à la Maison-Blanche. Un exemple grotesque de « l’exceptionnalisme américain », comme l’explique Nat Parry.

Par Nat Parry

Des commentaires troublants dans la campagne des républicains à l’élection présidentielle sur l’éventuel rétablissement de la torture et la mise en œuvre d’autres crimes de guerre ont attiré la critique récemment, avec le candidat républicain à la présidentielle investi en 2008, le sénateur de l’Arizona John McCain, qui s’est même senti contraint à la modération, la semaine dernière, déplorant les « propos grossiers » de la primaire républicaine.

Le 9 février, McCain a condamné au Sénat des remarques de ses collègues républicains à propos de l’utilisation de la torture, déclarant que « ces propos ne doivent pas rester sans réponse, car ils induisent en erreur les Américains sur la réalité des interrogatoires, la façon de recueillir des renseignements, ce qu’il faut pour défendre notre sécurité et au niveau le plus fondamental, ce contre quoi nous nous battons en tant que nation et quelle nation nous sommes. »

10 Nov 2008, Washignton DC, USA --- President-Elect Barack Obama is escorted to the Oval Office by President George W. Bush at the White House. This is the first visit for Barack Obama to the White House before he is sworn into office as President of the United States. First lady Laura Bush took soon to be first lady Michelle Obama on a tour of the White House as the President and Mr. Obama walked along the colonnade to the Oval Office where they will have a meeting. --- Image by © Gary Fabiano/Pool/Corbis

Barack Obama, alors président élu, et le président George W. Bush à la Maison-Blanche lors de la transition de 2008.

Les remarques de McCain furent un souffle bienvenu de santé mentale dans une course républicaine à la présidentielle qui a été récemment dominée par un discours qui sonne beaucoup comme une compétition tordue pour voir qui serait le plus brutal et hors la loi dans le traitement de présumés terroristes. Le débat télévisé du 6 février, par exemple, présentait les candidats Marc Rubio, Ted Cruz et Donald Trump, rivalisant pour l’élection  du “dur à cuire”, chacun exprimant divers niveaux de soutien à la torture par noyade et à d’autres honteuses “techniques d’interrogation améliorées”.

Tandis que Cruz a déclaré qu’il soutiendrait la torture par noyade dans des circonstances limitées, Trump a promis de non seulement réintroduire largement la technique, mais aussi d’introduire des pratiques de torture encore plus cruelles, s’il est élu : “Je rétablirais la torture par noyade et je rétablirais vraiment bien pire que la torture par noyade,” a-t-il dit.

Rubio a réaffirmé son soutien à la torture par noyade, affirmant que les affaires de terrorisme ne doivent pas être conduites avec les mêmes normes traditionnelles d’application de la loi. “Eh bien, quand les gens parlent d’interroger des terroristes, ils parlent comme si c’était une sorte de fonction de l’application de la loi,” a-t-il dit. L’application de le loi concerne la collecte de preuves pour juger et condamner une personne. L’anti terrorisme c’est trouver des informations pour prévenir une attaque future, donc les mêmes tactiques ne sont pas applicables.”

Cela mène logiquement à la conclusion que ce que Rubio semble dire est qu’il est parfaitement permis de retenir des individus soupçonnés de liens avec le terrorisme, sans procédure régulière, de les torturer pour qu’ils fournissent des informations, qui peuvent être vraies ou pas – comprenant peut-être l’identification d’autres présumés terroristes – dans un processus sans limite de détention extra-légale et de torture qui ne produit ni renseignement exploitable, ni preuve qui puisse être utilisée dans une cour de justice.

C’était précisément cette sorte de stratégie qui a mené à la détention non justifiée et à la torture d’au moins 26 détenus sur 119, dans le programme d’extraditions spéciales de la CIA sous George W. Bush, selon le rapport sur la torture fait par le Sénat, diffusé fin de 2014. (Une fois questionné à ce sujet plus tard, l’ancien vice-président Dick Cheney a froidement déclaré qu’il est « plus concerné par les méchants qui sont sortis libres que par les quelques-uns qui, en fait, étaient innocents. »)

Cette conception de la détention sans fin et des interrogatoires est aussi en grande partie responsable de l’abomination légale de Guantanamo et a compliqué les efforts du président Obama pour fermer la prison. Une grande partie des preuves contre les détenus étant entachées par la torture, les preuves ne sont donc pas recevables devant un tribunal, ce qui rend impossible de les déférer devant la justice aux États-Unis.

Mais Rubio – ainsi que d’autres candidats républicains – a précisé que c’est une erreur de fermer la prison de Guantanamo, qui pendant 14 ans a servi de trou noir légal où on a refusé aux détenus les droits et protections qu’auraient dû leur procurer les Conventions de Genève ou la Déclaration des Droits de l’Homme.

Au lieu de fermer la prison, Rubio a soutenu qu’elle devrait être gardée en fonction indéfiniment : « Voici le plus grand problème avec tout ça, » a-t-il dit. « Nous n’interrogeons personne actuellement. Guantanamo ayant été vidé par ce président. Nous devrions mettre des gens à Guantanamo, ne pas le vider et nous ne devrions pas libérer ces tueurs qui rejoignent le champ de bataille contre les États-Unis. »

Dans un précédent débat présidentiel, Rubio a fait comprendre que sous son administration, la détention sans limite et la torture seraient les bienvenues. “Si nous capturons des terroristes, a-t-il dit, ils iront à Guantanamo, et nous découvrirons tout ce qu’ils savent.

Quant à Trump, quand ses déclarations de retour à la torture par noyade et d’invention de tortures encore plus brutales ont attiré l’attention sur lui, il a décidé de doubler la mise plutôt que de revenir en arrière.

Le 7 février, le magnat-de-l’immobilier-devenu-star-de-la-téléréalité-devenu-candidat-à-la-présidentielle est apparu à « This Week » avec George Stephanopoulos. « En tant que président, vous autoriseriez la torture ? » a demandé Stephanopoulos à Trump.

« J’autoriserais absolument quelque chose au-delà de la torture par noyade, » a dit Trump. « Et croyez-moi, ce sera efficace. Si nous avons besoin d’information, George, on a notre ennemi qui coupe les têtes de chrétiens et beaucoup d’autres, par centaines, par milliers. »

A la question « gagnerons-nous en leur ressemblant davantage, » c’est-à-dire, en imitant les tactiques de l’État islamique terroriste, Trump a répondu catégoriquement, « Oui ».

« Je suis désolé, a-t-il développé, il faut faire ainsi. Et je ne suis pas sûr que tout le monde soit d’accord avec moi. Je suppose que beaucoup de gens ne le sont pas. Nous vivons à une époque aussi mauvaise qu’elle puisse être. Vous savez, quand j’étais jeune, j’ai étudié l’époque médiévale. C’est ce qu’ils ont fait, ils ont coupé des têtes. »

« Donc, nous allons trancher des têtes ? » a demandé Stephanopoulos.

« Nous allons faire des choses au-delà de la torture par noyade peut-être, cela peut se produire à l’avenir, » a répondu Trump.

Trump a même insinué que Cruz est assez « faux cul » pour laisser entendre qu’il pourrait faire preuve d’un certain degré de retenue dans l’utilisation de la torture. Avec cette sorte de discours, il est clair que du côté républicain, la discussion s’est enclenchée, amenant plusieurs groupes de droits de l’homme à rappeler aux États-Unis ses obligations morales et légales de ne pas s’engager dans des pratiques sadiques et cruelles comme la torture par noyade.

« La torture par noyade est conforme à la définition légale de la torture et est donc illégale, » a rappelé, le 11 février, Raha Walla de Human Rights First. « La torture selon la loi des États-Unis et le droit international désigne les actes qui causent de graves souffrances ou supplices psychiques ou physiques. Sans aucun doute la torture par noyade répond à cette définition. »

Naureen Shah d’Amnistie internationale a aussi publié une réfutation au débat sur la torture par noyade, qu’elle a décrite comme « une asphyxie au ralenti ». Elle a indiqué qu’à l’évidence « les atrocités du groupe armé s’appelant l’État Islamique et d’autres groupes armés ne rendent pas acceptable la torture par noyade. »

Ce que le « débat » actuel sur le retour de la torture met au premier plan, outre à quel point le dialogue républicain est devenu pervers, est pourquoi les poursuites contre le programme de torture de la CIA à l’époque de Bush sont essentielles, et pourquoi il est si destructeur que l’administration Obama se soit soustraite à ses responsabilités à cet égard pendant plus de sept ans.

Comme les avocats des droits de l’homme l’ont longtemps maintenu, poursuivre en justice l’administration de Bush et les membres de la CIA impliqués dans la torture de suspects de terrorisme dans la période après le 11-Septembre, est nécessaire pour que la torture ne soit pas répétée à l’avenir par les administrations suivantes qui – à cause des décisions précédentes de ne pas poursuivre en justice – peuvent se considérer au-dessus de la loi.

Voilà donc précisément pourquoi il est nécessaire, en vertu du droit international, que les accusations de torture soient suivies d’enquêtes et de poursuites – afin que la torture ne devienne pas une « option stratégique » utilisée ou suspendue selon les caprices politiques du moment.

C’est un point sur lequel Amnesty International, pour sa part, a insisté après la publication du rapport du Sénat sur la torture par la CIA, en décembre 2014. Dans une déclaration intitulée « Le rapport de synthèse du Sénat sur le programme de détention de la C.I.A. ne doit pas être la fin de l’histoire, » Amnesty a déploré que les enquêtes limitées du ministère de la Justice lors des interrogations de la CIA se soient terminées en 2012 sans inculpations.

Human Rights Watch est de cet avis, notant qu’à moins que la sortie du rapport du Sénat ne mène aux poursuites, la torture restera “une option politique” pour de futurs présidents.

Le rapporteur spécial de L’ONU sur les droits de l’homme et le contre-terrorisme, Ben Emmerson, a clairement affirmé que de hauts fonctionnaires de l’administration de Bush qui ont autorisé des crimes, tout autant que les représentants de la CIA et du gouvernement américain qui les ont effectués, doivent être mis en examen et poursuivis.

« Il est maintenant temps d’agir, » a déclaré Emmerson, le 9 décembre 2014. « Les personnes responsables de l’association de malfaiteurs révélée dans le rapport d’aujourd’hui doivent être traduites en justice, et doivent faire face à des sanctions pénales proportionnelles à la gravité de leurs crimes. Le fait que les politiques révélées dans ce rapport ont reçu une autorisation à un niveau élevé du gouvernement américain ne fournit aucune excuse. En effet, cela renforce la nécessité de la responsabilité pénale. »

Le droit international interdit l’octroi d’immunité aux fonctionnaires qui se sont impliqués dans des actes de torture, fait remarquer Emmerson. Il a plus loin souligné l’obligation internationale des États-Unis de poursuivre pénalement les organisateurs et les auteurs des méthodes de torture décrites dans le rapport :

« Comme le droit international le prescrit, les États-Unis sont légalement obligés à traduire en justice les responsables. La convention de l’ONU contre la torture et celle sur les disparitions forcées exigent que des États poursuivent les actes de torture et la disparition forcée là où il y a une preuve suffisante à fournir une perspective raisonnable de condamnation. Les États ne sont pas libres de maintenir ou de permettre l’impunité pour ces crimes graves. »

Zeid Raad al-Hussein, le Haut-commissaire de l’ONU pour les Droits de l’homme, a dit qu’il est « clair comme de l’eau de roche » que les États-Unis ont l’obligation, conformément à la convention de l’ONU contre la Torture, d’assumer leur responsabilité.

« Dans tous les pays, si quelqu’un commet un meurtre, il est poursuivi et emprisonné. S’il commet un viol ou une attaque à main armée, il est poursuivi et emprisonné. S’il ordonne, permet ou commet la torture – reconnue internationalement comme un crime grave – on ne peut pas simplement lui accorder l’impunité à cause d’une opportunité politique, » a-t-il dit.

Le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon a exprimé l’espoir que la publication du rapport sur la torture était « le début d’un processus » vers des poursuites, parce que « l’interdiction de la torture est absolue, » a dit le porte-parole de Ban Ki-moon.

Inutile de le dire, ces appels sont en grande partie tombés dans l’oreille d’un sourd, sans ouverture de quelque enquête criminelle que ce soit. Au lieu de cela, le Congrès américain a répondu par « une réaffirmation » symbolique de l’interdiction de la torture – un texte législatif en grande partie superflu et inutile, puisque la torture est depuis longtemps interdite sans équivoque en vertu du droit international, de la Constitution des États-Unis et des lois pénales américaines.

De son côté, Obama a utilisé la publication du rapport du Sénat comme une occasion de vanter les mérites des vertus des États-Unis et a en fait loué la CIA de son professionnalisme dans l’exécution de ses responsabilités.

Suivant la publication du rapport du Sénat, dans une déclaration claironnant indirectement sur la notion d’« exceptionnalisme américain », Obama a dit : « Au cours de notre histoire, les États-Unis d’Amérique ont fait plus que toute autre nation pour défendre la liberté, la démocratie et la dignité intrinsèque et les droits de l’homme pour les peuples de par le monde. » Il a continué à offrir une défense tacite des techniques de torture tout en vantant sa propre vertu à mettre fin à ces politiques.

« Dans les années après le 11-Septembre, avec des craintes légitimes de nouvelles attaques et avec la responsabilité de prévenir des pertes de vies plus catastrophiques, la précédente administration a fait face à des choix atroces sur la façon de poursuivre al-Qaïda et empêcher des attaques terroristes supplémentaires contre notre pays, » a-t-il dit. Bien que les États-Unis aient fait « de nombreuses choses bien dans ces années difficiles, » il a reconnu que « certaines actions qui ont été prises étaient contraires à nos valeurs. »

« C’est pourquoi j’ai sans équivoque proscrit la torture quand j’ai pris mes fonctions, » a dit Obama, « parce que l’un de nos outils les plus efficaces dans le combat contre le terrorisme et le maintien de la sécurité des Américains est de rester fidèle à nos idéaux chez nous et à l’étranger. » Il a continué en promettant d’utiliser son autorité en tant que président « pour m’assurer que nous n’ayons plus jamais recours à ces méthodes à nouveau. »

Mais clairement, en obstruant les enquêtes criminelles sur les responsables politiques, Obama a fait très peu en pratique pour garantir que ces méthodes ne soient pas à nouveau utilisées.

Dans une tribune libre publiée par Reuters après la sortie du rapport du Sénat, le directeur de Human Rights Watch Kenneth Roth a interpellé le président sur son « refus ferme de permettre une enquête large sur l’usage de la torture après le 11-Septembre, ne permettant qu’une enquête réduite sur des techniques d’interrogatoire non autorisées qui n’ont pas abouti à des poursuites. »

À moins que les révélations du rapport du Sénat ne mènent à des poursuites de hauts responsables, la torture restera une « option politique » pour les futurs présidents, a relevé l’Observatoire. C’est exactement ce que nous voyons se passer aujourd’hui avec le « manque de retenue », comme l’appelle McCain, au sujet du retour de la torture comme politique officielle des États-Unis.

Après le premier anniversaire de la publication du rapport du Sénat sur la torture, Human Rights Watch a réitéré ses appels à des poursuites dans un rapport de 153 pages, « No More Excuses: A Roadmap to Justice for CIA Torture » [Plus d’excuses : une feuille de route vers la justice pour la torture de la CIA]. Le rapport de l’Observatoire, sorti le 1er décembre, conteste les affirmations que les poursuites ne sont pas possibles légalement et souligne les obligations légales des États-Unis à offrir une réparation aux victimes de la torture. Il détaille aussi des mesures que les autres pays devraient prendre pour poursuivre les enquêtes criminelles sur la torture de la CIA.

Bien sûr, ce rapport, comme pratiquement tous les appels à la justice sur la question de la torture des sept dernières années, a été soigneusement ignoré par les hautes sphères de Washington. Et avec les Républicains qui se prennent maintenant les pieds dans le tapis en soutenant des politiques illégales de torture et de brutalité, nous voyons les fruits du refus d’Obama de faire respecter la loi du pays.

Source : Consortiumnews.com, le 14/02/2016

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/les-nouveaux-plans-de-torture-du-parti-republicain-par-nat-parry/


« Le complexe sécuritaro-numérique menace de prendre le contrôle » Par Ignacio Ramonet

Wednesday 16 March 2016 at 01:00

Source : Le Grand Soir, Ignacio Ramonet, 24-01-2016

Dans son dernier ouvrage, l’Empire de la surveillance, où il reproduit les entretiens du fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, et de l’intellectuel étasunien, le linguiste Noam Chomsky, l’ancien directeur du Monde diplomatique, aujourd’hui directeur de son édition en espagnol, Ignacio Ramonet alerte sur une surveillance privatisée et généralisée lourde de conséquences pour la démocratie.

La mise en place d’un « État d’exception » s’inscrit dans ce que vous appelez la « société de contrôle ». Quelle analyse faites-vous de la volonté de constitutionnaliser l’état d’urgence ?

Ignacio Ramonet : Le contrôle de la société – savoir qui est qui, qu’est-ce qu’il fait, où il est, qui il fréquente… – est une des obsessions permanentes des gouvernants, de tous les gouvernants. C’est pour cela qu’on a inventé les statistiques, la sociologie… et les services de renseignements. Le prétexte de cette volonté de savoir, bien entendu, c’est de mieux connaître la société pour mieux la servir, mieux ­répondre à ses besoins, à ses carences… Mais, à l’inverse des dictatures, un pouvoir démocratique ne peut pas aller trop loin dans ce contrôle inquisiteur sans empiéter sur le périmètre des libertés individuelles. Il a donc besoin, ­objectivement, de « secousses de frayeur collective », comme celles que provoque le terrorisme, pour renforcer au maximum son contrôle des populations. Constitutionnaliser l’état d’urgence est une façon, dans l’arsenal des mesures sécuritaires possibles, de pérenniser l’avancée en matière de contrôle que permettent les récents actes terroristes.

Dans votre récent ouvrage, l’Empire de la surveillance (1), vous publiez un entretien avec Noam Chomsky dans lequel l’intellectuel étasunien réaffirme que « l’ennemi principal de tout gouvernement est son propre peuple ». Les démocraties changent-elles de nature ?

Ignacio Ramonet : Ce que dit Chomsky est une évidence lorsqu’il s’agit de dictatures. Mais ce qui change, avec la mise en place des « sociétés de contrôle et de surveillance », c’est que désormais ce sont les démocraties qui regardent avec méfiance et appréhension leur propre société. Tous les dispositifs répressifs dont on parle – Patriot Act, loi sur le renseignement, etc. – visent à contrôler, voire à châtier le peuple, tout le peuple, au prétexte que pourraient se nicher en son sein quelques terroristes. On ne peut donc plus parler de démocraties tout court, mais de « démocraties sécuritaires » ou d’« États de contrôle ».

Cette transgression des principes démocratiques de base semble faire écho à la déclaration de Manuel Valls sur la nécessité pour la gauche de renoncer à « ses grandes valeurs » ?

Ignacio Ramonet : Les « grandes valeurs » de la gauche figurent en toutes lettres sur les frontons des écoles de la République : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Y renoncer serait tout simplement trahir la République. À l’instar naguère de George W. Bush, Manuel Valls pense que la (juste) lutte contre le terrorisme autorise tous les reniements et tous les abandons de principes. Ce qui est trop dangereux pour nos libertés. Songeons à l’utilisation que pourrait faire éventuellement, demain, un gouvernement d’extrême droite de toutes ces lois sécuritaires…

Vous décrivez un monde dans lequel se développe une surveillance à la fois « privatisée » et « démocratisée ». Comment cela se traduit-il dans la vie quotidienne ?

Ignacio Ramonet En effet, la surveillance s’est « privatisée » parce que ce sont essentiellement les grandes firmes privées (toutes américaines) de la sphère Internet, les célèbres Gafam – Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft – qui ­désormais nous surveillent et qui récoltent le maximum d’informations sur nous. Il faut dire, d’ailleurs, que le plus souvent c’est volontairement que nous leur remettons, de notre propre gré, ces informations nous concernant. Des données qui constituent, disons, la « matière première » que commercialisent ces firmes. Elles en vivent. Plus elles nous soutirent des informations personnelles, plus elles gagnent de l’argent. Et par ailleurs, elles transfèrent ces données aux grandes agences américaines de renseignements… La surveillance s’est également « démocratisée » dans la mesure où elle s’est généralisée. Les trois milliards et demi de personnes qui utilisent ­Internet sont automatiquement surveillées. Tout utilisateur d’un téléphone intelligent (smartphone) ou d’un ordinateur est, je le répète, automatiquement surveillé.

Peut-on dire que la vie privée n’existe plus ?

Ignacio Ramonet : Elle est très menacée. Et ne sera bientôt qu’un doux souvenir. Aujourd’hui, mettre quelqu’un sur écoute est devenu d’une déconcertante facilité. À la portée du premier venu. Une personne ordinaire voulant espionner son entourage trouve en vente libre, dans le commerce, un large choix d’options. D’abord des manuels d’instruction très didactiques « pour apprendre à pister et à espionner les gens ». Et pas moins d’une demi-douzaine de logiciels espions (mSpy, GsmSpy, FlexiSpy, Spyera, EasySpy) qui « lisent » sans problème les contenus de nos téléphones portables : sms, emails, comptes Facebook, Whatsapp, ­Twitter, etc. À moins de crypter toutes nos communications électroniques et de n’avoir jamais recours à Internet, on ne peut pratiquement plus éviter d’être surveillé. Et qui dit surveillé, dit contrôlé. Par l’État, et par les géants du Net. D’où les appels de plus en plus nombreux à une résistance de la part de quelques lanceurs d’alerte comme Julian Assange ou ­Edward Snowden qui sont indiscutablement les grands héros de notre temps.

En vous appuyant sur les propos de Julian Assange, dont vous avez également réalisé l’entretien ­reproduit dans votre ouvrage, vous mettez en lumière les liens étroits entre les grandes firmes informatiques privées et les services de l’État, notamment américains. Comment ces liens se nouent-ils ?

Ignacio Ramonet Oui, le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, soutient que les mégasociétés qui dominent Internet, comme Google, Apple, Amazon et Facebook ont établi des liens étroits avec l’appareil d’État à Washington, en particulier avec les responsables de la politique étrangère. Cette relation, selon lui, serait devenue une évidence parce qu’ils ont les mêmes idées politiques et partagent une vision du monde identique. Et, au bout du compte, les liens étroits et la vision du monde commune de Google, notamment, et de l’administration américaine sont au service des objectifs de la politique étrangère des États-Unis. Cette alliance sans précédent entre l’État, l’appareil militaire de sécurité et les industries géantes du Web a donc produit cet « Empire de la surveillance » dont l’objectif très concret et très clair est de mettre Internet, tout Internet, et tous les internautes, sur écoute.

Comment comprendre que ­jamais la surveillance n’a été à ce point généralisée et que des actes terroristes dont on semble connaître les commanditaires puissent passer entre les mailles si serrées d’un tel filet global ?

Ignacio Ramonet : C’est une question que se posent de nombreux citoyens. À ce stade, il est important de dire que, dans un État démocratique, les autorités ont toute légitimité, en s’appuyant sur la loi et avec l’autorisation préalable d’un juge, de placer sous surveillance toute personne qu’elles estiment suspecte. Car le problème n’est pas la surveillance en soi, c’est la surveillance de masse clandestine qui nous rend tous suspects par principe. Et qui ne semble pas très efficace. Parce qu’à force de surveiller tout le monde, les services de renseignements se révèlent incapables de « mettre le paquet » sur la surveillance des vrais suspects. Ce qui prouve aussi l’importance de méthodes éprouvées de lutte contre le terrorisme basées sur le renseignement humain et l’infiltration des groupes violents. La paresseuse facilité de la surveillance électronique et automatique a « endormi » les réflexes des services de renseignements.

La loi sur le renseignement, votée en France en juin 2015, autorise des pratiques de surveillance de masse. Après le 13 novembre, beaucoup ont critiqué cette orientation car les services de l’État n’auraient pas les capacités d’analyser toutes les données emmagasinées. Êtes-vous d’accord ?

Ignacio Ramonet : Les systèmes automatiques de surveillance électronique enregistrent ce qu’on appelle les « métadonnées » des communications, c’est-à-dire : qui appelle qui, d’où, pendant combien de temps… À la longue, ces métadonnées permettent de configurer une sorte de cartographie spatiale et relationnelle du suspect. Mais elles n’enregistrent pas le contenu des échanges. Pour disposer du contenu, il faut un « écouteur » humain, un agent qui, personnellement, « suit » chaque suspect et écoute et analyse le contenu de toutes ses communications téléphoniques. Il faut donc un agent par suspect. Or les autorités ont rappelé qu’il y avait plusieurs milliers de personnes fichées par la police pour « islamisme radical ». Et le procureur de la République de Paris, François Molins, a révélé que, sur ces milliers de suspects, les services de renseignements en surveillaient à peine 1 700… Et qu’il leur était impossible, pour des raisons budgétaires, de les surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre…

On a longtemps parlé du « complexe militaro-industriel », vous démontrez qu’il est supplanté par le « complexe sécuritaro-numérique ». Qu’est-ce que cela change au niveau des pouvoirs politiques et à l’échelle mondiale ?

Ignacio Ramonet : Oui, c’est une alliance totalement inédite entre le pouvoir politique, l’appareil du renseignement et les titans technologiques qui contrôlent les télécommunications, l’électronique, l’informatique, Internet, les industries du câble en fibre optique, les satellites, les logiciels, les serveurs, etc. Une telle complicité entre la première puissance militaire du monde et les entreprises privées globales qui dominent les nouvelles technologies de la sphère Internet institue, en effet, un véritable « complexe sécuritaro-numérique » qui menace de prendre le contrôle de l’État démocratique et de dominer la géopolitique mondiale. Ses caractéristiques les plus inquiétantes étant précisément la banalisation de la surveillance de masse et la tentation du contrôle social intégral. Cette large privatisation de l’espionnage est en train de créer, en démocratie, une nouvelle entité politique – l’« État de surveillance » – face à la puissance de laquelle le citoyen se sent de plus en plus désarmé, désemparé.

Cette cybersurveillance généralisée, qui vise à créer une « docilité des citoyens », ne va-t-elle pas, au contraire, entraîner un nouvel engagement politique. Si oui, à partir de quels leviers ?

Ignacio Ramonet : Les expériences historiques montrent que la simple existence d’un système de surveillance à grande échelle, quelle que soit la manière dont on l’utilise, est en elle-même suffisante pour réprimer les dissidents. Une société consciente d’être surveillée en permanence devient très vite docile et timorée. Mais, arrivée à ce stade, la société produit toujours des résistances.

Vous parlez de la nécessité d’une charte d’Internet ? Quelles sont les forces qui peuvent permettre de résister et de changer la donne ?

Ignacio Ramonet : Beaucoup de militants anticybersurveillance proposent en effet, à l’instar de la Charte de l’ONU, le lancement d’une Grande Charte d’Internet pour définir ce que devraient être les « droits numériques ». Quelles valeurs devons-nous nous efforcer de protéger ? Et comment allons-nous les garantir ? À l’ère numérique, sans un Internet libre et neutre, sur lequel nous pouvons nous appuyer – sans avoir à nous soucier de qui nous espionne en coulisses –, nous ne pouvons pas avoir de gouvernement ouvert. Ni d’authentique démocratie.

Enfant de républicains espagnols ayant fui le franquisme au Maroc, Ignacio Ramonet s’installe en France en 1972. Ancien élève de Roland Barthes, il enseignera la théorie de la communication à l’université Paris-VII. Entré au Monde diplomatique en 1973, il en devient directeur de la rédaction et président du directoire de janvier 1990 à mars 2008. Cofondateur d’Attac, promoteur du Forum social mondial de Porto Alegre, il est l’un des initiateurs du mouvement altermondialiste. Auteur de plusieurs livres de géopolitique et de critique des médias, il est actuellement directeur de l’édition espagnole du Monde diplomatique et président de l’association Mémoire des luttes.

(1) L’Empire de la surveillance, Éditions Galilée, 208 pages, 16 euros.

Entretien réalisé par Pierre Chaillan

 Source : Le Grand Soir, Ignacio Ramonet, 24-01-2016

Source: http://www.les-crises.fr/le-complexe-securitaro-numerique-menace-de-prendre-le-controle-par-ignacio-ramonet/


Miscellanées du mercredi (Delamarche, Béchade, Onfray, Ukraine, Kepel)

Wednesday 16 March 2016 at 00:21

I. Olivier Delamarche

Un grand classique : La minute d’Oliver Delamarche : Mario Draghi : “Comment peut-il être aussi idiot ?” – 14/03

Olivier Delamarche VS Alain Pitous (1/2): Mario Draghi a-t-il pris les bonnes décisions ? – 14/03

Olivier Delamarche VS Alain Pitous (2/2): Quelle stratégie Janet Yellen pourrait-elle adopter ? – 14/03

II. Philippe Béchade

Les indés de la finance: “L’abaissement des prévisions de croissance en Europe n’est pas très brillant”, Philippe Béchade – 11/03

Philippe Béchade VS Julien Nebenzahl (1/2): Les banques centrales agissent-elles comme une drogue sur les marchés ? – 09/03

Philippe Béchade VS Julien Nebenzahl (2/2): Janet Yellen et Mario Draghi empruntent-ils les bonnes stratégies ? – 09/03

III. Michel Onfray

IV. Ukraine

Reportage-choc de la chaîne ukrainienne ICTV

V. Kepel

Gilles Kepel : la France “a sous-estimé les soutiens à Bachar”

VI. ScienceEtonnante

Comment est apparu Homo Sapiens ? — Science étonnante #3

Savez-vous comment est apparue notre espèce, Homo Sapiens ? Venez découvrir une histoire bien plus riche que celle qu’on vous a racontée jusqu’ici !

 


Petite sélection de dessins drôles – et/ou de pure propagande…

Je commence par ça, car ça vaut tous les dessins d’humour : le journal “d’opposition” qui prie le gouvernement de tenir bon…

 

 

Images sous Copyright des auteurs. N’hésitez pas à consulter régulièrement leurs sites, comme les excellents Patrick Chappatte, Ali Dilem, Tartrais, Martin Vidberg, Grémi.

Source: http://www.les-crises.fr/miscellanees-du-mercredi-delamarche-bechade-onfray-ukraine-kepel/


DiEM échouera, DiEM perdidi, par Frédéric Lordon

Tuesday 15 March 2016 at 02:42

1515Source : Le Monde diplomatique, Frédéric Lordon, 16-02-2016

Carpe diem par Eco Dalla Luna

Carpe diem
par Eco Dalla Luna

 

n’en pas douter, le lipogramme est un exercice littéraire de haute voltige – en tout cas selon la lettre sacrifiée, puisque le lipogramme consiste précisément à tenter d’écrire un texte en renonçant totalement à l’usage d’une certaine lettre. Il fallait tout le talent de Perec pour affronter la mère de tous les lipogrammes en langue française, le lipogramme en « e ». Trois cents pages de livre, La Disparition – forcément… –, sans un seul « e » (Il suffira au lecteur de s’essayer à former une seule phrase qui satisfasse la contrainte pour prendre aussitôt la mesure de l’exploit). Fidèle à la tradition oulipienne, on pourrait généraliser l’exercice et demander de faire une phrase en interdisant certains mots ou groupes de mots (lipolexe ? liporème ? liposyntagme ?). Par exemple demander à Yves Calvi de faire une phrase sans « réforme », ou à Laurent Joffrin sans « moderne », Christophe Barbier sans « logiciel » (« la gauche doit changer de logiciel » – on notera au passage cet indice du désir constant de l’éditocratie que la gauche devienne de droite que jamais personne n’enjoint la droite de « changer de logiciel »), etc. Au grand silence qui s’abattrait alors sur l’espace public on mesurerait enfin le talent exceptionnel de Perec. La langue altereuropéiste elle aussi fait face à ses propres défis lipolexiques. Qu’il ne lui soit plus permis de dire « repli national » et la voilà à son tour mise en panne.

« Le repli national », l’impossible lipolexe de l’altereuropéisme

Sous un titre – « Démocratiser l’Europe pour faire gagner l’espoir » (1) – qui n’est pas sans faire penser au Robert Hue de « Bouge l’Europe » (ou bien à un reste de stage « Power point et communication événementielle »), Julien Bayou, après avoir parcouru réglementairement les évocations de notre « passé le plus sombre », nous met en garde contre « le repli national, même de gauche », et avertit que « la dynamique d’un repli sur des agendas purement nationaux » pourrait « accélérer la défiance entre Européens ». Dans une veine très semblable, Katja Kipping, co-présidente de Die Linke se dit « totalement opposée à l’idée d’un retour aux Etats nationaux » (2). Qui serait « un retour en arrière », pour ainsi dire un repli donc – national. Or, « en tant que gauche, nous devons avoir le regard tourné vers l’avenir » – oui, c’est un propos très fort. Au passage, on se demande quelles sont, à Die Linke, les relations de la co-présidente et du président, Oskar Lafontaine qui, lui, plaide franchement pour un retour au Système monétaire européen (SME), et ce faisant regarde à l’évidence dans la mauvaise direction. Moins de surprise à propos de Yanis Varoufakis, qui répète de longue date son hostilité à toute sortie de l’euro, à laquelle il donne la forme d’un refus de « l’affreux dilemme entre d’un côté notre système actuel en pleine déconfiture, et de l’autre le retour en force de l’idéologie de l’Etat-nation voulue par les nationalistes » (3).

Ce qui frappe le plus dans ces extraits presque parfaitement substituables n’est pas tant leur stéréotypie que la force d’inertie de leurs automatismes et leur radicale imperméabilité à tout ce qui se dit par ailleurs dans le débat de l’euro – et pourrait au moins les conduire à se préoccuper d’objecter aux objections. Mais rien de tout ça n’arrivera plus semble-t-il, en tout cas dans ce noyau dur de « l’autre Europe » qui se retrouve dans le mouvement DiEM (4) de Varoufakis. Tous les liens n’ont pourtant pas été rompus partout à ce point avec la réalité extérieure du débat, et il faut reconnaître avec honnêteté qu’à la suite de l’été grec, bon nombre de ceux qui tenaient la ligne altereuropéiste avec fermeté se sont sensiblement déplacés. Non pas que le débat soit tranché ni les convergences parfaites, mais au moins les exigences dialogiques élémentaires n’ont pas toutes succombé. Pas de ce genre d’embarras à DiEM, où l’automatique de la répétition a parfois des airs de canard à la tête tranchée courant droit devant soi – « repli national ».

Ça n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de dire des choses, et depuis un certain temps déjà. D’avoir fait remarquer par exemple la parfaite ineptie de l’argument « obsidional » qui fait équivaloir sortie de l’euro et retranchement du monde : 180 pays ayant une monnaie nationale, tous coupés du monde ? L’économie française jusqu’en 2002, coupée du monde ? Le Royaume-Uni, déjà hors de l’euro, peut-être bientôt hors de l’UE ? Tellement coupé du monde !

On reste plus perplexe encore du refus borné d’entendre quoi que ce soit des différentes propositions de reconfiguration de l’internationalisme, précisément faites pour montrer qu’il y a bien des manières d’en finir avec l’euro, et parmi elles certaines qui, parfaitement conscientes du péril des régressions nationalistes, travaillent précisément à le contrecarrer. Faut-il être idiot, bouché, ou autiste – on est bien désolé d’en venir à ce genre d’hypothèse, mais c’est qu’on n’en voit guère plus d’autres – pour continuer d’ânonner aussi mécaniquement « repli national » quand on explique qu’il est urgent de développer les liens de toutes les gauches européennes, mais sans attendre une impossible synchronisation des conjonctures politiques nationales, pour préparer celui qui sera en position à l’épreuve de force et à la sortie ? Faut-il être idiot, bouché ou autiste pour continuer de glapir au péril nationaliste quand on fait remarquer que les réalisations européennes les plus marquantes (Airbus, Ariane, CERN) se sont parfaitement passées de l’euro, que si l’intégration monétaire pose tant de difficultés, rien n’interdit – sauf l’obsession économiciste qui ne mesure le rapprochement entre les peuples que par la circulation des marchandises et des capitaux – de concevoir une Europe intensifiée autrement, par d’autres échanges : ceux des chercheurs, des artistes, des étudiants, des touristes, par l’enseignement croisé des littératures, des histoires nationales, par la production d’une histoire européenne, par le développement massif des traductions, etc. ? Mais à quoi sert de répéter tout ceci : dans l’ultime redoute de « l’autre euro » qu’est DiEM, on n’entend plus rien et on ne répond plus à rien – on court tout droit (comme le canard).

Europe démocratique ou Europe anti-austérité ?

Il y a sûrement bien des réserves à garder à l’endroit du plan B, pour l’heure plan de papier dont les volontés réelles sont toujours incertaines, mais dont au moins les intentions, et les créances, internationalistes, elles, sont peu contestables. Mais peu importe, pour lui comme pour les autres, et comme pour tout le monde, ce sera le même tarif : « repli national ». Il est à craindre pourtant que l’internationalisme-contre-le-repli-national soit mal parti s’il se donne pour seul critère l’euro authentiquement démocratisé. Pour toute une série de raisons qui ont été abondamment développées ailleurs (5), l’euro démocratique n’aura pas lieu, en tout cas pas dans son périmètre actuel. Car la démocratisation de l’euro est un processus self defeating comme disent les anglo-saxons : la possibilité croissante qu’il réussisse entraîne la probabilité croissante de la fracture de l’eurozone. Et sa dynamique de succès a donc pour terminus… son échec. On voudrait d’ailleurs, comme un argument a fortiori, poser deux questions simples à Yanis Varoufakis : 1) n’a-t-il pas fait partie de ces gens qui, dès 1992 et le Traité de Maastricht, ont immédiatement vu l’indépendance de la Banque centrale européenne comme une anomalie démocratique majeure (dont on ne se guérira pas par la simple publication des minutes ou quelque autre gadget de « transparence ») ? ; et 2) pourrait-il soutenir sans ciller que les Allemands seraient prêts à abandonner bientôt le statut d’indépendance de la banque centrale ? La question subsidiaire s’ensuit aussitôt qui demande par quel miracle, dans ces conditions, l’euro des dix-neuf pourrait devenir pleinement démocratique…

Mais Varoufakis a pris une telle habitude de se mouvoir dans un entrelacs de contradictions qu’on commence à s’interroger sur les finalités réelles de son mouvement DiEM. C’est qu’en réalité il y a deux « autre-Europe-possible », qu’on fait souvent subrepticement passer l’une dans l’autre, ou l’une pour l’autre : l’Europe anti-austéritaire et l’Europe démocratique. Qu’il puisse se constituer une force politique européenne pour obtenir, au cas par cas, quelques accommodements ponctuels, peut-être même une renégociation de dette (pour la Grèce par exemple), et pouvoir ensuite clamer avoir fait la preuve que l’Europe peut échapper à la fatalité austéritaire, la chose est peut-être bien possible. Et certainement serions-nous mieux avec ces rustines que sans. Mais il faut savoir ce qu’on veut, et savoir en tout cas qu’une Europe démocratique ne consiste pas en une brassée de points de dette en moins, et qu’une faveur de déficit primaire « mais n’y revenez plus » ne remplace pas le droit à délibérer de tout – la définition la plus robuste de la démocratie (et, en passant, de la souveraineté).

Dans ces conditions, il faut dire sans ambages que toute ambition d’une « Europe démocratique » en retrait de ce critère-là – délibérer de tout – a le caractère d’une tromperie. On vante souvent la logique raisonnable du compromis, celle qui, par exemple, pour garder l’Allemagne, et « parce qu’il faut accepter de ne pas tout avoir », concèderait la banque centrale indépendante, ou bien un TSCG « détendu », ou quelque autre chose encore – qui ne voit là la destination réelle de DiEM ? Mais c’est le genre de prévisible maquignonnage qui fait bon marché des principes – derrière lesquels usuellement on s’enveloppe avec grandiloquence, avant de tout céder en rase campagne. Or le principe démocratique ne se modère pas. Ou bien tout ce qui intéresse le destin collectif du corps politique, politiques monétaire et budgétaire comprises et en tous leurs aspects, est offert à la délibération, ou bien ça n’est pas la démocratie. Ne serait-il pas cependant envisageable de trouver un groupe de pays qui, quant à eux, se retrouveraient sur cette question de principe et comprendraient formellement la souveraineté de leur ensemble de la même manière que leurs souverainetés séparées, c’est-à-dire sans restriction de périmètre ? C’est bien possible après tout. Mais ce qui est certain, c’est que ce ne seront pas les dix-neuf actuels, et notamment pas l’Allemagne. Et que, sous cette configuration réduite, à plus forte raison sans l’Allemagne, l’euro d’aujourd’hui aurait vécu.

La stratégie de la désobéissance comme vérification expérimentale

Le secteur de l’altereuropéisme qui a conservé la tête au bout de son cou – il y en a un – semble bien conscient que l’épreuve de force, sous la forme, par exemple, de la désobéissance ouverte à laquelle il appelle désormais plutôt que d’envisager la sortie « brute » et unilatérale, a toute chance de déboucher sur une rupture – au moins, de la rupture, assume-t-il maintenant la possibilité, et c’est un progrès considérable.
Ce préalable qui demande que l’abcès soit ouvert et puis qu’on voie, au lieu de claquer immédiatement la porte, on peut l’accorder tout à fait. Pour ma part je ne l’ai jamais écarté. Mais c’est que, dans l’état où était alors le débat, on en était à seulement faire entendre la possibilité de la sortie. La chose faite et l’idée d’une stratégie de la tension acquise, c’est surtout qu’on peut déjà raconter la fin de l’histoire : ça rompra. Ça rompra, car l’euro démocratique, l’Allemagne n’en veut pas – et n’en voudra pas pour encore un moment. De son point de vue à elle d’ailleurs, il n’y a dans la constitution monétaire qui porte son empreinte aucune carence démocratique. Toutes les sociétés n’ont-elles pas leurs principes supérieurs, leurs points d’indiscutable en surplomb de tout ce qui reste offert à la discussion ? L’Allemagne a les siens, et ses principes supérieurs à elle sont monétaires. C’est ainsi et nul ne pourra lui en faire le reproche. S’il y a des reproches à adresser, ils doivent aller aux inconscients qui se sont toujours refusés à la moindre analyse, qui pensent que les rapports objectifs de compatibilité, ou plutôt d’incompatibilité, sont solubles dans le simple vouloir, qui n’ont jamais mesuré de quels risques il y allait de faire tenir ensemble à toute force des complexions hétérogènes au-delà d’un certain point – notamment quand la même question, monétaire, fait à ce degré l’objet de divergences quant à l’appréciation du caractère démocratique, ou non, de son organisation : terriblement problématique pour certains, aucunement pour d’autres. Est-ce ainsi, à l’aveugle et dans le refus de toute pensée, que DiEM entreprend de « démocratiser l’euro », avec le simple enthousiasme du volontarisme en remplacement de l’analyse ?

Cependant, que la fin de l’histoire soit connue n’empêche pas de se soumettre à une sorte de devoir d’en parcourir toutes les étapes – on évite simplement de se trouver pris de court au moment (anticipé) où les choses tourneront mal… On pourrait arguer à ce propos d’une sorte de pari, mais lucide et sans grand espoir, qui laisserait sa chance au miracle : s’il y a une probabilité même infinitésimale d’un dernier sursaut, ou bien d’une conversion inouïe de l’Allemagne, rendue au point d’avoir à choisir entre elle-même et l’Europe, alors il faut la jouer. La jouer pour s’être assuré de sa position en réalité, et ne pas l’avoir laissée qu’à une conjecture – et l’on peut consentir d’autant plus à cette sorte d’acquit de conscience expérimental qu’en l’occurrence l’affaire devrait être vite pliée…

Il entre aussi dans ce « devoir » la logique plus politique du partage public des responsabilités. Car la question démocratique sera posée à tous, et chacun sera sommé de répondre : si l’on appelle démocratie la prérogative souveraine de délibérer et de décider de tout, comment l’eurozone peut-elle justifier l’anomalie patente d’y avoir soustrait des choses aussi importantes que la politique budgétaire, le statut de la banque centrale, la nature de ses missions, les orientations de sa politique monétaire, etc. ? On verra bien alors qui répond quoi à cette question. C’est-à-dire qui est vraiment démocrate et qui ne l’est pas. À ce moment précis, ceux qui ne pratiquent pas la restriction mentale quant au périmètre de la démocratie seront entièrement légitimes à ne plus vouloir appartenir au même ensemble que ceux qui la pratiquent – puisque c’est bien là l’issue qu’on anticipe : il y aura d’irréductibles opposants à la déconstitutionnalisation des politiques économiques. Aussi, revêtus de leur plein droit à vivre sous une constitution entièrement démocratique, et d’ailleurs prévenus de longue date de cette issue, les démocrates réels pourront désigner les démocrates factices, rompre avec eux, et reprendre en main leur propre destin. L’euro sera mort, mais on saura par la faute de qui.

Mais DiEM ne veut rien voir de tout ceci. Par conséquent DiEM échouera. DiEM échouera parce que l’attente du miracle ne saurait remplacer l’analyse des complexions et des tendances réelles, c’est-à-dire, en l’occurrence, l’analyse de l’impossibilité du miracle. DiEM échouera… et en prime DiEM nous fera perdre dix années supplémentaires – puisque tel est bien l’horizon qu’il se donne à lui-même pour refaire « démocratiquement » les traités. Diem perdidi ? Si seulement : decennium perdidi oui ! Et comme toujours dans ces affaires, les dépenses temporelles sont faites aux frais des populations. On reste d’ailleurs rêveur qu’un ancien ministre grec puisse épouser avec une telle légèreté les perspectives grandioses de l’histoire longue quand son propre peuple, à toute extrémité, et dont il devrait pourtant connaître l’épuisement, ne tiendra plus très longtemps.

Pourtant, à supposer que cette douce négligence temporelle n’ait pas dans l’intervalle ouvert la voie à quelque monstrueuse alternative, DiEM, s’il échouera, n’aura pas fait qu’échouer. À part son intenable promesse, il aura produit autre chose : son mouvement même. Pour sûr, le mouvement échouera – c’est en tout cas la conjecture qu’on forme ici. Mais il restera, après l’échec, le mouvement lui-même. Un mouvement européen. Or, à qui considère avec un peu de conséquence que l’internationalisme réel consiste en le resserrement aussi étroit que possible des liens autres qu’économiques, monétaires et financiers entre les peuples européens, l’idée d’une initiative politique transversale européenne ne peut pas être accueillie autrement qu’avec joie, et ceci quel que soit son destin : elle est bonne par elle-même. DiEM échouera donc, mais pas tout à fait pour rien.

Post-scriptum : du désir collectif de bifurcation

Les illusions de DiEM mises à part, il se pourrait que le paysage de la question de l’euro à gauche soit en cours de clarification. Mais qu’en est-il au sein des populations mêmes ? Quand tout lui échappe, il reste toujours à l’éditocratie la planche de salut des sondages frauduleux. Elle en aura recueilli du monde cette planche-là, lors de l’été grec 2015 : « la population ne veut pas » – c’étaient les sondages qui l’assuraient. Mais les sondages n’assurent rien d’autre que leur propre ineptie quand ils posent à brûle-pourpoint une question à des personnes dépourvues du premier moyen, notamment temporel, d’y réfléchir, individuellement et surtout collectivement. Comme on sait les sondages de janvier 2005 donnaient le TCE gagnant haut la main – malheureusement pour eux, cinq mois plus tard, après un vrai débat… Si un sondage n’a de sens qu’après (et non avant) un débat collectif, force est de constater que, de débat sur la sortie de l’euro, il n’y en aura jamais eu d’ouvert en Grèce. D’abord parce que Tsipras n’en voulait à aucun prix, ensuite parce que la minorité de la Plateforme de gauche, qui était la plus désireuse de le porter, s’est tenue à une obligation de solidarité gouvernementale et de silence jusqu’au 13 juillet 2015 – et quand personne ne propose au pays l’ouverture d’un authentique débat politique, il reste… la bouillie des sondages.

Il est bien certain qu’en France, par exemple, où la situation est infiniment moins critique qu’en Grèce, les incitations à ouvrir le débat y sont encore plus faibles. C’est que les effets de la contrainte européenne, quoique très réels, n’y ont pas pris le caractère extrêmement spectaculaire qu’ils ont revêtu en Grèce ou au Portugal, et que dans ces conditions la question de l’euro reste une abstraction au trop faible pouvoir d’« embrayage ». Mais c’est au travail politique qu’il appartient de faire « ré-embrayer », c’est-à-dire de construire les problèmes, et en l’occurrence de rendre perceptibles, on pourrait presque dire sensibles, les abstractions lointaines, et pourtant opérantes, de la monnaie européenne.

En réalité, on le sait bien, l’obstacle principal à une proposition politique de sortie de l’euro est d’une autre nature : la peur. Et plus précisément la peur de l’inconnu. C’est un affect politique très général qui sert ici d’ultime rempart à la monnaie européenne, une asymétrie qui a toujours servi de soutènement à l’état des choses, et qui voit les peuples préférer un désastre connu à un espoir assorti d’inconnu, la servitude dont ils ont l’habitude à une libération risquée. La « catastrophe », voilà alors le destin systématiquement promis à ceux qui oseraient.

À DiEM, pas moins qu’ailleurs, on n’est pas feignant de l’évocation apocalyptique – « le cataclysme qu’entrainerait la sortie de l’euro », prophétise l’économiste Julien Bayou . Il n’est pas une année depuis le début de leur crise où l’on n’ait averti les Grecs du « désastre » qui les attendait si jamais leur venait l’idée de s’extraire. Mais au juste, comment pourrait-on nommer la situation où ils ont été rendus selon les règles européennes… sinon un désastre ? 25% d’effondrement du PIB, 25% de taux de chômage, plus de 50% chez les moins de 25 ans, délabrement sanitaire, misère, suicides, etc., est-ce que ce ne serait pas par hasard le portrait-type du désastre ?

La grande force de l’ordre en place, c’est qu’il tolère les désastres accomplis dans les règles, selon ses conventions

La grande force de l’ordre en place, c’est qu’il tolère les désastres accomplis dans les règles, selon ses conventions, et qu’en réalité le pire désastre n’y recevra jamais la qualification de désastre – celle-là on la réserve à toute expérience alternative et à la première difficulté qu’elle rencontrera. L’ordre en place peut avoir échoué pendant des décennies, on n’en réclamera pas moins de la politique qui rompt avec lui qu’elle réussisse dans le trimestre, sous le regard distordu des médias bien sûr, certificateurs asymétriques des « désastres ».

Alors oui, toutes les entreprises de transformation politique en général, celle de la sortie de l’euro en particulier, doivent compter avec ces effets, et d’abord avec la peur, la préférence pour le désastre connu. Aussi faut-il que le corps politique soit porté à un point de crise intolérable, pour qu’il consente enfin à révoquer ses habitudes et à envisager de nouveau des voies inédites. Ce point d’intolérable, c’est le point où même l’asymétrie est défaite, le point où le connu est devenu si haïssable que même l’inconnu lui est préféré. Où se situe ce point, nul ne le sait – sans doute très loin, à voir ce que le peuple grec a enduré sans l’avoir encore rencontré. La réduction de la distance qui nous en sépare pourtant n’est pas laissée qu’au travail des causes extérieures. Le travail politique a aussi pour effet de le déplacer, en faisant voir comme anormal ce que l’idéologie en place donne pour normal, comme… désastreux ce qu’elle donne pour habituel, comme contingent ce qu’elle donne pour naturel. Et surtout comme possible ce qu’elle donne pour impossible.

On n’a d’ailleurs jamais si belle attestation du mensonge de l’impossibilité que lorsque c’est l’ordre en place lui-même qui, pour se sauver de l’écroulement, révoque d’un coup ses propres partages allégués du faisable et de l’infaisable. Ainsi à l’automne 2008, où l’on ne compte plus les choses faites qui quelques mois à peine auparavant auraient été déclarées délirantes – procédures extraordinaires des banques centrales, nationalisations flash et massives, oubli soudain du droit européen des aides d’Etat, etc. Mais si tout peut de nouveau être envisagé quand il s’agit pour le système de se sauver lui-même, pourquoi tout ne pourrait-il pas l’être quand il s’agit de le congédier ?

Frédéric Lordon

Source : Le Monde diplomatique, Frédéric Lordon, 16-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/diem-echouera-diem-perdidi-par-frederic-lordon/


Frédéric Lordon, l’intransigeant colérique, par Philippe Douroux

Tuesday 15 March 2016 at 01:00

Encore un “bel article” à charge de Libération…

Un vrai concentré “d’intelligence journalistique”

Amitiés à Frédéric, indispensable

Source : Libération, Philippe Douroux, 29-02-2016,

Lordon

Le philosophe et économiste souverainiste Frédéric Lordon pratique le coup de poing idéologique et prône un «soulèvement» contre les tenants du système. De quelle nature ? Nous n’aurons pas la réponse, puisqu’il refuse tout débat, sauf quand l’exposition médiatique lui semble suffisante.

S’engueuler tout de suite, sans attendre, avant que l’envie d’écouter l’autre ne vous prenne. A quoi bon écouter, à quoi bon discuter quand on sait que l’on a raison. Frédéric Lordon a raison et il pratique, très logiquement, le coup de poing idéologique, une forme de close-combat intellectuel dont le but est de rendre l’adversaire incapable de répliquer. Professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), polémiste vivifiant, il a le physique de son discours : sec, solide et musclé. Il aurait fait merveille dans les services d’ordre qui encadraient les 1er Mai de l’extrême gauche. Mais il est né trop tard, le 15 janvier 1962, pendant que se discutaient les accords d’Evian.

Pourquoi s’intéresser à Frédéric Lordon ? Parce qu’il représente, sans doute, la quintessence extrême, le plus petit échantillon de cette manière un peu rude et parfois violente de mener le débat. Emmanuel Todd a adopté une posture similaire : on assène les arguments qui deviennent indiscutables. Résultat : on est pour ou contre. Pas de lieu commun pour un débat.

Qui est Frédéric Lordon ? Disons-le tout de suite, il refuse de participer à tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à un portrait. Il refuse, en outre, de répondre aux questions, aux invitations, aux sollicitations de Libération. Le journal de Jean-Paul Sartre a trahi la cause du peuple, alors on ne parlera pas au «chantre de la modernité néolibérale».Publiquement, il explique que Libération, c’est «le caniveau»responsable d’avoir donné la parole aux économistes et d’avoir introduit, dans le débat public, Patrick Artus, Daniel Cohen, Olivier Blanchard ou Thomas Piketty et d’autres qu’il traite de «crapules»devant un parterre acquis à sa cause. Ils sont 200, peut-être plus, réunis pour un forum économique à Aix-en-Provence.

Ce refus de s’adresser à un journaliste de Libération, par ailleurs complice et responsable des turpitudes du journal pour avoir été chef du service Economie, sous l’autorité de Serge July, oblige à repartir de zéro, c’est-à-dire de son curriculum vitæ. Sur le site des Economistes atterrés, le curriculum vitæ se réduit à sa plus simple expression : «DR», pour directeur de recherches, et «CNRS», pour la case employeur. Pas grand-chose de plus sur Internet. Il faut donc extraire le curriculum vitæ déposé auprès du CNRS pour suivre son parcours, qui commence avec un diplôme d’ingénieur civil de l’Ecole des ponts et chaussées, promotion 1985. Peut-être l’envie de manier le manche de pioche vient-elle de cette époque.

Ensuite, on le retrouve sur les bancs de l’Ecole des hautes études commerciales (HEC), pour un troisième cycle, à l’Institut supérieur des affaires (ISA). Nul n’est parfait. Un DEA et une thèse de doctorat soutenue à l’EHESS, en mars 1993, l’installent comme économiste et un rattachement à la section 35 du CNRS, en 2012, l’autorise à se présenter comme philosophe. Frédéric Lordon est donc économiste, philosophe mariant les deux disciplines avec intelligence dans, entre autres, son Essai d’anthropologie économique spinoziste (1).

Mauvais procès

Après, il faut écouter ce que dit Frédéric Lordon et reconnaître qu’il fait du bien à l’heure finissante du ni droite ni gauche, du «tout le monde a un peu raison». On peut lire la page courrier des lecteurs du Figaro ou lire Lordon pour retrouver son sens de l’orientation. Les uns et les autres fournissent des points d’appui pour s’extraire des sables mouvants.

Si la lecture de ses ouvrages rebute à force d’être difficile d’accès, il se débrouille parfaitement dans les médias. Et si Frédéric Lordon ne parle pas à Libération (2), ça ne l’empêche pas de débattre sur France 2 dans Ce soir (ou jamais !), l’émission de Frédéric Taddeï, avec Thomas Piketty, alors chroniqueur à Libé, et d’accepter l’invitation de Nicolas Demorand, ancien directeur de la rédaction du journal honni, pour répondre aux questions des auditeurs pour Le téléphone sonne, sur France Inter.

Que dit Frédéric Lordon ? Qu’il faut déconstruire une Europe qui n’a plus rien de démocratique, que l’austérité tue le malade, que l’euro est mort et qu’il faut revenir au franc, à la drachme ou à la peseta, et que la France doit retrouver sa souveraineté. Dit comme ça, caricaturalement, on peut se dire qu’il s’agit de propos de tribune sans grand intérêt, proches du Front national. Ce serait un mauvais procès. Il argumente et pose le problème. «L’Europe est-elle démocratique ?» lui demande Nicolas Demorand, sur l’antenne de France Inter. «La réponse est non, nous ne sommes pas en démocratie. […] Le caractère non démocratique de la construction européenne est inscrit dans ses traités. Les traités sont l’équivalent d’un texte constitutionnel qui devrait régir l’organisation du débat politique par des représentants interposés, sans présager du résultat de cette délibération parlementaire. Or, précisément, les traités européens préjugent de ce que doit être la politique monétaire, de la politique budgétaire et ils sont irréversibles […] alors que ces dispositions devraient tomber dans le périmètre de délibérations parlementaires.» Voilà posé ce que beaucoup appellent un «déficit de démocratie». Comment en sortir ? La réponse de Frédéric Lordon tombe comme un couperet : «Les chances de réformes sont nulles.» Là, on approche de la zone dangereuse, Frédéric Lordon devient punk : «No Future». Avec cette posture, on en vient logiquement à n’avoir que des ennemis, et on assiste à un émiettement consciencieux et quasi systématique de la gauche de la gauche.

Frédéric Lordon ne s’arrête pas là. Le Monde en général, Edwy Plenel et Laurent Mauduit, cofondateurs de Mediapart sont dans le même bateau des traîtres. En d’autres temps, on parlait des «sociaux traîtres.» A l’été 2012, alors que Frédéric Lordon vient de débattre avec courtoisie au côté de Laurent Mauduit, il sort les couteaux dans un forum du Monde diplo. Pour qualifier l’ancien journaliste de Libération et du Monde, il évoque l’acteur principal «de la conversion de la gauche, je veux dire de la fausse gauche, de la gauche de droite, je veux dire de la fraction modérée de la droite au social-libéralisme».Et contre ceux qui ont retourné leur veste, il prévient : «J’ai mauvais caractère, je ne pratique par le pardon des péchés et, en plus, j’ai des archives bien tenues.» Bref, pour ceux qui n’auraient pas compris, il revendique «la colère» comme mode d’expression.

«Unanimité médiatique»

L’analyse de Thomas Piketty, déçu par un Parti socialiste qui a oublié de réaliser la réforme fiscale capable de lutter contre l’approfondissement des inégalités, fait-elle avancer le débat ? Frédéric Lordon y va à la hache. Il reconnaît l’ampleur du travail mené par l’économiste, mais rejette l’ensemble avec un argument étrange. Tout le monde salue le Capital au XXIe siècle ; il est donc suspect. Dans le Monde diplomatique, en avril 2015, Frédéric Lordon se lance dans une critique sans nuances. Dès les premières lignes, il évoque une «tromperie inséparablement intellectuelle et politique, dont le plus sûr indice est donné, en creux, par une unanimité médiatique sans précédent». Il poursuit : «Il faudrait vraiment que le monde ait changé de base pour que Libération, l’Obs, le Monde, l’Expansion et aussi le New York Times, le Washington Post, etc. communient à ce degré de pâmoison.» Voilà l’ennemi : le reste du monde.

Il ne reste donc, en définitive, que le Monde diplo, qui héberge son blog, la Pompe à phynance, avec lequel il mène un compagnonnage un peu distant, ou les Economistes atterrés avec lesquels il cultive le dedans dehors. On pourrait appeler ça le syndrome de Spinoza. Baruch Spinoza que Frédéric Lordon a longuement fréquenté et préfère finir seul, enfermé avec sa bibliothèque, exclu par la communauté juive d’Amsterdam, plutôt que de renoncer à ses idées. Personne ne donnera tort à Spinoza, mais sa solitude ne fonde pas sa raison.

Violence symbolique

De toute manière, à quoi bon débattre, encore faudrait-il que l’échange d’idées lui-même ait un sens. Il n’en a pas : «L’incrustation institutionnelle est tellement profonde que l’on n’arrivera pas à s’en débarrasser avant une décennie.» Il évoque un «soulèvement». Il faut «leur faire peur», répète-t-il sans donner plus de contenu à cette intention. Au XIXe siècle, on parlait du nihilisme. Dans les années 70, en France, en Allemagne ou en Italie, cela s’appelait le terrorisme, ou la lutte armée. Frédéric Lordon s’arrête à la violence symbolique portée par des mots dont il ne dit pas qu’ils dépassent sa pensée. On s’interrogera plus tard sur la responsabilité de l’intellectuel si des petites mains passent à l’acte en reprenant les mots d’Aragon dans Front rouge : «Descendez les flics / Camarades / Descendez les flics[…]. Feu sur Léon Blum […]. Feu sur les ours savants de la social-démocratie.» Le poète admirateur de Staline écrivait cela au début des années 30, peu de temps avant que Moscou ne valide la stratégie d’union avec la SFIO au sein du Front populaire.

Quand il dit, publiquement, «il faut leur mettre les jetons» aux gens de la finance, quand il prône «le soulèvement», lui-même semble un peu embarrassé.

Un jour qu’il entre au cinéma, il se retrouve avec Baudouin Prot, alors patron de la BNP, il songe bien à en venir aux poings, se propose de lui raser le crâne, comme il le raconte lui-même dans un colloque organisé par le Monde diplomatique, mais, finalement, il va s’installer dans la salle. Il était visiblement très en colère ce soir-là.

(1) L’Intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, coll. Armillaire, aux éditions La Découverte, 250 pp., 2006, réédition Poche, augmentée d’une préface inédite, 2011.

(2) Nous avons eu un échange de mails avec Frédéric Lordon qui se termine par une injonction : «Ce dont il ne saurait être question également, c’est que la moindre partie de notre présent échange perde son caractère strictement privé.» Un off épistolaire en quelque sorte qui place son interlocuteur dans une position intenable.

Philippe Douroux

Source : Libération, Philippe Douroux, 29-02-2016,

Source: http://www.les-crises.fr/frederic-lordon-lintransigeant-colerique-par-philippe-douroux/