les-crises.fr

Ce site n'est pas le site officiel.
C'est un blog automatisé qui réplique les articles automatiquement

[Reprise] Comment soumettre la société de casino, par Warren Buffet

Tuesday 2 June 2015 at 02:43

Vous pouvez télécharger cet excellent article de 1986 du milliardaire américain Warren Buffet au format pdf ici ; il a été repris dans la revue Commentaire (que je remercie).

Warren Buffet

Comme à chaque fois que l’opinion s’inquiète de la spéculation, la taxe sur les transactions financières revient à l’ordre du jour, et les gouvernements français et allemand paraissent cette fois désireux d’aboutir. Traitant le problème dans un article de 1986, Warren Buffett, le meilleur financier américain du dernier demi- siècle, y a apporté une solution originale : la taxation à 100 % des plus-values à moins d’un an. Chacun gagnera à juger son argumentation sur pièces.  JEAN GATTY

«  AUCUNE des maximes de la liquidité, à coup sûr, n’est plus antisociale que le fétichisme de la liquidité (9)… Les spéculateurs peuvent être inoffensifs, comme des bulles sur le lot régulier des affaires des entreprises. Mais la situation devient sérieuse lorsque les entreprises deviennent des bulles dans le tourbillon de la spéculation. Quand le développement du capital d’un pays devient un sous-produit des activités d’un casino, le travail risque d’être mal fait. »

Voilà ce que disait Keynes dans sa légendaire Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de 1936. À l’époque, son avertissement parut donquichottesque : la sombre atmosphère du Wall Street d’après 1929 autorisait peu d’activités de type casino. Les milieux d’affaires s’occupaient des affaires, et les spéculateurs jouaient tout seuls  (9) à leur jeu. Mais nous avons à présent fait un virage à 180 degrés. La pyrotechnie spéculative à Wall Street a des répercussions sur les entreprises américaines et sur la société. Et malheureusement le résultat réalise les pires craintes de Keynes.

En effet :

– Les hold-ups d’entreprises sont devenus courants. Le modus operandi est inélégant mais efficace. En général, le raider agresseur confronte la direction de l’entreprise agressée à la menace suivante : « De l’argent ou votre poste ! » Ce à quoi la direction répond d’habitude : « Voici, prenez le portefeuille de mon employeur » – c’est-à-dire celui de tous les actionnaires hors l’agresseur. Il n’est pas étonnant que l’agresseur et la direction de l’agressée trouvent cet arrangement acceptable. Mais il a souvent des retombées considérables et permanentes sur les affaires. Des bilans sains se retrouvent lourdement endettés et il faut souvent vendre certaines divisions pour financer le remboursement. Dans d’autres cas, la société agressée se précipite vers un « chevalier blanc ». De tels mariages dans l’instant causent souvent de grandes surprises aux deux parties. Il arrive même que l’entreprise agressée se suicide purement et simplement en se démembrant.

Une âme innocente pourrait penser qu’à la fois l’agresseur et la direction de l’agressée sont des objets de honte ou d’ostracisme pour l’aristocratie de Wall Street. Mais, au contraire, toute l’opération reçoit l’aide des banquiers d’affaires et des avocats de Wall Street les plus subtils ou, au moins, les mieux payés. S’il arrive que l’entreprise agressée soit mutilée, ses chèques sont toujours compensés. Et ces chèques sont élevés. Avocats et banquiers d’affaires sont tous deux payés pour bénir les procédures de remboursement. Les banquiers d’affaires se font souvent payer une seconde fois pour lever l’argent de la rançon,   soit par un financement externe soit par la vente de divisions de l’entreprise.

Le maître chanteur à l’OPA ne manque pas non plus d’amis à Wall Street puisque ses maraudes nocturnes ultérieures aboutiront à coup sûr à des opérations occasionnant encore davantage d’honoraires. Quelques semaines de Sir James Goldsmith contre Goodyear ou de Ronald Perelman contre Gillette, pendant lesquelles ces joueurs recomposent continuellement le paysage des entreprises, rapportent des tonnes de lucre à la communauté de Wall Street. Opposez cela aux modestes sommes tirées d’années d’un conseil financier loyal à Potomac Electric ou à la Washington Post Company, qui opèrent avec succès mais sans faire de bruit. Qui courtiseriez-vous ?

– Il n’a pas échappé aux meilleurs et aux plus brillants éléments de notre jeunesse que, pour faire rapidement beaucoup d’argent dans les années 1980, il valait mieux créer des deals que créer des produits. Si un titulaire d’un MBA me demandait : « Comment puis-je m’enrichir rapidement ? », je ne répondrais pas avec quelques citations de Benjamin Franklin ou d’Horatio Alger, mais en me pinçant le nez d’une main et en montrant Wall Street de l’autre. Le rendement à court terme de Wall Street par point de QI et par erg de travail dépasse largement celui de General Motors, de General Electric ou de Sears. Ce qu’on a bien compris aujourd’hui sur les campus universitaires : Wall Street est devenu La Mecque d’un nombre démesuré de gens brillants et ambitieux.

– Insatisfait du volume astronomique des actions et obligations ordinaires, Wall Street a inventé des produits nouveaux et séduisants pour le casino. Vinrent d’abord les options. Elles furent suivies par des contrats à terme sur des instruments financiers réels, tels que les obligations d’État. Vinrent ensuite les contrats à terme sur des objets non réels, tels que les indices de marché. Enfin, continuant à chercher un jeu toujours plus excitant et plus volatile, Wall Street a créé des options sur des valeurs futures d’indices. Comme on pouvait s’y attendre, ces options ont eu beaucoup de succès. Alors que le turnover des actions est normalement calculé sur une base annuelle, celui de certains de ces nouveaux instruments ésotériques est compris entre 25 et 50 % par jour.

On s’en doute, les courtiers aiment que leurs clients soient hyperactifs : le revenu de Wall Street dépend de la fréquence à laquelle la prescription change, et non de l’efficacité du remède. Mais ce qui est bon pour le croupier, qui prend son pourcentage sur chaque transaction, est un poison pour le client. Investisseur changé en spéculateur, celui-ci subit le même genre d’effets financiers négatifs que celui qui pariait une fois par an au Kentucky Derby et qui se met à parier chaque jour à toutes les courses.

Wall Street aime qualifier d’activité sophistiquée, favorable à la société et facilitant l’ajustement d’une économie complexe, cette prolifération frénétique de jeux financiers. J’ai moi-même profité d’un certain nombre de transactions de court terme et je peux comprendre le désir des gens de Wall Street d’associer ces activités à une philosophie aux aspirations élevées. Leur préférée est sans conteste la main invisible d’Adam Smith. On se souviendra qu’une main bienveillante devait infailliblement diriger toutes les actions des capitalistes – y compris celles initialement motivées par l’avidité individuelle – vers un résultat social vertueux. Mais la vérité est à l’opposé : les transactions de court terme sont comme des coups de pied invisibles manqués aux tibias de la société.

Un de mes fantasmes a toujours été qu’une cargaison de vingt-cinq courtiers fasse naufrage et parvienne non sans mal à une île où aucun secours ne serait possible. Confrontés au développement d’une économie qui maximiserait leur consommation et leurs plaisirs, affecteraient-ils, me demandé-je, vingt d’entre eux à la production de nourriture, de vêtements, d’abris, etc., tout en laissant les cinq autres négocier indéfiniment des options sur l’avenir des vingt premiers ?

Que peut-on faire maintenant que le tourbillon spéculatif s’est emparé du monde de l’entreprise ? Une proposition qui peut paraître étrange de prime abord pourrait avoir une grande vertu : que le gouvernement impose une taxe à 100 % de tous les profits provenant de la vente d’actions ou d’instruments dérivés détenus depuis moins d’un an. Et qu’il y assujettisse tout le monde, y compris les fonds de pension et d’autres entités normalement non imposables. C’est l’une des nombreuses ironies de Wall Street que de tels fonds, qui devraient avoir pour perspective  REVUE DE PRESSE  l’investissement à très long terme, aient été transformés par la course à la performance de Wall Street en joueurs parmi les plus spéculateurs.

La taxe de 100 % ne confisquerait pas le capital si quelqu’un avait besoin d’une liquidité immédiate. On pourrait récupérer son argent en vendant à un prix supérieur au prix de revient dix minutes ou dix mois après l’achat. Mais on ne retirerait aucun profit de ses décisions d’allocation du capital à moins d’avoir un horizon d’une année au moins.

Des horizons à bien plus long terme qu’un an ont toujours eu cours dans l’immobilier, sans entraîner une pénurie d’immeubles de bureaux ou de centres commerciaux. De même, des horizons plus longs pour les achats d’actions n’entraîneront pas une pénurie de voitures ou de téléviseurs.

Une taxe de 100 % aurait une conséquence certaine : la quantité substantielle d’intelligence et d’énergie aujourd’hui consacrée aux décisions d’investissement qui doivent produire les meilleures rémunérations en quelques minutes, jours ou semaines serait instantanément réorientée vers les décisions promettant les meilleures rémunérations à long terme. Bien que Wall Street puisse ne pas aimer les règles, Wall Street ajuste immédiatement sa façon de penser à la question de savoir ce qui rapporte le plus sous n’importe quelles nouvelles règles promulguées.

Cette réorientation des brassages financiers vers une allocation des actifs qui regarde loin générerait des sous-produits séduisants. La forme la plus attractive d’information d’initié – celle liée aux opérations de fusions-acquisitions – deviendrait inutile. Les OPA avortées elles-mêmes, ainsi que les chantages à l’OPA, perdraient beaucoup de leur attrait. Les spéculateurs à court terme, qu’il s’agisse de fonds de pension ou du menu fretin, deviendraient nécessairement des investisseurs à moyen terme au moins.

Le Congrès a toujours reconnu que l’esprit des gens doté d’une ambition financière se focalise sur les comportements récompensés par le Code des impôts. C’est pourquoi les législateurs ont souvent lié ce qu’ils croyaient être des objectifs bénéfiques pour la société à un traitement fiscal privilégié. Pourquoi ne pas inverser le processus et utiliser le bâton  autant que la carotte ? Si le comportement spéculatif à court terme sème la pagaille dans l’allocation du capital du pays – si, comme dit Keynes, « le travail risque d’être mal fait » –, pourquoi ne pas simplement éliminer les rémunérations attachées à ces comportements ?

Cette réforme produira évidemment quelques effets secondaires négatifs, de même que du tissu sain est parfois sacrifié pour enlever une tumeur. Mais les inconvénients semblent mineurs comparés aux gains qui en résulteront. Ils semblent également mineurs comparés aux faiblesses que présentent d’autres mesures législatives qui voudraient maîtriser la société de casino en imposant des règles carcans à la fois à Wall Street et aux entreprises américaines.

Les investisseurs, les entrepreneurs et les managers ne seraient pas affectés par cette taxe et disposeraient encore de toute la panoplie de choix qu’offre aux entreprises un marché libre. Les titulaires de MBA pourraient commencer à se concentrer sur la valeur que l’on peut créer en développant des affaires plutôt que sur les péages qu’on peut retirer du brassage des affaires. Le contrôle des entreprises pourrait continuer à changer, comme il doit souvent le faire. Il changerait cependant bien moins souvent par l’effet de l’activité spéculative de court terme qui pousse à présent des entreprises « dans le jeu » – terme original forgé par Wall Street pour décrire des affaires nouvellement promises à une transformation inconnue, non planifiée, mais inévitablement importante.

Le volume des échanges de titres, et plus particulièrement des échanges d’options et de contrats à terme, diminuerait. Beaucoup de gens employés aujourd’hui au casino pour- raient être mutés à la production du gâteau plutôt qu’à son découpage. Les maîtres chanteurs à l’OPA et les artistes de l’argent rapide, qui dénoncent depuis longtemps les défauts des dirigeants d’entreprises en place, pour- raient s’essayer à faire mieux que les objets de leur mépris. Nous parlons beaucoup de concurrencer, dans une économie mondiale, des décideurs étrangers dont l’horizon d’affaires se chiffre en décennies. Pourquoi ne pas essayer de repousser notre propre horizon d’une année au moins ?

WARREN BUFFETT

Article paru dans Commentaire, n° 136, hiver 2011-2012 disponile sur commentaire.fr

Source: http://www.les-crises.fr/soumettre-la-societe-de-casino/


L’Art d’ignorer les pauvres, par John K. Galbraith

Monday 1 June 2015 at 06:02

John Kenneth Galbraith (1908-2006) est un des rares économistes très critiques à l’égard du système économique à avoir eu une certaine influence de son vivant. Il a notamment été le conseiller de trois présidents américains : F. D. Roosevelt, J. F. Kennedy et L. B. Johnson.

John Kenneth GalbraithChaque catastrophe ” naturelle ” révèle, s’il en était besoin, l’extrême fragilité des classes populaires, dont la vie comme la survie se trouvent dévaluées. Pis, la compassion pour les pauvres, affichée au coup par coup, masque mal que de tout temps des penseurs ont cherché à justifier la misère – en culpabilisant au besoin ses victimes – et à rejeter toute politique sérieuse pour l’éradiquer.

Je voudrais livrer ici quelques réflexions sur l’un des plus anciens exercices humains : le processus par lequel, au fil des années, et même au cours des siècles, nous avons entrepris de nous épargner toute mauvaise conscience au sujet des pauvres. Pauvres et riches ont toujours vécu côte à côte, toujours inconfortablement, parfois de manière périlleuse. Plutarque affirmait que ” le déséquilibre entre les riches et les pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies des républiques “. Les problèmes résultant de cette coexistence, et particulièrement celui de la justification de la bonne fortune de quelques-uns face à la mauvaise fortune des autres, sont une préoccupation intellectuelle de tous les temps. Ils continuent de l’être aujourd’hui.

Il faut commencer par la solution proposée par la Bible : les pauvres souffrent en ce bas monde, mais ils seront magnifiquement récompensés dans l’autre. Cette solution admirable permet aux riches de jouir de leur richesse tout en enviant les pauvres pour leur félicité dans l’au-delà.

Bien plus tard, dans les vingt ou trente années qui suivirent la publication, en 1776, des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations – à l’aube de la révolution industrielle en Angleterre -, le problème et sa solution commencèrent à prendre leur forme moderne. Un quasi-contemporain d’Adam Smith, Jeremy Bentham (1748-1832), inventa une formule qui eut une influence extraordinaire sur la pensée britannique et aussi, dans une certaine mesure, sur la pensée américaine pendant cinquante ans : l’utilitarisme. ” Par principe d’utilité, écrivit Bentham en 1789, il faut entendre le principe qui approuve ou désapprouve quelque action que ce soit en fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu. ” La vertu est, et même doit être, autocentrée. Le problème social de la coexistence d’un petit nombre de riches et d’un grand nombre de pauvres était réglé dès lors que l’on parvenait ” au plus grand bien pour le plus grand nombre “. La société faisait de son mieux pour le maximum de personnes, et il fallait accepter que le résultat soit malheureusement très déplaisant à l’encontre de ceux, très nombreux, pour lesquels le bonheur n’était pas au rendez-vous.

En 1830, une nouvelle formule, toujours d’actualité, fut proposée pour évacuer la pauvreté de la conscience publique. Elle est associée aux noms du financier David Ricardo (1772-1823) et du pasteur anglican thomas Robert Malthus (1766-1834) : si les pauvres sont pauvres, c’est leur faute – cela tient à leur fécondité excessive. Leur intempérance sexuelle les a conduits à proliférer jusqu’aux limites des ressources disponibles. Pour le malthusianisme, la pauvreté ayant sa cause dans le lit, les riches ne sont pas responsables de sa création ou de sa diminution.

Au milieu du XIX e siècle, une autre forme de déni connut un grand succès, particulièrement aux États-Unis : le ” darwinisme social “, associé au nom de Herbert Spencer (1820-1903). Pour ce dernier, dans la vie économique comme dans le développement biologique, la règle suprême était la survie des plus aptes, expression que l’on prête à tort à Charles Darwin (1809-1882). L’élimination des pauvres est le moyen utilisé par la nature pour améliorer la race. La qualité de la famille humaine sort renforcée de la disparition des faibles et des déshérités.

L’un des plus notables porte-parole américains du darwinisme social fut John D. Rockefeller, le premier de la dynastie, qui déclara dans un discours célèbre : ” La variété de rose “American Beauty” ne peut être produite dans la splendeur et le parfum qui enthousiasment celui qui la contemple qu’en sacrifiant les premiers bourgeons poussant autour d’elle. Il en va de même dans la vie économique. Ce n’est là que l’application d’une loi de la nature et d’une loi de Dieu. ”

Au cours du XX e siècle, le darwinisme social en vint à être considéré comme un peu trop cruel : sa popularité déclina et, quand on y fit référence, ce fut généralement pour le condamner. Lui succéda un déni plus amorphe de la pauvreté, associé aux présidents Calvin Coolidge (1923-1929) et Herbert Hoover (1929-1933). Pour eux, toute aide publique aux pauvres faisait obstacle au fonctionnement efficace de l’économie. Elle était même incompatible avec un projet économique qui avait si bien servi la plupart des gens. Cette idée qu’il est économiquement dommageable d’aider les pauvres reste présente. Et, au cours de ces dernières années, la recherche de la meilleure manière d’évacuer toute mauvaise conscience au sujet des pauvres est devenue une préoccupation philosophique, littéraire et rhétorique de première importance. C’est aussi une entreprise non dépourvue d’intérêt économique.

Des quatre ou peut-être cinq méthodes en cours pour garder bonne conscience en la matière, la première est le produit d’un fait incontestable : la plupart des initiatives à prendre en faveur des pauvres relèvent, d’une manière ou d’une autre, de l’État. On fait alors valoir qu’il est par nature incompétent, sauf quand il s’agit de gérer le Pentagone et de passer des marchés publics avec des firmes d’armements. Puisqu’il est à la fois incompétent et inefficace, on ne saurait lui demander de se porter au secours des pauvres : il ne ferait que mettre davantage de pagaille et aggraverait encore leur sort.

Un mécanisme de déni psychologique

John Kenneth GalbraithNous vivons une époque où les allégations d’incompétence publique vont de pair avec une condamnation générale des fonctionnaires, à l’exception, on ne le dira jamais assez, de ceux travaillant pour la défense nationale. La seule forme de discrimination toujours autorisée – pour être plus précis, encore encouragée – aux États-Unis est la discrimination à l’endroit des employés du gouvernement fédéral, en particulier dans les activités relevant de la protection sociale. Nous avons de grandes bureaucraties d’entreprises privées, regorgeant de bureaucrates d’entreprise, mais ces gens-là sont bons. La bureaucratie publique et les fonctionnaires sont mauvais.

En fait, les États-Unis disposent d’une fonction publique de qualité, servie par des agents compétents et dévoués, honnêtes dans leur quasi-totalité, et peu enclins à se laisser surfacturer des clés à molette, des ampoules électriques, des machines à café et des sièges de toilettes par les fournisseurs. Curieusement, quand de telles turpitudes se produisirent, ce fut au Pentagone… Nous avons presque éliminé la pauvreté chez les personnes âgées, grandement démocratisé l’accès à la santé et aux soins, garanti aux minorités l’exercice de leurs droits civiques, et beaucoup fait pour l’égalité des chances en matière d’éducation. Voilà un bilan remarquable pour des gens réputés incompétents et inefficaces. Force est donc de constater que la condamnation actuelle de toute action et administration gouvernementales est en réalité l’un des éléments d’un dessein plus vaste : refuser toute responsabilité à l’égard des pauvres.

La deuxième méthode s’inscrivant dans cette grande tradition séculaire consiste à expliquer que toute forme d’aide publique aux indigents serait un très mauvais service à leur rendre. Elle détruit leur moral. Elle les détourne d’un emploi bien rémunéré. Elle brise les couples, puisque les épouses peuvent solliciter des aides sociales pour elles-mêmes et leurs enfants, une fois qu’elles se retrouvent sans mari. Il n’existe absolument aucune preuve que ces dommages soient supérieurs à ceux qu’entraînerait la suppression des soutiens publics. Pourtant, l’argument selon lequel ils nuisent gravement aux déshérités est constamment ressassé, et, plus grave, cru. C’est sans doute la plus influente de nos fantasmagories.

Troisième méthode, liée à la précédente, pour se laver les mains du sort des pauvres : affirmer que les aides publiques ont un effet négatif sur l’incitation à travailler. Elles opèrent un transfert de revenus des actifs vers les oisifs et autres bons à rien, et, de ce fait, découragent les efforts de ces actifs et encouragent le désœuvrement des paresseux. L’économie dite de l’offre est la manifestation moderne de cette thèse. Elle soutient que, aux États-Unis, les riches ne travaillent pas parce que l’impôt prélève une trop grande part de leurs revenus. Donc, en prenant l’argent des pauvres et en le donnant aux riches, nous stimulons l’effort et, partant, l’économie. Mais qui peut croire que la grande masse des pauvres préfère l’assistance publique à un bon emploi ? Ou que les cadres dirigeants des grandes entreprises – personnages emblématiques de notre époque – passent leur temps à se tourner les pouces au motif qu’ils ne sont pas assez payés ? Voilà une accusation scandaleuse contre le dirigeant d’entreprise américain, qui, de notoriété publique, travaille dur.

La quatrième technique permettant de se soulager la conscience est de mettre en évidence les effets négatifs qu’une confiscation de leurs responsabilités aurait sur la liberté des pauvres. La liberté, c’est le droit de dépenser à sa guise, et de voir l’État prélever et dépenser le minimum de nos revenus. Ici encore, le budget de la défense nationale mis à part. Pour reprendre les propos définitifs du professeur Milton Friedman (1), ” les gens doivent être libres de choisir “.

C’est sans doute la plus révélatrice de toutes les arguties, car quand il s’agit des pauvres, on n’établit plus aucune relation entre leurs revenus et leur liberté. (Le professeur Friedman constitue une fois de plus une exception car, par le biais de l’” impôt négatif “, qu’il recommande, il garantirait un revenu universel minimum.) Chacun conviendra pourtant qu’il n’existe pas de forme d’oppression plus aiguë, pas de hantise plus continue que celles de l’individu qui n’a plus un sou en poche. On entend beaucoup parler des atteintes à la liberté des plus aisés quand leurs revenus sont diminués par les impôts, mais on n’entend jamais parler de l’extraordinaire augmentation de la liberté des pauvres quand ils ont un peu d’argent à dépenser. Les limitations qu’impose la fiscalité à la liberté des riches sont néanmoins bien peu de chose en regard du surcroît de liberté apporté aux pauvres quand on leur fournit un revenu.

John Kenneth GalbraithEnfin, quand tous les raisonnements précédents ne suffisent plus, il reste le déni psychologique. Il s’agit d’une tendance psychique qui, par des biais variés, nous conduit par exemple à éviter de penser à la mort. Elle amène beaucoup de gens à éviter de penser à la course aux armements, et donc à la ruée vers la probable extinction de l’humanité. Le même mécanisme est à l’œuvre pour s’épargner de penser aux pauvres, qu’ils soient en Ethiopie, dans le sud du Bronx ou à Los Angeles. Concentrez-vous sur quelque chose de plus agréable, nous conseille-t-on alors.

Telles sont les méthodes auxquelles nous avons recours pour éviter de nous préoccuper du sort des pauvres. Toutes, sauf peut-être la dernière, témoignent d’une grande inventivité dans la lignée de Bentham, Malthus et Spencer. La compassion, assortie d’un effort de la puissance publique, est la moins confortable et la moins commode des règles de comportement et d’action à notre époque. Mais elle reste la seule compatible avec une vie vraiment civilisée. Elle est aussi, en fin de compte, la règle la plus authentiquement conservatrice. Nul paradoxe à cela. Le mécontentement social et les conséquences qu’il peut entraîner ne viendront pas de gens satisfaits. Dans la mesure où nous pourrons rendre le contentement aussi universel que possible, nous préserverons et renforcerons la tranquillité sociale et politique. N’est-ce pas là ce à quoi les conservateurs devraient aspirer avant tout ?

John Kenneth GALBRAITH, 1985

(Ce texte a été publié pour la première fois dans le numéro de novembre 1985 de Harper’s Magazine.)

Source: http://www.les-crises.fr/ignorer-les-pauvres-galbraith/


Mais que va faire Charlie Hebdo de tout son argent ?

Monday 1 June 2015 at 00:02

L’hebdomadaire satirique a reçu une quinzaine de millions d’euros à la suite des attentats de janvier. Une partie sera reversée aux famille des victimes, une autre à une fondation pour le dessin de presse.

Avant, Charlie Hebdo était un “fanzine” (dixit Luz), déficitaire, qui se vendait à près de 30.000 exemplaires, et comptait près de 10.000 abonnés.

Mais, ça c’était avant. Depuis les attentats, le nombre d’abonnés a grimpé à 220.000. Le numéro du 14 janvier a été tiré à 8 millions d’exemplaires, un record historique pour la presse française. Le tirage du numéro suivant, qui paraît ce mercredi 25 février, reste à un niveau sans équivalent en France, à 2,5 millions d’exemplaires.

Plus de problèmes d’argent

Résultat: l’hebdomadaire qui refuse toute publicité n’a plus de problème d’argent, bien au contraire. Le numéro du 14 janvier a rapporté 10 à 12 millions d’euros (7 à 8 millions après impôts), a indiqué Me Richard Malka, l’avocat de l’hebdomadaire, au Monde. Et les abonnements devraient générer 3 millions d’euros de marge. A cela s’ajoute le million d’euros d’aide d’urgence accordé par le ministère de la Culture. Richard Malka indique que tout cet argent sera en partie conservé par le journal, et pour le reste financera une fondation soutenant le “dessin de presse”, qui reste à créer.

En tout cas, cet argent ne sera pas reversé aux actionnaires du journal, la distribution de dividendes ayant été suspendue pour les trois prochaines années.

Mais ce n’est pas tout. Le “journal irresponsable” a aussi reçu 4,2 millions d’euros de dons versés par des particuliers via deux canaux: l’associationPresse et pluralisme (2,65 millions d’euros), et l’Association des amis deCharlie Hebdo (1,5 million d’euros). A noter que Google a aussi versé 250.000 euros. Tous ces dons “vont être reversés aux familles des victimes des attentats”, a indiqué Patrick Pelloux dans Médias le Magazine. “Cet argent, c’est un risque”, n’a pas caché pas l’urgentiste qui tient une chronique dans l’hebdomadaire.

Déchirements passés

Le sujet est sensible car la rédaction s’était déjà déchirée dans le passé sur des histoires de gros sous, notamment en 2006 après la publication des caricatures de Mahomet, un numéro qui s’écoula à 500.000 exemplaires. En effet, quand Charlie se portait bien, les bénéfices n’ont pas été gardés en réserve, mais reversés en quasi-intégralité aux actionnaires qui, en six ans, se sont ainsi octroyés collectivement 3,8 millions d’euros de dividendes.

Cette politique de redistribution des bénéfices avait alors suscité une polémique interne, exacerbée par le caractère “anar” du journal. D’autant plus que les salaires y étaient faibles. Surtout, ce système ne bénéficiait qu’aux quatre salariés qui étaient parallèlement actionnaires: Bernard Maris (13,3%), le directeur financier Eric Portheault (6,6%), Cabu (40%), et le directeur de la rédaction Philippe Val (40%). A lui seul, ce dernier a touché ainsi 1,6 million d’euros, ce qui pourrait expliquer en partie l’animosité actuelle de la rédaction à son égard.

Vaches maigres

Surtout, cet argent a manqué cruellement quand les vaches maigres sont arrivées. En 2008, Siné est parti avec fracas fonder Siné Hebdo, entraînant avec lui une partie des lecteurs. En 2009, le résultat a plongé dans le rouge, et depuis lors, plus aucun dividende n’a été distribué. En 2010,  l’hebdomadaire a dû augmenter son prix de vente de 2 à 2,5 euros, et licencier 12 salariés sur 50. Et à peine deux mois avant les attentats, un appel aux dons était lancé face à une situation financière critique…

En 2009, Philippe Val est parti pour France Inter, puis a revendu ses parts en 2011 pour 1 euro symbolique, tout comme Cabu et Bernard Maris. A la suite de cela, le capital s’est réparti entre Charb (40%), Riss (40%) et Eric Portheault (20%). Après la mort de Charb, ses 40% sont revenus à ses parents. Selon Le Monde, Riss et Eric Portheault ont proposé à Luz de reprendre ces 40%, mais Luz a refusé, préférant que les actions soient distribuées à tous les salariés sous forme de coopérative. Régler ce problème reste un autre défi à relever pour Charlie Hebdo

Les résultats de Charlie Hebdo (en millions d’euros)

Chiffre d’affaires (en millions d’euros) Résultat net (en euros) Dividendes au titre de l’exercice (en euros)
2004: 6,2 2004: +483.000 2000 à 2001: 0
2005: 6,4 2005: +580.000 2002: 300.000
2006: 8,3 2006: +969.000 2003: 502.500
2007: 8,7 2007: +981.000 2004: 480.000
2008: 7,9 2008: +196.000 2005: 839.250
2009: 5,1 2009: -1.382.000 2006: 825.000
2010: 5,2 2010: -507.600 2007: 900.000
2011: 5,9 2011: +655.300 2008 à 2013: 0
2012: 5,8 2012: +97.248
2013: 5,2 2013: -51.999
Source: compte sociaux des Editions Rotative SARL

Document Sans Titre du 02/25/2015 – 1818 publié par BFMBusiness

Source : Jamal Henni, pour BFM Business, le 24 février 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/mais-que-va-faire-charlie-hebdo-de-tout-son-argent/


Revue de presse internationale du 31/05/2014

Sunday 31 May 2015 at 15:32

Cette semaine dans la revue internationale, la Chine (s’)inquiète ; les USA aussi entre eau et état islamique ; le gaz de schiste contre les panneaux solaires ; Cuba, le Kirghizstan, quelques articles traduits et deux vidéos. Merci à nos contributeurs.

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-internationale-du-31052014/


Annie Lacroix-Riz : La Pologne dans la stratégie extérieure de la France (1938-1939)

Sunday 31 May 2015 at 00:44

Annie Lacroix-Riz, ancienne élève de l’école normale supérieure (Sèvres), élève de Pierre Vilar, est agrégée d’histoire, docteur-ès-Lettres, et professeur d’Histoire contemporaine à l’université Paris VII-Denis Diderot. (voir son site ici)

Elle est spécialiste des relations internationales dans la première moitié du XXe siècle. Ses travaux portent sur l’histoire politique, économique et sociale de la Troisième République et de Vichy, sur la période de la Collaboration dans l’Europe occupée par les nazis, sur les relations entre le Vatican et le Reich ainsi que la stratégie des élites politiques et économiques françaises avant et après la Seconde Guerre mondiale. Elle est également connue pour son engagement communiste.

Ses principaux livres sont :

Elle traite ici du rôle de la Pologne dans la stratégie extérieure de la France :

Annie Lacroix-Riz – La Pologne dans la stratégie extérieure de la France 1938 1939

Source: http://www.les-crises.fr/annie-lacroix-riz-la-pologne-dans-la-strategie-exterieure-de-la-france-1938-1939/


Revue de presse du 30/05/2015

Saturday 30 May 2015 at 05:55

Bonne lecture.

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-du-30052015/


La France s’érige en Big Brother européen, par Guy Verhofstadt

Saturday 30 May 2015 at 01:44

Comme quoi, ils peuvent quand même être utiles les libéraux européistes…

La France s'érige en Big Brother européen

La France, ses grandes entreprises, ses diplomates, des hauts fonctionnaires européens, ont été espionnés pendant des années par les services secrets allemands dont les dérives défraient aujourd’hui la chronique politico-judiciaire outre Rhin. Cela rend d’autant plus incompréhensible cette loi d’exception sur le renseignement que vient de voter l’Assemblée nationale et qui généralise la surveillance de masse, au mépris non seulement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg mais aussi de la Cour de justice de l’Union européenne à Luxembourg en matière de rétention des données. Cette législation dans l’urgence est de surcroît une mauvaise manière de François Hollande à ses collègues du Conseil européen qui avaient demandé une Stratégie de sécurité intérieure après l’attentat contre Charlie Hebdo, laquelle vient justement d’être présentée par la Commission européenne. Avec cette loi taillée sur mesure pour ses seuls services secrets, Paris s’érige en Big Brother européen.

L’inquiétude majeure concerne naturellement cette obligation faite aux opérateurs de télécommunications et aux hébergeurs de sites Internet de poser des boîtes noires sur leurs installations, c’est-à-dire de surveiller le trafic par des algorithmes qui filtreront les profils suspects. Ces derniers, sélectionnés selon des critères pour le moins hasardeux, pourront ensuite être tracés grâce à de fausses antennes-relais installées dans des lieux publics pour capter les métadonnées de leurs téléphones mobiles. Ce système de captation directe d’informations va permettre de surveiller étroitement la société française, mais pas seulement: n’importe quel touriste étranger dans une ville française sera soumis au même régime et en réalité n’importe quel Européen partout sur le territoire de l’Union européenne. Car qu’est-ce qu’une métadonnée? Une simple adresse IP qui se connecte à une autre adresse IP. Autrement dit, tout le flux Internet au départ et à l’arrivée d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléphone actif sur le territoire français sera désormais sous contrôle policier.

La situation n’est pas plus satisfaisante sur le plan judiciaire. L’exploitation des données elles-mêmes, c’est-à-dire le contenu des messages ou des conversations téléphoniques, ne sera pas autorisée a priori par un juge d’instruction mais contestée a posteriori par les magistrats administratifs du Conseil d’Etat. Certes, un statut de «lanceur d’alerte» a été créé pour apporter une protection juridique aux agents secrets ou aux policiers qui voudraient dénoncer des abus. Reste que les dispositions pour protéger la confidentialité de certaines professions, comme les journalistes et les avocats, sont purement formelles et sûrement pas de nature à garantir la sécurité des sources et des conversations. Le Conseil constitutionnel a été saisi par le Président et un noyau de députés courageux s’opposant à ce projet liberticide. Nous prendrons acte de sa décision, mais en tout état de cause, toute ambiguïté subsistant après son arrêt fera l’objet d’une saisine de la justice européenne.

Ancien Premier ministre belge, Guy Verhofstadt est président de l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE) au Parlement européen.

Source : Guy Verhofstadt, pour L’Opinion, le 10 mai 2015.

Source: http://www.les-crises.fr/la-france-serige-en-big-brother-europeen-par-guy-verhofstadt/


La France de 2025 vue par les ministres

Saturday 30 May 2015 at 01:22

J’avais ça sous le coude depuis 2013 (je voulais commenter en détail, et je n’ai jamais eu le temps…).

Lisez le papier de Moscovici, c’est à mourir de rire : on s’attend à une espèce de plan d’action pour 2025, on a juste une rêverie illuminée…

Le président a laissé un devoir de vacances à ses ministres : “Décrivez votre vision de la France en 2025″. “Le Point” a relevé les copies de 5 ministères.

Photo de classe du gouvernement de Jean-Marc Ayrault. © WITT/SIPA   Par 

La question était à peu près la suivante : “Exposez votre vision de la France en 2025. Vous avez un mois.” Le 19 août, donc, à l’occasion du séminaire gouvernemental de rentrée, le maître François Hollande ramassera les copies. Tous les élèves-ministres devront avoir pondu quelques feuillets pour dire, dans leur domaine, ce que sera devenu notre pays. Évidemment, chacun s’est donné le beau rôle dans cet exercice, que Le Point a pu consulter en exclusivité. Mais chacun l’a fait à sa manière. Pierre Moscovici (ou, plus vraisemblablement, quelques surdiplômés qui peuplent Bercy) a rendu une copie à son image – sérieuse, étayée, scolaire. Pas mal de chiffres, quelques notes très optimistes – le plein emploi sera sans doute atteint, le pays aura “recouvré sa souveraineté budgétaire”… – et des idées intéressantes. Moscovici met ainsi en garde contre une chimère, celle de copier le modèle allemand et de “chercher, à grand renfort d’argent public, à reconstruire une industrie perdue”. Bercy prévient en effet que le modèle industriel allemand, “sans doute idéal à court terme (…), ne correspondra plus à l’état de l’économie mondiale dans dix ans”. Les grands pays émergents, dit le devoir de Bercy, seront beaucoup moins consommateurs de biens d’équipement, ce qu’ils sont aujourd’hui. La France doit donc “privilégier des segments plus hauts”.

Valls, lui, fait du Valls. La République est plusieurs fois convoquée, l’ordre aussi, tout comme la laïcité. Très sérieux, comme toujours, Valls se lâche un poil lorsqu’il évoque en 2025 les “forces de l’ordre 3.0″, grandes utilisatrices de nouvelles technologies, et “proches de la population” – on l’espère. Quelques suggestions intéressantes, comme la création de “maisons de l’État” (on comprend qu’elles remplaceront, dans des zones dépeuplées, les sous-préfectures). Valls entrevoit aussi “l’élection au suffrage universel” dans les principales intercommunalités et, même s’il ne le dit pas vraiment, la suppression des départements dans les grandes agglomérations (Paris, Lyon…).

Manuel Valls n’a sans doute pas encore vu la copie de sa voisine Christiane Taubira, mais il y a fort à parier qu’encore une fois, elle va l’énerver à la récré. La garde des Sceaux annonce noir sur blanc la fin des prisons bondées, non pas grâce à la construction de nouveaux établissements pénitentiaires, mais par “le développement des peines alternatives à l’incarcération”. Voilà qui va faire bouillir Valls, partisan d’une politique plus répressive. Taubira, fidèle à ses convictions, prépare pour 2025 des peines “qui ont du sens, réparatrices pour les victimes, sanctionnant à sa juste mesure l’auteur de l’infraction et permettant l’insertion ou la réinsertion de ce dernier”. Elle compte pour cela sur “la réforme pénale intervenue il y a onze ans” (en 2014, donc), alors que cette réforme est en 2013 bien mal engagée (Valls vient de s’y opposer avec force).

Et Montebourg redressa la France…

L’élève Duflot, de son côté, est limite hors-sujet. Ministre de l’Égalité des territoires, la patronne des écolos en profite pour brosser un tableau inquiétant de la biodiversité en 2025, des changements climatiques, de l’emploi industriel… Ministre du Logement, elle se laisse aller à l’autocongratulation – “Une politique publique du logement volontariste pour garantir l’intérêt général”, titre-t-elle sa copie. Boutant les lois incontrôlées du marché hors de France, elle a instauré, en 2025, “un nouvel âge du logement”. Voilà quelques promesses : “Dans le cadre des lois adoptées entre 2012 et 2014, les logements vacants seront devenus très rares” et “6 millions de logements auront été édifiés”. Conclusion : “Chacun dispose d’un toit et d’un environnement de qualité” (oui, vous avez bien lu, “chacun”). D’ailleurs, poursuit-elle, “l’accès à ces logements pour chacun ne sera plus un facteur de stress et d’incertitude, mais une étape plaisante de la vie”. Vivement 2025.

À cette date, nul doute qu’Arnaud Montebourg se voit à la place de François Hollande. À lire sa copie, on n’a plus de doute : le sauvetage de la France, sa réintégration dans le “concert des grandes nations industrielles”, c’est lui. En voici une preuve, contenue dans sa copie pleine de verve : “En choisissant, il y a plus d’une décennie, de concentrer ses efforts sur les segments de croissance future, sous la forme de 35 initiatives, la France a pris rang sur les marchés les plus dynamiques aujourd’hui et y occupe désormais une place de leader”. Montebourg nous annonce que nos chercheurs et industriels ont mis au point un “véhicule 2 l/100 km”, qui est l’un des “plus commercialisés en Europe” à partir de 2017. Il affirme aussi qu’un programme “Usine du futur” a “permis d’amener nos industries aux meilleurs standards et plus encore de définir un modèle français de production qui après Ford et Toyota fait figure de modèle mondial en concurrence avec les modèles développés en Allemagne (Siemens) et en Chine (Foxconn)”. Aidés notamment par “l’allégement du coût du travail” (tiens, tiens…), “de nombreuses PME” ont crû “pour devenir des grands groupes”. La révolution Montebourg a même transformé “ce qu’il est encore convenu d’appeler le CAC 40 !”.

On attend maintenant les notes du maître Hollande.

 

REGARDEZ la contribution du ministère de l’Économie :

cliquez ici

REGARDEZ la contribution du ministère de l’Intérieur :

REGARDEZ la contribution du ministère de la Justice :
REGARDEZ la contribution du ministère du Redressement productif :
REGARDEZ la contribution du ministère du Logement :

 Source : Le Point, 15/08/2013

 

Source: http://www.les-crises.fr/la-france-de-2025-vue-par-les-ministres/


Miscellanées du mercredi (OTAN, Delamarche, Sapir, Béchade)

Friday 29 May 2015 at 04:44

I. OTAN

Les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN chantent «We Are The World” lors d’un dîner après une réunion en Turquie.

Le secrétaire général de l’OTAN, M. Jens Stoltenberg, la chef politique étrangère de l’UE, Federica Mogherini et le commandant suprême des forces alliées de l’OTAN en Europe, le général Philippe Breedlove ont conduit les ministres sur scène, bras dessus bras dessous, en chantant «We Are The World».

II. Olivier Delamarche

Un grand classique : La minute d’Olivier Delamarche: Sortie de la Grèce: “Un risque de contamination” – 25/05

Les points sur les “i” : Olivier Delamarche: “Mme Yellen dit tout et son contraire à une semaine d’intervalle” – 25/05

III. Philippe Béchade

La minute de Philippe Béchade : La reflation des actifs enrichit encore plus les ultra-riches

Philippe Béchade VS Bernard Aybran (1/2): Renforcement du QE: Les marchés ont-ils raison de s’en réjouir autant ? – 20/05

Philippe Béchade VS Bernard Aybran (2/2): Investissement: Faut-il privilégier le marché américain ? – 20/05

IV. Jacques Sapir

Les points sur les “i”: Jacques Sapir: “Il y aura une hausse des taux de la FED mais il est clair qu’elle sera très limitée” – 26/05


Petite sélection de dessins drôles – et/ou de pure propagande…

 

 

Images sous Copyright des auteurs. N’hésitez pas à consulter régulièrement leurs sites, comme les excellents Patrick Chappatte, Ali Dilem, Tartrais, Martin Vidberg, Grémi.

Source: http://www.les-crises.fr/miscellanees-29-05-15/


Stephen F. Cohen : “Ceux qui conçoivent la politique américaine dans ses rapports avec la Russie et l’Ukraine sont en train de détruire la sécurité de la nation américaine”

Friday 29 May 2015 at 04:22

Suite de ce billet

Les mythes du nationalisme américain volent en éclats, alors que notre entretien avec un célèbre professeur arrive à sa conclusion. Patrick L. Smith

S’il y a quelque enseignement à tirer face au sort subi par Steven F. Cohen dans sa vie professionnelle depuis l’année dernière, c’est qu’il n’est pas sans danger de promouvoir une lecture impartiale des faits et gestes de notre grand pays à l’étranger. Les nombreux articles sur la crise ukrainienne et l’écroulement consécutif des relations entre les États-Unis et la Russie qu’il a publiés dans The Nation lui valent aujourd’hui d’être assailli de toutes parts par la critique. “Mon problème avec ça commence par le fait… que je n’ai aucun intérêt particulier à défendre tel ou tel “isme” ou idéologie”, confie Cohen dans cette seconde partie d’un long entretien réalisé le mois dernier.

Le problème vient des idéologues infestant le milieu dans lequel évolue Cohen. Empoisonnés sans recours par l’état d’esprit de la guerre froide ceux-ci ne peuvent pas supporter une pensée non-partisane. Cohen a été principalement universitaire et en partie journaliste depuis les années 70. Sa rubrique “Sovieticus”, lancée dans les années 80 dans The Nation, a fait de ce magazine traditionnellement tourné vers les questions de politique intérieure une des rares publications américaines proposant une analyse cohérente des affaires politiques de la Russie. Aujourd’hui, les essais de Cohen parus dans The Nation constituent le corpus de référence vers lequel se tournent ceux (peu nombreux) qui défient l’opinion dominante.

La première moitié de notre échange, publiée la semaine dernière dans Salon, avait commencé avec les événements de l’année dernière pour remonter jusqu’aux origines post-soviétiques de la crise actuelle. Dans la seconde partie, Cohen complète son analyse concernant l’héritage reçu par Vladimir Poutine et explique comment il en est venu à concentrer sa pensée sur les “alternatives manquées” – issues qui étaient possibles mais ne se sont pas concrétisées. La plus surprenante à mes yeux est qu’il existait une perspective réelle, mais abandonnée, de reformer le système soviétique pour que les souffrances qui ont résulté de son écroulement puissent être évitées.

Salon : ce dont Poutine a hérité à l’époque était un désastre – ou comme il dirait lui-même – “une catastrophe”.

Steven F. Cohen : Comme dirigeant de la Russie, Poutine a changé au fil des ans, surtout en matière de politique étrangère, mais aussi de politique intérieure. Son premier mouvement a été d’aller davantage dans le sens d’une libéralisation des marchés, de la mise en place de taxes à taux fixes. Il a institué un impôt à taux unique de 13% – Steve Forbes aurait été en extase, n’est-ce pas ? Il offre à (George W.) Bush ce que Clinton n’a jamais offert à Eltsine – un partenariat complet. Et que fait-il ? Le 11 septembre 2001 il appelle George et lui dit, “Peu importe ce que vous voulez faire, nous sommes avec vous”. Bush a répondu : “Eh bien, je pense que nous allons devoir partir en guerre en Afghanistan”. Poutine lui dit : “Je peux vous aider. Nous disposons d’appuis et de moyens d’action extrêmement importants en Afghanistan. J’ai même une armée là-bas appelée l’Alliance du Nord. Je vous la donne ! Vous voulez des couloirs aériens ? Vous les aurez.”

Combien de vies américaines Poutine a-t-il sauvées durant notre guerre terrestre en Afghanistan ? Et savez-vous ce que ça lui a coûté politiquement, en Russie ? Parce que ses forces de sécurité étaient totalement contre.

Elles étaient contre ? Expliquez s’il vous plaît.

Oh, oui. Vous pensez que ça les dérangeait de voir l’Amérique mise à genoux ? Ils ont été envahis si souvent ; laissons l’Amérique y goûter un peu ! Mais Poutine pense qu’il a réalisé ce que Elstine n’avait pu faire, et que c’est bénéfique pour l’état russe. Il a établi un réel partenariat stratégique avec l’Amérique. Maintenant, rappelez-vous qu’il est déjà préoccupé par son problème de l’islam radical parce que la Russie a elle-même presque 20 millions de citoyens musulmans. La Russie est à la fois dans l’Est et dans l’Ouest : elle est sur les lignes de front.

Que lui donne Bush en retour ? Il élargit encore plus l’OTAN et retire unilatéralement les USA du Traité des Missiles Anti-Balistiques, le fondement même de la sécurité nucléaire russe – c’est une complète trahison. Est-ce une façon de traiter quelqu’un qui vous a aidé à sauver les vies de vos citoyens ? C’est à ce moment que le mot “trahison” fait son apparition dans le discours.

C’est un mot important pour Poutine.

Pas seulement pour Poutine ; (Dimitri) Medvedev l’utilise aussi quand il devient président [en 2008]. “L’Amérique n’a pas tenu sa parole, elle nous a trahis, elle nous a trompés et nous ne pouvons plus la croire sur parole” – en fait, ils n’auraient jamais dû se trouver pour commencer, dans cette foutue situation, tout comme Gorbatchev aurait dû obtenir que soit mise par écrit la promesse de ne pas élargir l’OTAN. Nous l’aurions fait de toute manière, mais au moins ils auraient eu un sujet de conversation.

Cette foi, cette foi naïve de la part des russes, qu’il y a quelque chose concernant les présidents américains qui les rend honorables – elle montre qu’ils ont besoin d’un cours intensif sur certains sujets. Ce fut une trahison pour Poutine, et pour toute la classe politique russe, et Poutine en a payé le prix.

Je l’ai déjà entendu être qualifié, parmi les intellectuels de droite russe, de laquais de l’Occident. De mou. Vous pouvez entendre ceci aujourd’hui : Marioupol ? Odessa ? Elles devraient avoir été prises depuis un an : elles nous appartiennent. A quoi pense-t-il ? Pourquoi discute-t-il ? (Marioupol et Odessa sont deux villes contestées dans le sud-est de l’Ukraine.)

Ainsi Poutine poursuit son chemin et puis vient son célèbre discours en 2007 à Munich, avec McCain assis au premier rang. Poutine dit juste ce que je vous ai dit. Il dit, écoutez, nous voulons être votre partenaire, c’est ce que nous avons toujours voulu être depuis Gorbatchev. Nous croyons que l’Europe est notre maison commune. Mais chaque fois que nous nous tournons vers vous ou négocions avec vous ou nous pensons que nous avons un accord avec vous, vous agissez comme un chef hégémonique et tout le monde doit faire exactement ce que vous dites s’il veut être de votre côté.

Poutine en est arrivé à dire que l’Amérique prend le risque d’une nouvelle guerre froide avec plus d’une décennie de mauvaise conduite envers la Russie post-soviétique. Ce que John McCain interprète comme la déclaration d’une nouvelle guerre froide.

Mais la diabolisation de Poutine avait commencé plus tôt, avant le discours de Munich, quand il a commencé à chasser quelques-uns des oligarques [des sociétés pétrolières] préférés des américains hors du pays. J’ai vérifié : aucun pays producteur de pétrole important ne permet que son pétrole soit majoritairement détenu par l’étranger. C’est une très, très longue histoire, la manière dont Poutine passe dans les médias US du statut de démocrate au-dessus de tout soupçon et de quelqu’un qui aspire à devenir un partenaire de l’Amérique à celui du Hitler de notre temps, comme l’a appelé Hillary Clinton. Vous voyez à quel point c’est devenu une véritable maladie, ce rejet de Poutine…

RT vient juste de diffuser un documentaire dans lequel Poutine explique en détail à quel moment et pour quelles raisons il a décidé d’agir comme il l’a fait en Crimée. C’est frappant : les délibérations commencent la nuit où le président Ianoukovitch est viré par le coup d’état soutenu par les américains l’année dernière. Pouvez-vous parler des réflexions de Poutine sur la question de la Crimée, amenant à cette annexion ?

Poutine, à mon avis, a fait quelques erreurs d’appréciation. Nous en savons beaucoup plus maintenant sur la Crimée, mais malgré ce qu’il a dit, la question ne faisait pas l’unanimité. Ce n’était pas aussi tranché que ce qu’il prétend. Il y a eu un débat entre deux stratégies.

Le premier camp disait : “Il faut prendre la Crimée immédiatement ou devoir affronter l’OTAN là-bas plus tard”. Quant au deuxième, c’était : “Laissons le référendum [sur le rattachement à la Russie, tenu en mars 2014] se dérouler et ils voteront à plus de 80% en faveur du rattachement à la Russie. Nous ne sommes pas obligés de faire quoi que ce soit à son issue ; ils auront simplement exprimé un souhait, et nous dirons ce que nous en pensons. Pendant ce temps, on regarde ce qui se passe à Kiev”. Le Kremlin avait finalement laissé le vote se dérouler en Crimée. Et c’est la meilleure arme que Poutine aura pour négocier. Il aura la Crimée qui veut joindre la Russie et il pourra dire à Washington : “Bien, vous aimeriez que la Crimée reste en Ukraine ? Voici ce que j’aimerais en retour : une interdiction définitive d’adhérer à l’OTAN et la fédéralisation de la constitution ukrainienne, parce que je dois donner quelque chose à mes frères de Crimée”.

Mais ceux qui soutenaient que la Crimée était la principale arme de Poutine pour des négociations, ont perdu. L’autre camp l’emporta.

Maintenant, Poutine s’en est attribué tout le mérite, mais ce n’est pas ce qui s’est vraiment passé. Ils étaient tous complètement dépendants des renseignements qui venaient de Kiev, de la Crimée et du Donbass. Vous voyez maintenant, si vous observez le film, quel tournant aura été le renversement de Ianoukovitch. Souvenez-vous, les ministres des affaires étrangères européens – polonais, allemand et français – avaient négocié un accord disant que Ianoukovitch formerait un gouvernement de coalition et resterait au pouvoir jusqu’en décembre. Et cet accord a été réduit en cendres par la rue. Je n’oublierai jamais le massif Klitschko [Vitali Klitschko, un boxeur professionnel devenu homme politique d'opposition, aujourd'hui maire de Kiev] debout sur une plate-forme à Maïdan, annonçant, du haut de ses deux mètres, ce grand triomphe suite à la négociation et un type plus petit saisissant le microphone et disant “Va te faire foutre. Cette chose sera brûlée dans les rues.” Le jour suivant c’était fait. Cette nuit-là, vous avez vu à quoi ressemble un champion poids lourd invaincu quand il est frappé de terreur.

Ceci est le moment décisif, et “c’est entièrement la faute de Poutine”, mais c’est entièrement la faute de Poutine parce que sa diabolisation est devenue le pivot de l’analyse.

Que devons-nous faire à partir de maintenant, pour résoudre la question de l’Ukraine ? Vous avez utilisé le mot “espoir” en parlant du cessez-le-feu de février, Minsk II “le dernier, et meilleur espoir.” Cela m’a désarçonné. L’espoir est une vertu, mais qui peut aussi être très cruelle.

N’importe qui, avec un peu de bon sens et de bonne volonté, sait que cela [la solution] se trouve dans la sorte d’autonomie qu’ils ont négociée au Royaume-Uni – Et ne parlez pas d’Ukraine fédérale si cela contrarie Kiev. Comme il est écrit dans la constitution, les gouverneurs de toutes les  provinces ukrainiennes sont nommés par Kiev. On ne peut plus le faire en Ukraine orientale. Probablement, même pas non plus en Ukraine occidentale et centrale désormais. L’Ukraine se fragmente.

Je veux que nous examinions ceci : quel est à votre avis le but stratégique de l’Amérique ? Je pose la question dans le contexte de votre analyse, exposée dans “la Croisade Ratée,” de “transitionologie”, comme vous nommez le paradigme selon lequel la Russie était censée se transformer en un paradis de l’économie de marché. Comme le livre le montre clairement, cela revenait à la promotion et à la protection d’escrocs qui avaient dépouillé une nation tout entière de la plupart de ses biens. Maintenant nous n’entendons plus beaucoup parler de “la transition” de la Russie. Quelle est l’ambition de Washington maintenant ?

Je crois que la crise ukrainienne représente le choc le plus dur pour la sécurité nationale de l’Amérique – plus grave encore que la guerre en Irak dans ses conséquences à long terme – et ce pour une raison simple : la voie vers la sécurité nationale de l’Amérique passe toujours par Moscou. Il n’y a pas un seul problème majeur touchant aux conflits régionaux ou lié aux questions de la sécurité nationale que nous puissions résoudre sans l’entière collaboration de quiconque siège au Kremlin, un point c’est tout.

Choisissez ce que vous voulez : on peut parler du Moyen-Orient ou de l’Afghanistan, de l’énergie ou du climat, de la prolifération nucléaire, du terrorisme, des destructions d’avions, ou bien parler des deux frères terroristes de Boston.

Comprenez : je parle de la sécurité nationale américaine du point de vue qui me préoccupe – qui fait que mes enfants, petits-enfants et moi-même vivons en sécurité – à une époque beaucoup plus dangereuse que celle de la guerre froide parce qu’il y a moins de structure, plus d’acteurs non gouvernementaux et plus de dissémination du savoir-faire et des matériaux nucléaires… La sécurité ne peut qu’être partielle, mais cette sécurité partielle dépend d’une coopération américano-russe digne de ce nom, point. Nous perdons, en Ukraine, l’aide de la Russie pour la sécurité nationale américaine au moment où nous parlons et même si cela devait finir demain la Russie ne sera jamais, pour au moins une génération, aussi disposée à coopérer avec Washington en matière de sécurité qu’elle l’était avant que cette crise n’ait commencé.

Par conséquent, ceux qui conçoivent la politique américaine dans ses rapports avec la Russie et l’Ukraine sont en train de détruire la sécurité de la nation américaine — et par conséquent, c’est moi qui suis patriote, et ce sont eux les saboteurs de la sécurité américaine. C’est là toute l’histoire, et toute personne sensée qui n’est pas atteinte de  Poutinophobie peut le voir clairement.

Est-il exagéré de dire qu’il s’agit de déstabiliser Moscou ?

Qu’est-ce que cela voudrait dire ? Quel serait le sens de vouloir déstabiliser un pays qui potentiellement possède plus d’armes de destruction massive que les États-Unis ?

En effet, est-ce là leur ambition ?

Je ne crois pas qu’il y ait une quelconque ambition. J’en reviens à l’idée que vous avez des perspectives diverses qui sont discutées à huis clos. Je crois que Mearsheimer [John Mearsheimer, le réputé professeur de l'Université de Chicago] a raison quand il tend à dire qu’il y a une faction à Washington qui se comporte exactement comme se comporterait une grande puissance essayant de maximiser sa sécurité, mais qui ne comprendrait pas que c’est ce que font les autres grandes puissances, elles aussi. C’est là qu’est la faille. Gorbatchev et Reagan, quoique ce n’ait pas été leur idée à l’origine, se sont probablement mis d’accord sur la seule chose de première importance : la sécurité devait être mutuelle. C’était leur accord et ils ont tout construit là-dessus. Nous avons un développement de nos forces armées que vous allez percevoir comme une menace et alors vous développez les vôtres de votre côté, et je vais percevoir votre développement comme une menace…et c’est une dynamique de croissance permanente et conventionnelle, une course aux armements permanente. Et c’est pour cette raison que Gorbatchev et Reagan se sont dit, “Nous sommes au bord du précipice. C’est pourquoi nous allons déclarer que la guerre froide est terminée”, ce qu’ils ont fait.

Ce concept de sécurité mutuelle ne signifie pas seulement signer des accords : il signifie ne pas entreprendre quelque chose que vous pensez être pour votre sécurité mais qui va être perçue comme une menace, parce que cela s’avérera contraire à vos intérêts. La défense antimissile est l’exemple classique : on n’aurait jamais dû mettre en œuvre un quelconque programme de défense antimissile sans une coopération avec la Russie, mais, à la place, on l’a conçu comme une opération anti-russe. Ils le savaient et nous le savions, et les scientifiques du Massachusetts Institute of Technology le savaient, mais personne ne s’en souciait parce qu’un certain groupe croyait qu’il fallait contenir la Russie.

La vérité est que tout ne dépend pas du Président des États-Unis. Pas tout, mais énormément de choses en dépendent, et quand il est question des affaires internationales, nous n’avons pas réellement eu de président qui agisse comme un véritable homme d’état vis-à-vis de la Russie depuis Reagan dans les années 1985-88. Clinton ne l’a certainement pas été. Sa politique russe était celle d’un clown et a été préjudiciable aux intérêts de la sécurité nationale américaine. Celle de Bush était irréfléchie et a laissé passer une occasion après l’autre, et Obama est soit mal informé, soit complètement à côté de ses pompes. En ce qui concerne la Russie, il n’y a eu aucun véritable homme d’état à la Maison-Blanche depuis Reagan, et je suis profondément, totalement, à 1000 pour cent convaincu que jusqu’à novembre 2013, lorsque nous avons essayé d’imposer un ultimatum à Ianoukovitch, et même là, aujourd’hui qu’un véritable homme d’état à la Maison-Blanche pourrait mettre fin à tout ça avec Poutine en 48 heures. Ce que veut Poutine pour l’Ukraine est ce que nous devrions vouloir ; c’est la réalité.

Intéressant.

Que veut Poutine ? Il répète la même chose sans jamais varier : il veut une Ukraine stable, sur son territoire actuel – sans la Crimée – et il sait que ce n’est possible que si l’Ukraine est libre de commercer à la fois avec l’Ouest et avec la Russie, mais sans jamais intégrer l’OTAN. Cependant, quelqu’un va avoir à reconstruire l’Ukraine, et il ne pourra pas se charger de ce fardeau tout seul, mais il y aidera en fournissant de l’énergie à prix réduit. Tout pourrait être fait demain si nous avions un homme d’état à la Maison-Blanche. Demain ! Plus personne n’aurait besoin de mourir.

Je pense que la chancelière Merkel le comprend aussi.

Je pense qu’elle a fini par comprendre, mais quelle est sa force, et est-ce que Washington va lui couper les jarrets comme ils sont en train d’essayer de le faire maintenant… [peu de temps avant cet entretien le sénateur McCain s'est livré, lors d'une conférence sur la sécurité à Munich, à une attaque brutale contre Merkel à cause de son opposition à la fourniture à l'Ukraine d'armes létales. Le sénateur républicain de l'Arizona avait de la même façon critiqué Merkel lorsqu'elle avait commencé au printemps 2013 à explorer les possibilités d'une solution diplomatique en Ukraine.]

Ils n’ont pas beaucoup de respect pour elle, et ils ont tort.

Pensez à ce que Lindsay Graham et McCain lui ont fait en Allemagne, dans son propre pays, à la  télévision nationale allemande, face à elle – et le fait qu’elle soit une femme n’a pas aidé, non plus. Leur manière de lui parler, je ne crois pas avoir déjà vu une chose pareille.

Certaines parties de vos recherches sont très émouvantes et il n’y a pas beaucoup de travaux universitaires qui feront jaillir un tel mot. L’énorme valeur cumulée des actifs de l’Union soviétique – la plupart des américains n’en savent rien ; confortés dans cet état par les médias, nous en sommes complètement ignorants. Il n’y a rien qui nous encourage à comprendre que les centaines de milliards d’actifs spoliés pendant les années 90 étaient essentiellement une spoliation des richesses soviétiques.

Beaucoup de ces richesses se sont retrouvées ici, aux États-Unis.

Pouvez-vous nous en parler ?

Je peux vous parler d’un type qui était autrefois très haut placé à la CIA. Je l’ai appelé à propos de quelque chose que j’écrivais sur la richesse russe entrée clandestinement aux États-Unis par l’intermédiaire du système bancaire et il a dit, “Nous avons informé le FBI de manière précise sur la localisation de cette richesse aux États-Unis, mais nous avons reçu des hommes politiques l’ordre strict de ne rien faire.” Alors, la question intéressante c’est, pourquoi maintenant ? Eh bien, cela aurait fortement nui au régime d’Eltsine, que l’administration de Clinton avait inconditionnellement soutenu, mais aussi parce que cet argent était investi dans la bourse et le marché immobilier, en pleine croissance ici, à ce moment-là.

Même aujourd’hui en Russie, quand vous demandez aux gens s’ils auraient préféré que l’Union soviétique ne disparaisse pas, plus de 60 pour cent répondent encore par l’affirmative, parmi les jeunes aussi, parce qu’ils entendent les histoires que racontent leurs parents et grands-parents. Il faudrait une étude particulière, mais ce n’est pas d’une difficulté si extraordinaire. Si de jeunes enfants voient leurs grands-parents mourir prématurément parce qu’ils ne reçoivent pas leurs pensions de retraite, ils vont en vouloir au système. Quand l’état-providence soviétique a touché le fond, et que le chômage a explosé, ce qui est  arrivé dans les années 90 est que la classe moyenne soviétique – qui était une des plus compétentes et instruites et avait des économies et qui de ce fait aurait dû être le socle pour la création d’une économie de marché russe – que cette classe moyenne a été anéantie et n’a jamais été recréée. Au lieu de cela, on s’est retrouvé avec un pays de nouveaux pauvres et de gens très très riches – avec une petite classe moyenne au service des riches. Cela a changé sous Poutine ; Poutine a reconstruit la classe moyenne, progressivement.

La classe moyenne russe n’est pas la même que la nôtre. Beaucoup de russes de la classe moyenne sont des gens qui dépendent du budget fédéral : officiers de l’armée, médecins, scientifiques, enseignants – ceux-là vivent tous du budget fédéral. Ils sont une classe moyenne, mais ils ne deviennent pas une classe moyenne en tant que propriétaires autonomes. Beaucoup de mes amis font partie de cette classe, et beaucoup sont pro-Poutine, mais beaucoup de mes amis aussi sont anti- Poutine. Ce qu’il y a à dire sur l’Union soviétique peut être résumé très simplement : l’Union soviétique a duré 70 ans, ce qui est moins que l’espérance de vie d’un homme américain d’aujourd’hui. Il n’est pas plus possible de sortir de son histoire personnelle que de sortir de sa peau – c’est votre vie. Vous êtes nés en Union soviétique, vous avez eu votre première expérience sexuelle en Union soviétique, vous y avez fait vos études, construit une carrière, vous vous y êtes mariés, vous y avez élevé vos enfants : c’était votre vie. Bien sûr elle vous manque, certaines choses vous manquent à coup sûr.

Il y avait des nationalités ethniques en Union soviétique qui détestaient l’URSS et voulaient s’en séparer, et ça a joué un rôle en 1991, mais pour la grande majorité des gens – certainement la majorité des russes et beaucoup d’ukrainiens, de biélorusses et les populations d’Asie Centrale – il n’est pas surprenant que 25 ans plus tard, ces adultes se rappellent  toujours l’Union soviétique avec affection. Ceci est normal et je n’y trouve rien de mal. Vous savez, Poutine n’était pas, en réalité, le premier à le dire, mais il l’a vraiment dit et c’est génial, et ça vous explique qui est Poutine et ce que sont la plupart des russes. Il a dit ceci : “Celui qui ne regrette pas la fin de l’Union soviétique n’a pas de cœur. Celui qui pense que l’on peut recréer l’Union soviétique n’a pas de tête.” C’est vrai, c’est exactement ça !

Poutine n’a-t-il pas dit que la fin de l’Union soviétique était la plus grande catastrophe du 20e siècle ?

Tout a un rapport avec l’article “La”. Il n’y a pas de “La” en russe. Poutine a-t-il dit, si on le traduit correctement, que la fin de l’Union soviétique était “La” plus grande catastrophe du 20e siècle ? Si c’est vrai, alors l’affirmation n’est pas très juste, parce que pour des juifs ça a été l’Holocauste. Ou a-t-il dit, “une des” plus grandes catastrophes ?

J’aurais penché pour cette dernière interprétation.

Les quatre traducteurs professionnels à qui j’ai envoyé la phrase de Poutine ont tous dit qu’on doit la traduire par “une des plus grandes catastrophes du 20e siècle.” Maintenant, nous pouvons avoir une discussion. C’est une position modérée, mais quelles sont les autres ? D’accord, mais catastrophe pour qui ? Les américains ne pensent pas que cela ait été une catastrophe. Poutine dirait, “Regardez, vingt millions de russes se sont retrouvés à l’extérieur du pays quand l’Union soviétique s’est défaite, ça a été une tragédie pour eux, une catastrophe. Soixante-dix ou quatre-vingts pour cent ont plongé dans la  pauvreté dans les années 90, et ont tout perdu. Qualifierais-je cette catastrophe de seulement “une des plus grandes” ? Je dirais oui, parce que tout le monde a sa “plus grande catastrophe”. Pour les juifs il n’y a aucune catastrophe plus grande que l’Holocauste. Pour les arméniens, leur génocide. A nouveau, les gens ne peuvent pas s’extraire de leur histoire. Une personne tolérante, démocratique le reconnaît. Chaque peuple et chaque nation a sa propre histoire. Je voudrais écrire un article sur ce sujet, mais je ne vais pas vivre assez longtemps pour écrire tous les articles ou tous les livres que je veux écrire. Nous disons, par exemple, que les russes n’ont pas fait face et entièrement reconnu les horreurs du stalinisme et ses victimes. Je soutiendrais dans cet article qu’ils ont fait plus pour reconnaître les horreurs du Stalinisme que nous ne l’avons fait a propos de celles de l’esclavage.

Intéressant.

Par exemple, avons nous un musée national de l’histoire de l’esclavage aux États-Unis ? Ils sont en train d’en construire un très grand pour commémorer les victimes de Staline. Il a récemment signé un décret commissionnant l’érection d’un monument dans le centre de Moscou, pour ces victimes.

Pour parler de ces choses que vous écrivez et qui me touchent, j’ai toujours voulu vous demander ceci depuis des années. C’est en rapport avec les sentiments des russes et ce qu’ils voulaient, leurs ambitions pour eux-mêmes, une forme de… tout en lisant ces passages je n’arrêtais pas de me dire “Je me demande s’il va utiliser le terme “sociale démocratie” ; Et, en effet, vous l’avez fait. Ces passages m’ont forcé à retirer Rudolf Bahro (auteur de “L’alternative en Europe de l’Est”) de mes étagères. Ce qui devait logiquement suivre l’apaisement des tensions Est-Ouest était une forme de sociale-démocratie. Je ne sais pas quel pays pourrait nous en donner un exemple. Un système qui se situerait quelque part entre celui de la Norvège et de l’Allemagne. Pour moi ce qui est arrivé à la place est une horrible tragédie, pas seulement pour la Russie mais pour toute l’Europe de l’est.

Mon problème avec ça commence par le fait que je ne suis pas un communiste, je ne suis pas un socialiste ou un social démocrate. J’aimerais avoir assez d’argent pour être un vrai capitaliste mais c’est très dur. (rires) Je n’ai pas d’intérêts personnels dans l’un de ces “ismes” ou idéologies mais je suis d’accord avec vous. Je ne peux rien dire sur l’Europe de l’est, laissons-la de côté, mais regardez la Russie. On aurait pu s’attendre à ce que l’issue logique du démantèlement du système soviétique stalinien, car c’est Staline qui l’avait principalement bâti à partir des années 30, soit une mise en place en Russie d’un système social-démocrate et à ce que ce rôle échoie à Gorbatchev. Beaucoup de livres ont été écrits sur ce sujet, les plus convaincants étant ceux d’Archie Brown, grand universitaire britannique qui connaît Gorbatchev personnellement, probablement aussi bien que moi-même, qui affirment que Gorbatchev se voyait lui-même comme un social-démocrate européen lorsqu’il était encore au pouvoir. C’était là son but. Il était très proche du premier ministre d’Espagne, un social-démocrate, j’oublie son nom.

Zapatero ?

Je ne me souviens plus, mais je me souviens qu’ils se sont rencontrés souvent pour parler de sociale-démocratie.

Je pense que c’était Felipe Gonzalez.

Oui, c’est bien ça, Gonzalez. Gorbatchev était un homme extrêmement bien informé, et ses conseillers, lorsqu’il était au pouvoir, étaient principalement des sociaux-démocrates, et ce depuis de longues années. Leur mission était de transformer l’Union soviétique. Maintenant, souvenons-nous que Lénine était au départ un social-démocrate et son modèle n’était pas seulement Marx mais aussi le parti social-démocrate allemand. Le parti bolchévique, ou communiste, s’appelait d’abord le parti social-démocrate russe, qui s’est scindé en deux entre bolcheviks et mencheviks. Donc, d’une certaine façon, et je l’ai une fois fait remarquer à Gorbatchev, historiquement il voulait revenir au Lénine d’avant sa conversion au bolchevisme. Il m’a dit : “Eh bien, c’est assez compliqué. Tout le monde s’accorde à dire que la Russie est un pays de centre-gauche.”

Les russes ont une sensibilité de centre-gauche. C’est un pays de l’état-Providence. Gorbatchev a eu cette conversation intéressante avec Poutine, lorsqu’il est allé dire à Poutine que lui, Gorbatchev, allait lancer un parti social-démocrate. Il y avait déjà eu plusieurs tentatives de lancement qui n’avaient rien donné. Et Poutine lui a répondu que c’était la bonne chose à faire car la Russie est un pays qui se situe vraiment au centre-gauche. Donc Poutine a dit la même chose. Et la Russie est comme il le dit, si on examine son histoire…

Là vous parlez de la Russie très tôt dans son histoire, en pensant au fort attachement des russes à leur communauté et tout ça ?

Quel que soit votre angle, la tradition paysanne, la tradition urbaine, la tradition socialiste. Presque tous les partis révolutionnaires étaient socialistes. Il n’y avait pas de Tea Party parmi eux. C’est dans la tradition russe. Maintenant, de toute évidence les choses ont changé mais je peux dire que d’après les sondages, la plupart des russes croient, à une écrasante majorité, que l’état a des obligations envers eux qui comprennent les services médicaux, une éducation gratuite et du travail pour tous. En fait, c’est inscrit dans la constitution russe, la garantie d’avoir un emploi. La plupart des russes pensent que le marché ne devrait pas être “libre” mais social ou régulé, que certaines choses devraient être subventionnées, que le gouvernement devrait réguler certaines choses, et que personne ne devrait être trop riche ou trop pauvre. Pour ces choses-là vous obtenez 80 pour cent des votes à chaque fois. C’est un programme de parti social-démocrate, n’est-ce pas ? Alors pourquoi n’en ont-ils pas un ?

Je pose cette question à toutes mes connaissances en Russie qui souhaitent que voie le jour un parti social-démocrate. Ces gens-là existent, mais pas de parti capable de gagner des élections ? Quel est le problème ? Je pense le savoir mais je veux entendre les russes me donner la bonne réponse. Car ce que nous avançons, vous comme moi, est ensuite repris par les gens. Tout d’abord, ils ont encore la gueule de bois laissée par le communisme, qui était social-démocrate et un peu socialiste, par certains aspects.

Ensuite, et c’est probablement la raison-clé, les mouvements sociaux-démocrates avaient tendance à se développer à partir des mouvements ouvriers – des mouvements syndicaux, historiquement, en Angleterre, dans les pays scandinaves et en Allemagne. Puis ils sont devenus le mouvement politique du mouvement ouvrier, le mouvement de la classe laborieuse. Donc normalement vous obtenez un mouvement ouvrier qui préfère l’action politique aux grèves, qui crée un parti politique, vous avez un système parlementaire, ils commencent à obtenir un soutien dans la classe laborieuse, des éléments de la classe moyenne les rejoignent, et finalement vous vous retrouvez  avec la sociale-démocratie européenne.

L’ancien Parti Travailliste en Grande Bretagne en est un parfait exemple.

Bien, les syndicats ouvriers en Russie sont un vrai foutoir. Je ne devrais pas dire ça, mais ils sont complexes. Le principal reste le vieux syndicat officiel des soviets qui est profondément compromis avec les employeurs d’état. Le ou les indépendants n’ont pas été capables de recueillir une adhésion suffisante. Dans presque tous les pays européens il y avait un certain contexte, on pourrait dire que la culture politique était favorable. Ces circonstances objectives n’existent pas (en Russie) ; Premièrement vous avez une classe moyenne précaire et ravagée, qui a vu ses économies confisquées ou dévaluées de manière répétée durant les 25 dernières années. Vous avez une classe ouvrière piégée entre les oligarques, les intérêts de l’état et les vieilles industries, et les entrepreneurs privés qui sont très vulnérables. Autrement dit, la classe ouvrière est elle-même en transition. Ses propres insécurités ne la mènent pas à penser en termes d’organisations politiques mais en termes de problèmes – comme celui de savoir si Ford va tous les virer demain. Ce sont des questions ponctuelles.

Ensuite, vous n’avez personne pour assurer le leadership. Le leadership compte vraiment. Personne n’a émergé, ni du parlement russe ni de la sphère politique russe. Dans les années 90, l’étoile de Gorbatchev avait bien pâli et il était trop haï pour ce qui était arrivé au pays. Il espérait être, quand il s’était présenté cette fois [en 1996] et avait obtenu 1%, il espérait être le guide de la sociale démocratie. Il y a deux trois types au parlement qui aspirent à devenir les leaders de la sociale-démocratie russe… Quand on me demande, et c’est ce que j’ai dit aux jeunes sociaux-démocrates et à Guennady Zyouganov que je connais depuis 20 ans, le leader du parti communiste, le seul parti vraiment éligible, que la Russie a besoin d’une sociale-démocratie à visage russe.

Cela veut dire que la plus importante force en Russie, et les gens ont eu tort de dire que c’est Poutine qui l’a créée, est le nationalisme. En fait cela a commencé sous Staline. Il s’est fermement installé dans les années Brejnev et s’était éclipsé durant la pérestroïka de la fin des années 80. Puis il y a eu une inévitable résurgence comme résultat des années 90. Vous ne pouvez pas être un candidat politique d’avenir en Russie aujourd’hui si vous ne prenez pas en compte le nationalisme.

Donc, le meilleur moyen, à mon avis, si vous voulez aussi la démocratie, c’est la sociale-démocratie avec un visage nationaliste russe. Ce qui est intéressant c’est que le gars qui était jusqu’à très récemment le leader de l’opposition le plus populaire, Navalny ­[Alexi Navalny, l'illustre activiste anti-corruption], qui a recueilli presque 30% des voix aux élections municipales à Moscou et puis a tout gâché en redevenant un anti-système intégral, au lieu de construire sur la base de son succès électoral – eh bien, il est trop nationaliste au goût de beaucoup de démocrates.

Vraiment ? Ce n’est pas en lisant la presse qu’on aurait appris ça.

Il a un passé pas très glorieux pour ce qui est relatif aux gens originaires du Caucase, entre autres. Mais ce qui est intéressant à cet égard est que nous ne parlons jamais de nationalisme américain. Nous l’appelons patriotisme. Bizarre, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas d’état, nous avons un gouvernement…

Tout homme politique américain visant la présidence essaie en effet de faire du nationalisme américain le programme de sa candidature, mais ils l’appellent patriotisme. Ils sont totalement conscients de la nécessité de faire ça, n’est-ce pas ? Alors pensent-ils que Poutine ne doit pas le faire, lui aussi ? C’est incompréhensible. Il n’y a aucune lucidité.

En Russie, les gens ont considérablement perdu espoir après 1991, mais leur espoir s’est ensuite raccroché à Poutine, imaginez ce à quoi il a dû faire face. Par exemple, pouvez-vous imaginer devenir le dirigeant d’un tel pays et, pour des raisons de consensus, suivre un manuel réunissant l’histoire tsariste, soviétique et post-soviétique ? Nos présidents ont eu bien du mal à concilier notre histoire de l’esclavage et de l’après-esclavage, de la guerre civile et de l’après-guerre civile. Comment s’y sont-ils pris ? Chaque président a eu un mode d’action différent, mais Poutine a hérité de cette histoire conflictuelle, et la manière dont il a essayé de raccommoder ces trois périodes pour donner aux russes une version consensuelle de leur histoire qu’on pourrait également enseigner aux enfants dans les écoles est très intéressante. Maintenant, bien sûr, de nouvelles déchirures apparaissent avec cette guerre, la Crimée, et ce nouveau nationalisme.

J’aimerais changer de sujet. Souvent, dans vos livres, vous faîtes part de l’intérêt que vous portez aux autres possibilités existantes : qu’aurait-il pu arriver si ceci ou cela avait été différent. Nous en avons isolé une, l’occasion manquée pour une évolution historiquement logique vers une sociale-démocratie en Russie. Comment expliquez-vous cette tendance de votre esprit ?

Nous avons tous vécu des expériences qui ont eu un rôle formateur, ont fait de nous ce que nous sommes, du moins c’est ce que nous croyons en y repensant longtemps après. On ne sait pas, au moment où on le vit, que tel ou tel évènement est formateur jusqu’à bien plus tard. Vous seriez d’accord avec ça.

C’est seulement après coup. “La réalité ne se forme que dans la mémoire.” Proust.

Pour moi, c’est le fait d’avoir grandi dans le sud marqué par le ségrégationnisme. Mais la réalité s’est avérée valable rétrospectivement, parce que je me suis rendu compte plus tard que ce que je faisais avait été tellement façonné par mon enfance dans le sud ségrégationniste, la manière dont j’y réagissais et les enseignements que j’en ai tirés plus tard dans ma vie m’avaient effectivement, et de manière étrange, conduit à la Russie.

Vous y avez fait allusion dans le livre sur le retour des victimes du goulag, The victims return. J’aimerais que vous puissiez expliquer le rapport. Comment le fait d’avoir grandi dans le Kentucky [Cohen a été élevé à Owensboro] vous a conduit à étudier l’histoire de la Russie, et que vous apporte-t-il pour votre analyse de la situation dans ce pays ? Comment une enfance dans le Kentucky vous sensibilise aux alternatives ?

Bon, vous devez vous souvenir de ce qu’était la ségrégation. Je ne le comprenais pas quand j’étais petit, mais c’était la version américaine de l’apartheid. Owensboro comptait probablement moins de 20 000 habitants à cette époque, fermiers compris. Pour un enfant grandissant dans une région où la ségrégation est institutionnalisée, l’état du monde où il est né est l’état normal du monde. Je n’avais pas de doute à ce propos… Je ne percevais pas l’injustice de la situation.

Ensuite vous commencez à grandir et à voir l’injustice, et vous vous demandez : “Comment cela a-t-il pu arriver ?…” A l’université d’Indiana, je tombe sur ce professeur qui deviendra mon mentor, Robert C. Tucker, [Tucker, mort en 2010, était un russologue distingué, auteur d'une célèbre biographie de Staline]. J’étais déjà allé en Russie – par hasard, je faisais un voyage – et il m’a demandé, “Qu’est-ce qui vous intéresse dans la Russie ?” et j’ai répondu, “Et bien, je suis du Kentucky, et je me suis toujours demandé si le Kentucky aurait pu connaître une autre alternative qu’être un état du sud profond ou pas.” Et Tucker répondit, “Vous savez, une des questions principales de l’histoire russe sont les occasions manquées. Personne ne les a jamais étudiées.” Et là j’ai dit : “Ah ah !”

Alors le titre de votre livre de 2009, Destins de l’Union soviétique et occasions manquées, c’était en son honneur ?

J’ai commencé à vivre en Russie en 1976, deux à trois mois par an jusqu’à ce qu’ils me retirent mon visa en 1982. C’est alors que je me suis profondément impliqué dans le mouvement de dissidence, faisant sortir des manuscrits en douce, rapportant des livres et tout ce genre de choses. J’ai commencé à me demander : “Comment la Russie évolue-t-elle aujourd’hui ?” Et j’ai repensé à la ségrégation, et à la fin de la ségrégation, et aux amis et ennemis du changement… J’ai écrit un article appelé “Les amis et les ennemis du changement” sur le réformisme et le conservatisme dans le système soviétique, car je pensais aux institutions, à la culture, à l’histoire et aux dirigeants, et que vous aviez besoin d’une conjonction de ces éléments avant de pouvoir provoquer un changement majeur en Russie et dans l’Union soviétique… J’ai publié ça dans un article en 1976 ou 1977, et j’ai développé l’idée pour un livre que j’ai écrit, “Repenser l’expérience soviétique”, qui a été publié en 1985, un mois avant l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev. Tout le monde dira plus tard, “Il avait présagé l’arrivée de Gorbatchev.”

En réalité, ce n’est pas tout à fait exact. J’avais prévu la perestroïka. Pour moi, le nom du dirigeant était moins important que la politique que ce dirigeant allait mettre en œuvre. J’ai commis une erreur. Parce qu’il était très difficile de soutenir, dans l’Amérique de la guerre froide, que l’Union soviétique avait la capacité d’entreprendre les réformes en attente, si les facteurs étaient réunis. Je n’ai pas pensé à pousser ma discussion plus loin que la libéralisation, jusqu’à envisager la mise en place concrète de la démocratie. Donc, je n’ai pas prévu que Gorbatchev mettrait en place une démocratie réelle, instaurant le vote libre et démantelant le parti communiste… Mais j’ai toujours pensé que repenser à l’histoire du Kentucky, avoir vécu la ségrégation, constaté les changements, vu les mouvements pour les droits civiques, vu la résistance se développer, m’avait aidé a comprendre plus clairement et l’Union soviétique sous Brejnev et mes amis dissidents. Et j’ai aussi très bien connu pas mal de réformateurs dans la bureaucratie du parti , et quand certains soirs, ils nous arrivait de discuter ensemble, je ne l’ai jamais mentionné, mais mon esprit se laissait toujours aller à cette sorte de retour en arrière.

Le rapport n’est pas du tout évident, mais vous l’expliquez très bien et c’est clair une fois fait.

Eh bien quelquefois les gens lisent un livre qui leur ouvre les yeux. Je pense tout le secret, particulièrement quand vous vieillissez… Trotsky, je pense, a écrit qu’à partir d’un certain âge, je crois qu’il parlait de 39 ou 45 ans, tout ce que nous faisons est de documenter nos préjugés. Et il y a quelques vérités en cela, c’est évident. Mais une des façons d’éviter de devenir dogmatique sur vos propres vues exprimées c’est de garder un œil sur les choses qui remettent en cause ce que vous pensez. Vous essayez de les filtrer par n’importe quel dispositif intellectuel que vous aviez utilisé, dans mon cas, pendant 40 années.

J’ai pensé qu’il serait intéressant de présenter ces extraits du journal de Kenan ["The Kenan Diaries," 2014] [NdT : Kenan, fameux diplomate US, en poste en URSS publie ses mémoires truffées de révélations sur le côté "sombre" de sa fonction] qui pourrait être pertinents pour notre échange. Ce qui m’a frappé dans ces extraits est l’énorme tristesse et le pessimisme qui le dominaient dans les dernières années. Je me demande si vous êtes d’accord.

Ma position a toujours été que l’Amérique n’a pas besoin d’un ami au Kremlin. Nous avons besoin d’un partenaire en matière de sécurité nationale. Les amitiés ne durent généralement pas. Contrairement aux partenariats fondés sur des intérêts communs, des intérêts propres à chacun qui se rejoignent.

J’ai toujours su qu’un tel partenariat serait difficile à mettre en place parce qu’il y a trop de différences, de conflits et de champs de mines laissés par la guerre froide. Il y a eu plusieurs occasions d’améliorer le partenariat – au moment de la Détente de la période Nixon-Brejnev, celle de Gorbatchev et Reagan, Gorbatchev et Bush, et même celle de Poutine après le 11 septembre, quand il a aidé [Georges W.] Bush en Afghanistan. Mais elles sont toutes devenues des opportunités ratées, celles d’après 1991 l’ayant été du fait principal de Washington, pas de Moscou.

Quand je parle d’alternatives manquées, je ne parle pas de fictions utilisées par les romanciers et quelques historiens – la création de “mondes alternatifs”. Je parle de possibilités réelles qui ont existé politiquement à des tournants de l’histoire, et de pourquoi telle voie a été prise et pas telle autre. La plus grande part de mon travail est axée sur cette grande question de l’histoire de la Russie soviétique et post-soviétique et sur les relations US-Russie.

Donc vous voulez savoir si je suis déçu par les occasions perdues d’un partenariat américano-russe, particulièrement à la lumière de la terrible confrontation sur l’Ukraine ? M’étant battu pour un tel partenariat pendant près de 40 ans, oui évidemment, je suis personnellement déçu – et encore plus par la crise ukrainienne parce qu’elle pourrait se révéler fatidique dans le pire sens du terme.

D’un autre côté, en tant qu’historien spécialisé dans les occasions perdues, eh bien, maintenant, j’en ai une autre à étudier, à remettre dans son contexte historique, et à analyser. Et c’est mon analyse historique – qu’une occasion en Ukraine a été gâchée en premier lieu par Washington, non par Moscou – celle que n’aiment pas ceux qui me dénigrent.

Ce à quoi je réponds, laissons-les étudier l’histoire, parce que peu d’entre eux, si ce n’est aucun, ne semblent l’avoir fait.

Source : Salon, le 23/04/2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/stephen-f-cohen-ceux-qui-concoivent-la-politique-americaine-dans-ses-rapports-avec-la-russie-et-lukraine-sont-en-train-de-detruire-la-securite-de-la-nation-americaine/