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Revue de presse du 06/03/2016

Sunday 6 March 2016 at 00:00

Cette semaine notamment les USA focalisés contre la Russie dans “Géopolitique”, un spécial Turquie/Erdogan sous le thème “Vue D’ailleurs”, ou encore quel pays suivra après le Brexit ? dans “Europe”. Bonne lecture.

Source: http://www.les-crises.fr/revue-de-presse-du-06032016/


[Vidéo] Nicolas Lambert, à propos de la pièce “Maniement des Larmes”

Saturday 5 March 2016 at 03:58

Source : Youtube, Cercle des Volontaires, 19-12-2015

Nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec Nicolas Lambert au sujet du “Maniement des Larmes”, troisième volet d’une série de pièces consacrées à ce qu’il considère comme les principaux rouages de l’a-démocratie, ou, autrement dit, les mécanismes les moins démocratiques de notre machinerie politique nationale.

Le premier volet, “Elf, la pompe Afrique (Bleu)”, interrogeait notre dépendance énergétique au pétrole dans son rapport à la corruption politique et à la diplomatie parallèle des multinationales, en reprenant intelligemment des extraits réels du procès de l’affaire Elf, pour les recontextualiser afin de donner une somme cohérente permettant d’en faire comprendre les enjeux complexes au spectateur.

Dans le même esprit, le second volet, “Avenir Radieux, une fission française (Blanc)”, interroge le rapport de la France à exploitation de l’énergie nucléaire, en évoquant les conséquences de cette exploitation du point de vue de la géopolitique à l’extérieur (la pièce revient notamment sur la la responsabilité de la France dans l’obtention de la bombe israélienne), et des manquements aux principes élémentaires de la démocratie à l’intérieur.

Enfin, le troisième volet à propos duquel nous nous entretenons relate les (més)aventures du cénacle politique français dans son rapport au trafic d’armes. Encore une fois, Nicolas Lambert et la troupe “Un pas de côté” réussissent l’exploit de fournir un spectacle aussi prenant qu’un thriller, tout en se tenant à leur exigence de ne composer qu’à partir de paroles réellement prononcées par les protagonistes.

L’aventure de cette saga “bleu-blanc-rouge” ouvre la voie à un théâtre documentaire efficace, parvenant à casser les codes ronflants imposés au fil des décennies par l’élite petite bourgeoisie à la forme théâtrale. On peut lire à cet égard sur le site de la compagnie “un pas de côté” cette citation de Jacques Livchine, l’un des pères du théâtre de rue en France, tirée d’une chronique écrite pour l’excellente revue Cassandre/ Hors champ: “Mais moi, je n’aime pas ces temples de la bourgeoisie intellectuelle, j’aime la virginité ans l’Art”.

Et cette expérience esthétique et politique arpente en effet des territoires trop longtemps laissés vierges par le théâtre. “Le Maniement des Larmes” vous guidera de manière fluide dans les dédales menant des attentats de Karachi aux relations de la France avec le Qatar, en passant par l’affaire Kadhafi et les conséquences de la guerre en Libye. N. Lambert y incarne tour à tour à lui tout seul, avec une délectation communicative: Ziad Takieddine, Nicolas Sarkozy, Edouard Balladur, Brice Hortefeux, Thierry Gaubert ou encore Jean-Jacques Bourdin.

L’occasion pour nous d’évoquer avec lui les différents sujets traités par ses spectacles, mais aussi son projet (pour l’heure embryonnaire) d’une pièce à venir sur l’OTAN, de parler de l’état actuel de la démocratie, du théâtre des opérations militaires engageant actuellement la France dans le Monde, de l’état actuel de la défense, de la culture et de l’éducation dans notre pays, ainsi que de la nécessité de lier plus que jamais théâtre et politique au sein du décor d’opérette imposé par l’état d’urgence à la démocratie française.

Galil Agar

Le Maniement des Larmes, jusqu’au 20 décembre au Théâtre du Grand Parquet, 35 rue d’Aubervilliers, M° Stalingrad, 75018, Paris.

Source : Youtube, Cercle des Volontaires, 19-12-2015

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Source: http://www.les-crises.fr/video-nicolas-lambert-a-propos-de-la-piece-maniement-des-larmes/


Frédéric Lordon chez Médiapart

Saturday 5 March 2016 at 02:24

Merci à Médiapart pour ce moment de belle qualité intellectuelle

“Pour une autre Europe, faut il-sortir de l’euro ? [sic.]

Crise grecque, élections le 20 septembre à Athènes, en novembre en Espagne, le débat sur la sortie de l’euro, sa possibilité, ses conditions, l’élaboration d’un « Plan B », la démocratisation des instances européennes : c’est l’ordre du jour principal de cette rentrée.”

P.S. Vous noterez à la fin, après 1 heure de questions pro-européistes, comment le journaliste rigole quand Lordon met en avant la dégradation du sentiment de paix entre les peuples. Certes, Lordon le dit avec une pointe d’humour, mais moi ça m’a glacé, car on sait ou mène ce genre de sentiments, surtout qu’on n’en est encore qu’à un tout petit début…

Source: http://www.les-crises.fr/frederic-lordon-chez-mediapart/


Yanis Varoufakis : « Que voulons-nous faire de l’Europe ? »

Saturday 5 March 2016 at 01:43

Un article de l’été dernier, mais qui est intéressant pour comprendre ce qu’il y a dans la tête de Yanis Varoufakis au niveau bancaire & monétaire – et ce n’est pas triste…

Source : Ballast, le 1er septembre 2015.

Entretien pour le site de Ballast
À la suite de la dramatique séquence politique qui s’est déroulée ces derniers mois en Grèce et qui a mené à la signature d’un nouveau mémorandum, le Premier ministre Alexis Tsipras a décidé, n’ayant pas respecté son mandat populaire, de présenter sa démission et de convoquer de nouvelles élections. L’aile gauche de Syriza s’est désolidarisée pour créer un nouveau parti, Unité Populaire, ouvertement positionné en faveur de la sortie de la zone euro. S’étant refusé à céder aux institutions européennes et à cautionner un assouplissement de la ligne grecque, Yanis Varoufakis avait, pour sa part, renoncé à ses fonctions de ministre des Finances le soir du référendum du 5 juillet. L’homme qui a vécu durant des mois de négociations acharnées la violence de l’eurogroupe et de la Troïka est alors progressivement devenu un symbole : celui du « non » face aux exigences des créanciers. Nous nous étions donnés rendez-vous lors de son récent séjour en France, au cours duquel, invité par Arnaud Montebourg, il participa à la Fête de la Rose de Frangy-en-Bresse. Un rapprochement étonnant, a-t-on parfois dit. Pas tant que cela, à écouter en détail la position de l’ex-ministre grec… Un entretien fleuve mené au coin du feu, par une journée de pluie battante : de ses stratégies avortées à son désormais fameux « plan B », en passant par son rapport oblique au marxisme et ses craintes comme ses espoirs pour l’Europe.


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L’amputation récente — et sérieuse — de la souveraineté de la Grèce nous a montré ce qu’il en était réellement de la démocratie dans l’Union européenne. La possible signature du TAFTA risque d’accélérer encore ce processus. Le gouvernement grec avait annoncé, il y a quelques mois, qu’il ne signerait pas ce traité. La convocation de nouvelles élections risque de changer la donne à ce propos. Qu’en sera-t-il si la gauche radicale arrive au pouvoir ?

Je trouve très difficile de croire qu’Unité populaire va parvenir au gouvernement. Restons plutôt réalistes. C’est une question très compliquée pour moi : si vous me l’aviez posée il y a un mois, j’aurais dit que jamais, en aucun cas, le gouvernement Syriza n’appuierait le TAFTA. Mais voilà, j’ai dit cela au sujet d’un bon nombre de lois et de textes que je n’aurais jamais imaginé voir portés par une majorité Syriza. Alors j’espère que le gouvernement grec rejettera le TAFTA. Mais je crains que si l’actuelle tendance aux volte-face persiste (sur le fondement du sempiternel « il n’y a pas d’alternative », cet abominable principe TINA — « There Is No Alternative »), nous puissions assister à un vote en faveur du TAFTA. En ce qui me concerne, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cela n’arrive pas.

Vous avez participé à l’action de Wikileaks visant à faire fuiter le texte du TAFTA. N’est-il pas absurde qu’un ministre de l’Économie d’un pays de l’Union européenne, un député élu, et plus largement les citoyens européens eux-mêmes, n’aient pas accès à ce genre de document ?

Je ne pouvais même pas accéder aux documents au sein de mon propre ministère ! Nous avons atteint un stade, en Europe, où le processus de dépolitisation, entamé il y a quelque temps, en est arrivé au point où le pouvoir politique, incarné par des élus démocratiquement choisis, est complètement obsolète : il a été rendu muet, neutralisé ; nos vies sont maintenant dirigées par des technocrates sans visage, non élus, qui opèrent d’abord en fonction de leur propre intérêt — en visant le maintien de leur propre pouvoir —, puis de façon à renforcer les intérêts corporatistes des grandes entreprises, qui sont avides de voir cette dépolitisation progresser plus encore. Finalement, il n’y a rien d’étrange là-dedans. Tout ceci est cohérent.

Étant donné, d’une part, la nature économique et libérale des traités sur lesquels l’Union européenne s’est construite et, d’autre part, la nécessité d’obtenir l’accord unanime des États-membres pour pouvoir modifier un traité, et, enfin, l’état actuel des rapports de force, pensez-vous qu’une réforme profonde de l’Union soit possible, ou que la récupération de leur souveraineté par les peuples ne peut passer que par une sortie de celle-ci ?

Bonne question ! Je ne crois pas que la sortie représente une voie optimale pour les progressistes. La sortie pourrait être envisagée en tout dernier ressort. Mais si vous êtes poussé dans une impasse, comme nous l’avons été, quand on vous dit « La bourse ou la vie », « L’accord (non-viable) ou dehors », ma tentation serait de dire : « Je ne sors pas, poussez-moi dehors ! » Et alors, s’ils sont prêts à faire cela, sachant qu’il n’y a aucune base légale qui le prévoit, aucun cadre juridique pour pousser un État vers la sortie, on aura démontré que c’était une menace vide de sens. Mais dès lors que l’on commence à croire à la menace, elle n’est plus vide, elle est auto-réalisatrice. Décrire, comme vous l’avez fait, la manière dont fonctionne l’Union européenne, avec l’unanimité, etc., c’est décrire une organisation foncièrement conservatrice. En économie, pour ceux qui l’ont un peu pratiquée, c’est ce que l’on appellerait une sorte de principe de Pareto. Ce principe, ou optimum, dit que toute nouvelle mesure qui améliore la situation d’au moins un acteur, sans pour autant dégrader celle d’un autre, est bonne à prendre. Et ça paraît assez décent et logique, n’est-ce pas ? Si nous pouvons faire quelque chose et améliorer la vie des uns sans dégrader celle des autres, pourquoi ne pas le faire ? Pourtant, si vous n’agissez que selon ce principe de Pareto, vous découvrez qu’il est extrêmement conservateur, parce qu’il y a le revers de la médaille : si vous ne voulez rien faire qui dégrade la situation d’un seul acteur, alors en pratique vous ne faites… rien ! Parce qu’il y aura toujours quelqu’un qui sera dérangé, il y aura toujours des gens dont les intérêts seront remis en cause par les avancées progressistes. Alors oui, l’Europe a été construite volontairement sur la base d’un principe de Pareto conservateur, avec des décisions prises en réalité par un ou deux. Ce que ces gens décident est adopté, et quand nous voulons changer quelque chose pour le bénéfice d’une vaste majorité, on nous oppose ce principe de Pareto, et nous sommes ligotés. C’est pour cela qu’il est indispensable de pousser dans la direction d’une décentralisation qui doit aller de pair avec l’européanisation. Cela paraît un peu… complexe, mais j’aime les contradictions — car ce n’est qu’à travers elles qu’on peut avancer. Mais il faut qu’il s’agisse de contradictions rationnelles, progressistes.

Le problème, aujourd’hui, c’est que le Parlement grec, l’Assemblée nationale française, le Parlement néerlandais, etc., n’ont aucun pouvoir — zéro pouvoir ! —, ils n’ont plus qu’une portée cosmétique ! Et il n’existe aucun pouvoir fédéral qui pourrait prendre les rênes et représenter une souveraineté européenne. La crise est si profonde que l’on ne peut même plus imaginer un véritable parlement fédéral. Ce serait bien si on le pouvait, mais on ne le peut pas, parce que la crise a créé des forces centrifuges qui nous poussent dans des directions différentes. C’est pourquoi je crois à l’européanisation de certains domaines : de la dette, par exemple, via la création d’une juridiction européenne sur les banques — qui ne soit pas française, pas allemande : européenne. Et on ne pourra pas le faire d’un coup : c’est tout simplement impossible. Mais on peut dire : « Voilà une règle simple : chaque banque qui fait faillite passe sous juridiction européenne, sort du système grec, français ou espagnol, est contrôlée directement par l’Europe. » On irait doucement vers l’européanisation. En même temps, on aurait une européanisation des programmes de lutte contre la pauvreté, qui seraient financés par les surplus de la Banque centrale. Si on va dans cette direction, si on européanise aussi les investissements à travers la Banque européenne d’investissement (oublions un instant Bruxelles, Juncker, etc.), alors on se retrouve dans une situation où les sujets cruciaux (dettes, banques, investissements, pauvreté) sont traités au niveau de l’Europe, avec des parlements qui retrouvent là une part de souveraineté. Ceux-ci pourraient faire bien plus de choses. Il n’y aurait plus besoin de la Troïka. Pourquoi la Troïka, en Grèce, au Portugal ? À cause de la dette. Si celle-ci est au moins en partie européanisée, plus besoin de Troïka. C’est pour moi le chemin à suivre si l’on veut rétablir un agenda progressiste.

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Photo de Stéphane Burlot, pour Ballast.

Certains économistes français, dont Jacques Sapir et Frédéric Lordon, proposent de dissoudre l’Union, de mettre en place un protectionnisme économique éthique tout en développant les conventions internationales d’échange et de libre circulation des connaissances, de la culture, des étudiants, etc, plutôt que de se forcer à poursuivre sur une voie qui crée des tensions majeures entre les gouvernements, et généralise toutes les terribles conséquences économiques et sociales du capitalisme. Qu’en pensez-vous ?

Je n’y suis pas favorable. Je ne le suis pas parce que beaucoup des mots que vous avez prononcés sonnent bien, mais, en même temps, ils dissimulent un élément de nationalisme, un élément de fragmentation de l’Europe. Nous observons déjà cette fragmentation : voulons-nous son accélération ? Si l’on était en 1993 ou 98, je vous aurais dit : « Non, il ne faut pas accepter Maastricht, vous savez bien qu’il ne faut pas une eurozone, qu’il faut limiter la liberté de circulation du capital, qu’il faut négocier autre chose. » Mais une fois que vous avez créé une union monétaire, vous ne pouvez plus revenir en arrière en empruntant le même chemin à l’envers, car ce chemin n’existe plus, le chemin qui nous a menés là a disparu.

Vous notez le pur sophisme ? Et c’est intéressant : il ne fallait surtout pas le faire, mais bon, on va continuer pour des siècles et des siècles…

Retourner en arrière, c’est aller vers la dévaluation compétitive, risquer l’augmentation des tensions nationalistes, une fragmentation encore plus poussée de l’Europe.

Alors que là, on va vers plus d’amour tous les jours – vivement même qu’on cesse de faire des dettes et qu’on paye la solidarité “cash”, ça devrait encore améliorer l’amour.

Et, à la fin, compte tenu de l’état de l’économie mondialisée, tout cela va alimenter une crise globale qui va venir à son tour aggraver la crise européenne. Donc, non, je ne suis pas favorable à ces politiques : je crois que nous devons surtout réparer ce que nous avons.

Mais qu’est-ce que l’euro peut bien avoir encore à apporter à un pays comme la Grèce, qui a terriblement souffert des conditions qui accompagnent le fait de rester dans l’Union monétaire ?

D’abord, ne fétichisons pas la monnaie. Je ne vois pas l’euro comme un fétiche, pas plus que la drachme ou le franc… Ce sont des instruments. Le problème avec les néolibéraux, c’est que, contrairement aux anciens libéraux classiques, ils ont élevé les marchés au rang de Dieu, ils ont cessé de les voir comme des instruments et les regardent comme des objectifs en soi. Ne faisons pas la même chose avec les monnaies ! J’ai des amis et collègues de Syriza, maintenant membres d’Unité populaire, qui en parlent comme si le retour à la drachme était la solution, Dieu, le nouveau sauveur qui nous ramènerait en Terre promise ! Je leur ai dit : « Vous savez quoi, nous avions la drachme en 1999 et nous n’étions pas exactement socialistes pour autant… »

C’est tout à fait vrai. La différence c’est, qu’au moins en théorie, cela aurait été possible. Là c’est désormais interdit. RIP.

La question n’est pas de savoir si nous voulons l’euro, la drachme ou le franc. Encore une fois, ce ne sont que des instruments. La question est : que voulons-nous faire de l’Europe ? Et quel est l’instrument le mieux adapté pour cela ? J’aurais souhaité que nous n’ayons pas l’euro, mais nous l’avons maintenant. Alors, il faut nous demander : quelle est la prochaine étape pour améliorer la vie de ceux qui souffrent le plus ? C’est ça, la question. Et ce que j’ai déjà expliqué, l’européanisation de certains domaines de compétences comme les investissements, la lutte contre la pauvreté, etc., cela est infiniment mieux que n’importe quoi d’autre, y compris la sortie de l’Union. Maintenant, il nous faut combattre pour ces objectifs au sein de la zone euro. Et il nous faut dire à l’Eurogroupe : « Je ne signe pas cet accord, même si vous fermez mes banques. Et je suis prêt à créer un système alternatif de paiement… en euros ! Continuez comme cela et vous serez jugés par vos propres peuples. »

Rôôôôô, c’est sûr qu’ils vont tous avoir trèèès peur…

Si seulement on avait tenu ce discours après le référendum…

Rôôôô si seulement, oui… Et le fait que ça n’arrive jamais n’éveille rien en lui… ?

D’autant qu’il était clair, pour les Français, pour les Allemands, pour les Néerlandais, qu’il s’agissait d’une attitude de revanche pour discipliner la Grèce, qu’on nous forçait à garder les banques fermées simplement pour mettre en échec une population courageuse. Je crois que l’Europe aurait pu en être changée si nous avions résisté à ce moment-là. Que c’est la voie du combat à poursuivre. Quand on dit : « Je veux la drachme parce que le paradis nous attend là où elle est », je crois qu’on ne rend service ni à nous-mêmes, ni aux Français, ni aux Allemands, ni à personne. On ne devrait pas être effrayé de faire défaut… dans la zone euro. Le défaut est la seule arme des faibles !

Que pensez-vous de l’idée de mettre fin à la monnaie unique, de retourner aux monnaies nationales, mais d’instaurer une monnaie commune aux pays qui le souhaiteraient, afin à la fois d’assurer la souveraineté monétaire des peuples, mais aussi de limiter au maximum la spéculation sur les taux de change et de favoriser les échanges commerciaux ?

Si l’union monétaire fonctionnait, on n’aurait pas besoin d’autres devises. En Amérique, ils n’en ont pas besoin. Ils en ont eu pendant un moment, en Californie, mais cela n’a pas marché parce que la Californie était en faillite. Mais ils ont trouvé un moyen de remédier à ça, parce que les États-Unis constituent une vraie fédération.

1 seul peuple sans histoire, qui a dû passer par une guerre civile pour y arriver ; vraie fédération qui, en plus, amène tous les jours plus de paix sur la Terre hein…

Donc, si nous avions le moindre sens commun, si l’Europe n’était pas le stupide continent qu’elle joue à être, nous irions vers cela, vers une vraie fédération, parce que le monde entier a le regard tourné dans notre direction — les Chinois, les Indiens, les Américains…

Mais pourquoi ne citent-il jamais des exemples qui correspondent à notre réalité , Genre l’Empire Austro-Hongrois ou la Yougoslavie ?

Tous se disent : « Mais que fabriquent-ils ? Ils ont une Banque centrale qui imprime 1,4 milliards d’euros et qui demande en même temps à la petite Grèce d’emprunter aux citoyens européens pour lui donner de l’argent ?! » Qui irait imaginer une chose pareille ? Il y a dix ans, vingt ans, si on m’avait dit que cela arriverait en Europe, j’aurais éclaté de rire ; j’aurais dit « Jamais, ce n’est pas possible. » Nous sommes devenus ce stupide continent, et nous avons un euro très mal adapté à nos besoins. En attendant de le rendre viable, peut-être aurons-nous besoin de devises parallèles. Peut-être avons-nous besoin, d’ailleurs, non pas tant de devises que d’un système de paiement parallèle, d’une sorte de version locale de liquidité, libellée en euros. Je pense que nous en aurons besoin. Et j’ai publié récemment, dans le Financial Times, un article[1] dans lequel j’explique ce qui se passerait dans ce cas, ce qui se passerait en France. Rendre quelques degrés de liberté aux gouvernements nationaux sans sortir de l’euro ni même créer d’autres devises, créer plutôt un système parallèle de paiement utilisant l’euro comme unité de compte — c’est possible. Pour moi, c’est ce qu’il faut faire, dans le même temps que l’on essaie de créer une coalition européenne pour réparer les dégâts politiques et économiques, et notre monnaie elle-même.

Mais laissez-moi aussi faire un constat provocateur — je pense qu’il est vrai, et c’est pourquoi je le fais : je ne le fais pas dans le but de provoquer, mais il est provocateur, parce que les gens penseront qu’il l’est. La Grèce a déjà deux monnaies en une. Nous avons de fait deux devises. Un exemple : imaginez que vous êtes grec et que vous avez 400 000 euros à la banque, coincés là à cause du contrôle des capitaux ; vous ne pouvez sortir que 60 euros par jour du distributeur. Maintenant, imaginez que je suis votre voisin, et que j’aie aussi 400 000 euros — c’est une fiction, je ne les ai malheureusement pas (rires). Imaginez que je les ais, en papier-monnaie sous mon matelas. Ce ne sont plus les mêmes devises ! Votre argent est retenu en otage dans le système bancaire, alors que le mien est libre de circuler ! Disons que vous avez subitement un besoin désespéré de partir en Amérique avec 100 000 euros. Vous venez me voir et vous me dites : « Voisin, camarade, peux-tu me donner 100 000 euros ? Je te ferai un virement de 100 000 euros, donne-les moi en cash… » Si nous ne sommes pas amis, je répondrai : « Attends une minute, je ne peux pas ! Ils n’ont pas la même valeur ! » Et je vous demanderai 120 ou 220 000 euros, pour compenser le fait que votre argent n’est pas libre de circuler alors que le mien l’est. Donc il y a, en pratique, un taux de change. Nous avons la monnaie bancaire et la monnaie papier, deux devises qui n’ont déjà plus la même valeur ! Et c’est l’échec de l’union monétaire qui fait que nous avons déjà ces devises parallèles, toutes deux libellées en euros pourtant. Ceci est arrivé par accident, ce n’était pas prévu… Mais en réalité nous pourrions aussi créer volontairement notre propre système de paiement parallèle, c’est ce que j’ai expliqué au Financial Times.

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Photo de Stéphane Burlot, pour Ballast.

Techniquement, pourriez-vous résumer votre « Plan B » en quelques mots, pour le commun des mortels ? Est-il transposable à d’autres économies européennes ?

En réalité, il faut parler de « Plan X », parce que la Banque centrale européenne avait son propre plan, le « Plan Z », et nous avons appelé le nôtre « Plan X ». C’était un plan défensif, au cas où on essaierait de nous pousser en dehors de l’euro, comme de très nombreux officiels haut placés nous disaient que cela allait arriver. Ils pouvaient le faire. Comment réagir ? Nous l’avons développé comme un plan de riposte alternatif, comme le ferait un ministre de la Défense se préparant contre une invasion. Mais le « Plan X », en cas de sortie, était indépendant du système de paiement parallèle que je mentionnais auparavant : celui-ci est quelque chose que nous aurions dû mettre en place dans tous les cas — un système que même les Français devraient mettre en place. L’idée de ce système parallèle est très simple. Chacun dispose d’un numéro fiscal. Quand vous devez payer vos impôts, vous allez à la banque ou sur le site des Impôts et vous faites un transfert bancaire. Vous prenez l’argent de votre compte et l’utilisez pour payer votre impôt sur le revenu, la TVA, votre plaque d’immatriculation ou autre : tout ce que vous devez à l’État. Maintenant, imaginez que sur le site Internet des Impôts, vous disposiez d’un compte, une sorte de compte courant relié à votre numéro fiscal. En cas de problème de liquidité, l’État ne parvient plus à payer ses factures aux entreprises (les retours sur TVA, les marchés publics, ce qu’il doit à l’hôpital, etc.). En Grèce, les créanciers de l’État mettent du temps à recouvrer leur argent ! Mais imaginez que cela fonctionne autrement. Je suis un ministre, vous êtes une compagnie pharmaceutique et je vous dois 1 million d’euros. Si vous attendez de le recevoir en liquidité sur votre compte à bancaire, cela peut durer un moment, peut-être une année. Mais je pourrais aussi vous dire : « Écoutez, je vais verser 1 million sur votre compte fiscal, et je vais vous donner un code, qui vous permettra de transférer cet argent sur un autre compte fiscal — pas sur un compte bancaire. » Voici de l’argent qui ne rentrera pas dans le système bancaire, ce n’est pas la monnaie de la banque centrale, mais vous pouvez l’utiliser pour payer vos impôts ! Ou, si vous devez de l’argent à quelqu’un, à un salarié, à un fournisseur, vous pouvez le transférer sur son compte fiscal et il pourra l’utiliser à son tour pour payer ses impôts. Cela recrée de la liquidité. Vous pouvez même aller un peu plus loin. Vous pouvez développer des applications par smartphone. Vous pouvez alors vous rendre dans les commerces qui doivent eux-mêmes payer des impôts, et proposer de payer de cette manière ! Il y a déjà des magasins qui essaient de proposer ce type d’échange, en utilisant Apple Pay ou Google Wallet, et nous pourrions créer notre propre application gouvernementale et faire l’expérience ! Voilà un système de paiement parallèle, hors du système bancaire, qui recrée des degrés de liberté, des marges de manœuvre.

« Je crois à la technologie, je crois qu’elle peut transformer l’Europe en un meilleur espace — en renforçant la démocratie. »

C’est une façon d’externaliser la dette gouvernementale. Allons encore un peu plus loin : l’État ne vous doit rien, votre compte lié à votre numéro fiscal est un pur concept, mais vide de ressources. Et là, vous mettez de l’argent dessus… pour faire crédit à l’État ! Et pourquoi feriez-vous une chose pareille ? Parce que l’État vous fait une ristourne sur votre impôt. Par exemple, au lieu de mettre 1 000 euros à la banque, vous les placez sur votre compte fiscal, vous les avancez à l’État. Vous avez là de l’argent digital, déposé à une date donnée. Et nous passons un accord, selon lequel si vous utilisez cet argent pour payer vos impôts dans un an, l’État applique une décote de 10 % sur ces impôts ! Quelle banque serait capable de vous verser 10 % d’intérêts ? Aucune ! Si vous savez déjà que vous devrez payer 1 000 euros l’année suivante, vous avez intérêt à suivre ce système, et l’État développe une nouvelle capacité d’emprunt, en dehors des marchés, et finance ainsi  une partie de sa dette ! Imaginez maintenant qu’on fasse cela à l’échelle de l’eurozone. Il y aurait non seulement la Banque centrale, les banques privées mais encore ce système de paiement parallèle, politiquement et démocratiquement contrôlé. Vous réintroduisez quelques degrés de liberté dans le système. Si nous avions eu cela au cours des derniers mois — et j’ai tenté de le créer —, nous aurions eu bien plus de marge de manœuvre. Encore plus loin. Si nous prenions exemple sur l’Estonie, nous nous débarrasserions quasiment de la monnaie-papier : tout le monde aurait recours à de la monnaie électronique. Et nous utiliserions soit le système parallèle, soit les cartes bancaires classiques, soit les applications électroniques : l’eurogroupe ne pourrait plus faire jouer son chantage parce qu’il ne pourrait plus fermer les banques ! Et même s’il le faisait, que se passerait-il ? Tout le monde continuerait à payer tout le monde, en utilisant de la monnaie électronique. La seule chose que nous ne pourrions pas faire, ce sont les échanges entre pays — je ne pourrais pas venir de Grèce en France et dépenser cet argent dans les magasins, parce que la Banque centrale ne le reconnaîtrait pas. Mais les pays survivraient sans cela, et le pouvoir de chantage des technocrates non élus serait significativement réduit. Je crois à la technologie, je crois qu’elle peut transformer l’Europe en un meilleur espace — en renforçant la démocratie.

Non, mais, il délire là..

La BCE lui pique ses banques, et lui il se dit “Trop simple, créons vite fait un espèce de système Paypal officiel pour le pays”.

Sérieusement ?

Alors que n’importe qui dirait “Ben, comme je suis le gouvernement, je vais récupérer mes banques, point final !”

Soumission librement consentie.

Suite à lire sur Ballast (1er septembre 2015).

 

Source: http://www.les-crises.fr/yanis-varoufakis-que-voulons-nous-faire-de-leurope/


Ex-salarié de Goodyear, je risque la prison : ma vie est suspendue, l’avenir me terrifie

Friday 4 March 2016 at 03:24

Source : Le Nouvel Obs, 03-03-2016

LE PLUS. Neuf mois de prison ferme : c’est la condamnation dont a écopé Nicolas L., ancien salarié de l’usine Goodyear d’Amiens, le 12 janvier dernier. Lui et sept de ses camarades étaient poursuivis pour la “séquestration” de deux cadres de l’entreprise en janvier 2014, en plein conflit social*. Une sanction inédite qui empêche pour l’instant Nicolas, âgé de 33 ans, de se reconstruire. Témoignage.

Par  Ex-salarié Goodyear

Nicolas L. dans les rues d'Amiens, le 24 février 2016 (S. BILLARD).

Nicolas L. dans les rues d’Amiens, le 24 février 2016 (S. BILLARD).

Goodyear… Huit lettres jaunes dessinées sur un panneau bleu rectangulaire. Cette longue pancarte, disposée sur un bâtiment de briques rouges, a longtemps marqué l’entrée dans l’usine où j’ai passé douze années de ma vie.

Ce panneau, aujourd’hui, n’existe plus. L’usine non plus. Enfin presque plus. Peu de temps après sa fermeture, en janvier 2014, son démantèlement a commencé. Il se poursuit depuis. Cette fermeture a fait basculer ma vie, et celle d’un millier de salariés. Car cette usine, elle était presque tout pour moi. J’étais fier d’y travailler, elle était la garantie d’un avenir pour moi, ma femme et mes trois filles.

Des années de lutte sociale, et puis plus rien. Deux ans après mon licenciement, je ne m’en suis toujours pas relevé. Ma vie reste suspendue, comme mise entre parenthèse. La page a bien du mal à être tournée

Je suis entré à Goodyear à 19 ans

Goodyear et moi, au départ, c’est une belle histoire. Nous sommes en 2002, j’ai 19 ans, et je franchis pour la première fois la grille de l’usine, dans la peau d’un intérimaire.

Bosser en usine, c’est alors tout nouveau pour moi. À 15 ans, j’ai mis un premier pied dans le monde du travail. J’ai d’abord été couvreur avant de tout arrêter pour travailler, un peu plus tard, comme chauffeur-livreur… Des métiers qui se sont imposés à moi un peu par hasard, mais qui ne m’ont jamais permis de gagner suffisamment bien ma vie pour m’en sortir.

Cette année-là, je franchis donc le seuil de la porte d’une agence d’intérim qui fait face à l’usine Goodyear d’Amiens, dans l’espoir de trouver un boulot qui me permette enfin de m’en sortir vraiment. Ça tombe bien, l’usine Goodyear marche bien, l’entreprise a besoin de bras, on me propose tout de suite une première mission là-bas.

Je découvre un univers tout nouveau : un site gigantesque, des conditions de travail dures, très dures. Mais ça me plaît. Je me donne à fond et, six mois après, je suis engagé.

Il ne fallait pas avoir peur de suer, de souffrir

Entrer à Goodyear, quand on habitait Amiens, c’était quelque chose à l’époque. Goodyear, c’était l’avenir, l’assurance d’un salaire correct. Entrer à Goodyear, c’était une formidable opportunité de pouvoir construire une vie, de fonder une famille sereinement. J’étais si fier que je me rappelle avoir pas mal fêté ça avec les copains…

Car avant d’entrer dans cette entreprise, c’était loin d’être simple. Je gagnais rarement plus de 4.000 francs par mois (environ 600 euros). Trop peu pour fonder une famille, trop peu pour croire en l’avenir. En entrant à Goodyear, je suis passé à 11.000 francs (environ 1.700 euros). C’était énorme pour le jeune homme que j’étais. Et ça a tout changé.

D’un seul coup, je me suis vu un avenir. J’avais le sentiment d’être lancé. Quatre ans après mon embauche, ma première fille est née. Deux autres ont vite suivi. C’est certain, sans ce job, je n’aurais pas pu avoir des enfants aussi vite…

On n’était pas malheureux chez Goodyear : un 13e mois, une bonne mutuelle, des primes de vacances… J’ai longtemps pu emmener mes enfants en vacances chaque été grâce à tout ça. Mais c’était du donnant-donnant. Il ne fallait pas avoir peur de suer, de souffrir, quitte à flinguer son dos, ses bras et sa santé.

Des lumbagos, des brûlures et deux hospitalisations

J’ai commencé ma carrière “aux tracteurs”. Ma mission ? Mettre les bandes de roulement dans des chariots. Les bandes de roulement, c’est la couche de gomme du pneu qui est en contact avec le sol. Pour un tracteur, ça représente quand même un poids de 20 à 25 kilos par “pièce”. Et en huit heures de travail, c’était 3.000 à 4.000 bandes qu’il fallait porter.

Pendant ces douze années, je suis passé par à peu près tous les postes, toutes les horaires – j’ai fait les 3×8, j’ai bossé le weekend… Et j’ai pas mal souffert physiquement aussi, comme un peu tout le monde.

L'usine Goodyear d'Amiens, le 26 janvier 2013 (F. LO PRESTI/AFP).

L’usine Goodyear d’Amiens, le 26 janvier 2013 (F. LO PRESTI/AFP).

En douze ans, j’ai dû cumuler pas loin de deux ans d’arrêts de travail après des accidents à l’usine : quatre ou cinq lumbagos, des brûlures, et surtout deux hospitalisations. L’une d’entre elle m’a valu une anesthésie générale. À force de porter et de manipuler des pneus, des filaments s’étaient infiltrés sous la peau de mes avant-bras. Ca s’était infecté et ce n’était pas beau à voir…

Il fallait faire aussi avec des chefs qui n’hésitaient pas à mettre la pression : postés “en bout de ligne”, certains chronométraient notre travail, contrôlaient la cadence, se focalisaient sur le nombre de “pièces” qu’on sortait…

Pendant ces douze années, le corps a pris cher. Mais pour rien au monde je n’aurais cherché du travail ailleurs. J’étais attaché à cette boîte, à ces murs, aux collègues. J’étais heureux, j’éprouvais de la fierté à faire partie de cette entreprise. Je n’avais pas encore 30 ans, je n’étais qu’au début de ma carrière, mais je me voyais déjà y rester pour la vie.

Un combat social long et éprouvant

 Lire la suite sur : Le Nouvel Obs, 03-03-2016

 

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* Le 12 janvier 2016, Nicolas L. et sept autres salariés ont été condamnés à neuf mois de prison ferme pour la “séquestration” de deux cadres de l’entreprise. Nicolas est également poursuivi pour “violences”, “pour avoir notamment tiré l’oreille” d’un des directeurs. Les huit ex-salariés ont fait appel de cette décision.

Source: http://www.les-crises.fr/ex-salarie-de-goodyear-je-risque-la-prison-ma-vie-est-suspendue-lavenir-me-terrifie/


La partition de la Syrie selon Moscou : gage aux Kurdes ou pression contre les Turcs ?

Friday 4 March 2016 at 02:23

Source : L’Orient le jour, Lina Kennouche, 02-03-2016

Des combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) agitent le drapeau de leur mouvement lors d’un défilé à Qamichli en février 2015. AFP

Des combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) agitent le drapeau de leur mouvement lors d’un défilé à Qamichli en février 2015. AFP

DÉCRYPTAGE

Si l’évocation explicite par la Russie d’une possible fédéralisation sur base ethnico-confessionnelle est pour le moins inédite, elle n’est cependant pas surprenante dans la nouvelle configuration politique et militaire.

La Russie a fait savoir lundi qu’elle ne s’opposerait pas à l’option du fédéralisme comme issue politique à la crise syrienne. Le scénario à l’irakienne d’une division du pays en ethnies et communautés fédérées proposé à l’origine par Washington a été évoqué par le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, quelques jours après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu traduisant un nouveau succès de la diplomatie russe dans la foulée du début de l’offensive victorieuse sur Alep. Mais cette déclaration intervient également deux semaines après les errements discursifs de Bachar el-Assad qui, dans un entretien accordé à l’AFP le 12 février dernier, affichait son ambition de reprendre le contrôle de la totalité de la Syrie, déclaration qui semble avoir fortement contrarié Moscou.

Pour Fabrice Balanche, spécialiste de la géographie politique de la Syrie et chercheur invité au Washington Institute, les propos de Sergueï Riabkov sont l’expression de la volonté russe d’appuyer le projet autonomiste kurde en donnant des gages en faveur d’une évolution du système politique qui permettrait à la Rojava (l’administration autonome kurde en Syrie) d’exister sur le modèle du Kurdistan irakien. Le chercheur rappelle que cette proposition ne concerne qu’accessoirement les autres composantes de la population syrienne. Si un système fédéral permet aux Kurdes de se tailler un territoire sur mesure, cette solution présente cependant un intérêt limité pour les minorités alaouites et chrétiennes associées au pouvoir de Bachar el-Assad, dont le sort ne semble plus véritablement en jeu aujourd’hui, du moins pour l’instant. « Cette solution pourrait en revanche intéresser les tribus arabes de la région de l’Euphrate dans la mesure où le président russe Vladimir Poutine prépare aujourd’hui l’après-Daech (acronyme arabe de l’État islamique – EI), et dans cette perspective, il envisagerait un ralliement de ces tribus aux forces kurdes », explique le chercheur.

Mais l’hypothèse d’une fédéralisation contrarie profondément les aspirations du président syrien. « Bachar el-Assad n’est évidemment pas d’accord avec cette proposition qui s’inscrit pourtant dans le deal conclu entre le régime et Moscou, pour qui la seule garantie de succès reste l’alliance avec les Kurdes », explique Fabrice Balanche. Selon lui, les Russes n’offriront pas de victoire décisive à Bachar el-Assad avant d’obtenir des garanties réelles qui inscriraient le projet autonome kurde à l’agenda politique du régime. « L’intérêt stratégique de la Russie est aujourd’hui de protéger l’est d’Alep avec l’aide des Kurdes, mais les Russes savent pertinemment qu’Assad pourrait se montrer déloyal ; et à mesure que le régime reprendrait des forces, il serait enclin à refuser les concessions, notamment en se rapprochant de l’Iran, imaginant qu’il est un peu tard pour les Russes d’envisager un retrait de Syrie avant la réalisation complète de leurs objectifs. Force est de constater que Bachar el-Assad reste très silencieux sur la question kurde », explique Fabrice Balanche.

Pas de triomphalisme à Moscou
Pour autant, à l’heure actuelle, l’hypothèse d’une fédéralisation de la Syrie comme compromis réaliste de sortie de crise semble peu probable. Si Américains et Russes peuvent converger sur ce scénario, il reste totalement exclu pour les groupes d’opposition et leurs parrains turc et saoudien. Cette option risquerait en outre de renforcer les contradictions entre la Russie et l’Iran, prêt à envisager des concessions, mais non au prix d’une résurgence d’un conflit au Kurdistan irakien. Il est plus plausible en revanche que cette déclaration ait pour but d’accentuer la pression sur l’adversaire turc pour le contraindre à une politique plus coopérative dans le cadre des pourparlers de Genève III, dont le prochain round est prévu le 9 mars. […]4

Suite à lire sur : L’Orient le jour, Lina Kennouche, 02-03-2016

Source: http://www.les-crises.fr/la-partition-de-la-syrie-selon-moscou-gage-aux-kurdes-ou-pression-contre-les-turcs/


Les taux d’emprunt des Etats s’enfoncent plus loin en territoire négatif

Friday 4 March 2016 at 00:01

Un mot d’économie – je parle peu des soubresauts de la Bourse – c’est sans grand intérêt.

Que les taux baissent, cela s’explique – ou pas.

Mais il y a un point FONDAMENTAL, dont on parle très peu je trouve, c’est le passage en taux NÉGATIF.

Les médias soulignent très peu cette évidence : mais un taux négatif cela signifie, certes, qu’on est prêt à perdre de l’argent en investissant, mais cela veut surtout dire que, bien évidemment, on préfère perdre de l’argent pour na pas laisser son argent sur un compte en BANQUE.

Et donc que les financiers craignent une faillite de la banque, ce qui est un drame dans un système monétaire, vu que mettre son argent à la banque est censé être sans risque…

Mais les financiers, contrairement aux journalistes, comprennent souvent bien ce qui se passe dans ce secteur, d’où leur légitime crainte, comme on l’a longuement expliqué sur ce blog en 2012-2013…  :)

Source : Les Echos, Isabelle Couet, 29-02-2016

L’encours de dette souveraine ayant des taux négatifs atteint des proportions vertigineuses. Il dépasse 5000 milliards de dollars selon JPMorgan - Shutterstock

L’encours de dette souveraine ayant des taux négatifs atteint des proportions vertigineuses. Il dépasse 5000 milliards de dollars selon JPMorgan – Shutterstock

L’Allemagne emprunte à taux négatif jusqu’à 9 ans, la France jusqu’à 7. Le retour de la déflation en février fait encore reculer les rendements obligataires. La BCE est attendue au tournant le 10 mars.

Les analystes sont perplexes. Les rendements obligataires s’enfoncent sous le seuil de 0 % à une vitesse effroyable. Ce lundi, les taux des obligations européennes poursuivent cette décrue que rien ne semble pouvoir arrêter. Les taux de l’Allemagne sont négatifs jusqu’à 9 ans (-0,013 %), ceux de la France jusqu’à 7 ans (-0,023 %), ceux de la Suisse jusqu’à 20 ans (-0,018 %). Et, en dehors de l’Europe, les taux japonais sont aussi passés sous la barre de zéro sur la maturité à 10 ans.

70 % des emprunts allemands ont des taux négatifs

Selon une note de la Société Générale, désormais 70 % de l’encours de dette allemande évolue sous le seuil de 0 %. Les analystes de la banque se préparent à voir le rendement à 10 ans allemand passer en territoire négatif au deuxième trimestre. « La détente continue, sans aucune accalmie, dans un contexte de détérioration des perspectives économiques globales, de tension sur le secteur financier, les matières premières et les marchés émergents ».

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Le chiffre d’inflation dans la zone euro, publié ce lundi, n’arrange rien. L’inflation est retombée en territoire négatif (-0,2 % en rythme annuel) en février. « La déflation est de retour. Surtout la vraie mauvaise surprise est que l’inflation sous-jacente (hors alimentation et énergie) est en baisse, à 0,7 %, son niveau le plus faible depuis avril 2015 », souligne l’équipe d’ING.

Une situation qui alimente les spéculations sur le prochain geste de la Banque centrale européenne (BCE), qui se réunit la semaine prochaine. « Le chiffre d’aujourd’hui va donner des armes aux ’colombes’ (les banquiers centraux qui veulent une politique monétaire encore plus accommodante, NDLR) et promet de façon quasi-certaine qu’il y aura de nouvelles mesures de soutien », estime ING.

La BCE attendue au tournant le 10 mars

Beaucoup d’analystes et d’économistes tablent sur une baisse du taux de dépôt de la BCE, qui évolue déjà en territoire négatif. « Nous anticipons une baisse de 20 points de base en mars ainsi qu’une extension des prêts de très longue maturité (TLTRO) de la BCE pendant un an », indiquait déjà la Société Générale la semaine passée. Chez Pictet, Frederik Ducrozet table sur une baisse de 10 points de base du taux de dépôt, associée à  un système de taux à double détente (avec un seuil qui délimite le type de banques exposées au taux de dépôt), une augmentation de 20 milliards d’euros par mois du programme d’achats d’actifs financiers (avec des changements dans les modalités) et un nouveau prêt de longue maturité pour les banques.

 Cinq banques centrales dans le monde ont déjà adopté le taux directeur négatif. « Au cours des dernières années, beaucoup de banques centrales ont abaissé leur taux pour tenter d’atteindre leur objectif d’inflation. Mais, de façon discutable, certaines sont allées plus loin – abaissant leur taux sous 0 % en pensant que si une baisse de 1 % à 0 % n’avait pas marché, une baisse de 0 % à -1 % pourrait fonctionner », ironiste Steven Major chez HSBC. De fait, plus les instituts d’émission s’enfoncent en territoire inconnu, plus les doutes grandissent sur leur maîtrise de la situation et en particulier sur leur capacité à relancer l’inflation.  La BCE a lancé son programme d’achats d’actifs il y a un an  : l’idée était de faire baisser les rendements des emprunts d’Etat (en en achetant massivement), pour injecter de la liquidité dans le marché et pousser les investisseurs vers d’autres types d’actifs financiers, tout en incitant les banques à faire crédit et en faisant reculer l’euro. Tout un dispositif censé stimuler l’inflation. Or, le résultat n’est pas probant.

Plus inquiétant encore, même la Réserve fédérale américaine, pourtant engagé dans un processus de remontée de ses taux directeurs depuis décembre, a mentionné l’arme des taux négatif, si jamais les conditions économiques se détérioraient sérieusement.

I.Co

Source : Les Echos, Isabelle Couet, 29-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/les-taux-demprunt-des-etats-senfoncent-plus-loin-en-territoire-negatif/


[1997] La menace capitaliste, par George Soros

Thursday 3 March 2016 at 03:36

Un très vieil article de Soros, mais qui reste fort intéressant..

Source : The Atlantic, le 02/1997

Quel genre de société voulons-nous ? “Laissons le libre marché décider !” est la réponse souvent entendue. Cette réponse, argumente un éminent capitaliste, sape les valeurs dont dépendent les sociétés ouvertes et démocratiques.

GEORGE SOROS | PUBLICATION DE FEVRIER 1997

walletDans The Philosophy of History, Hegel a discerné un modèle historique distributif – la cassure puis la chute des civilisations en raison à une intensification morbide de leurs propres principes fondamentaux. Bien que j’aie fait une fortune sur les marché financiers, j’ai maintenant peur que l’intensification sans entrave du capitalisme du laissez-faire et de la propagation des valeurs marchandes dans les domaines de la vie mettent en danger notre société ouverte et démocratique. L’ennemi principal de la société ouverte, je crois, n’est plus la menace communiste mais la menace capitaliste.

Le terme de “société ouverte” a été pour la première fois utilisé par Henri Bergson, dans son livre Les deux sources de la morale et de la religion (1932), et mis en lumière par le philosophe autrichien Karl Popper, dans son livre La société ouverte et ses ennemis (1945). Popper montre que les idéologies totalitaires comme le communisme ou le nazisme ont un élément commun : elles prétendent détenir la vérité ultime. Depuis que la vérité ultime est hors de portée de l’espèce humaine, ces idéologies doivent avoir recours à l’oppression afin d’imposer leur vision de la société. Popper a juxtaposé à ces idéologies totalitaires une autre vision de la société, qui reconnaît que personne n’a le monopole de la vérité ; différentes personnes ont des vues différentes et des intérêts différents, et il y a un besoin d’institutions qui les autorisent à vivre ensemble en paix. Ces institutions protègent les droits des citoyens et assurent la liberté de choix et la liberté d’expression. Popper a appelé cette forme de d’organisation sociale la “société ouverte”. Les idéologies totalitaires étaient ses ennemis.

Ecrit durant la Seconde Guerre mondiale, La société ouverte et ses ennemis expliquait ce que les démocraties occidentales défendait et ce pour quoi elles se battaient. L’explication était hautement abstraite et philosophique, et le terme “société ouverte” n’obtint jamais une large reconnaissance. Néanmoins, l’analyse de Popper était pénétrante, et quand je l’ai lu en tant qu’étudiant à la fin des années 40, ayant déjà fait l’expérience à la fois du nazisme et du communisme en Hongrie, cela me frappa telle une révélation.

J’ai été amené à explorer plus profondément la philosophie de Karl Popper, et à me demander, pourquoi personne n’a accès à la vérité ultime ? La réponse est devenue claire : nous vivons dans le même univers que nous tentons de comprendre, et nos perceptions peuvent influer sur les évènements auxquels nous participons. Si nos pensées appartiennent à un univers et leur sujet à un autre, la vérité pourrait être interne à notre compréhension : nous pourrions formuler des affirmations correspondant aux faits, et les faits serviraient de critères fiables pour décider dans quel cas les affirmations sont vraies.

 

cartIl y a un domaine où ces conditions prévalent : les sciences naturelles. Mais dans d’autres domaines de l’activité humaine la relation entre affirmations et faits est moins nette. Sur les questions politiques et sociales les perceptions des acteurs aident à déterminer la réalité. Dans ces situations les faits ne constituent pas nécessairement un critère fiable pour juger de la vérité des affirmations.

Que la théorie soit valide ou non, cela s’est avéré être très utile pour moi sur les marchés financiers. Lorsque j’ai fait plus d’argent que je n’en avais besoin, j’ai décidé de mettre en place une fondation. J’ai réfléchi à ce qui m’importait vraiment. D’avoir vécu sous les persécutions nazies et l’oppression communiste, j’en suis venu à la conclusion que ce qui était primordial pour moi était une société ouverte. J’ai donc appelé la fondation le Fonds de la Société Ouverte (Open Society Funds), et j’ai défini ses objectifs comme étant d’ouvrir les sociétés, de rendre les sociétés ouvertes plus viables, et de promouvoir un mode critique de pensée. C’était en 1979.

Mon premier engagement majeur fut en Afrique du Sud, mais ce ne fut pas un succès. Le système de l’apartheid était si omniprésent que peu importe ce que j’essayais de faire, cela me rendait partie prenante du système plutôt que n’aidait à le changer. Puis j’ai tourné mon attention vers l’Europe centrale. Là j’eus beaucoup plus de succès. J’ai commencé à soutenir le mouvement tchécoslovaque de la Charte 77 en 1980 et Solidarité en Pologne en 1981. J’ai établi des fondations séparées dans mon pays d’origine, la Hongrie, en 1984, en Chine en 1986, en Union soviétique en 1987 et en Pologne en 1988. Mon engagement s’est accéléré avec l’effondrement du système soviétique. A présent j’ai établi un réseau de fondations qui s’étendent dans plus de 25 pays (sans compter la Chine, où nous avons fermé en 1989).

Opérant sous des régimes communistes, je n’ai jamais ressenti le besoin d’expliquer ce que signifiait “société libre” ; ceux qui soutenaient les objectifs des fondations le comprenaient mieux que moi, même s’ils n’étaient pas familiers avec l’expression. Le but de ma fondation en Hongrie, par exemple, était de soutenir des activités alternatives. Je savais que le dogme communiste prévalant était faux justement en ce qu’il était un dogme, et qu’il deviendrait insoutenable s’il était exposé à des alternatives. L’approche s’est avérée efficace. La fondation est devenue la principale source de soutien de la société civile en Hongrie, et au fur et à mesure que la société civile fleurissait, le régime communiste déclinait.

 

meweAprès l’effondrement du communisme, la mission du réseau de la fondation changea. Reconnaissant qu’une société ouverte est une forme d’organisation sociale plus avancée et sophistiquée qu’une société fermée (parce que dans une société fermée il n’y a qu’un seul schéma directeur qui est imposé à la société, alors que dans une société ouverte chaque citoyen n’est pas seulement autorisé mais requis de penser par lui-même). La plupart de mes fondations ont fait du bon travail, mais malheureusement, elles étaient un peu esseulées. Les sociétés ouvertes de l’Occident ne ressentaient pas un besoin pressant de promouvoir les sociétés ouvertes dans l’ancien empire soviétique. Au contraire, la vision prévalente était que les gens devaient être laissés libres de s’occuper eux-mêmes de leurs affaires. La fin de la guerre froide apporta une réponse bien différente de celle à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’idée d’un nouveau plan Marshall ne pouvait même pas être envisagée. Quand j’ai proposé une telle idée lors d’une conférence à Potsdam (dans ce qui était alors encore l’Allemagne de l’Est), au printemps de 1989, les gens m’ont littéralement ri au nez.

L’effondrement du communisme pose les jalons d’une société ouverte universelle, mais les démocraties occidentales n’ont pas su saisir l’occasion. Les nouveaux régimes qui émergent dans l’ex-Union soviétique et l’ex-Yougoslavie ressemblent très peu à des sociétés ouvertes. L’alliance occidentale semble avoir perdu sa détermination, car elle ne peut se définir elle-même en termes de menace communiste. Elle a montré peu d’envie de venir en aide à ceux qui ont défendu l’idée de société ouverte en Bosnie ou ailleurs. Quant aux personnes qui vivent dans d’anciens pays communistes, elles ont pu aspirer à une société nouvelle lorsqu’elles souffraient de la répression, mais maintenant que le système communisme s’est effondré, elles sont préoccupées par des problèmes de survie. Après l’échec du communisme est arrivée une désillusion générale concernant les concepts universels, et la société ouverte est un concept universel.

Ces considérations m’ont forcé à réexaminer mes convictions concernant la société ouverte. Pendant les cinq ou six ans qui ont suivi la chute du Mur, j’ai consacré pratiquement toute mon énergie à la transformation du monde anciennement communiste. Plus récemment, j’ai réorienté mon attention sur nos propres sociétés. Le réseau de fondations que j’ai créé continue de faire un excellent travail ; toutefois, il me semble urgent de reconsidérer les concepts fondateurs qui ont présidé à sa création. Cette réévaluation m’a conduit à la conclusion que le concept de société ouverte n’a pas perdu en pertinence. Au contraire, il est peut-être même encore plus nécessaire pour comprendre le moment présent et pour fournir un guide pratique à l’action politique, qu’au moment où Karl Popper a écrit son livre – mais il a besoin d’être fortement repensé et reformulé. Si la société ouverte doit servir d’idéal digne d’un combat, elle ne peut plus être simplement définie en termes de menace communiste. Elle doit être dotée d’un sens positif.

LE NOUVEL ENNEMI

snakearmPopper a montré que le fascisme et le communisme ont beaucoup en commun, même si l’un représentait l’extrême droite et l’autre l’extrême gauche, parce que tous deux s’appuyaient sur la puissance de l’État pour réprimer la liberté individuelle. Je souhaite étendre cet argument. Je postule qu’une société ouverte pourrait aussi être menacée, mais d’une autre direction – par un excès d’individualisme. Trop de concurrence et trop peu de coopération peuvent mener à des inégalités intolérables et à l’instabilité.

S’il existe une pensée dominante dans la société actuelle, c’est l’idée d’un marché magique. La doctrine du laissez-faire en capitalisme prétend que le bien commun est parfaitement atteint par la poursuite sans entrave de l’intérêt personnel. Mais, à moins qu’il soit refréné par la reconnaissance d’un intérêt général supérieur à certains intérêts particuliers, notre système actuel – qui, malgré toutes ses imperfections, peut être défini comme une société ouverte – court à sa perte.

Je souhaite insister sur le fait que je ne place pas le laisser-faire capitaliste dans la même catégorie que le nazisme ou le communisme. Les idéologies totalitaires essayaient délibérément de détruire la société ouverte ; le laissez-faire la met en danger, mais par inadvertance. Friedrich Hayek, l’un des apôtres du laisser-faire, était aussi un défenseur de la société ouverte. Néanmoins, parce que le communisme et même le socialisme ont été profondément discrédités, je considère que la menace venant du laisser-faire est plus grave aujourd’hui que celle des idéologies totalitaires. Nous jouissons d’un marché véritablement global dans lequel les biens, les services, les capitaux et même les personnes circulent très librement, mais nous ne parvenons pas à voir la nécessité de défendre les valeurs et les institutions d’une société ouverte.

La situation actuelle est comparable à celle du début du siècle dernier. C’était un âge d’or du capitalisme, caractérisé par un principe de laisser-faire ; comme aujourd’hui. La période précédente était à bien des égards plus stable. Il y avait un pouvoir impérial, l’Angleterre, prêt à envoyer des canonnières dans des lieux éloignés, parce que, en tant que principal bénéficiaire du système, il avait un intérêt manifeste à le maintenir. De nos jours, les États-Unis ne veulent pas être le gendarme de la planète. La période précédente avait l’étalon or ; de nos jours les monnaies fluctuent et s’effondrent. Et pourtant le système de libre marché qui a prévalu il y a un siècle a été détruit par la Première Guerre mondiale. Des idéologies totalitaires en sont nées, et à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait quasiment plus de transfert de capitaux entre pays. Voyez comme le régime actuel risque de s’effondrer, si nous ne tenons pas compte de l’expérience passée !

Bien que la doctrine de laissez-faire ne contredise pas autant la société ouverte que pouvaient le faire le marxisme-léninisme ou les idées nazies de pureté raciale, toutes ces doctrines ont un point commun : elles prétendent toutes justifier posséder une vérité finale, par un appel à la science. Dans le cas des doctrines totalitaires, cet appel pouvait facilement être méprisé. L’une des réussites de Popper fut de démontrer que le marxisme n’est pas une science. Le cas du laissez-faire capitaliste est plus difficile, parce qu’il est fondé sur la théorie économique, et l’économie est la science sociale qui jouit de la meilleure réputation. On ne peut simplement pas mettre sur le même plan l’économie de marché et le marxisme. Néanmoins, je soutiens que l’idéologie du laisser-faire constitue une perversion d’une vérité pseudo-scientifique tout autant que le marxisme-léninisme.

Le principe scientifique le plus important qui soutient l’idéologie du laisser-faire est la théorie selon laquelle le marché concurrentiel amène l’offre et la demande à leur point d’équilibre et ainsi assure la meilleure allocation possible des ressources. Ceci est généralement accepté comme une vérité éternelle, et dans un certain sens, cela en est une. La théorie économique est un système axiomatique : tant que ses hypothèses sont vérifiées, ses conclusions sont exactes. Mais lorsque l’on examine de près ses hypothèses, on s’aperçoit qu’elles ne s’appliquent pas au monde réel. Telle qu’elle fut formulée originellement, la théorie de la concurrence parfaite – de l’équilibre parfait entre offre et demande – supposait une connaissance parfaite, des produits homogènes et facilement divisibles, et un nombre suffisamment important de participants sur le marché pour qu’aucun participant individuel ne puisse seul influer sur les prix. L’hypothèse de connaissance parfaite est impossible à vérifier, si bien qu’elle fut remplacée par une construction astucieuse. L’offre et la demande ont été considérées comme des données indépendantes. Cette condition a été présentée comme un prérequis méthodologique plutôt que comme une hypothèse. On a prétendu que la théorie économique étudie la relation entre offre et demande ; ainsi, les deux devenaient une donnée du problème.

Comme je l’ai montré par ailleurs, l’hypothèse que l’offre et la demande pourraient être des données indépendantes ne se vérifie pas dans la réalité, en tout cas pas dans le cas du marché financier – et le marché financier joue un rôle crucial dans l’allocation des ressources. Les acheteurs et les vendeurs sur le marché financier parient sur l’avenir sur la base de leurs propres décisions. Les courbes de l’offre et de la demande ne peuvent pas être des données du problème car elles incorporent toutes les deux des attentes à propos d’évènements qui sont eux-mêmes influencés par ces attentes. Il y a un mécanisme de retour à deux voies entre le mode de pensée des participants au marché et la situation à laquelle ils pensent – la “réflexivité”. Cela tient compte à la fois de la compréhension imparfaite des participants (un élément dont la prise en compte est l’une des bases de la société ouverte) et du caractère indéterminé du processus auquel ils participent.

Si les courbes de l’offre et de la demande ne sont pas des données indépendantes, comment les prix du marché sont-ils déterminés ? Si l’on analyse le comportement des marchés financiers, nous voyons que, plutôt que de tendre vers un équilibre, les prix continuent de fluctuer en fonction des attentes des acheteurs et des vendeurs. Il existe des périodes pendant lesquelles les prix s’éloignent de tout équilibre théorique. Même s’ils montrent une tendance à y revenir, l’équilibre n’est pas le même que ce qu’il aurait été sans la période de turbulence. Et pourtant le concept d’équilibre perdure. Il est facile de voir pourquoi : sans lui, l’économie ne pourrait dire comment les prix sont fixés.

En l’absence d’équilibre, la prétention du libre-marché d’amener à l’allocation optimale des ressources perd sa justification. La théorie prétendument scientifique qui a été utilisée pour la valider devient une simple structure axiomatique dont les conclusions sont contenues dans ses hypothèses, et qui n’est pas nécessairement démontrée par des preuves empiriques. La ressemblance avec le marxisme, qui lui aussi prétendait au statut de science, est assez dérangeante.

Je ne prétends pas que la théorie économique a délibérément déformé la réalité pour des besoins politiques. Mais en essayant d’imiter les réussites (et d’acquérir le prestige associé) aux sciences naturelles, la théorie économique a tenté l’impossible. Les théories des sciences sociales ont une relation réflexive à leur sujet d’étude. Cela signifie qu’elles peuvent influer sur le cours des évènements d’une façon que les sciences naturelles ne peuvent faire. Le célèbre principe d’incertitude d’Heisenberg implique que tout acte d’observation peut interférer dans le comportement des particules quantiques ; mais c’est l’observation qui crée l’effet, pas le principe d’incertitude lui-même. Dans la sphère sociale, les théories ont la capacité d’altérer le sujet d’étude lui-même. La théorie économique a délibérément exclu la réflexivité de ses considérations. Ce faisant, elle a déformé son sujet d’étude et s’est ainsi exposée à l’exploitation par l’idéologie du laisser-faire.

Ce qui a permis de convertir la théorie économique en une idéologie hostile à la société ouverte est l’hypothèse de la connaissance parfaite – dans un premier temps ouvertement formulée, puis déguisée en outil méthodologique. Le mécanisme du marché a une très grande qualité, mais ce n’est pas d’être parfait ; c’est plutôt d’être, dans un monde dominé par la compréhension imparfaite, de fournir un moyen efficace d’évaluer le résultat de ses décisions et de corriger ses erreurs.

Sous n’importe laquelle de ses formes, l’assertion d’information parfaite entre en contradiction avec le concept de société ouverte (qui elle reconnaît que notre compréhension de chaque situation est intrinsèquement imparfaite). Comme ce point est abstrait, je dois décrire des exemples spécifiques dans lesquels le laissez-faire représente une menace à la société ouverte. Je me concentrerai sur trois sujets : la stabilité économique, la justice sociale et les relations internationales.

STABILITE ECONOMIQUE

La théorie économique a réussi à créer un mode artificiel dans lequel les préférences des participants et les opportunités auxquelles les participants sont confrontés sont indépendantes l’une de l’autre, et dans lequel les prix tendent vers un équilibre qui amène les deux forces à l’équilibre. Mais dans un marché financier les prix ne sont pas simplement le reflet passif de la donnée indépendante de l’offre et de la demande ; ils jouent aussi un rôle dans la formation des préférences et des opportunités. Cette interaction réflexive rend les marchés financiers foncièrement instables. L’idéologie du laissez-faire nie cette instabilité et s’oppose à toute forme de gouvernement qui chercherait à rétablir la stabilité.

L’histoire montre que les marchés financiers s’effondrent parfois, provoquant dépression économique et agitation sociale. Chaque effondrement a conduit à des évolutions des banques centrales et d’autres formes de réglementation. L’idéologie du laissez-faire aime faire accroire que les effondrements sont dus à de mauvaises régulations, pas à l’instabilité des marchés. Leur argument n’est pas totalement faux, puisque si notre compréhension est foncièrement imparfaite, toute réglementation présente des défauts. Mais leur argument sonne creux, car ils oublient d’expliquer pourquoi la réglementation fut mise en place en premier lieu. Ils esquivent la difficulté en utilisant un autre argument qui se résume à ceci : comme toute régulation est défectueuse, alors un marché dérégulé est parfait.

Cet argument s’appuie sur l’hypothèse de parfaite information : si une solution est fausse, la solution opposée doit être correcte. En l’absence d’information parfaite, toutefois, le marché libre comme la règlementation sont défectueux. La stabilité ne peut être préservée que si un effort conscient est fait dans ce but. Malgré cela des effondrements auront lieu, parce que les politiques publiques sont souvent imparfaites. S’ils sont profonds, de tels effondrements peuvent donner naissance à des régimes totalitaires.

L’instabilité s’étend bien au-delà des marchés financiers : elle affecte les valeurs qui nous guident dans nos actions. La théorie économique prend les valeurs pour des constantes. A l’époque de la naissance de la théorie économique, à l’époque d’Adam Smith, de David Ricardo et d’Alfred Marshall, c’était une hypothèse raisonnable, car les peuples avaient, en effet, un système de valeurs assez fermement établi. Adam Smith lui-même a combiné des éléments de philosophie morale avec sa théorie économique. Au-delà des préférences personnelles qui s’exprimaient dans leur comportement sur le marché, les personnes étaient guidées par une série de principes moraux qui trouvaient leur expression en dehors du périmètre des mécanismes du marché. Profondément ancrés dans la tradition, la religion et la culture, ces principes n’étaient pas forcément rationnels au sens de choix conscients parmi des alternatives possibles. A vrai dire, bien souvent ces choix n’étaient pas forcément très défendables lorsque des alternatives apparaissaient. Les valeurs du marché ont fini par saper les valeurs traditionnelles.

Il y a un conflit évident entre les valeurs du marché et les autres valeurs plus traditionnelles, ce qui a provoqué des débats passionnés et de forts antagonismes. A mesure que le mécanisme du marché a gagné du terrain, la fiction selon laquelle les gens agissent en fonction d’un nombre de valeurs non liées au marché est devenue de plus en plus difficile à défendre. La publicité, le marketing et même les emballages cherchent à influer sur la formation des préférences personnelles, plutôt que de simplement, comme le prévoit la théorie du laissez-faire, répondre au besoin. Incapables de définir un point de référence, nous utilisons de plus en plus souvent l’argent comme critère d’évaluation. Ce qui est plus cher est considéré comme meilleur. La valeur d’une œuvre d’art est jugée sur le prix qu’elle atteint. Des personnes méritent le respect et l’admiration parce qu’elles sont riches. Ce qui n’était qu’un moyen d’échange a usurpé la place des valeurs fondamentales, renversant l’ordre dans la relation postulée par la théorie économique. Ce qui constituait des professions est devenu des affaires. Le culte du succès a remplacé la foi en des principes. La société a perdu ses fondements.

DARWINISME SOCIAL

En tenant l’offre et la demande pour des données et en déclarant toute forme d’intervention gouvernementale malsaine, l’idéologie du laissez-faire a effectivement banni toute forme de redistribution du revenu ou de la richesse. Je reconnais que toute tentative de redistribution interfère avec l’efficacité du marché, mais il n’en résulte pas nécessairement qu’aucune tentative ne doive être faite. L’argument du laissez-faire repose sur le même appel tacite à la perfection que le faisait le communisme. Il prétend que, si la redistribution provoque l’inefficacité et la distorsion, le problème peut être résolu en éliminant la redistribution – exactement comme le communisme prétendait que la duplication qu’implique la concurrence était un gaspillage, et que par conséquent l’économie devait être planifiée de façon centrale. Mais la perfection est inatteignable. La richesse s’accumule en effet entre les mains des possédants, et si aucun mécanisme n’impose la redistribution, les inégalités deviennent intolérables. “L’argent est comme le fumier, inutile s’il n’est pas répandu.” Francis Bacon était un profond économiste.

L’argument du laissez-faire contre la redistribution invoque la doctrine de la survie des plus forts. C’est oublier le fait que la richesse se transmet par héritage, et que la seconde génération est rarement aussi forte que la première.

Dans tous les cas, il ne paraît pas sain de faire de la survie des plus forts le principe directeur d’une société civilisée. Le darwinisme social est fondé sur une version dépassée de la théorie de l’évolution, tout comme la théorie de l’équilibre en économie prend sa source dans la physique newtonienne. Le principe de l’évolution des espèces est la mutation, et la mutation se manifeste de façon beaucoup plus subtile. Les espèces et leur environnement interagissent, et une espèce agit comme une partie de l’environnement pour une autre. Il y a un mécanisme de retour en histoire, très similaire à celui de réflexivité, avec la différence que, dans le cas de l’histoire, le mécanisme n’est pas mû par la mutation mais par erreurs. Je mentionne ceci parce que le darwinisme social est l’une des erreurs qui guident les affaires humaines de nos jours. Le point principal que je veux souligner est que la coopération fait partie du système tout autant que la compétition, et le slogan “la survie des plus forts” déforme cette réalité.

RELATIONS INTERNATIONALES

L’idéologie du laissez-faire partage certaines des déficiences d’une autre science erronée, la géopolitique. Les États n’ont pas de principes, seulement des intérêts, argumentent les géopoliticiens, et ces intérêts sont déterminés par la localisation géographique d’autres fondamentaux. Cette approche déterministe trouve ses origines dans une vision obsolète de la méthode scientifique du XIXe siècle, et elle souffre d’au moins deux défauts flagrants qui ne s’appliquent pas avec la même force aux doctrines économiques du laissez-faire. L’un est qu’il traite l’État comme unité d’analyse indivisible, tout comme l’économie traite l’individu. Il y a quelque chose de contradictoire dans le fait de bannir l’État de l’économie mais dans le même temps de le consacrer comme ultime source d’autorité dans les relations internationales. Mais passons. Il y a un aspect pratique du problème plus impérieux. Que se produit-il lorsqu’un État se désintègre ? Les réalistes géopolitiques se trouvent alors totalement démunis. C’est ce qui est arrivé lorsque l’Union soviétique et la Yougoslavie se sont désintégrées. L’autre défaut de la géopolitique est qu’elle ne reconnaît pas l’intérêt commun derrière l’intérêt national.

Avec la disparition du communisme, la situation actuelle, même imparfaite, peut être décrite comme une société ouverte mondiale. Elle n’est pas menacée de l’extérieur, par quelques idéologies totalitaires à la recherche d’une suprématie mondiale. La menace vient d’un autre côté, de tyrans locaux qui cherchent à établir une domination interne via des conflits externes. Elle peut aussi venir d’États démocratiques mais souverains qui poursuivent leur propre intérêt au détriment de l’intérêt commun. La société ouverte internationale peut être son pire ennemi.

La guerre froide était un arrangement extrêmement stable. Deux blocs de pouvoir, représentant des concepts opposés de l’organisation sociale, se battaient pour la suprématie, mais ils devaient respecter les intérêts vitaux mutuels, car chaque côté était capable de détruire l’autre dans une guerre totale. Cela posait une limite solide à l’extension du conflit ; tous les conflits locaux étaient, dès lors, circonscrits par un plus large conflit. Cet ordre mondial extrêmement stable s’est terminé à la suite de la désintégration interne de l’une des superpuissances. Aucun nouvel ordre mondial n’a pris sa place. Nous sommes entrés dans une période de désordre.

L’idéologie du laissez-faire ne nous prépare pas à relever cet enjeu. Elle ne reconnaît pas le besoin d’un ordre mondial. Un ordre est supposé émerger de la poursuite par les États de leurs propres intérêts. Mais guidés par le principe de la survie du plus fort, les États sont de plus en plus préoccupés par leur compétitivité et réticents à faire tout sacrifice pour le bien commun.

Il n’y a pas besoin de faire d’effroyables prédictions sur l’éventuel effondrement de notre système commercial mondial afin de montrer que l’idéologie du laissez-faire est incompatible avec le concept de société ouverte. Il suffit de considérer l’incapacité du monde libre à tendre la main après l’effondrement du communisme. Le système du capitalisme brigand qui a pris le contrôle de la Russie est si inéquitable que les gens peuvent bien se tourner vers un chef charismatique qui leur promet un renouveau national au prix des libertés civiles.

S’il existe une leçon à tirer, elle est que l’effondrement d’un régime répressif ne conduit pas automatiquement à l’établissement d’une société ouverte. Une société ouverte n’est pas seulement l’absence d’intervention du gouvernement et de l’oppression. C’est une structure sophistiquée et compliquée, et un effort délibéré de la faire naître. Puisque plus sophistiquée que le système qu’elle remplace, une transition rapide nécessite une assistance extérieure. Mais la combinaison des idées de laissez-faire, le darwinisme social et le réalisme géopolitique qui prévalent aux États-Unis et au Royaume-Uni font obstacle à tout espoir de société ouverte en Russie. Si les dirigeants de ces pays avaient eu une vision différente du monde, ils auraient pu établir de solides fondations pour une société ouverte mondiale.

Au moment de l’effondrement soviétique il y avait une opportunité de modeler la fonction de l’ONU telle qu’elle avait été conçue à l’origine. Mikhaïl Gorbatchev a visité les Nations Unies en 1988 et a exposé sa vision des deux superpuissances coopérant pour apporter la paix et la sécurité au monde. Depuis lors l’opportunité a disparu. L’ONU a été complètement discréditée en tant qu’institution gardienne de la paix. La Bosnie fait à l’ONU ce que l’Abyssinie a fait à la Ligue des Nations en 1936.

Notre société ouverte mondiale manque d’institutions et de mécanismes nécessaires à sa préservation, mais il n’y a pas de volonté politique de les créer. Je blâme l’attitude prédominante, qui soutient que la libre poursuite de l’intérêt personnel apportera un éventuel équilibre international. Je pense cette confiance déplacée. Je pense que le concept de société ouverte, qui a besoin d’institutions pour le protéger, peut constituer un meilleur guide pour agir. En l’état actuel des choses, il ne faut pas beaucoup d’imagination pour réaliser que la société ouverte mondiale qui prévaut actuellement est probablement le signe d’un phénomène temporaire.

LA PROMESSE DE FAILLIBILITE

Il est plus facile d’identifier les ennemis de la société ouverte que de lui donner un sens positif. Pourtant, dépourvue de sens positif, la société ouverte sera victime de ses ennemis. Il existe un intérêt commun dans la conservation de l’unité d’une communauté, mais la société ouverte n’est pas une communauté dans le sens traditionnel du terme. C’est une idée abstraite, un concept universel. Bien sûr, il existe une communauté globale ; il y a des intérêts communs au niveau global, comme la préservation de l’environnement ou la prévention de la guerre. Mais ces intérêts sont relativement faibles en comparaison des intérêts spéciaux. Ils n’ont pas beaucoup d’échos dans un monde d’États souverains. De plus, la société ouverte est un concept universel qui transcende toutes les frontières. Les sociétés assurent leur cohésion grâce à des valeurs partagées. Ces valeurs sont enracinées dans la culture, la religion, l’histoire et la tradition. Dans une société sans frontières, quelles sont les valeurs partagées ? Il me semble qu’il n’y a qu’une source possible : le concept de société ouverte lui-même.

Pour remplir ce rôle, le concept de société ouverte doit être redéfini. Plutôt que d’être une dichotomie entre ouverte et fermée, je vois la société ouverte occuper la place médiane, là où les droits individuels sont sauvegardés mais où des valeurs partagées permettent de tenir la société en un tout. Cette place médiane est menacée de toutes parts. D’un côté, les doctrines nationalistes ou communistes entraînent la domination étatique. Dans l’autre extrême, le capitalisme du laissez-faire amènera vers une plus grande instabilité et finalement un effondrement. Il existe d’autres variantes. Lee Kuan Yew, de Singapour, propose un “modèle asiatique” qui combine l’économie de marché et la répression d’État. Dans bien des endroits sur le globe, le contrôle de l’État est si étroitement associé à la création de richesse privée que l’on pourrait parler de capitalisme voleur ou d’État gangster, une autre menace pour la société ouverte.

J’envisage la société ouverte comme une société ouverte à l’amélioration. Nous commençons par reconnaître notre propre imperfection, qui s’étend non seulement à nos constructions mentales mais aussi à nos institutions. Ce qui est imparfait peut être amélioré, par un processus d’essais successifs. La société ouverte, non seulement permet ce processus, mais l’encourage même, en insistant sur la liberté d’expression et en protégeant l’opposition. La société ouverte offre une vision de progrès illimité. En cela, elle montre une ressemblance avec la méthode scientifique. Mais la science a à sa disposition des critères objectifs – à savoir les faits à l’aune desquels le processus peut être jugé. Malheureusement, dans les affaires humaines les faits ne fournissent pas un critère de jugement fiable, nous avons donc besoin de standards agréés par lesquels le processus d’essais successifs peut être jugé. Toutes les cultures et religions offrent de tels standards ; la société ouverte ne pourra pas s’en passer. L’innovation vient du fait que là où les cultures et les religions voient leurs valeurs comme absolues, une société ouverte, consciente des nombreuses cultures et religions, regarde ses propres valeurs comme un sujet de débat et d’opinion. Pour rendre le débat possible, il doit y avoir un consensus sur au moins un point : que la société ouverte est une forme d’organisation sociale désirable. Les individus doivent être libres de penser et d’agir, seulement limités par l’intérêt commun. Où se trouvent ces limites doit aussi être déterminé par essais successifs.

La déclaration d’indépendance peut être prise comme une assez bonne approximation des principes d’une société ouverte, mais plutôt que déclarer que ces principes coulent de source, nous devrions reconnaître qu’ils sont cohérents avec nos propres imperfections. La reconnaissance de notre imperfection peut-elle servir à l’établissement d’une société ouverte en tant que forme désirable d’organisation sociale ? Je pense que oui, même s’il existe de formidables obstacles. Nous devons conférer à la connaissance de notre imperfection le statut que nous réservons habituellement à la foi en une vérité ultime. Mais si la vérité ultime n’est pas accessible, comment pourrait-on accepter notre imperfection comme vérité ultime ?

C’est un paradoxe apparent, mais il peut être résolu. La première proposition, que nous sommes imparfaits, est compatible avec la seconde : que nous devons accepter cette proposition comme un article de foi. Le besoin d’articles de foi naît du fait même que nous sommes imparfaits. Si nous avions une compréhension parfaite, nous n’aurions nul besoin de foi. Mais pour accepter ce raisonnement, nous devons profondément changer le rôle que nous accordons aux croyances.

Historiquement, les croyances ont servi à justifier des comportements spécifiques. L’imperfection doit entraîner une attitude différente. La foi devrait servir à guider notre vie, pas à nous faire obéir à des règles données. Si nous acceptons que la foi est une expression de nos choix, et pas une vérité ultime, nous serons mieux à même d’accepter d’autres croyances et de réviser les nôtres à la lumière de notre expérience. Mais ce n’est pas ainsi que la plupart d’entre nous considèrent leurs croyances. Ils ont tendance à confondre leur foi avec une vérité ultime. En fait, cette confusion sert bien souvent à définir leur identité propre. Si une société ouverte les oblige à abandonner leur prétention à une vérité ultime, alors ils éprouvent un sentiment de perte.

Cette idée que nous possédons une vérité ultime est profondément inscrite dans nos modes de pensée. Nous pouvons avoir reçu d’extraordinaires qualités, mais nous sommes inséparablement liés à nous-mêmes. Nous pouvons avoir découvert la vérité et la moralité, mais par-dessus tout nous représentons nos intérêts et nous-mêmes. Si bien que s’il existe de telles choses que la vérité et la justice – et nous croyons qu’elles existent – nous voulons en avoir le contrôle. La foi en notre imperfection est un substitut de piètre qualité. C’est un concept hautement sophistiqué, bien plus difficile à manier que des concepts primitifs comme ma patrie (ou ma famille ou mon entreprise), vrai ou faux.

Si l’idée de notre imperfection est si difficile à accepter, qu’est-ce qui la rend attirante ? Le meilleur argument en sa faveur est constitué des résultats qu’elle obtient. Les sociétés ouvertes ont tendance à être plus prospères, plus innovantes, plus stimulantes, que les sociétés fermées. Mais il y a un danger à proposer le succès comme justification à une foi, car si ma théorie de la réflexivité est valide, avoir du succès n’est pas la même chose que d’avoir raison. En sciences naturelles, les théories doivent être justes (dans le sens où les explications et les prévisions qu’elles proposent doivent correspondre aux faits) pour qu’elles fonctionnent (dans le sens qu’elles produisent des explications et des prévisions utiles). Mais en sciences sociales, ce qui est efficace n’est pas forcément ce qui est juste, à cause du lien réflexif entre la pensée et la réalité. Comme je l’ai dit plus tôt, le culte du succès peut être une source d’instabilité, car il peut saper notre compréhension du bien et du mal. C’est ce qui se produit dans notre société de nos jours. Notre sens du bien et du mal est mis en danger par nos préoccupations de succès, mesuré par l’argent. Tout va, à partir du moment où vous ne vous faites pas prendre.

Si le succès était le seul critère, la société ouverte perdrait son combat contre les idéologies totalitaires – comme elle l’a perdu d’ailleurs en plusieurs occasions. Il est plus simple de défendre mon intérêt propre que de m’engager dans la pantalonnade du raisonnement abstrait qui conduit de la notion d’imperfection à celle de société ouverte.

Le concept de société ouverte a besoin d’être plus fondé sur des faits. Il doit y avoir un engagement en faveur de la société ouverte, car c’est la forme la plus adéquate de société. Mais un tel engagement est rare.

Je crois en la société ouverte car c’est celle qui nous permet le mieux de développer notre potentiel, par rapport à un système social qui prétend posséder une vérité ultime. Accepter le caractère inatteignable de la vérité est une meilleure base de départ pour atteindre la liberté et la prospérité, que de le nier. Mais je reconnais qu’il y a là un problème : je suis suffisamment épris de vérité pour reconnaître la société ouverte comme attrayante, mais je ne suis pas sûr que mes congénères vont partager mon point de vue. Etant donné la connexion réflexive entre réflexion et réalité, la vérité n’est pas indispensable au succès. Il peut être possible d’atteindre certains objectifs spécifiques en distordant ou en niant la vérité, et bien des personnes sont plus intéressées d’atteindre des objectifs spécifiques que d’atteindre la vérité.

Ce n’est qu’à un niveau très élevé d’abstraction, lorsque l’on considère le sens de la vie, que la vérité acquiert une importance primordiale. Et même là, la duperie peut être préférable à la vérité, car la vie entraîne la mort, et la mort n’est pas facilement acceptable. En fait, l’on pourrait dire que la société ouverte est la meilleure société pour tirer le meilleur parti de la vie, alors que la société fermée est la meilleure pour accepter la mort. En fin de compte, la foi, dans une société ouverte, est une question de choix, et pas de raisonnement logique.

Ce n’est pas tout. Même si le concept de société ouverte était universellement accepté, cela ne serait pas suffisant pour assurer la liberté et la prospérité. La société ouverte ne fournit qu’un canevas, dans lequel différents points de vue sociaux et politiques peuvent être réconciliés ; elle ne fournit pas une opinion tranchée sur les objectifs sociaux. Si elle le faisait, ce ne serait pas une société ouverte. Cela signifie que le peuple doit avoir d’autres croyances en plus de celle en une société ouverte. Il n’y a que dans une société fermée que le concept de société ouverte est suffisant pour permettre l’action politique ; dans une société ouverte il n’est pas suffisant d’être un démocrate, il faut être un démocrate libéral, ou un social-démocrate ou un démocrate-chrétien ou tout autre type de démocrate. Une conviction partagée de société ouverte est une condition nécessaire mais non suffisante pour la liberté et la prospérité et pour tous les bénéfices que nous promet la société ouverte.

On peut voir que le concept de société ouverte est vraisemblablement une source inexorable de difficultés. On pouvait s’y attendre. Après tout, la société ouverte est fondée sur la reconnaissance de notre faillibilité. En effet, il va de soi que notre idéal de société ouverte est inaccessible. Avoir un schéma directeur pour cela serait assez contradictoire. Cela ne veut pas dire que nous ne devrions pas y aspirer. En science également, la vérité ultime est inaccessible. Cependant regardons le progrès que nous avons fait en la poursuivant. De même, la société ouverte peut être approximative à un degré plus ou moins grand.

Obtenir un agenda politique et social d’un argument épistémologique et philosophique semble une entreprise sans espoir ? Pourtant cela peut être fait. Il y a un précédent historique. Les Lumières furent une célébration du pouvoir de la raison, et elles fournirent l’inspiration de la Déclaration d’Indépendance et la Déclaration des Droits de l’Homme. La croyance en la raison a été portée à l’excès par la Révolution française, avec des effets secondaires désagréables ; c’était cependant le début de la modernité. Nous avons maintenant eu 200 ans d’expérience de l’Âge de Raison et comme les gens raisonnables, nous devons reconnaître que la raison a ses limites. Le temps est mûr pour développer un cadre conceptuel fondé sur notre faillibilité. Où la raison a échoué, la faillibilité peut encore réussir.

Illustrations par Brian Cronin.

Source : The Atlantic, le 02/1997

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Source: http://www.les-crises.fr/1997-la-menace-capitaliste-par-george-soros/


10 idées dingues de Trump en politique étrangère, par Vincent Jauvert

Thursday 3 March 2016 at 01:35

Ce qu’il y a de bien avec Vinvent Jauvert, c’est qu’il livre du caviar dans chaque article…

(je précise que je n’ai pas vérifié ses dires – mais cela aurait surement été drôle)

10 idées dingues de Trump en politique étrangère

Source : Le Nouvel Obs, Vincent Jauvert, 29-02-2016

Le milliardaire, qui survole la primaire républicaine, est l’archétype du populiste américain modèle année 30, isolationniste et protectionniste.

Ah, donc le genre de président qui ne veut pas détruire l’ Irak et la Libye par exemple ? Hmmm ?

Donald Trump, le 23 février 2016 (Ethan Miller / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Donald Trump, le 23 février 2016 (Ethan Miller / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Vous notez comme les journalistes choisissent souvent une photo désavantageuse pour Trump ?

Comment le milliardaire incendiaire voit-il le monde ? Quel rôle veut-il que l’Amérique joue sur l’échiquier planétaire ?

Malgré ce que l’on croit, Donald Trump, qui décroche succès sur succès dans la primaire républicaine et pourrait donc bien obtenir l’investiture pour l’élection présidentielle, a des idées certes dingues mais assez cohérentes en matière de politique étrangère.

Ce corpus implicite, cette doctrine disent certains, fait de lui l’archétype du populiste américain modèle années 30, isolationniste et protectionniste. S’il gagne, le monde en sera bouleversé – pour le pire.

parce que le Vincent Jauvert lit l’avenir, c’est magnifique !

Voici les dix propositions qu’il a mises sur la table.

1 Construire un mur entre le Mexique et les États-Unis

Et faire payer l’ouvrage par le gouvernement mexicain. C’est la formule choc qui l’a fait décoller dans les sondages au cours de l’été dernier. Depuis, il a détaillé son plan radical. Pour contraindre Mexico à financer ce rempart anti-immigration, il entend par exemple imposer des amendes aux chefs d’entreprises et aux diplomates mexicains en visite aux Etats-Unis ou saisir l’argent que les immigrés clandestins envoient à leur famille.

Et voilà même son projet :

mur

oups, bon, désolé, c’est le mur construit par Israël en Palestine… (oui, ça existe façon Berlin 1962, mais chuuuut)

2 Saisir le pétrole

Saisir manu militari les puits de pétrole irakiens et syriens au bénéfice des compagnies américaines. Cela fait plusieurs années que Donald Trump affirme que Washington doit adopter les méthodes des conquérants d’autrefois et se “payer sur la bête”. Avec la présence de Daech sur le terrain, on se demande comment une telle entreprise pourrait être menée. Sur ce point, il ne dit rien.

3 Ne pas se mêler du dossier Daech

Laisser Bachar al-Assad et Vladimir Poutine régler, à leur façon, le problème de Daech en Syrie. Fidèle à son isolationnisme viscéral, le milliardaire ne veut pas que l’Amérique se mêle de ce dossier. Son directeur de campagne, Corey Lewandowsky, affirme, malgré les évidences, que Bachar “maîtrise la situation” et que Poutine frappe bien les zones contrôlées par l’Etat islamique. Autrement dit, il s’en lave les mains.

C’est à dire que, pour lui, l’idée que les USA ne se mêlent pas de la situation en Syrie (comme uen vulgaire Suisse), c’est donc “dingue”… OK…

4 Rétablir la torture

Employer de nouveau la torture contre les terroristes et massacrer leurs familles. Donald Trump veut non seulement réintroduire le “waterboarding” dans les techniques d’interrogatoire mais, selon lui, “ce n’est pas assez dur”… Evidemment, il ne fermerait pas la prison de Guantanamo, qu’il ferait au contraire prospérer.

Ah, il a oublié de dire que presque tous les candidats Républicains ont dit pareil, flûte…

5 Haro sur l’islam

Interdire, pendant une période, l’entrée des musulmans sur le territoire américain. Cette mesure anticonstitutionnelle concernerait même les touristes. Il ne dit pas si elle s’appliquerait aussi aux riches Saoudiens…

ahahaah…

6 Passer des accords avec Poutine que “beaucoup de monde respecte”

Les deux hommes ne cessent de faire assaut de compliments l’un sur l’autre. Le maître du Kremlin affirme que Trump est un “leader talentueux”. Comme dans les années 30, les populistes nationalistes s’entendent comme larrons en foire. Jusqu’au jour où

Oh non, j’ai voulu éviter le mot “psychiatrie” pour une fois…

7 Renégocier le traité d’alliance entre les Etats-Unis et ses deux principaux alliés en Asie, le Japon et la Corée du Sud

Selon Trump, Tokyo et Séoul ne participent pas assez au financement de la présence américaine sur leur sol. Là encore, c’est l’une de ses obsessions récurrentes, dont il parlait déjà au début des années 90.

Hmmm, et ?

8 Réduire aussi la présence militaire américaine en Europe

“Cela permettrait à notre pays d’économiser des millions de dollars”, assure Donald Trump, qui ne juge pas le Vieux Continent menacé par la Russie de Poutine.

Celui là est évidemment collector, je ne sais même pas quoi en dire. C’est d’ailleurs cette “idée dingue” qui a justifié la reprise de cet article…

M. Européiste  veut donc que les 500 millions d’Européens soient protégés par les 300 millions d’Américains contre la menaaaaaaaaaace des 150 millions de Russes – et j’imagine, gratuitement ?

9 Faire éliminer Kim Jong-un par la Chine

Récemment le milliardaire a déclaré que Pékin devait “faire disparaître” le leader nord-coréen. Cette proposition radicale a le mérite de la franchise… En revanche, il propose d’augmenter fortement le déploiement américain dans le Pacifique en vue de contrer ce qu’il considère comme la vraie menace contre les Etats-Unis : la Chine.

Ah oui, c’est vraiment “dingue”, hmmmmm

10 Revenir sur tous les accords de libre échange

Depuis longtemps, Trump est un opposant farouche de la diplomatie commerciale multilatérale. En bon protectionniste, il veut dénoncer le traité dit Nafta (North American Free Trade Agreement) avec le Canada et le Mexique, et le tout récent TPP (Trans Pacific Parnership) avec certains pays d’Asie. Evidemment, s’il est élu, il stopperait les négociations en cours avec l’Union européenne.

Bref, on comprend pourquoi le Front National se réjouit de son avance dans la course à la Maison Blanche

Bon, évidemment, un article sur Trump implique très logiquement de citer 3 fois Poutine et 1 fois le FN, c’est la logique “Chien de Garde”.

C’est sûr qu’après ça, on se demande comment autant de Républicains américains votent pour un “dingue” pareil…

Vincent Jauvert

Source : Le Nouvel Obs, Vincent Jauvert, 29-02-2016

Source: http://www.les-crises.fr/10-idees-dingues-de-trump-en-politique-etrangere-par-vincent-jauvert/


Les calculs de la Russie à l’heure du cessez-le-feu en Syrie, par Alain Gresh

Thursday 3 March 2016 at 00:01

Source : Orient XXI, Alain Gresh, 01-03-2016

Il règne à Moscou une certaine fébrilité au lendemain de l’annonce par les présidents Vladimir Poutine et Barack Obama, le 22 février, d’un cessez-le-feu en Syrie. Entré en vigueur le samedi 27 février à minuit, relativement bien respecté pour l’instant, il a été entériné par le Conseil de sécurité de l’ONU. Contrairement au scepticisme qui prévaut en Occident, on veut croire ici, sans optimisme exagéré que, selon la formule du président russe, « c’est un vrai pas en avant dans l’arrêt du bain de sang ».

Entretien de Vladimir Poutine avec Bachar Al-Assad (de dos). en.kremlin.ru, 21 octobre 2015.

Entretien de Vladimir Poutine avec Bachar Al-Assad (de dos).
en.kremlin.ru, 21 octobre 2015.

Le massif immeuble «  stalinien  », au centre de Moscou, dominé par une haute tour, abrite le ministère des affaires étrangères. Des centaines de fonctionnaires se pressent ce matin pour rejoindre leurs postes. Dans son bureau, Mikhail Bogdanov, ministre adjoint des affaires étrangères, parfait arabisant, évoque les conversations que Vladimir Poutine aura ce même jour avec ses homologues à travers le monde, en premier lieu les chefs d’État syrien, iranien, saoudien et avec le premier ministre israélien : tous ceux qui, de près ou de loin, sont intéressés au dossier syrien. Bogdanov a été ambassadeur à Tel-Aviv et au Caire et plusieurs fois en poste à Damas. Il est, depuis octobre 2014, le représentant spécial du président pour le Proche-Orient et l’Afrique.

Pour lui, les choses sont claires : «  Il n’y a pas de solution militaire à la crise syrienne.  » Mais il ajoute : «  Nous ne voulons pas faire apparaître les choses comme plus faciles qu’elles ne le sont  ; beaucoup de forces, à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie sont hostiles à ce processus et insistent pour un départ anticipé du président Assad. Mais rappelons-nous les conséquences d’une telle stratégie en Libye et en Irak.  » Bogdanov accorde la priorité à la coordination, pas seulement politique, avec les États-Unis : un centre commun de collectes de données pour le suivi du cessez-le-feu sera mis en place afin de déterminer des objectifs militaires «  acceptables  » et d’identifier des «  groupes terroristes  ».

«  Nous avons été étonnés de l’engagement personnel de Poutine,explique l’un des spécialistes russes du Proche-Orient qui requiert l’anonymat. Il a accepté des concessions, notamment le fait que les seuls mouvements désignés comme terroristes soient l’organisation de l’État islamique (OEI) et Jabhat Al-Nosra  », alors que, jusqu’à présent, Moscou demandait que soient aussi mis sous ce label d’autres groupes. «  Même nos militaires, portés par les succès de ces dernières semaines, ont été pris de court  », affirme cette même source.

Que se passera-t-il si des groupes comme Ahrar Al-Cham ou Jaish Al-Islam, qui combattent aux côtés de Jabhat Al-Nosra, acceptent le cessez-le-feu  «  Nous étudierons leur déclaration et leurs intentions  », répond Bogdanov, qui rappelle toutefois que Moscou a accepté la présence à Genève aux dernières négociations de paix de Mohammed Allouche, dirigeant de Jaish Al-Islam — le frère de Zahran Allouche, le dirigeant de ce groupe, tué dans un bombardement russe.

BILAN POSITIF POUR MOSCOU

À Moscou, on est convaincu que la décision de l’automne 2015 d’intervenir militairement a joué un rôle décisif pour ouvrir une nouvelle page et éviter la répétition du scénario libyen, qui reste un épouvantail pour les Russes. Décidée en septembre par Poutine lui-même, elle a inversé les rapports de force sur le terrain, même si elle s’est heurtée, dans un premier temps, à des résistances inattendues. Un dirigeant de premier plan du Hezbollah rencontré à Beyrouth en décembre 2015 nous l’avait confirmé : les Russes pensaient obtenir rapidement d’importants succès, ils n’y sont pas parvenus. Face à ces difficultés imprévues, à l’incapacité de l’armée syrienne à profiter de leur couverture aérienne et sans aucun état d’âme, ils ont décidé d’une escalade avec l’usage de bombardements massifs sans souci du sort des populations civiles. Dès fin décembre, la situation s’inversait et l’armée syrienne, réorganisée par eux, avançait vers Alep1.

Le bilan humain de cette campagne a été désastreux, toutefois les Russes ont obtenu les résultats qu’ils espéraient. Ils se sont imposés aux États-Unis comme des interlocuteurs incontournables dans la crise, surpassant le rôle des Iraniens. Ils ont consolidé le régime syrien et lui ont permis de se retrouver en meilleure posture dans les négociations à venir. Ils ont expérimenté leurs armes les plus modernes  ; entre autres, leurs chasseurs Su-35S, leurs chars T-90 et les missiles balistiques tirés de la mer Noire. Et le coût de cette campagne reste relativement limité — environ 3 milliards de dollars prévus pour l’année 2016 sur un budget militaire de 44 milliards2. La Russie a aussi pu installer une base militaire moderne à Lattaquié, sa première base permanente dans la région depuis la fin de son alliance avec l’Égypte3. Elle a enfin imposé à Damas de prendre en main la réorganisation de l’armée régulière, dont elle pense qu’elle doit être préservée à tout prix et fournir peut-être demain la colonne vertébrale de l’État syrien unitaire. On insiste ici sur le fait que toute solution politique devra éviter les mesures prises par Washington en Irak après 2003 : dissolution de l’armée et du parti Baas. «  Et les Américains cette fois-ci sont d’accord avec nous  », ajoute Bogdanov.

LES «  MAUVAIS COUPS  » DES DIRIGEANTS DE DAMAS

À ce stade deux interprétations peuvent être faites du cessez-le-feu : de la poudre aux yeux pour tromper les Occidentaux et permettre d’autres avancées vers la reconquête de toute la Syrie par Bachar Al-Assad  ; ou l’expression de la volonté russe d’aller vers un véritable accord politique, qui suppose un compromis.

Lors d’une conférence organisée par le centre Valdai à Moscou les 26 et 27 février, qui a regroupé de nombreux spécialistes russes et étrangers du Proche-Orient, on a pu entendre différents points de vue, y compris russes. Un ancien ambassadeur a ainsi dressé un portrait flatteur du président syrien, affirmant qu’il serait facilement réélu et qu’il dirigerait le pays à l’avenir. Cela ne semble pourtant pas refléter la position officielle, beaucoup plus «  prudente  ». Un officiel nous a fait part de sa crainte de «  tricks  »(mauvais coups) du gouvernement de Damas. Un incident récent illustre un climat parfois tendu entre les deux alliés. À la suite d’une déclaration d’Assad affirmant que son objectif était la reconquête de tout le territoire, Vitaly Churkin, représentant la Russie à l’ONU a riposté, le 18 février : «  Nous avons investi très sérieusement dans cette crise, politiquement, diplomatiquement et aussi militairement. Nous voudrions donc que le président Assad prenne cela en compte.  » Et le 24 février, la porte-parole du ministère des affaires étrangères russe Maria Zakharova déclarait, suite à l’annonce par les autorités syriennes d’élections législatives le 13 avril, que Moscou insistait pour qu’il y ait un processus politique débouchant sur une nouvelle Constitution et ensuite des élections.

C’est que le triomphalisme n’est pas à l’ordre du jour à Moscou. Certes, l’armée syrienne a remporté des succès, mais au prix de destructions massives. À supposer même qu’elle reconquière tout le pays — ce qui est peu probable, les Russes refusant un enlisement —, qui paierait la reconstruction, évaluée à plusieurs centaines de milliards de dollars  ? La Russie, en pleine crise économique due à la chute des cours du pétrole, en serait bien incapable. Pourrait-elle réussir en Syrie alors que les États-Unis ont échoué en Irak  ? Dès le 1er octobre, dans sa déclaration devant le gouvernement pour expliquer son engagement en Syrie, Poutine insistait : «  Nous n’avons aucune intention de nous impliquer profondément dans le conflit. (…) Nous continuerons notre soutien pour un temps limité et tant que l’armée syrienne poursuivra ses offensives antiterroristes.  »

D’autre part, Moscou ne veut pas couper les ponts avec Washington ni avec l’Union européenne (les sanctions adoptées au lendemain de la crise ukrainienne pèsent très lourd). Elle sait aussi qu’elle s’est isolée des grands pays du Golfe, notamment de l’Arabie saoudite dont elle a condamné l’intervention au Yémen et avec laquelle elle cherche à maintenir un dialogue — notamment, mais pas seulement, pour stabiliser le prix du pétrole. Régulièrement annoncé comme imminent, le voyage du roi Salman à Moscou est sans cesse reporté, de même que la signature d’un achat d’armes russes.

MÉFIANCE À L’ÉGARD DE TÉHÉRAN

Quant aux relations avec l’Iran [… ]

Lire la suite de l’article sur : Orient XXI, Alain Gresh, 01-03-2016

Source: http://www.les-crises.fr/les-calculs-de-la-russie-a-lheure-du-cessez-le-feu-en-syrie-par-alain-gresh/