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Grèce : l’économie s’est effondrée au troisième trimestre

Thursday 3 December 2015 at 01:00

Source : La tribune, Romaric Godin, 27/11/2015

L’économie grecque s’est contractée de 0,9 % au troisième trimestre. (Crédits : Reuters)

 Le chiffre révisé du PIB hellénique entre juillet et septembre a mis en lumière une contraction de 0,9 %, au lieu des 0,5 % annoncés d’abord. Tous les signaux sont au rouge, notamment le tourisme et la consommation.

Voici deux semaines, la publication « flash » de l’évolution du PIB grec pour le troisième trimestre avait surpris les observateurs. La baisse annoncée, -0,5 % sur un trimestre, semblait particulièrement faible au regard des événements de ce trimestre. Rappelons qu’un contrôle des capitaux a été mis en place le 28 juin avec une restriction des retraits de liquide aux guichets. Les banques ont également été fermées pendant trois semaines et, durant le mois de juillet, les transferts financiers entre la Grèce et le reste du monde ont été quasiment stoppés.

En réalité, la contraction de la richesse grecque était évidemment plus prononcée. L’office des Statistiques helléniques, Elstat, l’a, ce vendredi 27 novembre, revu à la baisse « en prenant en compte des données inconnues lors de la première estimation. » On est, cette fois, sur un chiffre proche des estimations des économistes (- 1 %). Le tableau de la situation économique du pays est, partant, fort inquiétant. D’autant que la croissance du deuxième trimestre a également été révisée à la baisse de 0,4 % à 0,3 %.

Tous les signaux au rouge

Pour retrouver une contraction supérieure à ces 0,9 %, il faut remonter au premier trimestre 2013 (-1,8 %). Le niveau de PIB du troisième trimestre 2015 est inférieur de 1,1 % à celui du troisième trimestre 2014. En euros de 2010, le PIB de ce troisième trimestre est le plus faible enregistré depuis le deuxième trimestre 2014. Reste évidemment que tous les indicateurs de l’économie grecque sont au rouge. La consommation des ménages affichent un recul de 0,8 % sur un trimestre qui semble presque modéré au vue des conditions dans lesquelles les Grecs ont dû vivre en juillet.

L’investissement recule de 9,5 %, l’investissement productif de 7 %. Et si le commerce extérieur a apporté une contribution positive à la croissance, c’est surtout parce que la mise à l’arrêt de l’économie a fait s’effondrer les importations (-16,9 % sur le trimestre). Mais les exportations sont en forte baisse (-7,1 %), particulièrement les exportations de services qui ont reculé de 16,1 %. Ceci est très préoccupant, car elle souligne l’impact de la crise en pleine saison sur le secteur touristique qui pèse pour près de 18 % du PIB grec.

Rares éléments positifs

Reste qu’il existe quelques rares éléments positifs. D’abord, malgré le contrôle des capitaux, la baisse des investissements a ralenti au troisième trimestre de près de moitié. Entre mars et juin, le recul des investissements avait atteint 18,8 % sur un trimestre. Il a été, de juillet à septembre, de 9,5 %. Ceci est également vrai dans le seul domaine des investissements productifs qui ont reculé de 7 % contre 8,9 % au deuxième trimestre. Evidemment, c’est une très faible consolation tant les baisses sont marquées. Autre élément positif : les exportations de biens ont continué à progresser, malgré les conditions, de 1,5 % au troisième trimestre. Mais ce poste reste trop peu significatif pour peser sur la conjoncture.

Quelle responsabilité ?

Reste, enfin, la question de la responsabilité de ce désastre. La version officielle et largement admise à présent par les observateurs est de faire porter cette responsabilité au gouvernement grec coupable d’un « fol entêtement » face aux créanciers. Ce scénario permet d’épargner à bon compte toute culpabilité aux Etats créanciers et à la BCE. La réalité peut cependant être un peu plus nuancée. Le gouvernement grec a cherché à construire pendant des mois un compromis prenant en compte des éléments de son programme électoral. Ce compromis a été systématiquement rejeté. Les créanciers ont joué sur la faiblesse du système bancaire grec pour faire céder les autorités de ce pays. Quel qu’en soit le prix pour l’économie hellénique. C’est aussi cette stratégie qui a conduit au désastre décrit par Elstat. Car, non seulement cet affaiblissement du système bancaire a conduit au contrôle des capitaux, mais la capitulation du gouvernement grec le 13 juillet a laissé présager avec raison une nouvelle vague d’austérité sévère, ce qui n’est pas réellement de nature à favoriser l’investissement.

Stabilité sur trois mois

Et maintenant ? Si l’on cumule les PIB des trois premiers trimestres de l’année, compte tenu d’un deuxième trimestre bien meilleur en 2015 qu’en 2014 (+0,3 % contre -0,3 %), le PIB grec affiche en volume encore une légère croissance de 0,07 %. Il est possible d’espérer que la contraction sera inférieure aux prévisions de la Commission européenne (-1,4 %) et du mémorandum (-2,3 %). Le dernier trimestre sera déterminant de ce point de ce point de vue. Il jouera sur un effet de base plutôt positif, car le dernier trimestre de 2014 avait été faible (-0,5 % sur un trimestre), mais la sévérité des mesures mises en place par le gouvernement en octobre et novembre laisse présager d’un mauvais trimestre.

Programme chargé pour Alexis Tsipras

Alexis Tsipras, le premier ministre hellénique, peut cependant espérer que la recapitalisation des banques qui aura lieu dans les semaines à venir, conduise à une stabilisation de la situation. D’autant que, une fois cette mesure prise, la BCE pourrait accorder à la Grèce une dérogation pour la faire entrer dans son programme de rachat d’actifs publics (« QE »), deux éléments qui pourrait permettre une levée des restrictions de retraits de fonds et de circulation des capitaux. Mais le poids des « réformes » risque d’être considérable, notamment celle des retraites.

Car les créanciers demeurent très exigeants. Ce vendredi 27 septembre, l’Euro working group, le groupe de travail de l’Eurogroupe a publié 13 mesures à prendre avant le 11 décembre pour toucher la dernière tranche de la première partie du prêt du MES, soit un milliard d’euros. On y trouve la volonté de faire passer une nouvelle grille salariale dans le privé et le lancement de nouvelles privatisations pour commencer à alimenter le fameux fonds de privatisations de 50 milliards d’euros. Viendra ensuite, en décembre, la réforme, sûrement très douloureuse, du système de retraite. L’économie grecque sera donc encore mise à rude épreuve dans les prochains mois.

Source : La tribune, Romaric Godin, 27/11/2015

Source: http://www.les-crises.fr/grece-leconomie-sest-effondree-au-troisieme-trimestre/


Gilles Kepel: « Le 13 novembre? Le résultat d’une faillite des élites politiques françaises »

Thursday 3 December 2015 at 00:01

Source : Le Temps, 26-11-2015

Politologue et sociologue, Gilles Kepel est internationalement reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes du discours djihadiste et de l’islam en France. Il revient sur la dernière vague de terreur qui ébranle la France, bien trop prévisible pour l’intellectuel quelque peu désabusé de prêcher depuis des années dans le désert. Entretien

Au lendemain des attentats du 13 novembre, un message de revendication était diffusé sur le Net par la voix d’un converti français. «Rhétorique pseudo-islamique à la sauce des banlieues populaires françaises», réagit aussitôt Gilles Kepel.

Politologue et sociologue, Gilles Kepel est internationalement reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes du discours djihadiste et de l’islam en France. Voici plus de trente ans qu’il étudie en parallèle l’émergence de l’islamisme radical dans le monde arabe et l’évolution des musulmans dans son pays. Son dernier livre «Terreur dans l’Hexagone» devait paraître en janvier. Gallimard, son éditeur, a anticipé la sortie au 15 décembre, avec un avant-propos sur la dernière vague de terreur qui ébranle la France. Un acte bien trop prévisible pour l’intellectuel quelque peu désabusé de prêcher depuis des années dans le désert. Nous l’avons rencontré dans son bureau parisien de Sciences Po.

Le Temps: Le 13 novembre est la conclusion tout à fait logique de votre livre, dites-vous ?

Gilles Kepel: Il y a un mois, avant même sa sortie, on m’accusait de faire un titre sensationnaliste pour me faire remarquer. Aujourd’hui, il est un peu en-deça du tambour de la presse qui titre partout «guerre, guerre, guerre». Là, je suis un peu plus dubitatif. Toute ma vie universitaire, j’ai essayé de marcher sur deux jambes, l’une étant ma formation d’orientaliste arabisant éduqué au Moyen-orient, et l’autre qui était la filière française et européenne, avec l’étude des banlieues de l’islam – c’est malheureusement la jonction entre les deux qui s’est produite avec les attentats djihadistes de 2015 en France. Cela ne m’aurait pas gêné que le monde soit différent de ce que je craignais qu’il devint.

– Vous semblez désabusé.

– J’en veux à la fois à l’université française qui a détruit complètement les études arabes au moment même où Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu déclenchant la révolte arabe, et à nos dirigeants.

– C’est-à-dire?

– Je fais une critique au vitriol de la façon dont nos élites politiques conçoivent la nation. La France – peut-être pour un Suisse cela apparaît-il de façon claire – est gangrenée par une haute fonction publique omnisciente et inculte qui méprise l’université, notamment les études qui sont dans mon domaine. Donc on a abouti à ce à quoi on a abouti… Le monde du renseignement s’est endormi sur ses lauriers après s’être débarrassé de Kelkal (Ndlr, terroriste d’origine algérienne qui a commis plusieurs attentats en France avant d’être abattu par la police fin 1995), jusqu’à Merah, et finalement il n’a pas compris le passage au djihadisme de 3e génération. Il y a aussi une incapacité à comprendre ce qui se noue dans la sédentarisation de l’islam de France, ses acteurs, le jeu des élus avec le salafisme pour avoir la paix sociale. C’est l’incapacité globale de notre élite politique.

«Une critique au vitriol de la façon dont nos élites politiques conçoivent la nation» (AFP) JOEL SAGET

– On a presque l’impression d’entendre Michel Houellebecq qui, dans une tribune publiée dans le New York Times, traite le premier ministre de «demeuré congénital» et vomit les élites.

– Je n’utiliserais peut-être pas les mêmes termes. Le chapitre six de mon livre commence par Houellebecq puisque la journée du 7 janvier a commencé avec son interview à la matinale de France Inter. Encensé par la presse pour son livre précédent qui avait obtenu le prix Goncourt, Houellebecq est alors brûlé par la même presse sur le thème «C’est un islamophobe». Ce matin-là, Caroline Fourest interpelle Houellebecq. Il dit : «Oui, euh, oh, oui, oui… (il imite la voix de Houellebecq), je crois pas avoir lu de ses livres. Je me suis documenté pourtant, je me suis arrêté à Gilles Kepel. » A ce moment-là le téléphone se met à chauffer, des collègues m’objurguent de me désavouer d’avec Michel Houellebecq, islamophobe. Je n’en fais bien sûr rien. Je viens ensuite dans mon bureau et c’est là que j’apprends l’attaque contre Charlie Hebdo. Et je dis à mes collègues: maintenant ils vont tuer des «apostats» et des juifs. J’avais lu et traduit en français Abou Moussab al-Souri, le théoricien de ce nouveau djihad qui avait rompu avec Ben Laden. Il avait expliqué que c’en était fini avec l’Amérique, la stratégie d’Al Qaida avait été un échec, c’était de l’hubris. Il fallait désormais attaquer le ventre mou de l’Occident, l’Europe, pour y déclencher une guerre civile en utilisant la population mal intégrée et les camps d’entraînement au Levant. Tout cela, je l’ai écrit dans «Terreur et Martyre» paru en 2008 mais personne ne s’y intéressait à l’époque – et c’est effectivement ce qui s’est passé. Aujourd’hui certains disent qu’al-Souri est mort. On n’en sait rien, mais cela n’a plus d’importance car ses textes continuent de circuler, dans le monde du tweet il n’y a plus d’auteur.

– Vous avez lu «Soumission»?

– En fait, l’éditrice de Houellebecq m’avait demandé de regarder les épreuves avant la publication de «Soumission» pour voir dans quelle mesure il courait un risque. J’avais dit que de mon point de vue, il n’y avait rien qui porte atteinte aux valeurs sacrales de l’islam, il n’insulte pas le prophète. Il ironise sur ce Mohamed Ben Abbes, fils méritant d’épicier tunisien, énarque et polytechnicien qui devient président de la République. C’est une fiction, assez drôle (il ne faut bien sûr pas la suivre comme étant la réalité, la réalité est différente), mais qui attrape assez bien un certain nombre de clivages de la société française. Il force le trait mais c’est un livre très intéressant. Notez que les quatre auteurs de langue française les plus fameux ou primés de l’année sont Houellebecq, Hédi Kaddour, Boualem Sansal et Mathias Enard, qui tous traitent de ces sujets. Cette année 2015 aura commencé par Charlie et l’Hyper Cacher et s’achève avec d’une part avec la pègre djihadiste – parce que c’est une pègre, on n’est plus du tout à l’époque de Ben Laden et Zawahiri. Tous les éléments de l’enquête sont hallucinants: la dérive d’Abdel Hamid Abaaoud, qui erre après l’attentat au Bataclan, prend le métro à Montreuil,  et qui finit grâce à sa cousine dans ce squat sordide de Saint-Denis où il est abattu – et la victoire attendue de Marine Le Pen aux élections régionales d’autre part. Cela veut dire qu’il y a un séisme dans la société française et que nos élites sont défaillantes.

– C’est-à-dire?

– C’est-à-dire que les clivages dans la société font un peu penser au 18e siècle avant la révolution française.

– Cela signifie-t-il la stratégie d’Al-Souri de guerre civile s’impose ?

– On n’en est pas là. Quand François Hollande dit «C’est la guerre», «Nous sommes face à une armée djihadiste», on a l’impression qu’il se regarde au miroir que lui tend Daech. Moi je ne crois pas à cela. Une guerre se mène contre un Etat. L’État islamique est-il vraiment un Etat ? Non. Si guerre il y a, elle est au Levant. C’est le fait d’une coalition internationale qui a décidé de se débarrasser de Daech. Mais, prise dans ses contradictions, elle ne marche pas.

– Pourquoi?

– Les Turcs, au fond, trouvaient que Daech c’était pas mal puisque que cela permettait de tenir les Kurdes en laisse. Et puis ils leur achetaient du pétrole à très bas prix. Les Saoudiens et les gens du Golfe trouvaient eux que Daech permettait d’avoir une force efficiente pour détruire le système assadien, allié de l’Iran et donc d’affaiblir le croissant chiite. Les Russes au fond trouvaient eux aussi que Daech c’était plutôt bien puisqu’ils bombardaient les «djihadistes modérés» comme disent un certain nombre d’ânes de la politique étrangère française. Entre Assad et Daech, il y a un équilibre dans l’horreur, mais il faut bien voir que ce n’est pas Assad qui fait les attentats en France. Et pour cela, la ligne de la politique française, qui faisait de la «neutralisation» d’Assad un préalable, a changé. C’est le sens de la recherche par François Hollande d’une coalition qui a la neutralisation de Daech comme priorité, désormais…

– D’autres attentats les ont précédés, à Beyrouth, l’avion russe…

– Pour les Russes, Daech est désormais un vrai problème. Même s’il n’a pas d’opinion publique à proprement parler, Poutine est obligé de montrer qu’il fait quelque chose contre ceux qui ont détruit l’avion russe au Sinaï, des enfants sont morts comme ici dans le 10e et le 11e arrondissement. Mais aujourd’hui, il y a eu un deuxième avion russe abattu, par la DCA turque, et cela montre les limites de la coalition! De son côté, Erdogan a remporté à nouveau les élections, mais il a besoin de se refaire une virginité en Occident car son image s’est beaucoup dégradée. Il met donc des moyens contre Daech – on verra jusqu’où… Quant aux Saoudiens, ils sont très ennuyés par cette histoire car Daech apparaît maintenant comme une source de légitimité islamique face aux régimes corrompus et occidentalisés de la péninsule. L’auteur algérien Kamel Daoud a écrit que «l’Arabie saoudite c’est Daech qui a réussi». Il y a de ça. Le régime saoudien voit avec beaucoup d’inquiétude la possibilité que Daech s’empare de Damas. Selon les prévisions apocalyptiques salafistes – des propos du prophète remis à la mode du jour – c’est de Damas, Sham en arabe, que viendra l’apocalypse, moment à partir duquel l’islam se répandra à la surface de la terre. Tout cela, on y croit en Arabie saoudite, c’est ce que diffusent les oulémas saoudiens. Si Damas tombe aux mains de Daech, Médine et La Mecque ne pourront plus grand-chose pour protéger le régime. Il y a une vraie inquiétude.

– Daech est devenu un concurrent.

– Le concurrent d’un régime qui a par ailleurs changé. Il s’est considérablement rajeuni. Longtemps, lorsque des Saoudiens venaient me voir, je passais pour un bambin, ils avaient 80 ans. Aujourd’hui je me sens un vieillard. Dans l’entourage des princes héritiers, ce sont des gens qui ont 35 ans qui sont aux commandes. C’est extrêmement rapide, comme ailleurs dans le Golfe. Il y a donc beaucoup de gens qui ont aujourd’hui intérêt à battre Daech. Mais sur le sol européen, on ne peut pas parler de guerre. C’est une opération de police qui implique d’avoir un renseignement efficace et le renseignement préventif ne l’est pas, Schengen n’aide en rien. Ils sont parfaitement capables de se faufiler dans tous les interstices possible. La différence, c’est qu’en janvier vous aviez des gens ciblés : des «islamophobes», des «apostats», des juifs. Là ils ont tué tout le monde de manière indiscriminée en visant la jeunesse bobo-branchée du Xe et du XIe arrondissement, ainsi que les jeunes issus de l’immigration qui habitent aussi ces quartiers.

– Avec quel but ?

– Un: terroriser l’adversaire. Deux: viser des soutiens auprès de sympathisants. Le 11 janvier, il y a eu une immense manifestation «Je suis Charlie». En même temps, un certain nombre de jeunes «issus de l’immigration» disaient «Chah», ce qui veut dire «Bien fait!» en arabe maghrébin dialectal, ou «Je ne suis pas Charlie». Vous aviez aussi des milliers de «like» pour Merah sur les pages Facebook. En janvier, ils ont mobilisé des soutiens. Là, en novembre, très peu. Il y a très peu d’affirmation d’identification à Daech.

– C’est une rupture, ils sont allés trop loin ?

– Oui. Il est possible que ce soit de ce point de vue-là un vrai souci dans leur stratégie.

– Si l’on revient à la guerre de Hollande contre Daech, cela représente un tournant pour un pays qui se montrait le plus intransigeant face à Bachar al-Assad

– Il a perdu de sa crédibilité pour monter une coalition. Au départ, il y avait ici une ligne selon laquelle la Syrie était notre guerre d’Espagne. Le dire semble romantique, mais c’est une idiotie. Car cela veut dire que toute personne qui va se battre en Syrie le fait avec la bénédiction de l’État. Et c’est ce qui s’est passé avec les djihadistes. C’était un manque de vision, un manque de connaissance. On était tous focalisé contre Assad, pour lequel je n’ai pas de sympathie, mais le résultat est qu’on n’a pas vu venir Daech. Aujourd’hui, cette ligne a été mise sous le boisseau puisqu’on cherche à s’allier avec les Russes pour se débarrasser de Daech. Notez que les Russes non plus ne sont pas des fans d’Assad. Ils ont préservé Assad parce que c’était la façon de garder leur position sur place.

– Et pourtant Daech est en partie une créature d’Assad.

– Bien sûr. Longtemps, ils ne se sont pas battus entre eux. Daech se battait contre les autres rebelles, le régime était très content. C’est un peu la même tactique que les Russes avaient préconisée en Algérie pour combattre la rébellion dans les années 1990, c’est-à-dire susciter des ultra radicaux qui se battent entre eux. Finalement l’explosion de la violence dégoûte les sympathisants. C’est ce qui s’est passé en Algérie en 1997, puis en Egypte aussi. Est-ce qu’on en est arrivé à ce point avec Daech en France, c’est trop tôt pour le dire. De leur point de vue, sur le plan quantitatif, ils ont tué beaucoup plus de monde qu’en janvier.

«Tous ces types sont devenus extrêmement dangereux durant la décennie 2005-2015, quand ils sont passés en prison, sous le contrôle de l’administration pénitentiaire». (AFP)

– Comment définissez-vous le djihad à la française?

– Il y a toute une histoire française qui est passé par la communauté d’Artigat, dans l’Ariège, où l’on retrouve Thomas Barnouin, qui est le grand idéologue du djihad francopohone, la fratrie Merah, des convertis comme les frères Bons. Quand vous appelez les djihadistes français au téléphone, me disent ceux qui sont à leur contact, vous avez parfois un fort accent du sud-ouest, au bout du fil… pas seulement un accent reubeu…

– Dans ce djihadisme made in France, quelle est la part d’explication relevant de facteurs économiques et sociaux, des problèmes d’intégration de l’immigration, des dérives sectaires ou religieuses, de la criminalité ?

– C’est un mélange. La criminalité se retrouve dans les cas les plus lourds: Merah, Kouachi, Coulibaly, Abdeslam, Abaaoud. C’est l’itinéraire de braqueurs. Et c’est l’incubateur carcéral qui a joué un rôle clé pour transformer ces braqueurs en djihadistes. Le passage par la prison est fondamental. Là encore, vous avez une défaillance des élites politiques françaises: tous ces types sont devenus extrêmement dangereux durant la décennie 2005-2015, quand ils sont passés en prison, sous le contrôle de l’administration pénitentiaire.

– Quelle doit être la riposte?

– Emmanuel Macron posait cette question dimanche dernier: comment s’est constitué le terreau et pourquoi la machine à intégrer ne marche plus. J’ai travaillé en Seine St-Denis pendant une année, cinq ans après les émeutes de 2005, pour comprendre comment la rénovation urbaine s’était mise en place, mais le travail est toujours absent. Il faut qu’il y ait des stratégies éducatives qui permettent à des jeunes d’occuper des emplois auxquels ils sont aujourd’hui inadaptés en sortant de l’école. L’école est décrédibilisée parce qu’elle n’apporte pas d’emploi, du coup les valeurs qu’elle enseigne – c’est-à-dire la laïcité – sont nulles et non avenues dans l’esprit de nombreux jeunes de milieux défavorisés. On est dans un cercle vicieux. Le terrorisme n’est pas quelque chose de génétique: c’est l’aboutissement d’un processus dans lequel les utopies d’extrême-gauche et d’extrême-droite sont tombées en déshérence, en putréfaction. Le djihadisme rattrape aussi tout cela.

– Qu’en est-il des autres causes?

– Il y a l’explication psychiatrique. Le père a généralement disparu et la mère se retrouve seule face à des fratries avec une substitution du père par les pairs et la projection dans le départ en Syrie pour redresser les torts privés et publics.

– Et il y a le salafisme.

– Il y a un débat à ce propos. Des gens vous disent que c’est formidable, parce que cela maintient la paix sociale. On voit émerger des communautés, parfois d’anciens gauchistes, comme celle d’Artigat en Ariège, passée du chichon à la charia. Le problème est de savoir quand le salafisme dit «quiétiste» bascule dans le salafisme djihadiste. Les quiétistes disent qu’ils n’ont rien à voir avec les autres. Je pense que ce n’est pas si simple. Artigat en est un très bon exemple. Au départ cela se veut quiétiste, on fait de la poterie. Finalement, toute la mouvance djihadiste du sud-ouest passe par là, de Merah au frères Clain qui ont lu et psalmodié le communiqué de Daesh après le 13 novembre. Le problème du salafisme est la rupture en valeurs avec les normes de la société ambiante. Et à partir du moment où vous êtes en rupture en valeurs, le substrat du passage à l’acte est là, même s’il n’a pas toujours lieu.

– Et ce passage du salafisme quiétiste au djihadiste est dû…

– … essentiellement à des raisons affinitaires. Quand vous êtes dans ces milieux désocialisés, que vous avez un gourou qui est éloquent, vous basculez.

– Le salafisme nous ramène à l’Arabie saoudite puisqu’il en est la source. Peut-on lutter contre le salafisme tout en vendant des armes à l’Arabie saoudite ? N’est-on pas là au coeur de la contradiction française?

– C’est très complexe effectivement. Le budget de la France doit beaucoup à la vente d’armes financées par les Saoudiens, que ce soit pour l’armée égyptienne, l’armée libanaise ou pour eux-mêmes. Quelles sont les contre-parties à ces budgets, ça je ne le sais pas.

– Comment définissez-vous le djihad à la française?

– Il y a toute une histoire française qui est passé par la communauté d’Artigat, dans l’Ariège, où l’on retrouve Thomas Barnouin, qui est le grand idéologue du djihad francopohone, la fratrie Merah, des convertis comme les frères Bons. Quand vous appelez les djihadistes français au téléphone, me disent ceux qui sont à leur contact, vous avez parfois un fort accent du sud-ouest, au bout du fil… pas seulement un accent reubeu…

– Dans ce djihadisme made in France, quelle est la part d’explication relevant de facteurs économiques et sociaux, des problèmes d’intégration de l’immigration, des dérives sectaires ou religieuses, de la criminalité ?

– C’est un mélange. La criminalité se retrouve dans les cas les plus lourds: Merah, Kouachi, Coulibaly, Abdeslam, Abaaoud. C’est l’itinéraire de braqueurs. Et c’est l’incubateur carcéral qui a joué un rôle clé pour transformer ces braqueurs en djihadistes. Le passage par la prison est fondamental. Là encore, vous avez une défaillance des élites politiques françaises: tous ces types sont devenus extrêmement dangereux durant la décennie 2005-2015, quand ils sont passés en prison, sous le contrôle de l’administration pénitentiaire.

– Quelle doit être la riposte?

– Emmanuel Macron posait cette question dimanche dernier: comment s’est constitué le terreau et pourquoi la machine à intégrer ne marche plus. J’ai travaillé en Seine St-Denis pendant une année, cinq ans après les émeutes de 2005, pour comprendre comment la rénovation urbaine s’était mise en place, mais le travail est toujours absent. Il faut qu’il y ait des stratégies éducatives qui permettent à des jeunes d’occuper des emplois auxquels ils sont aujourd’hui inadaptés en sortant de l’école. L’école est décrédibilisée parce qu’elle n’apporte pas d’emploi, du coup les valeurs qu’elle enseigne – c’est-à-dire la laïcité – sont nulles et non avenues dans l’esprit de nombreux jeunes de milieux défavorisés. On est dans un cercle vicieux. Le terrorisme n’est pas quelque chose de génétique: c’est l’aboutissement d’un processus dans lequel les utopies d’extrême-gauche et d’extrême-droite sont tombées en déshérence, en putréfaction. Le djihadisme rattrape aussi tout cela.

– Qu’en est-il des autres causes?

– Il y a l’explication psychiatrique. Le père a généralement disparu et la mère se retrouve seule face à des fratries avec une substitution du père par les pairs et la projection dans le départ en Syrie pour redresser les torts privés et publics.

– Et il y a le salafisme.

– Il y a un débat à ce propos. Des gens vous disent que c’est formidable, parce que cela maintient la paix sociale. On voit émerger des communautés, parfois d’anciens gauchistes, comme celle d’Artigat en Ariège, passée du chichon à la charia. Le problème est de savoir quand le salafisme dit «quiétiste» bascule dans le salafisme djihadiste. Les quiétistes disent qu’ils n’ont rien à voir avec les autres. Je pense que ce n’est pas si simple. Artigat en est un très bon exemple. Au départ cela se veut quiétiste, on fait de la poterie. Finalement, toute la mouvance djihadiste du sud-ouest passe par là, de Merah au frères Clain qui ont lu et psalmodié le communiqué de Daesh après le 13 novembre. Le problème du salafisme est la rupture en valeurs avec les normes de la société ambiante. Et à partir du moment où vous êtes en rupture en valeurs, le substrat du passage à l’acte est là, même s’il n’a pas toujours lieu.

– Et ce passage du salafisme quiétiste au djihadiste est dû…

– … essentiellement à des raisons affinitaires. Quand vous êtes dans ces milieux désocialisés, que vous avez un gourou qui est éloquent, vous basculez.

– Le salafisme nous ramène à l’Arabie saoudite puisqu’il en est la source. Peut-on lutter contre le salafisme tout en vendant des armes à l’Arabie saoudite ? N’est-on pas là au coeur de la contradiction française?

– C’est très complexe effectivement. Le budget de la France doit beaucoup à la vente d’armes financées par les Saoudiens, que ce soit pour l’armée égyptienne, l’armée libanaise ou pour eux-mêmes. Quelles sont les contre-parties à ces budgets, ça je ne le sais pas.

– Les Saoudiens ne financent-ils pas les prédicateurs salafistes qui créent le terreau de la terreur?

– C’est difficile à dire quand vous n’avez pas vous-même accès aux organismes qui traquent l’argent. Mais l’influence de ces prédicateurs sur les réseaux sociaux est immense.

Source : Le Temps, 26-11-2015

Source: http://www.les-crises.fr/gilles-kepel-le-13-novembre-le-resultat-dune-faillite-des-elites-politiques-francaises/


Quand les récits américains s’emmêlent les pinceaux, par Robert Parry

Wednesday 2 December 2015 at 04:02

Source : Consortiumnews.com, le 19/11/2015

Exclusif : De nombreux récits fantaisistes élaborés par Washington à propos de la Russie et de la Syrie sont devenus si embrouillés qu’ils sont devenus dangereux pour la lutte contre le terrorisme sunnite et peuvent présenter une menace pour l’avenir de la planète, un péril examiné par Robert Parry.

Par Robert Parry

On pourrait se représenter Washington en visualisant une bulle géante, qui servirait de serre pour faire pousser une « pensée de groupe » génétiquement modifiée. La plupart des habitants de cette bulle vénèrent cette création, pour eux glorieuse et sans reproche ; mais certains dissidents remarquent l’étrangeté et la dangerosité de ces produits. Ces critiques sont toutefois exclus de la bulle, laissant derrière eux un consensus encore plus fort.

Ce processus pourrait presque paraître comique, comme le sont les guerriers sur canapé qui répètent ce-que-tout-le-monde-sait-bien pour démontrer qu’il faut toujours plus de guerres et de conflits. Mais les États-Unis sont le pays le plus puissant au monde, et cette « pensée de groupe » fallacieuse répand le chaos et la mort tout autour du globe.

Le président Barack Obama s’entretient avec ses conseillers à la sécurité nationale dans la salle de crise de la Maison Blanche, le 7 août 2014. (Official White House Photo by Pete Souza)

Il se trouve même des candidats aux élections présidentielles, principalement chez les Républicains mais parmi lesquels on compte également l’ancienne secrétaire d’état Hillary Clinton, qui se livrent à une surenchère belliciste, considérant que l’invasion de la Syrie est vraiment le moindre que l’on puisse entreprendre, certains se voyant même descendre quelques avions de combat russes.

Même si le président Barack Obama accueille les propositions les plus extrêmes de mauvaise grâce, il reste en phase avec la « pensée de groupe » en réclamant toujours le « changement de régime » en Syrie (le président Bachar el-Assad « doit partir »), en autorisant l’envoi d’armes sophistiquées aux djihadistes sunnites (dont la livraison de missiles anti-char TOW à Ahrar al-Sham, groupe djihadiste fondé par des vétérans d’Al-Qaïda et combattant aux côtés du front al-Nosra d’Al-Qaïda) et en permettant à son équipe d’insulter le président russe Vladimir Poutine (ainsi le porte-parole de la Maison Blanche, Josh Earnest, dénigrant l’attitude de Vladimir Poutine qui était assis les jambes écartées lors d’un entretien au Kremlin avec le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou).

Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou s’entretenant avec le président Vladimir Poutine à Moscou, le 21 septembre 2015)

Il n’est pas surprenant, j’imagine, que la désapprobation pincée d’Earnest de ce que l’on qualifie ordinairement de « virilité affichée » ne fut pas appliquée à Netanyahou qui avait adopté la même posture lors de sa rencontre avec Poutine le 21 septembre et également lors d’une rencontre la semaine dernière avec Obama, lequel – il faut le noter – s’était assis les jambes convenablement croisées.

Le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou s’entretenant avec le président Barack Obama à la Maison Blanche, le 9 novembre 2015. (Photo credit: Raphael Ahren/Times of Israel)

Ce mélange de parler cru, d’insultes grossières et de soutien inconsidéré aux djihadistes affiliés à Al-Qaïda (« nos gars »), est devenu semble-t-il de rigueur à Washington, où domine toujours en politique étrangère l’idéologie des néoconservateurs, qui avaient établi dès 1996 l’objectif du « changement de régime » en Irak, en Syrie et en Iran et qui n’ont pas dévié depuis. [Voir sur Consortiumnews.com : « Comment les néoconservateurs ont déstabilisé l'Europe »]

Mise en forme des récits

Malgré la catastrophique guerre d’Irak – laquelle s’appuyait sur le mensonge à propos des armes de destruction massive présenté par les néoconservateurs, avec la complicité d’une « pensée de groupe » atone – les néoconservateurs ont conservé leur influence, principalement grâce à l’alliance avec les « interventionnistes de gauche » et grâce à leur domination conjointe sur les plus grands cercles de réflexion de Washington, de l’American Enterprise Institute à la Brookings Institution et sur les médias dominants américains, le Washington Post et le New York Times inclus.

Grâce à cette assise, les néoconservateurs ont pu continuer à façonner les récits à Washington, sans considération pour la réalité des faits. Ainsi, un éditorial du Post de ce mardi a déclaré de nouveau que les « atrocités » commises par Assad incluaient l’utilisation d’armes chimiques, en référence à l’affirmation à présent largement discréditée selon laquelle les forces d’Assad étaient responsables d’une attaque au gaz sarin dans la banlieue de Damas le 21 août 2013.

Après cette attaque, le département d’état américain s’était empressé d’accuser les troupes d’Assad, conduisant le secrétaire d’état John Kerry à menacer l’armée syrienne de frappes en représailles. Mais le renseignement américain avait refusé d’avaliser ces conclusions hâtives, ce qui contribua à la volte-face de dernière minute du président Obama, qui suspendit la campagne de bombardement, et accepta l’assistance de Poutine pour négocier l’abandon par Assad de ses armes chimiques (quoiqu’Assad ait toujours nié toute implication dans cette attaque au gaz sarin).

En conséquence de quoi le casus belli bricolé pour bombarder la Syrie s’est délité. Lorsque davantage d’éléments se sont fait jour, il est devenu de plus en plus évident que cette attaque au gaz sarin était une provocation des djihadistes sunnites, peut-être aidés par le renseignement turc, pour induire les États-Unis en erreur et les pousser à détruire l’appareil militaire d’Assad, et paver ainsi la voie d’une victoire sunnite.

Nous savons à présent que le front al-Nosra d’Al-Qaïda, ainsi que l’excroissance connue sous le nom d’État Islamique (aussi connu sous le nom d’ISIS, ISIL, ou encore Daech), auraient été les principaux bénéficiaires d’une telle attaque de la part des États-Unis. Mais le gouvernement Obama n’est jamais revenu officiellement sur ces allégations infondées à propos du gaz sarin, laissant ainsi des organes de presse irresponsables tels que le Washington Post persister dans cette « pensée de groupe » pourtant dépassée.

Le même éditorial du Post a accusé Assad d’utiliser des « barils d’explosifs » contre les rebelles sunnites qui cherchent à renverser son gouvernement laïc, perçu comme le protecteur des minorités en Syrie – dont les chrétiens, les alaouites et les chiites – qui risqueraient un génocide si les extrémistes sunnites venaient à l’emporter.

Bien que la thématique des « barils d’explosifs » soit devenue le refrain préféré des néoconservateurs comme des organisations de gauche des « Droits de l’Homme », il reste encore à établir en quoi des engins explosifs largués par hélicoptère seraient plus inhumains que le volume massifs d’obus labellisés « choc et effroi », dont des bombes de 250 kg, utilisées par l’armée américaine dans tout le Moyen-Orient, et qui ne tuent pas seulement les combattant visés mais également des civils innocents.

Il n’en reste pas moins que le tout-Washington accepte ce refrain des « barils d’explosifs » comme un argument pertinent justifiant le déclenchement de bombardements aériens massifs contre les cibles gouvernementales syriennes, quand bien même de telles attaques ouvriraient le chemin aux alliés et aux différentes ramifications d’Al-Qaïda pour le contrôle de Damas, et déclencheraient une crise humanitaire pire encore. [Voir sur consortiumnews.com : "La thématique ridicule d'Obama des « barils d'explosifs »"]

Les nœuds des récits mensongers

Il est devenu impossible à Washington de se dépêtrer de tous les récits mensongers tissés par les néoconservateurs et les faucons de gauche en renfort de leurs différentes stratégies de « changement de régime ». De plus, il ne reste à l’intérieur de la bulle que peu de gens susceptibles de reconnaître le caractère mensonger de ces récits.

Ainsi donc, il ne reste au peuple américain que les médias d’information mainstream, répétant sans cesse des scénarios qui sont soit complètement faux, soit grandement exagérés. Nous entendons par exemple répéter sans cesse que les Russes sont intervenus dans le conflit syrien en promettant de ne s’attaquer qu’à l’ÉI, mais n’ont pas tenu leur parole en attaquant le front al-Nosra d’Al-Qaïda et « nos gars » des forces djihadistes sunnites armés par l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et la CIA.

Et bien que l’on entende ce conte partout à Washington, personne pour véritablement citer Poutine, ou bien quelqu’un de haut placé en Russie ayant promis de n’attaquer que l’ÉI. Dans toutes les citations que j’ai lues, les Russes parlent d’attaquer les « terroristes », ce qui inclut l’ÉI, mais ne se limite pas à eux.

A moins que le tout-Washington ne considère plus Al-Qaïda comme une organisation terroriste – un ballon d’essai que certains néoconservateurs ont pu lancer – alors le récit sur un mensonge de la part de Poutine n’a aucun sens, même si les importants-savent-que-c’est-vrai, dont le secrétaire à la Défense d’Obama d’obédience néoconservatrice, Ashton Carter.

Les gros bonnets des médias et de la politique aux États-Unis raillent également la proposition russo-iranienne de stabiliser la Syrie en premier lieu, et de laisser ensuite le peuple syrien décider par lui-même de la façon dont il sera gouverné, par le biais d’élections avec la présence d’observateurs internationaux.

Bon, vous allez me dire, quel est le problème de laisser les Syriens voter et choisir eux-mêmes leurs dirigeants ? Mais enfin, cela montre que vous êtes tout simplement un apologiste des Russes et des Iraniens, et que vous n’avez pas votre place dans la bulle. Non, la bonne réponse, c’est « Assad doit partir ! » quoique le peuple syrien puisse en penser par ailleurs.

Ou bien, comme les sarcastiques éditorialistes du Washington Post ont pu l’écrire mardi, « M. Poutine a dépêché comme convenu son ministre des affaires étrangères, le week-end dernier, [pour assister] aux pourparlers de Vienne concernant un règlement politique [de la crise] syrienne. Mais Moscou et Téhéran continuent à avancer des propositions pour laisser au pouvoir M. Assad pour encore 18 mois ou plus, pendant qu’en théorie une nouvelle constitution serait rédigée et des élections organisées. On a même rejeté une proposition des États-Unis d’exclure M. Assad d’éventuelles élections, selon des diplomates iraniens. »

En d’autres termes, le gouvernement américain ne veut pas laisser au peuple syrien la possibilité de décider si Assad doit être ou non chassé du pouvoir, une posture étrange et contradictoire, puisque le président Obama ne cesse d’insister sur le fait que le peuple syrien dans sa grande majorité détesterait Assad. Si c’est effectivement le cas, que ne laisse-t-on des élections libres-et-impartiales le prouver ? Ou bien Obama est-il à ce point captivé par l’insistance des néoconservateurs sur le « changement de régime » dans les pays figurant sur la « liste noire » d’Israël qu’il ne veut pas laisser aux Syriens la moindre chance d’y faire obstacle ?

La réalité ligotée

Mais la vérité et la réalité dans le tout-Washington se retrouve désormais comme Gulliver ligoté par les Lilliputiens. Il y a un tel enchevêtrement de mensonges et de déformations qu’il est devenu impossible pour le bon sens de se frayer un chemin.

Un autre élément majeur dans la crise washingtonienne des faux récits concerne la diabolisation de la Russie et de Poutine, un processus qui remonte de fait à 2013, lorsque Poutine a aidé Obama à contrecarrer le rêve des néoconservateurs de bombarder la Syrie, et a aggravé l’insulte en l’aidant également à contraindre l’Iran à encadrer son programme nucléaire, ce qui a enrayé un autre rêve néoconservateur de bombarder l’Iran à qui mieux-mieux.

Il est devenu tout à fait clair aux yeux des néoconservateurs que cette collaboration entre les deux présidents pourrait même amener à ce que les deux pays fassent pression de concert sur Israël pour conclure un accord de paix avec les Palestiniens, une éventualité qui frapperait quasiment au cœur la pensée néoconservatrice, laquelle a pendant les deux dernières décennies favorisé les tentatives de « changement de régime » dans les pays voisins pour isoler et réduire à rien le Hezbollah libanais et les militants palestiniens, laissant à Israël toute latitude pour faire ce que bon lui semblait.

En conséquence, cette relation Obama-Poutine devait être dynamitée, et le point d’impact a été l’Ukraine, aux frontières de la Russie. Les faux récits du tout-Washington à propos de la crise ukrainienne constituent maintenant le cœur de l’effort des néoconservateurs et des faucons de gauche pour empêcher toute coordination sérieuse entre Obama et Poutine pour contrer l’ÉI ainsi qu’Al-Qaïda en Syrie et en Irak.

Au sein de la bulle du tout-Washington, il est d’usage de parler de la crise ukrainienne comme d’un cas ordinaire d’« agression » russe contre l’Ukraine, dont une « invasion » de la Crimée.

Si vous vous appuyiez sur ce que le New York Times, le Washington Post ou les principales chaînes qui répètent ce que les grands journaux disent, vous ne pourriez pas savoir qu’il y a eu un coup d’état en février 2014 qui a renversé le gouvernement élu de Victor Ianoukovitch, alors même qu’il avait accepté un compromis de l’Union Européenne aux termes duquel il abandonnait une bonne partie de ses pouvoirs et la tenue d’élections anticipées.

Au lieu de laisser cet accord suivre son chemin, des ultranationalistes [d'extrême]-droite, dont des néo-nazis infiltrés parmi les protestataires de Maïdan, ont pris le contrôle des immeubles gouvernementaux à Kiev, le 22 février 2014, poussant Ianoukovitch et d’autres chefs politiques à fuir pour sauver leur vie.

Dans les coulisses, des diplomates américains, comme la néoconservatrice Victoria Nuland, secrétaire d’état adjointe aux affaires européennes, ont participé à l’élaboration de ce coup d’état, et ont fêté la victoire des leaders choisis par Nuland, dont le premier ministre choisi après le coup d’état, Arseni Iatseniouk, dont elle parlait dans des communications téléphoniques antérieures de la façon suivante : « C’est Iats qu’il nous faut ».

Victoria Nuland

La secrétaire d’état adjointe aux affaires européennes, Victoria Nuland, qui a travaillé en faveur du coup d’état en Ukraine et a participé au choix des leaders post-putsch.

Vous ne sauriez pas davantage que le peuple de Crimée avait massivement voté pour le président Ianoukovitch, et, après le coup d’état, avait [tout aussi] massivement voté pour sortir de l’état ukrainien en déliquescence et rejoindre la Russie.

Les grands médias américains ont distordu la réalité en parlant d’une « invasion » de la Russie, quand bien même il se serait agi de plus étrange des « invasions » de tous les temps ; pas de photo de troupes russes débarquant sur les plages, ni de parachutistes fondant du ciel. Ce que le Post comme le Times ont consciencieusement ignoré, c’est que les troupes russes étaient déjà présentes en Crimée, en raison d’un accord de stationnement de la flotte russe à Sébastopol. Ils n’ont eu nul besion d’« envahir ».

Et le référendum en Crimée donnant un taux d’approbation de 96% pour la réunification avec la Russie, bien que hâtivement mis en place, n’a pas été le « simulacre » décrié par les médias mainstream. En effet, le résultat a été confirmé par divers sondages, effectués ultérieurement par des agences occidentales.

Le président russe Vladimir Poutine s’adresse à la foule le 9 mai 2014, lors des célébrations du 69e anniversaire de la victoire sur l’Allemagne nazie, et du 70e anniversaire de la libération de la cité portuaire de Sébastopol des nazis.

L’affaire du MH-17

La diabolisation de Poutine a atteint de nouveaux sommets le 17 juillet 2014, après que le vol 17 de la Malaysia Airlines ait été abattu au-dessus de l’est de l’Ukraine, tuant les 298 passagers à bord. Bien que des preuves consistantes ainsi que la logique fassent porter la responsabilité sur l’armée ukrainienne, Washington, dans sa hâte à établir un jugement, a fait porter la faute de ce tir de missile sur les rebelles d’origine russe, ainsi que sur Poutine, pour leur avoir soi-disant fourni un puissant système de missiles anti-aérien Buk.

Ce récit biscornu s’est souvent appuyé sur la répétition du fait, non pertinent, que les Buks sont de fabrication russe, ce qui a été utilisé pour impliquer Moscou, mais n’avait aucun sens puisque l’armée ukrainienne possédait également des missiles Buk. La vraie question était de savoir qui avait tiré les missiles, et non où ils avaient été fabriqués.

Mais les éditeurs du Post, du Times et du reste des médias conventionnels pensent que vous êtes stupides, et continuent donc de mettre l’accent sur la fabrication russe des Buks. Le point le plus marquant est que les renseignements américains, avec tous leurs satellites et autres capacités, étaient incapables – avant comme après que l’avion ait été abattu – de trouver des preuves que les Russes avaient donné des Buks aux rebelles.

Puisque les missiles Buk font 16 pieds de long (5 mètres) et sont transportés par des camions qui se déplacent lentement, il est difficile de croire que les renseignements américains ne les aient pas repérés, étant donné l’intense surveillance alors mise en place au-dessus de l’est ukrainien.

Un scénario plus probable à propos de la destruction du vol MH-17, serait que l’Ukraine avait déplacé de nombreuses batteries de missiles Buk aux frontières, certainement par peur d’une attaque aérienne russe, et que les opérateurs étaient sur les nerfs après qu’un avion militaire ukrainien ait été abattu le long de la frontière le 16 juillet 2014 par un missile aérien, vraisemblablement tiré par un avion russe.

Cependant, après avoir rédigé dans la hâte un document accusant Moscou cinq jours après la tragédie, le gouvernement américain a refusé de fournir la moindre preuve ou le moindre renseignement qui puisse aider à identifier celui qui avait tiré le missile et abattu le MH-17.

Malgré ce notable échec du gouvernement américain à coopérer au sujet de l’enquête, les médias conventionnels américains n’ont rien trouvé de suspect concernant ce chien qui n’aboyait pas [référence à A. Conan Doyle, Le chien des Baskerville, NdT], mais continuaient à citer l’affaire du MH-17 comme une raison supplémentaire de mépriser Poutine.

Si l’on veut mesurer à quel point les faits sont inversés, sur le thème tout-est-de-la-faute-de-Poutine, on peut lire « l’analyse » rédigée par Steven Erlanger et Peter Baker dans le New York Times de ce jeudi, lorsque tous les « désaccords fondamentaux » entre Obama et Poutine ont été imputés à Poutine.

« Ce qui les divise, ce sont l’annexion russe de la Crimée et son ingérence dans l’est ukrainien, les efforts de Moscou pour diaboliser Washington et miner la confiance dans l’engagement de l’OTAN à la défense collective, et le soutien du Kremlin au président syrien Bachar el-Assad, » selon Erlanger et Baker.

Aider l’ÉI

Cet enchevêtrement de faux récits achoppe à présent sur la perspective d’une alliance américano-franco-russo-iranienne pour combattre l’État Islamique, Al-Qaïda et les autres forces djihadistes sunnites qui cherchent à renverser le gouvernement laïque de Syrie.

Le néoconservateur Washington Post, notamment, a été particulièrement fielleux au sujet d’une collaboration potentielle, laquelle – alors qu’elle constituerait la meilleure chance de résoudre enfin l’horrible conflit syrien – torpillerait la vision à long-terme des néoconservateurs consistant à imposer un « changement de régime » en Syrie.

Dans des éditoriaux, les rédacteurs néoconservateurs du Post ont également affiché un manque criant d’empathie pour les 224 touristes russes et membres d’équipage tués dans ce qui semble avoir été une explosion terroriste d’un avion affrété au-dessus du Sinaï, en Égypte.

Le 7 novembre, plutôt que d’exprimer leur solidarité, les éditorialistes du Post ont ridiculisé Poutine et le président égyptien Abdel Fattah el-Sissi, car ils ne se sont pas précipités pour établir qu’il s’agissait un acte terroriste, mais ont plutôt insisté sur le fait qu’il fallait d’abord analyser les preuves. Le Post s’est aussi moqué des deux dirigeants pour avoir échoué à vaincre les terroristes.

Ou, comme les rédacteurs du Post l’ont exprimé : « Alors que M. Poutine suspendait les vols russes le [6 novembre], son porte-parole insistait encore sur le fait qu’il n’y avait pas de raison de conclure qu’il y avait eu acte de terrorisme. … Pendant que les gouvernements occidentaux se souciaient de protéger leurs citoyens, les régimes de Sissi et Poutine mettaient l’accent sur leur propre protection… »

« Les deux dirigeants se sont vendus comme des guerriers combattant courageusement l’État Islamique et ses filières ; ils utilisent tous deux ce combat comme prétexte pour d’autres fins, telles que réprimer des opposants pacifiques à l’intérieur de leurs frontières, et détourner l’attention du déclin de leur niveau de vie. Sur le terrain, ils échouent l’un comme l’autre. »

Étant donné le déferlement de sympathie que les États-Unis ont reçu après les attaques du 11 septembre et les condoléances qui ont inondé la France la semaine passée, il est difficile d’imaginer une réaction plus impolie face à une attaque terroriste majeure contre des Russes innocents.

En ce qui concerne l’hésitation des Russes, plus tôt ce mois-ci, à dresser un constat en hâte, cela pourrait avoir été en partie un vœu pieux, mais ce n’est certainement pas une inspiration diabolique que d’attendre des preuves solides avant d’émettre un jugement. Même les rédacteurs du Post ont admis que des diplomates américains avaient noté, au jour du 7 novembre, qu’il n’y avait « pas de preuve permettant de conclure que l’avion avait été bombardé. »

Mais le Post ne pouvait attendre de faire le lien entre l’attaque terroriste et « l’aventure syrienne de M. Poutine », et espérait que cela « pourrait » infliger à Poutine une « cruelle blessure politique. » Les rédacteurs du Post ont également surenchéri en affirmant gratuitement que les diplomates russes « [niaient] encore la preuve accablante selon laquelle un missile anti-aérien russe [avait] descendu l’avion de ligne malaisien au-dessus de l’Ukraine l’an dernier. » (Là encore, c’est une tentative de duper les lecteurs du Post en faisant référence à « un missile anti-aérien russe. »)

Le Post semble particulièrement réjoui à l’idée du rôle [que joue] l’armement américain dans la mort de soldats syriens et iraniens. Jeudi, selon le Post, « Les troupes syriennes et iraniennes ont perdu un grand nombre de chars et de véhicules blindés fournis par la Russie par le fait des missiles américains TOW utilisés par les rebelles. En échouant à opérer des gains territoriaux d’importance, la mission russe semble vouée à l’impasse, voire à la défaite en l’absence d’un sauvetage diplomatique. »

La surenchère

La détermination des néoconservateurs à diaboliser Poutine est montée d’un cran, leur obsession à renverser les gouvernements du Moyen-Orient s’inscrit aujourd’hui dans une stratégie pour déstabiliser la Russie et forcer le changement de régime à Moscou, établissant les bases d’une confrontation nucléaire à grande échelle qui pourrait provoquer l’extinction de la vie sur Terre.

A en croire la rhétorique de la majorité des candidats républicains et de la favorite démocrate Hillary Clinton, il n’est pas difficile de s’imaginer comment les agressions verbales pourraient se matérialiser et mener à la catastrophe. [Voir, par exemple, l'analyse par Philip Giraldi de la rhétorique de la "guerre avec la Russie" qui innonde la campagne électorale et le cercle des dirigeants de Washington.]

Essai nucléaire dans le Nevada le 18 avril 1953.

Il semble à l’heure actuelle vain – voire naïf – de croire en des moyens de percer les différentes “idées reçues” et la bulle qui les soutient. Mais opposer un contre-argumentaire aux faux récits est possible si certains candidats reconnaissent qu’un électorat informé est une condition nécessaire à la pratique de la démocratie.

Pour renforcer le pouvoir des citoyens sur les faits, il est nécessaire de dépasser les clivages traditionnels et les barrières idéologiques. Qu’ils soient de droite, de gauche ou du centre, les Américains ne veulent pas être considérés comme des moutons que l’on mène à coup de propagande, de “communication stratégique” ou de n’importe quel euphémisme qui désigne la manipulation.

Un candidat pourrait donc faire ce qui est juste et pertinent en demandant la publication d’autant de renseignements des services américains que possible afin de trancher le nœud gordien de ces récits fallacieux. Par exemple, il est plus que nécessaire de déclassifier les 28 pages du rapport de la commission d’enquête du congrès sur le 11 septembre concernant un supposé soutien saoudien aux terroristes.

Et si ces informations embarrassent certains de nos “alliés” – comme l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie – qu’il en soit ainsi. Si l’image d’un président s’en voit ternie, qu’il en soit ainsi. Les élections américaines sont affaiblies, sinon rendues insignifiantes lorsque l’électorat n’est pas informé.

Un candidat à la présidentielle pourrait aussi faire pression sur Obama pour divulguer les informations dont dispose le renseignement américain sur d’autres fondements majeurs de faux récits, comme les conclusions de la CIA concernant l’attaque au gaz sarin du 21 août 2013, ou bien la destruction du vol MH-17 du 17 juillet 2014.

Le schéma classique du gouvernement américain mettant à profit des tragédies pour prendre l’ascendant dans une “guerre de l’information” contre un “ennemi”, puis redevenant silencieux une fois que des éléments concrets sont disponibles, est une menace directe contre la démocratie américaine et – au regard de l’arsenal nucléaire russe – contre la planète dans son ensemble.

Des secrets légitimes, comme des sources ou des méthodes, peuvent être protégés sans pour autant servir de prétexte à cacher des faits qui ne s’inscrivent pas dans le discours de propagande, et ensuite utilisés pour attiser le bellicisme insensé de l’opinion publique.

Toutefois, à cet instant de la campagne présidentielle, aucun candidat n’a fait de la transparence une réelle problématique. Et après les manipulations de la guerre d’Irak – et la perspective d’autres guerres fondées sur des informations déformées ou partiales en Syrie, ainsi qu’une potentielle confrontation avec la Russie – il me semble que le peuple américain répondrait positivement si quelqu’un s’adressait à lui avec le respect que méritent les citoyens d’une république démocratique.

Source : Consortiumnews.com, le 19/11/2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/quand-les-recits-americains-semmelent-les-pinceaux-par-robert-parry/


Qui est Robert L. Dear, le tireur du Colorado ? Lucas Burel

Wednesday 2 December 2015 at 01:25

Vous noterez au passage que, lors de ce fait divers au États-Unis, on n’a pas spécialement :

  • critiqué la Bible ;
  • demandé aux chrétiens de se désolidariser de ces meurtres ;
  • traité ce type de membre d’une 5e colonne à éradiquer…

Pourtant, il veut bien par son acte terroriser les médecins pratiquant l’IVG…

On voit bien qu’il ne lui a manqué qu’une secte catholique pour lui monter encore un peu plus le bourrichon, et le transformer en vrai bon terroriste aux “normes médiatiques”…

Le combat devrait porter d’abord sur les soutiens intellectuels, pratiques et financiers de ces terroristes, à savoir certains pays du Proche-Orient…

Source : L’Obs, 29-11-2015

Robert L.Dear a ouvert le feu dans un centre de planning familial dans le Colorado. Opposé à l’avortement, il dit ne plus vouloir voir de “bébés en morceaux”

Robert L. Dear, le suspect de la tuerie du Colorado du 27 novembre. (COLORADO SPRINGS POLICE DEPT. / AFP)

Robert L. Dear ne voulait plus voir de “bébés en morceaux”. Il s’est introduit vendredi dans un centre de planning familial – Planned Parenthood -, à Colorado Springs, avant d’ouvrir le feu, tuant trois personnes dont deux policiers. Il a été arrêté après plus de cinq heures d’échanges de tirs, en plein week-end de Thanksgiving, une des plus grandes fêtes du calendrier américain.

Dear vivait isolé du monde et n’était connu de la police locale que pour des délits mineurs. Cette nouvelle tuerie porte le nombre de fusillades de ce type à plus de 350 depuis le début de l’année 2015. Plus d’une par jour.

#Qui est Robert Dear ?

Quasi ermite, Robert Dear vivait depuis un an dans une caravane délabrée, près Hartsel, à l’ouest de Colorado Springs, sans électricité ni eau courante ou égouts, limitant au maximum les contacts avec ses rares voisins.

Interrogé par le “Washington Post”, l’agent immobilier qui venait de négocier avec lui l’achat du terrain évoque un individu “normal”, “comme n’importe qui voulant acheter un terrain dans ce coin perdu”.

Originaire de Charleston en Caroline du Sud, cet ancien vendeur d’art indépendant multipliait les logements de fortune et les déménagements depuis son divorce en 2000.

A l’époque il vivait dans une petite cabane à l’extérieur de la ville de Black Mountain, en Caroline du Nord ; ses voisins le souviennent de lui comme d’un homme instable et inquiétant. James Russel, son ancien voisin “raconte au New York Daily News” que Dear “évitait soigneusement de le regarder dans les yeux” :

Quand vous lui parliez, ça partait toujours dans tous les sens, rien de concret”.

#Bien connu des services de police

En 1997, celle qui était alors sa femme, Pamela Ross, avait appelé la police, l’accusant de violences conjugales, selon “le New York Times“. Robert Dear l’aurait poussée à travers une fenêtre après lui avoir interdit l’accès à leur domicile. Elle affirme que son époux pouvait avoir des “accès de colère”, mais qu’il s’en excusait par la suite.

En Caroline du Nord, les rapports de police locaux font état de nombreuses disputes de voisinage. En 2002, il est même accusé de voyeurisme après avoir été aperçu en train d’observer une maison, caché dans des buissons.

Dans sa cabane près de Black Mountain, il vivait seul avec pour seule compagnie un chien galeux dont l’état de santé avait motivé les voisins à appeler les services de la protection animale locaux. Toujours en 2002, il a accusé d’avoir abattu le chien mais il est finalement acquitté.

#Comment explique-t-il son geste ?

Pour les moments, les explications données par le tireur aux policiers laissent apparaître un profil classique de conservateur du sud des Etats-Unis. Chasseur, élevé dans la foi Baptiste, gardant de nombreuses armes à feu autour de son domicile, il aurait évoqué “les bébés en morceaux” des centres de planning familial et “le président Obama” auprès des enquêteurs rapporte la chaîne NBC.

Bien qu’opposé à l’avortement, le sujet n’était pas “obsédé” par la question, affirme son ex-femme au “New York Times“.

Je n’ai jamais, jamais pensé” qu’il pourrait être capable d’une tuerie, précise-t-elle.

Mais la présidente de Planned Parenthood pour le secteur des montagnes Rocheuses, Vicki Cowart, a déclaré que “des témoins confirmaient” que le tireur “était mû par son opposition à l’avortement légal”.

Par mesure de sécurité, même si “aucune menace précise” n’est connue des forces de l’ordre, la surveillance a été renforcée autour des centres de planning familial dans le Colorado.

“Ce n’est pas normal. Il ne faut pas que cela devienne normal”, a protesté Barack Obama, qui réagit systématiquement lors de fusillades meurtrières dans son pays pour réclamer un meilleur contrôle des armes à feu, notamment les plus puissantes. Sans succès pour le moment : le Congrès ne se décide toujours pas à légiférer.

Lucas Burel

Source : L’Obs, Lucas Burel, 29-11-2015

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Ce site éloquent tient à jour l’ensemble des fusillades de masse aux États-Unis (2014 : 383 morts et 1239 blessés).

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Aux États-Unis aussi, la définition médiatique du « terroriste » est à géométrie variable

Source : Acrimed, 25/06/2015

 

Si l’on trouve des « terroristes » et du « terrorisme » sous toutes les plumes journalistiques ou presque, en France, aux États-Unis et ailleurs, force est de constater que les grands médias appliquent trop souvent, dans ce domaine aussi, le « deux poids, deux mesures ». En effet, s’ils s’empressent de brandir le terme dans certains contextes et pour certains individus (plutôt « islamistes » ou, par défaut, « musulmans »), ils répugnent parfois à le faire alors même que tout semble indiquer qu’il se justifierait (les individus sont alors plutôt « occidentaux » ou, comme on le dit dans le monde anglophone, de type « caucasien »). À cet égard, le traitement du « cas Breivik » fut « exemplaire ».
Le court texte qui suit, paru le 19 juin dernier sous le titre « Why Are persons Unknown More Likely to Be Called « Terrorist » Than a Known White Supremacist ? », sur le site de l’observatoire américain des médias Fair, revient sur ce travers journalistique. (Acrimed)

Au lendemain d’un acte de violence de masse, un pays hébété se tourne généralement vers ses grands médias pour voir la façon dont ils présentent les évènements. Les termes utilisés par les journalistes dans les heures qui suivent un massacre contribuent à former l’opinion publique tout en ayant une influence majeure sur les réactions politiques.

Lorsque deux bombes ont explosé le 15 avril 2013 lors du marathon de Boston, faisant trois morts et des centaines de blessés, cela a immanquablement fait les gros titres : une recherche effectuée le lendemain de l’attentat à partir d’une base de données regroupant les journaux américains indiquait que 2593 articles mentionnaient le marathon, tous ou presque relatant les explosions. Parmi ceux-ci, 887 (34%) eurent recours au terme « terrorisme » ou assimilé (« terroriste », sous sa forme adjectivale ou nominale) – bien que l’on ne connût les auteurs, et a fortiori leur motivation, que plusieurs jours plus tard.

Lorsque neuf personnes ont été tuées le 17 juin dernier dans l’Eglise épiscopale méthodiste africaine Emanuel, 367 articles ont paru le lendemain qui mentionnaient « Charleston » et « l’église », selon la même base de données ; un important fait d’actualité, certes, mais loin du traitement hors norme des attentats du marathon de Boston. Et parmi ces 367 articles, seuls 24 (7%) parlaient de « terrorisme » ou de « terroriste », bien que d’emblée, Dylan Roof, suspect n°1, fût identifié, tout comme furent exposées les preuves selon lesquelles il était mu par une idéologie suprémaciste blanche ainsi que le désir de « déclencher une guerre civile » (selon le journal local de Caroline du Sud The State).

 

D’après certains, on a tellement usé et abusé du terme « terrorisme » que l’on ferait mieux de s’en passer. Reste que la violence motivée politiquement ciblant des civils – invariant de toutes les définitions du « terrorisme » – est un phénomène bien réel qu’il est difficile de ne pas nommer.

Si les médias veulent utiliser ce terme, néanmoins, ils doivent le faire sans recourir au « deux poids, deux mesures ». En l’appliquant à des attaques dont les auteurs n’étaient alors pas encore identifiés, tout en refusant, dans la plupart des cas, de l’utiliser pour qualifier un massacre attribué à un blanc suprémaciste souhaitant déclencher une guerre raciale, ils ont échoué.

Jim Naureckas

(Traduit par Thibault Roques)

Source : Acrimed, 25/06/2015

Source: http://www.les-crises.fr/qui-est-robert-l-dear-le-tireur-du-colorado-lucas-burel/


Miscellanées du mercredi (Sapir, Béchade, Beyrouth)

Wednesday 2 December 2015 at 00:20

I. Philippe Béchade

La minute de Philippe Béchade: Quels types de valeurs privilégier en 2016? – 25/11

Philippe Béchade VS Serge Négrier (1/2): La volatilité liée à la situation géopolitique impacte-t-elle le choix d’allocation d’actifs ? – 25/11

Philippe Béchade VS Serge Négrier (2/2): Quels sont les enjeux des marchés financiers pour 2016 ? – 25/11

Les indés de la finance : ” Il n’y a plus de marché. Le marché ne peut donc plus se tromper. Car le marché est directement relié aux banques centrales”, Philippe Béchade – 27/11

II. Jacques Sapir

La minute de Jacques Sapir: FED: “Il y aura une remontée des taux très limitée” – 01/12

Jacques Sapir VS Jean-François Robin (1/2): BCE/FED: La divergence des politiques monétaires impactera-t-elle les marchés financiers ? – 01/12

Jacques Sapir VS Jean-François Robin (2/2): Quelles sont les perspectives et les stratégies d’investissement en Bourse pour 2016 ? – 01/12

III. Beyrouth (Les inconnus)

Quelques secondes des inconnus sur Beyrouth il y a quelques années !


Petite sélection de dessins drôles – et/ou de pure propagande…

 

 

Images sous Copyright des auteurs. N’hésitez pas à consulter régulièrement leurs sites, comme les excellents Patrick Chappatte, Ali Dilem, Tartrais, Martin Vidberg, Grémi.

Source: http://www.les-crises.fr/miscellanees-du-mercredi-sapir-bechade-beyrouth/


La secte des Assassins

Tuesday 1 December 2015 at 03:55

Aujourd’hui, la légende “du vieux de la montagne” – qui montre que certains procédés ne datent pas d’hier…

Soulignons qu’il est en l’espèce difficile de faire la part entre la légende et l’Histoire…

La secte des Assassins et le Vieux de la Montagne

Un peu d’histoire, dans notre grande série « Intégrisme et manipulation mentale »…

assassins La secte des Assassins et le Vieux de la Montagne

Le Vieux de la Montagne (Chayr al-Jabal [peut se traduire « Vieux de la montagne » mais aussi le « Sage de la Montagne » ou encore le « Chef de la Montagne » selon le sens qu’on donne au mot « chayr »]) est l’appellation commune que les Templiers donnaient à leur ennemi juré, le grand-maître de la secte des Assassins, Hassan Sabbah(Sayyidna Hasan Bin Sabbah) (1034-1124). C’était un homme de grand savoir, grand savant, qui connaissait parfaitement les plantes et leurs vertus curatives, sédatives ou stimulantes. Il cultivait toutes sortes d’herbes et soignait ses fidèles quand ils étaient malades, sachant leur prescrire des potions pour leur rafraîchir le tempérament. Être sensé de raison et de savoir ou fou, aimable ou exécrable, préférant les mots vrais aux mots plaisants, aimant et méprisant les honneurs,  » le paradis et l’enfer sont en toi » ainsi dit le grand savant Omar Khayyam (1047-1122) à son propos.

Ses hommes étaient connus sous l’appellation péjorative de Haschischins ou Haschischioun, parce qu’ils auraient consommé beaucoup de haschisch avant de se lancer dans des commandos-suicide. Leur célébrité est telle qu’ils sont à l’origine du mot « assassins ». en réalité, aucune recherche sérieuse n’a permis d’attester le recours à des drogues afin de fanatiser les hommes. Selon les textes provenant d’Alamout, Hassan lui-même aimait appeler ses adeptes « Assassiyoun », ceux qui sont fidèles au Assas, au  » fondement » de la foi. Le terme pourrait aussi simplement provenir du nom d’Hassan, (Hassanjins, les djins de Hassan).

alamut La secte des Assassins et le Vieux de la Montagne

La secte est issue d’une branche de l’Islam chiite. Ses membres se déclarèrent partisans du neveu de Mahomet, lequel, étant descendant du Prophète par les femmes n’était pas reconnu par l’ensemble des musulmans. Selon les témoignages du voyageur vénitien Marco Polo (1323) et de nombreux historiens persans, les Haschischins vivaient dans la forteresse d’Alamut, à 1800 mètres d’altitude, dans le Mazenderan, au sud de la mer Caspienne, dans l’Iran actuel. Confinés dans leurs montagnes et ne disposant pas des moyens d’entreprendre des guerres conventionnelles, ils imaginèrent d’envoyer des commandos de six hommes (les fidawis) chargés de poignarder des chefs ennemis, le plus souvent tandis qu’ils se livraient à leurs dévotions dans des mosquées.

Ceux désignés pour commettre les meurtres étaient anesthésiés avec du haschisch, introduit dans leur nourriture sous forme de pâte mélée à de la confiture de rose. Le Vieux de la Montagne leur parlait longuement et les hommes s’endormaient car le haschisch est une drogue soporifique et non pas excitante. Assoupis, ils étaient transportés dans un jardin secret, au fond de la forteresse d’Alamut. A leur réveil, ils s’y retrouvaient environnés de jeunes esclaves, filles et garçons, empressés à réaliser tous leurs désirs sexuels. Ils étaient arrivés en guenilles. Ils se découvraient en robe de soie verte rehaussée de fils d’or et, tout autour, c’était le Paradis: vaisselle de vermeil, vins suaves à profusion, roses aux délicats parfums, haschisch à volonté. Drogue, sexe, alcool, luxe et volupté. Ils étaient convaincus d’être dans les jardins d’Allah, d’autant plus que ce lieu était une oasis particulièrement rare en une région aride et montagneuse.

alamut-luidite

Ils étaient ensuite de nouveau anesthésiés à la pâte de haschisch, puis ramenés au point de départ dans leurs anciennes défroques. Le Vieux de la Montagne leur déclarait alors que, grâce à ses pouvoirs, ils avaient eu la chance de goûter furtivement au Paradis d’Allah. A eux d’y retourner définitivement en mourant en guerriers ! Le sourire aux lèvres, les fidawis partaient alors docilement assassiner vizirs et sultans. Arrêtés, ils marchaient au supplice, le visage extasié. II n’y avait que les prêtres haschischins de haut échelon (sixième degré) à connaître le secret des faux jardins d’Allah.

Aucune ville, aucune province, aucune route, ne sont épargnées. Devenu maître de la rue, Hassan impose sa loi, mais ayant une grande connaissance des inimitiés règnant dans les palais, les diwans et les cours, il devient aussi maître dans l’art d’amplifier les haines entre puissants, entre héritiers… Jouant leurs jeux pervers, il leur offre alors ses services selon ses propres desseins, pour faire exécuter, poignarder, assassiner dans l’ombre. Qu’il soit un brave homme croisé au coin d’une rue, un pauvre individu vêtu de guenilles, l’exécuteur va très vite, l’éclair d’une lame, en un seul mouvement, un poignard perce le corps. Puis il se laisse prendre, torturer, égorger ou jeter dans un feu… là est la grande puissance de l’Ordre. D’innombrables messagers de la mort, Assassins d’Alamout connaîtront un tel sort, ne cherchant jamais à fuir. Assassinats politiques de dirigeants chrétiens ou perses, musulmans shiites ou sunnites…

Prêt et formé à répondre à la torture, l’Assassin récitait alors une suite de noms appris par coeur, dénoncés comme faisant partie de la confrérie, mais ciblés en fait par Hassan parmi des ennemis de la Secte. Aussitôt on recherchait les soi-disant complices. De cette façon, les juges du pouvoir local exécutaient les volontés de Hassan sans même le savoir.

La secte s’occupa d’abord de ses propres intérêts en promouvant le message d’Hasan i-Sabbah. Puis les Vieux de la Montagne constatèrent que leurs sbires fanatisés pouvaient rapporter gros. Ils louèrent leurs services au plus offrant. Les assassins se précipitaient pour se porter volontaires quand leur chef demandait: « Lequel d’entre vous me débarrassera de tel ou tel ? » Ainsi périt, entre autres, la poêtesse Açma, fille de Marwan. qui avait osé médire de ses alliés médinois, lesquels firent aussitôt appel aux bras mercenaires des haschischins.

La forteresse d’Alamut fut conquise en 1253 par le grand khan mongol Hulagu, général du grand khan chinois Mongkha. Les assassins eurent beau réclamer l’appui des sultans qu’ils avaient aidés. ceux-ci se gardèrent bien d’intervenir, trop contents de se débarrasser de ces dangereux trublions. Les haschischins massacrés purent vérifier qu’ils n’avaient connu qu’un ersatz de Paradis. Un monde sacré artificiel, fabriqué par les hommes pour les illusionner.

Un témoignage… impressionné :

Quand Djélaleddin envoya un ambassadeur à Hassan pour qu’il eût à lui rendre hommage, celui-ci dit à un de ses fidèles : « Tue-toi » ; à un autre « Jette-toi par la fenêtre », et ils obéirent sans réplique. Ils sont soixante-dix mille, ajouta-t-il, également prêts à obéir à mon premier signe.

Henri de Champagne, passant sur le territoire des Ismaélites alla visiter leur souverain, qui l’accueillit avec honneur. Sur chacune des tours dont le château était couronné se tenaient deux blancs en sentinelle ; le Sire fit signe à deux d’entre eux, et ils tombèrent brisés au pied du comte épouvanté, à qui le Vieux de la Montagne disait froidement : « Pour peu que vous le désiriez, à un autre signe de moi vous allez les voir tous à terre ». Lorsque son hôte prit congé de lui, il lui entendit prononcer ces mots : « Si vous avez quelque ennemi, faites le moi savoir, et il ne vous tourmentera plus ».

Histoire universelle de Cesare Cantù

Finissons par les mots d’Hassan :

hassan La secte des Assassins et le Vieux de la Montagne

Il ne suffit pas de tuer nos ennemis, nous ne sommes pas des meurtriers mais des exécuteurs, nous devons agir en public, pour l’exemple. Nous tuons un homme, nous en terrorisons cent mille. Cependant, il ne suffit pas d’exécuter et de terroriser, il faut aussi savoir mourir,car si en tuant nous décourageons nos ennemis d’entreprendre quoi que ce soit contre nous, en mourant de la façon la plus courageuse, nous forçons l’admiration de la foule. Et de cette foule, des hommes sortiront pour se joindre à nous. Mourir, est plus important que tuer.Nous tuons pour nous défendre, nous mourrons pour convertir ; pour conquérir. Conquérir est un but, se défendre n’est qu’un moyen. Vous n’êtes pas faits pour ce monde, mais pour l’autre.


La secte des Assassins (1090-1257) ou l’expérience politico-religieuse de Hassân es-Sabbah

Source : Angles de vue, le 19 août 2007.

Alep, été 1125

Alep, été 1125. C’est la fin de la prière du vendredi, les croyants sortaient par groupes de la grande mosquée de la ville. A leur tête, un homme enturbanné, avec une grande barbe, plutôt bien habillé, cheminait d’un pas décidé. Ibn Al Khachab est son nom. Cadi de son état, orateur incandescent, politicien madré et patriote éclairé, cet homme avait auparavant mené de véritables campagnes de sensibilisation pour alerter les princes somnolents de l’Orient contre le danger « franc » (les troupes des croisés) qui les guettait. Il avait héroïquement organisé la défense de sa ville. C’est lui l’initiateur de la résistance qui allait se poursuivre et atteindre son apogée avec le général kurde Saladin, fondateur de la dynastie ayyoubide.

Ibn El Khachab était ce jour-là pressé de rentrer chez lui. Il finissait de converser sur le « problème franc » avec quelques notables parmi ses amis quand un homme, déguisé en ascète, bondit sur lui, le poignard à la main. Il lui asséna plusieurs coups à la poitrine en criant de toutes ses forces « Allah est grand ! ». Son crime commis, il s’éloigna en toute hâte, laissant derrière lui une assistance terrifiée. Personne n’avait osé le poursuivre, de peur de subir des représailles…

Hassân As-Sabbah

Cet homme appartenait en effet à la redoutable secte fondée en 1090 par Hassân as-Sabbah, la secte des Assassins. On les appela Hachâchîne, probablement parce qu’ils prenaient du hachich, en en faisant semble-t-il plusieurs usages : comme moyen d’atteindre l’extase et un brin de paradis, comme moyen pour ne pas faiblir au moment de l’exécution de leur victime, comme moyen pour le maître de tenir son élève à sa merci, etc. (versions contestées). Toujours est-il que le mot « hachâchîne » a donné, dans la prononciation déformée des croisés, « assassins ».[1]

Hassân était un esprit curieux, un homme assoiffé de science.

Le premier geste du doctrinaire et organisateur du crime politico-religieux que fut Hassân as-Sabbah est de se doter d’un repaire. Il trouva son « nid d’aigle » en la forteresse d’Alamout, dans une zone montagneuse quasi-inaccessible située près de la mer caspienne. Il en fut son centre d’opérations.

Une société organisée

Les Assassins forment une société rigoureusement hiérarchisée. A leur tête, le Grand Maître vénéré et au bas de la pyramide, le novice. Les adeptes sont classés selon leur niveau d’endoctrinement, selon leur capacité à tuer de sang-froid et selon leur aptitude à garder le secret.

Hassan es-Sabbah, après avoir été le Grand Maître, ou le « Vieux de la Montagne » (Cheikh al-Djabal) est devenu après sa mort le chef spirituel absent de tous les Assassins. Ses successeurs ont pris le même titre de Grand Maître. Les da’is (propagandistes) viennent juste en dessous ; ils sont chargés de l’enseignement de la doctrine ismaélienne et du recrutement de nouveaux adeptes. Les rafiq sont ceux qui commandent les forteresses et dirigent l’organisation de l’ordre. Les mujib ou mourîd sont des novices qui suivent l’éducation ismaélienne, des enfants convertis ou pris aux paysans alentour, appelés à gravir les échelons de l’organisation. Mais le bras armé et l’instrument de terreur par excellence est formé par les exécutants d’élite dits fidaïs (« ceux qui se sacrifient »), des novices fanatisés et préparés à mourir pour la mission que leur confie le Grand Maître.

Leurs activités quotidiennes principales se résument à deux :

Un intense endoctrinement : on y apprenait notamment la doctrine du ta’lîm selon laquelle le sens véritable du Coran va au-delà du sens littéral manifeste et dépassait l’entendement commun. Il ferait partie du bâtin [sens latent, caché] (c’est pourquoi les assassins furent aussi surnommés les bâtinis) que seul l’Imam, aguerri aux exercices ésotériques, connaîtrait. Les novices sont par nature incapables d’atteindre les vérités transcendantales, sans suivre les instructions (awamir) du Cheikh (ou Grand Maître), personnage situé au plus haut degré spirituel, car proche de la divinité qui l’inspire. Aussi, est –il le Silencieux, que le novice ne peut voir et approcher, sauf durant le cycle d’épiphanie (dawr al kachf), court moment où le bâtine (caché) et le dhahir (manifeste) ne feraient qu’un.

On apprenait aussi à côté de cela les langues et divers enseignements utiles. La mort est pour eux un cadeau du Maître qui les délivrerait du monde d’ici bas afin de rejoindre le paradis.

Un entraînement physique : véritable organisation militaire, les Assassinss’adonnaient à toutes sortes d’exercices physiques, en préparation des missions qu’ils reçoivent de leur Maître. Ils apprenaient aussi à manier les armes et à défendre leur forteresse en cas de siège.

Un rêve envolé

Les sectateurs sont les fanatiques d’un empire chiite. Leurs ennemis jurés sont d’abord les Turcs seldjoukides, partisans d’un sunnisme intégral qui a mis fin au chiisme iranien pour contrôler désormais l’empire abbasside. Hassân as-Sabbah avait de grands rêves politiques : il pensait porter au trône d’Egypte un Fatimide (chiite), le prince Nîzar, et préparer à partir de là une reconquête de la Perse. Mais le dernier bastion du chiisme s’effondra et le mouvement nizarite créé autour du fils d’Al Moustansir, échoua devant Al Afdhal, fils d’un vizir arménien tout puissant, qui entendait assurer lui-même la succession. Nizar fut emmuré vivant. Tirant la leçon de cet échec, Hassân changea de tactique et s’orienta vers l’activité clandestine. Il prêchera désormais la haine contre les représentants de l’islam officiel et verra, ainsi que ses successeurs, d’un bon œil l’arrivée des hordes de Croisés en Orient. Sa prochaine cible fut la Syrie, où il put recruter beaucoup de chiites intégristes et fonder toute une série de villages fortifiés. Massyaf devint l’Alamut de la Syrie et abrita Rachîdaddîn Sinân, un des plus célèbres Vieux de la secte.

Stratégies de terreur

1) L’assassinat spectaculaire : Quelques fois, un novice est admis à voir le Maître. Celui-ci lui demande alors s’il est prêt à recevoir le paradis. Le novice répond que oui. Il reçoit alors un poignard et le nom d’une cible à éliminer. La méthode exige que l’acte soit le plus spectaculairement possible. De préférence un jour de marché mais surtout le vendredi, juste après la prière collective, heure de grand rassemblement. « Frapper les esprits », semer la terreur, traumatiser les assistants, tels semblent être les objectifs du Cheikh al-Djabal[2]. Une telle opération exige minutie et préparation. Parfois cette dernière dure jusqu’à deux ans. Les fidaïs se déguisent en marchands, approchent l’entourage de leur future victime et gagnent sa confiance. Jusqu’à ce qu’il leur soit possible de passer à l’action.

2) L’infiltration : Pour créer une illusion d’ubiquité, les assassins tiennent à se montrer partout, surtout là où on ne les attend pas. Ils poussaient leurs missions jusqu’à l’entourage immédiat des princes et des rois, pour mieux les terrifier et les vassaliser par la suite. Qu’on en juge par cette histoire :

« Le sultan Sindjar, qui régnait dans le nord-ouest de la Perse, s’était déclaré l’ennemi des nouveaux sectaires : un matin à son réveil, il trouve un stylet près de sa tête, et au bout de quelques jours il reçoit une lettre ainsi conçue : « Si nous n’avions pas de bonnes intentions pour le sultan, nous aurions enfoncé dans son cœur le poignard qui a été placé près de sa tête. ». Sindjar fit la paix, par crainte, et accorda à Hassan, à titre de pension, une partie de ses revenus. »

3) La superstition : Faire croire, faire circuler une quantité incroyable de légendes à la fois terrifiantes et hagiographiques sur eux, telle fut l’autre stratégie des Assassins. Cette activité fut si bien menée qu’on ne pouvait, de leur vivant même, distinguer la vérité du tissu de récits fictifs, de croyances et de superstitions les entourant. On dit par exemple que Saladin avait décidé de les laisser tranquille envoyant un soir Sinân en personne à l’intérieur de sa tente bien gardée. Cette autre arme fut autrement plus efficace dans les cours d’Orient…

Un vizir qui a trahi : Nizâm al-Mulk

Il avait le tort d’être vizir au service des Suldjukides, d’avoir été un compagnon d’as-Sabbah et de Omar Khayyam (version contestée) et surtout, d’avoir réalisé le premier la dangerosité de cette secte et ses ambitions. Khayyam aurait fait jurer aux trois que le premier qui arriverait au pouvoir aiderait les deux autres. Mais Nizâm al-Mulk, devenu gouverneur du Khorassân, puis vizir du sultan Alep Arslan, a changé en chemin. Hassân l’accusa alors d’avoir trahi le pacte. Quand le vizir intellectuel, auteur du Traité du Gouvernement, décida de faire attaquer Alamut en 1092, il signa son arrêt de mort. Quelques mois plus tard, il tomba sous les coups de poignard d’un sectateur dépêché par Hassân. Il inaugure ainsi la longue liste des victimes des Assassins.

Comment assassiner Salah-Eddine (Saladin) ?

Début 1175.

Saladin était en campagne. Un soir, un compagnon de l’émir ayyoubide surprit des ombres suspectes autour de la tente royale, pourtant plantée au centre du campement. Il se saisit de son arme et décide de sortir vérifier ce qui se passe. A peine fit-il quelques pas, que deux bâtinis tombent sur lui en même temps, essayant chacun de le percer du mieux qu’il pouvait. Le brave lieutenant de l’émir se défendit avec courage mais fut grièvement blessé. D’autres assaillants surgirent mais les gardes étaient déjà là et les Assassins furent tous massacrés. Grâce à ce lieutenant, Saladin eut la vie sauve et l’alerte fut donnée.<

Quel était le crime de Saladin aux yeux des Assassins ? Eh bien, il a mis fin à la moribonde dynastie fatimide et c’est largement suffisant pour s’attirer leurs foudres.

22 mai 1176 

Saladin, toujours en campagne dans la région d’Alep, dormait paisiblement dans sa tente. Un assassin y fit irruption et lui asséna de vigoureux coups de poignard sur la tête. Se rendant compte que c’était insuffisant, il visa de nouveau le cou à de nombreuses reprises. Un émir arrive et se saisit de l’arme de l’assassin d’une main et lui plante de l’autre son poignard dans le cœur. Le bâtini s’écroule mais deux autres surgirent, qui s’acharnaient de nouveau sur Saladin qui se relevait. Les gardes accoururent et les massacrèrent.

Fort heureusement, Saladin, sur ses gardes depuis le premier attentat, portait une coiffe de mailles sous son fez ainsi qu’une longue tunique renforcée de mailles au niveau du col (cou). La lame n’a pu le transpercer. Mais le kurde fut traumatisé et surpris d’être toujours en vie.

Août 1176, le siège de Massiaf 

Le Kurde décide alors d’attaquer directement le repaire du danger, la forteresse de Massiafoù se réfugient les Assassins syriens et leur Maître, le commandant en chef de ces opérations, Rachîdaddîn Sinân, qui contrôlait une dizaine de forteresse à travers le pays. Alors, se produisit l’inexplicable. Après un siège qui s’annonçait réussi, Saladin décide brusquement de le lever et de quitter les lieux, changeant ainsi définitivement de politique envers les Assassins qu’il chercha désormais à se concilier. Jamais il ne les inquiéta de nouveau. Ils continuèrent leurs meurtres et Saladin ses conquêtes…

L’ouragan d’Houlagou

Les Bâtinis menèrent plusieurs tentatives d’assassinat infructueuses contre le petit-fils de Gengis Khan, Houlagou. Celui-ci était décidé de les rayer de la surface de la terre. En 1255, le dévastateur mongol assiège Alamout et finit par avoir raison de ses occupants. Il capture en 1257 le Grand Maître de l’époque, auquel il réserva le supplice d’être écorché vif, massacra ses adeptes et détruisit toute l’infrastructure ismaélite, y compris leur précieuse bibliothèque. Les autres places fortes tombèrent dans les mêmes conditions. Quelques Assassins ont continué à survivre, sans grande influence. Malheureusement, l’ouragan mongol continua vers Bagdad, qu’il mit à feu et à sang pour liquider aussi la dynastie des Abbassides.

Naravas

*** Notes ***
[1] Amin Maalouf croit cependant que le mot « assassin » viendrait d’une autre étymologie : deHassandjin, qui veut dire « djinn de Hassan Es-Sabbah », génie envoyé par le Maître de la secte, qui entourait son activité de superstitions. L’usage de la drogue par les Assasssins reste un sujet controversé. certains pensent qu’il est réservé aux fidaïs, pour se donner le courage de ne pas fléchir de moment venu…

[2] Titre contesté par quelques uns.

(*) Nous nous contentons de noter que cette secte mobilise le fanatisme de ses adeptes à des fins politiques, sans suggérer aucune comparaison hâtive avec des mouvements contemporains. Son expérience est intéressante en elle-même et cet intérêt n’a d’ailleurs pas besoin d’être soutenu par une comparaison.


La secte des Assassins décrite par Marco Polo

D’un certain fameux tyran et de ses affaires.

Il y a par là un certain canton nommé Mulète [31], où commande un très méchant prince, appelé le Vieux des Montagnards, ou Vieux de la Montagne, dont j’appris beaucoup de choses, que je vais rapporter, comme les tenant des habitants du lieu. Voici ce qu’ils me racontèrent : Ce prince et tous ses sujets étaient mahométans ; il s’avisa d’une étrange malice. Car il assembla certains bandits appelés communément meurtriers, et par ces misérables enragés il faisait tuer tous ceux qu’il voulait, en sorte qu’il jeta bientôt la terreur dans tout le voisinage. De quoi il acheva de venir à bout par une autre imposture. Il y avait en ces quartiers-là une vallée très agréable, entourée de très hautes montagnes ; il fit faire un plantage dans ce lieu agréable, où les fleurs et les fruits de toutes sortes n’étaient pas épargnés ; il y fit aussi bâtir de superbes palais, qu’il orna des plus beaux meubles et des plus rares peintures. Il n’est pas besoin que je dise qu’il n’oublia rien de tout ce qui peut contribuer aux plaisirs de la vie. Il y avait plusieurs ruisseaux d’eau vive, en sorte que l’eau, le miel, le vin et le lait y coulaient de tous côtés ; les instruments de musique, les concerts, les danses, les exercices, les habits somptueux, en un mot tout ce qu’il y a au monde de plus délicieux.

Dans ce lieu enchanté il y avait des jeunes gens qui ne sortaient point et qui s’adonnaient sans souci à tous les plaisirs des sens ; il y avait à l’entrée de ce palais un fort château bien gardé et par où il fallait absolument passer pour y entrer. Ce vieillard, qui se nommait Alaodin, entretenait hors de ce lieu certains jeunes hommes courageux jusqu’à la témérité, et qui étaient les exécuteurs de ses détestables résolutions. Il les faisait élever dans la loi meurtrière de Mahomet, laquelle promet à ses sectateurs des voluptés sensuelles après la mort. Et afin de les rendre plus attachés et plus propres à affronter la mort, il faisait donner à quelques-uns un certain breuvage, qui les rendait comme enragés et les assoupissait [32]. Pendant leur assoupissement, on les portait dans le jardin enchanté, en sorte que lorsqu’ils venaient de se réveiller de leur assoupissement ; se trouvant dans un si bel endroit, ils s’imaginaient déjà être dans le paradis de Mahomet, et se réjouissaient d’être délivrés des misères de ce monde et de jouir d’une vie si heureuse. Mais quand ils avaient goûté pendant quelques jours de tous ces plaisirs, le vieux renard leur faisait donner une nouvelle dose du susdit breuvage, et les faisait sortir hors du paradis pendant son opération. Lorsqu’ils revenaient à eux et qu’ils faisaient réflexion combien peu de temps ils avaient joui de leur félicité, ils étaient inconsolables et au désespoir de s’en voir privés, eux qui croyaient que cela devait durer éternellement.

C’est pourquoi ils étaient si dégoûtés de la vie qu’ils cherchaient tous les moyens d’en sortir. Alors le tyran, qui leur faisait croire qu’il était prophète de Dieu, les voyant en l’état qu’il souhaitait, leur disait : « Écoutez-moi, ne vous affligez point ; si vous êtes prêts à vous exposer à la mort, au courage, dans toutes les occasions que je vous ordonnerai, je vous promets que vous jouirez des plaisirs dont vous avez goûté. » En sorte que ces misérables, envisageant la mort comme un bien, étaient prêts à tout entreprendre, dans l’espérance de jouir de cette vie bienheureuse. C’est de ces gens-là que le tyran se servait pour exécuter ses assassinats et ses homicides sans nombre.

Car, méprisant la vie, ils méprisaient aussi la mort ; en sorte qu’au moindre signe du tyran ils ravageaient tout dans le pays, et personne n’osait résister à leur fureur. D’où il arriva que plusieurs pays et plusieurs puissants seigneurs se rendirent tributaires du tyran pour éviter la rage de ces forcenés [33].

[31] Ou Alamont, dans la province actuelle de Ghilan, sur le versant méridional des montagnes qui bordent la mer Caspienne.

[32] Ce breuvage enivrant n’était autre que le célèbre haschi ou hachisch, substance tirée des tiges du chanvre mis en fermentation : d’où le nom de hachischin donné à ceux qui en faisaient usage, et dont nous avons formé notre mot assassin.

[33] L’histoire du Vieux de la Montagne, que Marco Polo fit connaître un des premiers en Europe, est restée fameuse. Elle a donné lieu à un grand nombre de recherches et d’écrits historiques, ainsi qu’à beaucoup de compositions romanesques. En réalité, ce prince redoutable était le chef d’une secte dite des ismaéliens, qu’il avait fondée. « Il se faisait passer, dit M. Pauthier, pour avoir une puissance surnaturelle et être le vicaire de Dieu sur la terre. » Il mourut trente-quatre ans après son entrée dans le château fort d’Alamont, sans en être sorti une seule fois, passant sa vie à lire et à écrire sur les dogmes de sa secte et à gouverner l’État qu’il avait créé.
Source : Le Livre des Merveilles de Marco Polo, livre 28 (vers 1300)


Deux vidéos pour aller plus loin

Alamut et la Secte des Assassins

Iran – Forteresse de Alamut (Vidéo en espagnol, pas de sous-titres disponibles)

Six liens pour aller encore plus loin

Source: http://www.les-crises.fr/la-secte-des-assassins/


Le Général Desportes au Sénat : “Daech a été créé par les États-Unis” [2014]

Tuesday 1 December 2015 at 01:10

Le général Desportes est un des très grands stratèges militaires français. Attaché militaire près de l’ambassade de France aux États-Unis d’Amérique, puis conseiller défense du Secrétaire général de la défense nationale (SGDN), il fut ensuite directeur du Centre de doctrine et d’emploi des forces (CDEF) jusqu’en juillet 2008. Le général Vincent Desportes prend la tête du Collège interarmées de défense (CID), de 2008 jusqu’à l’été 2010.

Sanctionné en 2010 pour son franc-parler, il quitte l’armée. Il est aujourd’hui professeur associé à Sciences Po et enseigne la stratégie à HEC. Vincent Desportes est aussi codirecteur avec Jean-Francois Phelizon de la collection « Stratégies & doctrines » aux éditions Economica.

Introduction par Hubert Védrine.

Source : senat.fr, 17/12/2014

COMPTES RENDUS DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGERES, DE LA DEFENSE ET DES FORCES ARMEES

Débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak – Audition de M. Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères

La commission auditionne M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères, en vue du débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak, en application de la l’article 35 de la Constitution.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. – Je souhaite à présent en notre nom à tous la bienvenue à M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères. Monsieur le ministre, nous préparons la décision que nous prendrons le 13 janvier prochain sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak. Votre expérience et votre analyse peuvent éclairer notre choix. Vous avez récemment déclaré que les pays occidentaux étaient incapables de changer le cours des choses, qu’ils n’avaient plus « les moyens de leurs émotions ». Nous menons en effet des opérations lourdes et complexes, qui ont de forts impacts sur la société et la mondialisation. Quel est votre sentiment sur ces questions ?

M. Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères. – Je vous remercie de m’avoir invité. Je suis en ce moment dépourvu de toute responsabilité politique ; j’essaie de raisonner dans la durée, pour comprendre le décalage entre les politiques étrangères menées et les réactions des opinions publiques, surtout dans les pays qui estiment avoir un rôle spécial à jouer – les Etats-Unis, la France, la Grande Bretagne – et qui réagissent souvent à chaud ; sans doute seraient-elles favorables, après le carnage au Pakistan, à une intervention destinée à écraser les talibans…. Mais raisonnons depuis la chute de l’Union soviétique - et non depuis la chute du mur de Berlin - : depuis la fin 1991, l’Occident est intervenu plusieurs fois. Les résultats de ces opérations sont mitigés, parfois contre-productifs, comme en Irak en 2003 ou dans le cas libyen, où l’intervention, faite pourtant à la demande du secrétaire général de la Ligue arabe, a abouti au chaos actuel. Cela étant, nous ne nous serions jamais pardonné d’avoir laissé commettre le massacre annoncé de Benghazi…

Récemment la France a eu raison d’accepter d’intervenir en Afrique. Elle a gardé une capacité militaire remarquable, et dispose d’un système décisionnel efficace ; peu de pays sont dans ce cas. Beaucoup d’Etats se désengagent progressivement, comme le Royaume-Uni, même si le vote négatif de la Chambre des communes sur la Syrie était d’abord un moyen de faire payer les mensonges de Tony Blair sur l’Irak. L’idée selon laquelle l’Occident a une responsabilité spéciale dans le monde demeure mais s’effrite. C’est une très longue tradition d’ingérence et d’intervention que l’on peut faire remonter jusqu’à Jules Ferry et qui est en train de l’affaiblir. Elle est fortement présente aux Etats-Unis, chez les liberal hawks démocrates comme chez les néoconservateurs. Mais les opinions publiques se demandent de plus en plus souvent « et après ? » ou « en avons-nous les moyens ? » D’où ma déclaration, que vous avez citée.

Je n’en tire cependant pas la conclusion que nous ne pouvons rien faire. Déjà il existe une ingérence légale, un emploi légitime de la force, prévu à l’article VII de la charte des Nations unies si tous les membres permanents du Conseil de sécurité en sont d’accord, qui a servi pour justifier la libération du Koweït de l’invasion irakienne – intervention réussie et très peu contestée. Pour stopper le conflit au Kosovo, après dix-huit mois de négociations infructueuses, la tentative de Rambouillet, deux textes du Conseil de sécurité condamnant Milosevic, au titre du chapitre VII (mais qui ne comprenaient pas la formule : « emploi de tous les moyens »), il a bien fallu se résoudre à recourir à la force. J’y étais défavorable en premier lieu ; j’ai dû m’y résigner. Tous les pays voisins étaient d’accord, et les dirigeants serbes eux-mêmes se désolaient de l’obstination de Milosevic. L’OTAN en tant que telle n’a rien décidé : elle n’a fait que fournir les prestations militaires. Les Russes, trop faibles, ne pouvaient rien empêcher, mais ont pris ultérieurement cet épisode pour une marque de mépris. Nous avons finalement trouvé une cote mal taillée : s’abstenir de détruire les ponts – à la demande en particulier du président Chirac -, et soutenir une « autonomie substantielle » du Kosovo plutôt que l’accession à l’indépendance, qui n’a été acceptée qu’après, vers 2008. Bref, on a pu agir selon le cas avec ou sans le Conseil de sécurité des Nations unies.

En l’absence d’accord au Conseil de sécurité, intervenir est politiquement plus périlleux. En Syrie par exemple, l’intervention aurait été unilatérale. Aurait-on été capables ensuite d’affaiblir l’armée d’Assad pour obliger celui-ci à négocier, ou aurait-on été pris, au-delà, dans l’engrenage de l’engagement ? En Libye, l’idéal aurait été d’empêcher le massacre de Benghazi et d’obliger ensuite les parties à négocier, mais on ne peut pas refaire l’histoire.

Je suis plus réservé à propos de notre engagement en Irak. L’intervention américaine de 2003 était une erreur, d’autant plus que les arguments utilisés pour la justifier étaient mensongers. Mais, surtout, la politique qui a été mise en place après le renversement du régime a été une erreur plus grande encore. Elle a consisté à appliquer les mêmes méthodes qu’en Allemagne ou au Japon en 1945, en partant du principe qu’une fois la dictature renversée, on retrouvait la démocratie de façon automatique ! Or il faut du temps pour construire la démocratie. Si les États-Unis avaient été capables d’élaborer un plan constructif, évitant de renvoyer les membres du Baas dans l’extrémisme, nous aurions été obligés de reconnaître après coup le bien-fondé de leur intervention. Une troisième erreur a été commise, quand les troupes américaines sont parties. Certes, le président Obama avait été élu avec pour mission de désengager les forces américaines. Néanmoins, abandonner le gouvernement de l’Irak aux mains de M. Maliki, partisan d’une politique chiite sectaire, était une faute. Cet enchaînement de mauvaises décisions a conduit à la dégénérescence actuelle. Quel enseignement en tirer, sinon que toute intervention nécessite qu’on réfléchisse soigneusement à ses objectifs, aux conditions dans lesquelles elle se fera, sans parler des moyens ?

Quant à Daech, il était compréhensible que le président Obama décide d’intervenir après les décapitations spectaculaires et de mettre sur pied une coalition. Grâce aux drones, aux forces spéciales et au renforcement des troupes kurdes, le mouvement a pu être à peu près endigué. Il n’y a pas eu de bataille de Bagdad. Il était rationnel que nous apportions notre aide, en engageant des moyens. Cependant, pour éradiquer le mouvement, il faudrait une action militaire au sol et une solution politique en Irak et en Syrie. Or aucun pays occidental ne souhaite envoyer des troupes au sol : le Congrès américain voterait contre, la Grande-Bretagne s’y refuse, tout comme la France. Créer une force à partir des contingents irakiens chiites, kurdes et saoudiens reste difficile. Quant aux solutions politiques, elles supposent la création d’un Irak fort où le gouvernement chiite respecterait les sunnites - or rien de tel ne se fera sans l’Iran - mais également en Syrie. La tête du système Daech est en Syrie. Mais si on casse Daech en Syrie, on consolide de facto le régime Assad, car il n’y a pas de force démocratique assez forte sur le terrain syrien. Nous sommes placés dans une contradiction insurmontable. Sur le plan réaliste, il faudrait pouvoir accepter de coopérer davantage avec l’Iran et nous résigner à ce que Bachar el-Assad ne tombe pas. Bien sûr, des alliances difficiles se sont nouées pendant la Seconde guerre mondiale : face à Hitler les Etats-Unis se sont alliés à Staline. Mais certains choix dramatiques sont difficiles à assumer par les diplomaties d’opinion. L’affaire syrienne nous place devant une contradiction que nous ne savons pas gérer. Comme s’en inquiétait déjà Tocqueville, dans les démocraties, « les politiques étrangères sont souvent menées à partir de la politique intérieure ».

La Russie pourrait retrouver un rôle utile à jouer en Syrie, si elle dissociait ses intérêts de ceux du clan Assad. Encore faudrait-il avoir trouvé auparavant un compromis sur l’Ukraine, et avoir repensé les relations Russie/OTAN, UE, etc. Pour l’instant, aucun dirigeant occidental ne souhaite s’engager dans cette voie, sauf peut-être François Hollande.

M. Gaëtan Gorce. - Les démocraties occidentales sont confrontées à un certain nombre de contradictions. La France a-t-elle intérêt à poursuivre son intervention en Irak ? Certes, nous avons commencé, mais faut-il aller au-delà ? Les militaires avancent également l’argument d’un devoir de réciprocité vis-à-vis des États-Unis qui nous ont soutenus en Afrique. Enfin, nous participerions à la lutte contre le terrorisme. Ce dernier argument reste contestable car, par manque de définition politique, la lutte contre le terrorisme nous entraînerait dans une intervention dont nous ne pouvons pas mesurer les conséquences. La priorité est sans doute de réfléchir avec un temps d’avance. En maintenant nos forces en Irak, nous contribuons à renforcer le pouvoir de l’Iran dans la région, ce qui aura des conséquences, notamment, sur la question du nucléaire. Il faut également prévoir un affaiblissement de la Turquie et l’émergence d’une puissance kurde. Quant à la France, elle se retrouverait en position subalterne par rapport aux États-Unis, tant sur le plan militaire que diplomatique. Sommes-nous prêts à cela ?

Mme Hélène Conway-MouretUne zone d’ombre entoure l’engagement des 170 sociétés de sécurité américaines, qui ont presque toutes disparu, au moment où le gouvernement irakien s’est constitué. Quelle est votre opinion sur la face cachée de l’intervention américaine en Irak ?

L’opinion publique est volatile. Comment expliquez-vous que les dirigeants lui accordent autant d’attention, alors qu’il n’y a eu aucun mouvement de foule comparable aux manifestations contre la guerre du Viêtnam, par exemple ?

M. Aymeri de Montesquiou. - Monsieur le ministre, vous cultivez le paradoxe : vous nous dites que nous avons besoin de l’Iran et qu’Assad vaut mieux que Daech, mais qu’il est préférable de ne pas choisir… Je partage un certain nombre de vos interrogations. Néanmoins, ne vaudrait-il pas mieux défendre devant l’opinion publique l’idée qu’un non-choix serait la pire des solutions ? L’Iran, ce n’est pas l’idéal, Assad non plus, mais l’ennemi principal, c’est Daech. Et la toile de fond, n’est-ce pas le conflit entre Téhéran et Ryad ?

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous proposez de faire d’Assad un objectif de conclusion et pas de départ, suivant là la ligne du maréchal Sissi.

M. Hubert Védrine. – Le système militaire américain, qui dispose pourtant d’un budget considérable, trouve parfois moins coûteux et moins contraignant de faire appel à des sociétés privées de sécurité. Cela les regarde.

Sur le poids de l’opinion publique, j’ai cité Tocqueville. La question demanderait plus de temps. À l’heure de la démocratie instantanée, de l’internet et des blogs, les pouvoirs publics sont menacés de perdre leur capacité d’action dans la durée, ce qui est pourtant stratégique. Ce processus pernicieux et handicapant touche maintenant aussi la politique étrangère en Occident. Pour l’opinion, le scénario à long terme ne compte pas ; elle réagit sur le moment. Donc la France ne devrait rester engagée en Irak que dans le cadre d’un projet politique clair et constructif.

Je trouve un peu dangereux l’argument de la réciprocité Etats-Unis/France, Mali/Irak ; nous ne sommes pas intervenus en Afrique pour défendre nos intérêts, mais pour lutter contre la menace pour tous que représentait une base arrière terroriste. La lutte contre le terrorisme n’est pas non plus un argument suffisant. Pour l’emporter, il faudrait qu’au sein de l’Islam les modernistes s’imposent face aux extrémistes. Cela arrivera, un jour, mais quand ? Il faudrait aussi régler le problème israélo-palestinien. En revanche, le maintien de notre engagement se justifie dans la perspective d’une pacification générale à long terme du Moyen-Orient et en tant que membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies.

Notre marge de manoeuvre devrait nous permettre de rester engagés tout en précisant notre vision sur l’avenir de l’Irak, incluant un scénario où l’Iran serait réintégré dans le jeu international, un pays dont le potentiel est immense. Mais nous devrons être vigilants pour obtenir un bon accord sur le nucléaire. La Turquie devra conserver un rôle. Quant aux Kurdes d’Irak, avec qui nous entretenons de bonnes relations, nous devrions les encourager à ne pas se montrer trop provocants ou impatients dans leurs exigences, pour ne pas provoquer la reconstitution d’une coalition des voisins contre un État kurde. L’existence du Kurdistan irakien autonome est déjà une belle victoire ! En Syrie, l’élimination complète de Daech est une priorité qui devrait passer avant une éventuelle élimination du régime.

Sur toutes ces questions, je plaide pour une approche plus réaliste.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Vous plaidez en somme pour la mise en place d’une politique étrangère ! C’est un jugement sévère. Une mission d’information sur l’Iran doit bientôt commencer ses travaux au sein de notre commission. Nous vous recevions pour parler de notre politique de défense ; vous nous avez répondu en parlant de politique étrangère. Merci, en tout cas, pour vos analyses !

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Débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak – Audition du Général de division (r) Vincent Desportes, professeur associé à Sciences Po Paris

La commission auditionne le général de division (r) Vincent Desportes, professeur associé à Sciences Po Paris, en vue du débat en séance publique sur la prolongation de l’opération Chammal en Irak, en application de l’article 35 de la Constitution.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Nous poursuivons nos travaux relatifs au débat, qui se tiendra en séance publique le 13 janvier prochain, sur la prolongation de l’opération Chammal.

Mon général, je suis très heureux de vous accueillir. Vous êtes à la fois général et professeur, votre parole nous intéresse donc particulièrement. Nous sommes préoccupés par la situation. Nous aurions du mal à refuser d’autoriser la poursuite de l’intervention, néanmoins la simple continuité nous pose problème, notamment au regard des critères énoncés par le Livre blanc de 2008. Nous voudrions avoir votre point de vue, juste avant d’entendre le ministre de la défense.

Général Vincent Desportes, professeur associé à Sciences Po Paris. – Avant de revenir vers les critères d’évaluation des opérations extérieures, je crois qu’il faut dire, affirmer et répéter sans faiblesse : « Daech delenda est ». Ayons la force de Caton l’Ancien.

Daech est aujourd’hui le danger majeur. Nous n’avons certes pas les moyens de tout, en même temps. Les menaces doivent être priorisées, quitte à consentir quelques compromis avec les moins brûlantes : dans le monde réel, dans un contexte de ressources et de moyens limités, notre politique ne peut être que réaliste.

« Daech delenda est » … mais nous ne pourrons répandre le sel sur le sol de l’Irak et de la Syrie. Il faudra au contraire le rendre fertile pour de nouvelles semences.

« Daech delenda est » … et pourtant votre interrogation demeure fondamentale : personne ne doute ici qu’il faille détruire Daech, mais devons-nous participer nous-mêmes à cette destruction ?

Un mot sur Daech, d’abord.

Ne doutons pas de la réalité de la menace directe pour nos intérêts vitaux, dont notre territoire et notre population. Daech est le premier mouvement terroriste à contrôler un aussi vaste territoire (35% du territoire irakien, 20% du territoire syrien). Ce qui représente 200 000 km² (soit l’équivalent de l’Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, PACA et Rhône-Alpes réunis) et une population de l’ordre de 10 millions de personnes. Ce territoire est imparfaitement mais réellement « administré » par un « ordre islamique », fait de barbarie et de rackets. Daech dispose d’un véritable « trésor de guerre » (2 milliards de dollars selon la CIA), de revenus massifs et autonomes, sans comparaison avec ceux dont disposait Al-Qaïda. Daech dispose d’équipements militaires nombreux, rustiques mais aussi lourds et sophistiqués. Plus que d’une mouvance terroriste, nous sommes confrontés à une véritable armée encadrée par des militaires professionnels.

Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les États-Unis. Par intérêt politique à court terme, d’autres acteurs – dont certains s’affichent en amis de l’Occident – d’autres acteurs donc, par complaisance ou par volonté délibérée, ont contribué à cette construction et à son renforcement. Mais les premiers responsables sont les Etats-Unis. Ce mouvement, à la très forte capacité d’attraction et de diffusion de violence, est en expansion. Il est puissant, même s’il est marqué de profondes vulnérabilités. Il est puissant mais il sera détruit. C’est sûr. Il n’a pas d’autre vocation que de disparaître.

Le point est de le faire disparaître avant que le mal soit irréversible, avant que ses braises dispersées n’aient fait de ce départ de feu un incendie universel. Il faut agir, de manière puissante et déterminée, avec tous les pays de la région.

Il faut agir, mais qui doit agir ?

Avant d’aller plus loin dans mon raisonnement, je voudrais, comme vous l’avez souhaité, étudier quelques-uns des critères retenus comme fil guide de ces auditions. J’aborderai d’abord celui de la capacité « d’analyse exacte du contour spatio-temporel et financier d’un engagement ». Ce critère est en opposition profonde avec la nature même de la guerre.

Car, depuis que le monde est monde, personne n’a jamais pu « commander » à la guerre. Le rêve du politique, c’est l’intervention puissante, rapide, ponctuelle, qui sidère. C’est le mythe cent fois invalidé du « hit and transfer », du choc militaire qui conduirait directement au résultat stratégique et, dans un monde parfait, au passage de relais à quelques armées vassales immédiatement aptes et désireuses d’assumer elles-mêmes les responsabilités. Las ! Les calendriers idéaux (du genre « Cette opération va durer six mois ») sont toujours infirmés par ce que Clausewitz appelle la « vie propre » de la guerre. La guerre appartient à l’ordre du vivant, elle n’est pas un objet, elle est un sujet. Dès lors, n’espérons jamais « commander à la guerre » : c’est elle qui imposera son calendrier et ses évolutions. Cela a toujours été vrai : je relie mon propos à trois stratégistes qui inscrivent dans le temps éternel cette caractéristique incontournable de la guerre. 400 av. JC, évoquant la guerre du Péloponnèse, Thucydite indique que « La guerre ne se développe jamais selon un plan arrêté ». Au XVe siècle, Machiavel considère pour sa part que, si « on rentre dans la guerre quand on veut, on en sort quand on peut ». Il y a quelques années, un officier de cavalerie qui connaît la guerre mieux que personne pour en avoir souffert dans sa chair et l’avoir pratiquée à tous les niveaux, je veux parler de Winston Churchill, affirme dans ses mémoires, « Ne pensez jamais, jamais, jamais qu’une guerre peut être facile et sans surprise ; (…) l’homme d’Etat qui cède au démon de la guerre doit savoir que, dès que le signal est donné, il n’est plus le maître de la politique mais l’esclave d’événements imprévisibles et incontrôlables ».

Il a tellement raison ! Prenons deux exemples récents. Quand les Etats-Unis se lancent dans la deuxième guerre du Golfe en 2003, ils ne savent pas qu’elle va les entraîner, 11 ans plus tard, dans une troisième guerre du Golfe. Quand la France décide de stopper les chars libyens devant Benghazi en 2011, elle ne sait pas que cela va l’entraîner en 2013 au Mali et pour de très longues années dans la bande sahélo-saharienne.

De la première bataille à « la paix meilleure » qu’elle vise, il y a toujours un long chemin chaotique qui ne produit le succès que dans la durée, l’effort et la persévérance. Donc, quand on rentre dans une guerre, il faut avoir de la ressource, ce que j’appelle de la « profondeur stratégique » – notion fondamentale – pour pouvoir « suivre » (dans le sens du jeu de poker) et pouvoir s’adapter… ce que nous avons été tout à fait incapables de faire en Centrafrique par exemple.

Je veux insister encore un peu sur ce problème du nombre, car il est crucial. Il est directement lié au concept de résilience. Résilience dans chaque crise et résilience globale. Aucune de nos interventions ne peut produire ses effets dans le temps court, mais notre capacité de « résilience ponctuelle » est très faible : à peine arrivés, il faut partir. C’est pire dans le temps long, et pourtant il faut bien intervenir face aux menaces extérieures.

Au bilan, quelle que soit l’armée considérée, nous sommes engagés au-dessus des situations opérationnelles de référence, c’est-à-dire que chaque armée est en train d’user son capital sans avoir le temps de le régénérer. Nous avons des forces insuffisantes en volume. Pour compenser, tant au niveau tactique qu’au niveau stratégique, nous les faisons tourner sur un tempo très élevé qui les use. C’est-à-dire que si ce suremploi continue, l’armée française sera dans la situation de l’armée britannique sur-employée en Irak et en Afghanistan et obligée pendant quelques années d’arrêter les interventions et de régénérer son capital « at home ». L’effort considérable produit aujourd’hui au profit des interventions a des répercussions fortes et mesurables sur les forces en métropole, en termes de préparation opérationnelle en particulier.

Le sens des responsabilités exige de tordre définitivement le cou au mythe de la guerre courte. Ecartons définitivement les faux rêves toujours invalidés du « first in, first out » et du « hit and transfert ». Cela n’a marché ni pour les Américains en Irak, ni pour nous au Mali. D’ailleurs le « hit and run » n’est pas un facteur de stabilité : nous en sommes à la cinquième opération « coup de poing » en Centrafrique, 34 ans après la première, Barracuda en 1979. Une opération qui dure n’est pas forcément une opération qui s’enlise !

D’ailleurs le Livre blanc de 2008 a, au moins de manière théorique, bien pris en compte cette nécessité. Il postule que : « les phases de stabilisation peuvent s’étendre sur des années » ou que « ces opérations s’inscrivent dans le temps long » et avance que « l’aptitude à durer » est un facteur fondamental de l’efficacité des armées.

Dans ces conditions, il est bien évident que la délimitation de l’espace et du temps, l’évaluation et la maîtrise des coûts relèvent de la gageure. Ce rêve peut être utile en termes de communication politique, mais son propre discours ne doit pas leurrer le politique.

Comment compléter utilement la grille d’évaluation 2008 ?

Je voudrais d’abord prendre un instant pour rappeler ce qu’il est convenu d’appeler la doctrine Powell, admirée en son temps puis oubliée avec ce dernier après son mensonge public, à la face du monde, le 5 février 2003.

Cette « doctrine » a été définie à l’aube de la guerre du Golfe en 1990. Elle se résume à une série de questions :

- Des intérêts vitaux sont-ils en jeu ?

- Des objectifs atteignables ont-ils été définis ?

- Les risques et coûts ont-ils été objectivement analysés ?

- Toutes les autres options non-violentes ont-elles été épuisées ?

- Existe-t-il une stratégie de sortie permettant d’éviter un embourbement ?

- Les conséquences de l’intervention ont-elles été évaluées ?

- Le peuple américain soutient-il cette action ?

- Avons-nous un réel soutien de la communauté internationale ?

Cette grille est bien imparfaite, mais elle est claire et pourrait encore utilement servir d’exemple à nos responsables exécutifs.

Pour ma part, je dirais que toute intervention doit respecter les grands principes stratégiques. J’en citerai cinq :

Premier principe : il ne faut s’engager que si l’on peut influencer au niveau stratégique. Sinon, on use ses forces sans capacité d’influence, on est plutôt discrédité et on ne gagne rien en image. C’est le cas de la Grande Bretagne en Irak et en Afghanistan ; elle a fini par y être relevée sans gloire après y avoir littéralement usé ses armées jusqu’à la corde. C’est le cas de la France en Afghanistan : elle y a conduit une « guerre américaine » sans influence stratégique globale, sans influence sur le cours des opérations, sans influence sur la direction de la coalition. A contrario, la Libye et le Mali – et l’opération Barkhane désormais – ont eu un effet profond sur la perception de la France dans le monde et par ses partenaires.

Deuxième principe : il ne faut intervenir que là où cela a du « sens stratégique ». C’est-à-dire quand notre action vise à préserver nos intérêts, à être à la hauteur de nos responsabilités… et c’est aussi notre intérêt car la France est grande dans le monde, en particulier par sa place au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais cette place lui est contestée tous les jours, et il faut qu’elle la défende, qu’elle la légitime tous les jours. Et elle ne peut le faire que par sa capacité de gestion utile des troubles du monde. Ce qui, au passage, impose absolument la nécessité de conforter notre capacité à agir comme « nation-cadre » et à « entrer en premier ». N’en doutons pas : notre place parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies et notre influence dans les affaires du monde sont d’abord fondées sur notre capacité à agir de manière concrète dans les crises (capacité et crédibilité).

Troisième principe : il faut définir des objectifs atteignables. Serval, au Mali, est un cas d’école : les objectifs fixés par le Président de la République, dont l’état final recherché, ont été clairs et, au moins initialement, compatibles avec les moyens disponibles. En Afghanistan, les objectifs ont très vite dérivé et dépassé les moyens dont la coalition disposait (en termes de temps et de capacité de contrôle de l’espace terrestre en particulier).

Quatrième principe : il ne faut intervenir que quand l’action envisagée est compatible avec les moyens disponibles, immédiatement et à terme. Ici le contraste entre le Mali et l’Afghanistan, mais aussi entre le Mali et la RCA, est frappant. Pourtant le Livre blanc de 2008 était clair sur ce point. Il rappelait que « le critère du nombre – effectifs et équipements – demeure pertinent et ne peut entièrement être compensé par la qualité (…) il reste un facteur déterminant » quel que soit le milieu. Le Livre blanc 2013 parle de « volume de forces suffisants ». Dans les faits, l’opération Serval était un pari extrêmement risqué, chacun le sait, en raison du très faible volume de forces déployées, conjugué à la grande vétusté de la majorité des équipements utilisés. L’opération Sangaris est un pari qui a échoué : le pari fait de la « sidération initiale » a échoué. Ensuite, le déni de réalité conjugué à notre manque de moyens a empêché l’adaptation de la force à la réalité du terrain et au déploiement immédiat des 5 000 hommes qui étaient indispensables.

Cinquième principe : il ne faut « pas faire le premier pas sans envisager le dernier ». La formule est de Clausewitz : deux siècles plus tard, elle est toujours d’actualité. Cela veut dire, avoir une stratégie de sortie : et on opposera facilement ici encore le Mali et RCA. Cela veut dire qu’il faut évaluer sans idéologie, sans aveuglement, les conséquences d’une intervention, surtout si l’on n’a pas l’intention d’aller jusqu’au bout.

Il est bon ici de se rappeler ce que le Ministre Powell nommait le syndrome de « Pottery Barn », grande chaîne de magasins de vaisselle aux Etats-Unis. Nous étions en 2002, et Colin Powell voulait dissuader George W. Bush de lancer son agression de l’Irak. Il disait ainsi : « Quand vous entrez chez “Pottery Barn”, ce que vous cassez vous appartient ». Il avait raison. L’Irak et le Moyen-Orient « appartiennent » aux Etats-Unis, comme les conflits régionaux, en cascade, que cette agression a engendrés, tout comme l’Etat Islamique, « appartiennent » aux Etats-Unis. De la même manière, la Libye appartient à la France, tout comme le chaos régional que nous avons provoqué sur toute la bande Sahélo-saharienne. Du moins si l’on considère qu’il y a un lien entre le sens de la civilisation et le sens de la responsabilité …

Je tiens à évoquer votre quatrième point, celui du poids budgétaire des OPEX. Il ne s’agit pas « d’avoir les moyens de ses émotions ». Il s’agit de « consentir les investissements nécessaires à la sécurité des Français », selon le mot du ministre Le Drian. Cela n’a rien à voir !

Il est d’abord bien évident que s’offrir une Porsche et être ensuite incapable de payer le carburant pour la faire rouler relève du non-sens. Madeleine Albright avait bien raison quand elle posait la question : « A quoi servent nos belles forces armées si nous ne pouvons nous en servir ».

Le sous-dimensionnement patent du budget OPEX a des effets pervers considérables dont doivent être conscients ceux qui en décident. D’abord, laisser dire par les media, sans démenti formel, que les armées dépensent indûment le maigre budget français relève de la faute morale, au moment où nos soldats se battent sur tous les fronts, pour la France et à ses ordres, avec des ressources beaucoup trop comptées. Ensuite, parce que nous sommes toujours en dessous de la « taille critique », ce sous-dimensionnement du budget a des conséquences directes tant sur le succès des opérations que sur la sécurité de nos soldats : ils s’en retrouvent mis en danger.

Aujourd’hui dès qu’une opération est décidée, les planificateurs ont pour ordre strict de limiter au maximum les moyens, non en fonction des exigences opérationnelles mais selon une stricte logique budgétaire. Puis, dès que l’opération est lancée, la seule préoccupation des planificateurs est de rapatrier au plus tôt le maximum des moyens déployés. Avec trois conséquences funestes :

Premièrement, nos soldats se retrouvent toujours en sur-danger par rapport à une opération planifiée normalement, c’est-à-dire en fonction de sa finalité et des exigences opérationnelles. Les options tactiques sont rarement des options « opérationnelles » : ce sont des choix tactiques par défaut, sous forte contrainte. L’opération Sangaris est un exemple dramatique de cette dérive : moyens très insuffisants dès le départ et aucune adaptation des volumes, même lorsque le besoin est criant ;

Deuxièmement, nos forces ont le plus grand mal à remplir leurs missions et agissent en opposition flagrante avec un principe premier de la guerre, le principe de masse et de submersion. L’action, exécutée à moyens comptés, tarde à produire ses effets et coûte finalement beaucoup plus cher. Ainsi, nos forces sont conduites à mener des opérations séquentielles et non parallèles. C’est l’exemple type de Sangaris : d’abord la Séléka, puis les anti-Balaka : la force française y perd son efficacité et son caractère d’impartialité ;

Troisièmement, nos armées ont été déjà transformées en « kit expéditionnaire », donc capables de gagner des batailles mais pas de gagner les guerres – c’est-à-dire produire un « état de paix meilleur que le précédent » selon le mot de Liddell Hart. Aujourd’hui, on accélère leur retrait, gâchant leurs succès initiaux qu’elles ne peuvent plus transformer en succès stratégique et politique. Après avoir repoussé, détruit ou conquis, nous n’avons jamais assez de forces pour « mailler » et « tenir ».

Ainsi, de l’Afghanistan à la RCA en passant par le Mali, le problème majeur est celui de la « permanence » et le syndrome qui lui correspond, celui de « Sisyphe guerrier », reconquérant tous les matins ce qu’il a dû abandonner la nuit.

J’en arrive à Chammal. Après quelques détours, j’en conviens, mais l’on ne perd jamais son temps à prendre un temps de recul stratégique, à une époque où, justement, la tendance est de raisonner dans le temps court, en termes de dépenses de comptoir, des problèmes qui relèvent du temps long et d’investissements lourds.

Je ne m’attarde pas sur l’ahurissante contradiction actuelle entre, d’une part, l’embrasement du monde à nos portes, à notre est, à notre sud-est, à notre sud, la multiplication de nos interventions et, d’autre part, la détérioration profonde et rapide de nos capacités budgétaires avec, en aval, celle de nos capacités militaires. Tout le monde le sait, à droite et à gauche. Certains, trop peu nombreux, le disent.

Il y a toujours plus d’opérations et toujours moins de moyens. Et nous courons sans espoir derrière au moins un succès concret. Nous déshabillons Pierre pour habiller Paul, puis Paul pour rhabiller Pierre et habiller Jacques.

Trop tôt, nous réduisons nos forces au Mali parce qu’il faut aller en RCA ; là, notre faible contingent produit des résultats bien imparfaits mais déjà nous le déshabillons parce qu’il faut bien faire Barkhane … mais qu’il faut aussi aller reconquérir au Mali l’ Adrar des Ifoghasque nous avons lâché trop vite. L’adjudant Thomas Dupuy y trouvera la mort …

Alors ? Tenons-nous au principe bien connu de la guerre : le principe de concentration … ou à sa version populaire : « qui trop embrasse mal étreint ». Arrêtons de nous éparpiller ! Regardons les choses en face.

Etat islamique. « Daech delenda est » : certes ! Nous sommes profondément solidaires, mais nous ne sommes aucunement responsables. Nos intérêts existent, mais ils sont indirects. Nos capacités sont limitées et dérisoires, là-bas, par rapport à celles des Etats-Unis et notre influence stratégique est extrêmement limitée. Bien que nous soyons le 3e en termes de participation aérienne, nous sommes considérés par les Américains comme le 9e contributeur, derrière l’Arabie Saoudite. Au sein de l’état-major interalliés et interarmées opératif au Koweït, notre poids et notre accès est très limité, avec seulement une cinquantaine de postes non ABCA sur un millier. Le problème est d’une très grande complexité et ne sera réglé que dans le temps très long, en exigeant toujours plus de moyens.

Barkhane. Nous sommes profondément responsables. A la fois du chaos que nous avons créé et, qu’on le veuille ou non, de la stabilité de la bande sahélo-saharienne et de la frange nord-ouest de l’Afrique noire. De plus, nous y avons des intérêts directs de toute nature. Le problème est militairement beaucoup plus simple, avec des solutions politiques plus claires. La sortie sera plus aisée. Personne ou presque ne viendra nous aider, parce que la solidarité internationale, parce que la solidarité européenne n’existent pas. A défaut d’aide internationale, nous disposons d’une grande autonomie stratégique. Nous, nous y sommes pour longtemps et il faudra bien aller, un jour, en outre, s’occuper du chaos libyen et de la menace Boko Haram qui va continuer à se poser de manière croissante. Nous n’aurons pas le choix.

Alors ? Alors, de grâce, concentrons-nous. Laissons quelques officiers planifier dans les centres d’opérations ; laissons nos trois couleurs flotter sur l’état-major de la coalition anti-Daech. Il faut continuer à payer le prix minimal pour le ticket d’accès à l’information, mais il fait veiller au contrôle de son inflation, déjà en oeuvre. Mais concentrons tous nos efforts et nos maigres moyens sur cette opération Barkhane, gigantesque défi stratégique et logistique, conduit aujourd’hui avec un effectif dérisoire pour une mission de sécurité ultra-complexe couvrant une zone immense de cinq pays aux frontières poreuses, avec un dispositif français déjà au bout de ses capacités.

Et nous n’avons pas le choix : nous devons y vaincre, forcément sur le temps long. Pour le monde. Mais surtout pour la France et la sécurité de nos concitoyens.

M. Jacques Gautier. - Concernant le sous-dimensionnement du budget des OPEX, je me satisfais de la formule actuelle, consistant à inscrire une dotation déterminée dans le budget du ministère de la défense et à prévoir un financement interministériel du dépassement, dans la mesure où l’engagement des OPEX est une décision d’ordre politique. Compte tenu de la contrainte de réduction des coûts, je m’interroge, par ailleurs, sur ce que peut apporter la participation du porte-avions Charles de Gaulle à l’opération Chammal, dès lors que la France dispose déjà de Mirage en Jordanie et de Rafale aux Emirats Arabes Unis.

M. Joël Guerriau. - J’ai apprécié votre remarquable exposé et retenu les cinq principes que vous avez cités. Vous avez dit que la France avait eu raison d’intervenir au Mali et en Libye tout en précisant, ce qui m’a rassuré, qu’il convenait d’aller jusqu’au bout et d’y restaurer une paix durable. Je retiens de votre propos la règle d’or suivante : il ne faut s’engager dans une guerre que si on a la capacité à durer.

M. Jean-Marie Bockel. - J’apprécie l’originalité et la finesse de vos analyses depuis que je vous connais. Mais je note qu’au sein de l’institution militaire, vos prises de positions font débat.

M. Aymeri de Montesquiou. - Vous avez remisé aux oubliettes la doctrine Guderian de la guerre éclair (Blitzkrieg). Vous avez souligné l’importance du territoire de Daech (200 000 km) au regard des effectifs limités dont il dispose (30 000 hommes). Il s’agit là d’un point faible pour Daech, d’autant qu’il n’a pas d’aviation. En outre, je me demande comment il est possible d’influencer une coalition : soit on la dirige, soit on est dirigé. Et quand on est dirigé, défend-on vraiment ses intérêts ?

M. Daniel Reiner. - Aurait-il été imaginable que la France ne fasse pas l’opération Chammal ?

M. Gilbert Roger. - Dans votre propos, vous n’avez pas évoqué l’Europe. J’ai le sentiment que la France est bien seule, politiquement et militairement. D’un point de vue stratégique, Daech dispose d’immenses ressources, notamment grâce à un trafic de pétrole à ciel ouvert. N’est-on pas en mesure de détruire cette source d’enrichissement ? Pourquoi ne le fait-on pas ?

M. Robert del Picchia. - Vous défendez l’idée que pour intervenir, il faut d’abord tout prévoir. Quid de l’urgence ? Quand il y a urgence, il n’y a donc pas d’intervention possible ?

Général Vincent Desportes. – Je répondrai de façon synthétique à l’ensemble de ces questions.

D’abord, je comprends le raisonnement de M. Gautier. La logique poursuivie par le Gouvernement est compréhensible. Cependant, elle se traduit par de nombreux effets pervers. Les options tactiques sont prises par défaut, sous fortes contraintes budgétaires. Mesurées dès le départ au plus juste, les forces sont redimensionnées au plus tôt, ce qui affecte tant la sécurité de nos soldats que l’efficacité de la mission.

S’agissant de l’emploi du porte-avions en OPEX, avant qu’il ne rentre en indisponibilité technique, si ce renfort paraît utile, je n’y vois pas d’objection, pour autant que cela ne coûte pas trop cher et n’impacte pas les autres budgets ; je ne suis pas un spécialiste de cette question. Mais la priorité, à mes yeux, est de renforcer les moyens alloués à l’opération Barkhane.

Pour revenir sur la nécessité de ne s’engager que lorsqu’on dispose de la capacité de le faire dans la durée, je précise que l’opération libyenne, au moment de son lancement, était selon moi raisonnable – arrêter les chars à Benghazi, c’était une décision légitime et morale. La dérive est venue ensuite : nous n’avons ni pu, ni su gérer « l’après » de notre intervention.

M. Daniel Reiner. - On ne sait pas le faire !

Général Vincent Desportes. – Dans ce cas, arrêtons-nous ! Nos armées, aujourd’hui, sont des sortes de « kits » expéditionnaires, sans profondeur stratégique ; on n’a pratiquement jamais les moyens de « durer » dans les opérations. Or il n’y a jamais de succès stratégique dans le temps court ! Ce que la France a fait au Mali a d’abord été très bien fait, mais nous avons réduit beaucoup trop vite nos effectifs. Dans un contexte de moyens contraints, il importe de concentrer nos interventions, et d’inscrire celles-ci dans le temps long. Les opérations « aller et retour » permettent d’atteindre des résultats d’ordre technique, mais pas d’aboutir aux solutions politiques nécessaires. C’est l’histoire du monde !

A l’attention de M. Bockel : je crois qu’au sein des armées où j’ai de nombreux contacts, la majorité approuve mes propos. J’ajoute qu’un problème fondamental des militaires réside dans le fait de ne pas pouvoir s’exprimer lorsqu’ils portent l’uniforme, parce qu’ils le portent, puis de ne plus pouvoir parler lorsqu’ils l’ont quitté, car ils sont alors censés ne plus connaître les sujets sur lesquels ils auraient pu s’exprimer ! Les armées constituent aujourd’hui le seul corps social de la Nation à ne pas disposer de système d’auto-défense, d’une forme d’ordre professionnel. Ainsi, pour des raisons ancrées dans l’histoire, le corps des officiers, à mon sens, ne remplit plus aujourd’hui le rôle qui est le sien dans la Nation, souvent par excès de déférence, me semble-t-il. C’est un sujet dont il faudrait débattre.

M. Jean-Marie Bockel. - Très bien !

Général Vincent Desportes. – Sur Daech, je suis d’accord avec M. de Montesquiou : plus cette organisation terroriste cherchera à étendre son emprise territoriale, plus elle se fragilisera et sera susceptible de subir nos frappes. Ce choix de la territorialisation signe la mort programmée de Daech – Napoléon fut défait devant Moscou ! Et c’est ainsi que Daech mourra avant Al-Qaïda. Quant à la question de rompre les flux qui en assurent le soutien, je pense, sans connaître le détail opérationnel en cause, qu’une part de la difficulté tient au fait que l’on frapperait là en territoire ami.

En Afghanistan, nous avons servi à peu de chose. A l’inverse, l’opération Barkhane est utile et bien menée, nous y disposons d’une capacité de direction et d’influence ; ce n’est pas le cas dans l’opération Chammal.

Enfin, pour revenir sur la question de l’urgence, je crois que l’on est tout à fait capable d’agir et de se projeter en urgence quand cela est nécessaire – on a su le faire au Mali ; mais que l’urgence n’empêche pas la réflexion stratégique.

M. Jean-Pierre Raffarin, président. - Merci, mon général, pour l’ensemble de ces éléments, et pour votre liberté de parole et votre ouverture au débat, ainsi que la clarté avec laquelle vous exposez vos convictions.

 

 Source : senat.fr, 17/12/2014

Source: http://www.les-crises.fr/le-general-desportes-au-senat-daech-a-ete-cree-par-les-etats-unis-2014/


La bannière étoilée derrière le drapeau noir, par Maxime Chaix

Tuesday 1 December 2015 at 00:08

Source : De Defensa, le 20 août 2015.

Les politiques profondes occidentales et l’émergence de Daech

La « Politique profonde » a été définie par Peter Dale Scott comme l’étude de « l’ensemble des pratiques et des dispositions politiques, intentionnelles ou non, qui sont habituellement refoulées dans le discours public plus qu’elles ne sont admises ». (1) Aujourd’hui, l’un des principaux spécialistes de cette discipline est le chercheur britannique Nafeez Mosaddeq Ahmed, qui se présente sur son site officiel comme un « journaliste d’investigation analysant les politiques profondes de la “guerre contre le terrorisme”, dans le contexte de la crise de la civilisation [industrielle]. » (2) Le Dr. Ahmed est un lecteur assidu de Peter Dale Scott, dont il a vivement recommandé le dernier ouvrage, intitulé L’État profond américain. À cette occasion, il a décrit le Dr. Scott comme « un pionnier dans l’étude méthodique de l’État de sécurité nationale [,] et de son influence occulte dans tous les domaines de la politique étrangère et intérieure des États-Unis ». (3)

En mai dernier, en se basant sur des documents rendus publics grâce à Judicial Watch, Nafeez Ahmed révéla que le Renseignement militaire du Pentagone (DIA) avait prédit en 2012 l’émergence d’un « État Islamique » (4) à cheval entre l’Irak et la Syrie, accusant l’administration Obama – et plus généralement « l’Occident, les États du golfe Persique et la Turquie » –, d’avoir encouragé la montée en puissance de Daech. (5) Il s’avère que ses analyses, qui lui avaient valu de nombreuses critiques, viennent d’être corroborées par l’ancien directeur de la DIA lui-même, comme nous le verrons dans cet article.

Ainsi, l’étude et la mise au jour des politiques profondes des États-Unis et de leurs alliés, dont la France, sont d’une importance vitale. En effet, depuis le 11-Septembre, nous observons en Occident une succession de dérives autoritaires légitimées par la lutte antiterroriste, (6) alors qu’à l’étranger, des milices jihadistes ont été clandestinement soutenues par les principales puissances de l’OTAN et leurs alliés moyen-orientaux depuis les années 1980, (7) notamment en Libye et en Syrie. Il en résulte un débat public orwellien, dans lequel la plupart des groupes terroristes sont présentés comme des ennemis de la démocratie – ce qu’ils sont indiscutablement –, alors que des stratégies de déstabilisation systémique (8) conduisent des États de l’OTAN et du CCG à les appuyer sur différents théâtres d’opération. (9) Bien souvent, ces politiques profondes engendrent un chaos durable et meurtrier, pour reprendre les exemples de la Libye et de la Syrie (10) ; et puisqu’elles renforcent des réseaux jihadistes qui nous sont hostiles, elles amplifient le risque d’attentats, y compris contre les populations occidentales. Il en résulte que nos libertés publiques sont progressivement supprimées au nom de la lutte antiterroriste. (11)

Depuis l’effondrement des trois tours (12) du World Trade Center, une écrasante majorité de journalistes et d’experts occidentaux nous décrit un monde outrancièrement simplifié, dans lequel l’Occident serait en « guerre contre le terrorisme » – cette campagne globale ayant tué au moins 1,3 million de civils en Irak, en Afghanistan et au Pakistan… (13) Certes, il est indéniable que les opérations spéciales ciblant des leaders jihadistes sont en pleine expansion, en particulier sous les présidences Obama (14) et Hollande. (15) Il est également évident que les divers services de renseignement et de police occidentaux sont perpétuellement engagés dans des opérations de contre-terrorisme, ce qui est légitime. Néanmoins, ce contexte de lutte antiterroriste et de guerres secrètes dissimule une réalité profonde que je dénonce sans relâche : lorsque des intérêts supérieurs sont en jeu, (16) ou que les politiques étrangères sont conditionnées par l’« affectivisme », (17) des milices jihadistes affiliées à al-Qaïda sont clandestinement soutenues par des puissances occidentales, avec la complicité active d’alliés moyen-orientaux tels que le Qatar ou l’Arabie saoudite. (18)

Cette réalité profonde est difficile à accepter, puisque nous avons été conditionnés à croire (19) que nos gouvernements se contentent de lutter de bonne foi contre des réseaux jihadistes opposés à l’Occident. Or, les révélations récentes d’un ancien haut responsable des renseignements états-uniens remettent en cause cette vision du monde simpliste et manichéenne. En effet, le 31 juillet 2015, Al-Jazeera a diffusé une interview de Michael Flynn, l’ancien directeur du Renseignement militaire du Pentagone (DIA). (20) Poussé dans ses retranchements par le journaliste Mehdi Hasan, (21) le général Flynn a avoué un fait aussi alarmant que scandaleux : en 2012, alors que son agence alertait l’administration Obama de la possible émergence d’un « État Islamique » entre l’Irak et la Syrie, la Maison Blanche a délibérément choisi de soutenir clandestinement des réseaux jihadistes combattant le régime de Bachar el-Assad ; selon Michael Flynn, cette politique a favorisé l’émergence de l’organisation Daech… contre laquelle les États-Unis dirigent actuellement une coalition multinationale à l’efficacité pour le moins discutable. (22) En décembre 2014, le général Vincent Desportes avait déclaré au Sénat que Daech était un « monstre » ayant été « créé » par les États-Unis, qu’il a qualifiés de « docteur Frankenstein ». (23) Le général Michael Flynn vient de le reconnaître ouvertement sur Al-Jazeera.

Bien qu’étant informée des risques de cette politique secrète, la Maison Blanche a donc consciemment décidé de soutenir des milices extrémistes en Syrie, avec les funestes résultats que nous connaissons. Selon Nafeez Mosaddeq Ahmed et Peter Dale Scott, des intérêts géostratégiques et énergétiques inavoués ont motivé cette intervention clandestine coordonnée par la CIA, (24) mais opérationnalisée par les services spéciaux turcs, saoudiens et qataris. (25) À l’origine, il semble néanmoins qu’un autre facteur ait sous-tendu les politiques profondes des États-Unis en Syrie : en août 2011, comme l’a expliqué DeDefensa.org, (26) l’administration Obama s’est enfermée dans une non-politique consistant à exiger le départ de Bachar el-Assad, mais sans qu’elle n’intervienne militairement par la suite.

D’après des sources internes au gouvernement états-unien, le processus décisionnel ayant motivé cette posture ne s’est pas basé sur des motifs stratégiques, mais sur la volonté d’être « du bon côté de l’Histoire ». En effet, l’administration Obama avait été critiquée pour sa lenteur et sa prudence excessive face aux événements qui avaient secoué l’Égypte au début de l’année 2011. (27) Sur la question syrienne, certains hauts responsables de l’administration Obama ont d’ailleurs fait état de fortes pressions interventionnistes de la part des médias et des alliés européens des États-Unis, en particulier de la France. (28) Il est vrai qu’à l’époque, et jusqu’à présent, les forces loyalistes de Bachar el-Assad commettent des exactions contre la population civile, (29) ce qui est certes inhumain, mais qui l’est tout autant que les millions de morts et de blessés engendrés par les politiques étrangères occidentales en Irak et en Afghanistan depuis un quart de siècle. (30) Emprisonnée dans cette posture ne permettant aucune négociation avec Bachar el-Assad, et à défaut de souhaiter une intervention militaire directe, la Maison Blanche s’est lancée dans une politique clandestine pour le moins dangereuse et court-termiste.

En 2012, un réseau de bases situées en Jordanie et en Turquie organisait cette guerre secrète sous l’étroite supervision de la CIA, qui coordonna notamment des livraisons d’armes à différentes factions hostiles à Bachar el-Assad. (31) Jusqu’à présent, la politique syrienne de l’administration Obama a officiellement consisté à appuyer des rebelles soi-disant « modérés » (32) ; en réalité, sa politique profonde dans le Levant a visé jusqu’à aujourd’hui (33) à soutenir la nébuleuse al-Qaïda, pourtant accusée par Washington d’avoir perpétré les attentats du 11-Septembre. Ayman al-Zawahiri, le leader de cette organisation, aurait d’ailleurs demandé à ses troupes de ne « pas utiliser la Syrie comme une base pour des attentats contre l’Occident ou l’Europe, afin de ne pas salir la guerre actuelle ». (34) Ces propos ont été recueillis en juin dernier par Al-Jazeera durant une interview du chef d’al-Qaïda en Syrie, Mohammed al-Joulani. Actuellement, ce dernier dirige un réseau extrémiste appelé l’« Armée de la conquête » ; et les médias français ne font pas mystère d’une alliance entre le Qatar, l’Arabie saoudite et la Turquie pour soutenir cette milice d’al-Qaïda et faire tomber le régime de Bachar el-Assad, (35) avec l’assentiment de la Maison Blanche. En effet, selon le grand reporter Gareth Porter, l’administration Obama aurait accepté cette politique à condition que les pays concernés ne fassent pas obstruction à la signature de l’accord sur le nucléaire iranien. (36)

Une « décision délibérée » de la Maison Blanche, puis le chaos

Cet aveu crucial du général Flynn a été initialement relevé par le journaliste freelance Brad Hoff, dans un article traduit par un site d’information alternative, LeSakerFrancophone.net. En effet, comme nous le verrons, aucune source médiatique grand public n’a relayé cette révélation, du moins en France. Je reproduis donc cette traduction du Saker, qui se base elle-même sur un média « alternatif » (ForeignPolicyJournal.com) :

« [Mehdi] Hasan [Al-Jazeera] : – En 2012 les États-Unis aidaient à coordonner les transferts d’armes vers ces mêmes groupes (salafistes, les frères musulmans, al-Qaïda en Irak), pourquoi n’avez-vous pas cessé de le faire si vous vous inquiétiez de la montée en puissance des extrémistes islamistes ?

[Michael] Flynn : – Je déteste dire que ce n’était pas mon boulot… Mais bon… Mon boulot était juste de m’assurer que les informations que nous présentions étaient aussi valides que possible. (…)

Hasan : – Vous êtes donc en train de nous dire qu’à cette époque le gouvernement [des États-Unis] savait que ces groupes existaient, vous en avez vu l’analyse, et vous argumentiez contre [auprès de la Maison Blanche], mais alors, qui n’écoutait pas ?

Flynn : – Je crois que c’est l’administration [Obama].

Hasan : – L’administration a donc fermé les yeux face à votre rapport ?

Flynn : – Je ne crois pas qu’elle ait fermé les yeux, je pense que ce fut une décision. Je pense même que ce fut une décision délibérée. » (37)

En sa qualité d’ancien responsable de la DIA, le général Flynn corrobore ainsi les arguments du journaliste d’investigation britannique Nafeez Mosaddeq Ahmed, que j’ai présenté au début de cet article. En juin dernier, il avait écrit l’analyse suivante :

« [L]e document de la Defense Intelligence Agency (DIA) obtenu par Judicial Watch (…) confirme que la communauté du Renseignement états-unienne avait anticipé la montée en puissance de Daech il y a 3 ans, comme conséquence directe du soutien des rebelles extrémistes en Syrie. [Diffusé à l’administration Obama et aux principaux services secrets US en] août 2012, [cet] “Information Intelligence Report” (IIR) révèle que le noyau dur de la rébellion syrienne était alors dominé par un certain nombre de groupes islamistes, incluant al-Qaïda en Irak (AQI). Il alertait sur le fait que les “puissances soutenant” la rébellion – identifiées dans ce document comme étant l’Occident, les États du golfe Persique et la Turquie –, souhaitaient l’émergence d’une “Principauté Salafiste” dans l’Est de la Syrie afin d’“isoler” le régime d’el-Assad. De plus, ce document contenait la prédiction extraordinairement juste qu’un tel embryon de mini-État islamiste, soutenu par les puissances sunnites de la région, accentuerait le risque de proclamation d’un “État Islamique” à cheval entre l’Irak et la Syrie. Ce rapport de la DIA anticipait même la chute de Mossoul et de Ramadi. » (38)

Après avoir publié cet article, Nafeez Mosaddeq Ahmed fut indirectement taxé de « complotisme » par le spécialiste du Moyen-Orient Juan Cole, (39) s’attirant d’autres critiques d’individus proches des milieux états-uniens de la Défense et du Renseignement ; par la suite, ses analyses furent néanmoins corroborées par des experts et des lanceurs d’alerte de premier plan. (40) À cette époque, la presse française avait peu réagi à ces révélations. Toutefois, dans un article du Point, deux experts minimisèrent l’importance de ce rapport de la DIA. (41) Leurs analyses – rassurant celles et ceux quicroient (42) que la bannière étoilée ne peut se cacher derrière le drapeau noir –, sont aujourd’hui invalidées par l’ancien responsable de cette agence.

La Politique profonde comme alternative au silence médiatique

À la suite des révélations frappantes de Michael Flynn, nous aurions pu nous attendre à un scandale d’ampleur nationale aux États-Unis, voire même à l’échelle mondiale puisque plusieurs pays occidentaux ont activement soutenu les rebelles soi-disant « modérés » en Syrie. Concernant la France, j’avais souligné en juillet dernier que deux importants députés français avaient publiquement accusé le gouvernement actuel d’avoir soutenu al-Qaïda en Syrie. (43) Ces graves accusations ont été très peu relayées dans la presse hexagonale. Or, les révélations de Michael Flynn ont elles aussi été refoulées dans les médias français. (44) En effet, seule la branche francophone de la chaîne Russia Today (RT) en a parlé. Récemment, le grand reporter Anne Nivat s’alarmait de la montée en puissance globale de cette chaîne, puisqu’elle constitue un vecteur d’influence majeur pour le Kremlin. (45) Néanmoins RT, bien qu’ayant une ligne éditoriale loin d’être neutre et irréprochable, est devenue une source d’information qui compense trop souvent le silence médiatique occidental sur des sujets d’une importance vitale, tels que les politiques profondes dénoncées dans le présent article. J’ignore si Madame Nivat est au courant des révélations de Michael Flynn et, le cas échéant, si ses confrères et elle-même vont enquêter sur ce sujet crucial. En effet, au vu de la montée de l’expansion globale du fanatisme islamiste, de telles investigations me paraîtraient salutaires.

Alors que l’organisation Daech devient à juste titre l’ennemi public mondial numéro un, comprendre les véritables raisons de son essor permettrait d’éviter la répétition d’un tel processus dans d’autres régions du monde. Ainsi, dénoncer les politiques profondes des principaux pays de l’OTAN et de leurs alliés pétromonarchiques mettrait ces États face à leur responsabilité historique dans la montée en puissance des réseaux jihadistes et takfiristes au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie centrale. En effet, comme l’a récemment déclaré l’ancien responsable du contre-terrorisme à la DGSE Alain Chouet, « ce que nous appelons “salafisme”, en arabe, cela s’appelle “wahhabisme”. Et là nous sommes à contre-emploi de manière systématique et dans toutes les situations d’affrontement militaire, puisqu’au Moyen-Orient, au Sahel, en Somalie, au Nigeria, etc., nous sommes alliés avec ceux qui sponsorisent depuis trente ans le phénomène terroriste. » (46) Ces alliances, qui laissent le champ libre aux régimes soutenant le wahhabisme à travers le monde, peuvent favoriser des réseaux jihadistes que les États occidentaux finissent par combattre militairement, lorsque la situation devient incontrôlable (talibans et al-Qaïda en Afghanistan depuis 2001 ; différents groupuscules extrémistes au Mali depuis 2013 ; Daech, al-Nosra et Khorasan en Syrie depuis 2014 ; et peut-être, dans un avenir proche, Daech et d’autres milices extrémistes en Libye [47] ).

Néanmoins, il est peu probable que les médias occidentaux exposent un jour ces politiques clandestines irresponsables, qui se caractérisent par un court-termisme et une absence de vision stratégique tout simplement alarmants. De ce fait, l’étude de la Politique et de l’Histoire profondes telles que développées par Peter Dale Scott depuis une quarantaine d’années est plus que jamais cruciale ; et l’action des médias « alternatifs » partageant ce besoin de vérité et de justice doit être soutenue massivement via Internet et les réseaux sociaux, car les politiques profondes de l’Occident et de ses alliés menacent plus que jamais notre sécurité collective, nos libertés publiques et notre avenir commun.

Maxime Chaix

(Mon site de Politique profonde : Maxime Chaix.info. Compte Twitter : www.twitter.com/maximechaix)

Notes

1. Comme l’a expliqué Peter Dale Scott dans son dernier livre, L’État profond américain (Éditions Demi-Lune, Plogastel-Saint-Germain, 2015), « [j]e distingue deux niveaux dans l’Histoire des États-Unis : les faits historiques officiellement reconnus, et ceux qui sont dissimulés [ou déformés] par les autorités [, comme le 11-Septembre, l’assassinat de JFK, le Watergate ou l’Irangate, que Peter Dale Scott appelle les “événements profonds”]. En parallèle, il existe des événements pouvant être traités par les médias dominants, et ceux que ces mêmes médias censurent [, comme la libération d’Ali Mohamed, un instructeur clé d’al-Qaïda et informateur du FBI, que le Bureau avait obtenue des autorités policières canadiennes en 1993]. Par conséquent, ce phénomène engendre deux niveaux d’analyse historique : l’Histoire officielle (ou archivistique) qui ignore, déforme ou marginalise les événements profonds ; et un second niveau qui les incorpore – appelé l’Histoire profonde par ceux qui développent cette discipline, ou qualifié de “complotisme” par ses détracteurs. L’objectif des recherches dans le domaine de la Politique profonde est de mettre au jour et de comprendre ces événements obscurs depuis ce second niveau historique. Ainsi, grâce aux recherches qu’elle induit, la Politique profonde va finalement à l’encontre des médias dominants mais pas, selon moi, de l’intérêt général. Je suis même convaincu du contraire » (accentuation ajoutée).

2. Voir son site officiel (en anglais) : www.nafeezahmed.com ; pour consulter ses principaux articles en anglais et en français, voir sa page sur le site MiddleEastEye.net ; récemment, j’ai moi-même traduit un important article de cet auteur : « Les victimes ignorées des guerres de l’Occident : 4 millions de morts en Afghanistan, au Pakistan et en Irak depuis 1990 », VoltaireNet.org, 11 avril 2015 ; alors qu’il était un blogueur spécialisé dans les questions énergétiques et climatiques au sein du prestigieux Guardian, Nafeez Ahmed a été renvoyé à la suite d’un article dévoilant les enjeux gaziers derrière l’opération israélienne de l’été 2014 contre Gaza. Depuis, il a demandé à ses propres lecteurs de financer ses enquêtes, à travers une initiative baptisée « INSURGE INTELLIGENCE ». Je vous encourage vivement à soutenir ce projet, car Nafeez Ahmed est l’un des journalistes les plus compétents, intègres et courageux de sa génération.

3. « Depuis longtemps, Peter Dale Scott a été un pionnier dans l’étude méthodique de l’État de sécurité nationale et de son influence occulte dans tous les domaines de la politique étrangère et intérieure des États-Unis. Avec ce nouvel ouvrage, [L’État profond américain], il se surpasse en offrant une analyse véritablement complète de l’empiètement croissant d’un “État profond” incontrôlé dans le système politique démocratique de ce pays, depuis l’après-guerre jusqu’à aujourd’hui. Ainsi, ce livre nous laisse présager de sombres perspectives si rien ne change. Il s’agit d’un travail brillant et incisif, une lecture obligatoire pour tous ceux qui souhaitent comprendre les interactions entre le capitalisme mondialisé, la sécurité nationale et les objectifs douteux des services de renseignement les plus puissants, mais aussi les plus secrets. Dans ce livre, Scott expose le réseau complexe des intérêts criminels et entrepreneuriaux qui conditionnent l’action de ces agences. » – Nafeez Mosaddeq Ahmed (source).

4. « État Islamique » (« Islamic State ») est l’expression employée dans ce rapport secret de la DIA. Bien que l’administration Obama fût informée du risque de l’émergence de cet « État Islamique », cela ne veut pas dire que Daech soit une création totalement délibérée de la Maison Blanche – dont les politiques irakienne et syrienne semblent aussi chaotiques que la situation sur le terrain.

5. Nafeez Mosaddeq Ahmed, « D’après un rapport du Pentagone, l’Occident, les pays du Golfe et la Turquie prévoyaient l’émergence de l’EI », MiddleEastEye.net, 29 mai 2015.

6. Maxime Chaix, « L’État profond “français” », DeDefensa.org, 27 juin 2015.

7. Pour un résumé fiable et sourcé de l’utilisation de réseaux jihadistes par les États profonds occidentaux et leurs alliés pour déstabiliser l’Afghanistan, la Bosnie, le Kosovo, la Libye et la Syrie, voir Nafeez Mosaddeq Ahmed, « L’État islamique, cancer du capitalisme moderne », MiddleEastEye.net, 27 mars 2015.

8. Ibidem.

9. Ibidem.

10. Le conflit en Syrie est infiniment complexe, et les politiques profondes des États occidentaux et de leurs alliés moyen-orientaux ne peuvent être considérées comme la cause unique de ce chaos. Néanmoins, il est clair que le soutien clandestin, par les États précités, des forces islamistes dans ce pays a considérablement amplifié le désordre et la destruction – notamment à travers l’émergence de Daech et la montée en puissance du Front al-Nosra.

11. Maxime Chaix, « L’État profond “français” », DeDefensa.org, 27 juin 2015.

12. Si vous n’êtes pas au courant qu’une troisième tour du World Trade Center s’est effondrée le 11 septembre 2001 (la WTC7), je vous recommande vivement cet article et l’interview télévisée qu’il introduit. N’en déplaise aux esprits conformistes, ces attentats restent entachés de mystère, comme l’a démontré Peter Dale Scott dans ses derniers ouvrages, ou comme l’avait expliqué Jean-Pierre Chevènement dans son livre Défis républicains. En effet, ce dernier a souligné que « la propagation du terrorisme islamiste, certes regrettable, fournit aussi un alibi idéal à l’entreprise de recolonisation du Moyen-Orient et de domination mondiale, à l’échelle d’un “nouveau siècle américain”, dans laquelle s’est lancée l’administration de George W. Bush. L’histoire du retournement des milices wahhabites d’Oussama ben Laden contre les États-Unis, qui les avaient soutenus contre l’URSS en Afghanistan, comporte tant de zones d’ombres qu’on peut se demander si la coopération très étroite entre la CIA et les services secrets séoudiens du prince Turki, congédié seulement quinze jours avant le 11 septembre, n’éclairerait pas utilement les circonstances d’un événement qui a ouvert une page nouvelle dans l’histoire des relations internationales : comme Athéna sortant tout armée de la cuisse de Jupiter, la “Quatrième Guerre mondiale” a été décrétée ce jour-là. »

13. Marc de Miramon, « La “guerre mondiale contre le terrorisme” a tué au moins 1,3 million de civils », LHumanite.fr, 24 avril 2015 ; article cité par Romain Jeanticou, « 1,3 million de civils seraient morts dans la “guerre contre le terrorisme” », ITele.fr, 27 avril 2015.

14. Stephen Holmes (traduit par Sandrine Tolotti), « Pourquoi Obama est devenu le président des drones », NouvelObs.com/Books, 2 mars 2014 : « Dans son livre The Drone Zone, Mark Mazzetti, du New York Times, explique la “fièvre tueuse” d’un président humaniste [sic]. Et ça fait froid dans le dos. »

15. Interview de Vincent Nouzille par Sud Ouest, « “Permis de tuer” : quand les services secrets français règlent les comptes », SudOuest.fr, 29 mars 2015 : « On mène des guerres secrètes de plus en plus violentes sans que l’opinion en ait conscience. Nous sommes pris dans cette spirale de violence, et ceci bien avant les attentats de Paris du mois de janvier dernier. Un certain nombre d’actions qui nous visent sont des réponses à des choses que nous avons pu faire. Nous sommes engagés dans des engrenages où la violence répond à la violence. La lutte contre le terrorisme ne peut pas être qu’une lutte militaire ou clandestine. Le combat politique, diplomatique, doit permettre d’endiguer le phénomène. La seule réponse militaire ne suffit pas. Car après, quand vos ennemis sont déterminés à vous détruire, la négociation s’en trouve plus que limitée. On voit bien que c’est le cas aujourd’hui avec Daesh ou AQPA (al-Qaïda dans la Péninsule Arabique) » (accentuation ajoutée).

16. Pour un résumé fiable et sourcé de l’utilisation de réseaux jihadistes par les États profonds occidentaux et leurs alliés pour déstabiliser l’Afghanistan, la Bosnie, le Kosovo, la Libye et la Syrie – et pour en comprendre les motivations –, voir Nafeez Mosaddeq Ahmed, « L’État islamique, cancer du capitalisme moderne », MiddleEastEye.net, 27 mars 2015 ; à l’Élysée, la guerre en Libye – qui a été menée avec l’appui de groupes jihadistes sur le terrain – semble avoir été motivée avant tout par des intérêts privés, si l’on en croit les révélations puisées dans les courriels d’Hillary Clinton (voir « Libye : la version de Sarkozy remise en cause par des mails de Clinton », LExpress.fr, 2 juillet 2015).

17. Voir la définition de l’« affectivisme » ayant conditionné cette non-politique syrienne de Washington dans « La raison devenue idiote utile de l’affectivité », DeDefensa.org, 16 juin 2012. Pour une analyse du processus décisionnel ayant conduit l’administration Obama à exiger le départ de Bachar el-Assad, voir cet excellent article : « La Syrie, les “mots magiques” et le déterminisme-narrativiste », DeDefensa.org, 15 août 2015.

18. Maxime Chaix, « L’État profond “français” », DeDefensa.org, 27 juin 2015.

19. Le verbe « croire », au sens religieux du terme, est utilisé dans cette phrase afin de souligner que, dans l’Occident de l’après-11-Septembre, la plupart des citoyens ne peuvent encore accepter le fait irréfutable que leurs gouvernements ont soutenu des réseaux jihadistes affiliés à al-Qaïda en Libye puis en Syrie.

20. Je vous recommande cet intéressant article sur ces révélations de Michael Flynn : Brad Hoff, « Rise of Islamic State was “a willful decision”: Former DIA Chief Michael Flynn », ForeignPolicyJournal.com, 7 août 2015. Voir aussi la traduction de cet article par LeSakerFrancophone.net.

21. La pugnacité de Mehdi Hasan lors de cet entretien avec Michael Flynn est un exemple pour les journalistes. À titre de comparaison, David Pujadas et Claire Chazal avaient laissé le Président Hollande affirmer qu’Israël ne possédait pas d’arsenal nucléaire lors de son interview du 14 juillet 2015. Voir Jean-Dominique Merchet, « Quand François Hollande oublie la bombe israélienne… », LOpinion.fr, 20 juillet 2015.

22. Michel Goya, « Un an de détermination absolue », LaVoieDelEpee.Blogspot.fr, 9 août 2015.

23. Comptes-rendus de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, intervention de Vincent Desportes, Senat.fr, 12 décembre 2014 : « Quel est le docteur Frankenstein qui a créé ce monstre ? Affirmons-le clairement, parce que cela a des conséquences : ce sont les États-Unis. Par intérêt politique à court terme, d’autres acteurs – dont certains s’affichent en amis de l’Occident – d’autres acteurs donc, par complaisance ou par volonté délibérée, ont contribué à cette construction et à son renforcement. Mais les premiers responsables sont les États-Unis. » À ma connaissance, la première source ayant rapporté cette analyse du général Desportes fut l’Agence Info Libre, qui est un média alternatif. Cette information cruciale a été refoulée dans les médias français. Voir « Général V. Desportes : “les États-Unis ont créé Daech” ! », AgenceInfoLibre.fr, 18 janvier 2015.

24. Peter Dale Scott, « La politique syrienne de Washington : faucons contre colombes », DeDefensa.org, 18 juin 2013 ; Nafeez Mosaddeq Ahmed, « L’État islamique, cancer du capitalisme moderne », MiddleEastEye.net, 27 mars 2015 : « Au cours des cinq dernières années au moins, l’Arabie saoudite, le Qatar, les Émirats arabes unis, la Jordanie et la Turquie ont tous apporté un soutien financier et militaire considérable à des réseaux militants islamistes liés à al-Qaïda qui ont engendré l’“État Islamique” que nous connaissons aujourd’hui. Ce soutien a été apporté dans le cadre d’une campagne anti-Assad de plus en plus intense dirigée par les États-Unis. La concurrence pour dominer les tracés potentiels des pipelines régionaux passant par la Syrie et contrôler les ressources inexploitées en combustibles fossiles en Syrie et en Méditerranée orientale (au détriment de la Russie et de la Chine) a fortement contribué à motiver cette stratégie » (accentuation ajoutée).

25. Nafeez Mosaddeq Ahmed, « Ennemis perpétuels : comment les États-Unis soutiennent Daech en le combattant », MiddleEastEye.net, 17 juillet 2015 : « Joe Biden a même admis que ce financement était allé à al-Qaïda en Irak, qui a élargi ses opérations en Syrie en vertu de la stratégie secrète anti-Assad – avant de se métamorphoser en Daech (…) Mais la revendication de Joe Biden [selon laquelle] “nous ne pouvions pas convaincre nos collègues [turcs, qataris et saoudiens] de cesser de les approvisionner” dissimule le fait que la CIA a été directement impliquée dans la gestion de ces réseaux d’approvisionnement rebelles. (…) [L]es responsables américains du renseignement militaire [ont] supervis[é] la fourniture d’armes et l’aide des États du Golfe et de la Turquie, à partir des mêmes centres de commandement opérationnel dans le sud de la Turquie et en Jordanie, qui continuent d’être coordonnés conjointement par les services de renseignement occidentaux et arabes (…). »

26. Pour une analyse du processus décisionnel ayant conduit l’administration Obama à exiger le départ de Bachar el-Assad, voir cet excellent article : « La Syrie, les “mots magiques” et le déterminisme-narrativiste », DeDefensa.org, 15 août 2015.

27. Hannah Allam, « The “magic words”: How a simple phrase enmeshed the U.S. in Syria’s crisis », McClatchyDC.com, 13 août 2015 : « [L]es principaux décideurs politiques en charge du Moyen-Orient étaient encore sensibles aux critiques suscitées par leur réponse à la révolte populaire contre Hosni Moubarak en Égypte. C’est pourquoi ils étaient déterminés à changer l’image des États-Unis en réagissant plus rapidement sur le dossier syrien. “Les gens autour du Président [Obama] étaient très perturbés du fait de leur réaction lente et excessivement prudente durant la révolution égyptienne. Ce sentiment prévalait à l’époque”, selon [un haut responsable états-unien en charge du dossier syrien]. » Article cité dans « La Syrie, les “mots magiques” et le déterminisme-narrativiste », DeDefensa.org, 15 août 2015.

28. « La Syrie, les “mots magiques” et le déterminisme-narrativiste », DeDefensa.org, 15 août 2015 : « D’autre part, la pression des allié[s] du bloc [américaniste-occidentaliste], particulièrement les Européens, particulièrement les Français… C’est l’habituelle inversion aujourd’hui, « à-la-Wallerstein : qui est le caniche de qui ? (Charmante question pour la France, n’est-ce pas…) Les asservis pro-US, dont la France est un brillant exemple, finissent très vite par émettre sans arrêt des exigences de durcissement supplémentaire de leur maître, si bien que les gens de l’équipe Obama ne craignaient rien tant que les visites des ministres français. Lors d’une visite de Juppé en juin 2011 (donc avant la déclaration d’août 2011 d’Obama), [l’ambassadeur] Ford rapporte qu’il craignait par-dessus tout qu’Hillary Clinton, emportée par sa fougue interventionniste ranimée par son interlocuteur, n’oubliât la ligne générale qu’il tentait de soutenir au sein du département et qu’elle se laissât entraîner par Juppé, devenu extraordinaire et improbable neocon, et demander le départ d’Assad… »

29. « “J’ai vu des policiers violer des enfants devant leurs parents” : des transfuges syriens témoignent », LOrientLeJour.com, 18 août 2015.

30. Nafeez Mosaddeq Ahmed, « Les victimes ignorées des guerres de l’Occident : 4 millions de morts en Afghanistan, au Pakistan et en Irak depuis 1990 », VoltaireNet.org, 11 avril 2015.

31. Nafeez Mosaddeq Ahmed, « Ennemis perpétuels : comment les États-Unis soutiennent Daech en le combattant », 17 juillet 2015 : « Joe Biden a même admis que ce financement était allé à al-Qaïda en Irak, qui a élargi ses opérations en Syrie en vertu de la stratégie secrète anti-Assad – avant de se métamorphoser en Daech (…) Mais la revendication de Joe Biden [selon laquelle] “nous ne pouvions pas convaincre nos collègues [turcs, qataris et saoudiens] de cesser de les approvisionner” dissimule le fait que la CIA a été directement impliquée dans la gestion de ces réseaux d’approvisionnement rebelles. (…) [L]es responsables américains du renseignement militaire [ont] supervis[é] la fourniture d’armes et l’aide des États du Golfe et de la Turquie, à partir des mêmes centres de commandement opérationnel dans le sud de la Turquie et en Jordanie, qui continuent d’être coordonnés conjointement par les services de renseignement occidentaux et arabes (…). »

32. Dennis Kucinich, « Le Congrès US autorise le soutien des “rebelles” », DeDefensa.org, 19 septembre 2014 : « Écrivant sur la connexion entre l’Arabie saoudite et l’État Islamique (EI), l’historien Alastair Crooke a récemment décrit les insurgés “modérés” en Syrie comme étant “plus rares que la licorne des légendes”. Les “modérés” ont conclu un pacte de non-agression avec l’EI. Les “modérés” ont capturé un journaliste états-unien et l’ont vendu à l’EI, qui l’a décapité. L’Arabie saoudite qui, avec le Qatar, a financé les jihadistes en Syrie, propose désormais de “former” les rebelles. Le Congrès est prié d’avaler cette recette douteuse : les sponsors des jihadistes radicaux vont former des jihadistes “modérés”. (…) Les soi-disant “rebelles” sont des mercenaires qui viennent de plus de 20 pays. Ils s’organisent et se réorganisent constamment en nouveaux groupes, qui offrent leur allégeance à quiconque les paye ou leur fournit des armes – et ce à tout moment » (accentuation ajoutée).

33. Nafeez Mosaddeq Ahmed, « Ennemis perpétuels : comment les États-Unis soutiennent Daech en le combattant », MiddleEastEye.net, 17 juillet 2015 : « [L]es responsables américains du renseignement militaire [ont] supervis[é] la fourniture d’armes et l’aide des États du Golfe et de la Turquie, à partir des mêmes centres de commandement opérationnel dans le sud de la Turquie et en Jordanie, qui continuent d’être coordonnés conjointement par les services de renseignement occidentaux et arabes (…). »

34. Georges Malbrunot, « Syrie : al-Qaïda cherche à apparaître comme une organisation présentable », LeFigaro.fr, 29 mai 2015 : « Apparaissant dans un lieu qui n’a pas été révélé par la chaîne, le visage dissimulé par une écharpe noire, [al-Joulani] a expliqué que les consignes d’Ayman al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaïda, étaient claires. “Les instructions que nous avons sont de ne pas utiliser la Syrie comme une base pour des attentats contre l’Occident ou l’Europe, pour ne pas salir la guerre actuelle” » (accentuation ajoutée).

35. Luc Mathieu, « Syrie : l’Armée de la conquête sur le chemin de Damas », Liberation.fr, 14 mai 2015 : « Comment expliquer ces succès ? Avant tout par le rapprochement de l’Arabie Saoudite avec la Turquie et le Qatar, deux des principaux soutiens de la rébellion syrienne. Ce changement de politique a été décidé par le nouveau roi saoudien Salmane, au pouvoir depuis janvier, qui a fait de la lutte contre l’Iran, allié de Bachar al-Assad, son premier objectif (…). Jusque-là, l’Arabie Saoudite refusait d’aider les rebelles syriens proches des Frères musulmans. Cette nouvelle coopération s’est traduite par un soutien logistique à la coalition rebelle. “Ahrar al-Sham a reçu d’importantes livraisons d’armes via la Turquie en prévision de la bataille d’Idlib. Ils les ont ensuite redistribuées aux autres groupes”, explique un expert occidental. »

36. Gareth Porter, « Obama’s failure on Saudi-Qatari aid to al-Qaeda affiliate », MiddleEastEye.net, 23 mai 2015 : « Les États du CCG sont arrivés au sommet [de Camp David] en espérant obtenir le soutien de l’administration Obama pour une “zone de non-survol” à la frontière syro-turque, selon des sources diplomatiques basées à Washington. Mais Obama souhaitait un autre accord. Immédiatement après le sommet, [David] Ignatius rapporta que les deux parties avaient obtenu ce qu’elles voulaient : les Saoudiens et leurs alliés du CCG avaient reçu des “garanties de la volonté états-unienne de s’opposer aux ingérences de l’Iran dans la région”, tandis qu’Obama s’était assuré le soutien officiel du CCG pour l’accord nucléaire. Dans le cadre de cette entente, l’administration Obama a en fait accepté que l’Arabie saoudite et le Qatar continueraient à financer la montée en puissance militaire du Front al-Nosra [, c’est-à-dire d’al-Qaïda en Syrie] » (accentuation ajoutée).

37. « Un aveu de la DIA : le monstre État Islamique est une créature US », LeSakerFrancophone.net, 7 août 2015. Le titre de l’article original rédigé par Brad Hoff est : « Selon l’ancien directeur de la DIA Michael Flynn, l’émergence de Daech fut une “décision délibérée” [de l’administration Obama] ».

38. Nafeez Mosaddeq Ahmed, « Ex-intel officials: Pentagon report proves US complicity in ISIS », Medium.com, 2 juin 2015.

39. Juan Cole, « Did the US DIA see ISIL as a strategic Ally against al-Assad in 2012? », JuanCole.com, 25 mai 2015 ; Nafeez Mosaddeq Ahmed, « D’après un rapport du Pentagone, l’Occident, les pays du Golfe et la Turquie prévoyaient l’émergence de l’EI », MiddleEastEye.net, 29 mai 2015 : « Juan Cole se moque de l’idée selon laquelle les États-Unis “soutiennent des groupes liés à al-Qaïda” – et que le document de la DIA pourrait l’admettre. Pourtant, c’est exactement ce que faisaient les alliés de l’Occident (les États du Golfe et la Turquie), sous la surveillance étroite de la CIA et du MI6. »

40. Nafeez Mosaddeq Ahmed, « Ex-intel officials: Pentagon report proves US complicity in ISIS », 2 juin 2015, Medium.com : « Selon des experts états-uniens et britanniques des renseignements, un rapport déclassifié du Pentagone confirme que l’Occident a amplifié son soutien aux rebelles extrémistes en Syrie, sachant pertinemment que cette stratégie jetterait les bases de l’“État Islamique” (EI). Les experts qui l’ont dénoncé incluent notamment des célèbres lanceurs d’alertes issus du gouvernement [US], dont l’ancien [analyste] du Pentagone Daniel Ellsberg, l’ancien [officier supérieur] de la NSA Thomas Drake, et l’ancienne agente du FBI Coleen Rowley. Leurs remarques démontrent le caractère fallacieux des affirmations de deux anciens hauts responsables, Michael Morell (CIA) et John Schindler (NSA). Ces derniers ont tenté de nier la responsabilité de l’administration Obama dans les échecs politiques révélés par les documents de la DIA. »

41. Armin Arefi, « Les services secrets américains avaient prédit l’“État islamique” », LePoint.fr, 10 juin 2015. Voici l’une des deux analyses citées dans cet article qui minimisent l’importance de ce document de la DIA : « [L]e rapport [de la DIA] fournit un dernier élément troublant, en totale contradiction avec le discours officiel occidental. Outre le soutien aux rebelles islamistes déjà évoqué, il affirme que l’Occident, les États du Golfe et la Turquie seraient favorables à l’établissement de la “principauté salafiste” dans l’est de la Syrie. (…) “Il s’agit d’un scénario prospectif pour le moins fantaisiste, qui ne signifie en aucun cas qu’il allait se réaliser”, réagit l’expert François Géré. “On sait que l’Arabie saoudite a financé et armé les factions les plus radicales de la rébellion et que la Turquie a laissé massivement passer des armes vers ces groupes pour précipiter la chute de Bachar el-Assad. Si les États-Unis ne s’y sont pas opposés activement, on ne peut pas dire pour autant qu’ils aient encouragé les djihadistes.” » Les articles de Nafeez Mosaddeq Ahmed, confirmés par les révélations du général Flynn, invalident cette analyse.

42. Encore une fois, le verbe « croire », au sens religieux du terme, est utilisé dans cette phrase afin de souligner que, dans l’Occident de l’après-11-Septembre, la plupart des citoyens ne peuvent encore accepter le fait irréfutable que leurs gouvernements ont soutenu des réseaux jihadistes affiliés à al-Qaïda en Libye puis en Syrie.

43. Maxime Chaix, « Selon le député Claude Goasguen, “la France soutient al-Qaïda en Syrie” », MaximeChaix.info, 1er juillet 2015.

44. Si l’on restreint la recherche aux articles francophones publiés depuis un mois, Google Actualité ne recense aucune analyse de la presse grand public lorsque l’on associe le mot-clé « Michael Flynn » avec « Daech » (ou « État Islamique », « EIIL », « ISIS », etc.) Ce refoulement médiatique généralisé confirme le caractère sensible de ces révélations. Toujours selon Google Actualité, DeDefensa.org, qui en a parlé dans deux articles, est donc la principale source d’information francophone ayant abordé cette question. Or, ce site de qualité est considéré comme un média « alternatif », et il se présente d’ailleurs comme un site « antiSystème ».

45. Alexandra Del Peral, « Avec Russia Today, la Russie a-t-elle gagné la guerre de l’information ? », LExpress.fr, 28 juillet 2015 : « “Il serait grand temps que les représentants occidentaux se réveillent et se rendent compte de ce que les Russes ont concocté depuis une décennie !” s’exclame Anne Nivat, grand reporter et écrivain, spécialiste de la Russie. Selon elle, RT serait “une nouvelle forme de diplomatie”, une façon pour la fédération russe de transmettre au monde sa vision de la politique étrangère : “Personne n’est dupe. RT est un média aux ordres. D’ailleurs, les Russes se moquent totalement de l’argent investi car ils ont bien conscience que RT est une arme”. » Le conformisme ambiant, qui se caractérise en France par un quasi-consensus atlantiste au sein des médias, me semble tout aussi critiquable. En effet, il neutralise toute opposition sérieuse aux politiques étrangères occidentalistes, notamment à travers des accusations simplistes de « complotisme » ou d’« antiaméricanisme primaire ». Nul doute que cette quasi-unanimité atlantiste, qui prévaut aussi dans les partis de gouvernement, encouragera de nouvelles guerres pas aussi « humanitaires » qu’elles nous sont habituellement présentées dans les médias grand public. À ce sujet, voir Nafeez Mosaddeq Ahmed, « Les victimes ignorées des guerres de l’Occident : 4 millions de morts en Afghanistan, au Pakistan et en Irak depuis 1990 », VoltaireNet.org, 11 avril 2015.

46. Interview d’Alain Chouet par Marc de Miramon, « Alain Chouet : “Nous sommes alliés avec ceux qui sponsorisent depuis trente ans le phénomène djihadiste” », LHumanite.fr, 3 juillet 2015.

47. « Les pays occidentaux prépareraient une nouvelle intervention militaire en Libye », MiddleEastEye.net, 2 août 2015 : « Une nouvelle intervention militaire sera lancée en Libye lorsqu’un gouvernement d’union sera mis en place, selon de multiples sources .

Source: http://www.les-crises.fr/la-banniere-etoilee-derriere-le-drapeau-noir-par-maxime-chaix/


Qui manipule l’organisation de l’État islamique ?

Monday 30 November 2015 at 02:31

Source : Alexis Varende, pour Orient XXI, le 29 janvier 2015.

L’Organisation de l’État islamique (OEI) n’est pas le produit d’une génération spontanée. Dans son arbre généalogique on trouve Al-Qaida en Irak et, un peu plus haut, Ansar Al-Islam. Dans cette filiation, on décèle l’ADN du royaume saoudien dont l’obsession est de contrecarrer l’influence iranienne, notamment en Irak. La Turquie a également participé à l’émergence de l’OEI, une mouvance qui risque de se retourner contre ses inspirateurs.

Islamic State Media sur Twitter, 2014.

Dans une vidéo posthume, Amedy Coulibaly[1] donne les raisons pour lesquelles il s’est engagé dans deux opérations terroristes, l’une en assassinant une policière municipale à Montrouge, l’autre contre un commerce cacher de la porte de Vincennes : «  Vous attaquez le califat, vous attaquez l’État islamique, on vous attaque. Vous ne pouvez pas attaquer et ne rien avoir en retour.  » Dans cette logique, il annonçait avoir fait allégeance au«  calife des musulmans Abou Bakr Al-Baghdadi, calife Ibrahim  » dès l’annonce de la création du «  califat  ». Quant à sa compagne, elle serait désormais en Syrie, pays sur une partie duquel l’Organisation de l’État islamique (OEI) a établi son emprise.

Il est peu vraisemblable que l’auteur du double attentat de la porte de Vincennes et de Montrouge[2] — comme ceux qui l’ont aidé dans son entreprise meurtrière — ait perçu combien l’OEI est un instrument aux mains d’États arabes et occidentaux. L’aurait-il su qu’il aurait peut-être admis que les manœuvres diplomatiques internationales sont sans commune mesure avec la vision qu’il avait de son rôle dans le djihadisme anti-occidental.

MANIPULATION SAOUDIENNE DES PASSIONS COLLECTIVES

Lorsque la Syrie connaît ses premiers soulèvements en 2011, les Qataris d’abord, suivis quelques mois plus tard par les Saoudiens, montent, chacun de leur côté, des initiatives pour accélérer la chute du régime de Bachar Al-Assad.

À l’été 2013, alors que la Syrie s’enfonce dans la guerre civile, le prince Bandar ben Sultan, chef des services saoudiens, rencontre le président Vladimir Poutine[3]. Il met une offre sur la table qui peut se résumer ainsi : collaborons à la chute d’Assad. En échange, le royaume saoudien vous offre une entente sur le prix du pétrole et l’assurance que les groupes djihadistes tchétchènes ne s’en prendront pas aux jeux de Sotchi. Au-delà d’un projet d’entente cynique mais somme toute classique dans les relations entre États, c’est la reconnaissance par le royaume saoudien de sa manipulation des djihadistes tchétchènes qu’il faut retenir. Bien avant les attentats du 11-Septembre, le même prince Bandar, alors ambassadeur à Washington, annonçait que le moment n’était pas si loin où les chiites n’auraient plus qu’à prier pour espérer survivre.

Le royaume est coutumier de ces manœuvres. Dès le XVIIIe siècle, Mohammed ibn Saoud percevait combien il était utile d’enflammer les passions collectives pour asseoir son pouvoir. Pour y parvenir il s’était appuyé sur une doctrine religieuse et un pacte d’alliance passé alors avec un théologien, Mohammed Ibn Abdel Wahhab. Parce qu’il avait su mettre en avant, avec succès, les notions de djihad et d’apostasie, il avait conquis l’Arabie en éliminant l’islam syncrétique que Constantinople avait laissé prospérer sur les vastes provinces arabes de son empire.

Les recettes d’aujourd’hui sont les mêmes que celles d’hier. Ceux qui, comme l’Arabie saoudite (mais on pourrait en dire autant des États-Unis et de ceux qui ont lié leur diplomatie à celle de Washington) ont manipulé l’islamisme radical et favorisé l’émergence d’Al-Qaida[4] puis de l’OEI en Irak et en Syrie, savent qu’ils touchent une corde sensible au sein de la communauté sunnite[5]. Leur objectif est de capitaliser sur l’animosité ressentie par cette communauté qui s’estime marginalisée, mal traitée et qui considère que le pouvoir alaouite, en place à Damas[6] et chiite à Bagdad[7] a usurpé un droit à gouverner. Ce que recherchent les concepteurs de cette politique destructrice c’est à instituer aux frontières iraniennes et du chiisme un contrefort de ressentiment sunnite. Et c’est en toute connaissance de cause que Riyad combine l’aide au djihadisme extérieur qui s’est donné pour objectif de faire pression sur les chiites, et la lutte contre le djihadisme intérieur qui menace la maison des Saoud. C’est d’ailleurs une position schizophrène lorsqu’on considère que l’espace doctrinal qui va du wahhabisme officiel saoudien au salafisme revendiqué par le djihadisme se réduit à presque rien. Presque sans surprise, on constate que le royaume saoudien et l’OEI ont la même conception des fautes commises par les membres de leur communauté et le même arsenal répressif (mort par lapidation en cas d’adultère, amputation en cas de vol…)[8].

L’OEI n’est pas le produit d’une génération spontanée. Dans son arbre généalogique on trouve Al-Qaida en Irak et, un peu plus haut, Ansar al-Islam. Dans cette filiation, on décèle sans difficulté l’ADN du royaume saoudien dont l’obsession est de contrecarrerl’influence des chiites sur le pouvoir irakien, de restreindre les relations entre Bagdad et Téhéran et d’éteindre les velléités démocratiques qui s’expriment — toutes évolutions que le royaume estime dangereuses pour la survie et la pérennité de sa dynastie. En revanche, il finance ceux des djihadistes qui développent leurs activités à l’extérieur du royaume. Sauf que ce djihadisme «  extérieur  » constitue désormais une menace contre le régime des Saoud.

LES AMBITIONS RÉGIONALES D’ERDOGAN

Depuis la nomination de Recep Tayyip Erdogan comme premier ministre en 2003 (puis comme président en 2014) le pouvoir turc est entré dans une phase «  d’ottomanisme  » aigu que chaque campagne électorale exacerbe encore plus[9]. Le président n’a de cesse de démontrer que la Turquie peut récupérer l’emprise sur le Proche-Orient et sur le monde musulman que l’empire ottoman a perdu à la chute du califat. Convoquer les symboles nationalistes d’un passé glorieux[10], conforter l’économie de marché, faire le lit d’un islam conforme à ses vues, proches de celui des Frères musulmans et acceptable par les pays occidentaux, lui est apparu comme le moyen d’imposer le modèle turc au Proche-Orient tout en préservant ses liens avec les Américains et les Européens. Il espère du même coup supplanter l’Arabie saoudite dans sa relation privilégiée avec les pays occidentaux et servir d’inspiration, voire de modèle, à un Proche-Orient qui serait ainsi rénové. Les révoltes arabes de 2010-2011 lui ont donné un temps le sentiment qu’il pouvait réussir dans son entreprise. L’idée selon laquelle certains États seraient susceptibles de s’en remettre aux Frères musulmans n’était pas alors sans fondement. Erdogan imaginait probablement convaincre le président syrien d’accepter cette évolution. La victoire des islamistes égyptiens aux législatives de novembre 2011 (la moitié des sièges est gagnée par les seuls Frères musulmans) puis la réussite de Mohamed Morsi à l’élection présidentielle de juin 2012 ont conforté ses vues (il avait obtenu plus de la moitié des votes). Erdogan a pu envisager d’exercer son influence sur le Proche-Orient arabe et de tenir la baguette face à l’État islamique qui s’affirme.

Mais ce cercle vertueux se défait lorsqu’il devient évident qu’Assad ne quittera pas le pouvoir, quel que soit le prix à payer pour la population syrienne. Dès juin 2011, Erdogan prend fait et cause pour la rébellion syrienne. Il contribue à la formation de l’Armée syrienne libre (ASL) en mettant son territoire à sa disposition. Il parraine l’opposition politique influencée alors par les Frères musulmans. Pire pour ses ambitions, Morsi et les Frères musulmans sont chassés du pouvoir par l’armée égyptienne au terme d’un coup d’État (3 juillet 2013) largement «  approuvé  » par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et encensé par le Koweït.

Erdogan perd la carte des Frères musulmans, désormais désignés comme terroristes par Riyad. Il doit réviser sa stratégie. À l’égard de la Syrie, il n’a désormais pas de mots assez durs pour décrire Assad et exiger son départ. Vis-à-vis de l’Arabie saoudite, il fait le choix de défier le royaume avec la même arme : l’islamisme radical. Il fait désormais partie de ceux qui croient que les djihadistes de l’OEI peuvent provoquer la chute du régime d’Assad. De là à les aider il n’y a qu’un pas qu’Ankara avait de toutes façons déjà franchi. L’étendue de la frontière turco-syrienne facilite cette assistance. Pour peu que la sécurité turque ferme les yeux, il n’est pas difficile de franchir cette frontière, d’acheter et de vendre du pétrole, de faire passer des armes, de laisser passer en Syrie les aspirants djihadistes, d’autoriser les combattants à revenir sur le territoire turc pour recruter, mettre au point leur logistique ou s’y faire soigner.

LES APPRENTIS SORCIERS

Mais les passions collectives ont ceci de particulier qu’une fois libérées elles échappent au contrôle de leurs instigateurs, s’émancipent et produisent des effets qui n’étaient pas imaginables. Pire…

Suite à lire sur Orient XXI

Source: http://www.les-crises.fr/qui-manipule-lorganisation-de-letat-islamique/


L’Arabie Saoudite, sponsor de l’Etat Islamique ? Oui, jusqu’en 2014 – par Justine Brabant

Monday 30 November 2015 at 01:33

Excellente analyse de Justine Brabant – à retrouver sur le site d’Arrêts sur  Images (abonnez-vous pour les soutenir… 1 € pour tester pendant 1 mois…)

Source : Justine Brabant, pour @rrêt sur images, le 17 novembre 2015.

Hypocrite, la diplomatie française ? Trois jours après les attaques qui ont fait 129 morts et 352 blessés à Paris et à Saint-Denis, plusieurs spécialistes – dont l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic et l’universitaire Jean-François Bayart – estiment que Paris s’est montrée trop complaisante avec l’Arabie saoudite. Mais que reproche-t-on au juste aux autorités saoudiennes ? Quel rôle a tenu le royaume islamique dans l’émergence de l’organisation Etat islamique (EI), qui a revendiqué les attentats du 13 novembre ?

La saillie n’est pas venue de n’importe qui. C’est l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic, probablement l’un des experts les plus sollicités ces derniers jours pour analyser les attaques de Paris et Saint-Denis, qui l’affirme : “Il faut lutter contre l’idéologie salafiste. (…) Et c’est notre ambiguïté : on est copains avec des gens qui ont des idéologies très proches“. Les “gens” en question : l’Arabie Saoudite. “Le wahhabisme [la doctrine religieuse officielle saoudienne] a diffusé cette idéologie sur la planète depuis le conflit en Afghanistan, pour simplifier, depuis 1979. Est-ce qu’on est copains avec eux parce que c’est un partenaire économique? (…) On est dans un paradoxe total.

La France aurait commis une erreur en nouant une alliance avec l’Arabie saoudite : l’idée est également développée par le politiste Jean-François Bayart dans une tribune publiée par Libération, “Le retour du boomerang“. “L’alliance stratégique que la France a nouée avec les pétromonarchies conservatrices du Golfe, notamment pour des raisons mercantiles, a compromis la crédibilité de son attachement à la démocratie“, écrit notamment Bayart, qui a été consultant auprès du Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères français.

C’est enfin sous la plume des historiens Sophie Bessis et Mohamed Harbi que l’idée a été développée ce 17 novembre :… ”

A lire sur @rrêt sur images,

Source: http://www.les-crises.fr/larabie-saoudite-sponsor-de-letat-islamique-oui-jusquen-2014/